Patrick Cintas

 

Le Syrphe

 

roman

 

© Patrick Cintas

La lecture de cet ouvrage est gratuite.

La version brochée est en vente chez Amazon.fr

 

 

 

 

« L’enfant, qui si longtemps a joué avec les choses, avec le sable, avec l’eau, que va-t-il rester en lui plus tard de son pouvoir de jouer ? » (Henri Michaux, Passages)

 

 

À l’épaule

Maintenant, Jules et Pierre dialoguent à cent ans de distance

(XXIe siècle/14-18)

Nycthéméron

Minuit

Un procès au cadavre

Minuit une

Les poissons marchaient sur l'eau

Minuit deux

Le Syrphe

Minuit trois

Récit au noyer

Minuit quatre

Lucile la Noire

Minuit cinq

Dimanche de Léo

Minuit six

Lorenzo

Minuit sept

Le morio

Minuit huit

Balade de Pierre en son temps de guerre

La guerre

Minuit neuf

Le père de Constance

Minuit dix

Le nègre

Minuit onze

Le voyage

Minuit douze

Le récit de la religieuse

Minuit treize

La carcasse

Minuit quatorze

La noyade

Minuit quinze

Les soldats

Minuit seize

Le soldat

Minuit dix-sept

Le masque

Minuit dix-huit

Sur le quai

Minuit dix-neuf

La voyageuse

Minuit vingt

Le mari de la voyageuse (minuit vingt et un)

La fille du jardinier

Minuit vingt-deux

Le petit frère

Minuit vingt-trois

Fin de la fugue de Pierre

Minuit vingt-quatre

Mongovers

Le Gefreiter Adolf Hitler

Minuit vingt-cinq

Retour de Pierre à la maison

Minuit vingt-six

Le suicide de Pierre

Minuit vingt-sept - La vérité sur Mongovers

Fin du dialogue entre Jules et Pierre.

Début du film de Bob Mandale une fois « monté ».

À l’épaule II

 

 

 

 

 

 

À l’épaule

Film de Bob Mandale (rushes)

(passer au chapitre suivant si on n’aime pas le cinéma…)

 

Le film s’ouvrait sur la rue principale. Je le voyais par-dessus un chapeau. La voisine trouvait le temps long. Le plan était interminable, la rue déserte, les volets fermés, les rideaux tombés. Le son était celui d’une fontaine. Quelqu’un secouait l’eau. Je suis le premier levé, dit cette voix. Un temps. L’hiver, la fontaine est gelée, dit la voix. Homme ou femme ? Un être fatigué, on pense à ses nuits. Il dit qu’il ne rêve plus. Il souffre de la chaleur. Le plan est coupé par un générique où apparaît mon nom. Le plan suivant montre les arbres d’une forêt. Plan fixe. Je ne rencontre jamais personne, dit la même voix. Question d’heure. C’est là toute mon œuvre. Pas question de temps. Du temps. L’heure... une femme nue. La caméra tourne un peu sur la droite, le personnage passe en vitesse, on voit l’arbre en forme de femme nue, une femme obèse, en pronation, c’est la voix qui prononce ce mot qui aussitôt s’excuse d’en détourner le sens au profit de ce qu’elle appelle sa tranquillité. Le plan s’achève sur un fondu au noir. L’homme est maintenant assis dans un vieux fauteuil de cuir rouge et noir. Il offre son visage, ses mains. Il s’est habillé de noir et a chaussé des croquenots marrons. Ses jambes sont croisées, la droite sur la gauche, le buste incliné, un coude repose sur la dentelle d’un accoudoir. Ma voisine soupire. Vous exagérez, me dit-elle. Pourtant le visage en dit long sur la souffrance de l’être qui se donne à l’image dont je suis l’auteur. Devant moi, le chapeau est animé de frémissements. Tournez donc une bonne fois ! dit quelqu’un. Deux éternuements ponctuent le plan suivant, les mains. On n’a pas entendu la voix qui disait qu’on a toujours tort de simplifier pour être simple. Maintenant la caméra explore le profil de cet homme. La mise au point hésite dans la profondeur de l’œil. Il n’y a pas d’écriture, dit l’homme, tout juste un exercice de la prophétie. Je, nous... vous, moi, non justement pas vous ! Je voulais expliquer cette phonétique ! C’est raté ! L’homme décroise ses jambes. Ses mains ont décrit une figure dans l’espace qu’il croit exploré par la caméra qui oscille. Ce n’est pas grave, dis-je. J’ai attrapé froid ce matin près du torrent, dit l’homme. Nous étions bien sur cette roche blanche et bleue, je m’en souviendrais, dis-je et l’homme dit : genou, je ne me suis pas rendu compte. Ce n’est pas grave, dis-je, continuez d’écrire, ne vous souciez pas des apparences, seule compte cette écriture qui s’achève. Le visage de l’homme tente désespérément de plaire. Une main apparaît, blanche et osseuse. J’ai du mal ce matin, dit l’homme. J’ai le mal. Toute ma vie j’ai pensé à une lente érosion qui expliquerait tout. L’œuvre est un parallèle qui s’écroule à un moment ou à un autre. Châteaux en Espagne. La littérature est plus probable. Mais ceux qui y entrent en ressortent assez vite. Ce n’est pas un voyage. C’est une visite. L’homme se met à rire, à ricaner plutôt. Le profil a quelque chose de diabolique, fidèle à l’imagerie diabolique. Essayons de construire une conversation, dis-je. Oui, oui, dit l’homme, ne me laissez pas seul, les mots ne font qu’effleurer la surface, la surface du film je crois. Coupez. La véranda sous les rosiers. On devine un soleil de plomb. Il a fait si froid cet hiver, dit l’homme qui se tient debout, le visage à dix centimètres d’une bouteille de verre qui est suspendue. On découvre les abeilles mortes dans le sirop et une mouche qui remonte la paroi. L’ascension n’en finit pas. L’homme se contente d’expliquer le fonctionnement du piège. J’ai coupé ce plan avant la fin. La voisine ne manque pas de me poser la question : qu’est devenue la mouche ? Je hausse les épaules. Signe facile. Clarté facile. Tout est facile avec elle. Même le plaisir... deux catégories d’écrivains (écrivant ou pas) : – continue l’homme, on a perdu le début de la phrase par quoi commençait aussi le plan, l’homme est assis dans l’ombre, le visage tacheté de lumière – ceux qui veulent écrire et ceux qui écrivent. Les premiers apprennent leur métier et s’insurgent facilement contre les ateliers d’écriture qui soulèvent le voile de leur autodidactisme caché ; les seconds attendent l’heure, et elle arrive. Ou elle s’en va sans prévenir. Je connais cette solitude. Il n’a pas prononcé le mot souffrance, dis-je dans le commentaire, après un temps de silence où le mot solitude apparaît sur l’écran. Le soleil de nouveau. L’homme montre la forêt à l’adret d’une colline. Cette femme me terrorise, dit-il. L’œil de la caméra plonge dans le vert de la forêt. Même plan de l’arbre en question. Seins obèses. Cette pronation dont vous parliez improprement à propos d’un corps... dis-je. J’ai toujours adoré ces images, j’en possède des milliers, vraie souffrance. Un de nos camarades de classe nous tordait le bras et il réussissait parfaitement à nous soumettre à ses désirs qu’il n’exprimait d’ailleurs jamais clairement. J’aimais ces séances d’élucidation de son propre mystère. Il régnait. Il nous avait appris le mot pronation. La pronation, c’était cette douleur. Plus tard, j’ai découvert l’autre sens de la torsion. Mais il est vrai qu’il tordait le bras dans un sens ou dans l’autre, indifféremment, et c’était toujours une pronation, la torsion associée à la douleur, son attente, sa chair blessée pour tout expliquer. Je ne veux pas créer le personnage, vous comprenez. J’ai toujours évité la création des personnages. Ce qui est créé, c’est le texte, ou si ce n’est pas le texte (parce que c’est impossible par exemple et je n’en sais rien), ces trouvailles, ces surfaces du possible, petits bouts de la lorgnette. Vous aimiez cette douleur ? Celle-là ou une autre, mais je me souviens de celle-là, et je tentais de l’appliquer à tout le corps, l’adjectif pronatoire m’est venu à l’esprit, je ne voulais pas contredire l’expérience comme on me le conseillait. Silence habité par les abeilles qui meurent. L’image révèle d’autres bouteilles du même type, le même fil de fer entortillé autour du goulot, et en même temps l’homme lutte contre une crise de larmes : c’est cette instabilité, vous comprenez ? Cette sensation d’équilibre menacé. Plus tard j’ai remplacé l’angoisse de l’air (celui qui entrait et sortait de mes poumons) par des essais de cisaillement de la chair. Mais ces meurtrissures révélaient ma pratique de l’air ambiant, j’y ai renoncé assez vite. Les personnages de roman étaient déjà des êtres graphiques. Vous voulez dire dessiné ? Oui, la main. Et les mots ne servaient qu’à décrire (au mieux) cette rhéologie. Plan rapproché du visage, en trois-quarts, un peu en contre-plongée, l’accoudoir révèle une dentelle mélangée sous l’avant-bras nu qui a servi de cobaye aux explications précédentes. Deux jours avant la première, elle me reprochait cette attente. Elle ne comprenait pas. Les bras n’expliquaient pas les mots. Il avait relevé la manche sur l’avant-bras, lentement, ralentissant le geste comme s’il luttait contre l’oubli, les doigts roulaient le tissu de la manche, se rappelant, ayant besoin de cette imitation pour ne pas oublier, la main le plongeant dans le doute parce qu’il la voyait. Je ne comprends pas cette approche, dit-elle. Je dis que je lui pardonnais. Je n’ai pas inséré ce plan malgré mon désir de trahir notre intimité. L’homme revient, inexplicablement. Il parle pour meubler le silence qui a remplacé ma curiosité. Vous avez réussi pourtant, dis-je enfin, le livre, le cinéma, le théâtre même. La chanson, dit-il, une merveilleuse expérience, j’ai couché avec la chanteuse, c’était une exploratrice, non, non, pas une aventurière (ricanement, j’interpose un plan de l’horizon où le soleil se couche), une exploratrice, la douleur l’inspirait, elle savait presque tout de son bestiaire. Je vomissais en cachette. Silence peuplé d’abeilles, encore. Qui êtes-vous ? dis-je (comme on demande : pourquoi écrivez-vous ?). L’un ou l’autre, dit-il. D’où l’effet de pronation. Puis toutes les choses m’ont semblé répondre à ces nécessités rhéologiques. Soyez amoureux, dit l’un comme si c’était un bon conseil. Soyez amoureuse, avait déjà dit l’autre. Et vice et versa, tout dépend du point de vue sexuel. Ce matin, dans la forêt, vous êtes témoin... il marche devant nous, montrant avec sa canne, on n’entend pas ce qu’il dit, on ne le rattrape pas. Puis apparaît le torrent, magnifique, c’est le mot qu’il prononce, puis le fracas de l’eau nous réduit au silence. La première section du film s’arrêtait là puis un carton indiquait que la deuxième était sur le point de commencer. Pas de titre cependant, juste un temps d’arrêt qui n’est pas de l’attente, en tout cas pas de ma part. Notre intimité, dit-elle, je n’avais pas pensé qu’il pouvait en être question au moment de parler d’autre chose. Elle me regarde avec les yeux de son enfant. Ou bien c’est son enfant qui m’accompagne. Sur l’écran, le visage de l’homme se soumet à la lumière crue d’un projecteur braqué obliquement d’en haut. Peu à peu, le masque apparaît. J’ai trempé une fois ma tête dans un liquide qui s’est figé, je respirais à travers un tuyau, mes yeux étaient désespérément fermés, je n’ai pas attendu longtemps. Je n’ai pas conservé ce visage. Elle en avait détruit l’original en plâtre. Le moule a disparu. Il reste une copie chez l’un de nos amis qui en prend soin comme d’une relique. Reliquaire cette fois, à la place du bestiaire dont elle lui parlait sans pudeur tandis qu’il déposait un voile sur la reproduction fidèle de mes traits. Nous buvions du vin. Le premier verre l’enivrait et elle était agréable pendant une bonne demi-heure. Ensuite elle s’en prenait à mon inertie. Indolence, disais-je dans un poème qu’elle n’a pas lu. Et elle finissait par soulever le voile. Le bronze rutilait sous la lampe. C’est obscène, s’écriait-il. Il lui donnait raison. Je sortais. Sur la terrasse, la nuit me sidérait. J’entendais leur conversation. Elle était passée de la cruauté à l’écoute. Il la fascinait. Il la possédait. Est-il possible que tu m’aimes seulement ? me confiait-elle tandis que nous rentrions chez nous. Tu ne peux pas te passer de moi ? Je ne répondais pas. Je ne répondis pas. Mais cette dernière fois, il n’y eut pas de réponse. Elle était exaspérée par ce qui était maintenant de la paresse. Je n’écris pas des livres, dis-je finalement pour mettre un terme à notre dispute, j’écris, tout simplement. Tu ne m’aimes plus, fit-elle. Son corps devenait cohérent. Elle ne me regardait plus. À quoi diable pensez-vous ? me demanda l’homme que je filmais. Il me tirait d’un mauvais pas. Mais à la même chose que vous ! lançai-je comme une plaisanterie. Il prit le temps d’en rire. Il me haïssait peut-être. Partageait-elle son temps entre lui et moi ? Ou bien lui et moi partagions-nous le temps qu’elle consacrait à notre désir de la posséder ? Gare ! s’écria l’homme à fleur de l’image, vous allez briser quelque chose d’important ! Mon épaule touchait un vase qui me parut laid, inutile, haïssable. Ses mains me retenaient. Le vase n’avait pas bougé. Son reflet dans le miroir révélait une brèche de sa face cachée. Je ne me souviens plus, dit-il, peut-être un enfant, nous n’avions pas d’enfant, elle adorait les enfants des autres, ils jouaient pour lui plaire, je crois, ici-même et ailleurs. Ne créez pas le personnage, dit-il, ne touchez pas à la fleur de cette nécessité. Nous sommes dans l’allée où il a l’habitude de méditer, un livre dans la main, où il prend des notes verticales. Ne résistez pas au charme de ces effleurements, dit-il en passant une main experte à la surface de la haie. La caméra sautille sur le gravier. Nous sommes des ombres. Il me parle du malheur d’être conscient. C’est une dissertation cohérente, agréable même, bien que prévisible. Nous arrivons au bout de l’allée. Il s’arrête tandis que je continue. J’entre dans le soleil. Mon ombre est réduite à un fil. Fin de la séquence. Nous jouions dans cette ruelle parce qu’elle était déjà désertée, dit-il dans le plan suivant. Depuis combien de temps n’y habite-t-on plus ? Combien de morts ? Qu’est-ce que je dis ? Ce mur servait de fronton. Je me souviens parfaitement de cette surface. Les ricochets de la balle toujours choisir de. Il répète la phrase : les rebondissements de la balle imprévisibles. Il dit : j’ai oublié toujours. Nous entrions dans cette cour pour régler nos comptes. Le bruit des coups, des trépignements m’obsède encore. Il y avait tant de choses à posséder, à vaincre, à comprendre peut-être. Des ciels gris, ou blancs. Jamais ce bleu que la caméra trahit encore. La glace se formait dans la rigole étroite, où nous trempions nos derrières. Oh ! ces phrases ! Écrites, elles seraient à portée de voix. Ici les champs en friche. Nous remontons un sentier, en file indienne, entre le mur en ruine d’une cour et les fougères. Le son retourne des froissements, des glissements, des avertissements brefs, aigus, incompréhensibles. Nous débouchons sur un pré. La clôture guide nos pas. Je voulais vous montrer... commence la voix qui se perd dans une apnée interminable. Coupez. Une table et des chaises à l’ombre d’une façade grise. La porte est ouverte. Un chat roupille sur le couvercle d’une potiche. Nous y avons habité. Le bonheur... Bruit de pas sur un plancher. Changement de façade pour une plus courte. Une cuisine propre, mélange d’ancien et de nouveau. Une femme en bras de chemise montre des chaises. Vous reviendrez, dit l’homme. Je n’attends plus. Je sais ce qui va arriver. Ne vous étonnez pas si... C’est obscur, dit-elle, impénétrable. Veux-tu voyager avec nous ou bien préfères-tu... Dans l’allée, il s’était arrêté pour ouvrir le livre et montrer la page qu’il venait d’annoter. Cette ombre, dit-il... L’écriture parcourait plusieurs fois le périmètre de la page et il tournait le livre sans se rendre compte que c’était dans le mauvais sens. Vous monterez la séquence à l’envers, dit-il un peu plus tard quand je lui fis ce reproche. Il riait. Les images cinématographiques ne l’avaient jamais émerveillé. Il perdait vite le fil des intrigues ou des documentaires. Et il était toujours surpris par la fin, surpris qu’elle arrivât alors qu’il avait cessé de la souhaiter. Il tripotait la caméra maintenant. Que vous a-t-elle laissé ? dit-il. Elle ne m’avait pas encore quitté et je le lui dis. Il était persuadé du contraire. Je n’insistais pas. Il devait me confondre avec un autre ou bien il exerçait sur moi ses dons de divination. On lui reconnaissait toujours ce talent, ce don disait-il. Je vois, c’est facile. Mais vous ne surprenez personne avec votre manière de vous mettre à portée de l’esprit. Il critiquait une journée de travail. L’amertume, dit-il. Prémisses de l’angoisse. Je m’en prends au premier venu. Je le décortique comme s’il était le fruit de mon impatience. Ne vous laissez pas faire. Rires. Tous les rires. Plan par plan. Cela dure trois bonnes minutes. C’est encore trop long, dit-elle, pas assez nécessaire. Je ne mets pas en doute sa sincérité. D’ailleurs, dit-il, il n’en a jamais été question. Je m’apprête à lui démontrer le contraire, mais il n’a plus le temps. Quand il était enfant, il observait les lucioles de la nuit. C’était le nom qu’il leur donnait, aux lucioles, à la nuit, à l’angoisse de les atteindre et de les expliquer autrement. Il prononçait un gros mot. Il était sur le perron. Sa mère l’entendait et lui demandait une explication. Celle-ci ne la convaincrait pas. Il mentait. Mais le mensonge n’avait pas le pouvoir d’explication nécessaire et sa mère le punissait. Il montait dans sa chambre en s’efforçant de la haïr. S’il croisait son père, ils ne se disaient rien. Les lucioles de la nuit n’étaient pas un sujet de conversation. Or, son père se réduisait à une conversation, entretiens formateurs, badinages prudents, énigmes cohérentes, pas plus. Je t’en prie, disait sa mère, empêche-le de prononcer ces obscénités ! Le père le bâillonnait en prenant soin de ne pas trop serrer le mouchoir. Le nœud même ne tenait pas ses promesses. Le mouchoir tombait sur les pieds immobiles au bord du perron. Il ne regardait plus les lucioles parce que c’était le jour. Il était puni pour une autre raison. Sous le soleil, la lande paraissait infinie. Il avait compté les arbres de l’adret où paissaient des moutons. L’horizon se situait quelque part entre la lande et le ciel. Il n’était pas possible de lui assigner une horizontale définitive. Encore une lutte qui se terminait par une injure que sa mère qualifiait d’obscène tandis que son père la trouvait simplement grossière mais sa mère ne mesurait pas cette différence. Il l’imaginait nue et obscène, s’efforçant d’être grossière pour plaire au mari qu’elle aimait sans doute tendrement. Mais il était impossible de croire à cette tendresse. Impossible ? dis-je, toujours cette distance. Vous l’entretenez, vous nous faites languir ? Mais oui, répond-il, c’est cela même. Il a un rire de fillette surprise en flagrant délit de gourmandise. Un rire de quoi ? dit-elle. Nous sommes dans le lit. Nous parlons depuis des heures. Nous n’avons pas avancé. Il faut réduire le métrage. Il y aura un documentaire à la place du spectacle que j’avais prévu. Je ne supporte pas cette réduction. Mais elle ne me donne pas raison. Elle est rebelle à toute idée d’infini. La vie est un segment d’autre chose. Mais quoi, autre chose ? Elle ne répond plus. Toutes les femmes agissent dans ce sens. Toutes celles que j’ai connues en tout cas, dit-il. Il aime s’asseoir avec les bêtes. Des chiens et des chats. La corneille est morte depuis longtemps. Les chats la guettaient. Ils redoutaient cette amitié. Je ne trouve pas le sommeil rapidement, dit-il, pas sans aide. Où le trouvez-vous vous-même ? Il n’attend pas de réponse. Les dernières heures de la journée, il les consacre à ce bavardage solitaire qui noie le poisson de l’attente. Vous comprenez ? Il me regarde comme s’il attendait cette fois que je réponde à ce que je ne dois pas confondre avec de la curiosité. Être fini n’est rien, dit-il. Les bêtes sont finies depuis le début. Il nous faut l’enfance, toute l’enfance et la mémoire de l’enfance. Ce pouvait être long, exaspérant. Je collectionnais des objets. Mais mon hétéroclisme me condamnait plutôt à l’accumulation. J’ai conservé cette manie. Le mot est une photographie de l’être. Regardez l’album. Il n’y a pas de film. Je vous en veux de me condamner à cette comédie. Il rit encore, une main au cou où se gonfle la jugulaire. Passer la nuit. Comment. Ne jamais se demander pourquoi. L’image de soi est fidèle. Entre l’humanité et l’être, je choisis l’humanité. Les travaux, les institutions, les règles, les miroirs du bonheur. Pages d’écriture. J’aime cette encre. J’ai dressé l’inventaire des métaphores. Le brouillon s’est perdu. Pas pour tout le monde, comme vous le savez. L’image mettra à jour des instants, comme si nous en parlions. Silence. Dans la chambre qu’il a aimablement mis à ma disposition, j’ouvre le cahier où les séquences sont réduites à des intentions clairement exprimées. La scène du torrent pourrait s’achever par une citation. Il déclamerait quelques-uns de ses premiers vers. Travelling arrière. La forêt se referme. Il a rêvé cette noyade. Il en parle au repas de midi. Lieux de l’être, je n’en approche pas. Ces gouffres m’obsèdent. L’eau me communique la douleur des noyés. La femme que nous avons vue ce matin dans sa maison, revient, cette fois avec un panier de provisions. Le chapon est encore chaud. Une fricassée d’oignons nous inspire un retour crispé à des lieux où le plaisir a remplacé avantageusement le bonheur. Vous y étiez ? Parfaitement en forme à cette époque. Nous gambadions à cheval. Nous adorions la campagne. L’hiver nous a surpris en flagrant délit de paresse. L’automne avait été indien. Elle possédait une garde-robe inépuisable. Ma seule chemise sentait l’anis de nos alcools. Nous dormions dans le rideau du salon. Derrière la porte de la cuisine, le cheval ne trouvait pas le sommeil. Nous entendions ses grattements. Le vent soufflait dans les vallons. Nous regardions le ciel dans la toiture. Des loirs nous observaient, attendant le moment d’aller visiter les restes de la table. Un temps. Ce sont les souvenirs de n’importe qui si nous ne trouvons pas la clé des champs. Le rectangle de ciel dont je parlais... il s’interrompt pour se frotter les yeux et prendre le temps de critiquer l’éclairage. Soyons patient. Je ne lui ai pas encore dit que la scène du torrent est à recommencer parce que je n’en ai pas trouvé l’idée. Nous en étions à ce ciel, dit-il enfin. Nous n’en parlions pas. Il nous séparait peut-être. Je ne le saurai jamais. Elle s’endormait sans me souhaiter la bonne nuit. Et je demeurais seul, halluciné par le parallélisme des chevrons qui descendaient de chaque côté du ciel rectangulaire. Celui-ci ne l’avait pas fascinée comme je m’y attendais. Mais elle ne m’avait pas laissé le temps de la réduire elle aussi à cette géométrie. Tais-toi, avait-elle fini par dire, très douce et claire, comme si je venais de m’aventurer sans elle, ou comme si elle s’était sentie étrangère au voyage que j’avais commencé avec elle. Vous souvenez-vous de ces sensations ? L’air des cimes atteignait le toit en pleine nuit. Des tuiles bougeaient. Le lierre frémissait. Oui, c’est cela, commencez par le lierre, l’angle parfait de la maison au nord-ouest, le lierre se mélangeait au houx parasite d’un frêne dont une branche touchait le mur sous l’appentis. La terre creusée, les racines sortant des brèches, l’outil au manche luisant de lune, son oblique contre l’ombre, les yeux des chats qui habitaient sous la route à la place des canalisations entassées maintenant sur le talus. (Mais, dis-je, ces images n’existent plus, c’est impossible. – J’en parlerai, dit-il, je trouverai cette force, il faut commencer par le début. – Vous ne savez même pas où je veux en venir. – C’est vrai...) Pensif, cette fois, la tête inclinée sur la poitrine, et ses mains dénouent le chapelet dont il n’a pas encore parlé, malgré mes allusions, ou contre ma sagacité. La femme a posé le panier de provisions sur la table. Elle a l’air aimable. Elle est solide et vive. Elle s’assoie, plie en quatre le torchon qui couvrait le panier et tire par les pattes, d’une main, le chapon au cou tordu. Je m’attarde sur cette tête renversée dont l’œil me regarde. Pendant ce temps, les plumes sont arrachées avec un bruit de tissu qu’on déchire. On entend la voix de l’homme que je suis venu filmer. Il s’adresse à la femme pour lui recommander de ne pas abîmer la peau. Elle le taquine à son tour, le menaçant de le plumer s’il continue. Je m’étonne de ces familiarités. L’œil de la caméra glisse alors de l’œil du chapon à celui de la femme. Ses rides m’obsèdent. Elles sont provoquées par le sourire dont elle accompagne ses galéjades. Sinon sa peau est ferme, on ne devine pas la tendresse des paupières, la mollesse peut-être des lèvres, le nez impose une courbure soignée, presque voulue, consciente. Leurs voix se perdent dans le fracas du potager où elle découpe la viande du chapon, tranchant les os, tranchant du couteau. Elle ne l’écoute plus. Il s’est levé pour aller cueillir une poignée de persil qui s’épanche dans un vase. Il pose le persil sur la planche où le chapon est en morceaux. Elle écrase le foie dans un mortier. Il continue de la sermonner. Il aurait préféré un rôti. Il aime moins les fricassées. Il retient son bras lorsqu’elle s’apprête à jeter les morceaux de chapon dans la sauteuse où l’oignon se colore vite maintenant. Ensuite, la femme est sur un chemin, portant le même panier, mais sans provisions cette fois. Elle va au marché ou elle revient de la maison. Elle a perdu sa sérénité ou elle va la retrouver, ou la jouer pour lui. La caméra arpente le chemin avec elle. Le jeu du contraste révèle tantôt la netteté de l’ombre où elle marche d’un pas rapide, tantôt la profondeur des perspectives ébauchées dans la lumière. Le seuil de la maison apparaît, ou les premiers étalages du marché, volailles tranquilles, lapins suspendus par une patte, des sacs de pommes de terre et une bâche couverte d’oignons. Une cuillère en bois retourne soigneusement les morceaux de chapon dans la sauteuse. La voix de l’homme trahit une angoisse déguisée en crainte de ne pas retrouver les saveurs que l’enfance a définies une bonne fois pour toutes. La voix de la femme paraît chercher à le tranquilliser. Comme elle me tourne le dos, je la soupçonne de ne pas vouloir jouer avec nous. Il l’a appelée hier soir au téléphone. Elle a accepté de cuisiner ce plat dont tout le monde ici connaît les saveurs. Cette habitude vous classe, ou il serait plus exact de dire quelle vous range à un endroit précis du temps que vous êtes en train de partager avec ces autres qui ne sont pas les vôtres. Pas question de prononcer le mot étranger. Il m’a prévenu. Vous ne direz rien. Vous vous contenterez d’être là. Observez de près sa peau. Vous comprendrez ce qui m’arrive quand elle revient. Le vin débouché, il le verse lui-même sur les morceaux fricassés, provoquant la friture et la vapeur sur quoi s’achève la séquence. Il a vidé toute la bouteille. Elle a jeté une poignée d’herbes dans ce bouillon. La réduction va durer une heure. Nous tuerons le temps, dit-il. Et se rassoit près de la fenêtre qui est ouverte. Il est sur le chemin des effluves. Il n’a plus rien à dire. La femme consent à s’asseoir. Elle choisit une chaise qu’elle pose près du fourneau. Elle fait face à la caméra. Elle avoue qu’elle est un peu gênée. Elle ne sait pas si elle acceptera de se voir. Elle ne s’aime pas en femme. Elle aurait préféré l’enfance. Mais c’est trop tard, dit-elle en riant doucement. Une petite fille, c’est joli, dit-elle simplement. Elle n’a pas enfanté. Elle ne le dit pas. Elle n’a aucune raison de rechercher une intimité que nous ne sommes pas en mesure de respecter. Il en a parlé. Nous revenions du torrent. Le ratage de la séquence me tourmentait déjà. Nous l’avons aperçue de loin. Elle traversait un pré, portant sur l’épaule une corbeille de linge qu’elle allait étendre au soleil d’un autre pré. Il nous le montra. Il s’y promenait nu quand il était enfant. Les draps étendus le protégeaient des regards. Il savourait cette honte. Il en serait bien incapable maintenant. Nous la retrouverons chez elle, dit-il. Je m’étais avancé vers la clôture pour la héler. Il dit non ce n’est pas le moment. Elle reviendra. J’aimais cette vision. Les draps s’envolaient de la corbeille, elle semblait tenter de les en empêcher et ils se déployaient dans l’air, blancs et tonitruants. L’immobilité les saisissait au vol et elle les rectangularisait avec la même tranquillité véloce. Que regardez-vous ? me dit-il. Il me surprenait. Je rougis. Nous n’avions pas filmé. Il me rappela que nous étions ici justement pour filmer. Ne vous laissez pas aller, dit-il. Tu nous as épargné ta grimace, fait-elle en aparté. Pourquoi elle ? dit-il. Je lui explique que je conserve cette chute depuis longtemps et qu’il me semble enfin avoir trouvé le moment qui l’explique. Mais je n’explique rien, dit-il, en tout cas vous ne pouvez pas prétendre que j’exerce quelque influence sur les reliques de votre mémoire. Il prend le temps d’ajouter : je ne la connais même pas. Je rembobine et nous revoyons la fin de la séquence. La femme a moins d’importance. Il est vrai que nous avons tout rejoué. Il ne retrouvait plus la place des choses. Ces différences l’irritaient, d’autant qu’il ne pouvait pas les mesurer. La femme accepta de remonter le pré plusieurs fois. La lessive était à recommencer, lui confia-t-elle presque à l’oreille. Il ne l’écoutait pas. Je filmais et j’ai superposé ces séquences. Vous en souvenez-vous ? Je me souviens de tout, mais approximativement. Ne vous laissez pas aller. Coupez. Gros plan sur le visage de cette femme qui est la mienne. Bien, dit-il, elle ne dit plus rien. Vous avez changé le sens ! Je regrette pour la grimace. La femme est encore là. Elle mange avec nous. Elle est discrète, polie, elle parle peu et toujours pour s’étonner, pour dire qu’elle ne comprend pas, elle ne dit pas qu’elle voudrait comprendre, je la force à m’avouer son impuissance à parler des choses simplement parce qu’elles existent et non pas parce qu’elles font partie de notre vie. Sa moue nous renseigne sur les sentiments qui la condamnent au silence. Je filme le silence, le tremblement des mains, ma victoire sur l’erreur d’être ce qu’on est avec simplicité, courage, générosité. Il jubile. Il adore ces pièges. Il les appelle des traquenards et aussitôt il nous renseigne sur l’étymologie de ce mot. Elle finit par avouer son incurie. Non, non, dit-il, elle est insouciante, elle l’a toujours été malgré des apparences de méticulosité. Par moment, le fourneau paraissait la fasciner. Mais cela ne durait pas. Elle écartait du bout de la cuillère les morceaux d’oignons brûlés et il se désolait en l’accusant de négligence. Il parlait en marge de l’écran. Je filmais le fauteuil roulant qui était plié et rangé entre un radiateur et le meuble d’une bibliothèque où j’avais reconnu quelques titres. Ce que nous partagions. Qui est cette femme ? demande-t-elle. Sa nourrice ? Sa génitrice ? Je filme une femme aux prises avec le passé. Elle accepte de refaire les scènes plusieurs fois, sans question, sans commentaire. Nous obtenons l’illusion de la vie à ce prix, lui expliquai-je. L’illusion ? dit-elle. Seulement l’illusion ? Rien sur ce qui arrive vraiment. Ce travail insensé. Ce temps perdu à tout recommencer pour que ça ressemble au modèle qui ne ressemble à rien. Un seul verre de vin a coloré ses joues. Je ne me rends pas compte, dit-elle. Il la condamne d’un regard que j’ai le temps de figer. Ce temps devra durer aussi longtemps que le temps qu’il est nécessaire de percevoir entre la fausse candeur qu’elle lui a infligé et le retour de son visage dont les yeux baissés se contentent maintenant de décrire l’enfant qu’il a été. Il écoute sans rien dire. Il s’est réfugié dans ce silence obstiné. Au milieu de la table, le plat en terre rouge est vide, le fond un peu maculé de sauce, je me surprends à tenter d’en identifier les reliefs, des mots me harcèlent, des mots absurdes sans doute mais ce sont les noms exacts que je cherchais tout à l’heure et je me demande si je vais avouer ma propre légèreté. L’enfant se signalait d’abord par son immobilité. Il était rarement sujet à des transes et on ne s’inquiétait pas si cela lui arrivait, à l’improviste et toujours à la suite d’une crise de jalousie provoquée par des préférences dont il se prétendait la victime, ce qui était loin d’être la vérité. J’ai ma propre version, dit-il. Elle ne contient pas dans une phrase, certes. Elle rougit encore et accuse le vin. J’ai discrètement entrecroisé les volets. Cette demi-lumière sera favorable au dialogue qui s’installe. On ne le recommencera pas. On ne rejoue pas ce qu’on a joué. Continuez, dis-je. Mais continuer quoi ? demande-t-elle. Il est tard (ou : il se fait tard, non ? C’est mieux). Elle se lève et trottine jusqu’au potager où elle récupère le panier vide maintenant. Vous savez, dit-elle, je n’ai jamais eu d’ambition, pas même de l’espoir. Elle me regarde. Mais j’ai lutté. Pour moi, pour les autres. La vie est un ouvrage (j’aurais dit une œuvre). Pour soi, pour les autres. Il s’est levé aussi pour la raccompagner jusqu’à la porte et elle continue de parler des mêmes choses. Je ne filme plus. Je t’en parle. Et tu ne dis rien. L’enfant était une trouvaille. Nous ne l’avions pas vraiment désiré. Tu te souviens des premiers temps ? Non, bien sûr. Il te semble que tu as toujours vécu avec nous. Mais ce n’est pas le cas. J’en sais plus que toi sur le sujet. En fait, tu ne sais rien. Tu ne m’as jamais rien demandé. Tu ne lui aurais rien demandé, à lui. Que t’aurait-il répondu ? C’était un homme inachevé. Il n’aimait pas répondre aux questions et il n’en aurait pas posé de crainte qu’on lui demande pourquoi il les posait. C’était la bonne question et il le savait. Il était tendre ou bourru. Jamais violent. J’étais sauvage. Et tellement pudique. Il fallait tous les jours se méfier de ta curiosité. Il disait qu’il venait de te surprendre à fouiner. Tu fouinais des choses dont il avait lui-même une idée précise pour en avoir hérité avant toi. Mais je te voyais toujours immobile et je doutais de sa sincérité, juste le temps de te donner raison. Tu ne fouinais pas. Combien aurais-je donné de ma tranquillité pour que tu te mettes à fouiner toi aussi. Comme lui. Comme les autres. Les poseurs de questions. Leurs réponses. Tu te souviens ? J’étais folle. Il la pousse sur le perron, sous la treille qui rutile. L’intérieur de la cuisine s’obscurcit peu à peu et la lumière se tempère à l’extérieur qui est un rectangle clairement découpé dans cette ombre. Nous nous reverrons demain, dit-il, ils seront partis. Ah ? dit-elle et elle nous regarde comme nous sortions de l’ombre. C’est la caméra, dis-je pour expliquer le bruit mécanique qui nous précède. Vous filmez ? dit-elle et elle s’émerveille que cela soit possible. Elle veut dire aussi facile. Mais il se tait au lieu de nous l’expliquer, d’expliquer, de donner un sens à cette différence, à ce qui les sépare au même moment le plus clair d’un mot qui peut tout changer. C’était délicieux, dis-je, inoubliable. Vous ne pouvez pas rester plus longtemps, dit-il. Ils partiront demain matin, à la première heure. Nous n’arrêtons pas de tourner, dis-je. Je comprends, fait-elle. Elle n’a rien compris, dit-il quand elle est partie. Il reste un fond de vin dans la bouteille et il se sert, boit et revient près de la fenêtre. Elle n’a pas changé, dit-il. Il pleuvait lorsque nous sommes revenus, au printemps dernier. Je suis resté plusieurs jours sans sortir. Elle n’a pas osé frapper à notre porte. Elle doutait de mes sentiments, vous vous rendez compte ? Elle était partie sans faire la vaisselle. Nous nous mîmes à l’ouvrage. Il essuya les verres, les rangea dans la vitrine d’où il les avait lui-même extraits deux ou trois heures plus tôt (comment mesurer ce temps ?), referma la vitrine, un tour de clé qui attira notre attention. Une demi-heure plus tard, je lui demandais de recommencer la scène. Il prétendit ne plus s’en souvenir. J’improvisai à sa place. Il m’observe sans m’interrompre. Il ne croyait pas à la nécessité de la scène que je réinventais devant lui. Il la joua nonchalamment et il la rejoua, à peine mieux, sans attendre que je le lui demande. Qu’en pensez-vous ? dit-il sans transition. Je lui répondis un peu sèchement que je ne pensais jamais rien de ce que je venais à peine de tourner. Pourquoi ces exigences alors ? me dit-il. Mais je n’exigeais rien. Je ne prétendais rien d’autre que d’occuper une place en marge de l’œuvre dont il était l’auteur. Vous ne trouverez rien, dit-il d’un ton faussement détaché. Mon film était un procès. Une condamnation, rectifia-t-il en riant. Vous me flattez, c’est tout. Il ouvrit tout grands les volets que j’avais entrecroisés. Il n’y a que la lumière, dit-il. Je prophétise la lumière moi aussi. À ma manière. Mais vous avez besoin de cette lumière plus que moi, riait-il encore lorsque nous nous installâmes sous la véranda. Il répandit l’eau d’une cruche autour de la table basse où fumait le café. Sa patience a des limites, dit-il. Elle s’en va toujours avant le café. Avant la vaisselle, rectifiai-je à mon tour.

 

Maintenant, Jules et Pierre dialoguent à cent ans de distance

(XXIe siècle/14-18)

 

Nycthéméron

 

Minuit

Jules

 

Il était. Et donc Myriam et moi sortons du Rex. Elle a les jambes nues à force de les gratter. Je vais écrire un chef-d’œuvre. Enfin ! Quelqu’un me croira fou. Quel âge aura-t-elle alors ? La Lune clapote. Nous traversons. On rencontre. Sans paroles. De l’autre côté, jambes. J’ai oublié. Avant. Que crois-tu que j’étais ?

— Que je fusse…

— J’étais…

— Je n’emmerderai plus personne…

— Un bon film.

— Un peu chiant à la fin…

— Tu vois ce que je vois ?

— Trottons !

Nous sortons. Nous sommes entrés. Nous savons où nous allons. Pas faim, mais attirés. Surfaces lisses vernissées anti-rayure. Imagine. Mais qui sont-ils ? Nous avons de la chance. Qui parle ? Le soir dans un lit et demain dans l’eau sucrée de Gruissan. Gélatine des filles. Je m’a coupé. Orteil d’enfant, rouge mais pas coupé. Yavait pas ça dans le film. Non. Yavait pas. Je voguais entre les phrases. Si c’était des phrases. De quoi vas-tu nous parler ?

— Je ne parle pas ! J’écris.

— Et des fois tu m’emmènes au cinéma.

— Je n’y vais jamais seul.

— Qui d’autre, con !

Je sais plus si j’ai lu avant d’entrer. Il y avait de quoi lire. Vitrines des photogrammes. Tu ressembles à. Voyons si la voix. Mais doublage. Infidélité. Non : approximation. Nous avons failli devenir pauvres. Heureusement, tu sais cuisiner. Je m’a coupé. Ça va. Coupé. Orteil. Algues rose bonbon. Parapet des gouines. Voyons si je peux faire quelquec.

— Tu as aimé ce qu… ?

— Filons avant qu…

— Je m’a coupé. Valait un Saura. Ana ô Ana !

— Qui est mort ?

Ils avaient traîné le cadavre dans l’escalier. Deux types comme des clous. Qui tue ici ? La plage disparue sous la Lune. Des promeneurs. Le phare. Ce qu’il faut organiser avant de part. C’est difficile de lire. L’aveugle écoute. Ana ! Nous sommes sortis. 24 images/ secondes. Le contraste des temps exactement symétriques. Nous sentions cela. C’était presque beau comme complicité auteur/lecteur. Yeux fermés pour imaginer encore plus que le nécessaire. Traversons. De l’autre côté, trotter pour passer à l’ombre. Où est la tragédie ? J’ai envie ! De tout. On s’occupe de moi. Mais soudain je suis réveillée (Ana) par le br. On monte. Je te dis qu’on monte !

— On dirait qu’ils traînent un cadavre dans l’escalier…

— Deux types maigres comme des cl.

— N’étaient pas dans le film. Sinon je m’en souviendrais.

— À l’heure de la Résistance. Je me souviens.

— Pas toi. Le livre qu’il te prêtait. Souviens-toi. Gruissan. L’escal.

— Si nous allions au cinoche voir le dern.

— Deux types.

— La faute.

— Réduc. Deux pour le prix de. Ça vaut un Saura.

— On le saura !

— Idiot !

Qui n’aime pas aimer ? À l’angle Nord l’ancienne écurie transform. Percent une porte. Et on entre. Quel mond ! Je traduis. Des esclaves comme mythe fondateur. L’un écrit, l’autre fait la vaisselle. Qui veut exister ainsi ? Aimer ? Tu badines, chéri ! J’aime !

— Merde ! C’est eux ! On va en avoir pour des heu. À minuit passé ! Imagine. Les lieux investis par la chusma. L’essentiel n’est-il pas d’être heureux ?

La plage. Coupé. À cause d’un coquillage brisé. La roche dure. Les glissements. Glissades ? Ce qui existe ne peut pas être. Et inversement. Poursuivant ma pensée : si nous allions au cin ? Passent le dernier. Un chef-d’œuvre. Les lendemains des chefs-d’œuvre. Glisse. Cette algue a pour nom. Pue. Et soudain la fillette s’a coupé le gr. Cri. Mam ! J’écoute. Je souffre d’extase. Je ne veux plus que ça. Tout est trop cher. Qui gagne ce que je perds ?

— C’est eux ! Merde !

Les deux types qui dans cadavre jusqu’au rez-de-chaussée. La porte émet des grincements de film d’ho. Cri. Pauvre orteil ! La douleur le pénètre et la jambe se met à trembler. Chute dans le sable mouillé. Crabes à l’affût. Des fois qu. Chair à point. Puis trop cuite. Deux types que je ne connaissais pas. Voisins tranquilles. Il y avait ce cadavre en plein roman. N’ont point évoqué ce détail dans leur film à la c.

— C’était pas le sujet. Comment que tu m’as appelée… ?

— Je vis seul depuis des lu. Combien ? Voyons…

— Jamais on m’a appelée comme ça. C’est comme Monelle… Où diable a-t-il bien pu lui trouver un nom pareil ? Un nom de pute…

Rime avec moelle.

— Non.

M’a coupé. Qui ?

— Le monsieur !

Désignant le morceau de coquillage comme s’il y avait quelqu’un dedans.

— Cesse de lui raconter des histoires, merde !

— Ça me sort comme ça.

— Ça saigne pas assez pour en mourir.

— Ça crie !

Ils avaient rembobiné le film. Puis inversé. Ou bien marche arrière. J’y connais rien en technique. J’avais mal au dos. Je regardais le plafond quand les lumières se sont éteintes.

— T’es sûr que c’était un cadavre… ? Des fois, on croit que et on se trom.

— Ça sonnait cadavre.

— Ils vont nous croiser. Inévitables. On s’en serait bien passé. Surtout si c’était un cada. Qu’est-ce qu’on dit s’ils disent q ?

Jamais heureux de témoigner. M’ont demandé ça une fois. Des flics bourrés et pas que de fautes d’orthographe. J’y dis : ça s’écrit pas avec deux ailes.

— Et comment que ça s’écrit avec une… ?

— Ya pas d’aile à oiseau, dit l’autre. (ils sont deux)

— De quel oiseau… ?

Mais là : sans flic : au croisement après le pont. Ces deux types qui nous voisinent depuis des années. Ils m’ont vu les voir. Je descendais avec ma poubelle. Avec deux ailes. Voguant plutôt. Toutes voiles dehors. Sifflotant un air à la mode ou à la con, je sais plus de quoi il avait l’air l’air. Qu’est-ce que je vois ? Le cadavre glissant sur les marches entre deux paliers. Vous êtes d’ici ?

— Je l’ai été.

— Je comprends pas…

— J’avais cet âge. (désignant une fillette au hasard)

— Mais c’est une fille ! Et vous êtes un ga.

— Je l’ai é.

Mais ce n’était qu’un film. Vous vous asseyez. Vous calez vos avant-bras. Droit devant ça se passe. Une femme apparaît. C’est elle. Un cadavre de femme.

— T’es sûr que c’était une femme. C’est des pé.

— Un travesti peut-être. Je sais plus ! Je m’a coupé !

— Arrête de chialer et mange ta glace !

Nous ne glissons pas comme sur un fil. Voulez-vous que je vous ouvre ?

— Je reviendrais plus tard. Je vois que vous êtes occupé avec mad. Plus tard ce sera mieux. Et puis ça n’a pas d’importance. Dites-moi : Ne revenez pas. Dites-le !

Combien de films depuis ? Avec ou sans elle. Mais jamais seul. Mesurant la distance entre la dernière vitrine et l’écran. Ne revenez pas.

— Vous êtes sûr que c’était un film ?

— La prose de Constantine.

— En Tunisie ?

— Non. En Turquie.

— Nous passons nos vacances…

— Nous aussi !

— Deux types, vous dites… ?

— Je n’ai pas dit autre chose.

Et elle précise, par dessus mon épaule, des fois qu’on ait affaire à deux cons porteurs de l’autorité de l’État :

— J’y étais.

— Vous avez vu le cadavre ?

— Non ! Après le film. On est sorti. Et après le pont…

Je me souviens que je n’avais pas envie d’entrer en conversation avec deux types que je voisinais depuis des années, certes, amis que je ne connaissais ni d’A. ni d’È. D’autant que…

— D’autant que quoi ?

— Des années je vous dis !

— Il ne dit pas autre chose, voyons !

— Oh vous ! Madame ! Fer.

— On s’est croisé…

Le flic double attendait d’autres détails.

— C’était dans le film ou dans votre tête ?

— Je sais plus ! Dis-lui, toi !

— Mais j’y suis pour rien !

— Elle s’avait coupé.

Des fois ça coupe. Et des fois non. Comme Jody dans Taxi.

— Vous dites que c’est deux pédés ?

— C’est Madame qui le dit. (c’est l’autre flic qui dit ça)

On avait vu le flic. À l’endroit et à l’envers.

— Et alors ? dit le flic ou l’autre flic.

— Hé bé c’est une ville magnifique. On y trouve de tout.

— Et pourtant c’est au bout du monde, ajoute-t-elle.

— Nous on avait payé plus cher que ça, dit l’autre flic, ce qui le distingue du premier.

La vie. Je passe à côté. C’est pas l’envie de vivre qui me manque. Parce qu’une fois que t’as plus envie (geste) ya plus qu’à. Elle était toute jeune quand je l’ai connue. Qu’est-ce que je dis ? C’était une fillette. Ça sentait la marée même dans ma chambre.

Ensuite on est sorti. Je dis pas qu’on avait tout compris. Loin de là. Un homme. Une femme. Toujours la même histoire. Mais là c’était deux mecs. Et j’avais toujours cette envie de voir un film (un bon de préférence) avant d’aller me coucher en attendant dimanche. Poubelle. Je descendais. Rebond du corps sur l’angle des marches. Bong ! Bong ! Les gens du coin l’appelaient Juan parce que son vrai nom était Huan ou quelque chose comme ça.

— Des Chinetoques !

— Ah que oui ! Et pas à toucher avec des baguettes !

— Et donc qu’est-ce que vous faites à partir de ce moment… ?

— Je continue de descendre, mais sans la poubelle.

— Expliquez-vous !

— Elle était de trop. Je l’ai remplacée par une cigarette.

— C’est mieux à l’écran. On a essayé la poubelle, mais ça rendait pas. Alors on a eu l’idée de la cigarette. Et ça allait. Ça allait bigrement bien !

— Continuez.

— Après le pont ou dans l’escalier ?

Ils vous rongent le cerveau avant même de percer votre crâne. Comme dans un film, sauf que c’est la réalité. On est assis. On a les genoux contre le bureau parce que la pièce est étroite. Ya pas de dessous de bureau à votre disposition, pour se cacher les mains sans les genoux. Eux, ils ont le dessous et le dessus.

— Vous êtes un témoin capital.

C’est l’association des mots témoin et capital qui me dérangeait. Et quand je dis déranger je dis pas ennuyer. Ya loin entre ceci et cela. Je tentai de leur expliquer la différence. Ils m’écoutaient, bien sûr, mais sous le bureau, leurs jambes gigotaient. J’en avais marre.

— C’est la première fois… avouai-je.

— Et Madame ? demanda le flic.

— S’a coupée. Passez à autre chose.

— Mais ce que vous avez vu est de première importance. Des années qu’on est sur l’affaire Dédé et moi que vous pouvez m’appeler Dodo. Et voilà que vous voyez le cadavre que nous on a jamais vu.

— Jamais ! renchérit l’autre flic.

— C’était pas dans le film, dit Myriam en suçant le sang.

— Que si ça yavait été on aurait tort ! éructai-je.

Le flic comprend pas. Il zyeute son copain de lutte, mais rien. Pas un gramme. Les deux types, continuai-je, venaient vers nous. La nuit ! Après le pont qu’on avait traversé sans se douter qu’on allait tomber sur eux.

— Parce que si on avait su, on serait pas allé au cinoche ! exulte Myriam.

Le flic comprend toujours pas. Il tapote son clavier. D’habitude, il fume avant de revenir à ses moutons, mais là : il comprend rien : ni au film ni après et encore moins avant. La chronologie. Elle est où la chronologie.

— À Constantine.

— C’est pas en Tunisie, alors…

— Pisque je vous dis que c’était en Turquie ! Le film se passait en Turquie. Vous pouvez pas comprendre si vous vous imaginez pas avoir affaire à un couple turc.

— Je croyais que c’était des Chinetoques…

— Moi je vais finir par plus croire ce que j’entends !

— Crono quoi ?

On est sorti de là aussi, Myriam et moi. Mandale avait un autre film en tête. Yaurait un endroit et un envers. On s’est revu le lendemain. Les Chinetoques, si c’étaient pas des Turcs, étaient revenus dans leur appart. Les chats miaulaient. Ça grattait les murs. Mandale écoutait, l’oreille collée. Un genou sur le sofa qui jouxte. Et l’autre à. Il entendait. Il avait entendu ça dans un film mongol. Il était sûr maintenant. C’étaient ni des Chinetoques ni des Turcs, mais des Mongols. La prose d’Oulan-Bator. Voilà ce que c’était. Il en était si sûr qu’il s’est avalé le reste de bœuf bou. Myriam connaissait un traiteur qui avait été un ami d’enfance.

— Pourquoi ? dit Mandale. Il ne l’est plus ?

On a ri. On voyait des films plus que des vitrines. Et on connaissait mieux nos personnages que nos voisins. Pourquoi des films ? Mandale réfléchissait, sauçant la cassolette.

— J’aime tourner, dit-il. À l’épaule. Là (vous voyez ?) je suis en train de tourner. Ça me projette demain, à peine réveillé. Une nouvelle journée qui n’est même pas encore arrivée…

— La prise d’Oul.

— Exactement ! Je suis mort avec Sarraute.

— Le flic risque de pas comprendre ce détail… heu… intime.

— J’emmerde les flics. D’ailleurs je ne vote pas. Je ne me vois pas dans l’isoloir. Tu parles d’un objet catholique ! Mais sans confesseur dans l’ombre. Heu… enfin, je crois pas…

Fini le bœuf. Pain fini. Vin. Miettes. Maintenant il fume. Myriam a ouvert la fenêtre.

— Avant on était con et maintenant on est tellement intelligent qu’on n’est plus con. C’est ce qu’on appelle l’Histoire. J’ai une sacrée envie d’y entrer, comme dans un film. Avec ou sans pops. La queue en bandoulière, comme chez Sarraute quand j’avais le temps de la pénétrer. Han ! Han !

— Jusqu’où on va aller… ? se demande Myriam qui n’a pas envie de faire la vaisselle.

On savait pas. On ne s’en foutait pas. On craignait. Ça vous provoque des saignements intérieurs. On ne sait plus ce qu’on écrit. Ni à qui. Ni pourquoi.

— Juju écrit un livre, dit Myriam.

— Ah vouais… !

— Vouais, que je dis. Et j’ai même commencé. Je sais que ça va finir, mais je sais pas comment.

— Fais gaffe au suicide : la fin de tout, bois et charbon…

Des livres. À ouvrir ici et là sans se soucier de ce qu’ils nous veulent. J’en avais envie. Mais en attendant, Mandale faisait des films et j’en écrivais la chronique. Vous pouvez pas savoir.

— Si que je sais ! avait explosé le flic. Je sais que je sais ! Et je sais que je sais que vous savez ! Sinon je serais pas flic.

— Et des meilleurs ! dit l’autre.

— Boudiou ! fit Myriam.

 

 

 

Un procès au cadavre

Pierre

 

Nous regardâmes ensemble le train qui s’éloignait entre les maisons bourgeoises, parallèlement à la rue éclairée d’une seule rangée de réverbères rouges, l’autre côté de la rue est un jardin qui descend vers la rivière, mais on n’arrive pas à la rivière, m’expliqua-t-il en revenant vers la voiture, à cause du gouffre.

Le mot parut me troubler.

— Avez-vous une mauvaise expérience du gouffre ? me demanda-t-il.

Je ne pouvais pas croire à l’existence d’un gouffre à la tangente d’une ville qui ressemblait à un village tranquille au milieu d’une vallée dont je venais, dix minutes plutôt, d’admirer la perspective à travers la vitre du compartiment que j’avais occupé seul pendant toute la nuit.

— Il n’y a pas grand monde à cette époque de l’année, fit-il, regrettant à ma place la morosité d’un voyage dont il était l’unique destinataire. Vos amis sont au château, dit-il.

J’ignorais jusqu’à l’existence de ce château. Je croyais qu’il vivait dans une de ces maisons, à la merci des trains qui passent tôt le matin ou tard le soir. Le buffet était fermé. Il s’en approcha pour jeter un œil à l’intérieur car il lui avait semblé apercevoir quelqu’un. Son fauteuil roulant étincelait. Il s’étonnait de mon manque de curiosité à l’égard du sommeil qu’il n’avait pas trouvé cette nuit.

— Je vous ai attendu avec une certaine angoisse, me confia-t-il.

Je détestais les confidences. J’étais l’auteur de confessions moins intimes.

— Tenez, dit-il, qu’est-ce que je vous disais !

Le bar venait de s’éclairer en même temps que le visage d’une femme qui arrivait pour ouvrir la porte.

— C’est le grand jour ? lui demanda-t-elle.

Il lui serra la main qu’elle lui tendait. Que lui avait-il confié à elle ? Elle ébaucha une révérence.

— Vous avez fait bon voyage ?

Je ne répondis pas. Je ne réponds jamais à l’évidence. Je ne joue plus avec le temps. Je n’ai pas ce désir de possession. Elle écarta une chaise pour qu’il pût s’installer et il posa ses coudes sur la table.

— Asseyez-vous, me dit-elle.

Elle ne m’invitait pas. Elle était simplement polie. Et ravie sans doute qu’il eût pensé à elle ce matin. Elle lui servit un alcool allongé d’eau. À ma demande, le café fut servi dans un bol, à peine troublé par le lait. Je ne voulais déranger personne, dis-je.

— Vous ne me dérangez pas, dit-il.

Il ne souriait plus. Il voulait savoir qui j’étais.

— Agnès s’est absentée, poursuivit-il. Un mort dans la famille. Elle sera rentrée avant midi. Mais vos amis n’ont pas eu à se plaindre de l’accueil qui leur a été fait au château, hier au soir, il faisait presque nuit et nous avons cru un instant, parce qu’Agnès ne pouvait pas nous servir, que nous allions nous ennuyer en attendant votre arrivée.

Le soleil commençait à se lever. La femme était sortie sur le trottoir pour en observer l’érection. Elle était silencieuse et triste. Il pouvait expliquer la tristesse. Il ne comprenait pas le silence. La lumière monta sur les façades de l’autre côté de la place. Maintenant la femme avait l’air émerveillé.

— Pourquoi croyez-vous qu’elle reste fidèle à ce rituel ? me demanda-t-il doucement.

Je répondis que je ne savais pas. J’aurais pu attendre sa réponse, puisque c’était la seule à prendre en considération. Il renonça à me parler. Il ne semblait pas m’aimer comme il l’avait souhaité. Ce désir d’intimité lui avait coûté le sommeil. Mais ses yeux portaient aussi la trace des médicaments qui l’aidaient à lutter contre la douleur. Il n’attendait rien de cette lutte, pourvu qu’elle se limitât à cet engourdissement général du corps qui valait mieux que les convulsions par quoi tout avait commencé. Il conservait le souvenir approximatif de cette douleur. Depuis, il avait abusé de l’usage du mot douleur proportionnellement aux substances qui le réduisaient, car c’était toujours elle, à cette fausse tranquillité, ce laisser aller toujours renouvelé par des crises qui ne duraient plus, ou qui plus exactement ne duraient plus depuis qu’il connaissait le moyen de les anéantir. Il avait appris à aimer cette destruction. C’était chaque fois un peu, ou beaucoup, de son intégrité qui partait en fumée. Ce feu l’animait, il n’y avait plus d’autres explications à sa survie. Comme il n’avait plus d’entourage, à part Agnès qui lui préparait ses repas mais qui n’avait jamais accepté de se soumettre à sa conversation, il se débrouillait seul, il avait surmonté l’écœurement que le percement de la peau provoqué par l’aiguille provoquait encore chaque fois qu’il était persuadé que c’était le moment de vaincre la douleur, avec peut-être une demi-heure d’avance. Cette demi-heure, il ne réussissait pas à la condenser, ni à s’épancher avec elle à la surface du rêve qui succédait à ce moment de transe, il ne pouvait plus rien contre ce qui arrivait, d’autant qu’il se mettait à douter de sa sincérité vis-à-vis d’une douleur qui n’existait peut-être plus. Mais peu importait s’il se trompait. Tromper les autres est un délit. Se tromper n’est que l’erreur qu’on se pardonne. Voulais-je voir l’étui ?

Son cuir rouge et or me dérangeait inexplicablement. Il l’ouvrit. La seringue était de verre dépoli. Le collier d’acier de l’aiguille rutilait. Dans la doublure du couvercle, il conservait l’ordonnance du médecin.

— Je suis connu ici, dit-il, mais on ne sait jamais.

La femme s’ébroua.

— Vous devriez ranger ça, dit-elle en refermant l’étui.

Il caressa ses mains. Je finissais mon café.

— Quelle importance ? dit-il.

Dehors, la rue s’animait lentement. Le soleil éclairait maintenant la place. Je pouvais voir les moineaux dans les arbres. Il haïssait ces piaillements de citadins.

— Nous serons mieux à la campagne, dit-il.

Elle sourit. Il caressait toujours ses mains. La sirène d’une usine acheva de le décontenancer.

— Ce sont ces nuits, dit-il, la nécessité de l’éveil, la douleur personnage, ces coulisses de l’achèvement.

Elle soupira.

— C’était un cœur simple, me confia-t-il plus tard. Elle s’entoure d’objets, je vous assure que son appartement vaut le détour.

Il était devenu bavard. D’autres femmes l’avaient réduit au silence. Celle-là ne le fascinait pas. Il l’admirait parce qu’elle n’attendait rien du bonheur. Ensemble, ils se raisonnaient. Elle soignait sa jambe malade. Il n’y avait aucune trace de dégoût sur son beau visage de femme facile. Il évitait de la regarder crever les ampoules depuis qu’elle les appelait pustules parce qu’il lui avait assuré, entre deux crises de vomissement, que ce mot n’avait aucune signification pour lui. Il renversait la tête en arrière et fermait les yeux. Il sentait les dégoulinements à la surface de la peau, le déchirement mou de cette peau à la pointe de l’aiguille qu’elle manipulait avec précision, les liquides qu’elle versait ou qu’elle injectait en lui conseillant de ne pas regarder, les tampons s’accumulaient dans une corbeille qu’elle ne réussissait jamais à soustraire à son regard, il était halluciné, cette vision lui arrachait un cri qu’il n’entendait pas, et tout rentrait dans l’ordre. Le moment était venu de se poster à la fenêtre. Elle était déjà dans le jardin. Elle étendait le linge ou soignait les rosiers. Il préférait la surprendre en pleine lecture du livre qu’il lui avait conseillé. Elle était assise sur une chaise, en plein soleil, elle semblait lire lentement, comme si elle lui obéissait, comme si elle n’avait pas trouvé le moyen d’échapper à son emprise, comme si elle cherchait à n’être plus là, à sa portée, menacée par le temps, qu’elle ne comptait plus et qu’il s’efforçait de mémoriser dans les petits carnets de son travail quotidien sur la matière des jours. Il n’ouvrait pas la fenêtre. Il luttait encore contre la douleur mais la chimie qu’elle venait de lui injecter commençait à produire ses effets. Il appréciait cette fausse tranquillité, sans se faire d’illusion à propos du sommeil qu’il ne trouvait pas parce que sa chair serait bientôt la proie d’un tremblement irrépressible qui le livrerait enfin pieds et poings liés à cette paralysie provisoire, agréable et incertaine, qui lui donnait des airs mystiques, prostration douloureuse au fond, mais d’une douleur seulement comprise, loin d’être soumis à sa nécessité, le monde traversait d’autres mondes qui lui ressemblaient exactement. Son haleine embuait le carreau. Il voulait croire à cette évaporation de la réalité qui le regardait et elle disparaissait, ou elle ne lisait plus, elle revenait à des travaux plus exigeants et elle finissait toujours par les lui reprocher. Il ne l’écoutait pas. Il aimait cette voix monotone et facilement éteinte au bout des phrases qui devaient en être les variations.

— Le temps ne vaut plus rien, décrétait-il. Plus rien ne vaut le temps que j’ai connu.

Et il écrivait avec une lenteur qui le déroutait avant midi.

— Ensuite, dit-il, je n’existais plus. N’est-ce pas ? lui demanda-t-il.

Il y avait de la tendresse dans les yeux de cette femme.

— Vous n’avez pas fini votre verre, lui dit-elle et elle me regarda comme si elle allait me demander si j’avais bien déjeuné.

Elle regretta seulement que le pain ne fût pas du matin. En même temps elle jetait un œil dehors. Il était plongé dans un profond silence. Je ne dis rien. Je n’étais pas venu recueillir des confidences. Pouvait-il jeter quelque lumière sur son art en l’absence des personnages qui le jouaient encore avec cette facilité qui n’a pas fini de nous éblouir ? Ne pas soulever le voile était la première de ses leçons. Écrire sur le voile. Forcer cette lecture. Rien n’était révélé. Et tout était dit de cette surface tremblante, de cette tension menacée par des capillarités de passage. Le texte avait donné des livres, des films, des pièces et il cherchait encore à inventer les industries de son existence. Il songeait à des murs régnants à la tangente des existences parallèles, ou à des fils entrés dans la fibre des organes concernés, des rayonnements peuplaient les interstices du temps consacré au travail et à la liberté, des vitres d’amour étaient traversées sans bris, il rencontrait des peuples épris du même amour et il se laissait violer pour les aimer. Je le saisissais au vol d’un inachèvement qui le laissait pantois, presque sans voix, sans écriture même mais on pouvait compter sur une œuvre posthume. Il finirait par perdre patience et il nous ficherait dehors avant midi. Aurait-il eu le temps d’évoquer tous les fils d’Ariane de la marionnette ?

Il sourit parce que je ne répondais pas. La femme nous servit une eau-de-vie qu’il n’allongea pas cette fois. Elle ne se servit pas. Elle ne voulait pas trinquer avec le malheur.

— Toute sa patience s’est volatilisée, dit-il, et elle se refuse encore à me donner l’explication de cette aventure qui ne l’a menée nulle part. Où vont-elles en oiseaux de passage ? Nous aurions vécu ce qui nous appartenait. J’en ai vécu le partage. Et elle voyageait. Pour revenir. La femme me revenait. Impatiente et jalouse de son indépendance. Nous n’avions pas vécu notre immobilité. Je tournoyais dans l’eau du voyage. Je vivais cette transparence. Vivre ! Ce mot l’étourdissait jusqu’à l’obscurcissement. Ne pas le conjuguer. À l’infinitif, c’est une sommation. Naissance de la voix qu’on écoute. Il aimait ce dédoublement, si c’est bien de lui qu’elle venait, mais d’où sinon ? La femme qui le quittait pour se donner aux voyages de son impatience connaissait cette autre réponse. Mais elle ne partageait plus. Elle l’abandonnait à cet ultimatum. Dernier cri. Il ne vivait pas. Il ne commençait même pas à vivre. La voix s’appliquait à l’absence. Les autres femmes n’avaient plus d’importance. Il la torturerait si elle revenait. Elle égalerait sa douleur. Une douleur sans pas. Il trouverait ce point d’application. Elle le supplierait. Et il n’en finirait pas. Mais rien n’était arrivé comme il l’avait désiré. Elle était revenue pour lui parler de ses voyages. Et il l’avait écoutée. Elle était cohérente, claire, facile, agréable, nécessaire. En son absence, il avait augmenté les doses d’analgésiques et de tranquillisants. Il vivait en eaux troubles. Il ne soignait plus son apparence. Il avait maigri et portait les mêmes vêtements. Ils s’amusèrent ensemble car elle avait grossi et elle avait changé le style de ses vêtements. Il écrivait des confessions et elle ne lisait que des souvenirs, à condition qu’ils fussent agencés en roman et non pas en mémoire comme il l’exigeait. Elle ne montra aucune curiosité pour les manuscrits qu’il lui offrait. Elle les ramena peu de temps après en s’excusant. Elle n’avait rien lu, mais les premiers mots, simplement regardés, trottaient dans sa tête comme le refrain d’une chanson. Vous devriez écrire toujours dans ce style, lui dit-elle. Il ouvrit la bouche pour lui préciser qu’il n’était pas question de style dans ce qu’il écrivait, mais il lui sembla qu’elle n’était plus disponible. Elle s’impatientait à cause des fleurs de la fenêtre qu’il n’arrosait plus. Dans la jardinière, fleurissaient les fleurs de la pluie. Les géraniums d’antan avaient été réduits en poussière. Les moineaux picoraient des restes depuis longtemps. Il avait souhaité les attirer pour peupler sa solitude. Il les approchait de près et évitait de provoquer leur envol car il avait ensuite beaucoup de mal à effacer cette mémoire. La crainte des moineaux était rassurante toutefois. Il la jalousait. Mais il aurait été au bout de cette crainte. Et il aurait connu l’angoisse de toute façon. Sa jalousie n’était qu’un moyen de se tenir à la surface de la tranquillité que les oiseaux lui donnaient en spectacle. Ce fut alors qu’il pensa à elle en termes d’oiseau, au moment où il prenait conscience que leur légèreté était une illusion. Il lui écrivit une lettre à laquelle elle ne répondit pas. Elle arrivait trop tôt, déclara-t-elle peu de temps après son retour. Elle avait à peine lu, avouait-elle. À cause des refrains. Cette présence lancinante de ta voix, lui dit-elle enfin. L’autre était là, triste et beau, enveloppé d’ombres ensoleillées, plus loin la mer grinchait dans les galets de la plage, ils l’avaient surpris dans un abandon facile, les mouettes d’une flaque voletaient au-dessus d’eux. Il était couché sur le côté et venait d’observer le manège d’un scarabée qui remontait en spirale l’entonnoir de sable creusé une minute plus tôt. L’ascension prenait corps. Il tentait d’en capter les sonorités qui se superposaient au bruit des vagues, si ce sont bien les vagues, ce vent à la surface de la mer, et ces têtes d’écumes qui jouent à s’appeler, le ciel paraissait en empêcher l’envol, les cris glissaient jusqu’à lui, incompréhensibles, et le scarabée continuait sa lente progression centrifuge, obstiné ou seulement fidèle, ou ressemblant, exact au rendez-vous d’un reflet approximatif, rencontre nécessaire au moment d’en venir à broyer du noir au lieu de s’amuser comme les autres, avec eux, sans les aimer, ne désirant que la possession de ce qui est perçu comme la complémentarité indispensable à la résolution du problème posé clairement ce matin au réveil, au cours d’un rêve dont le souvenir s’étiolait parce que la mémoire cédait le pas au désir.

L’insecte atteignit le bord du cratère et s’immobilisa, comme s’il découvrait l’importance de sa taille et qu’il était sur le point d’en étalonner l’infini renouvellement, surface où l’homme l’obligeait maintenant à progresser, empêchant les tentatives d’enfouissement, creusant d’autres cratères aussi imprévisibles que le premier, jeux d’enfants, mise à jour d’une perversité sans application sur la nature humaine, celle des femmes en particulier, ou de l’homme, impensable, devenu femme par l’entremise de l’enfant qui a survécu à son double. Il l’attendait. Elle avait écrit une lettre lapidaire pour annoncer sa visite. Ils allaient plus au sud, dans un pays de montagnes calcinées où il était né et qu’il voulait lui expliquer. En passant, elle prononcerait ces mots au sujet de la présence lancinante de sa voix. L’autre frémit, comme si elle le surprenait. Le scarabée avait disparu dans cette ombre. Il le retrouva dans un des sillons creusés par le fauteuil. Il le lui montra. Elle haïssait les insectes. Elle fermait les yeux pour les écraser. Ils étaient la cause de terreurs inachevables s’il la surprenait en flagrant délit d’inattention. L’autre le savait. Il entrait toujours le premier dans toutes les pièces où elle avait l’intention de séjourner. Il écrasait les insectes à sa place. Elle ne savait pas qu’il y avait des insectes sur les plages. Ses pieds se tortillaient dans le sable. Elle n’avait pas encore prononcé les mots qui le réduiraient au silence. Même l’autre en fut choqué. Il avait vacillé dans la même ombre et en même temps il avait aperçu le fauteuil sous le parasol, et la trace dans le sable, qui continuait à angle droit les sillons qui rejoignaient la passerelle de bois sous les eucalyptus. Il était triste et beau, immobile dans les plis d’une serviette dont elle portait elle-même, en paréo, le double et la complémentaire. Elle lui avait demandé de sourire et il était agacé maintenant par ses hésitations. Je ne dors plus, dit l’autre, comme s’il était sur le point de tout expliquer. Elle lui demanda plusieurs fois s’il avait reçu sa lettre. Il répondit chaque fois avec les mêmes mots. Elle eût préféré une variation, même infime, même dans le ton, mais il s’appliquait à lui retourner ses tentatives de le surprendre en flagrant délit de mensonge. Il s’ennuyait sans elle, il n’avait pas rencontré d’autres femmes, il avait joué avec des enfants et soutenu avec brio la conversation des hommes. Il pointa le doigt en direction de l’hôtel où il logeait. Sa façade d’or se reflétait dans l’eau de la lagune qui portait le même nom. Nous n’avons pas d’imagination, dit l’autre pour donner un sens à la dichotomie. Elle s’impatientait. Que venait-elle chercher ? Pourquoi ce passage en oiseau ? J’ai trouvé quelqu’un pour s’occuper de mes petites misères, dit-il. Une de ces adolescentes grassouillettes qu’il déniche comme les oiseaux de son enfance. L’autre ricana. Il n’y avait pas d’oiseaux dans son enfance. Il chassait les lézards. Il avait rarement rencontré les serpents qui menaçaient ses promenades. Des filles, il en avait connu de très semblables aux oiseaux des livres qu’il lisait en cachette. Il expliquait sa tristesse. Une élucidation prudente de sa beauté eût convenu au vertige de l’autre qui les invitait à s’asseoir dans l’ombre de son parasol, à condition de ne pas en chasser le fauteuil qu’il avait laissé en plein soleil le premier jour, et il avait dû attendre la nuit, il se souvenait de cette attente, de l’inquiétude des autres qui ne lui posaient toutefois pas de questions, et toutes les cinq minutes il touchait le fauteuil pour en éprouver la température. C’est intéressant, dit-elle et l’autre eut un regard désespéré à la place d’un mot qui l’eût mis à la portée de celui qu’elle harcelait encore. Il ne comprenait pas cette insistance, cette recherche du dernier mot, ce désir d’en finir en beauté, sa beauté à elle, ce déclin qui l’obsédait et qui la rendait si facilement amoureuse. Je ne t’écrirai plus, dit l’autre, si c’est ce que tu veux. J’écrirai à des femmes de ma connaissance. Elle soupira. Cette présence lancinante de ta voix, dit-elle enfin. Il y eut un silence, long, profond, il ne savait plus, infini dans un sens ou dans l’autre, il cherchait à le vaincre et il sentit la première conclusion du nœud d’angoisse, l’angoisse des culs-de-sac inventés par les mots où les autres vous définissent, vous encerclent, vous montrent du doigt, vous exemplent aux yeux des autres, vous enfancent corps et âme dans la chronique des mœurs qu’ils transgressent parce qu’ils vous désirent ou au contraire vous anéantissent. Ils n’iraient pas plus loin cette fois, en tout cas pas ensemble, elle n’attendait rien d’autre de son invention. L’autre cherchait le nom d’un oiseau et celui de son cri. Il se souvenait parfaitement de l’oiseau et du cri. Il avait oublié le titre du livre. Ses rêves d’enfant avaient tous quelque chose à voir avec les oiseaux. Il n’était pas devenu l’ornithologue dont il avait planté le personnage pour les beaux yeux d’une fille qu’il aimait parce qu’il voulait lui ressembler. C’est absurde, dit-elle. Ça ne l’est plus, je t’assure ! fit-t-il en riant. Il se donnait. L’autre, qui dissimulait les ulcères de ses jambes dans un plaid, ne trouvait plus les mots de la réconciliation. Je suis désolé, dit-il, si j’ai poussé le bouchon... il ne pouvait pas terminer cette imbécilité. Il n’était pas désolé et il n’avait rien tenté contre elle. Il avait seulement cru qu’elle avait trouvé la force de surmonter le malheur où il la plongeait parce qu’il pourrissait. Il n’avait pas douté de son courage et elle le lui prouvait tous les jours. Ce procès au cadavre ne pouvait pas durer. Et il lui reprochait d’avoir été un peu vite en besogne. Il ne le répèterait pas devant l’autre. Il n’y avait plus rien à faire ni contre la solitude à quoi elle le condamnait ni contre le pourrissement circulaire d’un corps qui ne pouvait plus lui servir de monnaie d’échange. L’adolescente replète était une invention facile. Elle le savait, mais l’autre ne semblait pas se poser la question de la véracité des faits qu’ils échangeaient devant lui comme les biens d’une chronique où il entrait seulement en tant que personnage sorti de la cervelle d’une femme déçue et parfaitement égoïste.

 

Minuit une

Mon écriture : je veux vous montrer à quel point je suis différent de vous. Je ne ressens rien comme vous. Je pense ce que vous ne pensez pas. Cessez de vous prendre pour moi !

—Ah ça Juju quand il s’y met ya pas moyen d’en placer une.

Que non ! Marre des flics et de la classe moyenne. Marre de la chusma et du père Noël ! J’écrivais et j’avais pas envie d’écrire. Ça me venait comme ça : le matin avant le soleil. Et à midi j’étais avec lui le dos au mur. La sieste !

— Qu’est-ce qu’il tournait, Mandale ?

— Il allait et venait et moi je tournais en rond. On se croisait. On s’est même vu à Oulan-Bator. Qu’est-ce que vous dites de ça ?

— Je dis que c’est pas par hasard. Il vous suivait ou vous le suiviez.

— Ou il suivait Myriam qui a ses secrets… Moi, j’en ai pas. J’écris que j’en ai pas. Ce qui revient au même.

Où en était le bœuf bourguignon ? J’aime pas que Myriam cuisine ce qu’elle achète chez le traiteur. J’aime pas cette idée d’ « amélioration ». On ne se rapproche pas de cette manière. L’avion s’est posé à Oulan-Bator sans les Russes. J’allais voir mon pote Bat Bat. Il venait de subir une morsure de cheval. Là, entre les omoplates. On lui injectait de quoi. Il en concevait une grande hilarité. On s’est marré jusque dans la rue en sortant de l’hôpital…

— Pourquoi vous me racontez ça… ?

— Bat Bat connaissait les deux types que j’avais eu pour voisins et qui avaient disparu sans laisser de traces. Vous aimez le bœuf bou ?

— Vous enquêtiez à la place de vos deux flics ?

— Ils n’avaient aucune idée de ce que j’avais en tête. Et puis j’avais besoin de calme pour travailler. Bat Bat possède une yourte. On la plante où on veut. Il élève des chevaux. L’un d’eux l’a m…

— Qu’est-ce que c’est comme histoire votre roman ?

— Vous feriez mieux de dire (et d’écrire) qu’est-ce que c’est comme roman votre histoire. Croyez-en mon expérience. Myriam !

Elle confirma : on allait au cinéma à Oulan-Bator. Mandale avait des relations intimes avec une propriétaire terrienne. Il voulait filmer la terre. Tout au ras ! Avec elle dessus. Et des oiseaux inconnus dans le ciel. J’avais jamais vu un ciel pareil : Dieu y habitait en intrus. Mais Mandale voulait pas filmer ce genre de critique. Il aimait trop sa proprio. Alors on s’en est tenu à ce qu’elle exigeait de lui. Et à l’hôtel elle se faisait remarquer par ses crises d’autorité. Elle connaissait un des deux types. Elle l’avait employé dans un de ses ranchs texans. Elle possédait aussi une finca andalouse avec les chevaux qui vont avec. On est allé au cinéma pour voir John Wayne dans Emmanuelle. Ou Emmanuelle dans John Wayne. Je sais plus. Des fois j’ai des bosses de mémoire. Des dos d’ânes mémoriels. Et John Wayne revient à la surface. Qui n’a pas fantasmé en reluquant le corps de Sylvia ? Vous aimez le bœuf bou ? Myriam le cuisine assez bien. Mais des fois elle crame. Je me mets en boule et elle devient tendre comme le gîte.

— C’est la première fois que je viens à Paris…

— Vous n’en repartirez pas les mains vides, croyez-moi.

El mundo es ansí. Croissez sur le fumier de la communication par le vide et vous crevez d’insatisfaction sans que ça émeuve le voisinage. Je vous reçois 5 sur 5. Parlez avant que je me taise. Dites : qu’est-ce que vous écrivez en ce moment ?

— J’ai des choses du passé qui remonte à la surface, si tant est que je suis le sujet de cette profondeur. Je me vois et je les vois. J’ai jamais su rêver sans eux. Prenez encore un peu de pain pour la sauce. Alors je me regarde dans un miroir et je m’interroge. J’aurais fait un bon flic si j’avais été con. Que pensez-vous du cinéma de Mandale ?

— Il promenait sa caméra entre les gens sans jamais les encadrer ni agir dans leur dos. Moi j’écrivais la seconde d’après. Et quand je dis seconde, ça pouvait attendre des jours avant que ça arrive. Pendant ce temps, je me saoulais. Avec ou sans Myriam. En Mongolie ou au fin fond de la campagne pyrénéenne. Avec ou sans la pluie qui me retient derrière la vitre. La politique entrait dans ma maison et je me demandais si j’allais lui survivre ou si ma mort était programmée depuis longtemps. Qui êtes-vous ? C’était la question. Vous savez ce que c’est une porte fermée ? La femme m’attendait sous l’appentis où caquetaient des poules. « Mon mari ne pourra pas vous recevoir aujourd’hui, » disait-elle, peut-être sans se souvenir qu’elle m’avait déjà dit ça quelques jours avant et dans l’intervalle j’avais connu l’hôtel et épuisé ma patience avec Myriam au téléphone. Bon sang ce que ce monde est compliqué ! « Vous faites quoi comme métier ? — Mais je vous dis que je n’en ai appris aucun ! » Et mon père hochait la tête en se demandant si j’avais saisi la profondeur de cette réplique au monde qui ne veut pas de vous. Écrivez pour empêcher les autres d’écrire.

— Vous pensiez vraiment ça ? Vous m’étonnez…

— J’en faisais trop. J’ai envoyé les deux flics au diable ! Et j’ai eu cette idée de revoir mon ami Bat Bat parce qu’il est mongol et que mes deux voisins ne cachaient pas leurs origines territoriales. Myriam a acheté deux billets et on est parti avec le chien dans la soute et des caramels mous dans les poches. J’ai baisé avec Emmanuelle sans que ça se voit. À Oulan-Bator, Bat Bat souffrait le martyre dans un lit d’hôpital, le dos arraché par les mandibules haineuses ou gourmandes (allez savoir) d’un vieux cheval de trait qui avait connu Tolstoï. « J’connais ces deux types… grogna Bat Bat à peine qu’on est arrivé. Me doivent du pognon. T’es venu pour ça. ? » J’y répondis que j’écrivais un truc sur l’influence du froid sur les nerfs et il prétendit me comprendre mieux que les deux flics que j’avais abandonnés à leur fonction. Marre de cette classe moyenne de larbins incultes qu’il faut bien traiter de salauds quand on est informé. Myriam lisait un livre. En attendant. Personne ne lui demandait de cuisiner ni de faire la vaisselle. Elle lisait et moi je me demandais si j’écrivais ou si je me racontais des histoires. J’en avais connu, des gens ! Des dignes de figurer dans mon album de souvenirs. Mandale nous a projeté une séquence du genre de celle que vous venez de lire. Voulait savoir ce que j’en pensais. Le couple. Cette histoire qu’il faut récrire chaque fois qu’une fille devient femme. Il a inventé la chaise roulante. Ça devenait compliqué…

Un jour de pluie amère je me laisse inviter à boire un coup par deux cavaliers que Bat Bat connaissait depuis la nuit des temps. Des types revenus de l’éternité. Ils sentaient comme la prairie après la pluie. Et comme il pleuvait cette après-midi-là, on a ri. On est entré dans un café mongol sans les Russes qui se sont mis à attendre dehors. La conversation tournait autour des deux voisins que j’avais surpris en flagrant délit de dissimulation de crime.

— Ça doit être chouette, Paris, dit l’un. J’aurais bien aimé connaître Jacques Prévert. Vous l’avez connu, vous… ?

— J’en ai connu un mais il s’appelait pas Jacques Prévert.

— Une histoire de sosie, dit l’autre. Moi, je sais pas qui que j’aurais aimé connaître à Paris. Pourtant, j’en ai connu ! Et pas des moindres !

— Le monde, quand il est désert, est peuplé de dieux. Et quand on a besoin d’eux, le monde est noir de monde et on s’y perd. C’est comment, Paris, quand on y est… ?

— C’est comme Oulan-Bator, mais avec la tour Eiffel au milieu.

— J’me vois courir après un type sur la butte et quand je le rattrape, je vois que ce n’est pas Jacques Prévert et je m’excuse d’avoir trop bu du vin de France. J’en ai jamais bu autant que dans le désert. Les dieux…

— Qu’est-ce qu’ils foutent, les Russes ? Avec cette pluie…

On a discuté comme ça pendant des heures. Puis on est allé bouffer. Sans Myriam que je commençais à plus aimer. La proprio de Bat Bat avait choppé un mauvais rhume. Et Bat Bat s’était excusé. On a fini la soirée dans la rue, avec les Russes. Eux non plus n’avaient pas entendu parler de mes voisins.

— Vous êtes sûr que vous êtes écrivain ? me demande l’un d’eux.

— À quoi je ressemble… ? fis-je, inquiet pour mon avenir.

— Vous n’avez pas l’air d’un écrivain. J’en ai connu, des écrivains, à Vladivostok où…

— Lâche-nous la grappe avec ton Vladivostok qui n’a jamais existé ! braille une Russe qui avait l’air d’un homme.

— J’crois que j’ai trop bu… confessai-je à un chameau qui avait l’air d’un dromadaire.

— On s’aime trop soi-même, constata Raspoutine. On devrait commencer à se haïr.

— Je sais pas… J’ai jamais essayé. Mais maintenant que tu le dis…

Quand je suis rentré à l’hôtel, Bat Bat pleurait, accoudé à une table basse. Myriam lui tapotait la nuque comme elle me fait quand j’ai la nostalgie de mon enfance. Je pouvais pas savoir qui était mort. Myriam me fit signe que c’était la proprio. Je me mis aussitôt à pleurer. Et c’était sincère. Sans elle, mes deux voisins de palier disparaissaient à jamais de mon existence. Ils allaient bien se marrer, mes deux flics parigots !

— Tu devrais pas boire autant, me conseilla Myriam mais sans me flatter la nuque. Et te remettre à écrire. J’ai apporté du papier et de quoi le noircir, si jamais ça te chante. Tu vois comme je t’aime.

Elle se doutait que je l’aimais plus autant que je l’avais aimée quand elle avait l’âge. Je cessai de pleurer. Bat Bat n’arrêtait pas, lui. Elle tambourinait de tous ses doigts sur la nuque humide. Qu’est-ce que j’étais en train d’écrire… ?

— Tu sais bien, dit-elle.

— Non. Je sais plus. J’ai perdu le fil. J’en ai marre. J’veux plus gagner ma vie en revendant des trucs que je mets pas.

— Qu’est-ce que ça peut te foutre s’ils les mettent, eux ? Du moment qu’ils payent…

— À quel point peut-on se haïr ? Tu le sais, toi… ?

— Parle pas de ça en sa présence ! Ça va le rendre fou. Il est déjà bien…

— Je monte ! Je vais me relire. Peut-être que j’écrirai quelque chose là-haut. Ce sera la première fois depuis que j’ai mis les pieds dans ce pays.

— Tu me montreras ?

— J’ai une angoisse, là.

Et puis j’ai plus rien dit. Je suis monté. Et voilà ce que j’ai écrit : (j’ai oublié de vous dire que le type s’appelait Malcolm. Enfin, c’est comme ça que je l’avais appelé. Myriam n’en savait encore rien)

 

 

 

Les poissons marchaient sur l'eau

Je connaissais le chauffeur. Il portait un autre uniforme. Je revenais dans les parages mais il n’était plus le sujet de mon enquête. Il ne parut pas surpris de me voir. Il aida Malcolm à s’installer dans la voiture et plia lentement, tout aussi lentement, le fauteuil qu’il rangea ensuite dans la malle. J’étais resté sur le trottoir, nonchalant et peut être pensif.

— Vous ne venez pas avec nous ? me demanda-t-il.

Malcolm murmura que la question pouvait être stupide compte tenu que c’était bien moi qu’ils étaient venus chercher.

— Il a l’habitude de se lever à l’aurore, dit-il, voulant dire que ce n’était pas la sienne, qu’il écrivait la nuit et que le jour ne lui apportait plus rien de nouveau. Nous avons perdu un peu de temps avec cette femme, dit-il, parce qu’elle ressemble à celle dont je vous parlais.

— Au château ? dit le chauffeur.

La femme du buffet nous observait à travers un carreau.

— Vous la connaissez ? demanda Malcolm.

— Un peu, dit le chauffeur.

— Tout le monde la connaît, dit Malcolm. Tout le monde sait à qui elle ressemble. Tout le monde s’amuse de mon trouble. Vous amusez-vous vous aussi, Chacier ?

Le chauffeur ne répondit pas. Malcolm s’amusait maintenant, comme chaque fois qu’il venait de se livrer à quelques confidences qui n’ajoutaient rien à ce qu’il appelait le mystère de sa passion pour les autres. Il les aimait. Il ne serait plus rien sans cet amour.

— Cette ressemblance, dit-il, est une découverte d’un ami de passage qui venait, à peu près comme vous, me visiter, mais il s’agissait de vacances, entre deux livres mal écrits, vous savez : ces écrivains à livre, à style, à pensée universelle... Il lui a même adressé la parole. Elle ne s’est pas étonnée. Elle savait déjà. On lui en avait parlé et on lui avait même montré une photo. Si ce n’est pas vous, dit quelqu’un, c’est qui ? Tout le monde se mit à rire. Ils étaient tous assis au comptoir. Il y avait une ou deux femmes parmi eux. Elles regardèrent la photo plus longuement que les hommes. Elles reconnurent que la ressemblance était plus que frappante : elle était exacte. Il y a bien au moins une différence, dit l’une d’elles (peut-être la seule d’ailleurs). Une différence infime ? demanda son voisin de coude. C’est ça, dit-elle, ce rien qui nous rendrait heureux de savoir à qui s’en tenir. Ils rirent encore. Elle ne croyait pas vraiment à l’exactitude de la ressemblance. C’était une bonne histoire. Au début, quelqu’un s’amusa à l’appeler Claire, quelqu’un qui n’avait jamais eu l’occasion de s’adresser à la véritable Claire et que Claire aurait mis plus bas que terre s’il s’était adressé à elle d’une façon aussi familière. Elle s’appelait Cecilia et n’avait jamais joué à ce jeu. C’est facile, dit l’homme secoué par le rire, et il imita la démarche de Claire quand elle allait au pain, sa seule promenade parmi les autres, faut-il dire chez les autres, parce qu’elle en revenait avec des idées et elle se mettait aussitôt au travail. Ils ne pouvaient pas le savoir.

La boulangerie est située en face de la gare, de l’autre côté de cette place que nous tentons de quitter mais Chacier pense que la voiture ne passera pas entre ce camion arrêté pour on ne sait quelle raison (j’aimerais bien le savoir) et ce mur qui vous fait immanquablement lever la tête, pour voir quoi ? des hauts de façades pointues percées d’yeux-de-bœuf où je crois distinguer des toiles d’araignées. Mais pas vous. Vous n’imaginez par le destin de ces araignées. Elles vous répugnent, dites-le. Mais vous n’êtes pas du bon côté. Votre regard s’est tourné vers la devanture du buffet où vous croyez distinguer les traits de l’agent double par quoi je veux commencer mon histoire. Il n’y aurait pas d’histoire sans cela, vous finirez par en convenir, vous verrez. Oui, elle arrivait par ce chemin entre la route et la voie ferrée, entre la balustrade de ciment (des trains passaient) et une haie de sapinettes (vous observerez qu’un pied sur quatre est mort) qui la dissimulent encore. Ensuite elle traverse la place entre les voitures. C’est elle, se dit Cecilia. Elles ne se sont encore jamais rencontrées. On ne rencontre pas son double. Seuls les autres sont témoins de son existence. Et puis elle n’est plus là pour confirmer leur théorie. Ce n’est pas elle. C’est n’importe quelle femme qui emprunte le même chemin. Je ne suis jamais passée par là, pense-t-elle. Pour aller où ? Je ne sais même pas où elle habite. La surprendre ? Mais elle n’existe plus. Elle a promis de revenir. À qui a-t-elle confié cette promesse ? Elle ne leur parlait pas. Il y avait peu de chance pour qu’elle leur demandât quelque chose. Qu’aurait-elle demandé ? Son chemin ? Elle le connaissait et n’avait pas l’intention d’en changer. Son pain ? Toujours le même, enveloppé dans ce papier fin qu’elle froissait sous son bras. Ils réfléchissaient tous ensemble. Oui, dit Cecilia, quoi ? sinon le chemin et le pain. Vous ne savez rien d’autre. Il y avait bien ses livres. Mais on ne les avait pas lus. Moi non plus, pensa Cecilia. Qui est-elle ? Elle choisira à travers le carreau. Elle pouvait voir la voiture arrêtée derrière le camion. Au comptoir, deux ou trois habitués commençaient une conversation sur le sujet. Ils parlaient dans son dos. Visages bouffis ou émaciés, pensa-t-elle. Ne plus se demander à quoi on ressemble, dit l’un d’eux. Et il se mit à rire. L’autre s’amusait aussi. Et un autre. Et encore un autre. De loin le chauffeur avait l’air d’un nègre. Il la courtisait depuis des mois. Il ne comprenait rien à la comptabilité. Il la surprenait en plein calcul de rentabilité. Il avait combattu dans une guerre, peu importait laquelle. Il l’admirait parce qu’elle était maîtresse de son existence. Il confiait la sienne aux bons soins de son employeur. Il lui dit qu’il avait toujours été un bon employé et elle avait pensé qu’il cherchait du travail, un autre travail, peut-être un moyen de s’évader du château où il n’était qu’un valet. Elle avait mis du temps à s’apercevoir qu’il la désirait. Et plus de temps encore à se convaincre finalement qu’il la désirait parce qu’elle était le portrait craché de la femme qu’il était venu retrouver en livrée. Il avait dû la surprendre. Cecilia aurait beaucoup donné pour en savoir plus. Elle ne donna pas ce corps qui devenait précieux. Il la surprenait tôt le matin ou tard le soir, il venait rarement manger à midi, dans ce cas elle lui demandait de s’installer derrière les paravents de papier et elle lui accordait dix minutes de conversation dont elle occupait une bonne partie à refouler les clients qui trouvaient le coin plus agréable que la salle commune à quoi ils devaient se résoudre s’ils voulaient manger. Pourquoi ces paravents ? demanda une femme agacée. Il y avait trois tables derrière les paravents. Elles étaient mises avec goût, fleuries et parfaitement rutilantes. L’homme qui était assis à l’une d’elles portait une livrée de chauffeur qu’il avait un peu déboutonnée et on apercevait sa chemise. C’est réservé ? dit la femme qui ne voulait pas cacher sa déconvenue. Cecilia rayonnait. Sa voix était différente. Chacier n’était pas convaincu qu’elle fût vraiment différente de celle de Claire. Elle est patiente, pensa-t-il. Il se souvenait des caprices de Claire, de ses suées sous la véranda, ils couchaient sous un velum et la forêt touchait presque la maison, il se souvenait de ces arbres qui cachaient le ciel de ce côté de la maison, la pluie s’y transformait en vapeur, Claire lui dit à l’oreille que le mot sublimation convenait mieux, elle aimait cette intranquillité et en racontait l’histoire, d’une alchimie qui avait fait florès en son temps mais qu’elle ne rêvait plus de pratiquer, aux théories modernes des bas-fonds de l’esprit en goguette à fleur de civilisation, à quoi elle succombait encore quand l’angoisse finissait par lui interdire même la parole, des oiseaux multicolores se perchaient sur la balustrade en attendant que l’averse s’achevât, alors ils rejoignaient les arbres, comme s’ils fuyaient maintenant le refuge où ils avaient paru si tranquilles, ils ne les avaient pas dérangés, elle lui avait appris à se nourrir d’observations lentes, comme elle se donnait. Il lui avait avoué qu’elle le rendait fou. Cette confidence crispée l’avait d’abord amusé, puis elle avait tenté de croire à un enchantement et finalement elle avait renoncé à ce qui ne pouvait pas être le bonheur. Elle le lui dit. Il avait besoin de temps pour la comprendre. Sans elle, il reprendrait le chemin qui, pensa-t-il tout à coup, l’avait conduit jusqu’à elle. Il tenta de le lui dire. Et elle le laissa parler. D’habitude, elle trouvait les mots, elle finissait les phrases et il s’avouait vaincu par sa clairvoyance. Mais cette fois, elle lui dit seulement qu’ils avaient peut-être été trop loin.

Malcolm chassait dans les environs. On entendait les coups de feu. On le voyait arriver par la route, à pied, suivi de ses aides porteurs de l’animal mort qui ne saignait plus. Elle haïssait ces cadavres. Il collectionnait les peaux. Ou les offrait. Chacier filait par la petite porte, ni vu ni connu. Son corps contenait encore un peu de la passion qu’elle lui inspirait. Il lui en voulait de ne pas aller au bout du désir. Ils avaient expérimenté la douleur. Les oiseaux le regardaient danser sous la pluie pendant qu’il dénouait les liens qui l’attachaient à l’osier d’un fauteuil qu’elle venait de chevaucher. La pluie le rendait mélancolique. Ensuite, elle venait lécher les meurtrissures et il s’endormait. Il savait qu’il ne pourrait jamais se passer d’elle. Il savait aussi qu’il ne l’avait pas convaincue. Elle s’ennuyait sans lui. Elle s’ennuierait tout l’hiver parce qu’il ne serait plus là pour l’accompagner au bout de ces voyages qui n’en finissaient pas de l’éloigner de lui.

Il lui donna une première leçon au début d’une après-midi. Le soleil paraissait inévitable et définitif. Il regardait les arbres. Il attendit la pluie. Elle gisait sur le plancher de la véranda et se plaignait. Il avait amené l’insecte dans une petite cage de bois dont une paroi était grillagée. Elle voulait le voir d’abord. Il ouvrit la cage et l’insecte remonta le long de son bras jusqu’à l’épaule où il s’arrêta pour la regarder. Il la bâillonna et commença son œuvre. Il s’était promis de ne pas céder à ses supplications. L’insecte voyageait sur sa peau.

Plus tard, quand tout fut fini, elle lui dit que c’était seulement absurde. Elle avait pratiqué la sodomie avec un géant. L’insecte lui ressemblait. C’était tout ce qu’elle pouvait en dire. Il croisa Malcolm sur le chemin du retour. Ils ne se connaissaient pas. Il se rappela qu’il avait oublié de la libérer avant de la quitter. Il y pensa au moment où Malcolm le saluait. L’animal supplicié suivait sur une civière. Le chant des aides racontait une histoire où il avait un rôle à jouer. Chacier jeta un œil dégoûté sur le cadavre. Malcolm paraissait heureux.

Il prononça un salut poli, soulevant peut-être un peu le bord de son chapeau de brousse. Chacier, qui ne portait aucune coiffure et ne parlait jamais aux étrangers, se contenta d’un coup de bouc. Il se souvenait maintenant pourquoi il l’avait oubliée dans cette posture qu’elle aurait du mal à expliquer. Elle mentirait savamment. Mais qui serait la victime de ce mensonge ? Un vulgaire valet, le plus fragile, le moins susceptible de révolte ou de défense ? Ou lui-même, Chacier, qu’elle abandonnerait parce qu’elle savait qu’elle finissait toujours par rencontrer le maître de ses œuvres ?

Il dépassa le peloton après avoir heurté l’épaule de la lanterne qui n’était qu’un enfant porteur d’une gourde aux pattes pendantes. Le visage de l’enfant l’avait interrogé. Il rentra chez lui et se coucha. Son lit était sous la fenêtre. Le rideau était encore humide mais le soleil l’illuminait. Si je reviens, pensa-t-il, ce sera pour m’expliquer. Il sera peut-être là. Il attendit deux jours avant de mettre le nez dehors. Personne n’est venu le déranger. Il n’avait pas mangé et avait bu le fond d’une bouteille de vin. Le gosse l’attendait dans la rue. Il était assis sur une marche et jouait aux osselets. Avant de soulever le rideau de perles, Chacier consacra une bonne minute à écouter la chanson que le gosse fredonnait sans mesure. Il avait une voix limitée à un écart de tierce, ou bien il s’efforçait de s’en tenir à cette monotonie. Il leva la tête quand Chacier apparut sur le perron fraîchement arrosé.

Chacier le reconnut. L’outre était parfaitement gonflée cette fois. Elle était accrochée au mur et une femme caressait inexplicablement le cuir de ce qui avait été un ventre. Elle regardait à l’intérieur. Après tout, c’était peut-être elle qui chantait. Chacier regarda les lèvres de l’enfant. Il s’abandonnait aussi à son regard. Il veut te voir, dit l’enfant. Le cœur de Chacier eut un spasme. Il porta la main à sa poitrine et rencontra la médaille. Il la reconnaîtrait peut-être. Elle ne la lui avait pas donnée. Il l’avait trouvée au bord du miroir où elle se regardait pour changer de visage et il l’avait mise dans sa poche sans répondre à ce qu’elle lui disait. Depuis, il ne s’en séparait plus. Il aimait les runes de l’endroit et le paysage de l’envers. Ce n’étaient peut-être pas des runes. Elle avait prononcé ce mot comme les autres, pour l’humilier, mais les runes dont elle parlait n’avaient peut-être pas de secret pour elle et le paysage était trop abstrait pour qu’il pût y voir autre chose qu’un paysage.

La chaîne valait son prix. Il regrettait de l’avoir dérobée parce qu’elle avait une valeur pour celui qui mettrait la main dessus. La médaille n’était qu’un gri-gri. L’enfant en vanta les reflets. Il en avait plusieurs sur son béret. Chacune avait sa signification. Il les avait tout le temps en tête, donnant la préférence à telle ou telle selon l’urgence du moment. Chacier marchait derrière lui. L’enfant avait essayé de marcher à son côté mais il l’avait poussé devant lui en lui demandant de ralentir son allure. Ils arrivèrent à l’orée de la forêt et il songea à son cœur. Il ne l’avait jamais atteint. On parlait d’un lac où les poissons marchaient sur l’eau. Il mit la médaille dans le fond de sa poche. L’enfant avait aimé les runes. Il avait trouvé le paysage exotique. Il avait dit que c’était un paysage avant de retourner la médaille. L’enfant n’avait pas paru surpris. Il avait seulement dit que c’était un autre paysage que celui qu’il connaissait. Il n’avait jamais vu le lac. Il en avait seulement entendu parler. Mais il n’avait pas le temps d’y penser. Il avait tout le temps faim et passait le plus clair de son temps à chercher du travail.

 

Minuit deux

Ce mec était un flic. Il en avait pas l’air. Il me toisait depuis une bonne minute quand Myriam entra. Il se leva. La chaise grinça sous lui. D’un geste, il l’invita à s’asseoir. Il avait prévu sa venue. Aussi y avait-il deux chaises devant son bureau. Il se rassit dès qu’elle se posa. Elle avala une première gorgée de café. Il était encore chaud. Prévoyant. Il savourait son instinct. Il en connaissait la saveur. Ça se voyait dans ses yeux. Ils dévoraient Myriam. Sa chair. Sa magie innée. Je grattai une allumette qui illumina leurs visages.

— Je les connais, poursuivit-il sans transition. Vous êtes écrivain, non ? Mais je ne peux pas vous aider. Le pays est vaste. Sans les Russes…

— Peut-être que je m’intéresserai à autre chose, dis-je sans conviction. Qu’en penses-tu, chérie ?

— Tu feras comme tu voudras.

— On ne fait jamais que ce qu’on peut, dit ce flic.

Il ressemblait à Gengis Khan. Avec une moumoute qui n’y paraissait. Il regrettait de ne pas posséder un de mes livres. Sinon, il l’aurait lu et nous serions en train d’en parler au lieu de perdre notre temps avec ces deux fuyards que je n’avais aucune chance de retrouver. Au fait, pourquoi m’étais-je mis en tête de les retrouver ? Ils ne m’avaient fait aucun mal. Je ne connaissais même pas la femme qu’ils avaient tuée.

— Je vous écoute, dit-il sans cesser de reluquer la peau de Myriam.

— Ça n’est même pas une question de principe, dis-je sur un ton professoral qui n’étonna pas Myriam. Je ne la connaissais pas, en effet. Elle n’habitait même pas chez nous. Où elle était entrée pour en ressortir en cadavre. Elle s’appelait…

— Oh ! Ça va ! s’impatienta Myriam.

Mais elle ne se leva pas. Le flic attendait que je continue… ou plutôt que je commence mon histoire, car ce qu’il en avait entendu ne venait pas de moi. Je me demandais dans quelle langue il avait dialogué avec mes deux flics. Et d’où je tenais cette maîtrise de la langue mongole. Myriam elle même…

— J’écris un livre sur la difficulté d’exister sous forme de couple.

— Un couple hétéro… ?

— Cela va de soi ! Mais je ne saurais vous dire si mes deux voisins l’étaient autant que je le suis…

— Aucun Mongol n’est homo. Mais il peut arriver que le trio soit composé d’une femme et de deux hommes, alors que la norme en vigueur dans notre pays suppose deux femmes et un homme. Tel est l’esprit de la Loi. Mais pourquoi pas deux hommes et une femme pourvu que…

— Je comprends…

— Tu ne comprends rien, grogne Myriam. Pourquoi deux hommes amoureux d’une femme la tueraient-ils ?

— En effet, constate le flic. L’un des hommes tue l’autre homme, c’est logique…

— Sauf s’ils sont homosexuels…

— Je vous ai dit que nous les Mongols…

— Ou l’un des hommes tue la femme…

— Et pourquoi donc l’autre… ?

Nous nous égarions. Le flic se mit à gratter la surface de son bureau déjà passablement rayée. Était-il nécessaire de se livrer à des hypothèses sans intérêt maintenant qu’il n’y avait aucune chance de retrouver ces hommes ? Je pouvais consacrer ce qui me restait de vacances à autre chose. Mais quoi ? Myriam rougit.

— C’est con que ça se termine comme ça… dit-elle, presque euphorique.

— En effet, dit le flic. Mais le tourisme a du bon. Monsieur écrira bien quelque chose dans ce sens. Autant profiter de ces vacances…

— Forcées ! Je n’ai rien demandé. Si j’avais su…

— Bat Bat saura bien nous guider…

— Un voyage… ?

— Ouais ! s’écria le flic. Quelle bonne idée ! Vous écrirez un récit de voyage. Il y a beaucoup à dire sur notre fabuleux pays. Et sur nous-mêmes. Nos ancêtres.

— Les Russes… etc. etc. Je connais la chanson. Non ! D’ailleurs, je suis en train d’écrire un livre. Mon personnage s’appelle Malcolm…

— Que tu finiras par perdre de vue, comme d’habitude…

— Qu’est-ce que tu racontes comme connerie depuis que tu connais mon ami Bat Bat !

— Oh ! fit le flic.

En même temps, il s’était levé. Nouveau grincement de la chaise. Elle bascula sans chuter. Il était prêt à arrêter mon bras. Mais je n’avais pas bougé. Et ce n’était pas par paralysie. Il devina que je n’étais plus amoureux. Il parut décontenancé. Myriam avait ouvert la bouche, mais il n’en était rien sorti. Le moment était bien choisi pour mettre fin à cet inutile entretien avec le représentant des autorités locales. Les chaises grincèrent de concert et nous nous mîmes dehors. Il pleuvait. Il pleuvra toujours.

— Mandale est arrivé, annonça Myriam sous le parapluie commun. J’avais oublié de te le dire.

— Il tourne ? Ici ? Alors que je…

— Cesse, veux-tu !

Nous croisâmes les Russes qui nous saluèrent à peine. À l’hôtel, Mandale était en grande conversation avec Bat Bat tout juste sorti de l’hôpital avec un bras en bandoulière. Il y avait une carte sur la table basse qui les séparait. Bat Bat avait posé un doigt impératif sur le sommet d’une montagne.

— Ils sont d’ici, décréta-t-il en s’adressant à moi.

— Mais ils n’y sont pas, dit Myriam avec un sourire narquois.

— Ce serait trop beau, fit Mandale.

Je me rendais bien compte que si c’était une histoire, elle était mauvaise. J’avais autre chose en tête. Mandale me demanda des nouvelles du scénario en cours. Il était en droit d’en savoir un peu plus. Myriam comprit d’où je tenais le financement de ce voyage au bout du monde. Nous montâmes dans nos chambres respectives après un frugal repas de viandes diverses arrosés d’un alcool si fort que je perdis connaissance à peine couché. Le film. Pourquoi penser à autre chose ? Qui écrit ? Il n’est plus question de : Qui parle ? N’oublie pas que tu écris un r. La plage s’ouvre dans un massif de thuyas. Pieds nus. Avant, je m’ennuyais dans ma ch. À Paris ou ailleurs. Ça sentait quelquefois la bouse des enfances. Les acacias en fleur chez m. De quoi vas-tu nous parler, mon enfant ? De quoi me nourrir maintenant que je n’ai plus faim ? Je n'ai plus la force de pen. Ni à toi ni au futur de nos enf. Quel métier pour cette jeu ? Tu seras. Ou tu ne seras pas. La nature reprendra-t-elle ses droits ? Et si c’est le cas, nous pardonnera-t-elle? J’étais à la fenêtre, vomissant. L’air glacial d’un soir d’été à O. Mong. Ces moments de fictions. Privilèges. Pas tout le monde qui. Profite de ces mom. Il n’y en aura peut-être plus après la. Le. Qui nous enferme ? Qui a la clé ? Qui paie ? Je ne sais pas ce que vous pensez de m. La force. Coup d’État. Fenêtre donne sur parking sans une seule bagnole. Tous partis à la Fête de la Yourte. Traces de pneus. Si tu écrivais ? Elle dort. Elle ronfle. Spasmes des jambes. L’air vif secoue un peu les draps. Personne ne me croit. Vous écrivez. Mandale avait tenté d’en savoir plus. Ne supporte plus l’idée de devoir attendre pour savoir où sa caméra. Il en parlait à Bat Bat. Le plan sur la table. Les tracés au crayon rouge. Caractères cyrilliques. Photographiés, mais incompréhensibles. Projet élaboré sans ma participation. Qui étaient ces deux types. Pourquoi moi ? Et cette femme ? Morte pourquoi ? Qui tenait les cordons de ma bourse ? Une expédition ? Morsure. Deux jours d’hôpital. La douleur. Bat Bat grimaçait. Ses doigts roses étreignant le verre. Ses lèvres rouge sang. Mandale caressait la carrosserie boutonneuse de sa caméra. Leds intermittentes. Vous savez ce que ça veut dire, vous ? me demanda le flic accent russe Vladivostok pas loin d’ici. Nous avons besoin de mystères probables. Quelle poésie se cache dessous ? Qu’est-ce qu’un roman ? Tu dors, Juju ? La sueur des nuits mongoles. Tsetseg sur la plage. S’a coupé, dit le gosse. Il témoignait. De quoi souffre-ton à cet âge, là, au fond de soi ? Intermittences rouges. Mandale cliquait sur l’écran gris. Il parut enfin satisfait. Nous montâmes. Bat Bat avait roulé la carte et la tenait sous son aisselle. Qui ne dormira pas cette nuit ? Ces types ne m’avaient rien fait. Je ne connaissais pas cette femme. Pur hasard si. Le flic ne comprenait rien à la chance qui sourit ou grimace selon le temps qu’il fait dehors. Une seconde après la prise de vue. Prose de vue. Prose de vue. Prose de vue. Prose de vue. Réveille-toi ! Le ciel est tout illuminé. Dieu là-haut ! Une plage. S’a coupé. Cri. Lui comme dans un procès. Il n’a rien fait. Il était là et elle s’a coupé à cause d’un morceau de coquillage. Il subit quand même les remontrances de rigueur. Je le voyais s’éloigner, plié entre deux adultes, à jamais perdu dans mes pensées. Et elle n’arrêtait pas de gémir malgré l’arnica. S’a coupera plus. Promis !

 

Le Syrphe

Il aimait les mots. Avec le temps, il avait limité le vocabulaire de l’expression de sa maladie qui n’avait plus de nom. Sa conversation n’explorait même plus les effets de ce qu’il eût mieux convenu d’appeler une dégénérescence de la matière vivante. Il ne marchait plus. Il avait aussi eu le temps de concevoir un fils.

Cela s’était passé entre l’adolescence et l’âge mûr. Une fois, ce n’était rien. Il connaissait cette fièvre. Il avait vu l’enfant sortir du ventre de sa mère. L’anesthésiste avait photographié l’événement. Elle n’avait pas eu besoin de sa science, finalement. L’évènement l’écœura. C’était ce qu’il avait avoué au médecin accoucheur qui était un ami. Il regarda l’enfant. Il lui ressemblait. Elle en conçut immédiatement une tremblante jalousie.

Elle ne le regardait plus, et s’il surprenait son regard, elle lui reprochait aussitôt de la désirer parce qu’elle était une femme. Il avait du mal à l’appeler par son nom. Il ne lui donna plus aucun surnom. Cet ajout l’eût réduit à ce qu’elle ne pouvait pas paraître pour lui. Il pensa souvent au déterminant comme un trait d’union entre les deux mots. Le. La. Il ne savait plus. C’était important, cette orientation du sens. Il ne se décida jamais ni pour l’un (le par exemple) ni pour l’autre (indifféremment l’un ou l’autre). C’était une experte en alimentation.

Mais ce n’était pas lui qu’elle nourrissait. Une fois l’acte consommé (il était incapable d’en mesurer les données), elle le menaça de le dénoncer. Il regarda le corps couvert de sa propre sueur. Il évita de la regarder. Elle lui dit qu’elle ne pourrait jamais l’aimer mais que s’il naissait un enfant de ce qu’elle considérait désormais comme un viol, rien d’autre que cette infamie, elle souhaitait qu’il ne lui ressemblât pas. Mais la ressemblance était frappante. L’enfant s’agitait sur sa poitrine. Elle dit simplement : il te ressemble. Sa voix était douce, presque merveilleuse. Tout le monde fut enchanté.

On amena l’enfant dans une pièce voisine où il cessa de crier. Elle s’inquiéta. Elle s’était déjà habituée à ce cri. On l’amena elle aussi et il demeura seul dans la pièce. L’odeur du sang commença à le déranger. La fenêtre ne s’ouvrait pas. Si vous voulez fumer, lui avait dit son ami le docteur, il y a des cigarettes dans mon bureau. Il souhaitait rester encore un peu dans cette pièce où venait de naître un enfant de sa chair. Mais pas de mon sang, pensa-t-il.

Il délirait. Il se rendait compte maintenant qu’il délirait depuis le début. Elle avait exigé des promesses. Il lui avait montré la boucherie, la chambre froide, la salle où il abattait les volailles, le laboratoire où il cuisinait des conserves, la cour en triangle au sommet duquel se trouvaient les latrines. On montait à l’appartement par un escalier extérieur qui donnait dans la cour. Elle monta devant lui. C’était la première fois qu’elle venait. Elle portait l’enfant depuis sept mois. Elle s’était vêtue d’une robe légère. Il aimait l’été pour cette légèreté. Elle était agile malgré ce qu’il considérait comme une monstruosité. Elle ouvrit la porte et il se souvint que c’était elle qui avait ouvert la porte de la chambre de l’hôtel où il l’avait amenée pour la posséder. L’intérieur était agréable.

À l’hôtel, il y avait des gravures entre les appliques, un nombre exagéré d’appliques, elle ne réussit pas à les allumer toutes. Chez lui, ce furent les livres qui provoquèrent son agitation. Elle se retourna pour lui dire qu’il ne devait pas penser recommencer. Il lui répondit qu’il tenait à respecter l’enfant qu’elle portait. Il se trouva aussitôt stupide. Pourquoi avait-il parlé de l’enfant dans une conversation qui ne le concernait pas ? Elle tira les rideaux et ouvrit la fenêtre. Ils étaient dans le salon qu’il avait fait fleurir. Il se promit d’aller remercier la fleuriste dès le lendemain matin avant l’heure d’ouverture des boutiques. Il savait où la trouver. Il l’avait désirée en son temps. Mais il ne s’était rien passé. Ils avaient vieilli, c’était tout. Il n’utilisait plus ce mot mais c’était bien celui qu’il avait employé alors. Elle avait songé puis avait murmuré qu’elle ne se sentait pas vieille. Puis ils n’avaient plus eu de conversation en dehors de ce qu’il convenait d’appeler de bonnes relations de voisinage. Elle agissait à sa place. Elle lui achetait la viande et fleurissait sa maison. Ils avaient établi un calendrier des événements. Il y avait peu d’imprévus mais si cela arrivait, elle faisait mine de n’accorder qu’une importance relative à l’événement. Ils auraient vécu heureux s’il l’avait épousée. Ce n’était pas arrivé. Il lui annonça son mariage avec la fille de l’ingénieur de la mine. C’était une très jeune fille. Elle ne le dit pas. Personne ne le disait. Elle se mit à réfléchir derrière le petit comptoir où elle posait à plat ses mains gantées de coton blanc. Il lui donna les clés de la maison, comme d’habitude. Il lui redit qu’elle pouvait les conserver. Il le lui disait depuis des années mais elle refusa encore, prétextant qu’elle était distraite et oublieuse. C’était beaucoup pour une seule femme, ironisa-t-il. Elle ouvrit un tiroir, en sortit un crayon et il vit le crayon noter des idées sur le carnet qu’elle tenait ouvert sur le comptoir. Il pouvait s’en aller. Elle avait mis fin à la conversation. Il dit quelque chose et sortit.

La rue était animée ce matin en prévision de la fête. Son apprenti avait ouvert la boucherie et l’attendait, les bras croisés, devant la porte. Il traversa la place. L’apprenti lui souhaita une bonne journée. Il ne pensait pas que ce serait une bonne journée. Elle arriverait demain. C’était le dernier jour de classe. Elle se dépêcherait de quitter sa robe de collégienne et elle entrerait toute nue dans une robe d’été. Le chignon s’épanouirait en chevelure. Il avait hâte de la revoir et en même temps, il la haïssait, sans souhaiter toutefois qu’elle disparût de sa vie. La raison en était peut-être l’enfant. Le cheval arriva par la grand-rue.

— Me laisserez-vous conduire le camion ? demanda l’apprenti.

Il ne répondit pas. Il n’aimait pas ces allées et venues entre la boucherie et l’abattoir. Il ne parlait pas pendant tout le trajet et l’apprenti observait ses manœuvres. Il était particulièrement intrigué par la manipulation de la boîte de vitesse. Il en parlait comme d’une épreuve à surmonter. Mais il n’obtenait pas de réponse. Au retour, les cageots de gros morceaux émettaient l’odeur du sang qui lui donnait le vertige. Il garait la bétaillère dans la cour et chargeait l’apprenti de rentrer la viande dans la chambre froide. Il montait chez lui. Les fleurs arrivaient au bout de leur existence mais elles aromatisaient encore l’intérieur où il tentait de survivre à l’ennui. Il ouvrait un livre et se servait un alcool. Il entendait les claquements sourds de la porte de la chambre froide, les pas de l’apprenti sur le diable qui montait et descendait, chargé ou non à l’épaule de ces pesants morceaux de viande qu’il ne mettrait pas une semaine à débiter et à vendre. Il n’abattait des porcs qu’une fois l’an et deux ou trois fois des volailles. Il revendait sans bénéfice des charcuteries ménagères dont il vantait volontiers les saveurs qu’il qualifiait d’inimitables. On l’aimait pour sa franchise. On ne prononça jamais le mot simplicité en parlant de lui. On l’avait plusieurs fois surpris en compagnie d’adolescentes qu’il courtisait en marge de la vie sociale. Il n’avait jamais fait preuve que d’une extrême courtoisie. Après tout, elles n’étaient que flattées, ce qui ne pouvait pas les blesser. Il éveillait peut-être en elles des désirs qu’elles ne trouveraient jamais l’occasion de satisfaire. Celles qui avaient vieilli pouvaient en témoigner. Mais en quels termes ? On n’en parlait jamais en sa présence. Seule la fleuriste y faisait quelquefois de discrètes allusions. Mais n’était-ce pas plutôt lui qui y pensait tandis qu’elle lui parlait d’autre chose ? Il se sentait aussi instable que le printemps. Il ne pouvait pas parler d’infidélité. Il n’avait jamais rien possédé qui lui donnât le droit de s’exprimer sur ce sujet. Il pensa aussi à l’intranquillité, néologisme rencontré dans un livre. Instabilité convenait mieux à son angoisse. Une angoisse molle, distante, sans ombres portées sur le quotidien où il avait sa place. S’il l’épousait, comme il en avait l’obligation, ou comme il craignait de trouver la force de ne pas le faire, elle se servirait de cette angoisse contre lui.

Elle promettait de protéger l’enfant. Elle pensait à une fille. Il fut presque heureux quand l’accoucheur annonça que c’était un garçon. Il avait d’abord vu la tête, puis plus rien. Mais elle le savait peut-être déjà. Son ami avait respecté le secret. Après tout, c’était son devoir. Elle s’arrangeait pour qu’on lui dût beaucoup. Ou elle ne s’arrangeait pas, les choses arrivaient et elle improvisait. Elle improviserait aux premiers signes de la maturité. Quel rôle avait-elle interprété au commencement de cette adolescence qu’il avait brisée ? Que vivait-elle en attendant d’être une femme mûre ? Elle avait elle-même déclaré qu’elle ne jouerait pas le rôle de la mère. Son père l’avait giflée et il lui avait dit qu’elle était plus coupable que lui. Ensuite il s’était retourné et il lui avait précisé, à lui, que cette déclaration ne diminuait en rien sa propre responsabilité, tandis que la mère, qui secouait un chapelet, continuait de lui demander comment il avait pu commettre une pareille infamie. Elle voulait dire qu’il était le seul responsable, qu’elle l’excusait, même s’il était en droit de penser qu’elle avait fait le premier pas, un pas de gamine que la nature a grisé, et il avait fallu que ça arrive, disait-elle, qu’il se trouvât là à ce moment, et qu’il en profitât pour perdre une virginité qui n’avait plus de sens pour lui maintenant qu’il n’était plus vierge.

Je n’ai pas honte, pensait-il, mais il ne dit rien. Il n’avait pas l’intention de se rebeller. Il s’était montré doux comme un agneau, mais l’agneau avait conscience de son destin, il n’y avait pas de pré fleuri pour l’émerveiller, pas de ciel ensoleillé pour l’empêcher de raisonner l’absence pourtant inexplicable des autres qui tardaient à revenir, il avait pleuré derrière une clôture en les regardant et il n’avait pas discuté le prix.

— Finalement, avait dit le père en lui servant une eau-de-vie brûlante qui prit la place du feu, vous êtes le fils de la maison.

— Qu’il le veuille ou non ! avait-elle dit.

L’idée ne l’enchantait pas. Perdre la virginité au prix de la sienne avait été un moment de folie ou d’indignité. Se résoudre à la continence le rendrait plus fou. Vous irez voir les femmes, lui avait dit son ami après l’accouchement. Pourquoi s’était-il confié à lui ? C’était une confidence parfaitement inhérente au sujet qu’il n’avait pas fini d’épancher d’ailleurs. Le secret serait bien gardé. Mais il n’y aurait plus de secret à l’intérieur du cercle qu’ils formaient tous les trois. Les beaux-parents n’étaient que des satellites de la situation. Ils étaient trop détruits par la douleur pour s’en servir contre lui.

La première fois qu’il les rencontra, ce fut à leur invitation. Le mot était clair. Ou il allait les voir pour parler (il savait qu’ils le réduiraient au silence et il redoutait cette suite de l’anéantissement) ou bien ils dénonceraient son crime. Il ne se sentait pas encore coupable. Il était plutôt la proie des regrets. La nuit, le sommeil lui inspirait des solutions mais leur incohérence ne lui apparaissait que plus tard et il se rendormait en croyant avoir trouvé le moyen d’en finir avec le cauchemar dont elle était reine le jour. Mais il lui arrivait aussi de rêver de la posséder de nouveau. Il se souvenait de tous les détails de la pénétration. Il ne s’était pas senti puissant, ni maître de lui. Simplement, il avait éprouvé la joie de comprendre enfin la véritable utilité de l’organe concerné et il était entré dans le sien pour se rendre compte enfin que c’était le seul endroit du monde où il se sentirait définitivement heureux.

Mais l’extase n’avait pas duré. Il avait dû lutter contre sa musculature. Cette tonicité le fascina d’abord. Elle était sur le point de le vaincre. Il eut alors le désir de la tuer pour qu’elle se tînt tranquille. Le père avait dénoué l’écharpe qu’elle portait pour cacher les traces de cette ignoble tentative. Il avait même précisé qu’il l’avait empêchée de se laver. Elle renoua l’écharpe et repoussa son père qui soulevait ses jupes. Il aperçut le triangle de poils diminué par le croisement des cuisses. Vous êtes tous des salauds ! avait-elle murmuré. Et il l’avait encore giflée et sa main avait atteint la chevelure. Il avait essayé son sexe dans ces cheveux. En avait-elle parlé aussi ? Il chercha une réponse dans son regard. Pourquoi savent-ils autant de choses ? pensa-t-il. Il répéta fidèlement la promesse que le père lui dictait. Elle souriait peut-être. N’avait-elle pas souri quand il s’était retiré ? Il avait poussé un cri de bête qui avait mis fin à son agitation de poupée de chiffon. En même temps, il avait desserré l’emprise de ses mains. Son regard ne le harcelait plus. Il était étourdi par le besoin de s’expliquer. Il y avait une explication à cela. Mais n’avait-il pas préparé lui-même cette entrée en possession de la seule femme qui semblait à portée de ses moyens d’en posséder au moins une avant de quitter ce monde ?

Elle l’avait suivi. Elle avait peut-être pensé à des caresses prometteuses. Il ne saurait jamais ce qui avait motivé sa docilité. Ils étaient entrés dans l’hôtel par l’arrière-cour où l’on garait les voitures sous un appentis fleuri. Un surgeon jaillissait au centre d’un bassin. Cela aussi c’était de l’imagerie. Il avait embrassé son cou et touché un sein à travers la robe d’été. Elle lui avait rendu le baiser. Cette humidité l’égara encore. Il ouvrit la porte de l’escalier de service et elle monta devant lui. Il songea qu’il allait commettre une folie sans être fou. Elle aimerait peut-être qu’il sût se rendre fou à l’occasion de se donner à lui. Il montra la porte de la chambre et elle l’ouvrit. Puis tout devenait plus clair et plus intense dans sa mémoire. Son ami l’avait écouté sans l’interrompre. Je ne te connaissais pas ce talent, finit-il par dire. Il voulait parler des mots. Il n’avait pas pensé aux mots. Son être les avait choisis. Ce n’était pas une question de talent. Il n’avait pas changé. Il y avait toujours ces mots. Et l’être les ramenait à la surface. Cela ne s’était jamais passé autrement. Et cela n’arriverait peut-être plus, parce qu’il venait de dépasser les limites.

Son ami se montra sceptique relativement à cette affirmation.

— Nous savons tous quel est le chemin du bonheur, dit-il. Mais ce n’est pas le bon.

Cette idée d’avoir été un moment sur le chemin du bonheur l’enchantait. Il en parla avec elle. Je te tuerai, dit-elle. Il venait de la déshabiller. Elle n’avait plus de pudeur. Il ne la toucha pas. L’angoisse revenait. Bon Dieu, pensa-t-il, l’angoisse à la place du bonheur. Elle est monstrueuse. Elle était plutôt petite mais ses jambes paraissaient longues. Il haïssait cette cambrure exagérée. Les cheveux tombaient sur une épaule. Elle jouait avec la lumière. Elle était peut-être belle. Il se croyait malade. Attendons, dit son ami (ils fumaient des cigarettes sur la terrasse de son bureau et regardaient les chevaux à l’adret qu’ils possédaient comme leurs propres parents l’avaient possédé), un enfant peut tout changer. Il rentra. Elle était sur le seuil de la boutique et lui apportait des fleurs. Elle refusa de monter. Ce ne serait pas convenable, dit-elle en l’effleurant. Elle devenait nécessaire elle aussi. Comment le lui dire ?

Elle ne lui inspirait aucune violence. Il ne désirait que la tranquillité avec elle. Ils n’avaient rien à se dire. Vivre ensemble ne les ennuierait pas. C’était une question de durée. Avec l’autre, l’adolescente qu’il était forcé d’épouser, il serait question d’impatience, le temps subirait des accélérations qu’il faudrait finalement expliquer, à qui, pourquoi ? Elle s’éloigna. Il attendit sur le seuil de la boutique qu’elle fût rentrée chez elle, de l’autre côté de la place. Les fleurs ont besoin d’eau, pensa-t-il en montant sans accorder aucune importance à cette pensée. Elle s’appelait Fleur et depuis, ses pensées en cultivaient d’innommables. Il arrangea les fleurs dans un vase. Il déposa le vase sur le bahut. Il s’assit dans son fauteuil, l’autre étant réservé à l’ami, mais elle prendrait l’habitude de l’occuper à sa place. De l’autre côté du salon, l’écran blanc perlé où il projetait des diapositives. Elle lui avait demandé de le remplacer par un poste de télévision. Chez elle, elle regardait la télévision. Il n’aimait pas cette idée. Il préférait feuilleter. Il n’allait jamais au bout des spectacles. Il finissait par perdre patience. Elle lui parlait au contraire de cette possibilité, qu’elle qualifiait de merveilleuse, d’être captivée jusqu’à la fin. La fin de quoi ? demanda-t-il sans réfléchir.

Elle n’avait plus peur. Elle venait le soir après la fermeture de la boutique. Elle lui consacrait une heure, moins si le spectacle télévisuel commençait plus tôt que d’habitude. Elle n’avait pas vraiment de préférences. Elle choisirait plus tard. Elle continuerait de tout regarder pour ne rien perdre. Trop de fleurs, dit-elle un soir. Qui est-elle ? Il parla de cette femme, de leur enfance, l’innocence des jeux, la sensation qu’il n’y a pas de hasard, que rien n’est arrivé. Elle rit. Elle pouvait tout détruire en lui riant au nez. Fleur et la fleuriste. Il rêvait d’écrire un petit roman sur le sujet. Il inventerait la fin. Il n’avait jamais rien écrit, sauf des notes sur un carnet qu’il avait égaré.

— Veux-tu que nous allions manger sur l’herbe demain ? proposa-t-il pour changer de conversation.

Elle avait d’autres projets. Son père étrennait une nouvelle voiture. Il avait soigneusement calculé la distance qu’ils pouvaient atteindre. Cette voiture était plus rapide. Le soir, au retour, elle monterait pour lui annoncer que jamais ils n’avaient été si loin. Ensuite elle lui raconterait le voyage. La tristesse de sa mère chargée de surveiller l’horaire et le kilométrage. La nervosité de son père incapable de reconnaître ses erreurs de conduite. Quant à elle, elle n’avait songé qu’à se donner aux regards de passage. Elle avait un beau visage qui promettait d’être à la hauteur de la tragédie qu’il manquerait pour une scène de viol. Elle n’avait pas prononcé le mot viol. Seule sa mère en parlait.

Il reconnut encore qu’il avait perdu la tête. Il n’employait pas d’autres expressions. Perdre la tête la définissait et la flattait. D’habitude, les pères posent leur tête sur le ventre de leur femme.

— Je ne suis pas encore votre femme, dit-elle. Lui avez-vous demandé sa main, une seule fois ?

Elle était radieuse maintenant. Il se tut. Elle lui raconta comment la fleuriste l’avait regardée sans rien dire quand elle était entrée dans sa boutique. Son père voulait un bouquet de roses mais il en avait oublié le nombre. La fleuriste demanda des précisions. Sa voix ne tenait qu’à un fil. Le rompre était un jeu. Le langage des fleurs n’avait aucun secret pour elle mais elle se sentait menacée. Fleur compta elle-même les roses. La fleuriste en composa le bouquet nu.

— Père ne supporte pas les fioritures, avait précisé Fleur.

— Ne vous blessez pas, dit la fleuriste.

En sortant de la boutique, Fleur se retourna pour lui dire : vous ne me souhaitez rien ? La fleuriste lui souhaita en souriant tout le bonheur du monde. Fleur rougit. Elle n’attendait rien ni du bonheur ni du monde. Et son éducation ne lui enseignait pas ce qu’on souhaitait aux futures mères. La fleuriste n’avait pas songé à l’enfant. Tout le monde était au courant. N’était-elle pas elle-même un des principaux vecteurs de l’information ? Qu’avait donc à voir le bonheur avec ce qu’on désirait pour cette fille légère ? Qu’en dit le langage des fleurs ?

Fleur écouta la leçon. Son pied bloquait la porte de verre de la boutique. L’air sirupeux de l’été excitait les aromates. La fleuriste était prise de vertige. Fleur s’en alla sans écouter la fin. Elle savait tout maintenant. Chez elle, elle entra en catimini dans la chambre de son père et mit le bouquet de roses dans le vase qu’il avait préparé. Dans le couloir, sa mère lui demandait : qu’est-ce que tu fais ? Elle avait ouvert la fenêtre et regardait le nuage de poussière rouge au-dessus de la mine. Mais rien, dit-elle. Elle aurait voulu dire : ça ne te regarde pas. Ce même corps, pensa-t-elle, et les désirs de mon père. Elle sortit de la chambre.

Sa mère s’éloignait dans le couloir. Elle n’avait pas attendue d’autres réponses. Elle agissait toujours ainsi. Ce rien ne l’avait pas convaincue. Elle avait sans doute pensé à son indiscrétion puis : puisqu’il n’est pas dans sa chambre. Fleur la suivit dans l’escalier. Un petit cadeau, dit-elle, puis elle rectifia : une pensée. Oui, c’est ça, une pensée ! Sa mère souriait. Elle adorerait l’enfant. Je sais, dit-elle, pensant peut-être : pourquoi ai-je posé cette question une fois de plus ? Fleur sortit dans le jardin qui s’épanouissait à l’ombre de la maison. Elle avait coutume de s’asseoir dans une parcelle de soleil où elle resplendissait. Maintenant sa mère prétendait que c’était bon pour l’enfant. Elle regrettait que le jardin fût si triste, mais les fleurs poussaient assez bien dans cette ombre. Il n’y avait pas de rosier puisque les roses étaient réservées aux anniversaires de son mariage. C’était lui qui les achetait d’habitude, mais la mine s’était effondrée la veille et il n’avait pas consacré une seule minute à cette pensée.

— Ce sera la première fois, avait-il dit, désolé.

Il se confiait à elle chaque fois qu’il se sentait perdu. Elle avait la mémoire encombrée de confessions souvent incohérentes parce que son cerveau d’enfant n’en avait pas trouvé le fil d’Ariane. Maintenant, elle savait tout de cette cohérence. Elle savait provoquer ce flux. Cela pouvait durer des heures. Elle traçait le chemin à suivre et il l’accompagnait dans ce voyage extravagant. Il connaissait bien l’ouvrier qui avait été enterré.

Fleur songea à cet écrasement, la pression tellurique, la réduction au fossile. Elle lui connaissait d’autres amantes. Mais trouverait-il la force d’abandonner celle-ci à son veuvage ? Il la déifiait déjà. Elle la vit pleurer derrière le portail de la maison. Un marmot s’accrochait à sa jupe. Il souriait aux passants. De ce côté du village, l’air était moins chargé de poussière, mais l’âcreté était la même. Fleur entra dans la foule qui attendait sur la place. Au passage, elle laissa errer sa main à la surface du bassin. Pierre avait fermé la porte de sa boutique. D’habitude, à cette époque de l’année, il la laissait entrouverte. Les forains s’étaient approchés. L’effondrement de la mine les avait réveillés dans la nuit. Depuis, ils priaient sans toutefois se mêler à la foule. Fleur cherchait un visage. Il m’a promis de revenir, pensait-elle et elle croyait que c’était un homme fidèle à ses promesses. Pierre l’observait à travers la vitrine. Que cherche-t-elle ? Il voyait bien qu’elle était à la recherche de quelqu’un. Il avait vu passer son père en tenue de travail, accompagné d’un groupe d’ouvriers qui semblaient le presser de questions auxquelles il ne répondait d’ailleurs pas. Poésie facile, se dit-il. Le jour était à peine levé. Il sortit pour se faire voir, mais le groupe passa et il n’osa pas en interrompre la trajectoire.

Il se souvenait de tout cela maintenant. C’était clair à défaut d’être complet. Il n’oubliait ni l’effondrement de la mine, ni la fête foraine, ni la cérémonie du mariage. Ensuite elle fuguait et il refusait de reconnaître sa défaite. C’était dimanche. Elle n’avait pas passé la nuit avec lui. Il se fichait qu’elle dormît avec un autre. Elle pouvait s’abandonner à qui elle voulait, pourvu que personne n’en sût rien. Personne n’en saurait jamais rien. Il frissonna dans l’air du matin. Il était dans la cour. Il se débarbouilla dans l’eau du lavoir. Il aimait cette fraîcheur. Il aimait revenir et jouir de cette minute de retrouvailles avec le décor de la vie. Puis il rentrait dans son angoisse, fidèle et soumis, un peu tremblant à la surface de son être qui pouvait être cette peau qu’on croyait tétanisée en pensant à ce qu’elle recouvrait. Il caressa la peau. Petite chaleur du matin. Il avait proposé de remettre la cérémonie à plus tard.

Ils entrèrent dans la mairie à dix heures et dans l’église à onze, exactement comme c’était prévu. Une heure et des poussières que l’ingénieur ne passa pas sur les lieux de la tragédie. Ses chevaux étaient poussiéreux mais le costume était impeccable. Il s’était même rasé et avait nettoyé ses ongles. Ils mangèrent silencieusement dans les jardins du château, à l’abri des tonnelles dont l’une donnait sur un ponton de bois gris où était amarrée une barque. Il ne l’avait pas enlevée par ce chemin. Ils étaient allés jusqu’à l’écluse puis avaient remonté le chemin jusqu’à la maison. Entre-temps, ils avaient fait l’amour, doucement entraînés par le flux, et continuant de le faire dans l’air noir et sous les arbres. Ils avaient dansé sans musique, seulement bercés par le vent et le bruit des conversations. Ils n’avaient pas tournoyé comme elle aimait. Ils valsaient sans s’abandonner à l’ivresse qui l’aurait raisonnée. Les forains chômaient sur les pentes qui descendaient vers le village. Ils étaient assis et leurs femmes couraient après des gosses un peu grisés par l’herbe des prés. Le costume de son père était soigneusement plié sur le dossier d’une chaise. Les seuls musiciens présents n’étaient pas concernés par ce qui venait d’arriver à la mine. Ils se tenaient debout près de l’enceinte du château et des femmes leur apportaient de quoi manger et boire.

Pierre chercha les instruments. Pourquoi cette attente ? pensait-il, presque rageur. Pourquoi cet entêtement ? Pourquoi n’ai-je pas eu raison de leur ténacité ? Il regarda la barque dans l’ombre des saules. Des enfants y jouaient, malgré l’interdiction itérative qui les mettait en fuite. Le ponton résonnait de leurs courses.

— Vous ne vous amusez pas, dit Constance en passant.

Il ne répondit pas et la regarda descendre le chemin jusqu’au ponton où elle avait l’intention d’enguirlander les enfants. Rien ne s’était jamais passé autrement, les gosses, leurs envols, l’enlèvement au fil de l’eau, le plaisir à l’abri de la nuit, le réveil avec cette sensation de bonheur intense qui vaut la peine d’être vécu, il en était persuadé. Constance remonta.

— Ils ne se rendent pas compte, dit-elle.

Gardienne du silence dû aux morts tranquilles maintenant. On en avait remonté quelques-uns, paquets de sang et de terre, la terre était devenue leur seule chair. Elle composerait des couronnes mémorables. Il l’avait vue travailler dans cette arrière-boutique éclairée par une grande baie vitrée qui formait le mur donnant sur un jardin toujours lumineux. Le jardin le fascinait. Elle y cultivait des raretés. Au fond, la serre paraissait infinie.

— C’est une impression, dit-elle et elle en expliqua la raison.

Ils étaient entrés dans la serre et il avait tenté de l’embrasser. Pourquoi ne pas se l’avouer maintenant ? Elle s’était dérobée. Il avait admiré cette souplesse, cette facilité, le corps félin, accessible et serein. La honte l’obligea à bafouiller des excuses qu’elle fit mine de ne pas écouter. Elle était déjà de l’autre côté du jardin, contre le miroir de la baie vitrée, n’ayant pas ouvert la porte de verre sinon le reflet l’aurait aveuglé. Il avait tellement eu besoin de cet aveuglement. Elle l’attendait. Qu’avait-elle dit, si elle avait dit quelque chose ? Pas ici ? Plus tard ? Pas question ? Vous êtes fou ? Non, elle ne l’aurait pas traité de fou.

Enfants, ils se respectaient. Son intelligence le fascinait. Il ne pouvait pas la confondre avec cette pratique de la ruse que les autres filles exerçaient à son endroit, ne réussissant toutefois pas à le forcer dans le sens de leur égoïsme mâtiné d’hypocrisie et d’envie. Elle rayonnait parce que sa voix était juste. Il reconnaissait tout ce qu’elle soumettait à son esprit. Elle savait avant, tandis que les autres ne tendaient que les filets de leur attente. S’il l’avait sentie amoureuse, il se serait déclaré. Mais il était déjà porteur de cette violence contre laquelle il ne luttait pas aussi longtemps qu’elle l’aurait sans doute exigé.

— Ils ne respectent rien, dit-elle en parlant des gosses.

— Qu’avons-nous respecté nous-mêmes ?

Elle sourit. Elle s’assit près de lui. Elle pouvait se permettre cette robe blanche. Il n’en doutait pas.

— C’est terrible, dit-elle.

Elle lui montra la poussière rouge sur la pulpe du doigt qu’elle venait de passer à la surface d’une feuille.

— Oui, dit-il.

La barque était amarrée depuis deux jours. On ne l’avait pas chargée de fleurs comme c’était la coutume. L’enlèvement commençait par ces bouquets qu’on regardait descendre la rivière sous la lune, puis la barque passait, le visage lunaire de Pierre par exemple, la robe en fleur de Fleur, les rames qui coupent l’eau, le bruit de l’eau fendue, les rires sous cape et les questions des enfants qui nourrissent infatigablement leur mémoire. Le ponton aussi était fleuri. Les vierges y choisissaient leur bouquet sous le regard ému des prétendants qui avaient jeté leurs perruques dans le feu de joie avant de monter au château pour rendre hommage à la mariée. Il y avait toujours une mariée le jour de la Saint-Jean. Pourquoi Fleur cette année-là ? Pourquoi ce choix insensé ? Il se reprocha à voix haute de n’avoir pas trouvé la force de lutter. Constance lui prit la main. Elle communiait comme avant. Mais avant quoi ? Que s’est-il passé qui a tout changé ? Elle avait changé elle aussi. Fleur changeait le monde. Doigts de fée. Le cri des enfants signalait un danger. Ils virent l’enfant à la dérive. Il était tranquille à la surface de l’eau. Cela lui était arrivé dans son enfance. Il se souvenait du glissement.

Puis il est entré dans les algues qui peuplent l’entrée de l’écluse et il s’est mis à crier.

L’absurdité de son cri lui apparut au bout d’une minute. Il était seul. L’eau était tiède entre les algues. Il se sentit presque bien tout à coup. Une petite douleur voyageait dans sa poitrine. Elle voyage encore. Il dit que c’est l’avertissement. Elle ne doit pas voyager longtemps sinon il a besoin des autres. La science des autres. Ce qu’ils savent de moi en particulier et de nous en général. Ce côté par quoi nous nous ressemblons, forge du temps, et l’autre côté qui se refuse à l’amour. Constance était sur le pont. Elle le regardait. Il avait ôté ses vêtements qui séchaient sur les buissons. Elle se souvenait. Comme un désir de partager. Elle voulait dire de ressembler. Mais il la laissa parler. Pas facile de la surprendre en flagrant délit de bavardage.

L’enfance la harcelait. Elle croyait se souvenir de tout. Une force secrète la contraignait au classement. Il suffisait de demander et elle se souvenait. Il avoua sans pudeur que son esprit n’avait sans doute retenu que le fil d’Ariane. Elle se moqua de lui, lui pinça le dos de la main, une manie héritée de l’enfance, destinée à arracher le cri qui réveille. Elle avait mis fin à tous ses sommeils. Il comptait sur elle dans le cas où Fleur le soumettrait à d’autres réalités. Il aimait ce profil d’arcanes. Elle penche le visage sur ses jambes et chasse l’insecte. Ce que nous sommes, pensa-t-il, cette chair en vadrouille. Que savait-on de son intimité ? On en parlait au café, mais parallèlement à sa beauté et cela finissait par l’ennui. Il sortait, vaguement grisé par le vin et le cigare, claquant une langue qui venait de ralentir le débit de sa voix, le condamnant au silence parmi les autres qui consacrèrent une demi-minute à se moquer de son infortune.

Il passa devant la boutique de Constance.

Je l’aime parce que je sais qui elle est, pensa-t-il. Il jeta un œil morne à l’intérieur. La porte de l’arrière-boutique était entrouverte. Il prit le temps de mettre au point cette vision. Constance apparut peu à peu. Il avait pu s’écouler une éternité. Elle avait l’œil dans une loupe et manipulait un scalpel sous une lumière blanche qui formait un disque sur le plan de travail. Le secret de ses roses blanches couronnées de rouge. Il rentra chez lui.

L’enterrement n’avait été que le prétexte à de nouvelles transes. Quelqu’un avait bien amené un cercueil miniature qui avait trôné au milieu de la table pendant tout le repas. Au dessert, on lui demanda d’ouvrir le cercueil. Une plaquette y était roulée. C’était une saynète. On la joua. Il s’amusa jusqu’à la fin puis il fut pris de vertige. Tous les convives se mirent à compter en attendant le premier spasme. Mais il n’avait aucune envie de vomir. Il le leur dit. Il se retrouva aussitôt en marge d’un autre jeu. Ce fut à ce moment qu’il aperçut la lueur dans la vitrine de Constance.

— Je m’en vais, dit-il.

Ils l’avaient peut-être chahuté encore un peu. Il ne s’en souvenait pas. Ils avaient promis au maire de se tenir tranquilles. Ils s’étaient peut-être rassemblés sur le seuil, comme un seul être qui ne fût pas géant mais disons plutôt énorme. Il ne se retourna pas. La lueur l’attira comme un papillon.

— Vous êtes ce papillon ! dit-elle.

Et le papillon lui toucha le front. Il ferma les yeux.

— Ce n’est qu’un papillon, dit-elle.

Elle le voyait dans le ciel.

— Vous n’auriez pas dû fermer les yeux, dit-elle, maintenant votre rétine...

Sa voix dans le ciel blanc sans papillon. Puis son cri qui l’avertissait qu’il y avait un enfant à sauver des eaux. Il enjamba les enfants, parcourut la longueur du ponton juste le temps de penser : je veux le sauver. Mais l’enfant riait. Il rira moins au contact des algues, pensa-t-il. Il leva le bras hors de l’eau et forma avec les doigts le signe que tout allait bien.

— Vous êtes fou, lui dit Fleur, vous auriez pu vous noyer.

L’enfant chialait contre le tronc d’un arbre, les mains dans le dos.

— Que tient-il dans les mains ? demanda-t-il à Fleur.

— Tu es fou, dit-elle.

L’enfant est fou. La douleur ne l’a pas forcé à révéler le pourquoi de son acte insensé. Quelque chose dans la main. Les autres enfants savaient. Ou ceux qui ne savaient pas étaient maintenant bien renseignés. Le secret était bien gardé.

— Il chiale, dit Fleur.

Constance revenait avec la badine.

— Ce n’était pas le jour, dit-elle.

Un métayer lui servait à boire.

— Vas-tu te taire à la fin ! lança-t-elle par-dessus son épaule.

— Jeu d’enfant, dit-il pour l’excuser.

Elle rougit.

— Il me rendra folle. Lui, un autre, tous !

Elle ne voulait pas pleurer comme il le lui conseillait. Sa mère pleurait toujours dans ces cas. Il adorait sa mère. Et sa mère adorait les constances.

— Je sais, dit-elle.

Pierre observait la scène. Il était assis dans l’herbe sous un arbre. Fleur accroupie près de lui. Elle aimait le confort de cette position. Il renonça à lui dire qu’elle scandalisait inutilement. Il souriait un peu bêtement en attendant qu’on lui ramenât ses vêtements. L’arbre était un noyer.

— C’est malin, dit Fleur.

Il n’y avait pas pensé.

 

Minuit trois

Rat des villes et rat de la campagne. J’oscille. Pendule de chair. Tic-tac des os en puzzle. Il n’y a rien entre les actes. Jeux de music-hall. « Voici comment ça s’est passé. » Et l’autre écoute et prend des notes, mine de rien. Sur son écran se dessine le degré de culpabilité. Le Parquet s’impatiente. Qui était cette femme ? A-t-elle existé ? Sans elle, sans son hypothétique existence, votre histoire ne vaut plus rien. Ces deux Mongols ont disparu. Et alors ? La perquisition de leur appartement n’a rien donné. Rien sur l’Islam. Rien sur la Drogue. Rien sur la Femme. Rien sur eux. Myriam et moi en dehors du Rex. Minuit passé d’une seconde. Premier grain de raisin de l’Andarax. Tu te souviens ? Le pont était traversé par des zombies exhibant des signes de religiosité. Mais quelle religion a vraiment pris le pas sur la magie universelle ? Mandale n’avait pas prévu de générique. Nous sommes par. Entre schizos et cons. Le ciel noir des automnes de la civilisation. Aux balcons pendaient les nœuds encore tièdes. Quel poète est passé par là ? Tu écris un roman, toi ?

— Vous avez vu le film… ? (Mandale, angoissé)

— On est pas sorti avant la fin, si c’est ce que tu veux savoir. (Myriam, toujours incisive)

— Tu ne dis rien… ? (Mandale)

— (Myriam) En ce moment, il se frotte au Passé… (on sent la Majuscule)

— Et à la Campagne… (dis-je)

— On sent que la Ville n’est pas loin… (Mandale, revoyant les rushes avant montage)

Pendule à fleur de peau. Celle de l’Humanité. Deuxième grain. La télé diffuse les réjouissances avec une heure d’avance. On a eu le temps d’aller au cinéma et d’en revenir. Deux Mongols qu’on a pris pour des Chinois. J’ai alors parlé à Myriam du cadavre.

— Tu vois des cadavres partout depuis que…

Elle coupe. Les Mongols s’approchent. Même pont. Pas la place de se croiser sans se frotter. J’avais jamais regardé un Mongol d’aussi près. John Wayne, qu’il se faisait appeler. Nous suivait deux ou trois junkies qui rejoignaient leur jardin public par le plus court chemin.

— Tu en veux au Futur, voilà tout. (Myriam — ou un des junkies qui a l’air d’une femme)

— Je n’en veux qu’à la classe moyenne… J’ai relu Villiers. Si nous allions à la campagne ? J’ai besoin de me ressourcer. En ce moment, j’écris à la campagne. Celle que j’ai co…

Interrompu par la proximité. L’un d’eux m’a reconnu. L’autre regardait par-dessus la balust. L’eau noire des surfaces venues d’ailleurs. Le flanc miroitant des embarcations pour Cythère. Un goéland posé dans son sommeil sur une vergue. Les filins. Nœuds de cabestan.

— Pourquoi pas, dit Myriam. Tu promets de me foutre la paix… ?

— Je m’enfermerai. Tu m’enfermeras. Tout sera fermé. Je verrai le jardin en friche depuis que. Assailli par les faits maintenant oubliés. Malcolm. Pierre. Ces femmes clouées avec d’autres aux tapisseries anciennes des murs. Je voudrais évoquer…

Signe de tête. Le Mongol ne me pose pas de q. Il passe son chemin. Signe et passe. L’autre le visage dans l’ombre. Aucun reflet de pore. J’ai souvent été témoin, mais on ne m’a jamais de. Silence des éloignements. Mandale plus tard fignole un générique. Me demande mon avis. Je vois ce qui fut. Je ne vois plus comment. L’eau noire du canal. Avec ses feuilles d’automne. L’écran clignotait vert.

— Tu as un appel.

Mandale. Excité. Est resté dans la cabine de projection. Des ennuis avec les bobines. Un arbre à came a foiré. Que des ennuis.

— Évidemment, tu n’as rien remarqué…

— …

— Comme d’hab.

Il n’aime pas être seul. On aurait dû l’attendre. Il avait des ennuis et devait s’en dépêtrer seul. Si nous avions attendu… Mais Myriam voulait rentrer et se coucher sans penser. Mandale raccroche. Le Mongol fait un signe de tête. Il a le regard clair. L’autre ne regarde pas de mon côté. Il voit le quai obscur. D’autres junkies. Mandale avait dit :

— Ne me prends pas pour un con.

Et il avait raccroché. Juste au moment où les yeux clairs du Mongol pénétraient dans mon propre regard. Une histoire policière. Mandale me conseillait tous les jours d’en écrire une.

— Tes personnages ruraux…

Suit analyse et critique circonstanciée. Dix feuillets grand format recto verso.

— Qu’est-ce que tu lis ? (Myriam)

— Mandale dit que… j a a c.

— Quoi ?

— Que je passe à côté ! Il imaginait autre chose. Il ne voyait pas la campagne comme ça. Et s’il ne voit pas, sa caméra…

— Je sors. Cette histoire de Mongols me f.

La vie. Chacun choisit comment la vivre. La traverser ou l’observer. Impossible traverser et observer à la fois. Ni alterner. Choisir. Tentation du vide. Pas de la mort. Pas encore !

— n p l c !

Elle referme la porte, descend, ne croise personne, tout est mort. Mandale critiquait l’existence de zones de flou entre les actes. Plutôt rien que le flou. C’est sa politique. Nous buvons à la santé de ceux que nous avons connus et qui n’existent plus. Comment trouver de quoi alimenter la curiosité du public avec autant de rien ? L’acte déclencheur. Dès la première image. Mandale rit :

— Nous n’avons pas le cadavre… Sans cadavre…

— Mais on a deux Mongols, ironise Myriam.

— Si nous partions pour la Mongolie ?

— Pas en voyage organisé ! (elle se tourne vers Mandale) La dernière fois, en Turquie…

Pays de crasse dans les interstices de beauté. Ratage de l’Histoire humaine. Quelle autre histoire ? Je peux me souvenir en vitesse ou arrêt sur image. Mandale proposa de revoir le film (incomplet) à l’envers.

— Comme il n’y a pas de début ni de fin, dit Myriam, personne ne se rendra compte si tu projettes d’abord cet envers et même si tu ne projettes que ça…

Mandale avale le contenu de son verre d’un trait. Il observe de près le fond de ce verre, puis le pose parmi les autres. Mais ne le lâche pas. Le tourne dans la lumière. Fenêtre occupée par le soleil en cette après-midi d’été. Quel prétexte ?

— Sans prétexte… dit Myriam. Vous m’avez comprise.

— Le temps se perd au jeu, pas dans l’attente.

Oui. Mais je voulais sortir de là. Trouver le bonheur ailleurs que dans l’écriture. Dans le roman par exemple. Je suis pas doué pour la ch.

— Aux osselets ? demande Myriam amusée.

— Aux osselets ou à n’importe quel jeu que l’enfance…

— Ils étaient tous si vieux !

— De ton point de vue.

— Tous vieux et délabrés. Leurs problèmes…

— Mandale ne veut pas entendre parler de mes deux Mongols.

— Sans cadavre… Je le comprends.

— Cadavre ou sac de patates, ils descendaient…

— Pourquoi pas en Mongolie… Bat Bat et Tsetseg…

— Tu te souviens ?

— Si je me souviens !

On a pris l’avion. Puis un autre. Myriam malade dans le ciel. Pissait rouge.

— Tu vois bien que la Terre est ronde…

— Je vois une courbure… pas de rondeur dans mon hublot…

— Nous arrivons, monsieur ! Vous n’avez pas entendu mon…

Bat Bat sur son monocylindre bicycle. Enfourchant. Un pied sur l’arête du trottoir. Il sauta en l’air et abaissa la béquille. Son côté enfant de la balle. Il poussa son engin jusqu’au buffet et là le gara avec les autres du même type. Derrière le comptoir, je reconnus la tenancière. Elle avait la même odeur que jadis. Petit signe de jalousie sur les joues de Myriam. Possession.

— A et B ? Si je les connais ? dit la tenancière. Pas plus que ça… je les vois de temps en temps. Ils mangent en vitesse et retournent d’où ils viennent.

Bat Bat exhiba la carte roulée, mais ne la déploya pas sur le zinc. Il en tapota le cuir d’un haut tabouret américain. Je pouvais compter sur lui. Je ne serais pas venu pour rien. De si loin. Myriam mit à profit cette conversation pour entreprendre deux allers-retours aux chiottes. Entretemps, vidait son verre. Tsetseg cuisinait en ce moment même. Bat Bat était fier de l’annoncer. Tsetseg cuisine bien. La yourte est accueillante. La cendre sent bon. Tout autour, les animaux vaquaient à leurs occupations. Le ciel plombait. Un horizon de montagnes et de nuages bas.

— Revenez quand vous voulez, dit la tenancière en récupérant la clé des chiottes des mains de Myriam qui avait la fièvre.

À trois sur une moto héritée de l’empire soviétique. Plus la kalash oblique, crosse en l’air. Tintait la réserve de 7.62 sous le siège. A et B dans la tête. Pas de repos tant que. Bat Bat tenace comme au sport de sa jeunesse. Puis les acrobaties à Vladivostok et dans les environs. Avait trompé Tsetseg avec une Japonaise du Sud, poilue comme une ourse. Riait en évoquant. Moteur poussif même dans les descentes, faute de compression. Les roues s’immobilisaient dans la glissade. Myriam avait mal au ventre maintenant, pas seulement à la tête. Ce ventre. Nous avions laissé un enfant à la famille. Confié aux soins. Ne savait rien de ce que je savais. De ce que j’avais observé. Ou traversé. Puis l’écriture. Qui êtes-vous, monsieur Jules Sarabande ? plaisanta Tsetseg sur le seuil, chèvres fuyant en pétant de concert.

Elle écouta mon « histoire ». Reconnut que sans une histoire, le roman n’en est pas un. Plaisanterie flaubertienne. Nom de famille destiné à l’épithète. Qui sait ? Elle touillait. Bat Bat lui reprocha ce retard. Ou il avait roulé plus vite que d’habitude. La boue des routes par ces temps-ci. Imprévisible. Une gosse emmaillotée me montra son manuel d’Histoire islamique. N’existait pas la dernière fois que. Bat Bat se mit à rire. Tsetseg attendait un autre. Un garçon, d’après le spécialiste émigré de Russie. Tsetseg imita les gestes de l’examen, approchant son visage d’un écran imaginaire. A et B avait été vus sur la route. Ils voyageaient en moto. Deux motos, dont une tirant une remorque qui cahotait. On aurait dit qu’il y avait quelqu’un dedans. Quelqu’un ? Myriam me regardait en coin. Encore quelqu’un. Il n’y a pas de roman sans quelqu’un.

— Elle apprend bien ses leçons, dit Tsetseg. Elle sera médecin. Elle comprend qu’il faut travailler pour et avec les autres. Elle épousera un robot israélien. Et pratiquera l’insémination artificielle sur elle-même. Voilà comment je vois l’avenir, moi.

Bat Bat sourcilla. Le chaudron frémissait, mais l’os résistait encore. Dehors, les animaux s’interrogeaient. A et B possédaient une maison, si on peut appeler ça une maison, dans les hauteurs de K*. On les y trouverait. Pas difficiles. Seraient étonnés de me revoir. Bat Bat rit. Les Russes lui avaient greffé une langue artificielle après la séance de torture à Vladivostok. L’officiant avait été trop loin et la langue d’origine était tombée par terre comme une feuille morte. Pas même frémissante comme un guillotiné. Morte et molle. C’était pas le but de l’opération. Vite on lui greffe une langue artificielle qui se met à parler sans qu’on lui demande méchamment. Depuis, Bat Bat vit de son travail. Tsetseg a donné une fille qui deviendra quelqu’un. Pas de roman sans quelqu’un. Pas en ce monde en tout cas. Bat Bat était d’accord avec moi sur la question. Pourquoi choisit-on d’écrire plutôt que d’élever des animaux comme papa ? Bien difficile de répondre à cette question d’ouvrier. Bat Bat n’insista pas. J’étais pas là pour critiquer. A et B dans le collimateur. Ça, il comprenait. Et il allait m’aider. Myriam resterait dans la yourte et ne s’aventurerait pas plus loin que la clôture de pierre. Nous, on monterait là-haut, comme au ciel, pour voir A et B dans leur élément. Puis les interroger des fois q. Bat Bat ne pouvait pas savoir ce que j’avais dans la tête. Il agissait en ami, pas en critique. Tsetseg lui avait parlé de mes prouesses au lit. Il n’avait aucune raison de se méfier de moi. Et on pouvait compter sur la technologie soviétique, question moto. Jamais tombé en panne. Une fois tombé, mais rien tordu. À cause d’un os planté en travers du chemin. Comme avertissement. Mais le temps en avait effacé la couleur et vlam dans les rayons ! Mais pas tordus. Des douleurs ici et là. Du sang. De la colère. Putains de Chinois !

Bon ça se présentait bien. J’avais mon histoire et peu importait si le cadavre existait ou si ce n’était qu’un sac, de patates ou autre chose. Ces types avaient fui Paris en clandestins et je retrouvais leur trace dans leur pays. Paul Auster me conseilla de les appeler A et B des fois qu’ils seraient innocents du crime dont je les accusais dans la louable intention d’écrire un roman alors que ma tête était prise dans l’étau d’un passé sans histoire que je me contentais d’observer une fois de plus, mais cette fois via un traitement de texte. Je suis revenu de New York avec la joie dans le cœur. Je savais où j’allais. En Mongolie.

 

 

Récit au noyer

Il avait pensé, comme tout le monde, à la mauvaise influence de l’ombre du noyer sur le comportement du dormeur. Deux hommes s’étaient éteints dans cette ombre même, corroborant l’essence de la superstition. Deux hommes en âge de réduire la femme au plaisir. Un autre s’était rendu fou à expliquer son sommeil. Ses chansons revenaient de temps en temps à la mémoire. On avait seulement oublié son nom. Une femme l’avait sauvé en le tirant par les pieds tandis qu’il suffoquait. Il avait retrouvé son souffle au bord de la rivière. Il ne reconnaissait plus la femme. C’était pourtant la sienne. Il n’avait plus ce désir. Il vécut tout l’été en passereau. La porte de la maison était restée ouverte et la nuit le jet de lumière descendait jusqu’aux saules où il lui avait promis de chercher le sommeil. Il s’en était tenu tout l’été à cette seule promesse et elle désespérait de le voir retrouver la raison avant l’hiver.

Il rentra à l’automne. Il avait écrit une chanson pour elle. Elle chantonna avec lui sur le perron. Il ne voulait pas rentrer. Il s’était seulement approché. Elle lui servit à boire. Il n’avait pas à s’en faire, elle avait assumé tous les travaux d’été. Il lui dit en pleurant qu’il avait honte et qu’il avait pensé à la somme de travail que l’automne leur réservait. Elle pleura elle aussi et il rentra.

Ce n’était pas fini. Elle devait le savoir. Il avait trop rêvé à la femme pendant tout l’été. Il la remercia encore de lui avoir sauvé la vie et alla se coucher dans l’autre chambre. Le lit était petit parce que c’était un lit d’enfant. Personne n’y avait jamais couché. Il passa ses doigts dans les arabesques du dosseret. Le bois avait été ouvragé par une main de maître. Il y avait mis le prix. Il avait attendu. Puis il avait pris l’habitude de faire la sieste sous le noyer où étaient morts deux de ses aïeuls. 

Il tentait le diable. Il savait bien que Dieu, son dieu à elle, n’aimerait pas ça. Elle le surveillait et cela arriva par une belle après-midi de printemps. Il s’était mis à gigoter comme une marionnette. Enfant, elle aurait ri, et il serait mort. Mais elle était maintenant une femme, il le lui avait dit au bout de cinq ans de mariage et elle n’avait pas douté de sa sincérité. Elle s’était sentie enfin heureuse. Ce bonheur fut de courte durée. Ensuite elle regretta un moment d’avoir perdu le fil de son enfance. Et elle se résigna. Elle était complètement résignée quand il prit l’habitude d’aller dormir sous le noyer où étaient morts ces deux plus prolifiques ancêtres.

Elle avait peur de la solitude, elle savait qu’elle aurait d’abord peur du cadavre, c’était une idée insupportable, cette image et ce silence, cette fausse existence et les sentiments qui continuent d’exister. La première fois, elle se mit à la fenêtre pour l’appeler. Le soleil le coupait en deux. Il avait croisé les bras sur la tête et ne dormait peut-être pas. Comme il avait plié une jambe et posé son chapeau sur le genou, il semblait en conversation avec cet être créé par lui. Le soleil irradiait le chapeau dont la paille paraissait blanche, presque miroitante. Elle n’aimait pas se souvenir de cette scène et elle lui arrivait toujours avec une foule de détails auxquels elle s’efforçait de ne pas croire.

Par exemple l’oiseau dans le feuillage était une pure invention. Les martins-pêcheurs ne remontent pas jusqu’ici. Elle aimait les voir plonger dans l’eau verte de la rivière, mais cela n’était arrivé que deux ou trois fois et elle n’y croyait plus. Il y avait un autre détail navrant. La femme qui épiait était une voisine. Son beau visage ovale était éclairé par les reflets du mur blanc qu’elle approchait avant de s’accroupir derrière la palissade. Il la voyait. C’était ce regard auquel elle ne pouvait pas croire.

Elle voyait l’urine former un ruisseau dans l’ornière du chemin qui descendait le long de la palissade. Sous le chapeau, c’était le silence. Il avait fait très chaud cet été-là. Elle s’habillait à peine et avait un peu honte. Elle avait toujours à portée de la main un châle léger de coton d’Amérique qu’elle avait elle-même travaillé au crochet. Elle n’avait pas d’autres pudeurs. Elle ne s’en connaissait pas d’autres. Au lit, elle pouvait crier. À table, elle chahutait comme les autres. La rue n’avait pas de secret pour elle. Elle y vendait les œufs, les légumes, la volaille et fournissait les boutiques en dentelles, paniers et autres babioles. C’était une travailleuse acharnée. Il comptait sur elle. Il n’était pas question d’amour, seulement d’un voyage en rond, autour de quoi ? se demandait-elle. Quelle était la nature de ces pots aux roses ?

Elle se mit à la fenêtre pour l’appeler. C’était la première fois (première fois de leur vie, mais il n’y en avait plus d’autres) qu’il sortait en plein après-midi. D’habitude, il dormait sur le perron en attendant la brise des montagnes qui annonçait l’heure du repas quotidien. Il sortit. Il ajusta son chapeau et demeura un moment sur le perron à contempler le noyer qui resplendissait sous le soleil. Elle était assise sur une marche un peu plus bas et ne pouvait pas le voir. Elle imagine aujourd’hui (qu’elle s’en souvient) que les choses se sont passées comme ça, avec un début et une fin qui n’en finissait finalement pas. Elle cherche une cohérence à sa douleur. Elle n’a trouvé que les mots qui conviennent à son entendement. C’est une sereine crispée, méthodique, facile à comprendre et on l’écoute sans rien dire, même si on sait.

Pierre se taisait aussi, mais son silence n’avait rien à voir avec ce qu’il savait. Il avait facilement franchi ce fleuve d’oubli, entre trois et cinq ans, pense-t-il. Ensuite il a deviné le danger qui le guettait, l’insolation inévitable, ce qu’aucune femme ne comprendrait aussi bien que cette aïeule du côté de son père. Il avait cinq ans et le récit au noyer commença à orienter son approche des choses. La peau de la vieille femme l’effrayait. Il n’était pas près de comprendre cette perte progressive de la fraîcheur. Peu importait l’innocence, l’immaturité, la nostalgie. Il comparait sa peau à celle de l’aïeule. Il ne l’approchait que si elle le lui demandait. Elle adorait les peaux d’enfant et le disait. Elle n’avait pas de plus grande joie que cette proximité. Elle sentait le lilas. Ces cheveux paraissaient de la soie. La chair était molle, lente, mais il n’y trouva jamais la fragilité qu’il croyait deviner quand elle était assise, le châle sur les genoux, les mains sur les accoudoirs, crispation qui révélait encore qu’elle n’avait que l’intention de se lever pour continuer le voyage terrestre, comme elle l’appelait. Le ciel ne réservait aucune aventure. Tout l’écrit s’y trouvait. Bonheur d’être enfin l’existence des autres.

Il avait douze ou treize ans quand il s’aperçut qu’elle était morte depuis longtemps. Où est-elle ? demanda-t-il parce que sa mémoire était en crise. Il revit ces années d’absence. Il ne l’avait pas oubliée. Simplement, il ne s’était jamais étonné de ne pas la voir. Il avait besoin d’elle et l’aimait peut-être. Mais il n’y avait pas pensé, pas pensé à la disparition et surtout au trou de mémoire. Son père voulut le punir parce qu’il croyait qu’il se moquait de lui. Sa mère intervint pour expliquer l’amnésie, mais elle ne dit pas amnésie elle dit anesthésie et son père qui était médecin les envoya balader et il ne finit pas son repas. C’était lui qui parlait d’insolation à propos du noyer. Il avait expliqué le détail de cette brûlure particulière. Le noyer n’avait pas d’âme, seulement une ombre transparente.

Pierre retourna voir le noyer. La blancheur du tronc pouvait-elle s’expliquer par le pouvoir décolorant du soleil ? Son père, qui était assis à son bureau quand il lui posa la question, prit le temps de l’envoyer au diable cette fois. Il se réfugia dans les robes de sa mère. Tu n’es pas intelligent, lui dit-elle et il souffrit atrocement de ce manque dont il savait si peu de choses. Le portrait de l’aïeule ne servait plus son vertige. Il le retourna face contre le mur et en même temps le cadre se décala un peu et il découvrit, amusé, l’original de la tapisserie. Il deviendrait fou s’il abusait de ces jeux.

Le dimanche, on montait à la ferme toujours un peu par surprise car quand ils arrivaient, à pied, par le chemin le plus long qui était celui de la rivière, la métayère ébouriffée les avertissait que rien n’était prêt et qu’il leur fallait se trouver de l’occupation. Il y avait toujours l’oiseau dans le noyer. L’aïeule occupait une chambre au rez-de-chaussée, il pouvait s’en souvenir, mais il était désormais incapable de situer ce temps démesuré dans le temps parfaitement compté qui le séparait d’elle depuis. La fenêtre de la chambre était grande ouverte et on découvrait combien l’intérieur était coquet, bien ordonné, doucement parfumé, presque rêvé avec elle. Il fallait franchir la jardinière fraîchement arrosée, ne pas mettre la main dans cette bruyère grasse sinon le temps passait sur ses genoux pendant qu’elle retirait la crasse de dessous les ongles.

Elle était flasque, mais la charpente vous soumettait à son effort. Elle vous demandait d’ouvrir la porte de la chambre qui donnait sur la salle à manger. La métayère mettait la table. Ses filles balayaient. Le métayer jetait un regard triste sur le perron où la famille attendait qu’on la laissât entrer. Il descendait lui aussi de ces ancêtres fascinés par la présence du noyer dont le père de Pierre prétendait qu’il finirait bien par mourir un jour. Il ajoutait que le plus grave de l’affaire, c’était cette manie de replanter le noyer toujours au même endroit, comme si c’était nécessaire. Mais l’aïeule affirmait qu’il s’agissait du même noyer, qu’il n’était jamais mort et qu’il ne mourrait jamais ! Le métayer reconnaissait que c’était un peu difficile à croire, mais il n’osa jamais s’escrimer avec les connaissances indubitables du médecin. Celui-ci jubilait doucement, puis il parlait de l’auscultation et l’aïeule se raidissait.

Elle n’aimait pas les mains de mon père, dit Pierre. Elle les trouvait inquiétantes, comme si elle les reconnaissait. Le métayer refermait la porte. En passant, il flattait la tête de Pierre. Il n’avait pas de fils et avait cessé de nourrir l’espoir d’en avoir un un jour. À moins d’en faire un à une de ces garces ! s’écriait-il, et les filles rougissaient. Elles fascinaient Pierre. Elles lui inspiraient un désir transparent comme l’ombre du noyer. Mais, blague à part, elles étaient pures et n’avaient pas de mauvaises intentions. Le métayer caressait souvent les cheveux de Pierre. Les filles les regardaient. Pas une trace de jalousie dans ce regard. Leur pureté était une question de sentiment.

L’aïeule avait été belle aussi, et désirable jusqu’à la folie, mais elle avait été infidèle à ses sentiments et par là avait perdu la pureté nécessaire. La cérémonie de la défloration était un de ses sujets favoris. Mais elle en parlait à mots couverts. Les filles finissaient la conversation en promesses. Et le métayer assurait à Pierre qu’il comprendrait plus tard, et alors il serait vraiment tard, et il irait se coucher avec les autres, à la niche ! La galéjade devait être d’une grande fidélité, car toute la table se mettait alors rire en montrant du doigt le petit Pierre qui ne manquerait pas de se faire pipi dessus, comme d’habitude.

L’aïeule riait plus que les autres. Elle faisait ses propres besoins dans de grandes couches qui séchaient au soleil et à l’abri des regards indiscrets. Toutefois, en montant « aux granges », les triangles blancs, pointes en bas, ne manquaient pas d’attirer le regard. Pierre y montait avec les filles. Elles rêvaient en contemplant la vallée. Nous n’avons rien d’autre, disait l’une d’elle et l’autre empêchait Pierre de pleurer en lui pinçant la peau du cou, puis sa main caressait les boucles et sa voix en exprimait le désir qui les ramenait toutes les deux sur terre. Si un gars les surveillait, elles cachaient leurs jambes, sinon il feignait de ne pas les regarder et il demandait par exemple si c’était important de posséder quelque chose.

Les oiseaux sont des voleurs si on y réfléchit bien. Ils meurent d’un coup de fusil ou la pluie les rabat dans la boue de nos chemins. Le cheval passe le temps, mais ne dure pas. Il écrasait des insectes sur sa propre peau. Posséder devait procurer la même sensation de tranquillité et d’écœurement. Les granges, comme on les appelait, mais il s’agissait en vérité d’un hameau déserté depuis longtemps à cause d’un accès difficile, étaient aussi précieuses que les propriétés dans lesquelles on continuait d’exister. Le gars, si s’en était un, s’asseyait sur un mur en ruine et fumait la pipe en regardant l’horizon. Il avait retroussé les manches de sa chemise. Les bras peuvent posséder plus facilement que le cœur. Que dire de l’esprit quand on n’en a pas ? Elles en riaient sous cape. Il retenait leurs chapeaux que la brise menaçait d’emporter sur l’adret. Que possédait-il en y réfléchissant bien ? Que dire de son instinct de chasseur ? Des proies voletaient autour des frênes. Il savait les identifier. Il était l’unique propriétaire de ces mots parce qu’il en reconnaissait facilement le cri. Les couleurs se mélangeaient au ciel, disparaissaient dans les arbres, les trajectoires des contrastes l’étourdissaient.

J’ai vécu cela, se souvient-il maintenant, je m’en souviens. À quatre heures, on approchait du repas quotidien et la cheminée fumait sur le toit de la ferme. Elles en montraient du doigt les caressantes géométries, lui indiquant de la même manière le chemin du retour qu’elles avaient choisi d’emprunter pour ne pas être en retard. Il avait faim et se sentait heureux. Elles le dépossédaient au bout du chemin en se mettant à courir. Il ne les rattrapait pas. Il les retrouvait sur le perron, à l’ombre à la fois du tilleul et de la glycine. Elles chuchotaient et l’empêchaient de s’asseoir sur la première marche. Il allait caresser le chat. Il y avait une forte odeur de poivre et de lard rance. C’était l’odeur de la nourriture. Même le vin n’y pouvait rien. Il en buvait en cachette si on le laissait à sa portée. Cette griserie le réjouissait. Il ne la regrettait jamais, mais ne manquait pas une occasion d’y goûter encore.

J’étais maître de moi, dit-il, je m’en rends compte maintenant. Les filles buvaient aussi, mais parce qu’on les y forçait. Elles se coloraient jusqu’à l’impudeur. C’était fascinant. Ce silence. Cette beauté. Qui les possèderait ? Qui les séparerait ? Qui vaincra leur résistance naturelle à être la femme d’un homme ? La canne de l’aïeule giclait dans l’air et s’abattait sur leurs fesses. Elle réclamait un fauteuil à roulettes depuis longtemps, mais personne n’avait satisfait son désir de promenade. On préférait la transporter, non pas à sa demande, ce qui était impensable de la part de ces ennemis jurés du caprice confidentiel, mais quand bon leur chantait, car ils possédaient tout, absolument tout, et les filles étaient leurs complices. Il venait de comprendre que pour plaire, c’est-à-dire pour être susceptible d’appartenir à quelqu’un et de le posséder en retour, les filles doivent être belles et les garçons courageux. Elles étaient relativement belles, il fallait bien le reconnaître, et il manquait totalement de courage. Il admirait le courage des oiseaux. Les oiseaux comestibles avaient peu de chance de mourir tranquillement dans leur nid. La mort les frappait en plein vol, c’était un jeu. Les oiseaux inutiles, décoratifs comme les appelait l’aïeule qui les aimait et qui regrettait toujours leur disparition, pouvaient mourir sur une branche, trahis par la vélocité d’un jet de pierre dont l’auteur était applaudi. On aurait dit qu’elles se nourrissaient d’applaudissements. Ces mains qui claquaient l’une contre l’autre, il les avait vues se préparer, frémissantes sur les cuisses, l’échec du chasseur ne changeait d’ailleurs rien au claquement sinon qu’il fallait considérer avec elles qu’il ne s’agissait plus d’un applaudissement (de son début), mais d’un geste de dépit qui pouvait être rageur. Le gars ne se décourageait pas.

Pierre ne pouvait non plus cacher son admiration, mais elles l’avaient gentiment traité de chasseur de papillons. Le père Noël lui avait apporté un filet en provenance du ciel où il habitait avec les morts et les non-vivants. Ces théories, soit dit en passant, étaient nécessaires, sinon il ne comprenait plus rien au plaisir qu’il éprouvait à mettre en relation, sur une tablette de liège, les corps séchés des lépidoptères et les noms tirés du dictionnaire des passions papillonnes que l’aïeule ouvrait à sa place car elle interdisait qu’on y touchât, sauf pour le lui remettre, ce qui supposait qu’il l’arrachât au rayon de la bibliothèque qui constituait toute la fortune de la pauvre vieille, et qu’il le transportât religieusement un peu comme le chrémeau qu’elle avait fini par dénicher dans un coin d’ombre de la sacristie le jour de son baptême. Livre en main, elle en dictait les sentences. Il n’était pas toujours d’accord, mais ils s’entendaient bien, d’autant que la faune aux ailes moirées avait ses limites, et il les atteignait tous les jours sans oser les franchir.

Dehors, les filles et d’autres filles encore se laissaient charmer par l’adresse des lanceurs de pierres. Les oiseaux finissaient par disparaître. Elles rentraient se rafraîchir d’un sirop d’orgeat qui déliait leurs langues. De la chambre où l’aïeule l’entretenait pour ne pas s’ennuyer, il écoutait leur conversation, tentant d’en dénouer les nœuds, d’en déjouer les jeux, il finissait sur la corde raide de son horreur du funambulisme. L’aïeule lui recommandait de ne pas trop se fier à leur docilité. Il n’était pas taillé pour résister à une seule de leurs ruades. Il était condamné à cette attention permanente. Même le rêve pouvait le détruire.

Tu posséderas ce qui t’est donné, dit-elle (dit-il) et non pas ce que tu désires. Elles ne dormaient plus avec lui depuis que ses érections avaient changé le sens de leur présence. Les nuits à la ferme étaient interminables. La couette sur laquelle il dormait finissait par le caresser. Il ne s’endormait qu’à cette condition, sinon l’aurore le réveillait longuement d’une transe qui semblait n’avoir pour objet que de le désespérer. Un sien cousin, gars tranquille qui avait passé l’épreuve des piafs avec succès, dormait dans la couchette au-dessus, presque nez à nez avec les loirs. La profondeur de ce sommeil intriguait Pierre.

 

Minuit quatre

Je ne sais pas si. Peut-être q. Fenêtre inspire le poème. Tard dans la nuit il se l. Le ciel scintillait. Brise glaciale. Je dis tu. Yeux des animaux comme autant de balises. Feulements au loin. Il vit des buissons frémir à son passage. Je me prenais pour un autre. Qu’est-ce que je fous là ? La question qui revient chasser les insectes de la nuit. J’avais oublié la peau. Cuir d’odeurs. La mienne rétrécissait. J’en avais mal. Là-haut, on distinguait nettement les lueurs de la rue. Ou bien c’était le ciel en communion avec la terre. Bat Bat pensait que j’avais du sang mongol. Ma tenue de l’arc en témoignait, selon lui. Myriam : « Que va-t-il nous arriver maintenant ? » Rien de commun entre Gruissan et la prairie. Des poils de bêtes dans les feuillages. Jamais vu tant d’épines. (mimant) « Pas de vacances avec lui. » Où que j’aille. Voir un film au Rex. Un Mandale ou John Wayne. Sans ce pont deux kilomètres de plus à trotter dans la nuit. Mesuré au podomètre pour convaincre Mandale qui renonça à filmer le parcours. On ne voit pas ses films ici. Doublage en langue mongole pas à la portée de ses finances. D’habitude, il ne se passe rien. Rien d’aussi inquiétant. Je m’attendais à me retrouver un jour ou l’autre nez à nez avec eux. Inévitable rencontre. Même ce soir-là en sortant du Rex. Les yeux aux aguets, meurtris par les reflets noirs du canal. Clapotement incessant contre la pierre et les flancs de métal ou de bois. Une angoisse. Je n’avais pas encore été entendu par les flics.

— Si tu penses que c’était un cadavre, dit Myriam exaspérée, va en parler aux flics. Ces feignasses n’ont rien d’autre à faire que d.

Coincé dans le sas à cause d’un bug. Nouveau système. Une flique m’explique à travers la vitre embuée. Ya rien de prévu pour sortir de dedans. De son côté, elle voyait le bouton mais ne savait pas si c’était le bon. Personne pour lui expliquer. Derrière le comptoir, un flic à l’air abruti (par quoi ? par définition ?) ne savait pas où chercher. Moi j’angoissais. Je voyais à travers mais c’était à travers pas sans rien entre moi et la réalité. Dehors (autre transparence) on se demandait si je le faisais exprès. Un type en burnous gratta la paroi vitrée. Il interrogeait son dieu. Sans réponse. Quelqu’un le tira par la manche. Une femme avec une poussette. Les pompiers arrivaient avec un chalumeau oxhydrique. Le verre se gondola. L’autre pompier chercha à enfoncer un fer dans cette boursoufflure, mais rien. J’avais chaud. Une idée de l’enfer quand des âmes généreuses cherchent à vous en sortir. La flique consultait l’affichette sur le mur. Suivait l’écriture avec le doigt. Remuait ses lèvres grasses. Yeux ronds. Du latin. Elle dit : Du chinois. Je dis : Sortez-moi de là ! Harcelé par le souffle du chalumeau dans mon dos.

— Vous avez jamais vu du verre fondu ? grogna le pompier par-dessus son épaule.

Marre de se donner en spectacle chaque fois q. Le verre noircissait, mais quant à crever, rien. Bullait. L’autre craignait une explosion. Il avait reculé dans un grand geste. Mais la foule demeurait fermement plantée dans son asphalte. Myriam :

— Je t’avais dit de pas y aller. Mais monsieur a vu un cadavre. Dans un sac. Et deux Chinetoques. (à l’époque on pensait pas à des Mongols parce que sinon j’aurais envoyé un sms à Bat Bat) Dans quel roman il s’est fourré !

Une fois de plus. Dans ma chambre, je m’efforçais de retrouver la mémoire. J’écrivais dans l’ordre. Je classais les réminiscences. J’épinglais la paperole. Mais ici, dans le sas. Rien à faire qu’attendre et suffoquer. On en meurt pas, dit quelqu’un. On rit.

Bref à trois heures de l’après-midi, sous la cagna de juillet, je suis en discussion avec un flic. La clim ne fonctionne pas. Il s’éponge sans arrêt. Il m’interdit de fumer. Il pense que je suis responsable de ce qui est arrivé au sas. Je vois pas comment. Mais je cherche pas à avoir raison. C’est con, un flic. C’est déjà con avant de l’être. Et après vaut mieux pas fréquenter. Surtout en vacances.

— Mettons deux Asiatiques, dit-il.

— C’était pas des Mongols. Je connais un Mongol. Tsetseg…

— C’est des Asiatiques, les Mongols ? demande-t-il à travers la porte restée ouverte.

Quand ils ont enfin décidé de jeter un œil, les deux types avaient disparu. Et personne pour dire s’ils avaient existé ou si c’étaient des Chinois (ou des Mongols). La voisine n’en avait vu qu’un, mais d’après elle, c’était un Turc. Elle avait passé deux semaines de vacances en Turquie. Elle se souvenait pas d’en avoir ramené un, de Turc.

— Ne recommencez que si c’est vraiment nécessaire, me dit le flic avant de quitter les lieux. (à Myriam) Je compte sur vous, Madame…

Elle a hoché la tête. Puis plus de flics, plus de voisine, plus de chat. Puis des jours à penser. À ne penser qu’à ça. Myriam :

— Pour une fois qu’il lui arrive quelque chose, il se l’est imaginé…

Avant je travaillais. Maintenant, j’écris. Rat des villes dans les champs magnétiques de l’enfance. Qui m’en veut ?

— Du moment qu’il fait de mal à personne…

— Qu’est-ce que vous en savez s’il en a pas fait dans le Temps ?

Temps à la place de Passé. Du mal, non. Du bien non plus. Vous aimez les romans ? Mais est-ce un roman ? J’écrivais lentement. Presque rien entre les. Une infimité. Dans les deux sens. Pas de pont entre les phrases. Un saut dans l’inconnu de la phrase qui suit. J’en avais les poils tout hérissés.

— En Mongolie ? s’angoissa Myriam. Mais on y a jamais été !

— On ferait bien d’y aller.

— Pour la gouverne de qui ?

— Bat Bat a épousé Tsetseg.

D’habitude on va chez les musulmans modérés, des fois que Dieu existe. Quelle idée, Dieu ! Ça me fait mal rien que d’y penser. Bat Bat il y croit pas. Mais Tsetseg a des doutes.

— Alors… fait-il en rattrapant la braise de son cigare.

— C’est pas la question, Dieu, dis-je sans braise. Je veux savoir…

— …qui est cette femme. Je comprends.

Ça le rend rêveur, Bat Bat, mes hypothèses. Il me préfère d’ailleurs en chasseur de prime qu’en écrivain. Il comprend pas l’écrivain. Qui est Pierre ? — Le soir, dans la yourte éclairée par un feu de bois, j’écrivais comme j’ai toujours écrit : à l’intérieur, sans me soucier de l’extérieur. Mais Bat Bat me préfère en homme d’action. Il est pas sûr que A et B soient des assassins. C’étaient des marchands d’omoplates. Bat Bat était effaré d’apprendre qu’ils étaient allés jusqu’à Paris pour vendre leur marchandise. Et ça l’étonnait pas. Il réfléchissait pas assez. On ne va pas à Paris, départ Oulan-Bator, après être descendus de la montagne, juste pour vendre des omoplates aux touristes. Même aux autochtones. Ça n’avait pas de sens, reconnaissait Bat Bat. Mais pourquoi ça en aurait un ? Il fallait en avoir le cœur net. Il était d’accord là-dessus. On irait en moto. Tant pis pour la poésie du cheval. Et sans chien. Peut-être qu’ils aimaient pas les chiens, A et B. Fallait pas les mettre contre soi dès l’entrée en matière. On ne les approcherait pas avant d’avoir bien réfléchi à ce qu’on voulait leur tirer du nez. Bat Bat s’y connaissait en diplomatie. Il avait écrit un traité sur le voisinage, qui faisait école, au moins en Mongolie. Je le laisserais faire. Au moins pour commencer. Parce qu’après…

 

Lucile la Noire

Il avait vu la fille, un matin, sur le chemin du lavoir et il n’avait pas manqué de la désirer. Le désir était encore explicable. Il n’éprouvait aucune difficulté à en trouver les mots. Mots qu’il évitait soigneusement de prononcer devant les autres, quel que fût le contexte, ce qui compliquait quelque peu, on s’en doute, les tâches conversationnelles auxquelles il consentait à se soumettre pour ne pas jouer dangereusement avec sa différence. La fille allait lentement, portant sur la hanche la corbeille où étincelait le linge en torsade.

 

Pourquoi revenait-elle au lavoir ?

Il la suivit. Il enjamba la clôture et se trouva du côté des animaux. Le chemin était une virgule jaune. Le couvert du lavoir y projetait, en fin de parcours, une ombre qui pouvait paraître noire à distance parce que son esprit raisonnait maintenant. Il la laissa prendre de l’avance. Arrivée au lavoir, elle sembla satisfaite de s’y trouver seule ou bien imaginait-il qu’elle l’était, captive d’une réalité qui commençait dans l’abandon de soi à l’autre qui n’existe peut-être pas. Il traversa le chemin et se réfugia sous les tilleuls. Elle s’était assise pendant ce temps. Elle attendait. Il ne fut presque pas surpris de voir arriver son père. Il arrivait par le pré, en plein soleil, la veste sur l’épaule et mordant la pipe qui révélait les dents blanches et fortes. Elle était assise sur la murette, les fesses au ras de l’eau. L’homme passa sous le pommier, y suspendit sa veste et fit signe à la fille de venir le rejoindre. Son père aimait ces défis aux légendes. C’était l’occasion ou jamais. Mais Pierre était déjà au milieu des bêtes, un peu plus bas sur l’adret, il entendait le ruissellement sur les noisetiers, je désire encore ce que mon père possède, se dit-il. Mais cette fois, il n’avait pas tenté le diable. Cette révélation était le fruit du hasard, comme la scène, qu’il n’avait pas vue, était le pur produit de la rencontre d’un homme sagace et d’un pommier à la mesure de son imagination.

 

Fallait-il dire imagination ou désir ?

Il longea le ruisseau, posant prudemment la pointe de ses pieds sur les blocs de schiste d’où saillaient les racines des frênes. L’odeur du tabac le poursuivait encore. Son père avait cette odeur et sa mère avait sans doute beaucoup de mal à y dénicher l’odeur des filles qu’il délurait. Il fallait songer à un palais dont elle n’avait pas la clé. Pierre l’avait possédée un moment, mais il n’avait pas osé y pénétrer, non pas motivé par la peur de se faire pincer à reluquer la facette la plus incroyable de la pornographie qui lui servait d’exutoire, mais seulement parce qu’il n’aurait pas aimé se souvenir d’une réalité qui aurait finit par prendre la place de son imagination. La tête des filles est un grenier, lui avait répondu sa mère à qui il demandait ce qu’elle penserait de lui s’il avait été une fille. Elle ne répondait pas à la question, comme d’habitude, et il n’en posait pas une autre, ou il attendait qu’elle eût oublié sa réponse pour revenir au sujet qui le turlupinait à ce point qu’elle devenait hermétique à sa curiosité. Le grenier des filles devait avoir quelque chose à voir avec ce qu’on y oubliait. L’escalier de meunier, sa rampe patinée qui démontrait qu’on y montait souvent, l’accumulation des objets, la poussière volatile et lumineuse, les lucarnes en vis-à-vis où il perdait son ombre, sa cohérence, le bonheur d’être qui n’est rien à côté du bonheur de donner et de recevoir dont sa mère vantait les charmes. La tête des garçons, c’est autre chose, mais elle n’expliquait pas ce que c’était ; elle devait forcément savoir de quoi elle parlait puisqu’elle avait été une fille, une fille à grenier, une fille au-dessus du foyer qui est un rêve d’homme. Il comprenait mieux l’homme en chaussettes qui fumait sa pipe en regardant le plafond où les torches tueuses de mouche avaient fixé les volutes de leur éphémère existence de feu. Il était assis dans l’escalier et voyait la scène dans la brèche oblique de la paroi en planches de merisier. Cette obliquité l’obligeait à pencher la tête. Il entendait les bruits de casseroles. Des filles de son âge étaient assises sur le perron et cousaient en silence des corps de poupées. Le chien le devinait, mais ne bougeait pas.

 

Pourquoi eux ? se disait-il.

Pourquoi pas le bonheur des autres absolument autres ? Mais ceux-là existaient-ils comme le prétendaient les livres ? Il lisait les aventures d’un chat qui perdait la vie par paliers, se lamentant chaque fois d’avoir fait preuve d’inconscience, ou d’imprévoyance, de négligence, d’irréflexion, il y avait mille manières de perdre une vie, mais il n’en possédait que neuf et le roman ne pouvait pas dépasser ces limites sous peine de n’être plus lisible par un enfant de son âge. La dixième vie devait être un commencement.

 

À qui poser la question ?

L’aïeule savait tout à condition que tout se rapportât au noyer qu’elle voyait encore à la fenêtre de sa chambre. Le père haïssait les superstitions. La mère était une pythie. Les filles riaient bêtement. Et tout le reste de la chaumière l’ignorait ou ne lui accordait que peu d’importance. Il retourna au lavoir. Des femmes s’arc-boutaient, battoir en main. Elle était parmi elles, plus jeune, plus facile, presque étrangère. Elle le regardait du coin de l’œil, tordant le linge entre les mains d’une autre femme qui grimaçait, fermement appuyée sur ses jambes écartées. Il y avait d’autres gosses de l’autre côté du bassin, des marins d’eau douce, criards et capricieux, sales et envieux, comme il les connaissait pour les fréquenter toute l’année à l’école. L’été ne les changeait pas. Il grandissait à l’étroit. Il y avait des limites à leur croissance, tandis que sa nymphose n’en finissait pas, lui promettant d’incurables infirmités, des monstruosités inavouables. Les filles pouvaient paraître changer. Elles papillonnaient plus que les autres, certes. Il les approchait sans pudeur, pourvu qu’elles ne devinassent jamais qu’il était à la recherche de leur raison d’être. Le chien le suivait, bon compagnon, renifleur d’aventures, mais ils n’allaient pas plus loin que le dernier arbre qui était un frêne parasité par le houx. Ils se couchaient ensemble dans cette ombre. Le chien dormait, d’un œil cela allait de soi. Lui regardait l’horizon, sa dernière métamorphose possible, le fleuve d’argent qui le traversait verticalement, coupé par le ciel en étoiles, un fleuve sans tête, privé de sa tête, de sa verticalité. La lune se levait sur les sapins, ionisant les cimes. L’ombre devenait impénétrable. Il y entrait en frémissant. Le chien s’était élevé, mais il ne bougeait plus. Il le regardait disparaître, ce qui était possible visuellement, mais l’odeur était persistante, le frémissement perceptible encore, il assistait à l’attente du chien sans le mettre en déroute comme il réussissait parfois à le faire avec les humains qui l’accusaient de fugue. Un terme musical pour exprimer leur violence et ce qu’ils appelaient la chiasse pour le diminuer, le réduire à ce fragment nécessaire de leur propre vie (de chien). La fille du lavoir se tenait à distance. Elle avait amélioré son train de vie. À la maison, on ne notait aucune différence. Le père paraissait satisfait même s’il avait du mal à contenir sa nervosité. La mère continuait de raconter des histoires, n’écoutait pas celles que l’aïeule s’évertuait à répéter. Au-dessus de lui, le cousin parlait en rêvant. Il était en lutte avec des êtres imaginaires qui s’interposaient entre lui et les autres.

 

Quelle chair leur attribuait-il, puisqu’il avait le pouvoir de les créer, même s’il ne les maîtrisait pas ?

Pierre dormait peu les nuits d’été. L’idée d’aller siester sous le noyer faisait son chemin. Cela arrivera, avait prédit l’aïeule, cela vous arrive à tous, il n’y en a pas un pour l’éviter. Et elle ajoutait, ajustant le masque sur son visage : tout dépend de la femme ! Elle aurait pu se mettre à rire et le théâtre était complet. Dans la salle à manger, on riait parce que le vin de la cruche venait de se répandre sur la nappe. Le cousin était aux anges. Ses joues grasses rebondissaient sous l’effet du rire et il donnait des coups de coude dans les côtes de la fiancée qui ne se plaignait pas, qui ne le priait même pas de mieux se comporter avec elle, cette soumission intrigua Pierre et l’aïeule, aliène du temps qui passait, s’efforçait vainement de ne plus dévisager la captive tranquille et silencieuse, elles communiquaient cependant et Pierre luttait fébrilement contre la nausée provoquée par un morceau de lard qui lui collait aux dents. Le docteur ponctuait d’anecdotes les bavardages du métayer. Les épouses se chahutaient poliment un morceau de gras aux franges noires. Les filles, pensa Pierre, les filles suçaient des os, il y avait un tas de petits os blancs dans leur assiette, il s’en souvient, elles buvaient de l’eau dans laquelle la goutte de vin persistait, il la voyait, mouvante et rouge, descendre sans se désagréger et il lui semblait que cela aussi ne pouvait pas se finir. La fiancée lui avait parlé sur le seuil de la maison quand elle était arrivée. Le taxi l’avait déposée devant le portail, il avait vu les jambes, le regard l’avait blessé, elle marchait lentement, prenait le temps de respirer les fleurs sous les tilleuls, la robe révélait un corps inimitable. C’est cela, se dit Pierre, elle ne ressemble à personne, la femme, c’est elle ! L’idée lui paraissait absurde, mais elle l’enchantait. Il la croisa dans l’allée. Elle ne s’arrêta pas. Il venait de perdre la voix. Il la suivit. Elle se retourna une ou deux fois. Il n’entendit pas ce qu’elle lui disait.

 

S’agissait-il d’un reproche ?

Lui demandait-elle des nouvelles ? De qui ? Il se mit à parler derrière elle, fasciné par les chevilles qu’il comparait aux siennes. Il ne l’entendait plus, pourtant il lui semblait qu’une voix sortait de la chevelure coiffée sur l’épaule.

 

De quoi parlait-elle ?

De l’aïeule qui avait sombré dans la mélancolie ce matin même. Le docteur l’avait examinée. Le cœur était bon, l’estomac solide, les jambes ne pouvaient plus servir, mais elle était encore adroite de ses mains.

 

— Le cerveau ? fit-il pour répondre à une question de la métayère, oui, le cerveau.

Il tourna la tête en même temps. Le profil de la vieille pouvait paraître indestructible. Elle possédait tout. Elle avait prévenu le cousin, si tu continues, je te dépossède ! Les mots étaient arrivés par la fenêtre, ils avaient coulé sur la pierre du mur et encore entre les fleurs du parterre où Pierre cherchait les vers dont se nourrissait l’oiseau. C’étaient des mots terribles. La mélancolie avait volé en éclats et maintenant l’aïeule au noyer s’installait dans le cerveau des autres. C’était ce qu’il avait compris en écoutant son père dont le diagnostic était réputé excellent. Il se leva un peu afin que ses yeux (il portait une casquette à pompon.) se situassent au niveau du rebord de la fenêtre, le jet d’eau comme l’appelait l’aïeule, il n’avait jamais vu l’eau de cette pièce de bois particulière, mais il en comprenait la mécanique. Les yeux se mirent à voir ce qui se passait. Sans doute à cet instant elle n’occupait que le cerveau du cousin. Il était debout contre le mur, entre deux gravures, et il prétextait qu’il avait besoin d’argent, ou qu’il aimait l’argent, en tout cas l’argent était le nœud de son explication. L’aïeule avait prononcé le mot honte qu’elle avait dit sans regarder le cousin : je ne demande pas comment tu la tiens !

 

Comment ?

Pourquoi, c’était l’argent. L’argent, c’était aussi facilement explicable. On explique le plaisir. Mais comment ? Pierre s’était posé la mauvaise question. Ce n’était pas : pourquoi est-elle soumise ? mais : comment la soumet-il ? et : comment se soumet-elle ? Cette dernière question avait une réponse : elle se soumettait comment avec le docteur. Réponse provisoire peut-être, mais parfaitement satisfaisante en attendant qu’elle envahît le cerveau, ce qui arriverait avant midi. En attendant, son imagination était mise à rude épreuve, mais il était heureux d’y trouver enfin de quoi la différencier définitivement du désir avec lequel il ne la confondrait plus désormais. Promis. La fiancée s’assit sur la première marche du perron.

 

Il n’y avait donc personne à la maison ?

Il perdit de nouveau sa voix de crécelle, ce qui tombait bien si on se plaçait du point de vue de la crécelle, et mal, très mal s’il tardait plus que de raison à répondre à la question qu’elle lui posait. Elle n’osait pas entrer, dit-elle, si la maison était vide. Elle se retourna pour jeter un œil dans l’ombre de la cuisine. Il vit les épaules noires, le cou oblique, les boucles qui tombaient dans le dos, le pendentif d’argent qui cliquetait, puis le regard revint sur lui, si proche et si profond, truqueur des distances à respecter. Le cousin la soumettait et elle ne s’en plaignait pas, l’aïeule n’avait jamais entendu ouï-dire qu’elle se plaignît une seule fois. Le cousin avait tiqué. Il avait dit : elle ne parle à personne. Puis il avait ajouté, le temps pour l’aïeule de hausser les épaules : pourquoi pas elle ? Tapi derrière la fenêtre, côté jardin, Pierre avait pensé : il y en a d’autres, toutes, une infinité, je n’en aimerai qu’une !

 

Mais comment ?

Le cousin sortit de la chambre et referma la porte derrière lui. Pierre eut le temps d’apercevoir le visage impassible du docteur qui avait l’air d’un indien d’Amérique. Le moment était venu de changer d’optique. Progression lente vers le perron, passer sous les rosiers, effleurer le lierre habité par les lézards, mesurer l’ombre portée de la balustrade et s’y glisser progressivement, sans heurt, comme un animal, n’ayant rien oublié de l’animal, entrant dans la vie d’homme, d’abord en rapetissement, de cette manière inacceptable, honteuse même, et pourtant reproduite tout au long de la vie, sans plaisir, mais y devinant le plaisir, ne tentant pas le diable, sacralisant plutôt le défaut d’attention qui le sauve quelquefois de la déconfiture. Les jambes de la fiancée étaient croisées dans une robe légère. Le chien pouvait le trahir, mais sa tête reposait tranquillement sur ses pattes de devant et il n’avait soulevé qu’une paupière, l’œil le fixait entre la surface de la marche, qui représentait la lumière, et celle de la cuisse, part de l’ombre où il s’efforça de ne pas s’aventurer. Le cousin avait été menacé de dépossession.

 

Que penserait-elle de lui s’il ne possédait plus rien ?

Comment la soumettrait-il ? Dans la cuisine, les trois hommes buvaient en silence : le docteur, le métayer et le cousin qui était proxénète, mais personne, à part l’aïeule, ne l’avait encore accusé de ce crime. Il n’y eut pas de claquement de doigts cette fois-là. Elle demeura donc sur le perron, soumise seulement au regard de Pierre qui se cachait. Le chien ne trahissait pas. Les filles jouaient à la marelle sous les tilleuls. Les deux femmes (il faut les appeler par leur nom) étendaient du linge dans le pré. Le linge paraissait accroché au ciel, une des filles avait trouvé le mot punaisé et l’autre l’avait jugé exact. Il y avait une exactitude à respecter au rendez-vous des mots pour se faire comprendre des autres. Je n’en peux plus, pensa Pierre et en même temps, il sortit de l’ombre. Tiens, te voilà ! dit la fiancée. Le chien n’avait pas bougé. Les filles regardaient le ciel au-dessus du pré. Il épousseta ses genoux et les coudes de sa veste, sous les yeux de la fiancée qui lui demandait son nom et il dit sans réfléchir Pierre parce que Simon, il avait oublié la parole sacrée et elle la prononça à sa place, allant au bout de la sentence malgré le rire de l’aïeule qui n’avait évidemment rien raté de la scène. La fiancée, noire et cuivre, ponctua la parabole par une question qui pouvait être du genre : tu comprends ? ou : tu n’oublieras plus ? ou encore quelque chose d’inévitable qui commencerait par : promets-moi...

 

Le soir, dans son lit, il imagina qu’elle était couchée avec lui, nue de préférence, mais le sens de cette nudité était obscur, vague. Dans la chambre mitoyenne, l’aïeule radotait à voix haute. La cloison était peuplée de brèches. La voix s’y multipliait. Il caressa lentement le coussin à la place de l’abdomen, entre le sexe nécessaire et les seins faciles. Le rideau bougeait devant la fenêtre ouverte. Le chat formait une ombre chinoise. Le cousin grognait parce qu’il ne trouvait pas le sommeil. Mais l’aïeule était intarissable. Non, sa voix venait plutôt des lames du plancher. Elle montait vers lui. Le coin du drap chatouillait son épaule, exactement comme cela se passerait si elle avait été réellement là, près de lui, dormant pour lui interdire le plaisir. Sa main ne trouvait pas les poils entre les cuisses. Il n’y avait pas de cuisses, faute d’imagination. Il n’avait assemblé que le ventre et la mèche de cheveux. Imaginer ses jambes seulement allongées sous le drap, il les revoyait plutôt sous la robe à l’équerre des marches du perron. L’être n’était rien que cette substance. Tout le reste était soit le produit de l’imagination, infini du cercle, soit l’influence de leurs questions, infini de la ligne droite. Nausée du cercle, vertige de la droite, il n’avait pas le choix. La folie ou la dépression. Seule une femme pouvait le sauver. Il traversait nu des contrées désertiques, enchaîné à un tronc de palmier qu’il traînait derrière lui et le vent effaçait tous les jours cette trace. La femme naissait de cette constance, synonyme de terre. Au lavoir, elle était de loin la plus musclée et elle ne cachait rien de ces muscles sous la robe mouillée produite par la jactance des autres. Elle riait avec elles mais ne franchissait pas cette distance, peut-être à cause de la couleur de sa peau, ce noir parfait comme surface, comme support, où il calculait des réverbérations érotiques. Il s’accroupissait sur le haut de la muraille, prenant le risque de dégringoler de haut, mais il n’écoutait pas leurs avertissements. Elles ne lui interdisaient rien. Elles n’auraient pas aimé les conséquences de cette chute sur leur tranquillité. Il aurait fallu leur tirer les vers du nez s’il était tombé. Le docteur les aurait condamnées à ces explications. Mais elles n’insistaient pas. Au moins avaient-elles attiré l’attention sur lui. Lucille le regardait et le reconnaissait. Les prostituées lavent aussi leur linge, avait lancé l’aïeule à travers le rideau de la porte de sa chambre. Le docteur avait tiqué. La femme du docteur avait retenu un cri. Chacun autour de la table avait pensé quelque chose en relation avec Lucille, Pierre eût donné sa vie pour savoir ce qu’ils pensaient en silence, pensant en retenant les bruits, les lèvres au bord du verre, l’aliment suspendu devant la bouche, le regard ayant trouvé le moyen de se soustraire à celui des autres, il les regardait, il savait qu’il les haïssait, il était le seul à mastiquer tranquillement, répétant à travers l’aliment et la salive les mots que l’aïeule venait de jeter en pâture à leur gourmandise mère de tous les péchés. Quelqu’un se leva pour aller fermer la porte. La même personne avait installé le rideau, occultant ainsi le théâtre de l’aïeule, ou le mutilant de la vision du personnage, ce qui était injuste et infernal, mais il n’y pouvait rien, il ne jouait pas avec elle et préférait fermer les yeux s’il se trouvait de l’autre côté. La porte pivota. Le soulèvement du rideau avait provoqué le silence de l’aïeule qui avait tourné la tête pour les voir. Jouer et ne pas les voir, et les voir juste avant que la parole vous soit supprimée. Elle ne dit rien ou n’eut pas le temps de le dire. Il n’avait pas regardé. Il avait simplement éprouvé une honte grise et glauque. Les filles pouffaient dans leur serviette. Il aimait leur idiotie. Cela aussi, c’était féminin, plus facile, guérissable. Pierre tendit son assiette à la tangente de la gamelle et prononça les paroles magiques. S’il ne se soumettait pas de bonne grâce à ce rythme, il se voyait aussitôt reprocher son goût du trop-plein. Les patates, les feuilles de chou et une saucisse s’installèrent dans son assiette. Il réclama du bouillon, sur le même ton chercheur d’approbation. Il se servit de la moutarde après avoir demandé la permission. Son père lui tendit le pot d’une main et la cuillère de l’autre. Il conseillait la modération et ne lâchait pas le pot, ne cédant que la cuillère qu’il présentait mollement par le manche.

 

— Pose ton assiette ! dit sa mère.

Il sursauta, l’assiette dans une main versa une goutte de gras sur la nappe, un œil glissant de la surface irisée de la soupe à celle de la nappe où il devient une tache ordinaire, tache tout court, inadmissible et provocante, l’autre main plongeait en même temps la cuillère dans le pot de moutarde et en extrayait une quantité que la raison, celle de sa mère, commandait de réduire immédiatement sous peine d’une nouvelle privation. Quand elle le menaçait de le priver, elle se souvenait toujours de la punition précédente, une privation forcément, il n’y a pas d’autre moyen de punir, de faire payer ou de se venger, de donner une leçon comme elle disait, prétentieuse, superficielle, cohérente. N’exagère pas, dit seulement son père. Ils vont se disputer, se dit Pierre en même temps, et il ne comprit pas que c’était lui qui la provoquait. Elle se tut et se rassit.

 

— Pas avec le doigt ! se contenta-t-elle de dire pour mettre fin à ce qui n’avait été qu’une menace.

Sinon il la frappait, durement, dans la chambre où ils ne s’aimaient plus depuis longtemps. Mais il était trop tard quant au doigt qui venait de recueillir dans la cuillère même une quantité acceptable de moutarde qu’il déposa sur le bord de l’assiette. Il lécha le doigt pour en éprouver la morsure. Sa rougeur subite fit sortir les filles de leurs gonds. Leur rire le réconforta. Il serait tellement facile de leur apprendre à se comporter en société. Elles devaient être le fruit des convenances, ou disparaître.

 

Comment disparaissent les femmes ?

Comment arrive-t-il qu’on ne les atteigne plus ? Le doigt entra ensuite dans la soupe, supportant la douleur de la brûlure, et il le débarrassa ainsi des restes de moutarde que sa langue n’avait pu extraire de dessous les ongles. Quelqu’un s’associa aux rires des filles. Ce n’était pas le docteur qui détestait qu’on taquinât son épouse. Il se servit de la soupe pour n’avoir rien à dire et y mélangea une bonne cuillère de moutarde qui la troubla. Pierre avait envie de rire. Les filles attendaient joyeusement cet instant. Pas facile de résister à leur provocation. Il ne finirait pas son repas si elles gagnaient.

 

Urina-t-il cette fois-là ?

La paille de sa chaise sentait la pisse, imperceptiblement, car on la lavait à grande eau et elle séchait au soleil. Il attendait sur le perron. Son assiette était restée sur la table. Il n’était pas puni. Il attendait que la paille fût sèche. Ensuite la soupe était froide et il ne la finissait pas. Le chien lapait dans l’assiette même. Ce n’était pas son assiette. Elle entrait toute propre dans l’eau savonneuse de l’évier. Il aurait pu se sentir heureux sans cette fin tirée par les cheveux de ses petites misères physiologiques. La porte de l’aïeule était restée fermée. Il entra par la fenêtre. Elle dormait dans son fauteuil, comme morte. On ne s’inquiétait plus de cette immobilité. On n’en avait même plus peur. Elle pouvait être morte. Il s’assit sur le bord du lit pour la regarder. La substance appartient à l’homme, lui avait expliqué son père. Le rôle de la femme est de la nourrir jusqu’à ce que l’être, qui est éternel, subisse l’épreuve de l’existence. Il ne disait pas si c’était plutôt un jeu et la femme un hasard de l’imagination ou du désir. L’homme serait la seule essence. Et la prostitution un gagne-pain. Il grandissait avec ces idées. Le bonheur est avec eux, même sans eux, se disait-il en les regardant prendre le frais, le soir, après le dîner, sur la terrasse éclairée par des lampes à pétrole. Il était à la fenêtre de sa chambre, se disant : je ne suis pas cet étranger. La prostituée, comme l’appelait l’aïeule, venait plus souvent à la maison et même y dormait quelquefois. Il ne la vit jamais dormir. Il savait qu’elle dormait dans la chambre noire. Au matin, cette porte fermée le rendait malade de jalousie. Il ne s’en approchait pas. Il connaissait le lit pour y avoir dormi lui-même, puis les crises de claustrophobie se sont rapprochées et il est entré dans cette fragilité qui le condamnait au silence s’il était question de lui ou de sa maladie. Il attendait au bout du couloir, assis sur le bahut entre l’horloge de marbre et le bouquet de fleurs factices auxquelles sa mère tenait tant. La porte ne s’ouvrait pas. Elle n’était pas seule. Son père sortirait le premier, ne fournissant aucune explication. Il porterait le costume des dimanches, mais sans la cravate, il n’aurait pas le chapeau à la main, le balançant comme s’il s’apprêtait à s’en coiffer, comme cela arrivait le dimanche sur le parvis de l’église, après la messe. Il saluait des femmes, chapeau bas. Sa femme lui tenait le coude. Il marchait derrière eux, suivi des filles en blanc. Il avait dans une main le missel de l’aïeule et dans l’autre l’hostie qu’il lui avait promise. En revenant dans la cuisine, il savait que Lucille dormait encore. L’aïeule, par contre, jeûnait depuis l’aurore, le rêve n’ayant nourri que son impatience. Il ouvrait le livre à la page de l’hostie qu’il venait d’insérer précipitamment. Elle la prendrait plus tard, quand elle serait seule. Le curé ne venait plus. Il lui avait conseillé la prière. Il avait vidé son verre de liqueur et lui avait dit qu’elle ne devait plus compter sur lui. Il avait soupiré qu’il n’y comprenait plus rien. Le missel était toujours ouvert à la page de l’hostie. Deux gravures parallèles représentaient la femme aux extrêmes de la douleur. Une certaine laideur l’affectait. Elle lisait les mots du livre en se plaignant. C’était la même femme, à en juger par l’exactitude des profils. Les mêmes mains jointes à la hauteur du visage. Des arabesques d’or l’entourait jusqu’à l’abstraction à la place des mots.

 

— Elle dort ? demandait-elle.

Il entrait dans la chambre et à sa demande, il tirait le rideau derrière lui. Sa religion personnelle pardonnait aux prostituées. Elle pardonnait aux vieilles folles, aux femmes trompées, aux hommes, à leur perversité, à la vieillesse outragée. Il ouvrait la fenêtre. La cour était dans l’ombre, le pré au soleil, le ciel formait un triangle dont la pointe la plus obtuse s’enfonçait dans les bois de châtaigniers en fleurs.

 

Avait-il répondu à la question ?

Savait-il si elle dormait ? Ou si elle avait profité de son absence pour s’en aller ? Chercherait-il cette trace ? D’ailleurs était-elle venue et si elle était venue, était-elle restée pour dormir ? Ce temps lui appartenait. Je ne sais pas, disait-il. L’aïeule haussait les épaules. Tu ne sais jamais rien !

 

Prenait-elle les hosties ou les profanait-elle ?

On entendait peut-être les pas de Lucille dans l’escalier, puis les claquements des portes du buffet, le bol sur la table, le pain, le couteau. C’est elle, disait l’aïeule. Ou ce n’était pas elle. Peu importait si c’était sa mère qui avait prétexté une migraine pour ne pas se rendre à l’office. Le temps passait de la même manière. Il pensait au sommeil de Lucille, la noire Lucille aux mains gantées de blanc, seul son cou pouvait donner une idée de sa chair, encore que le plus souvent sa chevelure s’y nouât pour en occulter le prix. Elle était assise à la table de la cuisine. Le bol fumait entre ses mains. Elle ne mangeait pas le pain rompu ce matin. Son doigt avait effleuré la surface du gras dans le pot et elle le léchait en regardant l’enfant qui était comme né du rideau encore tremblant d’où venait la voix sentencieuse de la vieille. Je n’ai pas dormi, dit-elle. Elle avait ouvert la porte à cause de la chaleur. Et ce matin elle s’était levée pour la refermer. Elle n’eût pas aimé se donner en spectacle. Elle toisa l’enfant. Il était beau et chétif, une poupée, non, une marionnette dont elle eût aisément retrouvé tous les fils si la vieille, à travers le rideau, avait cessé de lui demander des nouvelles de son sommeil. Elle ne répondait pas. Jean a rêvé de toi, dit l’enfant. Elle rougit. Il s’assit de l’autre côté de la table. La vieille s’était tue parce qu’il avait prononcé le nom de Jean. Jean Sans Père Ni Mère, chuchotait-on à son passage.

 

— Pourquoi rêve-t-on des autres ? dit Lucile.

Encore une question de plaisir, pensa Pierre. La question lui procurait un plaisir intense. Toutes ses questions avaient ce pouvoir. Il voulait savoir. Elle devait savoir puisqu’elle posait la question.

 

Avait-il rêvé d’elle ?

Il avait cauchemardé dans la géométrie de la femme, comme s’il y retournait, le voyage commençait toujours par la mort de quelqu’un et au lieu de pleurer comme les autres il entreprenait ce voyage insensé dont la cohérence le fascinait au moment d’y repenser.

 

Mais y avait-il pensé ?

Pourquoi ne rêve-t-on pas avec les autres ? Ce serait plus facile. On n’aurait plus rien à se dire. Et la mort n’exigerait plus qu’on lui donne du sens. Elle n’avait pas posé la question. Il n’avait peut-être pas osé lui-même trahir le cri de Jean en pleine nuit.

 

Comment traduire le seul mot prononcé ?

Seule la gorge du cousin Jean, dans l’étreinte qui le suffoquait à ce point qu’il dut crier pour retrouver son souffle, pouvait témoigner de l’exactitude du mot. Elle lui servit le lait dans une tasse et lui tendit un morceau de pain. Il éprouva alors le choc des mains nues. Elle avait enfilé ses gants dans le croisement en V des pans de sa chemise, un peu au-dessous de la ligne rejoignant la pointe des seins dont l’érection était évidente. Il but le lait d’un trait. Elle le traita de goulu. Jean a rêvé de vous, de toi, dit-il enfin. Il vit le bracelet à côté du bol. Rêver que quelqu’un existe vraiment. Et l’aimer. C’est-à-dire penser ne plus pouvoir exister sans elle. Penser que cette mort est possible.

 

Mais de quoi meurt-elle si elle finit par ne plus exister ?

— Ah, oui ? fit-t-elle.

— Oui, dit-il sans lui laisser le temps de poser la question qu’il redoutait.

 

Avait-elle entendu le cri ?

Le mot victime de la distorsion imposée par le cri ? Son nom finalement clair et évident. Elle se plaignit de n’avoir pas fermé l’œil de la nuit. Une chambre pour tourner en rond, la chaleur, le désir de repos, plus fort que tout.

 

Par quoi remplaçait-elle le rêve si elle n’avait pas dormi ?

Elle se leva pour préparer la table. Les jeûnes les rendaient facilement irritables. En rentrant de la messe, ils trouveraient sur la table de quoi en finir avec la nausée. Elle déboucha la bouteille de vin, découvrit le pâté, rompit encore du pain et rassembla les miettes pour les déposer dans le fond de la cage aux oiseaux. Elle aimait les nourrir, les rendre à la lumière, les écouter chanter, mais elle aurait détesté les occulter le soir venu. Elle n’expliquait rien. Elle lui montra ses bras longs et noirs.

— Je ne suis pas une travailleuse, dit-elle comme s’il pouvait la comprendre.

Elle venait de retrousser ses manches pour se mettre à l’évier. Quand il était petit, mais vraiment très petit, à l’heure de la vaisselle il faisait le tour de la maison pour aller voir l’évier gicler à travers le mur. Sa pointe rainurée se dressait comme une verge et l’eau sale jaillissait, atteignant une roche dont la surface était d’une douceur infime, à peine douceur, trop de douceur cependant, et il y perdait la raison, croyant que la maison était un homme ou plus exactement un cheval. Il n’aime pas se souvenir de ces hallucinations. La sensation est la même, l’impuissance, l’espoir, l’attente, le sommeil qui ne vient pas, qui se fait prier.

 

Minuit cinq

Raconte-toi, dit Mandale. Quelque chose comme ça. Un soir de demi l. Il avait déjà tourné. Et même monté. Mais pas de titre. Des essais à voir entre amis. J’avais jamais écrit comme ça. Je veux dire : pour moi. Pas dicté. Écrit. D’un côté, le Monde ; et de l’autre : l’enfant. Principe : l’enfant n’entre jamais dans le Monde. Il nous quitte avant. Suicide ou assassinat. Mais autant que je me souvienne, personne n’a jamais eu l’intention de me tuer. Reste : suicide. Mais ça c’est l’enfant du roman. L’enfant que j’ai été est aujourd’hui un homme. Rex. Peu de public. Mais Mandale est satisfait. Il est sorti de la cabine pour saluer les gens. Pas un pop corn par terre. Ni un mouchoir sur les accoudoirs. Ça sentait pas le foutre. Il reçoit les mercis et les louanges avec le même faciès affable. Puis il revient dans la cabine parce qu’une bobine s’est dévidée. Il ne jure pas. Il referme la porte sans bruit.

Dans la rue, j’arrête pas de m’angoisser. Cette histoire de cadavre devrait pourtant me procurer de la joie. Celle du divertissement qu’on n’attend plus. Mais j’angoisse tous les soirs à la même heure. J’y peux rien. Quoiqu’il arrive de joyeusement positif.

— T’as pas l’air d’avoir joui, me dit Myriam qui me tient le coude.

— Que j’ai joui ! Mon scénar ! Du tout moi !

— Mandale a raté quelque chose… ?

— Rien ! À la lettre qu’il a tourné. Mais…

— Mais ?

— Ces deux… ah ! Ces Asiatiques qui n’ont pas l’air de Mongols…

— J’ai ramené aucun Turc dans mes bagages…

— J’ai pas dit ça ! Folle angoisse. Qui est cette femme ? Qui était-elle ?

— Si ça se fait…

— Oui ? Quoi ?

— Non… Rien. Rentrons. J’ai hâte de me coucher. Je bosse demain.

Voilà. Vous en savez un peu plus. Je sais pas si ça vous est utile… On a fini par les croiser. Mais rien. Pas un mot n’est sorti de ma bouche. Ou alors Myriam avait la main dessus. Elle pressa le pas. On a atteint l’autre rive sans parole. On courait presque dans la dernière rue avant la nôtre. Entrée autorisée. Lit. Noir. Elle ronfle. J’ouvre la fenêtre. Feu rouge. Vert. Phare dans la gueule. J’ai vu ce que j’ai vu. J’irai voir les flics. Je savais pas pour le sas. Bat Bat briquait la moto. Un gosse que je connaissais pas s’intéressait à la mécanique, mais son père n’avait qu’un 50. Un cylindre poussif avec les lumières d’origine. Mais là : deux cylindres et quatre temps ! On peut aller au bout du monde avec ça. Au fait, j’en venais. Il me humait, le bestial ! Mais c’était lui qui sentait le bouc. Est-ce qu’on avait assez d’essence pour arriver là-haut sans pousser. Savais-je ce que c’était de pousser un 350 dans la pente ? Il avait aidé son père à ramener son engin tombé en panne de l’autre côté des montagnes. Et c’était qu’un 50 ! Comment tu fais de la littérature avec ça ?

— Jamais en panne, dit Bat Bat. Des années de service et pas un pépin.

— Ouais mais t’es pas allé au bout du monde.

— Tu sais même pas ce que c’est, le bout du monde. Et tu iras jamais. Moi (demande au monsieur) j’ai été à Paris. En plein mois de mai. À un an près.

— J’ai pas demandé à vous accompagner, dit le gosse qui comprenait pas tout et s’en grattait le cul.

— On aurait pourtant eu besoin d’un larbin dans ton genre, petit. J’ai de quoi payer. Mais j’ai plus le side.

— T’as eu un side !

— Que j’en ai eu !

— Et qu’est-ce qui est arrivé à ton side… ? (moi)

— Il est en Russie maintenant. Mais me demandez pas de vous raconter pourquoi ni comment. J’en ai marre de me répéter.

— Mais c’est que j’ai pas entendu, moi !

— Même que si t’as pas entendu, ce serait répéter. Et j’ai pas envie.

— Un autre jour… ?

— Qui sait ?

Le gosse a l’air satisfait par cette perspective incertaine. Il doit pas avoir grand-chose d’autre à se mettre sur la langue. Il s’approche de la moto et la touche, ce qui provoque un frémissement à la surface de la nuque de Bat Bat. Tsetseg sort à ce moment-là de la yourte. Myriam est enceinte. Ai-je bien compris ?

— C’est une bonne nouvelle, dit Bat Bat sans émotion excessive.

Ça va compliquer les choses, oui. Ils ont un droit du sol les Mongols ? Bat Bat n’en sait rien. La moto est prête. Dommage pour le side. Faute d’un larbin, on aurait pu amener une chèvre. Du lait pour le voyage. Et de quoi négocier avec A et B si jamais…

— Mais vous n’avez plus le side, dit le gosse que ça fait marrer.

Bat Bat rate exprès le coup de pied au cul. Il a jamais fait de mal à un gosse. Ni effrayé. En moto, il ralentit s’il en croise sur le chemin de l’école.

— C’est vrai, dit le gosse.

Et il ralentit pour illustrer. La larme à l’œil. Il aurait bien aimé ce voyage. Et il aurait trouvé le moyen de faire de la place à la chèvre. Il s’y connaît en chèvre.

— Il ne connaît que ça, rumine Bat Bat en modifiant légèrement la position du rétro. Il écrira jamais des bouquins.

— Les bouquins, je les mange ! Comme les chèvres !

Rieur, ce gosse. Et malheureux au fond, mais ça se voit pas. Faut ressembler à un homme si on veut en devenir un. Les filles ont bien des poupées. Ça les retarde pas.

— On partira demain matin à l’aube, dit Bat Bat. On y sera en fin d’après-midi, si on crève pas.

— Mais t’es jamais en panne…

— J’ai dit panne, pas crevé.

Myriam est enceinte. De mes œuvres. Tsetseg en est toute joyeuse. Elle a fait fumer le poêle. Bat Bat tousse. Ça l’amuse pas, les conneries. Il en oublie de féliciter Myriam. Le gosse rejoint la fillette dans un coin ludique de la yourte.

— J’écris des bouquins sérieux sur mon enfance que j’ai vécue à la campagne. Mais pas une campagne mongole. On avait une rivière et même un château. Et des arbres à foison. De la vigne et du pain ! Comme si c’était hier que je m’en rappelle. Mais cette histoire m’interrompt en plein chantier. Je veux savoir. Qui était cette femme et pourquoi ils l’ont tuée. Je n’invente rien. Pourquoi auraient-ils quitté Paris sinon ? C’est quoi cette histoire d’omoplate ? J’ai jamais vu des Mongols fourguer des omoplates aux touristes ! C’est de quoi ces omoplates ? De chameau comme dans le Coran ? Qu’est-ce qui ya d’écrit dessus ?

Là, Bat Bat peut pas répondre. Il a jamais rien vu d’écrit dessus. On en trouve dans tous les abattoirs. Ça se blanchit à l’eau bouillante. Ya un marché à Paris.

— Mais je peux pas en dire plus…

— Dis plutôt que tu veux pas en dire plus !

— Si je savais, je te dirais, mec…

— Qu’est-ce que t’es venu foutre à Paris quand on s’est connu ? Et d’abord pourquoi on s’est connu ? (criant) Qu’est-ce que je fous ici ?

Ça paralyse les gosses au milieu de leurs jouets. Pourquoi j’ai crié. J’ai pas le sens du bonheur. Pas même de la joie. Le ventre de Myriam me rend fou. Ah ! Et puis merde ! J’écris pour être lu par des écrivains. Pas par des cons qui n’écrivent pas. Et encore que pas tous les écrivains : pas ceux qui s’arrangent pour pas crever de faim en se mettant au service des rois et des cons. Je limite mon lectorat. Par passion pour l’écriture.

— Il dit ça pour rigoler, dit Myriam. Il le dit tout le temps. (imitant) Qu’est-ce que je fous ici ? Et qu’est-ce que j’y fous pas ? C’est des questions métaphysiques de haut niveau. De celles qu’on ne comprend pas si on n’a pas les bases. Ça les rend marrantes. (mains sur les hanches, jouant) Et on se marre !

Du coup les gosses savent plus s’ils doivent rire ou aller voir ailleurs. De pleurer sont bien incapables. On ne pleure pas à cet âge pour des raisons métaphysiques. Ya plein d’autres raisons de pleurer. Manquent pas. N’allez donc pas imaginer que mon Pierre est un métaphysicien avant l’âge requis. C’est un gosse comme les autres. Mettez-lui un jouet entre les mains et il joue. La poupée de la petite voisine, qu’il encule (la poupée, rarement la voisine) ou sa propre queue infatigable à force d’exercice. Mais ah ! ce don de l’observation. Il prend le temps. Si j’étais Mongol, je leur enseignerais le temps à ces deux petits qui finiront peut-être par s’aimer et se reproduire. Vous aimez pas les gosses ? N’en faites pas. Et si vous en avez déjà, sortez de la maison pour aller aux champignons. Bat Bat est d’accord avec moi. Tsetseg moins. Myriam me récompensera pas ce soir.

 

Dimanche de Léo

Un dimanche, il se sentit malade avant la messe et vomit ce qu’il venait de manger, violant le jeûne. Sa mère trouva une pièce de monnaie dans le vomi. Son père l’examina et déclara que le vomi était tombé sur la pièce. Elle appartenait à quelqu’un. Il fouilla dans ses poches et en sortit toutes les pièces de monnaie qui s’y trouvaient. Il les compta sur la table. L’enfant avait encore envie de vomir. Il le dit. On le pencha sur l’évier. Sa mère peut-être. Non, elle n’était pas assez forte. Ses pieds ne touchaient pas le sol. Il voyait le docteur qui mettait de l’ordre dans ses poches. Il n’était pas heureux d’être un enfant. C’était peut-être le cousin Jean qui le soulevait à la hauteur de l’évier. Vomir n’était pas plus facile dans ces conditions. On lui versa un broc d’eau sur la tête pour lui remettre les idées en place. Peut-être sa mère.

— C’est l’heure, dit son père.

L’eau et la brillantine dans ses cheveux. Il avait une serviette sur la tête. Il pouvait voir les pieds de sa mère, les bottines pointues, blanches, ajourées sur le côté interne, le bas de soie blanche et plissée en pointe vers la plante. La serviette disparut. Son père était debout près de la table, une main jouait avec les pièces dans la poche, l’autre avec la canne, il caressait le pommeau à tête d’androgyne. La pièce était sur le potager, propre et presque sèche. Sa mère n’était plus là.

Lucille s’était habillée ce matin. Jean tenait sa main. Ils attendaient sur le perron, en plein soleil, le perron de derrière, qui donne dans la cour aux acacias, et non pas sous la treille. La voiture pétaradait sous l’appentis en face. Le vomi avait laissé une trace sombre sur le carrelage. Son père lui expliqua brièvement que c’était à cause de l’acide, ou à cause de ce qu’il avait mangé, la couleur ou l’acide, l’un ou l’autre, ou les deux. Sa mère descendit l’escalier. Elle était coiffée maintenant, presque belle, la mantille était fixée à ses cheveux par un peigne d’ivoire. D’habitude, le peigne était de corne. Il s’étonna qu’elle eût changé cette habitude. Il se promit de la surveiller.

— C’est l’heure passée, dit son père.

Ils n’allaient pas la messe. C’était l’après-midi. Quatre heures peut-être en été. Une brise humide arrivait des sapins, étourdissante aussi, nécessaire.

— Il a mangé comme nous, dit sa mère.

Son père passa entre Jean, peau blanche habillée de noir, et Lucille, peau noire enveloppée de blanc. Peut-être pas, dit son père et l’enfant ne se souvenait pas en effet d’avoir mangé autre chose que ce qui était sur la table et d’en avoir mangé modérément comme d’habitude, il avait mangé de tout et n’avait pas exagéré. Lucille avait mangé à côté de lui. La chair est une caresse, pensa-t-il, sinon je vendrai mon âme au diable. L’expression lui avait plu. Elle était apparue plusieurs fois dans la conversation. Le docteur prétendait que le diable n’existait pas.

— C’est un personnage, avait-il dit pour scandaliser son épouse, mais elle n’avait pas bronché, Lucille avait à peine tiqué et la pensée de l’enfant se modifia encore au contact de cette réalité à laquelle il s’efforçait d’appartenir : la chair de la femme est une caresse si le diable existe.

Ce fut peut-être à ce moment-là qu’il avala la pièce. Il n’avait pas demandé à qui elle appartenait. Il l’avait cachée sous la langue. Ainsi s’expliquait à la fois l’acide et la couleur.

— Tout s’explique, avait convenu son père.

L’heure était passée d’une bonne heure.

— Ce n’est rien, avait dit le cousin Jean.

Rien, qu’est-ce que c’était ? La voiture s’éloigna sur le chemin, soulevant la poussière sinon elle aurait semblé flotter sur la terre jaune et il aurait imaginé un voyage sans retour. L’aïeule était sous la treille, le chien lui léchait le coup de pied, elle sommeillait. En traversant la cuisine, il vérifia que la pièce était toujours sur le potager.

— On ne vomit pas une pièce, avait expliqué son père, on la... il ne dit pas le mot et tout le monde sourit.

Ils étaient sur le point de partir.

— Où allons-nous ? demanda l’aïeule.

On venait de l’installer sous la treille.

— Mais toi tu ne viens pas, Maman !

C’était tout. Elle restait avec l’enfant, il promettait de ne pas s’éloigner, il chassera les mouches et les guêpes qui agaçaient l’aïeule, comment ! je ne viens pas ! Il n’en avait jamais été question.

— Elle comprend ce qu’elle veut, ou elle se fout de nous, confiait le docteur au cousin. Promis ? demanda-t-il d’une voix forte.

Pierre secoua la tête, mais ne dit rien.

— Il y a des mots qu’on ne lui arrache pas !

Lucille faillit mettre la main dans ses cheveux, il empêcha la main de s’empêtrer dans ce mélange de soie, d’eau et de glycérine, de parfums aussi, violettes et poivres, de couleurs enfin, elle ne savait pas qu’il y avait du bleu, ni pourquoi.

— La lumière, expliqua le docteur, il y a de l’ombre dans la lumière, et inversement.

L’aïeule était entrée dans ce silence obstiné qui est en réalité un moment de réflexion consacré à la recherche de la cruauté exacte. Ils n’attendirent pas qu’elle en fût sortie.

— Pour une fois ! dit la femme du docteur à Lucille.

— Promis ? répéta le docteur, ou simplement : promis !

La voiture disparut, la terre retomba, les animaux étaient revenus à la clôture et broutaient l’herbe des fossés.

— Tu n’iras pas plus loin que le puits de ce côté-ci, et que le pommier de ce côté-là, dit l’aïeule.

Il avait promis. Il tenait toujours ses promesses. Il n’y avait jamais aucune raison de ne pas les tenir. Peut-être la peur, mais il s’agissait alors de renoncement et il pouvait toujours s’expliquer.

— Qu’est-ce que j’ai entendu ? dit l’aïeule, cette pièce ?

Il ne répondit pas. Il alla jusqu’au puits et menaça de s’y jeter. Ensuite il courut jusqu’au pommier et il y grimpa.

— Tu es fou ! dit l’aïeule en riant.

Il n’était pas fou.

— On ne peut pas traiter de fou quelqu’un qui délire, avait professé son père à table. Le délire est une mauvaise explication, c’est tout. Je veux dire qu’il la contient et qu’on n’a pas le droit de le dénoncer. Tout est à recommencer. Mais en recommençant par quoi ? Vous vous souvenez ? demanda-t-il à son épouse.

Silence. Lucille enseignait aux filles à se cambrer. Mains posées sur les hanches, elles caquetaient avec elle. Jean avait trop bu pour répliquer. Il s’en tenait à des signes d’approbation que le docteur lui demandait d’éclairer, mais il n’insista pas, l’objet de la leçon portait sur la mère, ou l’épouse. Verticale de l’homme, horizontale de la femme, une croix pour l’humanité. Le haïku était imparfait, il le reconnaissait, mais il n’était pas le poète du respect dû à la prosodie, il préférait se laisser violer par elle, jusqu’à satiété. Il ne dit pas : silence. Pierre avait pensé silence juste avant le mot satiété dont le sens pouvait être approximatif sinon inexact. Silence au viol voulait dire quelque chose. Satiété de la prosodie, rien. Lucille avait une mélodie en tête. Le docteur la trouva charmante. La mélodie. Lucille. Ses caresses. Sa discrétion.

— C’est absurde ! s’écria la femme du docteur.

— Ce qui est absurde, dit le docteur, c’est que vous mettiez toujours tant de temps à vous rendre à l’évidence. Nous tuerons ce que nous n’aimons pas et ce qui nous aime nous tue.

Le cousin Jean fredonnait maintenant.

— Qu’est-ce que c’est que cette chanson ? demandait l’aïeule à travers le rideau.

Pierre n’avait pas encore vomi. Sous sa langue, la pièce provoquait une intense salivation.

— Qu’est-ce que tu as ? demanda l’une des filles.

— C’est curieux que nous portions le même prénom, dit l’autre à Lucille.

— C’est le prénom qui est curieux, dit le cousin.

— Personne ne répond à ma question ? demandait l’aïeule.

Non, personne.

— Si vous revenez, dit-elle mais elle ne continua pas.

Si vous revenez, quand ? Avant l’heure ? Après l’heure ? À quelle heure si c’est une heure ? pensa Pierre avant de vomir. Maintenant l’aïeule dort tranquillement. Les insectes ont fini de l’agacer. Pierre s’est aventuré au-delà du puits. Il a atteint le bois. Il n’est pas entré. Il aime la lumière du bois. Toutes les lumières devraient posséder ce charme. Mais il y a la lumière du ciel, violente et blanche. La lumière de la lampe. Celle de l’ampoule l’intrigue. Elle éclaire le bureau du docteur. Il y a une autre ampoule dans le salon, mais on ne s’en sert pas. On dit qu’elle est grillée. La bulle de verre est un mystère moins convaincant toutefois que le quinquet qui est une luciole arrachée à la nuit. On promène la lumière. On la suit. Elle ne laisse pas de trace. Elle ne meurt pas. Il y a toujours un moyen de la faire renaître.

— Joli nom du feu, a dit son père.

L’eau est le joli nom des miroirs. Ou l’inverse. Le nom de l’infini est dans l’air. Que reste-t-il ? Les pieds sur terre. La terre en boule. Boule de feu qui devient terre dans l’air doublé d’eau. C’était facile de jouer avec les éléments de l’antiquité. C’est autre chose de penser avec ce que nous savons maintenant des éléments. D’ailleurs on ne joue plus. La vie n’a pas changé, certes. Le même coût, la même durée, le même pouvoir d’appropriation, la même cruauté, le même futur. Ne plus jouer. Donc : travailler. Et rechercher l’ivresse à l’heure de l’ivresse. Le docteur parlait de l’ivresse en connaisseur. Pierre regardait à travers la bouteille, à travers la distance du verre et de l’alcool, le riquiqui : il avait goûté au canard et l’avait trouvé agréable.

— Tu ne sais pas dire autre chose ? lui avait demandé Léopoldine (la sœur de Lucille qui porte le même nom que la femme impure que Jean amenait à la maison en prétendant qu’il en était amoureux) ou bien ce n’était plus une question, elle lui disait ce qu’elle pensait de lui et ce qu’elle ne pensait pas de l’agréable.

Il aimait ses yeux. Évidemment, c’est facile de s’en souvenir puisqu’elle ne vit plus maintenant. L’aïeule dormait sous la treille. Il revenait du bois. Il avait pensé à un tas de choses et n’en avait retiré que de l’amertume. Il appelait ce sentiment de l’amertume parce qu’il était le contraire de l’agréable. Ce n’était pas une explication, mais il n’avait parlé à personne, il ne devait aucune explication sauf à Léo qui avait eu envie de vomir à cause de lui. La vision du bois l’avait d’abord tranquillisé. Il se sentait aussi tranquille que l’aïeule endormie le paraissait. Il s’était assis à califourchon sur un tronc couché en travers du ruisseau. Il écoutait le ruisseau et sentait l’odeur de la terre sans cesse renouvelée. Il savait qu’il aimait la nature plus que tout, à condition que la nature fût un jardin et que ses limites ne lui inspirassent pas la peur des lendemains. Il aimait la ville à cause de ses rues et de ses appartements, il aimait les boutiques des rues et le grand fleuve couteau où naissait une île ou une citadelle, c’était trop loin maintenant pour s’en souvenir. Il aimait aussi les prés, les chemins, le village toujours inachevé et parfaitement à sa place dans le paysage, il aimait le froid et le champ, l’immobilité, les glissements, les petites douleurs et les grandes peines provoquées par le rêve.

Le bois descendait avec le ruisseau. On entendait la cascade, on devinait un plan d’eau, une autre cascade et puis tout devenait noir ou indescriptible. Il aimait cette condamnation au silence. Il aimait se taire au bon moment. Seuls les insectes paraissaient indifférents à son attente. Même les fleurs lui semblaient rebelles. Il finissait par s’en aller. Léopoldine n’était pas très belle. Elle était gentille et il avait envie de se faire aimer d’elle. Il redoutait son corps solide et un peu lent. Lucille était affectée d’une lenteur différente. Il revint dans le soleil. Il était au milieu du pré. Il voyait le puits et même le pommier de l’autre côté de la cour. La treille lutinait l’ombre, mais il ne voyait plus l’aïeule. Il pouvait voir le guéridon blanc et même distinguer la cruche et le verre. Il y avait un torchon plié en quatre sur le dessus de la cruche. C’était une belle nature morte et Lucille leur avait promis de la peindre. Elle possédait une boîte de couleurs que le docteur lui avait offerte pour fêter la fin ou l’achèvement d’une enfance à laquelle elle tenait encore, la preuve était qu’elle ne peignait jamais ce qu’elle avait promis de peindre — pourtant, elle savait regarder, et même composer.

— C’est dommage, avait déclaré le docteur en lui caressant la joue.

Il voulait dire : pourquoi es-tu si belle ? Ce qui ne voulait rien dire de précis et tout si on se laissait aller à ne plus penser à cette histoire. Pierre avait à peine regardé la nature morte proposée par Lucille.

— C’est vrai, avait dit le docteur et il avait rapproché le verre de la ligne d’horizon.

L’œil de Lucille était d’une profondeur fascinante.

— N’oublie pas de peindre les mouches ! avait lancé l’aïeule que Jean et son père amenaient dans le fauteuil.

— Des roues, ce ne serait pas un luxe, avait dit le docteur.

— Tuez les mouches d’abord ! avait dit l’aïeule.

Pierre se sentait exclu de ces conversations. Non pas étranger, ou réduit au mutisme par la force des rites ou des habitudes. Exclu, en arpenteur des marges de la vie réelle ou tranquille qui se passait de lui.

— Si je meurs maintenant, avait dit Léopoldine, le monde s’écroulera sur mon cadavre.

Elle avait raison. D’autant qu’elle lui démontrait que sa mort à lui resterait sans influence sur l’existence des autres. Elle mourrait, tandis qu’il disparaîtrait. Le docteur l’aimait comme sa propre fille.

— Et tu es jaloux, dit-elle, ce qu’il refusait de reconnaître devant elle, si jamais il était affecté de cet horrible sentiment, ce dont il pouvait, rétorquait-il, douter en toute conscience. La conscience de quoi ? demanda-t-elle.

Le docteur aimait cette gentille laideur et Pierre comprenait le désir que lui inspirait en même temps l’étourdissante beauté de Lucille et de son double. Il traversa le pré du coté du soleil. À l’ombre, l’herbe était réduite en cendres. Il haïssait l’odeur du feu éteint. L’expression ne convenait pas à sa pensée, mais il n’en connaissait pas d’autre. Le feu s’éteint et continue d’exister dans sa trace grise et blanche. Il enjamba facilement le portail de planche qui était presque couché dans la broussaille. Maintenant il y avait la Lucille de Jean, noire et intransigeante, sévère même, inévitable. Luciole s’émerveillait.

— Luciole ? dit Léo, oui ! pourquoi pas Luciole !

Cette idée la ravissait et Lucille elle-même en était enchantée. Pierre avait souvent pensé aux lucioles de Lucille. Ce pouvait être ses yeux. À l’origine ce furent sans doute ses yeux. Puis les seins aperçus par hasard, hasard d’une chemise dont Léo portait la pareille, mais les seins étaient grotesques et le sexe évident comme celui d’un garçon, mais qu’en savait-il ? Luciole remplit le verre d’une eau qui changea l’horizon. Le rouge eût donné trop de réalité à ce qui n’en est pas. Elle écarta la pomme proposée par quelqu’un qui pouvait être Pierre lui-même. Personne n’avait touché au tableau. Il était peut-être d’ailleurs le seul à y penser maintenant. Peut-être parce qu’il était seul pour le regarder. L’aïeule penchait une tête de mort. Ses mains frémissaient sur les accoudoirs. La brise était tombée. Il faisait bon maintenant sous la treille. Les insectes s’agglutinaient sur les fruits.

— Ce sont les meilleurs pièges, avait expliqué le docteur à l’aïeule.

Il lui promettait une après-midi tranquille. Personne ne pensait plus à la promesse de Luciole. Pierre revenait sur les lieux pour tenter d’en mettre à jour la secrète intermittence. Il s’assit sur une chaise qui n’était pas la sienne. L’aïeule ne devait dormir que d’un œil. Elle ouvrit l’autre pour lui ordonner d’aller chercher son « paillasson ». C’était ainsi qu’elle appelait la chaise sale, autre nom de la chaise sur laquelle il était condamné à s’asseoir. Il voulait se montrer docile avec elle. Il y réussissait parfaitement. Ces sautes d’humeur étaient de courte durée. Du moins celles qu’elle lui destinait. Sinon, elle était capable de cruauté. Et on finissait toujours par lui demander poliment de fermer son caquet. Le caquet, la gueule, le four. Il revint avec le paillasson en question. Il se sentit sortir de l’ombre de la cuisine. Il sentit l’effort nécessaire pour sortir de l’ombre. Ce n’était pas le poids de la chaise. C’était la matière de l’ombre à la surface de son être où elle prenait une existence lente, comme si son esprit reconnaissait les lieux et qu’il lui en montrait le chemin. Cela lui arrivait de plus en plus souvent, presque tous les jours maintenant qu’il était en âge d’ouvrir un livre, son père en possédait de fort documentés sur le mal, appelons cela un mal parce que ce n’est pas un bien qu’on se targue de posséder à l’insu des autres ou contre les autres soyons sincères et ne lésinons pas sur le pouvoir réducteur des mots — sur le mal qui (il possédait des livres) lui promettait une fragilité (le docteur) contre laquelle il aurait toujours tort de se rebeller.

Les livres se trouvaient dans l’antichambre du cabinet de consultation où le docteur exerçait ses talents depuis toujours. La pièce était éclairée par un bec de gaz en applique sur le mur tapissé de fleurs et de plantes arabesques. Motifs repoussoirs d’un paysage idyllique où le bonheur était un personnage et la femme une idée à trouver dans la perspective des chemins. Les ailes d’un moulin indiquaient le sens du vent auquel le regard devait se soumettre sous peine d’incohérence. Il s’asseyait sur le fauteuil d’ami. Son père ne l’utilisait pas. Quand il venait lire dans cette intranquille retraite, il amenait le fauteuil de son bureau. Les roulettes d’acier avaient imprimé leurs traces dans les chevrons du plancher et sur le tapis, elles s’enfonçaient dans cette moquette approximative pour en marquer le territoire, le fauteuil d’ami avait probablement marqué le sien, mais il était si lourd qu’on n’avait sans doute jamais songé à le déplacer, même pour balayer la poussière qui s’accumulait dessous depuis... mais depuis toujours. Le coussin appartenait en titre à Pierre qui avait le droit de le ranger dans le placard d’un bahut dont les autres portes ne s’ouvraient pas parce qu’elles contenaient des souvenirs de famille dont l’interprétation pouvait se révéler difficile. Le docteur avait promis de lui en parler plus tard, à l’aurore de sa maturité, et Pierre avait pris aussi ce mal en patience, mais en cela il n’avait point de mérite puisque c’était un mal parfaitement indolore. Sa curiosité seule souffrait de cette mise sous clé d’un trésor qui eût peut-être nourri avantageusement son imagination vadrouilleuse des chemins que la vie avait mystérieusement ou absurdement (l’histoire, celle des Sciences et des Lettres, déciderait pour lui) empruntés pour produire finalement ce qu’il était, ou ce qu’il n’était pas. Le lignage avait son importance, comme l’héritage.

Ces idées, inévitables par la force du droit, avaient été puisées à la source ou au moins devait-on leur inspiration à des phénomènes de surface capables de transformer la vie en enfer. Mais le docteur portait peu d’intérêt au droit. La chair était son seul jeu avec les autres et il avait assez de science pour remédier efficacement aux atermoiements de la mécanique existentielle. Il en parlait en pédagogue parce qu’il espérait encore que son rejeton ne jetterait pas finalement son dévolu sur les chevaux comme cela arrivait à leur famille depuis tant de générations qu’on ne se souvenait plus avoir exercé un autre métier. Pierre avait d’abord aimé le vocabulaire des chevaux. Puis les chevaux l’avaient séduit. Ce qu’ils représentaient maintenant qu’il n’était plus question de se passer de leur compagnie. Ce qu’ils limitaient, ce qu’ils exagéraient. Il courait avec eux dans le pré. Il les avait vus naître. Il avait aidé aux mises bas. Il avait caressé les joues tremblantes des juments, absorbé entièrement par le profil du regard qui semblait se lamenter et en même temps promettre beaucoup. Le docteur accouchait les femmes dans le plus grand secret et toujours dans leur maison. Les juments étaient entourées de tous. Elles mettaient bas dans la foule des visiteurs venus pour s’émerveiller encore. Une fois il avait vu l’enfant dans un torchon maculé de sang et il l’avait cru mort. Ou bien le docteur l’avait-il réveillé d’une torpeur qui n’était pas encore la vie et qui pouvait être la mort. Il n’avait pas entendu le claquement de la main sur les fesses. On le lui avait expliqué et l’enfant était à l’endroit quand il rouvrit les yeux sous l’effet d’une bourrade. Une espèce de folie marquait visiblement le visage de l’enfant nouveau-né. Il aurait pu penser à une douleur plus explicable, mais il n’y avait plus rien à faire pour le raisonner maintenant que sa décision était prise. Il avait jeté son dévolu sur les chevaux de son oncle qui était le fermier de la propriété familiale. L’oncle ne l’aimait pas et le taquinait méchamment. Il avait un fils et deux filles. Le fils était devenu proxénète et l’une des filles était morte dans la rivière. L’autre n’avait épousé personne. Le docteur s’était retrouvé seul au moment de franchir la vieillesse promise depuis si longtemps. La devanture de la boucherie de Pierre, qu’il voyait de la fenêtre où il passait son temps, un livre sur les genoux et les mains sous le plaid, lui procurait de quoi se désespérer jusqu’à épuisement. Il ne mourut jamais en effet. Pierre eût plutôt la sensation d’une disparition.

Léo était-elle morte ? Luciole mourut certainement. Lucille finit par ne plus faire parler d’elle et le cousin Jean, qui l’avait épousée, élevait les chevaux que Pierre conduisait à l’abattoir. Il avait été une fois sur le point de deviner cet avenir. Son père lui avait interdit les exercices de divination, mais sa mère les pratiquait encore. Elle n’avait pas le choix d’ailleurs. Un coin de sa chambre révélait un savant mélange de piété et d’hérésie. Une niche était aménagée dans le mur. Une moulure de stuc doré en formait l’embrasure. Le regard entrait par ce rectangle parfait. Une cheminée assurait l’évacuation des fumées. Son conduit courait sous la tapisserie et regagnait celui de la cheminée au rideau toujours tombé parce qu’elle n’y allumait jamais le feu dont la chambre manquait cruellement en hiver. Il y pénétrait rarement en dehors des leçons qu’elle lui prodiguait. Des brandons d’encens procuraient une abondance de volutes dont les caprices géométriques l’étourdissaient pour commencer. Agnès était agenouillée près du lit et semblait prier. Le docteur était absent pour quelques jours qu’il passerait soit à l’hôpital où il avait ses œuvres, soit dans le lit d’une maîtresse qu’on ne nommait jamais, mais dont il parlait beaucoup. Agnès avait amené le couteau symbolique destiné à lui couper cette langue. Pierre ne savait rien de ces propos et il aurait donné beaucoup pour s’informer au moins de leur teneur. Il tenait moins à leur saveur ou redoutait d’avoir à y goûter. Le couteau était posé sur un coussin que sa mère avait confectionné en deux ou trois veillées. Le docteur l’avait observé d’abord d’un œil amusé puis avait demandé à quoi diable pouvait bien servir un coussin aussi petit. Les broderies du lendemain le renseignèrent peut-être, car il se tut et demeura renfrogné pendant toute la soirée. Pierre savait. On attendait le départ du docteur. Cette impatience le ravissait. Il passa la dernière soirée à classer les papiers d’un séminaire.

Minuit six

Mandale prit un taxi. Traversa aire de yourtes. Le chauffeur parlait allemand. Lisait Galsan Tschinag. Mandale connaissait pas et avoua cette tare. Première fois en Mongolie. Oui. Mais connaissait Vladivostok. Avait épousé une japonaise poilue. Morte en couche. Enfant mort aussi. Seul. Le chauffeur frémit. Son volant était enrobé d’une fourrure. Bat Bat plus loin. Des Weiteren. Tsetseg famille moi. Hasard, oui. Heureux ? fit Mandale. Le chauffeur surveillait un camion qui voguait droit devant. Du gravier voletait. Il ralentit et jura. Prit la tangente. Parebrise cher. Mercédès. Route maintenant étroite et poussiéreuse. Voisine des chèvres. Des chevaux qui ont l’air de jouets. Ruines d’une station service. Encore des yourtes. Des cheminées. Des gosses excités. Un cahot et le crâne de Mandale, tondu, heurte le plafond dépourvu de tapisserie. Blong ! Impossible filmer. Le chauffeur accepte ralentir. Mais il connaît l’heure à laquelle il faut se pointer chez Bat Bat si on veut manger chaud. Du isst ? Mandale fait non de la tête. Pas manger. Faim, oui. Repas avion, beurk ! Chauffeur rit. Il caresse la fourrure, la tapote. La route devient chemin, puis le chemin sente, trace des animaux, puis la verdure des collines de chaque côté. Le chauffeur fait des signes. Mandale comprend que c’est ici qu’il vient tirer à l’arc. Avec son fils. Sohn. Lui champion. Bekannt.

— Moi pas connu plus que ça, dit Mandale.

— Moi connu moins que ça ! dit le chauffeur en riant.

Ça : son ongle du pouce. Bon Dieu ! pense Mandale. Qu’est-ce que ça veut dire ? L’après-midi touche à sa fin. L’horizon se densifie dans les ors rouges. Le chauffeur, ébloui, ralentit. L’herbe est grasse comme du Whitman. Bientôt, la yourte flamboyante de Bat Bat apparaît à flanc de colline. Un mur descend puis contourne l’installation familiale. La cheminée fume. Une moto rutile dans la lumière. Deux gosses arrivent en courant. Criant : Mandale ! Mandale !

— Vous connu ici, constate le chauffeur.

Le sol est mou. Mandale y pose un pied prudent. Il n’aime pas la campagne. Encore moins ces endroits paumés. Le chauffeur coupe le moteur et descend à son tour. Bat Bat reçoit Mandale dans ses bras.

— On s’est connu à Paris, explique-t-il au chauffeur, son cousin.

Jules (moi) et Myriam sur le seuil, bras dessus, bras dessous. Souriant.

— T’as oublié ta caméra ?

Mandale exhibe sa Sony.

— Qu’est-ce qu’on est bien ici ! lâche-t-il.

Tsetseg agite une cuillère.

— C’est tes gosses ? demande Mandale.

— La fille. Le garçon est au voisin. Mais Tsetseg attend un fils.

— En octobre, précise-t-elle.

Puis elle désigne Myriam :

— Elle aussi attend.

— ¡No me digas ! rugit Mandale. (il me toise) Un petit bonhomme comme toi, papa !

Il embrasse Myriam. Bat Bat s’impatiente. Le repas est chaud.

— On part demain, dit-il à Mandale.

— Il a plus le side, complète le gosse.

Bat Bat le calotte affectueusement et le gosse entre devant nous. Il a faim. Il sera là demain matin à l’aube si on le laisse dormir ici. Ok. Il envoie un message à son papa.

— J’aime la vie, dit Bat Bat. Toujours quelque chose à faire. Mais j’ai jamais écrit de bouquin, bien sûr.

— T’en écrirais un si tu savais écrire, dit Tsetseg.

— Tout le monde n’a pas la chance d’avoir étudié en Allemagne.

Le cousin tique. Le Passé. Ce Temps que ma grand-mère haïssait à la place de son moi. J’ai écrit un tas de choses sur le sujet. Mandale rompt le pain. Froment importé. Ce qui reste d’une civilisation. Ce qui demeure d’un peuple. Mais je suis pas venu pour ça. A & B. Incapable de les distinguer pour l’instant.

— S’il avait le side, dit le gosse, il m’aurait amené et je me serais poussé pour laisser de la place à la chèvre. (regarde Bat Bat) Je me répète pas puisque ton ami n’était pas là…

— Achève ton morceau et va te coucher.

— Je dormirai pas cette nuit.

— Alors tu t’endormiras à l’aube et tu n’entendras pas le bruit du moteur.

— Un 350 deux cylindres !

Jubile puis disparaît dans un amas de couettes. Mandale filme. Il a posé la caméra sur un coffre qui reçoit aussi son tabac et sa pipe.

— Jules a le sens du récit, dit-il. Le scénario se construit au fur et à mesure. En ce moment, il écrit sur son enfance. Moi je prends un crayon, j’encadre, je déplace, je relie (relier), et je sais ce qui va arriver dans l’objectif. Comme ça. (il montre)

— Parlez plus bas, messieurs. Les enfants ont besoin de dormir.

— Nous de boire !

Le chauffeur nous a quittés peu après le repas. Il avait des doutes sur la validité de ma tentative d’élucidation. D’après lui, je risquais de perdre mon temps. Un temps dont mon écriture avait besoin. Il ne connaissait pas mes écrits, mais il savait que le temps ne pardonne pas à l’égaré. Il partit dans la nuit.

— Il t’a traité d’égaré, chuchota Myriam sous la couette. Et tu n’as rien dit ! D’habitude…

— Il s’en allait. Et puis c’est le cousin de Bat Bat. Et puis ce n’est qu’un chauffeur de taxi.

— Qu’est-ce que t’en sais s’il n’est que cela ?

Un des gosses gémissait. L’un ou l’autre. Impossible de savoir lequel. Ça m’angoissait. Myriam dormait profondément. Est-ce que le gosse dormait ? Cette histoire de side devait le turlupiner plus que moi l’avenir que me réservaient A et B. J’ai jamais eu de chance avec les gosses. Même enfant. Je les comprenais pas.

 

*

* *

Ya pas d’histoire. Les hist, c’est bon pour le ci. Les gens s’assoient et regardent. Si tu leur racontes pas une histoire, ya plus de film.

On fumait dehors, Mandale et moi. Yavait pas de place pour lui sur la moto. Et pas question de monter en bagnole. À pied c’est des jours. Un et demi au moins, avec de l’entraînement. Il avait du sang japonais, mais quand même ! Et puis ça remontait à loin. En Amérique. Et puis quelles têtes ils feraient A et B si trois types s’amenaient dans leur zone, un Mongol, qu’ils connaissaient au moins de vue, et deux occidentaux dont un qu’ils pouvaient pas ne pas reconnaître alors que j’étais incapable de les distinguer du commun asiatique. J’avais même pas idée de la gueule qu’elle avait, cette femme. Et même si Mandale louait une moto, il arriverait pas à temps pour filmer les premiers moments de cette rencontre qui promettait de l’inconnu.

— T’es vraiment sûr de leur poser des questions ? dit Mandale soudain inquiet.

— Je connais pas d’autres moyens de me renseigner.

— Mais t’as vraiment besoin d’en savoir plus ?

— Tu veux le faire, ton film, oui ou non ?

— Mais puisque je serais pas là à temps ! T’y as pensé, à ce détail qui va me coûter un premier plan qui n’existera que si on explique.

— J’écrirai si c’est ce qu’il faut.

— Tu les vois, toi, les spectateurs à qui on demande d’écouter sans voir ? Et dans ton style d’écriture qui n’est pas franchement cinématographique.

— J’écrirai pas. Je parlerai. Ils m’écouteront. À Paris. À New York. Moscou. Dubaï.

— Je sais pas si je monte… Sans la première séquence, ça va faire manchot. Et peut-être même cul-de-jatte. Je serai venu pour des prunes. C’est pas ici que je vais trouver de quoi refaire ma vie conjugale.

— Si jamais je redescends pas, occupe-toi de Myriam.

— Ah ! si yavait pas la nécessité de cette première séquence ! Tu me comprends, Juju ? Je peux pas commencer un film par la deuxième, surtout si t’es mort à la première. Il en pense quoi, Bat Bat ?

— Il m’a pas tout dit. Il me cache des choses. Les omoplates. Paris. Cette amitié qui n’en est pas une. On arrivera pas discrètement, c’est sûr. T’as entendu le bruit qu’elle fait, cette moto ? Ils nous attendront en embuscade. Bat Bat a une kalash. C’est mieux qu’une caméra. Je préfère que tu sois vivant si je dois mourir.

— Raconte pas de conneries !

Si j’avais été un type intelligent, j’aurais commencé par enquêter sur Bat Bat, histoire d’éclairer ma lanterne sur ses véritables intentions. Mais il avait décidé de pas m’en laisser le temps. Sinon j’aurais pas eu besoin de plus de deux ou trois jours pour en savoir plus. En tout cas suffisamment. J’allais monter là-haut dans moins de trois heures et je savais rien de Bat Bat et de son sacré projet. Je devais me résoudre à reconnaître qu’il se fichait du mien. Mais alors, à quoi je servais s’il s’était jusque-là interdit de monter ? Pas le temps d’en discuter. Mandale voyait ça d’un mauvais œil lui aussi.

— T’as plus le choix, dit-il. Faut que tu te pètes quelque chose. Quelque chose qui t’empêche de monter sur la moto. Et t’auras une convalescence pour en savoir plus. T’aurais dû te renseigner avant, mec. Mais j’suis pas plus professionnel que toi. J’ai les jetons maintenant. Sauf que j’ai pas besoin de me mutiler. J’ai une excuse.

— J’me suis jamais mutilé et c’est pas maintenant que je vais commencer !

 

 

 

Lorenzo

Le remplaçant arriva tard dans la soirée. Il pleuvait et il avait marché sous la pluie depuis la gare.

— Qui êtes-vous ? dit Pierre en ouvrant la porte au bout du long couloir qu’il vient de parcourir en prenant soin de poser la pointe de ses pieds sur le sommet des chevrons.

Le jeune homme sourit. Son imperméable est pendu à un fer en boucle de la cage d’ascenseur. Pierre attend la voix de son père. Il n’attend pas son père en personne et c’est pourtant ce qui arrive. Ce qui n’arrive pas, c’est l’explication.

— Nous n’avons jamais eu de remplaçant, dit sa mère, mais le docteur Vincent n’est plus.

Le jeune homme dit qu’il comprend. Il dit en baisant la main de la femme du docteur quelque chose comme Lorenzo de Gador j’ai cru que vous n’arriveriez jamais dit le docteur derrière Pierre qui regarde l’imperméable l’imperméable dégouline lamentablement sur les marches qui descendent les marches descendent une à une sur le plan brisé en angles droits du tapis vert émeraude dont on ne voit pas d’en haut les barres de cuivre parfaitement astiquées astiquées jusqu’à cette perfection qu’on voit d’en bas d’en bas le parallélisme des barres de cuivre dont le plan étrangement vertical lui donne chaque fois la nausée il ne faut pas. Il ne faut pas lever la tête pour regarder la voûte de verre qui prend au ciel sa lumière et à la nuit son mystère. Une fois il est tombé à la renverse en plein milieu de l’escalier qu’il a redescendu sur le dos la tête la première jusqu’au palier du rez-de-chaussée essuyez vos pieds sur le paillasson.

Le paillasson sentait la boue des villes on pense moins aux chaussures des gens à la campagne. Lorenzo lui caressa la joue.

— J’ai appris pour le docteur Vincent, dit-il en entrant, c’est un malheur.

Il arrivait trop tard le père de Pierre avait hérité de la clientèle du docteur Vincent. Lorenzo rit.

— C’est une petite ville, dit-il sachant que c’est le meilleur moyen de blesser le cœur fragile du docteur dont la vie il le sait ne tient qu’à un fil.

L’imperméable prendra la nuit pour sécher personne ne demandera à qui il appartient on ne parlera même pas de la flaque qui aura disparu sous le tapis dont la fibre ne se souvient de rien.

— Vous vous installerez dans la chambre, dit sa mère mais s’il vous manque quelque chose n’hésitez pas vous le trouverez dans notre appartement Pierre vit chez la grand-mère.

La grand-mère de qui ? Il connaît l’histoire du noyer. Pour lui ce n’est pas une histoire. Pierre demande pourquoi. Pourquoi pas une histoire ? Quoi d’autre ? Lorenzo ne répond pas. Il ne répond pas aux questions des enfants.

— Il y a beaucoup d’enfants, dit le docteur, des croissances capricieuses, des inclinations dangereuses, le début de la fin.

— Vous avez mangé, dit sa mère.

Elle aurait pu demander : Vous avez mangé ? Comme elle n’a posé aucune question, Lorenzo la contredit avec prudence : je n’ai pas mangé ce soir mais je n’ai pas fin (faim). Il aurait pu dire : je mangerai demain ce qui aurait vexé à coup sûr la femme du docteur.

— J’irai chez ma cousine Agnès, dit-elle.

— Je ne pensais pas être seul, dit Lorenzo.

Il a l’air un peu désespéré.

— Je ne serai pas bien loin, dit-elle sans y penser.

Pierre pense au lendemain. Ils partiront tous en fin d’après-midi, sauf Pierre et la grand-mère qui resteront à la ferme en attendant le retour des autres. Les autres. C’est à dire moins le docteur qui voyage avec sa maîtresse (Lucile peut-être mais dans ce cas Jean ne reviendra pas il en manquera quatre) et encore moins la femme du docteur qui séjournera chez sa cousine Agnès, ce qui n’enchante pas le docteur mais il ne dit pas pourquoi. Vous mangerez en bas. Ce n’était pas prévu. C’était une question d’argent. Le restaurant, ça finit par coûter cher. Lorenzo ne mange pas tous les jours.

— J’ai connu ça, dit le docteur.

Ce n’était pas vrai. Il n’avait jamais jeûné, sauf entre le réveil du dimanche matin et la grand’messe où il communiait rarement parce que la veille il n’avait pas eu le temps de se confesser. Il disait en plaisantant que sa femme pouvait aussi bien se confesser pour lui puisqu’il n’avait rien à lui cacher. Mentait-il cette fois ? Lorenzo s’empourpra (autre explication) à cause du verre de gnôle. Il passerait la nuit sur le sofa du salon. Il n’aurait qu’une couverture mais le feu tenait bon, il n’avait pas de souci à se faire. Pierre avait seulement proposé de dormir dans le sofa à la place de Lorenzo. La couverture serait au repassage du linge. Elle portait des traces de fer. Ces ombres en pointe avaient peut-être intrigué Lorenzo. Il ne pouvait pas deviner.

— Je vous en prie, avait dit la femme du docteur en lui montrant la chambre de Pierre, ne vous servez pas de son secrétaire et pour justifier sa prière elle ouvrit le secrétaire ou plutôt elle l’entrouvrit de peur de ne plus pouvoir le refermer.

Lorenzo comprenait. Il n’ouvrirait rien, sauf la porte. Les chats ne le dérangeraient pas, sauf le soir à la veillée, s’il veillait. Il consacrait plutôt ses soirées à la lecture.

— La lecture des livres ou des femmes ? plaisanta le docteur.

Pierre faillit éclater de rire.

Les hommes deviennent fous à cause des femmes, les femmes perdent la tête à cause des enfants, et les enfants sombrent dans la démence parce qu’ils ne sont pas des animaux.

Pierre récitait cette leçon avec une exactitude qui pour l’heure étonna Lorenzo qui était habitué à la discrétion des enfants, à leur soumission. Où donc avait-il contracté cette habitude ? Chez lui ? En sortant de chez lui ? En n’y revenant pas ? Plus ? Jamais ?

— Je m’étonne, dit Lorenzo (il fallait bien qu’il le dît), qu’un enfant qui cède sa chambre aussi facilement, ce qui prouve sa générosité, soit aussi le sujet de telles hallucinations.

Les fous, les enfants, les animaux. À la place des hommes créés, des femmes nécessaires et de l’écriture épistolaire.

— Ne l’écoutez pas, dit la femme du docteur.

— Nous le soignerons, dit le docteur en passant sa main dans les cheveux de Pierre.

Lorenzo ne lui reprochait plus rien. Il avait au moins reconnu son interminable générosité. On ne le soignerait pas en tout cas pour son défaut. Il ne recevrait aucune leçon et tous les soins. Il prit place sur l’accoudoir du fauteuil où Lorenzo était assis. Lorenzo aimait les enfants. Ou plus exactement il préférait la chair des enfants. Un loup dans la tanière, avait dit la femme du docteur quelques jours avant l’arrivée de Lorenzo. Il eût donné sa préférence aux femmes… avait commencé le docteur mais il n’acheva pas de blesser sa femme en présence de l’enfant qui n’avait aucune chance de toucher le cerveau ou le cœur de Lorenzo.

— Il ira à la ferme, dit-il.

— Dans ce cas, dit sa femme, j’irai chez Agnès.

Pendant ces quelques jours, on pensa à la solitude de Lorenzo. Il aurait bien quelques visites. Il pouvait compter sur un nombre raisonnable d’urgences. On chercherait peu à satisfaire sa curiosité mais si cela arrivait, on n’amènerait pas les enfants.

— On raconte des choses, avait dit le docteur.

— Vous le connaissez donc si peu ? s’était inquiété sa femme.

Il avait rallumé sa pipe tranquillement.

— Un excellent élève, avait-il déclaré, prenant le temps de s’expliquer, un diagnostic, une expérience, et peut-être même un cœur. Autrement dit, un médecin.

Pierre avait écouté jusqu’au bout. Il n’avait pratiquement rien compris à ce qui démontrait l’infaillibilité de Lorenzo. Il comprenait mieux l’expérience. Ses fragments révélaient d’autres parcelles de vérité que le docteur prétendait partager avec Lorenzo. La question du cœur n’était pas soulevée comme le docteur avait l’habitude de changer le sens des questions qu’il posait à brûle-pourpoint. Le cœur de Lorenzo pouvait demeurer une énigme. Qui se prononcerait définitivement ? Le docteur Vincent était un grand médecin, dit Lorenzo. Pourquoi ? se demande Pierre. Non pas pourquoi grand, corrige-t-il aussitôt dans le silence réducteur de sa pensée, pourquoi poser cette question maintenant, le docteur doit répondre quelque chose s’il ne veut pas perdre mon estime. Le docteur en effet préparait une réponse.

— Nous le sommes tous, dit Pierre sans lui en laisser le temps.

— Tous ? fait le docteur un peu étonné qu’on ne le laisse pas aller au bout de son idée.

De quoi se mêle cet enfant ? semble réfléchir Lorenzo.

— Oui, oui, intervient la femme du docteur.

Que voulait-elle dire, elle ?

— Il est mort dans de bien tristes circonstances, dit quelqu’un. Rien n’a pu le sauver. Il laisse une enfant malheureuse. Mais est-ce bien sa fille, ce sang ? Vous me comprenez ? Va te coucher, toi !

Mais Pierre ne bouge pas. Il est comme pétrifié. Cela lui arrive chaque fois qu’il tente d’entrer dans une conversation qui n’est pas, comme dit sa mère, de son niveau. Le docteur hausse les épaules. Sa main s’approche de l’œil de Pierre et en écarte les paupières. Je suis à l’intérieur, pense Pierre confusément.

— Il est bien, dit le docteur, plus que bien. Vous n’avez jamais voyagé ? demande-t-il à Lorenzo en regagnant son fauteuil.

— Nous avons eu de beaux séjours, dit la femme du docteur (ma mère, pense Pierre).

Lorenzo semble réfléchir. Ou il essaie seulement de traverser l’attente immobile que lui imposent les autres.

— Je suis venu jusqu’ici, finit-il par dire presque en riant.

— Fameuse aventure en effet ! s’écrie le docteur.

Nous n’avions pas encore prononcé le mot aventure, pense Pierre. Je n’y avais pas pensé moi-même. Nous ne racontions jamais les aventures. Nous les avons pourtant vécues. Qu’est-ce qui nous empêchera de les vivre encore ?

— Le docteur Vincent a exercé sous les Tropiques, dit Lorenzo.

— Mon Dieu ! dit la femme du docteur.

Elle savait. Cette invocation ne voulait pas dire qu’elle ne savait pas. Mais la moindre allusion à cette aventure lui arrache toujours un cri destiné à faire voler en éclat une torpeur commençante. Lorenzo est désolé. Il a été amoureux de Lucile autrefois.

— Je sais, dit le docteur. Vous étiez tous amoureux d’elle.

Lorenzo soupire. La femme du docteur n’a jamais été amoureuse. Elle l’écrivit une fois dans une lettre. Elle séjournait quelque part, sans avoir voyagé, et ne cherchait pas l’aventure. Le docteur avait lu la lettre qui ne lui était pas destinée. Pierre en était le témoin. Il y pensait souvent. Le docteur avait soigneusement refermé la lettre et l’avait posée sur la table du salon, sous le compotier, et il était parti. A qui écrivait-elle ? Pierre pensa qu’il ne pouvait pas être le destinataire de ces confidences. Un œil sur l’enveloppe le renseignerait. Un autre personnage. Une aventure peut-être. Où donc le docteur avait-il déniché cette lettre ? Comment comptait-il s’en servir ? Pierre entra dans le salon. Il prit un fruit et le frotta longuement contre sa manche. Sa mère n’eût pas aimé ce geste qui n’était qu’une imitation d’ailleurs. Maintenant qu’il aimait les séjours à la ferme, maintenant qu’il ne s’y ennuyait plus, qu’il n’y connaissait plus la peur, il se surprenait plus d’une fois à en retrouver les petites manies, catalyse de l’instant. L’enveloppe était tournée du côté où sa mère avait calligraphié l’adresse de son séjour. Chez Agnès. Elle n’était donc pas allée bien loin. Elle était encore accessible. Non pas qu’il éprouvât le besoin de s’y référer. Il pouvait l’oublier. Elle ne lui écrivait pas. Elle téléphonait au docteur. Il détestait cette sonnerie du soir. Il se montrait impatient, laissait échapper un mot de trop, ne revenait pas sur ce qu’il avait dit puisque c’était dit, concluait-il. Il avait changé de parfum à cause d’une femme. Ou grâce à elle. Et elle partait en séjour. Ce n’est pas si loin, disait-elle à Pierre. Ils étaient sur le trottoir. Le taxi arrivait alors qu’ils ne l’attendaient plus. Mais il arrivait et elle partait. Il avait cru qu’elle avait renoncé à le laisser seul avec le docteur. Il l’avait presque convaincue. Ensuite le taxi arrivait et elle lui mordait la joue en lui répétant qu’il était sa seule possession. Elle ne disait pas sa seule richesse. Il revenait dans la maison en pensant à cette différence. Je suis riche de toi. Un homme pouvait le dire à une femme. Mais une mère peut-elle croire qu’elle possède son enfant ? Ou penser qu’il la croira si elle le lui dit. Mais elle n’était pas amoureuse et ne l’avait jamais été. En tout cas celui ou celle à qui elle écrivait devait la croire, s’en convaincre, en souffrir peut-être. Tiens-toi tranquille, lui avait-elle dit à la portière du taxi. Elle l’abandonnait à sa révolte. Et il ne possédait pas de quoi payer le prix de cette tranquillité. Le taxi s’était arrêté au bout de la rue. Il attendit encore. Il n’avait rien promis mais cette fois il ne se sentait plus libre. Il ferma la fenêtre. Il était presque midi. Il n’avait encore rien mangé ce matin. Il avait pensé toute la nuit à cette nouvelle séparation. Il s’était raconté toutes les histoires, y compris celle où il apparaissait en indifférent. Il ne l’avait pas terminée tandis que toutes les autres s’achevaient par sa défaite. Que peut-il arriver à l’indifférence ? On devient peu à peu le personnage de son attente. Il le sait maintenant. Mais qu’en savait-il au moment de la croisée des chemins ? Qu’imaginait-il pour survivre, pallier l’anéantissement, revenir au même endroit et recommencer ? Mais tout était fini. Il ne restait plus qu’à accepter les faits. Comment agir dans ces conditions ? Les premières hallucinations conscientes eurent lieu cette même fin de semaine, le soir même du départ de sa mère pour un séjour inconnu, du moins n’en avait-il pas retenu les lieux. Le soir arriva par la fenêtre, un premier pas dans la nuit, entre le vert et le rouge, un jaune instable, saturé de violet au-dessus des toits, les fenêtres de l’autre côté de la rue couvraient entièrement une façade noire aux angles parfaitement découpés dans le blanc de la lumière. Le trottoir montait lentement, un escalier descendant le brisait en mille morceaux d’une pierre qui n’était peut-être que l’agglomérat des vitres tombées, il avait entendu ce fracas incohérent mais n’avait pas assisté à cette vision en cascade de matières entraînées par le courant d’un fleuve de sens jouissant de toutes les perspectives. Sa mère lui avait recommandé de ne pas demeurer seul dans une pièce, sa chambre ou le salon (elle n’avait pas pensé au couloir qu’il arpentait maintenant), et son éclairage. Il avait ouvert la porte d’entrée dans un geste de désespoir. Personne n’avait entendu son cri ou personne n’avait voulu l’entendre. La lumière, comme l’appelait sa mère, venait de la cage d’ascenseur, porteuse d’ombres explicables, au ras du sol. L’hallucination occupait l’autre bout du couloir. Elle était entrée par la fenêtre du salon (je suis fou, avait-il pensé), elle était peut-être dans le salon et il ne se passait plus rien dehors (ils avaient cessé d’exister) et maintenant elle s’épanchait lentement sur les murs, le plafond et le plancher du couloir où il attendait presque impatiemment qu’il se passât quelque chose. Cela se terminerait, pensait-il, s’il trouvait la force d’atteindre le palier où il ne se passait rien comme d’habitude. On se demanderait peut-être ce qu’il y attendait. Il aurait même fermé la porte d’entrée. Le docteur n’est pas là ? Répondre à la question par un signe de tête facile à interpréter. De toute façon, la porte est bel et bien fermée. Et tu n’as pas la clé ? On sonne. Vainement. Je ne veux aller chez personne ! Mais… je suis quelqu’un. Comment expliquer cette peur ? Pourquoi ai-je reculé devant l’évidence ? L’enfant a voulu me mordre ! La voix du docteur : mais ce n’était pas une raison pour le gifler ! La voisine de palier : si vous appelez ça une gifle ! Le docteur : un chat est un chat. Divers bruits, de portes, de pas, de voix encore, la grille de l’ascenseur, les anneaux du rideau sur la tringle, l’eau du robinet, le cataplasme, la douceur, l’endormissement lent, glissant, non pas menaçant, mais inquiétant, une dernière goutte de bruit, l’oubli. Au réveil il entendit la voix du docteur qui parlait au téléphone. La voisine s’est plainte de son attitude moins d’une heure après qu’elle eût giflé l’enfant et la femme du docteur lui a assuré qu’elle était elle-même scandalisée par les mots incroyables du docteur. Il n’a pas eu besoin de les concevoir, ironisa la voisine. Je lui présenterai des excuses, dit le docteur au téléphone. Il voit l’enfant éveillé. Il ne lui dit pas : c’est votre mère, il se met à parler bas et la conversation ne dure pas assez longtemps pour que le cerveau de l’enfant pénètre cette recherche du silence.

C’est fini. Le docteur ne parle plus. L’œil de l’enfant est ouvert. Il se contente de le regarder à distance. Il demande si tu vas bien. Si tu te souviens. Si tu vas recommencer. Il ne demande pas qui a commencé.

— Tu as dormi comme un hérisson, dit-il.

Il ne demande pas si tu as continué de voir. Le lait est chaud. Il est même descendu à la boulangerie.

— C’était votre mère, dit-il enfin. Cette idiote (il parle de la voisine) lui a raconté des histoires. Votre mère adore ces exagérations. Elle s’en nourrirait presque. Je lui ai dit que sa présence n’était pas nécessaire.

Il te demande de penser, pense l’enfant. Penser à elle, ne pas désirer sa présence, peut-être jusqu’au terme prévu de son séjour, elle reviendra. Il te demande de fixer le terme de cette existence sur le fil de ces éloignements, il exigera la cohérence de l’étirement de la pensée entre les deux points de ton importance, elle et toi. Pauvre funambule ! se dit l’enfant. Il boit le lait, la chaleur du lait, sa blancheur sucrée, l’écœurement des algues de crème, les ivoires de leurs nœuds. Il n’a rien dit. Ni au sujet du hérisson, ni de la promesse que son père attend de lui, rien. Naguère, ils auraient au moins parlé des petites douleurs en évitant soigneusement d’éviter les grandes, celles qui tendent à la pudeur. Mais ces conversations n’étaient provoquées que par ce qu’il convenait d’appeler des bobos. Il n’y en avait pas d’autres.

— Vous comprenez pourquoi nous ne pouvons pas vous le confier, dit la femme du docteur au remplaçant. Que comprend-il ?

Elle est aux prises avec la perversité notoire de cette doublure qui ne sera jamais un maître. Mais pourquoi jouer la démence d’un enfant contre la dissolution d’un clerc ? L’enfant ne joue pas.

— Je comprends, dit Lorenzo, mais il a peut-être honte qu’on en parle devant lui.

L’enfant a envie de dire : Je vais beaucoup mieux depuis que… mais à quel événement précis se référer maintenant ? Il a rougi. Lorenzo sait mesurer l’importance de la honte. Il est seulement pervers. Tout le reste de son être fonctionne normalement. Il y a cette perversité, ce goût étrange et inacceptable, ces corps d’enfants, le dialogue.

Pierre frémit. Sa mère sait sans doute beaucoup de choses au sujet de ces frémissements. Perles de sueur à la place des gouttes, imprécises et inévitables.

— Vous ne languirez pas, assure la femme du docteur, il languira, ou bien il y aura la mort en l’air, celle d’un enfant par exemple, et il enfoncera la tête de l’ennui dans l’eau de sa mélancolie. Vous aurez une épouse, dit la femme du docteur. Mais je n’en ai pas. Et des enfants… Un seul me comblerait.

— C’était étrange ou fascinant ce dialogue, dit Pierre. Ou je m’en souviens mal. Elle luttait. Il s’abandonnait. Le docteur était entré en transes à cause de l’eau-de-vie. Il se souvient de tout, pensa Pierre sans croire à cette infaillibilité. Les aromates du verre l’envahissaient maintenant. Il avait souhaité ce funambulisme à la place du docteur. Que feras-tu si tu es un jour sur le fil ? Entre la femme et l’enfant. Entre celle qui existe et celui qui promet d’exister. Lorenzo n’épouserait jamais personne. Il finirait peut-être sa vie dans un cachot à l’abri des tentations. C’était tout l’avenir que lui souhaitait la femme du docteur. Une douleur nue. Mais gare à l’imagination ! lui avait dit le docteur en riant cette après-midi même. Avait-il commencé à pleuvoir ? Je jouissais dans la chaleur moite, pense Pierre maintenant. La vie était un objet comme les autres. Je ne m’ennuyais pas. Ce n’était pas le temps que je voyais passer. Passage des Tristes qu’on force à changer de vie. Forçats du bonheur des autres. Ou au moins de leur tranquillité. Paix des commerçants et des jouisseurs naïfs d’une existence mesurée en jours.

Un matin, Lorenzo était monté sur le toit de l’appentis pour décrocher un nid d’hirondelle. Il en expliqua longuement la structure, l’utilité, le destin, l’énigme. Ils étaient au fond de la cour. Le docteur lavait à grande eau le pare-brise de la voiture. Sa mère allait et venait avec les paniers. Des paniers à la place des bagages ! Elle aperçut le nid entre les mains de Lorenzo. Elle était scandalisée mais ne dit rien. L’hirondelle n’était pas revenue cette année-là. Elle parlait des mouettes de son enfance en le regardant. La mer couleur du ciel, la profondeur du ciel retrouvée dans le plancton phosphorescent des bains de minuit, les visions benthiques au bord de l’eau en conversation avec soi-même, les deux ou trois noyés de la saison, leur passage et leur disparition, leur étrangeté de revenants, les amours d’une sirène abandonnée finalement à son destin de poisson dans l’eau. Et ne pas se sentir lésée dans sa part d’héritage. Elle suivait le vent au fil de l’écume, toute nue et poursuivie. Le sable provoquait des ralentissements qui la mettaient à la portée du chasseur qui la désirait autant qu’elle voulait lui échapper toujours. Dans les dunes, sous les pins, elle était seule. Des mouettes étaient suspendues dans le ciel. Elle croyait voir les fils de ces marionnettes. Les feuillages finissaient par tomber comme un rideau et elle avait soudain peur d’être surprise en flagrant délit de nudité. La chemise était restée accrochée aux branches d’un tamaris. Revenir à elle était impudique. Elle s’habillait de sable et d’eau. Autre marionnette. Mais qui était le montreur ?

Pierre savait peu de choses de ce côté de la famille. La femme du docteur était une étrangère. Ou presque. Son enfance se rappelait aussi les hirondelles. On se baignait dans la rivière. Les filles étaient animales et l’homme trahissait son passé. L’hirondelle passait en diagonale. Le ciel était vu à travers les feuillages. Le bord de l’eau avait perdu sa géométrie. Elle haïssait ces sensations, les brins d’herbe et les petits cailloux sur sa peau, l’algue et le galet, le fil de l’eau, imprévisible et menaçant, la proximité de la berge, trompeuse, finalement angoissante, et surtout le regard porté sur le ruissellement dorsal du fleuve qui n’en finissait pas, porteur de barques tranquilles, robes blanches ouvertes comme des fleurs, les rames comme des couteaux et les lignes étrangement verticales malgré le ruissellement incessant. C’était à peu près tout ce que savait Pierre. Les photographies n’avaient pas encore jauni. On reconnaissait les regards, les sourires, même le corps pouvait avoir peu changé. L’album s’intitulait : Souvenirs de l’année… C’était l’album des oiseaux. Celui d’un inconnu qui pouvait être son père, stercoraire de la mémoire ; et celui de son père salangane du désir dont le nid est un délice inexplicable autrement. Son propre oiseau chantait rarement et toujours en présence des autres.

C’était cela, la solitude, rien d’autre, pas de mots pour la décrire ou la donner à comprendre, silence de l’oiseau, porte ouverte sur le néant de l’amour, question de soi à la place des autres. Avec eux, le secret du chant était bien gardé. Il ne caressait pas l’oiseau. Ce couac l’eût dérouté définitivement. Or, il se croyait sur le chemin de la femme. Un chemin pavé d’anatomies. Ornières des promesses. Ombres transversales des arbres d’angoisse. Intervalles du feu. Proie facile. A l’horizon, continuons l’allégorie du personnage que je ne suis plus, tout et rien. Un plan en un espace, le plan vertical est une fin en soi, le plan horizontal annonce d’autres espaces, on ne traverse pas le plan, glissements, tournoiements, diagonales et spirales, pourquoi s’étonnait-on qu’il fût si précis à l’heure de dessiner ce qui lui venait à l’esprit ? N’exigeait-on pas de lui qu’il se montrât fidèle à sa première question ? Jusqu’où irait-on s’il en trahissait la néguentropie ? Quelle douleur remplacerait l’absence de sensation ? D’autres photos le montraient nu, innocent, ou dépouillé, purifié, il ne savait plus.

Sur le sable, sa mère riait en lui frottant les fesses. L’ombre du photographe lui servait de marque. Il pleurait peut-être. Il pleure souvent sur les photos. Ou il est indifférent, ou ailleurs, ou ennemi de cet instant, cruel sans exercer la cruauté, rebelle et tranquille, on ne sait jamais. Il haïssait les exhibitions de son corps. Mais la vague avait failli l’emporter. Elle l’avait plaqué contre le fond, puis il y avait eu le glissement du sable aux rochers et des rochers à la forêt d’algues rouges et vertes. La suffocation. Le désir. Il n’avait pas vu la mort. Il n’avait pas pensé à la voir. Mais en cela, différait-il des autres qui avaient été dans la même situation de menace ? La mort est venue après, en habit de scène, dans la peau des personnages, parfaitement à l’aise dans la peau du personnage de la mort-personnage. Ils riaient. L’oiseau chantait. Le sel pénétrait encore dans sa langue. Les yeux se trompaient à propos de la mer. Elle ne prenait pas toute la place. Elle était seulement à sa place. L’oiseau continuait de chanter. Intarissable, l’oiseau. Dans le ton. A fleur de l’air qui ne lui appartenait plus.

— Je ne suis plus le même, dit-il à Lorenzo et il tourne la page.

— Ce n’était pas toi, dit Lorenzo. Je ne t’ai pas reconnu, tu t’imagines des choses.

Il remet l’album sur le rayon de la bibliothèque où les albums s’insèrent entre les trophées. Peut-être, dit Pierre, mais nous nous ressemblons. Lorenzo ne dit rien. Il regarde par la fenêtre. Que voit-il ? pense Pierre sans s’approcher, il voit les toitures des maisons d’en face et le ciel blanc qui disparaît dans les franges de la cantonnière. Le nid était posé sur la dentelle de la table. Le baluchon pendait au dossier d’une chaise.

— Qu’est-ce que tu mets là-dedans ? demande Lorenzo.

— Le nid, par exemple. Le cadavre d’un animal. Un livre. Des feuilles d’automne. Une leçon mal comprise.

— Je crois que tu peux redescendre, dit Lorenzo.

Le moteur tournait.

— Dépêchons-nous ! dit le docteur.

Il parlait du temps perdu avant de le perdre encore. Ce détour par Castelpu l’agaçait. La route est mauvaise.

— Agnès veut embrasser l’enfant.

Il se souvient d’Agnès, la rudesse, l’inattendu, le définitif. Il frémit. Ce baiser laissera des traces.

— Je vais perdre la matinée, dit le docteur.

Lorenzo referme la porte cochère puis il réapparaît dans la porte, tenant d’une main le ventail qu’il vient d’ouvrir. Il ne salue pas en direction de la voiture qui s’éloigne. Il rapetisse dans la lunette.

— Qu’est-ce que tu regardes ? demande la femme du docteur.

Pierre ne répond pas : c’est toi qu’il regarde, il sent sa bouche former des mots d’excuse et il entend le docteur lui dire : cesse donc de t’excuser à tout bout de chant ! Ou de champ. C’était le matin, très tôt, du jour où Léopoldine s’est noyée dans la rivière au bord de laquelle ils étaient tous allés piqueniquer sans lui parce qu’il était malade. La nuit, il s’était levé pour aller voir dormir Lorenzo sur le sofa du salon. Il dormait tout nu dans la couverture. Un bras pendait du sofa et la main était posée à plat sur le tapis. Qu’est-ce que je regardais ? Qu’est-ce qui m’arrivait ? Il pose ces questions maintenant. Il ne se souvient pas de les avoir déjà posées. Le même album était ouvert sur la table basse. Il descendit encore. La dernière marche tournait à angle droit. Il maîtrisait toujours son animalité. C’était plutôt son humanité qui lui jouait des tours. Le nom de l’animal lui échappait mais il était dans sa peau et elle glissait parfaitement sur le marbre de la contremarche, tournant autour de la potiche aux aromates labyrinthiques, les dents dehors, griffant l’air comme dans une pantomime et sur le point d’être pris en flagrant outrage de l’intimité de l’autre dont l’oiseau explorait le même air saturé de nuit et d’inexplicable. Ressemblance frappante, se dit Pierre presque heureux de le constater. Deux gouttes d’eau, l’envers et l’endroit du miroir, le lit et sa rivière, le livre et son auteur.

Il se mit à chanter lui aussi, l’oiseau qu’il était à la place de l’oiseau. Oiseau-bec de l’écriture-nid. Une perle de nacre descendait lentement. Extrême onction et la femme ainsi ointe se donne pour ne plus se donner aux autres. Il remonta. Il suait. Il avait laissé la porte de la chambre ouverte. Le chat était entré. Il aimait le lit. Les mêmes plis à explorer en rêvant. Il se recoucha, le chat dans les pieds. L’oiseau n’était pas un oiseau. Il chercha une autre métaphore. Les mots paraissaient effrayés comme des oiseaux à l’approche du sens. Envols à couper le souffle. Il ne retenait rien. Chasseur abstrait. Il ne pouvait pas fermer les yeux et le plafond se peuplait jusqu’à l’indéchiffrable. Même le sang des yeux frottés contre les poings n’y pouvait rien. Pas de rouge pour éclairer cette profondeur désertée par la couleur. En plein jour, il eût invoqué d’autres rites. La présence des filles l’eût inspiré. Elles étaient les prêtresses du chemin à suivre pour les atteindre au cœur de leur facilité. Mais là, seul dans la nuit, au bout du voyage peut-être, avec le chat, les oiseaux, les tours, les fleuves, les mâts, etc., il n’existait que par le fil qui le retenait pour l’empêcher de ressembler à la marionnette qui menaçait encore de le doubler s’il faillait à son personnage.

Trouver le sommeil est une question de chance. Il faut beaucoup jouer pour gagner. Il faut jouer infiniment. Il y avait des traces de jour sur les persiennes. Trop tard, pensa-t-il. Il attendit que sa mère fût levée pour se rendre lui-même à la cuisine. Elle passerait par le salon. L’oiseau lui donnerait le vertige. Elle entrerait dans la cage. Elle se plaisait dans le rôle de la captive. Lorenzo ferait un geôlier convaincant. Elle verrait l’oiseau à travers le verre déformant des petits carreaux de la porte du salon qu’elle hésiterait à ouvrir. Elle ne l’ouvrirait peut-être pas. Elle attendrait que l’oiseau s’envole. Le docteur finirait par perdre patience. L’oiseau serait effrayé. Il n’y avait pas d’autres raisons pour expliquer sa disparition.

Quand il descendit, Lorenzo était habillé et la couverture pliée sur le sofa où il était maintenant assis, un bol de café fumant dans une main et une tartine de pain beurrée dans l’autre. Le docteur et son épouse étaient dans la cuisine. Ils se chamaillaient. Par discrétion, Lorenzo était revenu dans le salon, emportant son petit-déjeuner. Il prenait un soin extrême à ne pas en répandre les miettes. Pierre le surprit à la recherche d’une de ces miettes. Il la découvrit dans la fine moustache de Lorenzo. Curieuse recherche, cette discrétion. Il répondait à la moue amusée de l’enfant par un étirement d’une pointe de la moustache. La fossette apparut. Son père l’appela. En même temps un bol heurtait le bord de l’évier et se brisait en ces mille morceaux dont le dernier ne sera découvert qu’à la prochaine propreté, peut-être à l’automne si nous sommes en été. Il entra dans la cuisine. La baie vitrée était grande ouverte sur la terrasse où fleurissaient des rosiers en pot. Il ne pouvait pas voir le ciel, seulement la façade de l’autre côté de la rue.

— J’ai dormi comme un pion, dit le docteur qui allumait la première pipe de la journée.

Madame toussota.

— Comment as-tu dormi toi ?

Pierre réfléchit. Il fallait dire comme. Et tout dire ensuite. Provoquer le plaisir aigu et muet de l’épigramme.

— Tu devrais le savoir, dit le docteur.

Le visage de Pierre s’illumina.

— Comme une miette, dit-il.

Il triomphait. Le docteur grimaça. Le bec de la pipe longeait une ride frontale.

— C’est amusant, dit-il.

Sa main voleta au-dessus de la table à la recherche d’une miette capable de l’aider à comprendre. Il n’aimait pas les énigmes. Il préférait les solutions et se vantait de les connaître toutes. Mais il n’aurait pas cru à un défi de la part de son propre fils. La pulpe d’un doigt recueillit la miette et l’œil l’examina.

— On ne mange pas les miettes, dit-il enfin.

Le regard de Pierre ne s’étonna même pas. L’énigme du matin était résolue. Miette qui dort peut dormir. Lorenzo les observait. Il ne voyait pas la femme du docteur. Il haïssait ce désir. Le bord de l’évier était ébréché en plusieurs endroits. Il rassembla les miettes sur la table basse et posa le bol vide à côté. Pierre revint dans le salon. La miette avait migré vers le milieu de la moustache. Une autre fossette était apparue de l’autre côté de la bouche. Il demandait comment il avait dormi et s’empressa d’ajouter ni pion ni miette il faut ni bois ni souche, ni balai ni bien ni mal. Lorenzo eut un vertige. Ni nu ni en pyjama ni sous la couverture ni avec ou sans la lumière. Le jeu était nouveau. Le docteur s’était penché sur la table pour les voir. Ses mains exploraient la surface d’un bol. Lorenzo vit pour la première fois les bagues, l’or, les pierres. Le pion, la miette, le désir.

— Comme un bol, dit-il.

L’enfant exulta.

— Bol qui dort la nuit au matin est brisé par les mains du désir.

— Brisé par quoi ? demande Lorenzo.

— Par une grenouille, répéta l’enfant. Elle a dormi sur un nénuphar !

Il riait. Le docteur riait aussi. Sa femme apparut, poussant un peu la porte pour se montrer tout entière.

— C’est un jeu, précisa-t-elle. Vous avez eu tort de dire n’importe quoi.

— Mais nous n’avons plus le temps de jouer, dit le docteur en se levant.

Il ouvrit la porte toute grande.

— Ce sera pour une prochaine fois, dit-il en passant entre Pierre et Lorenzo, si le jeu en vaut la chandelle.

La chandelle ? demandait Pierre en le suivant dans l’escalier. La femme du docteur trouva encore un morceau de faïence sur la table. L’éclat d’émail était bleu. Son bol préféré. Ses livres du matin. Son appétit. Elle se baissa pour pousser les miettes de Lorenzo dans le bol où il avait laissé la trace de ses propres lèvres. Le corps était athlétique. Il l’avait crue laide. La désirer pouvait changer sa vision. Elle retourna dans la cuisine et dit sans se montrer :

— Nous avons une domestique de toute beauté.

Elle arrivait à dix heures. Il avait le temps. Elle lui demanderait des nouvelles de Paris.

— Elle y a vécu, précisa la femme du docteur.

— Qui donc ? dit le docteur en descendant.

Pierre n’écouta pas la réponse. Il sortit dans la cour. Son père lui avait confié le trousseau de clés de la voiture. Il ouvrit la malle. Qu’est-ce qu’il oubliait ?

— Raisonnez-vous ! avait dit la femme du docteur au docteur qui n’avait pas répondu à cette nouvelle offense.

Il lui avait blessé le poignet avec la pointe du couteau. Ensuite le couteau avait tranché le pain et il lui avait dit : personne ne vous croira. Et il l’avait priée de se taire. Elle s’était assise et avait formé le signe de croix sur l’envers du pain mutilé d’un quignon.

— Demain j’en saurai plus sur les hallucinations enfantines, dit le docteur.

Il buvait du café et ne trempait pas sa tartine. Sa pipe était prête, à portée de la main. Quand elle s’était approchée de Lorenzo, il lui avait saisi le poignet et l’avait légèrement tourné pour qu’elle se rendît compte qu’elle s’était blessée en brisant le bol.

— Je n’ai rien brisé, dit-elle.

Le poignet glissa entre ses doigts. Elle ne saignait plus.

— Vous avez terminé ? demanda-t-elle.

Il restait un fond de lait dans le bol.

— Je suis désolé, dit-elle en constatant qu’il s’agissait de la crème.

— Ce n’est rien, expliqua-t-il. Un écœurement du fond de l’enfance.

Ce qui expliquait aussi le bol ensommeillé du jeu.

— J’étais troublé, avoua-t-il.

Elle se donnait pour qu’il ne possédât pas l’enfant à sa place. Cette pensée le foudroya. Il vit l’enfant ouvrir la malle de la voiture au fond de la cour. Quand ils arrivèrent chez Agnès, au bout d’une heure de chemin (le docteur avait confondu la croix de Saint-Antoine avec celle qui lui ressemblait, qui en était peut-être la réplique, mais dont l’usage était privé, sans consécration, évident à cause de l’abondance des fleurs). Pierre demanda si Lorenzo était un homme. La question ne sembla pas prendre le docteur au dépourvu.

— Qui est Lorenzo ? fit Agnès.

— Le docteur sera absent pour la durée du séminaire, dit la femme du docteur en entrant dans la maison.

Elle avait vu l’affiche dans le hall d’entrée du dispensaire. Agnès embrassa le front de l’enfant. Elle lui reprocha encore cette incessante sueur et se tourna vers le docteur. Mais l’explication était la même. Il se contenta de lui dire qu’il en saurait plus à son retour. Ils remontèrent dans la voiture.

— A tout à l’heure, dit la femme du docteur.

Agnès ne répondit pas. Elle avait toujours l’air de demander pourquoi. Pierre répondait dans sa tête à toutes ces questions mais toutes les réponses ne le satisfaisaient pas. Tout le monde posait des questions mais Agnès était le seul personnage de son histoire à toujours demander pourquoi. Il n’avait jamais été le témoin d’une seule variation de la nature de ses questions. Quant à leur contenu, il semblait infini ou inépuisable. L’infini supposait une perspective, l’inépuisable une profondeur. Pierre regardait passer les arbres, défiler le fossé, surgir des bornes, des croisements, des ouvertures. Les personnages étaient tous des poseurs de question. Ils y répondaient d’ailleurs assez exactement, ou avec lucidité, posant quelquefois d’autres questions, mais toujours par impuissance à ne pas les poser. Il assistait rarement à l’imprévu. Il préférait penser que sa propre présence était inexacte, ou infidèle, peut-être légèrement fausse, ou innocente. Ils arrivèrent à la ferme à l’heure prévue. Personne ne dormait à l’ombre du noyer. L’aïeule veillait à la fenêtre, coiffée d’un capuchon et grignotant des fleurs d’acacia dont le bouquet tremblait dans l’une de ses mains. Les filles étaient assises sur le perron, blanches et noires.

— Ne regarde personne avant de t’en être suffisamment approché, lui avait conseillé le docteur.

Même le chien pouvait changer à distance. Tout le monde était prévenu. Ne pas bouger s’il vous regarde de loin. Ces immobilités finissaient par le dérouter et il perdait connaissance sans avoir à traverser le tunnel ahurissant d’une hallucination qui laissait des traces, des traces ineffaçables, des traces retrouvées, fidèles, exactes et surtout secrètes. Il s’approcha des filles. Il approchait ses joues et elles les embrassaient en lui demandant des nouvelles de sa collection de papillons.

 

Minuit sept

Une balle dans le pied ? Comme en 17. J’avais pas vraiment envie de souffrir à ce point. Mais peut-être que je souffrirais encore plus sur la route. J’avais aucune idée de ce qui motivait Bat Bat à me filer un coup de main pour sortir ce cadavre de l’anonymat auquel A et B l’avaient condamné. Mandale s’est recouché sur ce conseil d’ami. Il connaissait pas lui non plus le degré de souffrance qu’on s’inflige dans le métatarse. Et avec quoi ? Du 7.62 ? J’avais rien d’autre sous la main. Un tir de kalash dans la nuit mongole ? Ça se concevait pas aussi facilement que ça s’écrit maintenant que c’est pas arrivé. Je me suis recouché à mon tour. Myriam aime pas que je fume dans le lit, mais elle dormait dans ses rêves. J’ai achevé le mégot dans une boîte de conserve que Tsetseg avait prévue pour mon usage, me connaissant peut-être mieux que Myriam me devinait. Le gosse ne dormait pas, trahi par une loupiote qui éclairait un numéro de Автомеханика (Avtomekhanika). Par contre sa petite copine ne se privait pas de ronfler comme une mouflette au top de sa vie sexuelle. Le poêle réchauffait le poil lourd d’un chat sibérien qui se sentait chez lui à cause de la langue. J’avais aucune envie de m’estropier pour échapper aux possibles manigances de Bat Bat. Myriam, si elle avait su au lieu de roupiller, m’aurait traité de parano. Et ça m’aurait pas blessé. Arrgh ! J’étais condamné à enfourcher la bécane de Bat Bat par derrière ! Et je ferais sans doute pas long feu si mon inconscient mi freudien mi catho avait raison. Voilà comment j’allais finir mes jours si j’étais pas aussi dingue que je m’espérais. Avec un fils à naître et une œuvre à oublier dans les humidités bactériennes de la BNF. Pour Myriam, j’avoue que je m’en foutais un peu. Et puis Tsetseg avait réveillé en moi des souvenirs pas désagréables. Encore un mobile mis au service de ce bon vieux Bat Bat dont le faciès avait le pouvoir de dissimuler ses intentions mieux que le musulman qui couvait en lui. Ma Rolex indiquait un compte à rebours de moins d’une heure. J’avais le temps de réfléchir, sans aller jusqu’à goûter aux bienfaits de la 7.62 en matière de désertion passive. Le poêle m’invitait à la brûlure, mais réforme-t-on le blessé qui s’est fait bobo à la menotte en allant pisser au pot ? Il y a toujours un poêle sur le chemin des pissotières, mais on est pas obligé d’y croire. J’y croyais pas. Dans moins d’une heure, je chevaucherais en amazone la Java de Bat Bat et les premières pierres du chemin s’en prendraient à mes fesses que j’aurais serrées comme le silence des agneaux. Mandale m’en avait mis des idées noires avec sa manie de rien faire sans caméra à l’épaule ! On aurait dit Ted Nelson en voyage en France sous couverture culturelle. Mais il n’aurait pas le temps d’assister à la rencontre primaire avec A et B. Il arriverait en retard. Et je serais déjà mort : en chemin si Bat Bat m’en voulait à ce point, sans que je sache pourquoi, ou dans la rue principale de K. où s’élevait la modeste barraque des frères A et B qui commerçaient dans l’omoplate et ce qu’il y a dedans. Quelle suée, là, dans la nuit !

 

*

* *

Dring ! Le réveil de Bat Bat. Il ne l’avait pas réveillé si j’en jugeais par le temps qu’il mit à l’interrompre. Tsetseg se plaignit aussitôt. Les cuirs se mirent à craquer. Bat Bat enfilait ses bottes. Il sortit, rentra presqu’aussitôt et sortit de nouveau. Un détail narratif sans doute sans importance, mais on sait jamais, des fois ça peut servir. Myriam me gratta le mollet avec son ongle. En même temps, elle gémit. Je compris que l’heure était venue. Aucune nouvelle de Mandale qui gisait sous n’importe laquelle des couettes. Dehors, Bat Bat s’affairait. Le gosse était déjà avec lui. J’avais pas eu le temps de le voir surgir de sa couche. Sa loupiote, qu’il avait oublié d’éteindre, faiblissait dans la transparence de la trame, ce qu’on appelle l’usure. Je me redressai, à l’équerre. Pourquoi que je tentais rien contre la mort ? Mandale aurait aimé ce détail visuel. Mais il ne s’en servirait pas. Il savait même pas que j’y avais pensé. Une question que tout le monde finit par se poser. Et juste au moment où la mort savoure d’avance le dernier mot. Tsetseg m’observait derrière un écran de fumée. Elle était au poêle. L’odeur du thé trouvait le moyen d’échapper au courant ascensionnel de la cheminée où le ciel avait disparu dans son trou noir. Je me levai. Elle me fit signe de sortir. On prendrait le petit déjeuner dehors, dans l’ombre et la froidure. Et Bat Bat était invité à actionner le kick à une distance calculée depuis longtemps. Je le vis pousser la moto vers le mur de pierres, suivi par le gosse qui fouettait la haie pour ne pas s’en prendre à lui-même. Tsetseg me retint par la manche. Elle avait posé le plateau sur l’aile d’une carcasse qui avait connu Staline. Le beurre fondait. Elle y trempa un morceau de pain et me l’offrit comme font les prêtres de Saints-Pierre-et-Paul qu’elle avait maintes fois observés sur une carte postale. Bat Bat revint vers nous, précédé par le gosse qui hoquetait parce que l’évidence venait de le condamner à demeurer avec les femmes, si on comptait pas Mandale qui leur ressemble. Mais on évoqua pas cette déconvenue digne de la pire des dérélictions. Bat Bat, pressé d’en finir avec ces prolégomènes, avala son thé d’un trait qui lui arracha un grognement. Il ne mangea pas. Pas le temps.

Vous aussi vous trouvez le temps long, n’est-ce pas ? Et bien c’est pas parce que je prétends vous reproduire par la lecture ce que je ressentais alors. Loin de moi cette littérature ! Si je prends le temps, le même temps, à une fraction de seconde près, c’est parce que j’ai l’espoir d’y trouver les signes précurseurs de ce qui m’attendait une fois irrémédiablement emporté par les gaz et le contrôle que Bat Bat allait exercer sur eux. Le gosse s’était renseigné : la moto n’était pas le produit de l’industrie soviétique, mais tchécoslovaque. Ça m’en bouchait un coin, hein ? J’avais visité Prague avec le club des Aînés qui a vu mourir mon papa. Mais je savais rien question moto. J’ai jamais eu d’moto. Ça m’a jamais traversé l’esprit d’en avoir une. Voilà ce que je lui disais, au gosse, pour qu’il arrête de m’angoisser avec son angoisse des lendemains qui promettent de ne pas chanter.

— Faut y aller, dit Bat Bat qui ressemblait de plus en plus à un exécuteur.

Ses yeux étaient mouillés, preuve qu’il craignait pour moi. Il avait peur de ma douleur. Mais une 7.62 en plein la gueule, c’est sans douleur. Si c’était lui qui en finissait avec ma triste existence. Et pour des raisons qu’il prendrait pas le temps de m’exposer comme dans un amphithéâtre. A et B avaient peut-être une autre idée de la douceur à infliger à un emmerdeur qui voulait savoir ce qu’ils n’avaient aucune envie, ni besoin, de discuter. Je me traînai jusqu’à la moto. Tsetseg retenait le gosse qui ne voyait plus aucune raison de pas chialer. Mais il faisait ça en silence, secoué de l’intérieur avec une telle violence que j’ai eu mal pour lui. Bat Bat prit le temps de vérifier l’arrimage de l’AK. L’avait-il chargée ou s’y emploierait-il pendant que j’attendrais de ne plus éprouver le besoin de m’expliquer. Mais expliquer quoi ? Le kick faillit lui emporter la jambe. Il jura. Puis le moteur, docile, trouva le ralenti.

— Je vais la chauffer un peu, dit-il comme s’il parlait d’une femme.

— J’ai le temps, répliquai-je.

Que trahissait ma voix ? Mandale m’aurait mis en scène et tout le monde aurait compris sans avoir besoin de se farcir les cinquante pages que je ressens le besoin de ne pas vous épargner. Coupez.

 

 

 

Le morio

Il se souvenait d’un morio. Mais où l’avait-il oublié ? Et surtout pourquoi l’avait-il oublié ? Cela ne lui arrivait jamais d’oublier des papillons. Que savaient-elles de cet oubli ? Une semaine avait passé. La dernière semaine de vie de Léopoldine. Elle l’avait vécue sans lui. Ils se croisaient un peu avant sa disparition, le même jour, quelques heures avant sa disparition. Elle se moquait de lui à cause du papillon trouvé sur la vitre. Dehors, sous la treille, les trois couples bavardaient. Les trois enfants étaient dans la cuisine. L’aïeule était sous la lampe du perron, le nez en l’air pour observer le nuage d’insectes. Le papillon était sur la vitre. Ce n’est qu’un morio, avait dit Léo. Il en possédait trois exemplaires exceptionnels. Cesse de le regarder, conseilla Léo. Luciole attendait. Que verras-tu cette fois ? avait-elle demandé avant que Léo ne lui conseillât de ne plus regarder le papillon avec cette « insistance ». Cette immobilité, cette durée qui étaient les signes annonciateurs d’une nouvelle crise.

— Que se passe-t-il ? avait dit le docteur sans bouger de sa chaise.

— Rien ! dit Luciole.

Elle mentait et Léo choisit de mentir avec elle plutôt que de la trahir. Rien, dit-elle. Pierre ne dit rien.

— Et toi, Pierre ? dit le docteur.

Pierre sentit la brûlure d’un pincement sur son ventre. Ce n’est pas un insecte, pensa-t-il en même temps. Mais il ne dit rien. Sa pensée n’avait même pas effleuré la présence des filles et surtout celle de Luciole qui grimaçait en le pinçant du bout des ongles sous le regard inquiet de sa sœur au moment où celle-ci disait : rien.

— Et toi, Pierre ?

Le docteur se leva. Malgré l’ombre et les lueurs dansantes de la lampe, il reconnut les premiers signes de la paralysie par quoi commençait la transe qui se finirait en convulsion. Premièrement, la paralysie, pensa-t-il, cette sacrée paralysie qu’il doit à son regard. Supprimer l’objet ne servait à rien. Il le savait par expérience. Il ne vit pas le morio sur la vitre.

— Filez ! dit-il aux filles. L’une d’elle sentait comme Luciole. Il se retourna et les vit passer ensemble le seuil de la porte. Les doigts de l’aïeule formaient une croix dans l’air saturé d’insectes. Il souleva le corps de Pierre en le prenant sous les aisselles. Il lui parla dans l’oreille bien qu’il sût que c’était en vain. Il reconnaissait cette chaleur. Il ne s’était trompé qu’une fois ou il avait été trompé. Pierre adorait se soumettre aux caprices des filles. Revenu de son innocence, il s’était contenté d’embroussailler les cheveux de Pierre qui riait et de sermonner gentiment les filles qui ne riaient plus. Une seule fois avait réussi à lui imposer ce temps de retard qu’il prenait pour poser une question qu’il adressait toujours à Pierre. Puis il pressait le temps du silence de Pierre et si rien ne le rompait, il intervenait, se souvenant de l’expérience, se nourrissant de ses fruits, sachant d’avance qu’il aurait raison du mal et que les simagrées de l’aïeule n’avaient aucun pouvoir sur cette inexplicable présence. Il était conscient de ne pas tout savoir de cet être. Il savait le vaincre et il était prêt à la défaite. Le corps de Pierre n’était pas le champ de bataille. Cela se passait ailleurs, presque hors du temps, à un endroit précis de sa propre mémoire mais il était incapable de dire quand et il n’en avait jamais parlé à personne. D’ailleurs, il n’en avait jamais véritablement souffert. Il se souvenait assez précisément des sentiments que lui inspiraient ces voyages dans l’au-delà de soi, chez l’autre, comme disait l’aïeule. Il n’avait pas abordé le sujet avec Pierre. Comment dire à un enfant que le mal dont il souffre (ou dont il ne souffre pas dans le cas de Pierre) a préexisté dans l’esprit de son propre père ? Pierre eût aimé cette confession mais l’aurait-elle sauvé ou au contraire lui aurait-elle servi d’argument définitif ? Le docteur redoutait ces prétextes et il luttait tous les jours pour les anéantir. Pierre assistait en spectateur à ces combats grotesques. Le docteur y perdait son latin et s’en rendait peut-être compte quand il vantait les mérites d’une cohérence capable de donner un sens à la vie contre les raisons de ne plus lui trouver aucun charme, tendance qui s’accentuait chez Pierre et le rendait tour à tour mélancolique ou pervers. Il traversait des paysages où il était plus souvent seul qu’accompagné de la réplique, futuriste d’ailleurs, des personnages de son aventure avec les autres, par exemple les filles qui papillonnaient à distance, ou l’aïeule quarante ans plus jeune et suivie des amants auxquels elle prétendait encore ne s’être jamais donnée, non pas par fidélité, mais parce que le désir laissait encore à désirer. La vision pouvait commencer dans les ailes d’un papillon. La carapace d’un insecte paraissait plus hermétique. Une araignée, faux insecte et parfaite imitation, trahie seulement par le nombre de ses pattes, lui inspirait les traversées du mal où les autres perdaient pied, rendus à leur mutisme ou à leur façon de se débarrasser de la parole au moment qu’il exigeait d’eux une explication ou au moins une excuse. Le morio était apparu tout de suite plus grand que nature. Le carreau reflétait la queue de cheval de Léopoldine et les boucles de Luciole.

— Hé ! fit Léo. Reviens !

Luciole semblait désirer aller plus loin. Pourquoi pas avec elle, ce voyage insensé ? Sa beauté était un formidable prétexte. Il ne se souvenait pas d’avoir prononcé le mot beauté en sa présence. Il parlait souvent de la perfection. Un papillon ne pouvait être, ne devait être que l’imitation de l’autre. Luciole resplendissait. Elle ne ressemblait à personne. Comment agissait-elle sur son corps maintenant qu’elle lui ressemblait aussi parfaitement que c’était possible ? Léo avouait sa jalousie en rougissant et elle ajoutait pour mettre fin à sa mise en spectacle : mais je préfère les garçons. Elle se donnerait à eux le moment venu, c’était tout. Pierre pouvait comprendre la différence. Le voyage avec Luciole commençait par cet abandon à sa maîtrise du temps passé à la regarder. Elle le devançait. Un jour il lui poserait la question de savoir si elle était atteinte du même mal et comment elle parvenait à tromper la vigilance des autres. Mais Pierre avait le sentiment de pécher par excès de prudence. Je ne l’aime pas, je la veux. Elle me haïra si je lui dis que je sais tout d’elle. Un spasme sembla le réveiller.

— Zut ! fit Léo.

Elle jeta un regard désespéré vers la table où ils bavardaient.

— Laisse, dit Luciole, ce n’est qu’un sale morio. Que veux-tu qu’il arrive maintenant ?

Pierre entendit ce dialogue. Léopoldine entrait toute nue dans la rivière dans le seul souci de s’y cacher. Luciole, redevenue Lucile une bonne fois pour toutes, se promenait sous les saules, retenant le chapeau à cause du vent, lente et inabordable.

— Tu es folle ! avait-elle dit à sa sœur pendant que celle-ci jetait ses vêtements dans une broussaille où ils sont restés accrochés comme des éclats de verre. Je les voyais. Léopoldine en habit de rivière et Lucile en robe d’été, chapeau et ombrelle, passante légère du bord de l’eau qui descend. Il ne les surprenait pas.

— Non, dit Lucile, nous t’attendions, vois-tu ?

Les deux ailes du papillon, de chaque côté de ce corps que je ne maîtrise pas. C’était exactement ce qui arriverait toujours. Léo-rivière et Lucile-rivage. Maintenant le docteur lui conseillait de fermer les yeux et de ne plus penser à rien. Il le souleva.

— Ce n’est rien, dit-il en passant devant les autres.

Pierre avait fermé les yeux et en effet le papillon avait disparu. Il ne retrouva l’usage de la parole que dans le lit et seulement pour dire qu’il n’arrivait pas à ne plus penser à rien. L’aiguille entrait en lui. Il se sentait mieux. Il avait conservé l’étiquette d’une de ces ampoules de verre. Le docteur n’y avait pas vu d’inconvénient. Un jour, il discutait fermement avec les autres et il l’avait entendu dire qu’il fallait lutter contre la douleur, qu’on n’y pensait pas assez et que ce serait un jour la plaie de l’humanité. Quelqu’un avait parlé de partir en douceur, sans se rendre compte, par exemple en dormant, ou comme un oiseau, sans même savoir pourquoi. L’idée de la mort le hanta pendant toute cette semaine, c’est-à-dire le temps écoulé entre l’hallucination provoquée par le morio et le retour sur les lieux même de cette hallucination. Il n'avait jamais vraiment pensé à la mort, même en regardant l’aïeule qui l’inspirait à tout le monde, même en écrasant l’insecte ou en assistant à l’agonie d’un loir dans une tapette. Et il commença à s’en faire une idée dès qu’ils furent sur le chemin de retour. Il était capable de la plus grande cohérence au moment de donner un sens à des choses aussi complexes et aussi inévitables que l’était la mort. Il réussissait même à dénicher les mots de ces parfaites définitions. Les chercher lui procurait un plaisir si intense qu’il croyait à des trouvailles nécessaires sans quoi son esprit n’avait plus qu’à aller se coucher avec les autres, ce qui l’eût déconcerté pour longtemps. Combien de temps met-on à se faire à l’idée d’une parfaite ressemblance ? S’agit-il de coïncidence ou ne doit-on cette fatalité qu’à la paresse et aux approximations qu’elle inspire toujours aux promeneurs en quête de double ? Pour qu’il y eût hallucination, il fallait que l’objet fût parfaitement immobile et situé à une distance qui rendait impossible les attouchements et incertaines les nuances de forme. Un temps d’observation était nécessaire, il trouva le mot fascination pour définir cet écoulement peut-être long, en tout cas impossible à mesurer, ne dépassant pas les limites du raisonnable à quoi finissait toujours par se réduire le jour qu’il était en train de vivre éveillé ou la nuit qui l’empêchait de dormir. Il n’en avait pas dit plus à son père et son père l’avait écouté plongé dans un silence qui en disait long sur son désir d’élucider ce qu’il considérait comme le partage du mystère d’exister à fleur l’un de l’autre sans jamais être ni l’un ni l’autre exactement, mais toujours l’un et l’autre à peu près, n’en doutant pas, admettant sans y réfléchir cette évidence que l’autre, halluciné l’instant d’un cri, érotisait vaguement à la surface de l’existence. Que lui ai-je confié ? pensa Pierre.

Le docteur revenait de cette profondeur. Pierre avait pris en exemple le morio.

— Soit, dit le docteur, les papillons sont le premier spectacle de l’abstraction qu’on veut réduire à l’objet.

Et il nota cette pensée dans son carnet.

— Je me couche, dit la femme du docteur en passant. Femme à la chandelle, passante des escaliers du clair-obscur, ils cessèrent de parler en la regardant monter. Puis le docteur dit :

— Je ne te demande pas d’être sincère. Tu aurais tort de croire que j’exige de toi ce que tu sais de la vérité.

Il tentait de mettre fin au tremblement que sa présence même imposait au corps disloqué de l’enfant.

— Ne veillez pas trop tard, dit la femme du docteur en haut de l’escalier.

Mais le docteur ne l’écoutait pas. Il était avec Pierre. Il était si proche de son enfant qu’il avait l’impression de lui prouver quelque chose d’important. Pierre l’avait vu un jour plonger ses mains dans le ventre d’un ouvrier qu’on ramenait des champs.

 

LA CHEMISE

 

L’ouvrier assurait ne pas souffrir.

— Tu as bu ? demanda le docteur.

Quelqu’un répondit oui à la place de l’ouvrier. Ils avaient bu parce que c’était la fin des moissons. L’année dernière, à la même époque, l’un d’eux s’était noyé dans la rivière après avoir fait étalage de sa science de l’eau. Ses prouesses les avaient ébouriffés. Et puis il avait coulé comme un caillou et on avait cru à une plaisanterie.

— Celui-là est monté à un arbre, dit le narrateur qui parlait sans regarder ce que faisaient les mains du docteur dans le ventre de l’ouvrier.

— Je ne suis pas encore mort, dit l’ouvrier.

Il tentait de sourire. Le docteur venait de lui expliquer qu’il était impossible qu’il ne souffrît pas au moins un peu.

— Un peu, dit l’ouvrier, c’est possible. Je n’étais pas là l’année dernière et il se mit à grimacer.

Le narrateur crut que l’ouvrier l’invitait à raconter la suite de son histoire et il la reprit au moment où le nageur s’était enfoncé d’un coup, ne laissant à la surface de l’eau qu’une superposition d’ondes qui se croisaient encore dans tous les sens à l’endroit où il n’existait plus mais qui, à l’approche des berges tranquilles, avaient retrouvé ce parallélisme impeccable qui fascine l’esprit sans lui donner l’explication exacte de cette perfection. Ils avaient beaucoup bu et ils ne pensaient pas à une mort aussi inattendue. Dans ces conditions d’extrême bavardage, la mort pouvait paraître grotesque tout au plus, à l’image de ce qu’il venait tout juste de devenir parce qu’ils avaient bu plus que de raison. L’ouvrier, qui venait d’accepter l’idée que ce qu’il ressentait était peut-être de la douleur, dit simplement que la mort-masque est un jeu stupide et qu’il n’y jouait jamais. Il n’était pas monté dans l’arbre pour mourir mais seulement pour atteindre les plus hautes branches, de même que le nageur avait voulu nager et épater un peu les filles qui évoluaient en marge de ce qui n’était pas encore une tragédie.

— Je n’y étais pas, dit-il.

— Il n’y avait pas de filles, dit l’autre, mais ce n’était pas la conclusion de son histoire. Il se souvenait de l’angoisse qui avait été la leur quand ils s’étaient rendu compte que le nageur s’était noyé. Ils longèrent en silence la berge et atteignirent le chemin de halage où ils se regroupèrent. Ils voyaient l’écluse à l’entrée du méandre suivant. La rivière s’enfonçait alors dans le bois et le canal descendait la pente en plein soleil, divisé en trois segments qui étincelaient comme de l’acier.

— J’avais jamais vu un mort, dit le narrateur que tout le monde écoutait et l’ouvrier essayait de rire.

— Vous n’auriez pas dû boire, dit le docteur qui le vouvoyait maintenant.

L’ouvrier se voyait vaguement dans le vernis d’un buffet. Si son image n’avait pas été aussi vague, il aurait fermé les yeux pour empêcher sa mémoire de se remplir d’un aussi désagréable souvenir. Sa mémoire ne lui servirait plus longtemps, peut-être, mais il ne souhaitait pas qu’elle envenimât sa raison juste à deux doigts de la mort. S’il avait su qu’il allait tomber de cet arbre et se déchirer le ventre sur une souche, il aurait évité de boire, du moins autant que l’avait inspiré la fin des moissons. Et s’il n’avait pas bu, il ne serait pas monté à l’arbre pour montrer son agilité d’écureuil. Il était roux comme un écureuil et hirsute comme un poulain. Il y avait des filles cette fois mais il avait beau s’efforcer de se souvenir de leurs images ou au moins de l’une d’entre elles, rien ne revenait pour lui mettre un peu de baume au cœur. Il ne connaissait pas les filles. Une seule lui aurait évité le ridicule de la chute et la douleur de l’éventration. Maintenant le docteur lui disait que l’alcool continuait de lui jouer des tours. Dans le vernis du buffet, le docteur paraissait immobile. L’ouvrier luttait contre un cri. Cri de douleur ou cri de désespoir, il ne voulait pas prendre le temps d’y penser. Il chercha le regard d’une fille mais il n’y en avait pas une seule. Ceux qui le regardaient s’en aller étaient des hommes. Il les connaissait depuis le début des moissons, un temps suffisant pour savoir l’essentiel et se donner les moyens de lutter contre l’oubli. Depuis des années il travaillait dans ce sens et il avait l’impression qu’à cette allure il deviendrait vite intarissable. Il avait rêvé à ce genre de reconnaissance. Mais plus rien d’autre n’arrivait maintenant que la mort. Le docteur avait des doutes quant à l’efficacité de la morphine en présence d’alcool.

— Un mélange détonnant, dit le narrateur au nageur et il secoua amicalement l’épaule de l’ouvrier qui se demandait ingénument s’il n’eût pas mieux fait de commencer par la morphine et de finir avec l’alcool. Mais sa question ne franchit pas ses lèvres bleues. Il avait voulu rire une dernière fois et provoquer le rire des autres. On l’avait traité de singe sans avoir jamais vu un singe de sa vie. Les écureuils appartenaient à cette vie et il n’y eut pas une fille pour le lui dire et inspirer les autres par la même occasion.

— C’est fini, dit simplement le docteur.

Son reflet n’avait pas bougé dans le vernis du buffet. Pierre souhaita dormir et au lieu de ce sommeil emprunté, il tourna de l’œil et ne rencontra que des raisons de ne plus se réveiller. Il se réveilla cependant au moment où le corps de l’ouvrier entra dans la petite salle sans fenêtre où le docteur opérait des amygdales, des fractures, des coupures, des entorses, torsions, arrachements, pincements, étirements, disparitions, inclusions, Pierre tentait de dresser la liste des maux qu’il avait bel et bien vu traiter dans cette chambre verte à l’éclairage artificiel et instable. Un linge était noué en papillon autour de l’abdomen de l’ouvrier, un linge rouge et noir qui était peut-être sa chemise, il vit aussitôt la chemise en question sur le dossier d’une chaise, parfaitement blanche, quelqu’un l’avait amenée en expliquant que l’ouvrier était monté dans l’arbre torse nu et quelqu’un d’autre, le docteur peut-être, lui avait dit de la poser sur la chaise et maintenant elle pendait sur le dossier, propre, en pleine lumière de la lampe, comme si elle n’avait pas servi, comme s’il ne l’avait pas enlevé avant de monter dans l'arbre, comme si elle ne lui appartenait pas. La chaise s’isolait dans un rectangle de lumière. La femme du docteur arriva avec un seau et elle en répandit l’eau sur le plancher. Il n’y avait plus personne qu’elle dans la salle d’attente. Le docteur était dans l’antichambre avec l’ouvrier mort, les ouvriers étaient sortis et le contremaître les attendait assis sur l’essieu d’un triqueballe, un patient se renseignait auprès de la femme du docteur en lui parlant de la rue à travers la fenêtre. Pierre assistait en amateur à cet exemple d’une vie lente et fidèle à l’expérience des autres. Il était maintenant juché sur le socle d’une potiche dont il ne restait même plus le témoignage. Le point de vue était idéal. Il voyait les gens de la rue, y compris le patient qui demandait si son pansement pouvait attendre demain. La femme du docteur n’avait pas touché à la chemise. Le parquet avait absorbé toute l’eau. Pierre songea soudain qu’il n’avait pas un ami pour partager ses impressions. Il n’avait d’ailleurs parlé à personne depuis que les moissonneurs avaient fait irruption dans la salle d’attente. Tout le monde s’était levé, on avait fait de la place sur le sofa qui était encombré de vieux vêtements pour la charpie. L’ouvrier blessé voulait marcher. Il n’était peut-être pas conscient d’avoir le ventre ouvert. Ses entrailles avaient gonflé comme les mouchoirs de soie du magicien. Ils eurent beaucoup de mal à le convaincre de conserver une position qu’on qualifiait ensemble d’horizontale en s’interrogeant du regard. On demanda ce que faisait le docteur. L’ouvrier blessé regarda Pierre et lui adressa un sourire. Il était déjà mort et il le savait. Il fanfaronnait parce qu’il n’avait plus l’illusion de vivre. Pierre descendit l’escalier. Il vit la chemise soigneusement pliée sur l’avant-bras nu d’un moissonneur plongé dans un profond silence. Le docteur lui caressa la tête en passant. Il était toujours tranquille dans les situations difficiles.

 

Minuit huit

Quand je disais, péremptoire, que c’était plus compliqué que ce qu’un simple flic est capable d’imaginer ! Demande-t-on à son cerveau génétiquement atrophié de secouer les pis de son savoir pour en extraire la substance narrative. C’est qu’en matière policière, on est plus près du moût avant piquette que du munster retravaillé à la lumière de la Tradition. Bref, tu crois monter et tu descends.

C’est ce qu’on faisait Bat Bat et moi dans les limites de la relativité restreinte à une moto qui se comportait comme un chameau. On descendait. Je sais pas si Tsetseg nous a vu descendre, mais si elle était pas au courant, ça a dû l’angoisser. Mais pas autant que moi. La route, si on peut appeler ça une route, descendait, pas à vive allure, vu le bios qui pétaradait dans son alu de première génération, et puis yavait pas d’panneau ! Que la route et nous, à l’inverse de la direction qu’on était censé explorer pour savoir combien ça faisait A+B en algèbre mongole. Le fait est qu’après avoir traversé une plantation de yourtes, on s’est retrouvé dans un quartier plutôt chic si on admettait enfin qu’on se trouvait à Oulan-Bator, ancienne Urga célèbre encore aujourd’hui pour sa version complète et définitive du carcan chinois voisin.

— Qu’est-ce qu’on fout ici ? ânonnai-je alors que j’avais pas prévu de quitter le Monde en plein ville et peut-être même à partir d’un trottoir jonché d’emballages léchés à mort.

— On va voir un ami…

— Tu veux dire : un ami à toi…

— Il est déjà ton ami.

Le portail rutilait dans son inox. Yavait même un écran 256 nuances de gris. Et un bouton russe génération Mir que Bat Bat enfonça sans ménagement, parce que je l’énervais. Un grognement jaillit d’un haut-parleur en peau de chèvre. Bat Bat s’exprima si clairement que la porte s’ouvrit en grinçant. Un gazon encore plongé dans le noir reçut une lumière rasante sans laquelle on aurait piqué une tête dans la piscine adjacente. Pas un chien. On se sentait épié, mais seulement par des animaux domestiques ou habitants clandestins des lieux. J’allais ouvrir la bouche quand une petite voix nous invita à gravir les marches d’un haut perron de marbre surmonté d’un type pas méchant taillé dans le même marbre. Portait pas d’armes, ce qui intrigue toujours un peu au pays du Grand Conquérant. La petite voix se matérialisa enfin. C’était celle d’une fillette qui pouvait encore servir de poupée. Elle était arcboutée contre le battant d’une porte arrachée en son temps à la Muraille. Une autre voix, mâle et sûre, se fraya un chemin dans une forêt d’objets volés à toutes les civilisations éteintes. Ce type avait l’air de se plaire dans sa robe de chambre en cuir Hugo Boss. Le bec fin d’une pipe en bois caressait la pulpe de ses lèvres. Si ça le chatouillait pas, c’est qu’il était psychopathe. Et si ça l’excitait, il avait des goûts illicites. La petite fille, preuve vivante, s’était réfugiée dans ses plis. On a pas idée d’être aussi petite. Et pourtant, elle l’était.

— Qu’est-ce qu’elle sait que je sais pas ? dit Bat Bat sans la montrer du doigt.

— C’est pas des ouvriers de base, dit notre hôte.

Il me toisait comme si j’étais en train de diminuer pour me mettre à la hauteur de la fillette. Mais je comprenais plus dans quel sens.

— Mon ami Jules Sarabande… commença Bat Bat.

— Je connais… roucoula l’hôte que si j’avais su son nom j’aurais ajouté quelque chose de vrai après le « monsieur » qui accompagna mon menton.

— Pedro… dit Bat Bat. Il est pas d’ici.

— Mais je suis pas caracol pour autant, précisa Pedro. J’sais pas pourquoi ils m’ont appelé Pedro et pas Peter.

— Vous êtes anglais… ?

— C’est une chose que je saurai jamais… ce que je suis. Pedro, Peter, Pierre… Ça ne dit rien sur mes origines territoriales. Et ça me fait chier.

— Ouais, ouais, dit Bat Bat. Ça le fait chier. Pas comme s’il était mongol…

— Avec une gueule de Mongol. Tu peux pas être Mongol si t’as pas la tête d’un Mongol. Et si c’est le cas, que tu l’as pas, ta vie se complique d’incertitudes et d’inconvénients.

— Tandis qu’un Mongol… dit Bat Bat qui dresse son pouce devant mon nez.

— Ça vient d’où, Sarabande ? demande Pedro.

— Du côté de mon père.

— Moi je sais pas d’où ça vient : Phile.

— Peut-être d’Alphonse Allais, suggère Bat Bat.

— Jules vient de ma mère, Juliette…

Mais je suis interrompu par la chute d’un calice en bronze qui se met à chanter sur les dalles qu’on a sous les pieds. Et pas n’importe quelles dalles : ya des noms écrits dessus.

— Et des dates, dit Bat Bat.

À bon entendeur. La gosse ramasse le calice et Pedro le lui arrache des mains pour évaluer les dégâts causés par la rencontre d’un nom gravé en lettres d’or.

— J’ai jamais bu dedans, dit Pedro. Le bronze, ça donne un goût. Et j’aime pas ça. Refermant la robe de chambre sur la fillette qui disparaît ainsi. Drôle d’enchantement…

Pedro marche devant. Il y a des ailes brodées à l’or fin sur son dos.

— Tu lui as expliqué à ton copain ? dit Pedro.

— J’attendais que tu…

— C’est compliqué…

Il s’arrête devant une potiche bleue.

— Vous voulez savoir pourquoi c’est compliqué ? (un temps) Vous qui écrivez des bouquins d’écrivain. Ça vous dit de savoir pourquoi c’est compliqué ? Vous avez pas pour principe d’expliquer les complications de vos bouquins, tandis que moi je passe mon temps à remettre les choses dans le bon sens. Et pourquoi ? me direz-vous. Je vous réponds : parce que c’est mon travail. (riant un peu) Je nettoie…

Bat Bat se met à ricaner. Faut-il que je l’imite ? Mes complications textuelles, au moins je les comprends. Mais celles des autres, surtout si elles ne sont pas textuelles. Et celles-là ne semblaient pas devoir grand-chose à la cacozélie ni au trobar clus.

— On s’assoie ? propose notre hôte.

La table est servie. Il sait recevoir. Au prix de la domesticité mongole, et vu l’état extérieur de sa richesse, pourquoi se priver de caviar et de melon de Lectoure ? Pedro renoue sa ceinture. Je me doute bien que ces deux types ne s’appellent pas A et B. Mais c’est tout ce que j’en sais, abstraction faite du cadavre qui fait naître le doute sur l’état de ma santé mentale. Il en a entendu parler. Et il a l’air de s’en foutre. Elle est où, la fillette, si elle est pas dans la robe de chambre ? Il a des allures d’Orson Welles et porte des gants en poulain. Il croise enfin ses jambes. Un pied apparaît, nu et osseux dans sa sandale romaine.

— Mon ami Jules veut prouver au monde qui est le sien qu’il n’est pas fou, qu’il n’a pas des visions et qu’on peut continuer de lui faire confiance. Le reste ne l’intéresse pas.

— Erreur, mon cher Bat Bat ! Maintenant, il veut savoir ce que nous savons. Pas vrai, Jules… ?

— J’étais pas venu pour ça, mais si c’est bon pour vous, c’est bon pour moi. (un temps) Elle est où la gamine ?

— Vous vous doutez bien qu’elle n’est plus dans ma robe de chambre.

— Qu’est-ce qu’elle y ferait ? ding-dongue Bat Bat.

L’environnement est serein. Des fontaines d’eau claire ici et là. Des abstractions. Une figure évoquant la danse ou la lutte. Un pareil intérieur n’est pas le fruit de l’imagination. Pas une trace d’enfance. Je me serais cru chez Edison du temps d’Adam. Mon verre contenait plus de bulles que de savoir-faire, cependant. J’immobilise ma mâchoire inférieure pendant une bonne minute que mes deux interlocuteurs mettent à profit pour respecter mon silence. Ils savent d’avance que je vais demander si

— … je peux vous être utile… ? Je n’y vois pas d’inconvénient. Pas a priori. D’autant que votre aide peut m’être précieuse…

— Myriam attend un fils, précise Bat Bat.

— Je comprends, dit Phile. (un temps, celui qu’il lui faut pour rallumer sa pipe) C’est bien, un fils. Il faudra que j’y songe un de ces jours. (soupir) Mais j’ai d’autres projets dans l’immédiat. Arrgh ! Le temps passe !

— Et s’il ne faisait que passer ! se lamente Bat Bat.

— Tout ça ne me dit pas ce que vous attendez de moi. Vous voulez leur peau ?

Silence. Tombe comme couperet. Il n’y a pas d’armes dans ce salon. Pas une trace de violence. Et si c’était un refuge ? Pourquoi je suis pas encore mort ?

— J’ai pas forcément besoin de savoir en quoi ces deux types vous turlupinent, dis-je comme si j’en savais plus qu’eux. Ma mission consiste à identifier un cadavre et à prouver qu’il est leur œuvre. Le mobile n’a que peu d’importance, voire pas du tout, de mon point de vue. (étreignant mon menton) Si vous comptez sur moi pour me rendre complice d’un règlement de compte…

— Vous n’êtes pas taillé pour ça, fait Pedro presque négligemment.

Ça me diminue, ce genre de remarque. Et j’aime pas ça.

— Qu’est-ce que je peux savoir et qu’est-ce que je ne dois pas savoir ?

— That is the question, psalmodie Bat Bat.

La question est aussi de savoir quand je vais mourir. Ça fait deux questions. Et même trois si je demande combien de temps il me reste à vivre. J’suis même plus sûr d’être l’auteur de romans sérieux, et même graves. Un fils… là-bas, l’année prochaine, ou n’importe quelle expression qui m’absente du bouquet. Gasp !

— Vous voulez pas savoir où elle est, la fille ?

— Vous savez, moi, la prestidigitation…

— (il ouvre la robe de chambre) Elle n’est pas là !

— Comment voulez que je… Je pensais à autre chose… Pas à surveiller vos aspects… heu… changeants. (rire) Langue au chat !

— Il faut d’abord les aimer.

— Qui donc… ?

— Les petites filles…

— Ou les petits garçons… (Bat Bat)

— Non mais dites donc…

Je conseille pas de se trouver en situation difficile avec un goût de poiscaille sur la langue. J’en avais marre de vivre, mais pas à ce point-là ! Ah ! Il me décevait, Bat Bat ! J’étais pas venu danser avec les loups. J’avais une femme. Et un gosse à venir, qui viendrait peut-être sans moi si je manquais de pot. « Écrivez des conneries et vous verrez comment ça marche ! » m’avait conseillé mon éditeur. Entre les actes.

— N’allez pas croire… commença Phile.

— Je crois que je vais rentrer chez moi et accepter de passer pour un dingue. Arrgh ! Laissez-moi vivre !

Je sais pas ce qu’il avait mis dans mon caviar, le Phile, mais voilà que j’habitais dans le lit d’une fillette qui m’avait pas été présentée.

— N’allez pas croire…

Jadis, à Urga, on vous enfermait dans un cercueil jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ou la peur de devenir fou sans possibilité de traitement. J’en ai cauchemardé toutes les nuits de mon enfance. À cause d’un vieux con qui préférait les histoires vraies aux contes de fées. La fillette introduisait ses doigts dans ma bouche et cherchait à se saisir de ma langue qui s’agitait comme un drapeau dans le vent. J’avais rien demandé. Qu’on reconnaisse au moins ça ! Dans quelle langue les flics mongols traduisent-ils la mienne ? Vous êtes-vous posé la question. Maintenant que j’en sais trop et pas assez !

— Vous allez pas me dire que c’est des omoplates de gosses…

— Vous êtes venus en moto ?

— Comment autrement ?

— C’est bien la moto. Ça passe partout.

— Pas celle-là. Faudra continuer à pied.

— À pied !

Cette fois, si j’avais pas réveillé la maisonnée, c’est qu’on était seul à bord.

— À pied et puis quoi encore ? Et pour quoi faire ?

— Vous le savez bien pour quoi faire ! Vous êtes venu pour ça, non ?

— Dites-moi que c’est pas des omoplates de gosses…

Ya quand même une sacrée différence de dimension entre une omoplate de chameau qui a servi à écrire le Coran et une omoplate de gosse qui sert à rien si on n’a pas de chien. Ce qui n’explique pas pourquoi j’ai vu un cadavre à l’endroit même où la police de mon pays met la main sur un rapport médical me concernant.

— C’est normal, monsieur Sarabande, qu’on se méfie de vous : avant (avant cette histoire de cadavre) vous écriviez des choses dont le sérieux ennuyait profondément le lecteur moyen ; après, vous voyagez en Mongolie avec une femme enceinte. Vous avez pas peur qu’elle accouche d’un monstre ?

— Je sais même pas qui est le père…

— Et puis il est pas sûr que ça lui arrive de son vivant…

Le jour se levait. Tout avait un goût de caviar. Même le café. Les rideaux de mousseline iranienne voletaient dans les feuillages des caoutchoucs. Pas un junkie à l’horizon de ce jardin arabo-andalou. Et pas question de faire trempette dans le bassin des demoiselles. À cause des truites japonaises qui n’aiment pas ça. On avait sans doute perdu un temps précieux. A et B étaient peut-être bien renseignés sur nos intentions. Et j’étais la cible molle de leur collimateur. Le premier à tomber. Ce qui ne résoudrait rien. Mais je ne serais plus là pour en souffrir. J’en ai assez bavé comme enfant. Que si j’avais pas souffert, je serais pas là pour en parler. La mort a au moins le mérite d’annuler mal et douleur. Dommage qu’on soit mort en même temps. Parce qu’on en profiterait enfin, de cette existence.

 

Balade de Pierre en son temps de guerre

 

La guerre

Pendant la guerre, un obus était tombé sur le toit de l’école où l’on cousait des sacs. Pierre les transportait dans la cour. Il participait ainsi à cet entassement qu’il pouvait voir le soir de la fenêtre de sa chambre. Au matin, le tas de sacs avait disparu et il fallait admettre qu’un ou plusieurs camions étaient venus dans la nuit. Il n’avait pas entendu le bruit des moteurs. Une patrouille avait traversé la place, il avait observé la diagonale de leur passage. Ces soldats n’étaient pas chargés de combattre l’ennemi. Il était interdit de sortir la nuit sous peine d’interrogatoire. Le docteur redoutait ces rencontres chaque fois que son travail l’obligeait à sortir en pleine nuit. Il portait une blouse blanche et le fer de ses bottes l’annonçait. Il racontait ces conversations en les qualifiant d’absurdes ou d’inutiles. Les canons illuminaient l'horizon. Les soldats s’arrêtaient sur la butte au-dessus du lavoir et ils scrutaient l’ombre, pointant le canon de leurs fusils dans cette ombre où jamais personne d’autre n’était apparu que le docteur en blouse blanche, l’air renfrogné de quelqu’un qui ne dit pas qu’il est en train de perdre son temps et que c’est une question de vie ou de mort. Le docteur revenait exacerbé de ces excursions. Il n’exprimait jamais sa colère.

— Ils sont nerveux, disait-il et il ne disait plus rien. Sa femme avait rallumé le feu dans la cheminée. Pierre se demandait si quelqu’un était mort mais il ne posait pas la question. Il se montrait quelquefois sous le prétexte qu’il avait froid. La nuit semblait définitive. Puis le docteur répétait que les combats se rapprochaient. Pierre retournait dans son lit avec cette nouvelle pour l’empêcher de dormir. Les combats avaient toujours eu lieu à une distance qui interdisait à son esprit de les imaginer tels qu’ils devaient être. Les lueurs du canon donnaient maintenant une idée de leur importance. Les oiseaux n’étaient pas revenus cette année-là. Pierre n’y pensait plus. Il aurait pensé à eux s’il en avait vu au moins un. Mais comment expliquer la présence d’un seul d’entre eux ? Il scruta les génoises. Les nids étaient vides. Sur la place, il assista à une relève encore plus sommaire que d’habitude. Les soldats qui prenaient la relève avaient l’air exténué et ceux qui avaient veillé dans les rues pendant toute la nuit ne paraissaient pas plus heureux d’en avoir fini avec cette tâche insensée. Pierre poussa le portail de l’école et le referma soigneusement. Les sacs avaient disparu. Le ou les camions avaient laissé des traces profondes dans le gravier de la cour.

Qu’est-ce que je fais ici ? pensa-t-il et il eut honte d’y penser encore une fois. L’odeur du jute lui arriva, doucement portée par la brise du matin qui était aussi chargée de l’odeur des sapins du parc où il n’allait plus se promener depuis le début de la guerre. On y conservait d’étranges ferrailles. Il y avait même des statues. Ces corps, géants pour la plupart, lui avaient inspiré de douloureux reproches qu’il adressait en silence au genre humain créateur du genre. Son père leur avait recommandé le silence. Le silence sans réfléchir aux raisons du silence. Le silence à tout prix. Le silence et un visage sans expression. C’était difficile de s’efforcer tout le temps de ne penser à rien d’important.

— Nous n’avons trahi personne, leur expliquait le docteur. Voulant peut-être dire qu’ils n’avaient encore combattu personne. C’était un peu comme s’il ne s’était rien passé. Et tout pouvait arriver. Ils se couchaient tous les soirs en espérant que personne n’aurait besoin des services du docteur.

— Je ne dors pas toutes les nuits, avait confié le docteur au chef de la patrouille de jour qui souffrait d’une dent cariée. Il avait pourtant juré de ne jamais adresser la parole à un soldat de ce type, sauf nécessité bien sûr. Pierre avait écouté la confession jusqu’au bout. Le soldat n’avait fait aucun commentaire. Il était reparti sans remercier. Le docteur avait rangé le flacon de teinture avec les autres flacons. Toutes ces teintures se ressemblaient. Mais elles avaient chacune un usage différent. Le docteur promit à Pierre de lui expliquer un jour ces pratiques nouvelles.

— Leur développement, assurait-il, est maintenant inévitable. Il prédisait de nouvelles nourritures et semblait en savoir beaucoup sur le sujet. En attendant, il distillait son enseignement. Pierre sentait qu’il pouvait perdre patience à tout moment. Et trahir le secret de ses découvertes. Il se torturait presque tous les jours pour se réveiller de ce cauchemar. À la fin d’une après-midi (il avait plu toute la journée) il sortit avec les autres pour aller jeter un œil sur les véhicules blindés qui stationnaient à l’entrée de la route. Pas un soldat n’était visible. La pluie tombait à verse sur ces carcasses grises. On était allé jusqu’au bout du couvert et on se bousculait en parlant à voix basse. On ne se sentait pas surveillés. On pouvait peut-être parler librement. Décrire. Ne pas donner son avis. C’était le conseil éclairé du docteur dont le père avait ramené des souvenirs d’une autre guerre contre le même ennemi. Décrire l’attente, la haine, rêver. Les armes avaient changé. La couleur aussi. Cette sensation que tout pouvait changer encore avant la fin de la guerre. Pierre se mesurait tous les jours. Il ne grandissait plus depuis des mois, en fait depuis que la guerre avait commencé sans lui, il ne pensait pas à la guerre quand elle est arrivée dans la conversation de son père, il était midi et pour la première fois depuis longtemps, il n’y avait pas de viande sur la table. Le dimanche suivant ils ont ramené de la saucisse sèche et des os à moelle. Ils étaient rentrés de la ferme en catimini. Il n’y avait pas encore de sentinelles sur la route et dans les rues. On croisait quelquefois une colonne d’hommes qui allaient à la mort sans y croire tout à fait. C’était une étrange sensation. On avait l’impression de participer à la défense de quelque chose de vital. Le docteur ne disait que cela. Il disait que c’était vital. Il adressait des saluts aux soldats, sans exagération, presque timide. Il avait arrêté la voiture au bord du fossé.

— Un jour les soldats auront faim, avait-il dit seulement en parlant du cheval. Ils possédaient un cheval. La voiture appartenait à la famille du docteur. Ils ne l’ont pas conservée longtemps. C’était juste au début de la guerre. Pierre prenait conscience du fait. Ces blessures l’épouvantaient, mais il imaginait encore que la mort était le prix que les autres ne payaient pas. Les autres continuaient de vivre. C’était une véritable boucherie. Les cercueils arrivaient d’abord à la mairie et le maire descendait en écharpe pour dire quelque chose et puis il remontait suivi des membres de la famille qui ne pleuraient plus. Le cercueil était alors amené sous le porche de l’église où il attendait. On apportait des fleurs. Le docteur évoquait ceux qui venaient de disparaître. Pierre oubliait les noms mais il lui arrivait quelquefois de se souvenir d’un visage. Cet effort mental ne le menait nulle part tandis que le docteur semblait en souffrir beaucoup. Il comptait sur les Anglais. Pierre ne comprenait pas qu’un étranger ne fût pas aussi un ennemi mais il s’exprimait peu sur le sujet. Il était seulement difficile de ne pas y penser. Il aurait préféré penser aux plaisirs de la vie, se préparer à en abuser et mourir après l’extase. Mais son cousin ne parlait-il pas du combat comme d’un plaisir qu’il plaçait au-dessus de celui qu’on attend de la femme ? Le cousin Jean n'était venu que deux fois en permission. Il vieillissait vite, comme s’il était en fuite et qu’il courait dans le sens du temps au lieu de chercher à s’évader. Il haïssait en fait l’idée de désertion. Il ne mourrait pas de cette manière ou il ne mourrait pas du tout. Pierre le regardait sans lui poser de questions.

— Mourir n’est rien, disait Jean, c’est ce qu’on laisse. Il devait se sentir un peu abandonné. Il ne reviendrait peut-être pas vivant la prochaine fois. Qui savait ce qui se passerait entretemps ? Une seule balle en travers du crâne ou l’éclaboussement des tripes dont l’organisme peut se passer pour un temps dont il ne fallait attendre rien d’autre que l’horreur d’être encore vivant. Jean avait posé la question au docteur et le docteur n’avait pas répondu clairement. La mort des autres l’épouvantait presque tous les jours. Il ne fuyait pas la mort. Il arrivait en même temps qu’elle. Il n’expliquait rien. Il ne désirait même plus s’être trompé. Peut-être même souhaitait-il avoir toujours raison maintenant que l’expérience n’était plus l’accomplissement d’un devoir envers son prochain. Il n’avait pas de devoir envers les propriétaires de la nation, sauf s’ils venaient à mourir dans les limites de sa zone d’activité. Jean était scandalisé par cette attitude. La vie avait un sens. Personne ne possédait rien. Les uns parce qu’ils n’avaient rien acquis ou reçu, les autres parce qu’ils avaient tout donné ou parce qu’ils étaient condamnés à perdre cette maudite guerre.

— Je dirai n’importe quoi si cela doit te conserver la vie, dit le docteur. Ils accompagnèrent Jean à la gare. Il y en avait des centaines comme lui sur le quai.

— Ils ont même inventé le train, dit le docteur. Il pleuvait légèrement. Les soldats n’avaient pas l’air triste.

— Ils ont un idéal, expliqua le docteur. Pierre se jucha sur le dossier d’un banc. Il pouvait voir la locomotive. Le rail se perdait dans la brume.

— Gagner la guerre et revenir vivant, dit le docteur, c’est peut-être beaucoup demander. Jean l’embrassa. Puis il embrassa tous les membres de la famille. Il embrassa Pierre qui ne descendit pas de son perchoir. Jean dit seulement : je n’aurais pas fait mon devoir si tu vas à la guerre toi aussi. Cela représentait combien d’années ? Combien de temps consacré à cette seule pensée ? Le quai se vida. Il avait à peine assisté à la disparition du train. Il vit son père immobile dans l’escalier du souterrain. Il allumait sa pipe. Les familles étaient sur l’autre quai, s’éloignant lentement. Son père l’appela. Il le rejoignit dans le souterrain. Ils étaient les derniers. Le portail était fermé quand ils arrivèrent au bout du quai. Passez par la salle des pas perdus, cria l’employé. Pierre avait déjà enjambé le portail. File ! dit son père. Et il le vit trottiner sur le quai en direction d’une porte que le même employé tenait ouverte. Où est ton père ? dit sa mère. Là ! fit Pierre. Il le montrait du doigt. Et le docteur, de loin, demanda ce qui se passait. Ils rentrèrent sans les autres. Sur la route, ils croisèrent des voitures à moteur.

— Ils vont faire de nous des chauffeurs, dit le docteur. Le mot chauffeur existait déjà. Il ne le prononça pas. Mais c’était bien la suite de son idée. Pierre jubilait. Il avait appris à aimer les autres pour ce qu’il en pensait. Il se promettait tous les jours de ne pas se laisser influencer par des sentiments qui n’expliquaient rien. Les gaz d’échappement l’écœuraient un peu.

— Tu ne vas pas te trouver mal ? dit le docteur. La pluie crépitait sur la capote. Il avait enfoncé son nez dans le plaid et son regard n’était brouillé que par la volonté de ne pas faire le point. Le cheval clapotait doucement. Ils avançaient dans un rêve tandis que la nuit tombait. Il se nourrissait de la chaleur de leurs corps que son propre corps séparait.

— Il n’y aura pas d’orage cette nuit, dit son père. L’orage, c’était le canon. Sa mère frémit. Dans son sommeil, les soldats sortaient de la terre comme des fourmis et elle se rendait à eux en clamant son innocence. Le cauchemar se terminait par la vision d’un visage qu’elle ne connaissait pas. Le docteur s’était toujours interdit d’interpréter les rêves, malgré la mode du temps. Elle ne reconnaissait pas le visage parce que ce n’était pas le moment. Était-ce l’un d’entre eux ? Avait-elle mauvaise conscience parce qu’il pouvait maintenant revenir en ennemi ? Le docteur lui avait prescrit des gouttes noires mais elle ne les prenait pas.

— Prends-en, toi, Pierre, dit le docteur. Les gouttes avaient un goût de réglisse. Puis le temps qui passait révélait une amertume peut-être agréable. Le docteur le regardait s’endormir. Il ne sut jamais combien de temps duraient ces observations. Au matin, il était seul. Un peu d’eau noire avait séché au fond du verre. Mais la femme du docteur ne céda jamais à ce qu’elle appelait une facilité.

— Facile ? disait le docteur. Il n’avait pas pensé à cette habitude. Il réfléchissait tout en termes de lutte ou de révolte. Et il ne laissait pas de place à la fragilité des autres. Sinon, il eût compris la nécessité de cette guerre qui arrivait à point comme le prétendait Jean. Jean ne mettait aucune conviction dans sa conversation. Le docteur n’avait pas écouté ses arguments. Il lui avait simplement remis les ampoules en lui conseillant de ne pas en abuser.

— Ce serait trop facile, avait dit Jean et le docteur y songeait maintenant que sa femme en parlait à propos d’une douleur qui était devenue une habitude. Elle prétendait que depuis quelque temps Pierre se montrait capricieux à propos de broutilles qui excitaient inexplicablement son désir de posséder quelque chose à lui comme il disait.

— À lui ? dit le docteur.

— Oui, à lui, dit la femme du docteur.

 

Minuit neuf

Rex. Rue des songes verts. La populace aux vitrines, envieuse. Trottinais sur les jambes courtes de l’enfance.

— Tu veux pas aller où ? On va nulle part !

— Le dimanche on va nulle part.

— Il a pas encore compris ça !

— Quand j’avais son âge…

Passait un Walt Disney. On y allait pourtant.

— C’est ton anniversaire, non ?

Je sais pas pourquoi ça me revient. J’ai un tas de choses à faire avant de mettre le pied « dehors ». Comme ça qu’il appelait l’autre Monde. Ici dedans et là dehors. On arrive de nulle part et on finit dehors. Au moins ça on le sait. Mais avant dedans ya quoi ?

— Walt Disney, dit le vieux.

Le genre de réminiscence que j’aurais peut-être pas l’occasion de raconter à mon fils. Et puis qu’est-ce qu’il comprendrait ? On sait pas à quel âge c’est mûr la génération qui suit. D’autant qu’on a peur que ça n’arrive jamais, la maturité. Mais j’avais pas envie de mou. Même d’une balle dans le cerveau. Sans douleur à raconter aux petits-enfants. Rex. Mandale y projetait ses rushes. « Qu’est-ce que vous en pensez ? » Yavait même pas de quoi patienter. Le rideau de fer était tombé devant la vitrine mais les articles étaient éclairés par des flood et on avait rien sur soi pour s’en emparer même en payant. Mandale s’en foutait des caramels mous et des négrillons souriants. La fumée de son voltigeur sortait de la cabine de projection. J’en avais le cou douloureux à force de le plier en arrière pour ne rien rater du spectacle du hasard auquel concourait les courants d’air entrés par la porte. Les ressorts grinçaient depuis l’enfance. Myriam avait amené du chewing-gum, des fois queue. Elle sentait la chlorophylle. Des fois la fraise. Je connaissais même la couleur de son slip. Et comment qu’elle s’était taillé la toison. On a de ces secrets quand on se mélange ! Rex. « Vous me dites quand vous êtes prêts… » J’ai jamais trop aimé m’asseoir avec les autres.

— Vise un peu comme elle est belle !

Cendrillon. En compagnie de rats et de souris qui parlent et se comportent comme vous et moi devant l’adversité ou la fortune. On s’y croirait. Donnée en exemple de beauté à rechercher si c’est amoureux qu’on veut exister. Ne pas oublier les avantages de l’épargne et de la prévoyance. Myriam.

Tout commence par un film. On m’y voit (peut-être pas) dans le reflet d’une vitrine. À croire que le sécurit conditionne mon apodicticité.

— Tu veux un hollywood ?

— Moi je suis prêt…

On attendait le reste du voisinage. Maintenant que c’est joué et que je peux plus rien y changer, A et B étaient invités comme les autres, non ? Et ben y sont pas venus. J’ai beau introspecter, je les vois pas. Leur existence n’avait pas encore conditionné la mienne. Deux Asiatiques parmi les nègres et les mulots de la diversité. Je guettais rien. Je passais mon chemin si on me demandait. Et on me demandait pas souvent. Des riens. Ça m’affolait pas. Je savais de quoi demain était fait. Et comment que ça se terminait. Objet-film. Parmi les objets de l’observation et de la créativité. Au mur ou autrement. À vendre ou à louer. Au supermarché ou au musée. Qu’est-ce qu’il était venu foutre à Paris Bat Bat ? Bien avant que je sois le témoin involontaire d’un meurtre. Il est reparti dans sa Mongolie natale sans une omoplate comme preuve de son passage sous la tour Eiffel. J’aurais remarqué ce détail. Mais ça m’aurait peut-être pas interrogé. Mandale au moins il avait un métier. Et l’outil de son métier. Les références. Cocteau. Welles. Tati. Jerry Lewis. En parlait à table et sur le sable. On l’écoutait plus tellement on savait. Coupez.

La finca Rosa de Lima parmi les yourtes disposées comme des mantecao’ sur l’étal. Bat Bat n’était pas monté comme convenu. Les deux cylindres deux temps de sa caninette n’ont pas franchi le portail et maintenant ça l’angoissait parce qu’il avait pas un plan d’amortissement. Phile envoya un gosse la récupérer « mais sans en faire ! » Il a plein de gosses tout nus à sa disposition. Et pas que des Mongols. Même des Noirs qui promettent. Plus de garçons que de filles. Du gras comme de l’osseux, et entre rien en beauté. J’en avais honte pour lui. Mais Bat Bat avait d’autres chats à fouetter. On était pas là pour juger. Ils s’y sont mis à trois gosses pour récupérer la moto et Bat Bat s’est détendu, un verre à la main « bonne vodka chinoise », la porte à côté. Je savais toujours pas pourquoi je supportais ça. Mais avec un peu de patience j’allais pas tarder à satisfaire ma soif de connaissance. A et B n’avaient qu’à bien se tenir !

— Avant c’était pas une finca, dit Phile. J’ai investi. Et vous voyez le résultat. (didactique) Faut investir. Et pas dans la yourte. Ya pas d’avenir dans la yourte.

— Ouais mais quand même… bafouille Bat Bat qui n’est plus en état de distinguer le guidon de la selle.

— T'en trouveras pas des arguments ! (penchant la bouteille dans ma direction) Vous voulez investir dans autre chose que la littérature, monsieur Sarabande ?

— Déjà essayé. Et plus d’une fois. Gamelle sur gamelle. J’en ai eu marre de devenir pauvre avant de l’être. Je m’en tiens à mon Jean Santeuil en attendant d’aller moins loin et de décrocher le Goncourt.

— Sauf que vous avez été confronté à la Réalité…

— Vous voulez parler de ce qu’attend Myriam ou de ce que je désespère d’attendre moi-même… ?

— Vous aimez les gosses ?

Là, je toussote.

— Pas plus que ça, dis-je en y trempant ma langue. J’évite… mais si on m’oblige…

— Faites votre choix.

Avant on allait voir Blanche Neige et on se prenait pour le nain de son choix. J’avais jamais eu cette idée que les nains, même s’ils étaient sept, étaient interprétés par des gosses cachés dedans, genre Maelzel. Jamais eu un coup d’avance. J’entrai dans le cinoche sans savoir ce qui allait m’arriver. Et la mère de Bambi…

— On devrait se concentrer, suggéra Bat Bat.

Il approcha son verre de son regard.

— Je pourrais pas conduire, constata-t-il avec amertume. Ni toi non plus (toi=moi). On va être obligé d’employer des gosses.

— Ils savent tous faire de la moto, dit fièrement Pedro Phile.

Ça les amusait tellement qu’ils arrivaient pas à couper le moteur. Bat Bat évoqua vaguement les cordons de sa bourse. Il avait prévu juste ce qu’il fallait d’essence pour monter là-haut et redescendre en roue libre.

— J’ai jamais eu d’chance, dit-il comme s’il en avait eu une fois et que ça le rendait malade.

Rex. Myriam et moi. Âge : adulte. Affiche Walt Disney avec belle et bête. Mais en ce jour de semaine de Pâques, Mandale dispose de la salle. Il veut savoir ce qu’on pense de son travail. C’est pas monté. On monte plus à notre époque. On est dans l’aléatoire. Pas de réseau sans coup de dés dans l’immensité humaine qui est en train de ruiner l’animisme.

— Vous me dites ce que vous en pensez, c’est tout. C’est pas difficile. Avant j’étais un enfant. Mais j’ai grandi depuis. Je sais pas comment, mais je suis plus un enfant. Je peux accepter la critique sans me venger sur mes camarades de classe.

Il larmoie.

— J’en ai chié, les amis ! Plus que Marcel Proust. Du gnangnan le Rimbaud à côté de ce qu’on m’a infligé alors que j’avais pas lu Sade. Ça laisse des traces comme vous allez le constater. On y va ?

Il avait la main sur le gros interrupteur. Rex. Pas le temps de s’ennuyer. J’angoissais parce que je savais que tôt ou tard j’allais être confronté à la Réalité : un cadavre et ses deux meurtriers. J’ai toujours su que c’était une femme. Me demandez pas pourquoi. Je ne suis plus un enfant. Le pont. L’eau. Je demeure pas. Après l’échec de ma rencontre avec la police française qui me prend pour un dingue qui ferait mieux d’arrêter d’écrire et de se consacrer à la patrie, je pose la question à Bat Bat et Myriam tombe enceinte. Ya du pulp en moi.

Rose de Lima. J’ai des réticences. Et pas seulement parce que je doute des intentions de Bat Bat. Je déteste pas les gosses au point d’en faire des objets sexuels. La perspective d’un enfermement dans un cercueil cadenassé me file des boutons. Je me vois pas là-dedans, à poil et crotté jusque sous le menton. J’en chialerais sur le champ si j’avais pas espoir de me sortir de là sans avoir à expliquer pourquoi j’y ai mis les pieds. Qui es-tu ? Grignote un cornichon en attendant. McAfee s’est suicidé, dit la télé. (ils ont la télé en Mongolie)

— Si je pouvais en savoir plus, dis-je sans trop articuler des fois que je sois pas compris pour ce que j’ai dit. C’est que je nage dans l’inconnu…

— Chacun son monde, dit platoniquement Bat Bat. Si c’était moi qui écrivais, le lecteur ne saurait rien de ce que tu as dans la tête et Pedro n’existerait pas.

— Il a raison, dit Pedro. Vous arriverez jamais en haut avec cette chiotte. Vous faut une tout-terrain digne de ce nom. Que dis-je : conçue pour y arriver et non pas pour en rêver.

— Rêver, c’est mourir, dit Bat Bat. Et mourir, c’est perdre.

— Je dirais pas autre chose, conclut le Pedro Phile.

Ça avançait, certes, mais sans moi. Je les voyais s’éloigner des limites de mon récit. Comme si je les avais inventés et que l’Académie française m’accusait de plagiat.

— Vous êtes un type sérieux, dit Pedro.

— J’essaie de l’être… surtout quand j’écris… mais des fois…

— Tenons-nous-en à la stricte Réalité.

— D’accord !

— Vous en avez marre de passer pour un dingue…

— J’en ai marre !

— Surtout aux yeux des représentants de l’État…

— Je sais pas pourquoi mais je cherche pas à savoir !

— Alors il faut monter là-haut, conclut Pedro Phile. Mais Bat Bat ajoute (pour être totalement clair) :

— On a besoin d’une bécane adéquate.

— Vous savez ce que ça veut dire : adéquate ?

— Une Bultaco ? Une KTM ? Je suis pas technicien…

— Je m’y connais, dit Bat Bat. Alors je me suis dit qu’on y arriverait pas.

— Et avec un side… ?

— J’ai jamais eu d’side. J’ai raconté des histoires à ce gosse parce que je m’expliquais et quand je m’explique, je complique…

— Comme tout le monde, dit Pedro Phile. Bat Bat m’a appelé dans la nuit. Heureusement, je dormais pas. Je veux dire que je dormais pas seul. Le gosse a décroché.

— Ouais, dit Bat Bat, il a décroché.

— Il a fallu convenir que la Java pouvait pas vous monter là-haut sans déclarer forfait à un moment ou à un autre.

— C’est ce que je disais avant qu’on convienne.

— J’ai l’engin qu’il vous faut.

— Chouette ! m’écriai-je.

Rex. Myriam. Promets-moi de pas t’aventurer sans m’en parler avant.

— Et c’est quoi comme engin ? Du russe… ? De l’allemand ? Du yankee ?

— Avec quoi vous croyez que je les construis mes motos… ?

— Avec des gosses ! s’écrie Bat Bat qui ne tenait plus dans les cuirs sous-jacents.

 

Le père de Constance

Le dernier caprice en date concernait un oiseau en cage qui revenait toutes les semaines sur la place du marché. Quelqu’un ouvrait la fenêtre de son appartement et la cage était suspendue au volet. Sur le trottoir, il n’y avait rien de comestible. Le trottoir s’étendait entre un coin de rue où l’on jouait au bonneteau à la vue de tout le monde et le portail en coin de l’église où le curé, une fesse sur la murette et l’avant-bras sur la grille, supportait des conversations qui ne concernaient plus la guerre depuis qu’il était apparu dans le contre-jour d’un vitrail en restauration sur l’herbe du porche fraîchement tondue. La rue était plongée dans l’ombre, mais le haut des façades, un peu au-dessus des génoises, était illuminé par le soleil couleur de ciel. Pierre avait vu l’oiseau en cage et il avait commencé à délirer.

— Nous n’avons pas d’argent pour l’oiseau, lui dit sa mère en le tirant par la main l’entraînant sur l’autre trottoir, ils traversaient une foule presque immobile, on aurait dit que le temps s’était arrêté juste le temps d’en finir avec ce caprice. Il s’était senti nu parce que sa mère avait pris à témoin le propriétaire de l’oiseau. Il était debout derrière la fenêtre et il fumait la pipe.

— Nous ne manquons pas de tabac, avait-il dit, mais cet oiseau est unique, ce qui ne veut pas dire que vous n’en trouverez pas un à la mesure de ce garnement, si vous avez de la chance et un billet pour l’Afrique, car à ma connaissance il n’y a qu’en Afrique que ces oiseaux existent, pas ailleurs.

Pierre écoutait et regardait l’oiseau en même temps. L’homme avait parlé de mille et une couleurs, sans compter les nuances, qui sont innombrables, raison pour laquelle il valait mieux ne pas se risquer à les compter. L’homme avouait sa préférence pour la posture mais il reconnaissait que sans les couleurs cette géométrie n’avait en effet plus de sens. L’oiseau avait aussi un nom. Il ressemblait à un papillon et on lui avait donc donné un nom de papillon, ce qui est plus facile à retenir qu’un nom d’oiseau, dit l’homme qui se moquait en imitant la grimace de Pierre. Il entra un doigt dans la cage pour montrer combien l’oiseau était pacifique. Il ouvrit aussi la cage, ce qui démontrait la parfaite soumission de l’oiseau aux conditions d’existence qui lui étaient imposées. La porte ne restait pas longtemps ouverte. D’ailleurs l’oiseau ne bougeait pas. Pierre remarqua le frémissement à la surface de l’oiseau chaque fois que la porte s’ouvrait. Il attendait une réaction de l’oiseau. Mais l’oiseau ne le regardait pas. Il ne regardait rien en particulier. Ou bien il s’efforçait de ne pas regarder l’homme qui l’humiliait. Pierre grimaça pour exprimer sa révolte. Cette grimace n’était plus l’expression de ce désir de possession que sa mère lui reprochait encore. Il était passé inexplicablement du caprice inspiré par l’oiseau en couleur à la révolte provoquée par l’oiseau en cage. L’homme exagérait. On ne peut pas posséder et priver de liberté. C’est contraire aux lois du rêve. L’homme riait en disant cela. Pierre ne lui demandait pas pourquoi il semblait se désespérer pourtant de violer les lois du rêve. Il n’y avait aucune trace de bonheur à l’intérieur de la pièce. Pierre était monté sur le linteau d’un soupirail et maintenant il regardait où l’homme vivait. C’était les mêmes meubles, le même agencement, un escalier montait au même endroit, même patine, même odeur, même lenteur sans doute. Aucune femme n’apparaissait. Il manquait une femme. L’enfant n’était pas souhaitable à cause de l’oiseau. Il eût tout tenté pour empêcher cette vente. Une potence rutilait près de la cheminée. On y suspendait l’oiseau.

— Non, il ne chante pas, dit l’homme, c’est un oiseau de plusieurs couleurs, les oiseaux qui chantent n’ont qu’une seule couleur, vous devriez le savoir.

— Je ne sais rien des oiseaux, dit Pierre qui voyait mieux maintenant à l’intérieur, mais vous pouvez me poser des questions de papillon.

— Nous ne pouvons pas acheter l’oiseau à cause du chat, dit sa mère.

— Des papillons ? dit l’homme. Drôles d’oiseaux !

Pierre sourit. Les papillons n’étaient pas des oiseaux mais certains oiseaux il devait le reconnaître étaient de parfaits papillons.

— À s’y tromper, dit l’homme, et d’ailleurs je me trompe tout le temps. Dommage que ta mère ait inventé un chat.

L’homme feignit d’avoir une peur bleue des chats. Il n’en possédait pas et il mettait les oiseaux en cage pour les protéger des chats. Il aurait mis les chats en conserve s’il en avait possédé, mais il n’avait pas cette chance. Il se lécha les babines et fit rire tout le monde.

— Ce que j’ai par contre, dit-il en se penchant à la fenêtre, c’est du bon tabac !

Et il se mit à chanter. L’oiseau demeurait immobile. Il se promettait la liberté. Rien d’autre ne convenait à sa pensée.

— Si tu touches à cette cage, lui avait dit sa mère, je t’écorche vif !

L’homme continuait d’ouvrir et de fermer la cage mais il n’y pensait plus. Il soufflait la fumée de sa pipe dans la rue.

— Les mères n’ont pas le droit d’écorcher les enfants, dit Pierre.

L’homme cligna des yeux pour couper une larme en deux.

— Personne n’interdit qu’on les dépiaute, dit-il.

Il parlait du canon, de l’air traversé par la mitraille. Il en avait peut-être le droit.

— Est-ce que Jean reviendra ? demanda Pierre.

Ils s’éloignaient de l’oiseau.

— Promets-moi de ne plus faire de caprice, dit sa mère. En tout cas pas devant tout le monde 

Elle avait acheté une poignée de tabac.

— Une plume ! s’était étonné l’homme. Mais on n’arrache pas une plume à un oiseau. S’il en tombe une, je ne t’oublierai pas.

Il n’avait pas entendu ce que l’homme avait dit ensuite.

— Rien, dit sa mère, rien qui te concerne.

Ils passèrent devant le curé et le saluèrent. Il était assis sur ses deux fesses maintenant et il expliquait le sens caché d’une image. Deux gosses de l’âge de Pierre l’écoutaient. Ou bien ils n’avaient pas d’âge et ils étaient pauvres. La fille portait un béret sur l’œil.

— Alors ? dit-elle à Pierre qui passait.

— Alors rien, dit Pierre qui avait l’air désespéré.

— Alors quoi ? fit le curé.

— Oui, quoi ? continuait la femme du docteur.

Ils ne s’étaient pas arrêtés. Il se retourna pour regarder encore la fille. Sa mère lui tira l’oreille pour remettre la tête dans le sens de la marche. La fille n’avait pas convaincu son père. Elle était désolée. Elle ne haïssait pas l’oiseau comme il l’en soupçonnait mais il n’avait aucune importance pour elle. Elle n’avait pas réussi à en faire tomber le prix. Pas à ce point. Pierre secoua la tête comme un chien qui s’ébroue.

— Elle est sale, dit sa mère.

Elle ne disait pas qu’elle était laide. En échange de l’oiseau, il aurait donné un flacon de laudanum.

 

Mais comment tromper la vigilance du docteur ?

Et en admettant qu’il l’eût obtenu au prix dérisoire que sa mère n’aurait pas discuté, que se serait-il passé entre cette fille et lui au moment de lui avouer qu’il n’avait pas réussi à chaparder ce qu’elle lui demandait ?

 

Il la connaissait à peine. C’était il y avait deux semaines…

Elle était dans la fenêtre à la place de son père.

— L’oiseau te fait-il rêver ? avait-elle demandé à Pierre qui regardait l’oiseau de près.

Il avait rougi. La fille était habillée de noir à cause de la disparition d’un frère. Elle évoqua cette sublimation en termes sibyllins. Une semaine avant l’annonce de cette disparition, elle avait reçu une photographie du champ de bataille. Des pommiers étaient en fleurs. On voyait une rivière à travers les feuillages des saules et peut-être même l’horizon après la rivière. Le frère était assis sur la murette du verger. Au dos de la photo, il avait écrit : la rivière est à nous mais il est interdit de s’y baigner. Ils analysaient l’eau tous les jours et ils s’en servaient dans l’heure qui suivait l’analyse. Le chimiste était devenu un ami. C’était un fanatique capable des pires excès verbaux et il n’y avait pas de doute sur sa capacité de passer à l’acte quand l’occasion se présenterait. Ces conversations étaient presque le seul moyen de tuer le temps. Il dormait peu. Il n’aurait pas aimé se volatiliser en plein sommeil sous l’effet d’une bombe. C’était pourtant ce qui était arrivé. Ils avaient tous disparu. La rivière charriait une boue où l’on ne s’aventurait pas. On ne reconstruisait plus le pont. Tout semblait mort. Et c’était arrivé aussi vite que ça. Le paysage avait changé et on avait renoncé à chercher des preuves de la disparition du groupe d’hommes auquel appartenait son frère.

— Des preuves ? avait dit son père. Il ne demanda rien au sergent qui de toute façon n’en savait pas plus. Ce qu’il savait était d’ailleurs à prendre avec des pincettes. Il avait appris qu’un pays figurait sur la liste des disparus. Il s’était renseigné et il n’avait pas aimé les rumeurs de désertion. Il n’avait pas frappé à leur porte pour les encourager à ne pas y accorder trop d’importance. Il n’avait pas d’opinion sur le sujet.

— Tout ce qu’on peut dire, déclara-t-il, c’est que les Allemands c’est des salauds et des enfants de salauds et il ne doutait pas que leurs enfants seraient les pires des salauds. Pour le reste, la patrie et tout le saint-frusquin, il n’y pensait pas ou du moins s’efforçait de se raisonner pour ne pas risquer de passer pour un révolutionnaire. Le temps était venu de mettre fin à toute velléité de révolution. Les bourgeois n’allaient pas manquer l’occasion. La conjoncture était parfaite. Les salauds d’Allemands et le fumier de la France.

— Mais je parle trop, dit-il.

Et il se leva et vida son verre. Il dit à la sœur qu’elle était mignonne et au père qu’il fallait attendre. Il n’y aurait peut-être rien de nouveau et on ne saurait peut-être jamais. La bombe avait bel et bien explosé sous le verger, il avait vu le boyau qui venait tout droit des lignes ennemies, mais pas une trace de leurs corps, rien, comme s’ils n’avaient pas été là au moment de l’explosion. On le retrouverait peut-être dans un camp de prisonniers mais c’était peu probable. Ou alors dans un champ de patates ou dans le lit d’une veuve en mal d’amour. Il rit. Il trouvait la sœur bien mignonne. Il regrettait de ne pas avoir le temps, à cause du travail qui l’attendait à la ferme. Ils se reverraient peut-être. Le frère n’avait peut-être pas déserté. Il avait bel et bien disparu et alors on n’avait aucun souci à se faire. Ou bien il était devenu fou et on le fusillerait pour brouiller les pistes de la folie. S’il s’en tirait (mais ce n’était pas l’avis de la Gitane qu’il avait consulté à Paris où il avait rencontré des ouvriers qui lui avaient appris ce qu’il savait) il repasserait lui faire la cour. Il aimait courtiser les filles. Il n’était jamais allé plus loin. Mourir vierge était une idée du curé de son village qui prétendait que la virginité pouvait aussi bien le protéger de la mort. Il n’avait jamais été blessé. Il redoutait surtout les gaz et les brûlures. Il avait participé à des assauts mais seulement après avoir vidé la quantité de gnole nécessaire ce qui ne voulait pas dire qu’il en avait perdu la mémoire. Il se souvenait parfaitement de cette sensation de rétrécissement du monde autour de soi et il savait qu’il n’aurait jamais d’autres sensations au moment de mettre les pieds sur un champ de bataille. Le monde pouvait se résumer à cette solitude. Il avait crevé le ventre d’un salaud d’Allemand. Cela lui avait pris un temps infini. Il n’avait pas craint une seconde d’être abattu lui-même dans le dos.

— J’ai le temps, disait-il, et je n’en parlerai jamais à personne.

La fille dont parlait Pierre avait un peu écarté les rideaux pour regarder le sergent qui s’éloignait en titubant. Il retournait à la gare mais il avait oublié l’heure du train.

— Vous faites pas de souci pour votre frère, lui avait-il dit en partant.

Elle avait failli lui répondre qu’elle allait s’en faire pour lui, mais ce n’était qu’une idée, presque facile, ou commode.

— Nous n’en savons guère plus, dit son père.

Il était allé voir le comité du monument aux morts. On l’avait reçu avec des pincettes. Il avait peut-être marché sur la pointe des pieds. Il ne se souvenait même plus de cette conversation. Quelqu’un avait dit : il faut attendre. Et il avait dit sans y penser vraiment : attendre quoi ? Et la même personne lui avait répondu : la fin de la guerre. La voix était peut-être fatiguée de répéter toujours le même augure.

— Tu y es allé ! s’était étonné sa fille.

Il n’y avait pas vu d’inconvénient. Il n’avait même pas réfléchi en chemin.

 

Pourquoi avait-il commencé ? Et comment s’en était-il tiré ?

Je n’en doute pas, avait prononcé un des fonctionnaires chargés de la gestion départementale des monuments aux morts. Il était là par hasard. Sa mission ne consistait pas vraiment à transformer ces monuments aux morts en lieux de culte mais ils devaient être un point de passage obligé de l’éducation. Aucun doute n’était permis quant à la pureté des intentions de chacun, autant de ceux qui élevaient le monument, sorte d’autel de la reconnaissance, que ceux qui en formaient la matière et l’éternité.

— Si votre fils est de ceux-là, nous le saurons, dit le fonctionnaire, mais après la guerre, vous comprenez ?

— J’ai toujours eu l’air un peu bête, dit son père, et je crois que j’en ai vraiment l’air depuis que nous avons mangé les oiseaux.

Il en restait un, le plus fidèle.

— Je ne verrais pas d’inconvénient à te le vendre, dit la fille.

Pierre n’avait pas demandé le prix. Il avait écrit lui-même le nom de la substance sur un morceau de papier arraché à son propre carnet et avec l’encre de la seule plume qui lui appartenait. Elle avait fait preuve de beaucoup de prudence.

 

Mais comment le lui reprocher ?

Il valait mieux penser à l’oiseau. Un ami lui avait expliqué comment il écrabouillait des mulots pour satisfaire l’appétit insatiable de l’oiseau qu’il avait volé à un clocher quelque part dans un des lieux privilégiés de son enfance. Mais ce n’était peut-être pas la même sorte d’oiseau. Il y en avait qui se nourrissaient d’insectes et de graines. Des insectes, il en trouverait. Il les attirerait dans un piège et l’oiseau les mettrait à mort avec un plaisir évident. Les graines étaient plus rares. L’oiseau ne voudrait pas de celles qu’on écartait du broyage. Et puis toutes les graines ne convenaient pas au désir des oiseaux. La question des graines était sans solution. Il restait à espérer que l’oiseau se contentât des insectes encore que tout bien pensé maintenant qu’il y pensait relativement à un oiseau, il ne serait peut-être pas aussi facile de mettre la main sur la quantité d’insectes exigée par l’oiseau. Personne ne mangeait à sa faim. Pas même le chat qui dégustait des coquilles d’œufs s’il les trouvait avant le chien. L’oiseau dépérirait comme tout le monde.

 

Combien de temps la guerre devrait-elle durer pour qu’il fût lui-même appelé à combattre ?

Il posait la question en pensant à l’oiseau, se reprochant de ne pas en parler pour ne pas avoir à répondre ni à la question du prix, qui avait son importance, ni à celle de la survie de l’animal en cage qui ne pouvait pas suffire à ses propres besoins.

— Tu as bien le temps d’y penser, dit le docteur pour répondre à la question qui était posée.

Lui-même ne posait pas la question de son exemption. Il n’avait jamais fourni aucune explication sur ce sujet délicat.

 

Pierre n’ignorait pas que ce fût même risqué d’en parler mais qu’est-ce qu’il risquait lui-même ?

Exactement. Tout bien pesé. Dans la balance avec l’oiseau. Il avait brûlé le papier dans la cheminée.

— Qu’est-ce que c’est ? avait demandé la femme du docteur.

Il pensa : laudanum et dit : un nom pour l’oiseau.

Son père sourcilla.

— Nous avons des rapports familiaux très complexes, avait-il dit à la fille de l’oiseleur. Elle voulait devenir fleuriste. Son père n’y voyait aucun inconvénient. Mais il ne tenait jamais ses promesses.

— C’est moins compliqué, dit-elle, mais toi tu feras ce que tu voudras.

Il fallait bien le reconnaître. À la fenêtre, elle feuilletait des livres de botanique. Fleur-personnage. Le triangle était clair. La fleur, facile ou introuvable, sa reproduction graphique et le texte. Il lui parlait de la campagne où ils allaient tous les dimanches, lui promettant de s’intéresser aux fleurs désormais et de lui en ramener si c’était ce qu’elle voulait. Elle lui enseigna la manière de cueillir les fleurs et de les conserver. Elle possédait un herbier exemplaire. Il lui avait valu un prix dont on ne parlait plus depuis que son frère avait disparu corps et âme de la surface du champ de bataille où il habitait depuis le début de la guerre. Mais elle n’avait plus le désir de démontrer son excellence. Elle n’allait plus à la campagne. Ils y allaient en train avant la guerre. Son frère rêvait aux Colonies. Il achetait des livres de géographie. Des locomotives traversaient des paysages d’hommes et de femmes. Des quais sans fin à l’horizon de navires en partance. Les ballots, notre richesse nationale. La mer ou l’océan franchis en ligne droite.

— Tu te rends compte ? lui disait-il.

Il n’avait pas encore l’âge de la guerre.

— Une guerre, disait son père, ce serait absurde, mais il reconnaissait en même temps sa nécessité. Le frère le regardait sans comprendre. Il y avait des hommes et des femmes dans ces pays de l’autre bout du monde. Ce qu’il faut traverser. Exister en terre conquise.

— Je ne reviendrai pas pour faire la guerre, avait-il déclaré. Son père n’avait rien dit. Ou peut-être avait-il parlé de l’ampleur de la guerre comme d’une terrible pandémie. Ils étaient dans le train et regardaient ensemble le paysage. Pas un mot au sujet de la mère.

 

De quoi est-elle morte ? se demandait-il. Elle n’a tout de même pas pu exister au moins le temps de leur donner le jour. La dernière guerre en date remontait à trop loin. L’aïeule regrettait d’ailleurs que son époux n’y fût pas mort au lieu de perdre la tête sous le noyer. Il n’y avait pas de héros dans la famille. Peut-être parce qu’on avait toujours bien vécu de son travail. Pas même un assassin. On était peut-être heureux, malgré des confluences dont on se méfiait longtemps avant d’en admettre les rejetons.

 

De qui était-il le fils lui-même ?

Où le docteur avait-il déniché la femme nécessaire ?

On n’épousait plus les cousines depuis deux générations. C’était une règle à quoi il fallait se tenir pour au moins huit générations. On avait frisé la catastrophe du temps du Premier empire. La maison était habitée par une majorité de nains et de déments. Les autres avaient eu le plus grand mal à sortir de la famille et du désastre à quoi les nécessités foncières l’avaient réduite presque tout entière. L’aïeule était une survivante de cette époque mais elle était le fruit d’une autre cohérence qu’on devait au fondateur de la nouvelle famille. Seule une fosse commune témoignait encore de ces errements mais on n’y enterrait plus personne. Pierre redoutait ce parterre. On y entrait par un portail de fer forgé et on allait garnir de fleurs une potiche de marbre d’où surgissait un ange nu et obscène. Il était potelé comme un nouveau né, dressé sur la pointe d’un pied, les ailes en l’air comme agitée par des fils, le sourire s’ouvrait sur un jet d’eau qu’on ne pouvait imaginer que relativement au bassin à quoi ce monstre d’impudeur avait été arraché par souci d’économie, ironisait le docteur, ne disait rien de la verge brisée dont la section, maintenant patinée, en disait long sur l’origine de cette statuaire. À ses pieds (l’un en pointe et l’autre en l’air), une plaque oblique se souvenait des noms et de leur existence bornée.

— Nous avons oublié les détails, disait le docteur peut-être encore ironique, mais aucun d’eux n’a procréé.

— Ils les avaient donc réduits à la stérilité, dit la future petite fleuriste qui adorait les histoires de famille. Elle reconnaissait que les lieux l’eussent fascinée. Le caveau familial occupait un angle formé par l’allée principale et celle qui conduisait aux fosses communes. Le mot fosse agissait sur lui comme une morsure. Elle se sentait plutôt piquée par la perspective de la balade. L’insecte existait en elle à la place de l’animal qu’il évoquait pour révéler son angoisse.

— Nous ne savons rien, dit-elle, mais nous nous inventons un passé parce que nous n’en sommes pas l’avenir logique, attendu, entrevu peut-être par un de ces fous qui turlupinent notre esprit à distance de la terre à l’air que nous respirons ensemble, encore qu’ils ne fussent pas tous fous, mais aussi des nains, des estropiés congénitaux, des dégénérescents incurables, parfaitement conscients de ce qui leur arrivait et capables de se reproduire comme les autres, plus réels donc, plus proches, presque révélateurs de ce que nous finirons par être sans eux. Pierre ne comprenait pas bien la conversation de cette fille hors du commun qui ne prétendait pas autre chose que de vendre des fleurs d’anniversaire et d’inauguration.

 

Connaissait-il d’autres fleurs ?

Celles des champs, mais elles appartenaient aux champs ou à l’herbier et elles avaient un nom à défaut d’être les interprètes fidèles de la cérémonie qu’on jouait devant elles. Elles étaient comme les représentantes exactes d’une réalité que les bouquets rejouent parce qu’il n’y a pas d’autres manières d’exister avec les autres. Dans la boîte d’allumettes, elle avait remplacé les allumettes par l’argent nécessaire au voyage. Elle voulait dire que l’argent était la mesure du voyage. Croyait-il qu’il y en eût assez pour la conduire où il allait facilement parce que le docteur possédait une voiture ? On imagine mal un médecin sans voiture. Il chevauchait quelquefois. Elle l’avait vu passer sur la route qui commençait au bout du quai. Elle n’était jamais allée plus loin. Le train l’échevelait enfin et elle revenait chez elle. Une ou deux fois elle avait été étonnée de voir passer le docteur à cheval. Elle connaissait la voiture à quoi elle associait le visage de la femme du docteur.

— C’était comme un masque qui ne voulait pas jouer avec moi, dit-elle. Cela ne s’était peut-être passé qu’une fois et il ne s’agissait peut-être pas de la même femme.

— Je ne vais pas plus loin, dit-elle, à cause du bois qui est mal fréquenté et de la peur que j’ai d’être violée avant d’avoir été aimée au moins une fois. Aimée, répéta-t-elle, pas seulement nécessaire et inoubliable, peut-être même nécessairement éphémère et impossible à remémorer. Il n’avait aucune idée du plaisir. Elle le forçait à imaginer une transe dont le prix était l’insomnie et non pas le sommeil comme il le croyait parce qu’il ne le trouvait pas et que le docteur lui donnait ce qu’il fallait pour qu’il existât coûte que coûte. Elle lui montra l’aquarelle du pavot.

— Ce n’est pas la saison, se contenta-t-il de dire. Il lui décrivit les adrets rouge et jaune qui le rendait euphorique et même un peu idiot. Il les situa sur la carte du chemin de fer, entre Bélissens et Castelpu, une gare, qui ne paraissait pas importante, et un arrêt en rase campagne signalée par une main. Elle mesura la distance avec le compas réglé sur une échelle de cent kilomètres, puis elle résolut l’équation dans la marge du livre qui avait appartenu à son frère. Le résultat était loin d’être à la hauteur de ses espérances.

— Je ne gagnerai jamais assez d’argent, dit-elle, en tout cas pas avant la fin de la guerre.

 

Que savait-elle de la fin de la guerre ?

Combien d’années à ajouter à son âge pour faire l’âge minimum du combattant ?

Son frère avait-il cet âge quand il s’est engagé dans le combat ou avait-il bénéficié d’un sursis ?

Il ne posa pas toutes ces questions. Moi, c’est le temps qui est exact. Elle, c’est l’argent du voyage et ce n’est plus une question de temps mais de calcul. Il lui promit d’y penser.

 

Comment passait-elle les dimanches ?

Où n’allait-elle pas, ailleurs qu’à la campagne ?

Les mots commençaient à arriver.

— S’il n’y avait pas eu cette contre-offensive, dit son père. La Marne, Lunéville, Compiègne, Soisson, Senlis. Maunoury, French, Franchet d’Espèrey, Foch, Sarrail. Il n’y avait pas d’orthographe. Les mots naissaient de la conversation, peut-être même de la banalité quotidienne. Les illustrations rapetissaient, enlaidissaient, crétinisaient le soldat ennemi. Il voyait de loin le journal ouvert à la page des morts. Ils mouraient comme des oiseaux. La chute était presque agréable, le sol sacralisé par cette haleine, le ciel n’avait jamais été aussi bleu, regarde l’horizon, disait son père, on dirait que rien ne se passe, sauf la voie de chemin de fer qu’on alimente tous les jours, combien de morts ?

— Cinquante, dit son oncle.

On entendit la voix d’une des filles : Jean est toujours vivant !

Péronne, Arras, Lens, les Flandres, le Grand Couronné, Verdun. La Galicie. Les Turcs.

— Tu t’imagines ? dit le docteur. Les Turcs, les Germains et une poignée de Serbes ! Comment s’appelle ta nouvelle amie ?

Il rougit.

 

Constance ? se demanda-t-il.

— Nous n’avons pas d’imagination, dit son oncle, rien que cette constance.

 

Pourquoi pas Constance ? se demanda-t-il.

— Constance ? murmura l’aïeule. Nous avons eu une Constance dans la famille. Je ne me souviens pas de son visage. Nous n’avons rien vécu ensemble. À part ces réunions familiales sur les bords de l’Arize. Nous mangions des haricots et du miel.

— Je n’aime pas qu’il fréquente une fille en âge d’avoir des idées, dit obscurément la femme du docteur.

Son père était oiseleur. Il est mort dans le plus joli nom de guerre. Notre Dame de Lorette. Argonne. Éparges. Il était parti avec l’argent du dernier oiseau. Il la vit revenir de la gare. Il était au bout de la rue, avec les chevaux. Elle tenait la main d’une religieuse blanche. Au passage, elle lui fit signe.

— Tu le connais ? dit la religieuse.

— C’est le fils du docteur, dit Constance.

La religieuse se retourna pour le regarder. Il lui sourit.

— Le sexe des femmes est inexplicable en dehors du contexte de la reproduction de l’espèce, expliquait un jour le docteur à son frère éberlué. Il vit le chancre posé comme un insecte. C’était une expérience intermédiaire. Il allait se passer encore beaucoup de choses. Il réduisit l’entrebâillement de la porte. Maintenant la vapeur de sa respiration se condensait sur le vernis. L’œil s’éberluait.

— C’est douloureux ? demanda le docteur.

Le pénis avait atteint sa maturité.

— Non, dit l’oncle, pas le moins du monde et il continua de s’étonner qu’une excroissance de cette taille ne le fît pas souffrir. Il finit par confesser qu’il ne recommencerait plus avec une bonne sœur à qui il aurait donné la lune si elle l’avait demandée. Le docteur rit. D’ordinaire, ces histoires de lune l’agaçaient. La lune entre l’homme et la femme, un beau soir d’été, sur le plancher des vaches. La religieuse s’arrêta.

— Pourquoi me regardes-tu comme ça ?

 

Il dit : comme ça, madame ?

Elle avait lâché la main de Constance qui dit : papa est parti à la guerre.

 

La course à la mer. S’agissait-il d’arriver les premiers ?

— Tu n’as pas répondu à ma question, dit la religieuse.

C’était elle qui ne répondait pas à la sienne mais il préféra le silence à une répétition qui mettait sa voix en jeu.

— La vie eût un prix, avait dit le docteur, mais elle n’en a pas. Ces milliers de cadavres. Bientôt des millions. C’est proprement inimaginable.

Mais le journal taillait le portrait du Français qu’il fallait devenir sous peine de disparition.

— Je ne veux pas disparaître de cette manière, dit le docteur qui se sentait agressé.

Il regardait les yeux de la femme idéale dans le journal.

— Elle ne regarde rien, c’est une idée sans regard.

Plus tard, au cours d’un voyage qui les mena sur ce qui avait été le front occidental, il lui montra le visage des statues. Ces absences de regard le sidérèrent. Ils passèrent à Combles où était mort un ami.

— Peut-être sur ces hauteurs, dit son père qui tenait les jumelles devant ses yeux.

Il ferma l’œil gauche qui ne tombait pas sur la lentille. L’œil droit s’y colla au contraire, ce qui brouilla la vision. Les champs étaient labourés ou presque en herbe. Les prés fleuris descendaient en pente douce. Il reconnaissait les bois. Le docteur lui montra la mitraille dans l’écorce d’un arbre. En cherchant bien, on trouvait des reliques. Il revint de Combles avec les aiguilles d’une montre à gousset, à Péronne il trouva le temps long, ils atteignirent Soissons où son père lui parla de Syagrius. Beau séjour. Le doigt du docteur traçait dans l’air le Mort-Homme.

— Nous ne reviendrons pas de ce voyage si tu ne fais pas la différence entre le barbare Clovis et le respectable Syagrius.

 

De quoi parlait-il ?

— Nous sommes comme les montagnes, dit le docteur. Nous naissons de la surface. Vers le ciel. L’enfer est sous terre.

— Tu ne réponds jamais aux questions qu’on te pose ? dit la religieuse

Il avait oublié la question.

— Ils ont vidé la maison, dit Constance.

 

— Les huissiers ? dit Pierre.

Ces hommes étaient des huissiers. Ils n’allaient pas à la guerre. La vie continuait avec eux. Il ne restait plus rien et elle pensait même que la maison ne leur appartenait plus. La religieuse dit le contraire. Elle connaissait même un clerc qui était revenu de Charleroi avec des roulettes à la place des jambes. Le docteur détestait pratiquer ces amputations. Il allait voir les reliques encore sanglantes dans des linges qu’on ébouillantait dans la cour après s’être débarrassé de ce qu’ils avaient contenu.

— Il vient toujours à l’idée de commencer son enterrement par ce morceau de soi.

Le docteur lui raconta une histoire à ce sujet. Il relisait Maupassant. Plus de quarante ans avaient passé. Mais rien n’avait changé. Maupassant était le dernier écrivain. Quoiqu’on pût imaginer une renaissance des Lettres. C’était le moment ou jamais. Imaginer. Le docteur avait des prétentions littéraires, mais aucune ambition. D’ailleurs, il n’avait rien écrit, ou rien conservé et il n’écrivait plus. Il n’écrirait sans doute plus rien et il ne lirait pas ce que la guerre inspirerait forcément au génie de ceux qui survivraient à cette ignominie. D’autres hommes allaient naître, comme les montagnes, des contraintes exercées par les champs de bataille.

— Ne raconte pas de bêtise, dit la religieuse à Constance. Les huissiers n’ont pris que ce qui était dû.

— Il ne reste que les murs, dit Constance.

— Tu grandiras, dit la religieuse comme si elle prévoyait la mort de l’oiseleur.

— Vous ressemblez à ma tante, dit Pierre pour répondre enfin à la question que la religieuse lui avait posée.

 

— Physiquement ? demanda la religieuse.

Le mot le suffoqua. Encore une question. Mais il avait été trop loin. Elle attendait.

— Nous allons nous mettre en retard, dit Constance qui voulait le sauver.

Il était midi passé. Le carillon du couvent avait égrené sa mélodie. Les pauvres étaient sur le trottoir de chaque côté de la porte qui demeurait fermée malgré l’heure.

— Nous passerons par derrière, dit la religieuse.

Elles se mirent en route. Il les suivit parce que Constance lui parlait.

— Vous ferez ce qu’on vous dira, dit la religieuse, pour votre bien.

Gens de bien. Chronique du Bien. Au point de rencontre de la parole, qui est divine et donc une, et du droit qui est démocratique, c’est-à-dire nous et non pas eux.

— Tu deviens sarcastique, avait dit son oncle au docteur qui avait un peu bu. Le front oriental lui avait appris le mot Galicie et il le trouva sur la côte atlantique de l’Espagne. Cela se passait dans sa chambre. Sous le miroir où il se regardait. Le livre ouvert à la page d’une France posée verticalement sur le dos de l’Espagne. Son doigt suivit les Pyrénées. Il vérifia les données de l’Aneto dans le dictionnaire. C’est facile, se dit-il. De voyager. D’être soi-même. La Galicie est un pays de montagnes. Et donc de montagnards. Les pêcheurs, les marchands, les aventuriers descendus de ces montagnes ou arrivant par la mer.

— Non, dit le docteur.

Il tourna la page et mit le doigt quelque part au fin fond de l’Europe.

— Galicie, dit-il. Et non pas Galice. Attention aux traductions !

— Tu es un peu bête, lui dit la religieuse.

Il rougit. Il détestait rougir à cause de Constance qui s’efforçait de ne pas le regarder. Ils entrèrent dans une ruelle étroite. Ce n’était pas l’humidité. Il redoutait plutôt la proximité des façades dont le parallélisme laissait à désirer. Au bout, un jardin noir autour d’un arbre blanc. Il y était allé une fois parce que quelqu’un était mort. C’était un cadavre nu. Il demanda une explication. Personne ne répondit à ses questions.

— C’est normal, dit la religieuse, ce n’était pas l’affaire d’un petit garçon. Tu devrais plutôt méditer sur cette mort sans lui donner un nom. Ni un sens.

Ils atteignirent le clos derrière le couvent. On y entrait par une porte si basse que même Constance dut se baisser pour la franchir. Pierre demeura sur le trottoir.

 

— Veux-tu que je t’inscrive pour la visite du dimanche ? lui demanda la sœur.

Il y avait du bonheur dans les yeux de Constance. La religieuse ouvrit son carnet.

— Tu ne peux pas venir seul, précisa-t-elle.

— Je viendrai avec ma mère, dit-il.

 

Avec qui d’autre ?

La porte se referma. Il écouta le bruit de leurs pas dans le gravier de l’allée. Je ne la reverrai peut-être plus, pensa-t-il. Tout dépend de maman. Dimanche était dans deux jours. Ils ne mangeaient plus de poisson le vendredi. Une discussion s’installa à table entre le docteur et sa femme au sujet de l’heure de la visite aux malheureuses du couvent. Constance était une malheureuse. Il fallait commencer par là. Et puis souhaiter qu’elle ne sombrât pas dans la pauvreté.

— Tu as du linge, avait dit la religieuse, c’est déjà ça.

Elle referma la valise et ils se mirent en route. Le malheur frappe tout le monde, sans distinction, mais la mort est plus terrible encore. La pauvreté ne frappe que le pauvre. Donc il y a plus de malheureux que de pauvres. Et il y a de plus en plus de morts tandis que la part de bonheur s’accroît. La guerre remet les idées en place après avoir brouillé les cartes.

 

Comment s’en tenir à cette cohérence dont parlait son père ?

Il ne l’écoutait pas vraiment. Il pensait en même temps et la conversation de son père ne lui arrivait que par fragments que rien ne délimitait. Ce pouvoir de donner la mort et cette impuissance à ne pas la recevoir. Il était fasciné par des questions de torture mais ce n’était que des personnages et il n’entrait pas dans leur peau. Il alla jeter un œil dans le jardin noir à l’arbre blanc. Le jardin était bleu et l’arbre jaune. L’homme était couché sur le ventre, les bras en croix. Il ne saignait pas.

— Ce doit être son chapeau, dit quelqu’un.

On regarda dedans.

— Le nom me dit quelque chose, dit celui qui regardait dans le chapeau. Il n’avait pas prononcé le nom.

— C’est une marque connue, dit un autre en entendant les premières syllabes du nom.

Ils étaient sur le point de rire. Personne n’avait quitté sa veste pour la poser sur les fesses du mort.

— Ce n’est personne et pourtant c’est encore lui.

Un homme empêcha une femme d’ouvrir son ombrelle.

— Voyons, fit-il, quelle idée !

 

— Et personne ne t’a demandé ce que tu faisais là ? dit la religieuse.

Personne. Il n’y avait pas d’autres enfants. Il les aurait vus. Il monta même sur le banc. On ne lui posa pas de questions. Ce n’était pas le chapeau de l’homme mort. Un homme pressé était venu le réclamer. Il s’en coiffa pour démontrer qu’il en était le seul possesseur. On le laissa partir. Le docteur arriva.

— Rentre à la maison !

Ni bonjour, ni bonsoir ! Il rentra lentement, si lentement qu’il arriva après le docteur. Il dînait seul dans le salon.

 

— Tu as mangé ? lui demanda-t-il.

Il ne mangeait plus la nourriture des religieuses depuis qu’il avait appris que c’était celle des pauvres et donc celle des malheureux dont la part décroît. Ils mangeaient des clopinettes en attendant d’être réduits comme tout le monde à la mort qui est le seul véritable bien public.

— Tu exagères, avait dit son oncle. Mais il n’avait pas fait de commentaires. On ne voyait plus Jean depuis des mois. Il écrivait une fois par semaine des lettres elliptiques.

— Comme c’est propre ! avait dit le docteur. Et l’oncle n’avait pas pu s’empêcher de rire. Nous ne savons rien, finit-il par dire, et nous en parlons en vainqueurs.

— Il ne faut pas parler comme ça ! dit la religieuse. Mais il était trop tard pour y remédier. Cette conversation, qu’il rapportait fidèlement tout en marchant derrière Constance avait au moins deux jours d’existence. On venait de recevoir une lettre.

— Il veut se marier, avait lu l’oncle. Le docteur eut un geste d’exaspération.

 

— Avec qui ? avait seulement dit la mère de Jean.

Avec personne. C’était une idée. Il ne parlait ni de la boue ni de la solitude. Il ne parlait pas de la femme non plus. Il avait seulement exprimé un désir qui était peut-être le seul.

— Il faut déchiffrer, dit le docteur.

— Bon Dieu ! fit l’oncle.

— C’est ça ou vivre sous le joug, dit la religieuse en pressant le pas.

— Hé ! fit Constance.

Il aimait ses petits airs de sainte nitouche. Elle connaissait le prix du bonheur.

— Elle est beaucoup plus grande que toi, dit la femme du docteur qui opina : je l’ai examinée ce matin.

 

Était-elle en bonne santé ?

J’avais oublié les malades ! pensa Pierre.

— Oui, oui, dit le docteur, c’est une belle fille.

Il lui avait conseillé de s’occuper. Il y avait de quoi faire au couvent, avec tous ces blessés, et les pauvres qu’on ne laissait pas entrer, la soupe sur le trottoir, les religieuses s’aventuraient en rang par deux jusqu’au bois de sapins où il les rencontrait quelquefois. Il les avait peut-être surprises en plein effort de divertissement. Elles cueillaient des fleurs. Il ralentit le pas du cheval pour observer les corbeilles sur le talus.

— Nous les vendons au marché du samedi, expliqua la religieuse.

Il n’avait jamais vu les fleurs. Même les oiseaux avaient disparu.

— Nous avons vendu le dernier la veille de son départ, dit Constance.

 

— Hier ?

— Non ! Pas hier ! Nous sommes vendredi.

Constance parut éberluée par cette révélation.

 

— Il reviendra, n’est-ce pas ? Ils n’envoient pas les vieux en première ligne, n’est-ce pas ?

La religieuse grogna.

— Il n’est pas si vieux, dit-elle.

Constance regarda Pierre qui la suivait docilement.

 

— Il a quel âge, ton père ? dit-elle.

Pierre ne connaissait pas l’âge de son père.

 

Quel âge a-t-on si l’on est en âge de faire la guerre et si on n’y va pas ?

Il ne posa pas la question. Il redoutait l’intelligence véloce de la religieuse qui pouvait se montrer menaçante si on lui donnait une raison de s’en prendre à votre faiblesse.

— Tu as perdu la notion de temps toi aussi, dit Constance. Nous ne sommes plus hier. Aujourd’hui, c’est demain.

— Nous arrivons, dit la religieuse, tu devrais renter chez toi.

Il n’était pas question d’embrasser Constance comme il en avait envie. Cette douceur l’envahissait. Il connaissait des filles prétentieuses qui n’inspiraient que le désir de n’avoir jamais avoir affaire à elle. Il y avait aussi des filles sales et il redoutait cette proximité. Aucune fille ne le laissait indifférent et Constance était la plus douce de celles pour lesquelles il avait le désir fou d’exprimer sa préférence. La religieuse l’avait démasqué. Mais il n’avait pas le physique de l’emploi. À cette époque, au début ou presque de la guerre, il n’avait pas conscience de l’impasse à quoi le condamnait le corps dont il était le seul héritier d’ailleurs. Le lendemain il revint dans la rue et il vit que la porte était ouverte, il voyait les pommiers en fleurs et les robes des filles qui jouaient à la cueillette sur l’échelle blanche. Constance regardait les filles dans les branches. Il s’approcha de la porte. Le jardinier surgit.

 

 

Minuit dix

Moi j’avais compris qu’on allait construire une moto avec des gosses pour nous aider à être de notre temps. Je voyais ça avec des légos ou des plémobiles. Parce qu’en bois ou en mécano, c’est trop compliqué pour des créatures que c’est déjà difficile d’y recruter des voyageurs de l’espace intersidéral pour ne pas dire cyberpunky. Ça bouffe des trucs tout prêts à n’importe quelle heure : c’est pas pour se compliquer l’existence avec des dosages qui n’ont plus aucun sens une fois passées les embarrures. Faut y aller mollo sinon ça tourne comme le lait à l’aigreur et au vomi. Donc je suis Bat Bat qui suit Pedro et une dizaine de gosses nous précèdent en chantant l’Internationale. Mais c’est pas ce chant des espoirs qui me met mal à l’aise. J’ai pas lu tout Tony Duvert, sinon j’aurais suivi en fermant ma gueule et en regardant ailleurs voir si j’y étais. Ces gosses (mais je l’ai peut-être déjà dit) allaient à poil et même tondus du crâne qui était, si je me trompe pas, tout ce qu’il y avait à tondre chez eux. Les filles, c’est asexué à cet âge. Ça n’a pas encore grandi au point d’inspirer des chansons d’amour aux skippers. Mais les gamins, la quéquette à l’air, et même plus, c’est pas en leur compagnie qu’on apprend à bien se tenir. J’étais pas je dirais choqué par cet excès de spectacle, mais ça m’allait pas comme j’aurais voulu. On n’est pas obligé de regarder, surtout de près. Mais ça se dressait les unes après les autres et ça a fini assez vite en érection collective. Pedro était aux anges. Je m’attendais d’ailleurs à ce qu’il nous enseigne le tour de son sac. Bat Bat examinait le plan qui était écrit dans la langue de Luilus, ce qui facilitait pas les choses. J’essayais de l’aider à comprendre, mais il voyait pas.

— Moi, si je vois pas, dit-il en frappant du pied sur le sol déjà glissant, je me lance pas !

Yavait pas besoin d’outils. C’était le côté intello de l’affaire. Sans outil, on se sent libre de faire comme on veut et même ce qu’on veut. Mais Bat Bat n’était pas de cet avis. Il tournait et retournait sans arriver à voir à l’endroit ce qui était à l’envers et inversement.

— On ferait peut-être bien de s’en aller, suggérai-je dans son oreille mongole (il en a pas d’autres). Ta moto fera au moins la moitié du chemin et…

— Même à cette distance, ils nous rateront pas !

Il prit le temps de pointer un fusil imaginaire dans ma direction, vissant je ne sais quoi sur une lunette d’approche tout aussi fictive. Il actionna la détente en claquant la langue. Fallait que je renonce à le convaincre qu’on n’était pas en train de se comporter comme deux types qui ont des comptes à régler avec deux autres types qu’avaient pas envie d’apprendre ce qu’on savait d’eux. Le plan de la moto était clair pourtant. Je fis signe à un gosse (une fille de préférence) de s’approcher pour faire la béquille. Elle faisait ça très bien. Elle savait pas pourquoi, mais c’était toujours elle qu’on désignait pour faire la béquille.

— Je t’ai déjà dit pourquoi, grogna Pedro, mais tu n’écoutes pas !

La fillette rougit de haut en bas. Elle avait pas encore pris le soleil, heureusement, parce que les superpositions, en matière topique, ça complique. Or, personne ici n’avait envie de compliquer. Sans seins ni poils mais avec un tas de bistouquettes en l’air ça promettait une belle moto en état de fonctionner mieux qu’une vraie, au moins le temps d’en mettre plein la vue à ces deux cons de A et B. Dit Bat Bat. Je le reconnaissais plus. Je me suis mis à compter les omoplates sur ces petits dos au travail. Enfin, Bat Bat disposa la béquille à son endroit. Elle était parfaitement ajustée. Je sais pas si dans l’industrie de la moto on commence par la béquille (moi, comme ça, d’instinct, j’aurais commencé par une roue) mais ça avait l’air de coller avec la vue cavalière. Mais on était loin du compte. J’osais pas demander combien il faut de gosses pour obtenir une moto qui ressemble à une moto. Je les avais pas comptés. Sauf que mon cerveau n’arrêtait pas de les différencier.

— Et après la béquille, demandai-je à la béquille, on fait quoi… ?

— J’en sais rien ! Des fois on fait et d’autres fois on fait pas…

— Ça veut dire quoi… ? demandai-je à Bat Bat.

— Je lis pas le catalan !

Un gamin se pointa, le truc au ras du bide.

— T’es quoi, toi ? lui dit Bat Bat. Si t’es une roue, c’est trop tôt !

— J’suis pas une roue !

— Alors qu’est-ce que t’es ?

— Moi, dis-je au gosse, je suis un écrivain sérieux.

— Il veut dire qu’il écrit pas que des conneries, explique Bat Bat.

— Je lis pas ! gueule le gosse comme si je parlais pas sa langue. Et si jamais quelqu’un m’oblige à lire, je… (il montre son petit poing pendant que sa chose double de volume)

— Il lit pas, confirme Pedro.

— Le cadre ! rugit Bat Bat. C’est qui qui fait le cadre en acier molybdène ?

Une fille s’approche, timide et le doigt dans le nez.

— Celle qui fait le cadre est morte la semaine dernière, dit-elle.

— Alors c’est toi qui la remplaces ?

— Non. Je sais pas faire le cadre. Je peux apprendre. J’ai toujours appris.

Rire des gosses dans son dos. Pedro tape des mains.

— Moi je sais pas faire qu’un truc ! s’écrie la gosse. Et si on me demande un cadre, je cadre !

— Quel cinoche ! dit Bat Bat d’un air dégoûté.

— Tu vois bien que personne ne veut de toi, dis-je à la fillette histoire de la détruire de l’intérieur.

Mais elle résiste. Et se retire en secouant les fesses. Elle reviendra en levier d’accélérateur. Moi, j’ai la tête qui tourne. Je m’attends à être réveillé par Myriam, mais rien. Je suis dans la moto et je vais pas m’en sortir comme d’un rêve. Je tombe à genoux.

— Faut que je vous confesse un truc, murmurai-je.

— Plus fort !

— J’ai des choses à reconnaître ! hurlai-je.

— Nous dis pas que t’as pas le permis…

— On s’en fout puisque je l’ai, rigole Bat Bat. J’ai pas attendu après vous, mes agneaux, pour me soumettre à l’examen de mes facultés ambulatoires motorisées.

— Laissez-le parler, dit Pedro en ouvrant sa Bible.

Je suis en nage. J’ai jamais connu ça, la prépsychose. Ça me file les jetons que Pedro tâte en connaisseur.

— Il est peut-être pas fait pour ça, dit Bat Bat qui a l’air déçu de celui qui vient de perdre un ami de toujours.

— Vous ne voulez pas en découdre avec vos ennemis ? dit Pedro d’une voix de juge qui pense soudain à autre chose qu’à rendre la justice tant attendue par son public de tarés.

— C’est pas ça, ânonnai-je. Je suis taillé pour affronter n’importe lequel de mes adversaires, même en moto…

— Et alors ? dit Bat Bat qui attend de moi une réponse définitive.

— Et alors… si on y allait sur ta moto ?

Grand cri d’horreur dans la salle. Tout le monde recule. On se croirait dans une cantate de Paul Valéry mise en scène par Agnès Varda. Je sais plus à quel saint me vouer, moi qui crois en rien si c’est croire que de ne pas croire. Bat Bat devient sirupeux comme le pédagogue qui sommeille en lui depuis qu’il a perdu sa virginité de descendant du grand Khan.

— Je savais pas que ça te rendait malade, mec…

— Ça me rend fou de maladie…

— Il a mal vécu ça dans son enfance, dit Pedro en retournant avec les siens comme s’il abandonnait l’idée de me convaincre qu’il a raison et que tout le monde sauf Bat Bat a tort.

— Tu vois ce que t’as fait ! gicle Bat Bat.

Je vois pas. J’en ai marre d’être pris pour un con chaque fois qu’on me prend.

— Vous pouvez pas comprendre ça ?

Je me suis dressé comme un condamné injustement dans le box. J’en ai mal aux mains. Et ce que j’étreins, c’est la béquille d’une moto !

— Vous me faites mal !

Je recule. On m’a souvent pris pour un dingue, je dis pas. Mais pas à ce point. Je me jette sur le plan et je le froisse, j’en fais une boule et je jette la boule en l’air.

— Si elle retombe pas, dit Bat Bat réjoui, c’est que c’est une promesse.

— Il a beaucoup lu, dit la béquille.

— Finissons-en ! dit Pedro en achevant ce qu’il avait commencé avant même que je perde pied.

Bat Bat ramasse la boule et la défroisse.

— Je vais te regretter, dit-il.

— Ne touche pas à mes A et B !

Cette fois, je deviens menaçant. Il en faut plus pour impressionner un Mongol qui a connu la prison, mais je peux plus me retenir.

— Je fais la béquille ou on arrête ? comprend la béquille en redevenant petite fille.

Je passe illico à l’acte de contrition, avec les mains et tout.

— Qui c’est qui me ramène chez moi ?

— Tant pis pour la moto, fait Bat Bat en jetant le plan qui cette fois reste en l’air comme le tapis d’Aladin. J’aurais pourtant aimé connaître ça une dernière fois avant de mourir…

— Mais on va pas mourir ! (me tournant vers l’assistance nue) Qui qu’a dit que j’avais envie de mourir ? Je veux seulement savoir ce que A et B…

— Moi, dit Bat Bat, je veux simplement les tuer. Après qu’ils t’aient descendu de la moto d’une balle en plein front. Mais ça marchera pas si tu veux pas mourir…

— Ça va pas recommencer !

Je sors. L’air est vif. Ça me ravigote un peu. Je vois la moto. Je crie à la porte déjà fermée :

— Qu’est-ce qu’elle a cette moto qui va pas à la fin ?

Bat Bat est sorti lui aussi. Il tient le jerrican. Il le laisse jamais sur la moto. Même que des fois, il siphonne le réservoir et emporte les bougies et les rétros.

— Voilà comment je perds mon temps avec cette moto, dit-il en actionnant le kick. (le moteur part à la première sollicitation) La première fois que ça arrive ! Tu dois me porter chance, mon Jules !

 

*

* *

 

Rex. Myriam. Samedi soir. Moins minuit. Mandale se bat avec une bobine. Va manquer des images. Il gratte, ajuste, colle, décolle, peste. Je sais plus si on est en été. Ni si c’est Paris ou NY. Avant je savais avant. Après je sais pas après. Langage=virus. Du ciel tombait des tracts. Les projecteurs cloquaient la peinture des façades. Trop de laser, dit un passant. Ils savent pas doser, les Amerloques. On s’est mis à parler de la pierre, celle qui roule, pas celle qui agace Montaigne. Je cours. Pascal dans le fossé. Qui invente ce que je sais de l’Histoire ? Anachronismes aux angles du récit. Proust resituant les lieux pour que. Myriam frappe au carreau. Une vieille en chausson dit que non. Mandale, dans la cabine, tourne des vis dans la carcasse d’un projecteur Lumière. Papa m’avait dit q. Si t’as pas lu Ulysses t’as rien lu. Il y avait une madame de Lafayette en moi. Histoire espagnole.

— Vous pouvez prendre place, dit Mandale.

On insiste pas pour les pops. On se sucera les doigts, dit Myriam. Ça a commencé comme ça. Je crois que ça n’aurait pas commencé si on avait pas été au cinoche ce soir là. Quand Mandale a lancé le générique, j’étais pas convaincu d’avoir vu ce que j’ai vu, mais après le plan séquence-Welles j’ai compris que ce que ce j’avais vu je l’avais vu. Substituant le plan de coupe cadavre-sac-deux Asiatiques (pas encore Mongols mais ça viendra) — j’avais promis de consulter le toubib avant de prendre une décision — le flic me demandait comment que je savais que dans le sac il y avait un cadavre de femme :

— Un cadavre, je veux bien, mais qu’est-ce qui vous fait dire que c’était celui d’une femme… ? Le sac était-il transparent ?

— Je voyais à travers (connard de flic illettré) / comment que j’aurais fait pour voir si je voyais pas à travers, hein ?

— Donc c’était un sac en plastique… transparent… ? Ya que le plastique qu’est transparent si on veut qu’il le soye…

— Des fois c’est du verre… À Palerme : Myriam et moi en voyage de noces. Une fillette embaumée gisant dans un sarcophage de verre. J’aurais mieux fait de mourir à cet âge. J’arrêtais pas d’y penser. Tellement que l’odeur m’a rien inspiré une fois dehors. Chaleur intense. Un Berbère vendait de l’eau en bouteille. Qu’est-ce que t’as ? me demande Mandale. À cette époque… il tournait pas ni ne pensait à tourner. Écrivait comme tout le monde. Des tracts musulmans dans le ciel, comme des papillons prometteurs de printemps. (gueulant et frappant le bureau du flic) J’y connais rien en transparence ! Du plastique ! Du verre ! Organique ou minérale ! C’est con, un flic ! Ça peut pas savoir comment on fait pour voir une femme à travers la toile d’un sac qui, comme le précise Charosselle, n’était pas transparent : parce que quand on cache le cadavre d’une femme dans un sac on se sert pas d’un sac transparent !

— Ça va ! dit le flic qui se dédoubla en même temps. (en chœur) Ya quand même quelque chose, transparent ou pas, qui fait que vous êtes convaincu que c’était un cadavre de femme homo sapiens ce qui ne résout pas la question de savoir si c’était un cadavre ou autre chose qui posait le problème de la transparence… Avez-vous entendu quelque chose… qui vous a inspiré cette histoire de cadavre… ?

— C’est pas une histoire ! Et j’ai rien entendu ! J’ai rien vu non plus, en tout cas pas à travers le sac.

— Vous avez senti alors… Les cadavres, ça finit par sentir… comme cette fillette à Palerme… mais je comprends que le sarcophage était herméneutique… heu… je veux dire hermétique…

— Ça sentait rien. À par l’encaustique. L’escalier est en bois. Ce qui explique que j’ai situé mon récit en 14-18.

— Avec quelques inexactitudes… Les monuments aux morts, par exemple…

— J’en avais marre des romans bourgeois ! Marre de Lafcadio et de Bardamu réunis ! J’ai jamais joué dans un film…

Cendrars est venu boire un coup chez moi à l’heure exacte que Myriam choisit, ponctuelle, pour aller travailler en ville. M’a parlé de Gance. Pas écouté. Trop ému. La fenêtre mise au point focale tracts musulmans. Cours-y vite ! Derrière le mur qualifié de paroi (par Cendrars) les Mongols étranglaient une femme de leur connaissance. Maintenant je sais que c’était des Mongols. Cendrars avait connu une Mongole mais ne lui avait pas fait d’enfant. Avale ton anisette anéthol et tire-toi avant que je devienne fou de guerre ! Qui revient n’en revient pas ! Tu crois ? fit Mandale en repassant le plan à la manivelle.

— Si j’y crois ! L’envahisseur n’est pas africain ni asiatique. Des Chiliens, des Texans, des Cajuns, des Haïtiens, des mecs en bermuda et des gonzesses de douze ans d’âge à déboucher avec nos sabres ! Shanti Andia. Inquiétudes. Solitudes. Letrillas. Poderoso caballero es Don Dinero.

— Salles fliques!

Nous sortîmes. Myriam fumait faute d’avoir de quoi calmer sa « petite faim de choses interdites par la raison ». La mienne, de raison, a basculé. La Seine miroitait noir sous le pont. Flamme d’un briquet, jetable sans doute. C’était pas le film qui m’avait ch. Mais le film de Mandale servait de pivot rapport au temps. Avant/après. Comme : Góngora/Quevedo. Le flic (le lendemain ?) :

— Donc c’est pendant la projection du film de Mandale que vous avez réfléchi à ce qui avait pu se passer… ? (écho : avait pu avait pu avait pu avait pu…)

— Ça ne change rien à ce qui s’était passé. (pas d’écho)

Dans la salle de torture, un Tchéchène invoquait Tolstoï. En vain.

— Ne rigolez pas dans mon dos !

— On rigole pas !

— On est pas payé pour ça…

Des vaisseaux lumière rose bonbon Duvert cadavre en état de décomposition avancé mort en solitaire pas comme si suite à un naufrage les habitants d’une île lui avait inspiré un poème qu’on se demande encore aujourd’hui si on a bien fait de l’inscrire au fronton de la Nation avec caudillo et fontaine Cela / ils descendaient en vrille lente et menaçait de s’écraser lentement (écho : lentement lentement lentement lentement lentement) sur les toitures grises de la ville ancienne aux banc impériaux bouffés par les termites de la Répu.

— Comment pouvez-vous affirmer que…

— Faut peut-être pas le prendre au sérieux…

— Lafayette/Furetière selon Gide.

— Qui c’est, Gideux ?

— J 2 ?

Vaisseaux boabdiliens coulés au large de Mótril. Tolstoï entra par la fenêtre. Wolfson dans l’échelle martienne. Gance et un mort choisi au hasard. Faulkner et son fil de fer barbelé. Mandale voulait faire qu’un film. Rien d’autre !

— Avec les moyens qu’on a aujourd’hui.

— Mais qui regarde aujourd’hui ? Tu t’es posé la question ? Ne commence pas ce qui n’a aucune chance de s’achever. Les festivals, galas et autres représentations papales avignonesques / tous ces connards qu’on choisit ensemble…

— T’y connais rien !

Aussi j’ai renoncé à travailler sur le scénario. Mon nom au générique. Myriam dit : c’est l’ancienne version. Vous comprenez ?

— Non, dit le flic double dont un transparent sinon on en voit deux et ça fausse la dialectique judiciaire.

— C’est con un flic. Faut être con pour choisir de gagner sa vie de cette façon. Mieux Abel Gance et sa fin du monde. Des bobines géantes de cuivre laminé. La vibration qui provoque des éjaculations à distance. Qui est mort ne l’est pas. Des tentacules comme dans un cauchemar. Anneaux métalliques qui se croisent dans un ciel dantesque. Mahomet les tripes à l’air comme il le mérite. Bertran chante encore à mes oreilles. Sortez-moi de là !

— Reprenons, dit le flic. Avant (avant le film même si c’est pas le film qui provoque ce changement d’angle) vous voyez deux Asiatiques (pas de nationalité à ce moment-là) qui trimballent un cadavre de femme enfermé dans un sac qui n’est pas transparent…

— Que c’est con un flic ! Mamma mia! À ce moment-là (époque) le sac n’a pas de sens ! Ni cadavre ni femme ! Ni Mongols d’ailleurs !

— Mais qu’est-ce qui dans mon film superpose un cadavre de femme à ce que tu as vu sans que ça ait a priori un sens ? Je voudrais bien s. Film plan séquence coupez « à quelle époque ça se passe, Mandale ? » demande un spectateur qui vient pour la première fois aux Projections Avant/Après. Ne descendez pas dans le puits si on vous dit que personne n’y est descendu depuis la nuit des temps. J’avais envie de voir. Pas de lire. Et toi ô Julius Sarabandus tu t’amènes avec ce scénario à la con qui réduit mon idée originale à ce qui se passe dans la tête d’un gosse que tu as connu quand il avait l’âge d’être ton grand-père ! Boabdil rivière noire / la Seine alors clapotant contre les flancs des péniches noires elles aussi et c’est alors que j’ai aperçu les deux Mongols dit A et B sur le conseil de Paul.

— Qui c’est C ? dit le flic anéthol cristal.

— Ya pas d’C, répond Mandale.

— C comme… cadavre… ?

— F comme femme ! s’amuse le flic enfilé comme perle par une pupille en chaleur intermédiaire.

On est sorti du commissariat par le sas maintenant détruit. Un pompier se faisait souffler dans les bronches par un sous-préfet hors de ses gonds. L’air était vicié martien. Rose bonbon des petites queues qui s’agitaient en concert dans les présentoirs des bouquinistes. Bat Bat s’étonna d’abord. Puis se ravisa. Preuve qu’il ne s’était pas étonné. Mandale me conseilla de me méfier. Mais Bat Bat possédait une moto russe Soukhoï. Et puis il avait épousé une de mes anciennes amantes putes et il lui avait même fait un premier enfant. Un autre arrivait. Il montra la porte de sa yourte. Son père y avait cloué un Russe complètement nu qui n’arrivait pas à bander dans la douleur. Mandale avait déjà filmé des yourtes dans les Pyrénées. De l’extérieur. Depuis la route. La portière de sa bagnole. La veille il avait pris un Magrébin pour un Mongol. S’en était suivi une discussion animée par le facteur-postier du coin, anéthol et compagnie Sidi-Bel-Abbès. « Jean que nous vénérons ensemble ! »

— Muhammad pas menteur fieffé connard Bruce Lee !

Buvez du lait. On se demandait pour quoi faire. Guigoz dans les filets d’un DC6 contenait un 7.65 Le Français. Tu le mets où ce pétard dans ton récit ? Et ainsi d’un tas d’autres choses que même Pound n’en voudrait pas. Ça cisaillait le texte qui tombait en lambeau comme les feutres de Bat Bat et ses sacs poubelles PVC russe qualité Goulag. Le type en burnous nous invectivait pas menteur son Muhammad dans les rues d’une Tanger mythique en réalité alcool et substance et pas un vaisseau dans le ciel où Bukowski inventait un monde si nouveau qu’on s’en souvient plus. Muhammad pas menteur. Lui avoir entendu Dieu entre hammam et jeu de paume. Parole descendue du ciel sans vaisseaux papyrus peut-être trafic d’omoplates pendant le siècle qui suivit cette aventure de tapis et de vaisselle turque fabriquée en Chine maoïste-kung-fu-sollers. Qui veut entrer ? C’est gratos, proposait Mandale sur le trottoir. Le Rex avait l’air fermé pour toujours. Les affiches pendouillaient Villeglé. On approchait de l’entonnoir dantesque. Merdre si je fous les pieds ici ! grogna un passant chaussé de bibles vulgates. Fallu jeter le bougnoule dans l’autre rue où il recommença son cinéma algérien merde à chier.

— Vous êtes durs, dit Myriam qui faisait des signes à la concierge et à son jour de repos pas pop corn ce soir ma belle tonton et moi on a prévu de s’envoyer en l’air.

— Où en êtes-vous ? demanda le président de l’asso.

— Ça va être dur, fit Mandale.

Trimballait deux bobines sous les bras. Étiquetée asso.

— Les gens achètent des billets par compassion et les offrent à des cons qui viennent pas parce que c’est pas leur truc, expliqua le président à une Anglaise qui connaissait le même problème dans son pays de footballeurs.

Moi je gambergeais déjà. Glissement sémantique. Asiatiques=Mongols. Sac=cadavre. Cadavre=femme. Flic=con. Mandale acheta une bouteille au musulman du coin ouvert la nuit pressé et la déboucha sans verre. Myriam injecta les mots requis. On entra. La salle était éclairée par-dessous. C’est fou ce que les écrans rapetissent avec le temps, constata Mandale. Le vendeur la nuit regrettait de pas pouvoir être là, mais il avait le devoir de rester éveillé jusqu’à trois heures du matin. Myriam lui demanda s’il avait des popcorns mais pas salés il en avait pas elle se jeta sur des loukoums petits garçons turcs bandant à volonté. Soirée ciné, vantait Mandale dehors sous la pluie fine d’un été qui n’en était. Non, lui dis-je, je sais pas ce qui, dans ton film dont je n’ai pas signé le scénario contrairement à ce que dit le générique, a provoqué en moi le glissement qui fait que je me retrouve demain dans un commissariat devant un flic-con mais flic.

— Mystère, déclare-t-il.

On sort. Myriam et moi comme si le Rex était pressé par une main étrangère à mon talent. Par une fissure croissant dans la rue presque noire. (ici, Mandale se penche pour bien saisir la chose avant de se mettre à y penser en vue d’une séquence raciale) L’être ainsi mixé progresse dans la rue noire. Noire la Seine. Dialogue confus à cause du mixage son-image. « Essaie d’être réaliste pour une fois ! » critique Myriam. Je cherchais le casting avant même de penser à écrire un scénario impossible à filmer avec les moyens du bord. Tarentino apparut en habit de garde élyséen.

— Tu vois ? dit Myriam. Lui, au moins, il a compris.

Mandale approuve le verdict. Son père ne lui a jamais demandé de se noyer sans poser de question. Un truc juif-torah. Mais il a pas épousé Myriam. J’étais là avant. Pas juif mais pas con non plus comme un flic l’est avant même de voir le jour, si c’est le jour qu’il voit quand il arrête de se juger. Guimauve d’une sortie dans la nuit après la projection d’un film encore à l’essai. Mandale refusera toujours de le monter, comme vous le savez. Et ne cherchez pas à le monter vous-même comme vous le permettent les conditions de projections Smart et Cie. Soyez honnête. Soyez Mandale. Suivez-moi en Mongolie. Juste pour voir. Mais à peine arrivés, on se chamaille, Myriam et moi. Elle attend un enfant. De qui ?

 

*

* *

 

« Un gosse ? La Guerre ? Une fille ? Mouais… » fit mon éditeur. On fumait des cigares dans le salon. Des rideaux vénitiens valsaient. Sur la terrasse, Tsetseg attendait, assise devant un mojito. L’ombre d’une tour traversait le champ en diagonale. Mandale remarqua ce détail qui ne m’avait pas inter. La radio issue d’un truc pas plus grand qu’une punaise des lits. Et ça se baladait comme une punaise. Le mode d’emploi était noirci de médailles en tout genre. Mais il fallait un truc plus gros pour télécommander. Et des trucs encore plus encombrants pour que le smart fonctionne comme on voulait. Et là haut des Martiens se bidonnaient en agitant des atomes rouges d’impatience et d’habitudes. Tsetseg, à cette époque, n’avait pas douze ans. Elle se prétendait chinoise de Hong Kong. Sa grand-mère avait joué une servante dans la cuisine de Bruce Lee qui l’avait engueulée parce qu’elle se comportait pas comme une servante, fille à papa qu’elle était, dans la Presse mondaine de ces années-là. Mais tout ça c’était du vent. Sa petite-fille était la sœur adoptive de Myriam qui avait treize ans. Je les sortais, jamais ensemble, mais pas trop loin du domicile familial. Papa Phile ne tolérait pas l’éloignement de ses trésors. Il avait tracé un cercle dans mon cerveau, au compas, sûr de son équation circulaire. Ce jour-là, j’avais amené Tsetseg avec moi et on a baisé dans un buisson du parc Montsouris. Je sais pas si elle a joui, mais elle a gueulé tellement fort que c’est arrivé aux oreilles de mon éditeur qui pensait s’économiser un voyage aux Philippines. Alors je la lui ai amenée. On a tout de suite signé le contrat qui l’obligeait à publier mon dernier roman autofictionnel. À une condition : qu’il fasse vite, sinon le Phile c’était plus cher et en pierres précieuses. Il avait pas goûté à Myriam parce qu’elle voulait rester vierge jusqu’à vingt ans.

— Sept ans, avait-il calculé, ça fait beaucoup.

— À votre âge… fit Myriam qui montrait ses jambes dans un fauteuil étudié pour.

Il avala quelque chose qu’était pas de la salive, en tout cas pas la sienne.

— Tandis que Tsetseg, dit Myriam, elle a déjà plusieurs années de service…

— Ah vouais ! fit-il.

Il eut l’air de s’inquiéter tout à coup, livide et presque méchant :

— J’arrive peut-être trop tard…

Qu’est-ce que ça pouvait lui foutre ? À part la toison naissante et le diamètre exagéré de son anus, Tsetseg avait pas vraiment grandi. C’était pas cher payé, il devait le reconnaître. On a signé pour dix ans. Si je mens je vais en e.

— Le mojito ça va ? demanda-t-il sur la terrasse.

— C’est pas ce que je bois d’habitude, fit-elle, mais si vous avez pas autre chose.

— Dites donc ! Elle s’exprime bien pour une mongolienne…

— Dites donc pas de conneries et dites-moi ce qui vous ferait plaisir…

Je suis parti avec mon contrat dans la poche. Et une petite avance qui me mettait à l’abri d’autres raisons d’être ennuyé par la justice. Voilà comment ça a commencé. En tout cas c’est comme ça que je commençai. Mandale n’était pas d’accord :

— C’est pas un film sur toi, Juju !

Et il me demandait d’en écrire le scénario ! Allez expliquer ça à un flic qui lit Tintin en compagnie d’un magistrat qui en a plein dans son grenier. J’allais y renoncer quand son double s’est rendu visible par dispersion de la poudre de perlimpinpin qu’il cachait dans son tiroir à double fond musulman-martien.

— C’est des Mongols, s’essouffla-t-il. Pas des Chinetoques. Ils ont déménagé…

— J’en ai marre des Bretons ! s’écria l’autre flic.

— Mais on sait pas où. On perd leur trace on sait pas où non plus.

— Si on sait pas, me dit l’autre flic, on sait pas.

Il me regardait comme si j’étais plus le cadet de ses soucis.

— Sans Mongols, sans sac et sans rien, monsieur Sarabande, vous comprenez que ça va être difficile…

— Parlez pour vous !

J’ai un défaut dont j’arrive pas à me débarrasser, même au prix de l’effort : je tape sur la table si c’est une table. Le flic redevient un. Il est pâle et consulte l’écran de son smart. Rien. Pas un message. Ça lui donne des gouttes. Il en a plein les joues. Enfin il m’explique :

— J’ai appelé Sainte-Anne. Je sais que ça va pas vous faire plaisir que j’appelle sans vous, mais comprenez-moi : j’ai une famille…

— Moi j’en ai pas !

Il a l’air de le savoir déjà. Ils sont longs à répondre à Sainte-Anne. Surtout depuis que Jacques répond plus au téléphone.

— Jacques qui… ? me dit le flic.

Ça me revient (maintenant que vous le dites) : j’ai pas attendu sept ans, moi, avant de violer Myriam. Elle m’a même félicité. Si elle avait su que c’était ça, violer, elle aurait commencé plus tôt. Mais maintenant qu’elle sait, elle remet sa plainte à quand je serai un écrivain célèbre. En attendant, je me prive pas. Elle aime les coups. En prime. Je sais pas pourquoi ça me revient maintenant. Deux jours avaient passé depuis que les Mongols s’étaient enfuis. Ils n’étaient d’ailleurs peut-être pas aussi fuyards que ça. Si ça se faisait, ils étaient pas loin. Et ça me fichait dans un drôle d’état. Que j’arrivais plus à violer Myriam. Il y avait si longtemps que Tsetseg était retournée chez elle à Oulan-Bator pour épouser Bat Bat !

— Voyons, dit le flic. Admettons que je sois ce que vous dites…

— Un Martien.

— Ça fait pas de moi un Mongol…

— Je vois pas où vous voulez en venir…

— Combien vous voyez de flics, là… ?

Lui, il attendait, les yeux rivés sur son écran coréen. Moi, je rêvais que je savais cueillir des fleurs. Une abeille me piquait et je faisais un infarctus. Mais un bon ! La coronaire bouchée en plein d’endroits stratégiques. Pourquoi j’avais écrit tout ce que j’avais écrit ? Myriam connaissait pas la réponse. Elle voulait trop savoir à quoi ressemblait vraiment un néanderthalien. Enfin l’écran clignota vert. Le flic sauta dessus et le colla à son oreille valide. Il devient vert. Pas un mot ne sortit de sa bouche qu’il avait pourtant ouvert. Moi je savais que le type qui lui parlait (de Sainte-Anne au quai des Orfèvres, ça fait quoi…) vantait les mérites de ma lucidité dans ce monde qui vaut plus la peine d’être vécu à moins de mourir de plaisir. Il raccrocha. Il me haïssait. Il avait l’air de répéter : qui t’es, mec ? toi qui connais du monde / vers extrait d’une chanson de renaud que si ça le dérange pas je lui mets pas une majuscule. Il arrondit sa bouche :

— Vous êtes libre, monsieur Sarabande…

— Vous excusez pas ! J’ai l’habitude.

Ne me dites pas que ça vous fait pas plaisir d’en savoir maintenant plus que moi sur le sujet. Sinon ça sert à quoi de lire. C’est déjà assez chiant comme ça ! Donc j’abandonne le flic et je sors. Un pompier se fait endimancher par un sous-préfet. Je perds pas mon temps à observer la scène en romancier et je prends la tangente par les bois. Ça fait du bien, la nature, après les boiseries anciennes, voire égyptiennes, que le flic a imposé à ma patience pendant près de quatre heures. À une minute près, j’étais en garde à vue. Que ce serait pas la première fois, mais ça m’aurait pas encouragé comme au confessionnal ma main dans mon slip. Myriam m’attendait. Le flic l’avait appelée.

— Il veut pas me rendre mes brouillons, dis-je en me jetant sur une chaise et me voilà les coudes saignant sur une table qui a connu l’enfant que j’ai été quand j’avais rien d’autre à faire.

— Te bile pas, Juju. C’est que du papier.

— Du papier avec du texte écrit dessus ! Le papier, je m’en fous. Mais le texte, Myriam ! Je comprends pas que tu comprennes pas…

— Mais si que je te comprends, mon Juju ! Ne t’ai-je pas toujours compris ? Est-ce que je sais ce qui est écrit dessus ? Le flic me l’a pas dit. Sinon je te le dirais.

— De la fiction, peut-être, mais pas n’importe quelle fiction ! Jamais je n’avais rien écrit d’aussi clair. Pas une ombre. Rien que de la lumière. Et sur qui ? Sur moi !

— D’ici à ce que tu y retournes… malgré tes relations… ah ! Mon pauvre Juju ! On ferait mieux d’aller s’aérer à Oulan-Bator.

Quand je vous disais que l’idée venait d’elle.

 

 

 

 

 

 

Le nègre

C’était un nègre immense et lent. Il revenait de la guerre où il était devenu fou. Deux jours de guerre l’avaient rendu fou. Il avait vu tomber Péguy. Mais ce n’était pas ce qui l’avait rendu fou.

— Vous avez toujours été fou, lui avait dit le docteur dans le cabinet. Le nègre était nu, géant, presque immobile. Comme quand il était entré dans le clos où il avait passé la nuit. Une religieuse qui arpentait le corridor des Larmes Secrètes l’aperçut tandis qu’elle levait les yeux un peu au-dessus de l’écran blanc de son livre. C’était l’hiver et il avait neigé. Elle vit le corps accroupi sous un pommier. Elle reconnaissait la pauvreté au premier coup d’œil. On s’approcha du nègre sans le regarder. Elles apportaient des couvertures et un bol de lait chaud pour l’amadouer. Elle les avait convaincues qu’elles avaient affaire à un animal et leur avait recommandé de ne pas le regarder dans les yeux. Il accepta les couvertures et but le lait. Ensuite il voulut partir. Il se dirigea vers la porte qu’elles avaient laissée ouverte. Elles s’apprêtaient à ne plus le revoir et elles lui adressèrent un adieu murmurant sans le regarder. Il vit l’autre religieuse arriver en courant dans l’allée. Elle se planta devant lui et le regarda dans les yeux.

— Vous n’irez pas loin sans chaussures, lui dit-elle.

Il reconnaissait qu’il avait agi par pure folie mais cela s’était passé il y avait plusieurs jours et il avait fait du chemin depuis. De plus, il ne se rappelait plus dans quelle direction.

— Non, lui dit-elle pour le rassurer, vous ne venez pas de nulle part.

Il lui parla de Péguy. Elle n’aimait pas beaucoup Péguy. Il ne l’avait jamais lu. Il ne lisait jamais rien. L’officier lui avait paru irréel et la réalité était revenue quand il était tombé.

— Vous avez besoin de repos, dit la religieuse et elle fit signe aux autres de s’en aller. L’une d’elles avait commencé à peindre le tronc d’un pommier.

— Allez-vous-en aussi, dit la religieuse.

Elle touchait le bras du nègre sous la couverture. Il s’étonna de tant de douceur.

— Vous allez me dénoncer, dit-il.

Mais le docteur et l’oncle ne parlaient pas encore de la révolution qui devait en finir avec cette guerre absurde. Ils se montraient plutôt enthousiastes. La guerre serait finie avant l’hiver. Et maintenant c’était l’hiver qui se finissait. Ils parlèrent ensemble de Notre Dame de Lorette et le père de Constance revint dans un cercueil. Le docteur regarda le cercueil et dit que bientôt on ne prendrait plus le temps de bouveter les planches. L’oncle soupira. Il avait un cercueil de beau chêne doré dont Jean connaissait l’existence.

— Je n’aime pas le voir frémir de cette manière, avait-il dit en parlant de Jean.

Et puis ils étaient allés voir le nègre du couvent. Le nègre craignait d’être fusillé.

— Je suis témoin de la mort de Péguy, dit-il.

Il savait très bien qui était Péguy.

— Voulez-vous bien finir votre soupe, dit la religieuse.

Le nègre se mit à aspirer la soupe au bord de l’assiette qu’il tenait en l’air. Il ne voulait pas faire de manière, mais il en ferait si cela pouvait le sauver de la fusillade. Les Anglais pendaient les déserteurs, dit-il. Il tremblait.

— C’est faux, dit le docteur. Le nègre attendait qu’on lui révélât de quelle manière mouraient les déserteurs anglais.

— Sans French, dit l’oncle, on serait de beaux serviteurs.

Le nègre le regarda sans comprendre.

— C’était à Villeroy, dit-il.

— Quelle revanche en effet ! dit le docteur.

Il fit pression du bout des doigts sur la chair du nègre pour lui indiquer qu’il devait maintenant se retourner.

— Vous êtes fort, dit-il, vous avez mangé tous les jours, vous vous souvenez de la Marne ?

Le nègre dit qu’il ne se souvenait de rien qui portât ce nom.

— J’ai fait un long chemin, dit-il.

— Quand avez-vous perdu vos vêtements ? demanda le docteur.

— On me les a volés hier, dit le nègre.

La religieuse attendait dans le couloir où elle faisait les cents pas sous les yeux de Pierre qui attendait lui aussi mais il était assis sur un tabouret où il avait pris l’habitude de s’asseoir depuis que la plante exotique avait rendu l’âme.

— C’est une explication stupide, dit la religieuse, les plantes n’ont pas d’âme, c’est toi qui prends facilement des habitudes, il y en a de mauvaises. Il entendait le nègre répéter la mort de Péguy.

— Les godillots ne me vont pas, dit-il, ils sont trop petits. Des godillots trop grands lui donneraient des allures de paillasse, c’était déjà arrivé, mais jamais sur le chemin d’un poteau qu’il voyait en rêve depuis des jours.

— Demain, corrigea le docteur, il faudra s’efforcer de regarder le temps passer, c’est important.

Avec des godillots trop petits, il avait l’air de chercher à gagner du temps. Un jour, il n’y aurait plus de poteaux. On appuierait d’une main ferme sur l’épaule du supplicié pour l’obliger à s’agenouiller et il mourrait avec les jambes sous lui, bel exemple pour les autres ! Son père possédait un de ces clichés trouvés par Jean au Mort-Homme. Il voulait reconnaître ce paysage. C’était comme une gravure de Rembrandt. L’homme grimaçait en attendant le coup de grâce. Il n’y avait que lui sur la photo. Les arbres. Le ciel hachuré de blanc et de gris. L’herbe noire. Des cailloux comme des braises, seule lumière cohérente. Ils trouvèrent plus d’un paysage qui ressemblait à celui-ci mais il y avait toujours un détail pour démentir leur première impression.

— Rentrons, dit la femme du docteur plusieurs fois. Mais le docteur avait l’argent de l’essence. Ils croisèrent des soldats qui n’avaient pas fait la guerre. Ils étaient commandés par un sous-officier qui haïssait encore l’Allemagne. Le docteur leur paya un verre de vin à la porte d’une ferme. Le sous-officier regarda la photo et dit : pauvre bougre de ramasseur de patates ! Ce fut tout ce qu’il dit. Les soldats ne dirent rien. Ils regardèrent la photo et le docteur leur commentait la grimace. Voilà comment mourrait le nègre s’il ne se tenait pas à carreau. Il s’était tenu à carreau depuis le début de la guerre, depuis que Péguy était mort au deuxième jour de la guerre. Il avait évité les hommes. On n’en était pas encore à se méfier des autres.

— Je suis désolé, dit le nègre au gendarme qui attendait dans le couloir à la place de la sœur. Pierre était toujours sur le tabouret. La plante exotique était morte à cause d’une négligence, il ne se souvenait pas de laquelle. D’ailleurs, il se souvenait mal de la plante, de la place qu’elle occupait au bout du couloir, à sa place, et il regardait le gendarme qui avait pris la place de la religieuse qui s’en était allée après avoir salué le nègre à travers la porte du cabinet. Le nègre n’avait pas répondu. Le docteur pouvait témoigner de cette terreur. Le gendarme avait seulement dit : ce type n’a jamais été soldat. Le docteur, le gendarme et la religieuse parlaient à l’autre bout du couloir. La porte du cabinet était entrouverte mais le nègre ne pouvait pas les entendre. Il se tenait debout face à la fenêtre, nu et magnifique. Un nègre c’est plus beau qu’une femme, pensa Pierre qui se référait à des statues. Le nègre aussi avait l’air d’une statue, mais en plus beau, à deux doigts de cette irréalité qui est comme le meilleur endroit du monde. La religieuse salua le nègre sans pousser la porte. Elle parlait à un homme nu. Elle n’ignorait rien de la nudité de l’homme. La guerre lui amenait des dizaines d’hommes à dénuder et à rhabiller avec les moyens du bord. Ils arrivaient en pansement et repartaient en prothèse sommaire. Pierre en concevait un dégoût raisonnable pour les batailles mais les illustrations dénaturaient encore sa vision. Un jour, il verrait plus clair et il se révolterait. Ce serait une révolte secrète, une trahison. Le nègre n’avait rien trahi. Personne ne le contredit.

— Je verrai pour les godillots, dit le docteur. Il pensait à des bottes qui avaient servi pendant la dernière invasion et qui pouvait encore faire de l’usage. Elles avaient appartenu à un cousin qui les avait trouvées en marge d’un champ de bataille où quelqu’un, peut-être même leur propriétaire, ou plus probablement un autre voleur, mais cette explication n’expliquait rien non plus et il y avait renoncé au moment même de se rendre compte que c’étaient bel et bien des bottes, les avait abandonnées en plein milieu d’un chemin qui était celui d’un retour désiré depuis le début. Il les avait portées toute sa vie et entretenues comme il faut s’attacher à des souvenirs qui donnent un sens à ce qu’on a été et un air de nécessité à ce qu’on va devenir. Le nègre examina les bottes. Il était venu pieds nus. Il ne chaussait plus les godillots depuis le début de l’été. On le soupçonnait de les avoir jetés dans le feu de la Saint-Jean. On pouvait inventer n’importe quoi pour expliquer la présence de ce géant venu d’ailleurs. Il énuméra des noms de plante devant le tabouret. Pierre ne s’y était pas assis pour être plus à l’aise pour expliquer l’existence malheureuse de la plante qui avait péri faute de soins appropriés à sa nature. Mais aucun nom ne réveilla la mémoire du nom qu’il avait oublié. Le nègre avait pourtant affirmé que c’était toujours ce qui se passait. Il était venu pour remercier le docteur. Les bottes, soigneusement astiquées, étaient posées sur le plancher devant le bureau. Elles étaient à la mesure du nègre. Le docteur aurait pu expliquer cette coïncidence. Une lointaine ascendance. Peut-être pas si lointaine. Un jour un passant l’avait traité de bâtard et Pierre avait demandé la signification de ce mot, ce qui d’ordinaire ne lui arrivait jamais, il préférait s’en référer au dictionnaire. Commencer la recherche avec les autres, fût-ce son père en qui il avait une confiance infinie, absolument infinie comme il s’en souvenait maintenant, c’était prendre le risque de ne plus comprendre l’essentiel. Mais le docteur lui demanda d’oublier l’incident. Il ne lui demandait pas d’oublier le mot qui a quelque chose à voir avec la vie rurale où les femmes se donnent plus facilement, où elles sont prises plus secrètement, choisies, dit le nègre. Ils ne parlaient plus de la plante. Il reconnaissait les pas du nègre à cause des bottes, qui étaient ferrées comme un cheval. Le nègre apportait des légumes. Le docteur soulevait le torchon du panier et il disait que c’était exactement ce qui convenait à la santé de Pierre et puis il demandait au nègre des nouvelles de sa propre santé. Le nègre n’avait jamais eu de problèmes de santé. Son esprit continuait de penser à des choses aussi incohérentes que la mort de Péguy et sa condamnation à mort lui paraissait quelquefois si réelle qu’il croyait devenir fou.

— Il va vous falloir apprendre à vivre avec l’idée de la mort, lui dit le docteur. Et il l’examinait en riant. Cette fois il avait appris comment le nègre avait enseigné aux sœurs la manière de grimper dans les arbres pour atteindre les plus hautes branches. La religieuse avait cru mourir de peur derrière la fenêtre qui avait obstinément refusé de s’ouvrir, comme si Dieu lui garantissait qu’il n’arriverait rien à ses sœurs qui avaient trouvé le courage de mettre en application les conseils du nègre. Les autres riaient sur l’échelle ou dans l’herbe où elles ramassaient les pommes tombées.

— Les bottes me vont bien, dit le nègre. Ils ont donné les godillots à un pauvre type qui a perdu la vue et qui a de petits pieds. Le docteur réitéra sa promesse de l’aider à s’empoisonner si les gendarmes changeaient d’avis. Il lui montra le poison.

— Et ça ? fit le nègre en posant le bout de son index sur une autre ampoule.

— Ça non, dit le docteur, mais il n’expliqua rien.

Pierre se demanda seulement si l’ampoule qu’il avait donné à Constance contenait bien ce dont le père de Constance avait besoin. Je suis joli si je me suis trompé, pensa-t-il. Non, il n’y pensa pas vraiment. S’il y avait pensé aussi clairement, il ne se serait pas torturé et c’était justement ce qui lui arrivait encore une fois, il se torturait, peut-être inutilement. Il attendit que le nègre fût parti. Le mot laudanum n’était pas écrit. Il avait seulement pensé que les ampoules, toutes les ampoules, contenaient du laudanum.

 

Le docteur s’était-il aperçu du vol ?

En tout cas il n’en avait pas parlé. Ni à table, ni avec le nègre qui était son ami, il ne pouvait pas en parler avec l’oncle et encore moins avec sa femme. Il attendait peut-être qu’une autre ampoule disparût. C’était l’erreur à ne pas commettre. Pierre fut soulagé quand il apprit que le père de Constance était parti à la guerre. Constance lui demanderait de ne pas se livrer pieds et mains liés à l’intelligence déductive du docteur qui piégeait toutes ses victimes de la même manière, c’est-à-dire avec cette patience qui faisait de lui un oiseau de proie. Non, l’oiseau de proie n’était peut-être pas la meilleure expression de son talent. Prédateur convenait mieux à son génie de la découverte des pots au roses. Ce matin-là, quand il tomba nez à nez avec Constance et la religieuse, Pierre avait l’esprit tranquille parce qu’il savait à quoi s’en tenir, et le corps en transe parce qu’il n’était plus très sûr de convaincre Constance, mais ce n’était pas Constance qu’il s’agissait de convaincre, mais son père. Aussi, quand elle lui annonça qu’il était parti à la guerre après avoir réglé ses dettes et convenu du séjour de sa fille chez les sœurs, Pierre se sentit soulagé et la tranquillité commença à gagner son corps en commençant par son regard qu’il cessa de détourner tandis qu’elle cherchait à l’explorer. Elle ne dirait plus : tu me caches quelque chose, le forçant à la regarder en le tenant par le menton, elle ne penserait plus à alimenter les débauches de son père que la discipline et la menace pouvaient remettre dans le droit chemin, celui des gens de bien, comme disait la religieuse. Nous sommes donc le matin où Pierre rencontre Constance et la religieuse sur le trottoir, il dit : où vas-tu ? il a oublié de saluer poliment la religieuse, il la salue et la religieuse dit : tu n’es pas le fils du docteur ?

— Mon père est parti à la guerre et ils ont tout pris, dit Constance

— Tout, non, rectifie la religieuse, il te reste la maison, nous la louerons sans les meubles, mieux vaut louer sans les meubles, louer à quelqu’un qui possède ses propres meubles. Ils se remirent en marche sur le trottoir où ils étaient seuls et lents, presque irréels. Pierre redoutait cette impression. Pas seulement la lenteur qui est le signe avant-coureur de l’immobilité par quoi tout commence. La solitude avait plus de sens. La religieuse parlait maintenant de ceux qui ne possèdent pas les meubles. Constance n’était pas de ceux-là non plus puisqu’elle possédait la maison. Avec le prix du loyer elle achèterait les meubles et elle rentrerait en possession de la maison.

 

— Et papa ?

Papa n’existerait peut-être plus. Dieu seul savait ce qui pouvait arriver à papa. La mitraille des hommes et les dés de Dieu. Jeu de la chance et coup du hasard.

— Je ne savais pas, dit Pierre, que les oiseleurs pouvaient aller à la guerre. Je croyais qu’ils étaient comme les docteurs.

La religieuse ne dit rien. Elle tenait la main de Constance et marchait plus vite maintenant, comme si elle voulait perdre Pierre sur le chemin. Le père de Constance avait sans doute déjà consommé le contenu de l’ampoule. Trois jours avaient passé depuis qu’il l’avait remise à Constance. Ou alors il l’emportait dans ses bagages. En cas de blessure épouvantable. Et il mourrait asphyxié sur le champ de bataille. Le docteur avait expliqué au nègre les effets du poison, la tétanisation de la cage thoracique, on le voyait gesticuler en ombre chinoise derrière le rideau blanc du cabinet, il en avait donc ouvert toute grande la fenêtre, ce qui n’arrivait qu’une fois la salle d’attente vidée de ses patients, à cause de l’effet d’ombre chinoise auquel ils avaient pendant si longtemps assisté sans rien dire au docteur, sachant surtout que c’était eux-mêmes le spectacle, chacun leur tour, tandis que les autres attendaient, silencieux et indécis. Ce fut par hasard que le docteur découvrit ce théâtre.

— Par hasard ? dit le nègre et le docteur continua de parler, exactement comme s’il ne s’intéressait plus à lui.

— C’est étrange, dit le docteur à sa femme, un homme qui ne trouve pas ses mots. Il voulait dire : je suis fasciné. Et il l’était. Par le poison, ses effets, le foudroiement qui a quand même une durée, malgré tout.

— Tu lui as parlé du poison ? demanda la femme du docteur.

— Il était fasciné, dit le docteur (il s’agissait d’une fascination) mais il était conscient de ce manque, ce qui le réduisait au silence. Au lieu de, je ne sais pas moi, se révolter.

— Se révolter ! dit la femme du docteur. Il ne manquerait plus qu’il se révolte lui aussi.

— Lui aussi ? fit le docteur.

Pierre n’aurait pas aimé être surpris en flagrant délit d’indiscrétion. Ces ombres chinoises trahissaient des pratiques souterraines. Celles de la porte-fenêtre de la salle d’attente n’avaient pu être que grotesques.

— On crève de chaud chez vous, avait dit un jour le docteur Vincent.

— Je ne l’aime pas, dit le docteur, mais ses prétextes me motivent toujours.

— Il se doute de quelque chose, dit la femme du docteur.

Pierre regrette maintenant de n’avoir pas tenu le compte de ces notations au moment où elles n’avaient encore rien perdu de leur fraîcheur. Il entendit le claquement aigu de l’ampoule sur l’étagère de verre, puis le coulissement de la porte de la vitrine et enfin le tour de clé du barillet, l’extraction de la clé, le tiroir, l’autre clé, le froissement du tablier, le jeu des doigts avec la clé au fond de la poche où persistait une tache d’encre violette.

— Le jardinier se doute de quelque chose, confessa-t-il à Constance. Le jardinier, c’était le nègre. Il s’était souvenu de posséder lui aussi les clés de ce savoir-faire.

— Jardinier ? dit la religieuse. Hier vous m’avez dit que vous étiez peintre. Avez-vous peint le portail comme je vous l’ai demandé ?

— Je n’ai jamais été peintre, dit le nègre en hochant la tête. Il la leva pour dire : j’étais jardinier.

La religieuse dit qu’elles avaient déjà un jardinier.

— En attendant vous serez peintre. Allez voir le portail.

— Ensuite j’irai chez le docteur, dit le nègre. Il m’a promis les bottes de son grand-père.

— Je vois, dit mystérieusement la religieuse. Il la suivit. La conversation des pauvres n’arrivait pas dans le corridor des Larmes Secrètes. Ils étaient rassemblés autour du bassin dans le patio et regardaient les poissons rouges en parlant d’autre chose.

— Comment le savez-vous ? dit la religieuse qui regardait elle aussi dans le patio à travers la galerie de fenêtres. Le nègre ne répondit pas. Le docteur soignait ses cors en attendant de remettre la main sur les bottes.

— Vous ne comprenez pas ! dit le docteur. Je sais où sont les bottes…

— Elles sont où ? fit le nègre.

— Dans le grenier, je vous l’ai dit !

— Je monterai avec vous.

Le docteur soupira. Il n’avait rien promis. Le nègre pouvait s’imaginer ce qu’il voulait. Il avait bien essayé de lui expliquer que c’était le grenier de la maison familiale. Il lui avait même parlé du voyage.

— On ne voyage plus aussi facilement par les temps qui courent, avait-il dit, exaspéré par l’attente du nègre. Pierre ne se souvenait plus de cette maison. Je ne lui serai d’aucun secours, pensa-t-il à la sauvette.

— Moi je considère que c’est une promesse, dit la femme du docteur en remontant l’escalier les bras chargés de charpie. Mais elle n’était pas pressée d’entreprendre ce voyage dont la date était impossible à fixer tant que le docteur Vincent ne reprendrait pas ses activités.

— Je n’en ai pas le droit, dit le docteur à Pierre qui venait de voir passer le docteur Vincent.

— Il ne s’en remettra pas, avait dit le docteur.

— Attendons qu’il s’en aille ! dit la femme du docteur. Le docteur avait frémi.

— Ça ne résoudra pas le problème du voyage.

Il avait ce désir de revoir la maison. Il ne voulait pas en parler et Pierre le harcelait. Le docteur se montrait patient. Il parla du ciel étoilé, de la distance infinie entre le front et ce piémont tranquille. Le pied des montagnes, pensa Pierre, comme le commencement du monde, avec un ciel parfaitement calme sauf les jours d’orage qui sont spectaculaires, grandioses, la gorge du docteur se nouait quand elle fut enfin sur le point d’exprimer ce désir de vivre, mais il tomba d’un coup dans un profond silence, se prostra inexplicablement, la femme du docteur dit monte dans ta chambre et il avait le dictionnaire à la page des montagnes qui croissaient entre le ciel et un piémont de rêve. Escalades et descentes.

— Toute ma jeunesse, dit le docteur pour exprimer sa nostalgie. Pierre en avait conçu une espèce d’angoisse.

— Demain, peut-être, dit-il à Constance.

— Ça n’a pas d’importance, dit-elle.

Derrière eux, les oiseaux piaillaient.

— Cette maison existe, dit-elle, ou c’est un mythe ?

Il la regarda sans comprendre.

— Un bobard ! dit-elle.

Les bobards n’ont pas d’existence. L’existence qu’ils détruisent est banale. Un jour elle vit les bottes aux pieds du nègre. Il ne souffrait plus.

— Non, je n’ai pas voyagé, dit Pierre, mais mon père s’absente de plus en plus souvent, malgré l’interdiction, le docteur Vincent dit maintenant qu’il veut mourir, il a peur de la maladie, il en a parlé toute la soirée, j’ai tout entendu.

Constance lui tirait l’oreille maintenant sous le prétexte qu’il fallait en agrandir le pavillon.

— On se méfierait de moi, dit Pierre en riant. Inventons plutôt une mécanique.

— Tu es bête, dit-elle.

— Tu es importante, toi, dit-il. Elle lâcha l’oreille. Le nègre les regardait. Il avait ôté ses bottes et les avait posées sur un châssis. Il travaillait pieds nus. Il ne craignait pas le fer des outils. Pierre et Constance venaient tous les jours dans le jardin qui jouxtait le clos. Il pouvait les voir par-dessus la murette à travers le grillage et le liseron. Il fallait maintenant qu’il en finît avec cet exercice.

 

Pourquoi cherchait-il à prouver qu’il était jardinier plutôt que peintre ?

Qu’est-ce qu’il s’était mis dans la tête en même temps que cette idée ?

Le jardinier lui avait montré les outils. Il n’avait retenu aucun de ces noms. Il était même incapable de donner un nom à la bêche qu’il avait dans les mains. Je n’ai pas toujours été aussi bête, pensa-t-il. Il se souvenait d’un ancien bonheur. Il avait oublié le bonheur. Il se souvenait seulement qu’il avait existé et il espérait que ce n’était pas un bobard de l’existence. Le bonheur revenait en morceaux. C’était toujours agréable. Mais aucun de ces objets n’existaient plus maintenant. La terre n’était plus la même. La nudité, différente. Le ciel, peut-être. Cette blancheur d’été. Les contrastes presque dangereux. Il y avait blessé plus d’une existence. Mais il ne les avait pas comptées. Le jardinier n’avait pas vérifié si sa leçon avait laissé des traces. Il s’en était allé après le dernier mot. Le nègre regarda les cailloux à la surface de la terre. Il y en avait un nombre incalculable. Et il n’avait pas encore retourné la terre. Le jardinier avait tracé une ligne avec son talon, un peu plus loin où la terre était couverte de feuilles noires. Il avait bien expliqué qu’il ne s’agissait pas de construire un mur.

— Finalement, ça devient une espèce de mur, avait-il fini par avouer. Le nègre avait jeté un œil désespéré dans la pente où descendaient les murs de cette espèce. Il travaillait sous un chêne. Lentement. Il était en train d’extraire des pierres, plates, anguleuses, noires de cette terre où il devinait des végétaux. Il avait quitté sa chemise malgré l’interdiction mais il se sentait à l’abri des regards.

 

— Qui est-il ? demanda Constance à Pierre.

— Qui est Péguy ? dit Pierre.

Ils passèrent la matinée à feuilleter un livre d’histoire. Le nègre les jalousait tranquillement. Il connaissait les livres, leur ouverture comme un jeu, l’index ayant forcé la tranche éclaboussée d’encre rouge, la courbe un moment explorée entre les bords de la couverture, sentant l’infinité de pages et reculant le moment où pénétrer dans cette matière. L’écriture avait son mystère. Il reconnaissait les mots des affiches publicitaires et des avis de l’administration. Les images lui inspiraient une angoisse lancinante, comme un début de fièvre contre quoi il fallait commencer à lutter sous peine de délire, ce délire intérieur qui le condamnait au silence, à des bizarreries du comportement, comme par exemple ces coups qu’il portait dans l’air avec l’arme invisible que sa main tenait comme une épée. Descendants des Gaulois et Bâtards des Francs frères ennemis des Alamans. C’est ce que lui avait demandé de comprendre le type qui expliquait la poésie et les idées de Péguy.

— Tu en as une idée, de cette écriture ? Jeanne d’Arc n’avait pas une seule goutte de sang gaulois. Nous sommes loin d’avoir la main à la charrue.

— Qui est-ce ? demanda-t-il.

Il se souvenait maintenant qu’il avait été cuisinier ou quelque chose ayant un rapport étroit avec la cuisine. Ils sirotaient un verre en attendant la fin d’une discussion à laquelle Péguy semblait assister en spectateur.

— Nous ne sommes pas des soldats, dit le type qui l’accompagnait. Il voulait dire qu’il avait eu vent des rumeurs de contre-offensive. Le nègre n’avait jamais vu la guerre. Son esprit savait déjà associer la mort et le combat. Il luttait depuis longtemps. Il s’était peut-être même rendu coupable de vol et pourquoi pas d’assassinat. Mais cela se passait en catimini. Avec préméditation. Il y avait cette certitude au fond de soi. Elle manquait maintenant. Les Allemands étaient sur le point de parfaire l’Histoire.

 

De quoi avaient-ils besoin au juste ?

D’un coup de pouce. Il avait été éberlué par la couleur des armées françaises.

 

— Pourquoi nous battons-nous ? dit-il au type qui voulait expliquer Péguy tant qu’il était encore vivant.

 

Où sommes-nous ?

Sur le chemin de Villeroy. Sur les bords de la Marne. Une carpe comme un miroir à la surface de l’eau. Plus loin le ponton avec des filles blanches et noires.

 

— Que veulent-elles ? concluait ce type pour cesser de se souvenir. Au fil des guinguettes. Le nègre n’avoua pas que, dans son enfance, il disputait le pain rassis à des chiens qui le défendaient bien. Il s’enduisait de graisse de lion et entrait nu dans la propriété privée. Il volait le pain des chiens s’ils le prenaient pour un lion. Sinon il s’enfuyait et il lui semblait perdre sa virilité dans le vent de la course. Ces essoufflements. Il s’en souvenait sans pouvoir s’empêcher de suffoquer encore.

— Tu es fou ! dit le type. Ils cuisinaient sous les arbres. Il avait appris à écrire le mot popote. Il l’écrivit sur une planche et il cloua la planche sur le tronc d’un arbre.

— Ça rime avec cocotte, dit le type qui était peut-être le seul véritable cuisinier. Il avait oublié ces saveurs.

— Bon Dieu ! Ce n’est pas si loin, avait dit le docteur. Non, pensait le nègre, il pouvait même avoir la sensation de toucher les bords de cette autre rive. Mais comment expliquer l’existence de ce fleuve charrieur de souvenir qui ne lui appartenaient pas ? Le nègre souriait. Il avouait un bonheur facile. Il portait une petite croix d’argent en sautoir.

— Je ne sais pas, dit le curé, je ne sais vraiment pas, et il lui refusa pour la nième fois un baptême qui l’eût rendu encore plus heureux. Il ne concevait pas le bonheur sans cette bénédiction à quoi il réduisait un peu vite cette initiation. Son corps portait des traces d’une initiation à quoi les sauvages réduisent l’adolescence.

— C’est vrai, reconnut-il. Le docteur admirait la géométrie des incisions dont la cicatrisation avait fixé les couleurs.

— On dirait le plan d’une ville, avait dit Pierre en s’approchant du dos immense qui avait provoqué la perplexité du curé. On voyait la chaîne d’argent coupant le cou.

— C’est tout ce que tu possèdes, lui expliqua le docteur. Il venait d’en vérifier le fermoir. Le curé lui apprit qu’il manquait un personnage à sa croix mais que ça n’avait aucune importance si on était capable d’y penser de toutes ses forces. Le nègre admit que la croix est une espèce d’homme. En fait, il avait pensé que la croix est une espèce d’homme qui montre deux directions opposées, comme pour révéler sa double nature de créé et de mortel. Cette pensée n’était pas de lui, il s’en doutait bien. Il l’avait héritée avec la croix. Le docteur ricanait.

— Sinon, c’est la croix qui te possèdera et tu ne possèderas plus rien, tu seras dépossédé, déshérité, peut-être même anéanti.

— S’il y avait une inscription… dit le curé. Si je l’ai volée, pensa le nègre, comme tout ce que j’ai possédé le temps d’en extraire la valeur. Il avait même donné un nom aux signes ciselés dans sa chair.

— C’est peut-être son nom, avait dit le gendarme et il avait cherché pendant des jours sans rien trouver, pas même une définition, il apprit le mot ethnologie et il se demanda si ce n’était pas exactement ce à quoi il avait rêvé dans son enfance.

— Nous ne possédons pas tous les dictionnaires, avait fini par avouer le docteur. Pierre en conçut une nouvelle angoisse. Il haïssait ce changement mais il savait au fond de lui que la boussole était la même, que c’était le même voyage, la même exploration. Il avait oublié le nom du nègre. Il avait suffi d’une nuit d’angoisse pour l’oublier. Le lendemain, le nègre avait changé de nom. Le curé avait accepté en rechignant qu’il portât provisoirement un nom chrétien.

— Ce qu’il faut posséder, décréta le nègre, pour exister avec les autres quand vous ne leur ressemblez pas ! Pierre sourit. Il possédait la douleur. Le laudanum détruisait la douleur. Mais elle revenait toujours au même endroit de son être. Il prit la grosse main du nègre, replia tous les doigts sauf l’index qu’il pointa sur sa propre peau pour montrer les chemins que la douleur empruntait en caprice de la nature. Le nègre était docile. Il grimaça un peu en touchant la peau de l’enfant. Il n’avait pu éviter d’exprimer l’écœurement qu’elle lui inspirait.

— Tu ne souffres pas en ce moment ? demanda-t-il. L’enfant dit non je ne souffre pas si j’y pense. Le visage du nègre s’éclaira.

— Tu crains les rêves alors ? dit-il parce qu’il pensait que l’enfant dormait peu. Mais l’enfant dit non il faut craindre la démence il ne dit pas le mot folie à cause de ses connotations littéraires et puis il lui était arrivé de se montrer violent dans ces moments de démence, il ne concevait pas la démence sans ces crises, la folie était plutôt une noyade, un engloutissement, un voyage perdu pour les autres, tandis qu’il avait parfaitement l’impression d’exister, le nègre comprenait.

— Il faut posséder aussi la femme, dit le nègre qui semblait en savoir long sur ce chapitre deux de l’existence des hommes après le chapitre de présentation et des erreurs de l’enfant qu’on a forcément été. La femme du docteur lui paraissait insoumise. Il avait de vagues souvenirs d’avoir connu des femmes de ce genre.

— On ne les épouse pas, dit-il, mais on se rend fou à vouloir les aimer. Ce qui modifiait sensiblement la vision que Pierre pouvait avoir de sa mère. Elle le surprit en pleine immobilité. Il agissait dans son dos. Elle s’était retournée peut-être par hasard.

— C’est mon corps qu’il regarde. Mon mystère. Ce que je perpétue pour leur donner l’illusion de vivre. Il raconta cette anecdote au nègre qui le traita de fou, il fit hop ! et il rectifia hop ! dément. Constance pouvait être aussi cette réalité. Si elle était exacte au rendez-vous (voyons réfléchissons comment ne le serait-elle pas son père lui avait parlé de l’anorexie dont traitait un livre à la mode), il était l’aiguillon de cette réalité, il n’existait que pour paraître se multiplier et elle était la seule (avec les autres) détentrice d’une vérité qui ferait peur à savoir en tant qu’aiguillon de l’animal dont elle était le pendant nécessaire. Il la rêva en femme nue et écartelée par ce qu’elle enfantait malgré lui et le pire était qu’il ne trouvait plus les moyens de se réveiller si cette métamorphose devenait la seule possibilité de réalité, ce qu’un signe extérieur de parfaite démence lui indiquait en marge du sommeil, au bord des draps, du vertige provoqué par l’étrange profondeur du plancher dont la géométrie n’était tout bien pensé que la répétition d’une figure trop simple pour être vraie. Je t’écartèle, pensa-t-il tout haut et il se réveilla pour la première fois mais ne sortant pas du sommeil, entrant dans le rêve suivant qui était l’ébauche du troisième chapitre, celui des bilans, des reconnaissances, des regrets, de l’inquiétude qui a définitivement pris la place de l’angoisse parce que la mort est plus proche, plus facile, presque vraie. Le nègre l’écoutait en suçant sa médaille. La chaîne d’argent descendait de chaque côté de sa bouche. Il ne regardait rien de précis, sauf peut-être l’apparition de Constance, il reconnaissait cette joie, ou il la partageait.

— C’est toute la différence, disait Pierre, entre la démence et la folie.

Ils allèrent ensemble voir le corps du Christ, au-dessus de l’autel. Cette abondance de muscles les fascina à ce point qu’ils en oublièrent les blessures.

— Les stigmates, corrigea le curé qui pointait un doigt savant dans la direction d’un autre Christ, habillé celui-là, presque chic, et couronné d’or, les pieds au milieu des fleurs, seul et avec tous, différent, peut-être transformé. Entre les deux personnages, il manquait le cadavre, dit le nègre.

— Qu’à cela ne tienne ! fit le curé et il ouvrit son missel sur une pietà. Ils découvrirent le vrai visage de la femme.

— Tu en connais d’autres ? demanda le curé. Le nègre fit non de la tête. En même temps, il pinçait la fesse de Pierre qui était agenouillé sur le même agenouilloir, ils posaient les mains jointes sur la même table, même sueur, même soif de connaissance, même plaisir d’être là. Le docteur ne voyait pas d’un bon œil les fréquentations de Pierre. Le nègre était son ami et il ne dit rien. Il se montra critique à l’égard de Constance mais reconnaissait sa docilité. Il lui trouva même une étrange beauté. Pierre savait que la beauté ne tient qu’à un fil.

 

Mais de qui tenait-elle qu’elle fût aussi étrange ?

Il analysa les contours de Constance. Sa surface l’intrigua. Il songea à sa profondeur. Il ne pouvait plus en dire grand-chose depuis qu’elle en avait elle-même brisé le silence. Son père était mort d’un infarctus du myocarde dans la boue d’une casemate.

 

Pourquoi forcément cette boue ?

Pourquoi pas l’ombre accueillante d’un cerisier en fleurs ?

Abus de laudanum ou erreur de substance ?

Qui étaient les témoins de cette mort inattendue ?

Qui le connaissait assez bien pour l’expliquer ?

On trouva un aveugle défiguré qui revenait de la même guerre mais il était encore obnubilé par son passage flagrant de la beauté ténébreuse héritée de sa mère à la disgrâce incompréhensible qui expliquaient ses logorrhées. On l’écouta se souvenir de la saleté et du bruit. Il répandit son café par inadvertance. On l’excusa en épongeant le tapis du prétoire où il était entendu. Ses mains avaient été brûlées et mutilées par cette chose qui avait aussi mis le feu à son nez. Il parlait avec des lèvres réduites qui l’empêchaient de prononcer les bilabiales. Les dents n’avaient pas été touchées. Un miracle. Elles avaient conservé y compris leur blancheur originale. Il semblait sourire si on se tenait à une certaine distance de sa monstruosité. Il grimaçait à l’approche, exprimant peut-être sa peur d’inspirer le dégoût, le dégoût et non pas la peur qui eût mis du baume à sa propre peur. Il décrivit le temps qu’il faisait, un temps gris, noir à l’horizon, brumeux derrière, la relève surgissait de ce brouillard au moment où on ne l’attendait plus, l’oiseleur se plaignait de douleurs dans la poitrine et le sous-officier lui expliquait qu’il se trompait sur la nature de la mitraille qui est indolore, il en avait vécu deux ou trois fois l’expérience terrible et il n’avait souffert qu’une fois parce qu’il était seul et qu’il pensait qu’on l’avait oublié. C’était la première fois et il avait cru revivre la même horreur la seconde fois mais sans avoir eu le temps de souffrir. La troisième fois, il n’avait pas souffert du tout, ou il ne souffrirait pas. L’oiseleur mourut dans l’après-midi même qui suivit cette conversation. Le sous-officier l’avait menacé de lui tirer une balle dans la tête. Et il était mort d’un arrêt du cœur qui l’avait sans doute fait souffrir beaucoup plus atrocement que la mitraille qui détruisait sa pensée. On n’écoutait plus l’aveugle depuis qu’il avait renversé son café. On était passé dans la pièce à côté où était le cercueil. Le docteur ironisa sur le fait qu’il y avait longtemps qu’on n’avait plus enterré un corps intègre. Sa plaisanterie ne fit pas florès. Il raccompagna l’aveugle chez lui où il habitait avec une femme qui lui ressemblait étrangement.

 

— D’où venez-vous ? lui demanda le curé sur le chemin du retour. Il ne répondit pas. Il se contenta de sourire. Il boîtait un peu à cette époque mais ce défaut n’avait pas encore ralenti son allure ni modifié sa posture. Il était toujours un peu solennel et distant, malgré les plaisanteries qu’il appelait des galéjades pour se différencier de ceux à qui il destinait son amertume de déraciné. Il rencontra Constance dans sa rue. Elle revenait du cabinet. Il sourit encore. Elle n’avait pas l’intention de s’arrêter pour lui expliquer sa visite. Elle semblait même avoir accéléré le pas. Il pensa : elle va changer de trottoir. Il ne lui en laissa pas le temps. Elle se soumit à la main qu’il posa sur son épaule.

— Je n’aime pas te voir chez moi, dit-il. Elle s’était à peine arrêtée. Elle dit : je n’y reviendrais plus si c’est ce que vous voulez. Il n’aima pas ce regard obscène.

— Je te soignerai au couvent, dit-il en lui rendant sa liberté, ou bien ce fut elle qui se dégagea, violant sa volonté d’être compris, ce qui l’empourpra.

— Je ne suis pas malade, dit-elle. Et elle s’en alla, véloce et incertaine. Il l’avait presque vaincue cette fois. Elle n’échappait qu’au temps qui lui restait à se rebeller contre ses avances.

— Un mot ! dit-il en levant la main derrière elle. Elle se retourna pour lui tirer la langue. Il rit. Pierre, qui assistait à la scène et se reprochait son impuissance à en changer le sens, pensa pendant un instant qui put durer une fraction de seconde que son père était un salaud pour une raison de plus. J’ai tort d’y penser, se dit-il, prenant le temps cette fois d’y croire et il descendit saluer le docteur.

— Qu’est-elle venue chercher ? demanda celui-ci en recevant le baiser sur la joue.

— Rien, dit la femme du docteur, elle veut seulement voir les livres. Le docteur haussa les épaules.

— Je lui ai déjà expliqué qu’elle n’y comprendrait rien, dit-il.

— N’empêche, fit la femme du docteur. Pierre remontait dans sa chambre. Il haïssait la vie maintenant, il en était sûr, il n’y avait aucun espoir de changer ce sentiment pour un autre, pas même le désir patriotique qui fleurissait sur les livres en ces temps de disette mentale. Elles se fanaient ailleurs, peut-être au fond de l’âme de chacun, mais il avait renoncé à ce voyage. Son nouveau credo, si difficile à mettre en application : je ne suis moi que quand je ne pense plus à eux.

 

Mais comment se fermer ?

Et pourquoi ne pas avoir peur d’y réussir parfaitement ?

Son esprit vaticinait. Il se coucha tout habillé et s’immobilisa, semble-t-il, en lévitation tremblante au-dessus du lit. Un peu d’amour peut-être, un peu de cette profondeur qui doit laisser des traces même au niveau du cadavre qu’on devient. La fille ne manquait pas de charme. Il en avait décortiqué l’anatomie dans la bibliothèque. Ses mains pouvaient m’arrêter. Il sentait ce mouvement vers elle, si différent de tous les voyages qu’il avait entrepris jusque-là. Mais ce n’était plus un voyage. Les voyages disparaissaient sous cette couche de bonheur. Il la voyait en prêtresse de sa nouvelle religion. Ils œuvraient ensemble dans l’inexplicable, ce qui lui épargnait cet autre effort d’imagination qui n’eût été qu’une perte de temps ou se serait en tout cas soldé par le sentiment d’avoir fait fausse route et de ne plus pouvoir rien en dire. La nuit était exactement noire. Les étoiles disparaissaient sans explication à la fin de l’été. La lune pouvait couler de ce ciel intolérable, il connaissait l’endroit des coulures, les mêmes façades d’un bout de l’hiver à l’autre, pointues et obliques, inattendues. Le ciel coulait aussi, par gouttes inépuisables qui provoquaient la crue des rues et des impasses aussi bien que l’étiage des existences du trottoir. Il n’y avait rien dehors et puis soudain le ciel s’illuminait, l’air transportait des chocs contradictoires, le vent se stabilisait à la hauteur des halos qui fleurissaient en bivouac, il entrait dans la chambre par petites lampées, il nourrissait cet intérieur déjà peuplé par des vents contraire à la réalité et Pierre, muet et poltron, assistait à ces luttes en amateur d’ombres propres, ne les expliquant pas, ne voyant plus aussi distinctement que tout à l’heure le dessin atrocement ressemblant des feuillages qui alourdissaient sa vision s’il mettait le nez à la fenêtre pour mettre fin à sa douleur de n’exister que par rapport à cette habitude de la nuit. Sa mère montait pendant le feu. Il ne la regardait pas. Elle portait le verre dont il buvait le contenu presque goulument, en tout cas bruyamment, se remplissant de ce bruit qui entrait en lui et s’y apaisait aux antipodes de son angoisse. Ce feu était en train de supprimer des vies. Sa mère lui offrait des mains vides et il les pétrissait. Cela pouvait durer des heures. Ou ne pas durer et elle venait pour rien même s’il lui demandait de rester, parce que les mains étaient aussi devenues une habitude. Puis la nuit retournait au silence. À l’aube, un aéroplane planait dans l’air. Ce rapetissement le fascinait. L’air. Les plans de l’air, l’aile en sustentation, le poids de l’homme comparable à celui d’un insecte. Il se pencha à la fenêtre. La voiture était attelée. Il avait oublié que c’était le jour où Constance le quittait. Il avait suffi d’une nuit. Ou d’avoir réussi à ne plus y penser.

 

Minuit onze

Cher arrière-grand-père, un siècle sépare ton enfance de la mienne. J’ai écrit ça cent fois et comme c’était « très mal écrit » j’ai pris une torgnole façon maman-en-a-marre-de-baiser. C’était il y a un siècle. Ça fait deux. Et sur cet horizon comme la corde du funambule j’ai cru apercevoir mon futur lecteur. J’ai fait des signes, mais ce qui n’existe pas encore, on n’y peut rien, n’existe toujours pas.

— Ça te fait quoi de retourner en enfance et de l’écrire alors que le XXIe siècle est bien entamé… ?

— Je te remercie, Johnny, de me poser la question maintenant que la fenêtre est sécurisée de l’intérieur. Je sais même pas comment tu es entré…

— Par la porte !

— Bon. Je vais pas chercher à comprendre pourquoi je suis là et pas ailleurs. J’ai jamais fait de mal à quelqu’un. On peut aussi dire j’ai jamais fait de mal à personne. Je me veux du mal, mais ça ne regarde pas que moi. Voilà ce que je pense de la caverne où s’enculent néanderthaliens et sapiens.

— Y vont pas tous comprendre…

— Je voulais être seul et je suis enfermé. Un siècle que je me donne pour arriver à la cheville de Céline. Un en avant et un en arrière. Et moi au milieu comme l’an zéro. Mon ère est entrée dans l’Histoire de ceux qui n’en ont pas.

— J’ai vu le film.

— Cent fois et cent torgnoles de la part d’une créature de Dieu qui a le pouvoir d’enfanter alors que l’homme est condamné à l’onanisme non plus dans un bocal mais n’importe où dans la rue ou dans les bois. C’est à qui prend le pouvoir là-haut. Et entre deux branlettes bukowskiennes je bosse dans la production de fibres synthétiques destinées à l’alimentation des théories complotistes.

— Mais c’est quand que tu trouves le temps d’écrire à ton aïeul… ?

— Que je lui écris pas ! Il est mort depuis longtemps. Je l’ai même pas connu tellement j’étais pas dans les plans.

— Merde ! C’est vrai ! J’y avais pas pensé…

— Que j’y pense, moi. J’ai même été jusqu’en Mongolie pour trouver du nouveau. J’avais la prosodie et la manière.

— Et qu’est-ce qui est arrivé… ?

— Ah ! C’est moins clair que ce qu’arrière-grand-papa a dû supporter pour pas mourir avant la guerre. Ça devient même obscur plus je m’approche. Qu’est-ce que je fous ici ? Devant les vitrines, dans les allées des musées, sur les bancs des centres culturels, dans l’isoloir et sur la route en compagnie de créatures qui savent même plus parler et qui font de la musique pour en dire quelque chose qui soit pas trop con. J’ai même essayé le vol plané. Je passais d’un écran à l’autre sans inquiéter le voisinage. J’ouvrais les yeux et j’y étais. Et quand je les fermais, j’étais plus là.

— Et où que t’étais, mec… ?

— J’en sais rien ! Quand on est plus là où on devrait être physiquement on sait pas où on est. Et quand les yeux s’ouvrent (ce qui veut pas dire qu’on fait exprès de les ouvrir volontairement) on s’en veut d’être encore là… C’est cet encore là qui donne un sens à mon existence. Peut-être au rythme des jours. Ou des mois que je suis payé au mois. Des vacances d’été avec ou sans slip. Des séparations. Des retrouvailles. Des pages. Celles qu’on écrit et celles qui s’écrivent sans nous.

— T’as toujours hésité entre poésie et philosophie…

— Et maintenant je suis même pas digne d’être jugé !

— Ils t’ont privé de procès.

— Ni Kafka ni Faulkner ! J’arrive en ambulance et je vis en chaussons de sécurité XXL. Elle est où la sortie ?

— Yen a pas…

— Sûr que si elle est pas dedans elle est nulle part ! Et c’est à l’intérieur qu’il faut chercher. Parce qu’il n’y a plus d’extérieur.

Voix dehors — C’est qui gueule nom de Dieu ?

Voilà où j’en étais. Après des années de recherche et d’analyse. Le type dehors sait que c’est moi qui gueule. D’ailleurs je suis le seul à gueuler ici. Mon corps oppose une résistance aux substances antivocales. Ya une dose à ne pas dépasser sous peine de détruire ce que j’étais et de recommencer ce que je suis devenu. Imaginez leur transe !

Voix dehors — Ya pas moyen de l’empêcher de gueuler ? Roger ! Vous êtes sûr de ce que vous affirmez dans votre cadre scientifique ? Nous on en a marre de l’entendre gueuler jour et nuit ! Nous sommes la Voix du dehors, nom de Dieu ! C’est quand qu’on sera autorisé à prendre l’air ? Allô ! Allô ! (clic) Ils ont raccroché ! Enfants de pute ! Marre d’être seuls dehors ! Et cette peur de pousser la porte de l’extérieur ! Faites-le taire ! Donnez-lui de quoi écrire !

Dedans ! Dehors ! Ils ont que ces mots-là à la bouche. « Où êtes-vous, nom de Dieu ?

— Je suis là (ou ici).

— Et céoula ?... si on peut savoir… »

Je sais pas où c’est mais j’y suis. Majeur et vacciné. Que j’ai reçu l’attestation. Voyagez maintenant. On était devant la vitrine de l’atalante, Myriam et moi. On avait le fric, là, dans la poche. Ça me donnait des sueurs. J’ai vu passer Muhammad et ses tripes. L’autre avec sa tête au bout du bras. Vous voulez entrer parce que je sais pas si vous êtes au courant mais là : vous êtes dehors. On est entré. L’atalante nous a offert deux sièges multiusages. Il a sorti les dépliants et les a étalés sur le bureau qui nous séparait. La Mongolie. Yavait une réduc. Ça tombait bien. C’était là qu’on voulait aller. Ce type le savait déjà ou alors c’était écrit sur notre front. Myriam a caressé le visage d’un Mongol qui souriait comme s’il avait oublié qu’il était Mongol.

— Ils sont pas tous aussi beaux, dis-je, histoire de relativiser.

— Si monsieur est attiré par la beauté des enfants, la finca Rosa de Lima…

— J’aime les gosses, mais pas à ce point…

— Monsieur me dira… le moment venu…

— Y viendra pas, dit Myriam. Monsieur ne baise qu’avec moi. Je lui rappelle sa mère.

— Sans les torgnoles.

— Ça fait combien… ? dit Myriam qui aime pas en parler.

L’atalante tapote. Son visage clignote. Ya une réduc. On le savait déjà.

— Ils enferment toujours dans des cercueils Coffin Jo… ?

— Cette époque est révolue, monsieur ! Ça vous fera dix mille kepoks…

— Pour les deux ! s’écrie Myriam.

Le type jouit. Il en réussit deux ou trois par jour. Ensuite, il rentre chez lui épuisé. Je connais ça, mais dans un autre domaine.

— Vous prenez… ? dit-il en poussant le TPE.

— Si on prend !

On a pris. Deux allers et retours pour Oulan-Bator et ses environs. Repas compris. Avec possibilité de communiquer par cybermerde avec les aïeux de notre choix.

— Si tu choisissais ton arrière-grand-père Pierrot… ?

Elle disait pas qui elle avait choisi. Mais c’était pas inclus dans le roman que j’étais en train de mettre noir sur blanc. On a appuyé sur des boutons avant d’embarquer. L’hôtesse nous avait prévenus que c’était définitif. Elle disait ça pour moi : un arrière-grand-père ? la Grande Guerre ? le surréalisme et la lutte des classes ? Elle a pas éclaté de rire mais elle a mouillé ma carte d’embarquement avec ses petits doigts jaunes de chrome hérités de Gengis ou Kubilaï (je suis sûr qu’elle hésitait) / en tout cas ça m’a fait bander et je me suis pris pour Dick, mais ça se voyait pas tant que ça contrairement à ce que Myriam me reprochait en léchant mes lobes. Elle peut pas s’en approcher sans les lécher. On était dedans. Et ce que je savais pas, c’est qu’on allait pas en sortir. Pas facile de communiquer avec un aïeul et de voyager en même temps avec une idée fixe dans le crâne.

— Vous aimez pas le Khuushuur ?

— Un peu gras…

— Je vous sers un arkhi ?

— Zavez pas du calva… ? »

Je dis ça pour la couleur locale qui énerve Lowry jusqu’au meurtre de l’éditeur. En bas, alors qu’on était dedans et qu’il était interdit d’en sortir, la Chine étalait ses forces vives et son eau de vaisselle anthropologique. Pas de missile en vue cependant.

— Tu peux arrêter de te pisser au froc, dit Myriam. On va atterrir…

J’avais plutôt l’impression d’alunir, mais le moment était mal choisi pour critiquer. Surtout que Bat Bat nous attendait et qu’il eût été inconvenant de ma part de débiner ses origines certifiées. L’hôtesse me fit signe que j’avais qu’à patienter dans mon froc. Il était temps de se ceinturer, ce que je fis avec application. J’avais aucune idée de la marque du zinc.

— Si vous avez besoin ou envie d’une douche, dit Bat Bat après nous avoir communiqué son odeur de bouc, c’est maintenant ou jamais.

Yavait des douches à l’aéroport. 5 kepoks la minute. Et une vodka à la sortie, qu’on le veuille ou non. La même hôtesse m’a félicité pour la vigueur de mon apparence. Croisée dans un obscur couloir que je m’attendais à traverser dans la plus grande solitude, histoire de me préparer à chanter avec les loups. Qu’est-ce qu’elle foutait dans l’autre sens ? J’en savais rien, mais ça m’a inspiré et je lui ai parlé de mon arrière-grand-père Pierrot qui avait lui aussi répandu sa semence au petit bonheur. J’avais pris du retard. Je suis sorti. Bat Bat avait coupé le moteur de sa moto et Myriam montrait ses longues jambes, assise sur une murette qui donnait à manger aux pauvres en période de disette hivernale. Mais c’était l’été. Le soleil souffrait d’une sclérose en plaques. J’avais bien fait de me rhabiller.

— Ah la la ! que je m’exclamai. Je sais quand j’y entre mais jamais quand je vais en sortir.

Je parlais de la douche et Bat Bat comprit erronément que j’évoquais le corps furtif qu’il avait vu sortir des douches hommes alors qu’il en avait pas les caractéristiques. Je crois que Myriam s’est aperçue de rien. Si j’avais su à ce moment-là qu’elle attendait un enfant, j’aurais pensé autrement et j’aurais pas cherché à éviter son regard, ce qui la troublait. Bat Bat se prit un retour de kick en jurant. Puis le moteur se mit à pétarader dans le silence de la cité encore déserte à cette heure matinale. Déserte dehors, parce que dedans…

— Vous avez bien communiqué ? m’avait dit l’hôtesse.

— Dommage que ça s’arrête à la sortie…

— On propose un abonnement…

— Pas gratos…

— Deux jours gratuits. Après c’est…

Myriam tiqua. Elle avait communiqué avec qui je sais pas mais elle avait pas envie de continuer et elle se demandait ce qui motivait la mienne de poursuivre pendant au moins deux jours les chimères du réseau interlude.

— T’es sûr que c’est ça que tu veux ? dit-elle alors que Bat Bat s’impatientait.

— C’est pas des voix que j’entends, expliquai-je. Un siècle ! J’ai même pas idée de ce que ça représente…

— Cent ans.

Elle expliquait pas mais le compte y était. J’ai signé sur le dos que l’hôtesse m’offrit. Je crois que c’est à ce moment-là qu’elle a décidé de me coincer dans la douche. Myriam poussa la porte des douches dames et disparut. Bat Bat ne s’était pas douché depuis des lunes, mais comme il avait pas l’intention de renouer avec Myriam, vu que ça déplairait à Tsetseg, il a refusé mon offre amicale d’un geste aristocratique. Ou bien il se doutait que j’allais vivre un instant de bonheur physique dont il ne souhaitait pas me priver. Dedans/dehors. C’est comme ça que ça se passe. Et à la fin on fait plus attention qu’une fois dedans le dehors est encore dedans. J’avais pas la tête à y penser tellement j’avais besoin de répondre à la question de savoir ce que A et B avaient dans la leur, de tête. En admettant qu’ils la partageassent.

 

Un siècle ! Et puis un autre avant d’être enfin lu ! Le psy me regarda comme s’il avait d’autres raisons de pas me voir.

— Sur quel bouton vous avez appuyé ? dit-il. Le vert ou le rouge ?

— Ni vert ni rouge ! C’était écrit dessus ce qu’on voulait…

— Ils savaient ce que vous vouliez… ?

— Ils savaient ce qui pouvaient me faire hésiter. Yavait plusieurs boutons et on avait le choix. Mais en une fois.

— Ça vous a angoissé, ces possibilités de vous tromper… ?

— Je suppose qu’ils savaient que j’allais choisir cette possibilité romanesque de sauter un siècle en arrière sans quitter le domaine familial.

— C’était quoi, les autres choix… ?

— Myriam, l’hôtesse, Tsetseg, A et enfin B.

— Et vous avez choisi Pierre, votre arrière-grand-père…

— Ce qui m’a pas empêché de voyager.

— On n’a rien fait pour vous en empêcher, nous. Mais les autres… ?

— J’avais envie de vivre ! Des fois non mais le plus souvent je me réveillais avec cette envie de savoir où j’en étais et jusqu’où je pouvais aller avec mes propres moyens. Rien dans les veines. Mes récepteurs étaient de mon invention. Je me souviens pas quand j’ai procédé à leur fabrication, mais j’ai usiné l’exacte réception de mes impressions présentes et à venir.

— L’enfance, peut-être…

— Je vois pas à quel moment, mais comme elle est aussi celle des lieux où je l’ai vécue, il est probable que je me suis mis au travail alors que je savais à peine lire et écrire. J’étais le portrait craché de mon arrière-grand-père. Physiquement. Pour le reste, je veux dire pour ce qui était du contenu, j’en savais sans doute rien ou en tout cas pas assez pour en faire un personnage crédible.

— Il fallait qu’il se passe quelque chose de…

— Une guerre ? Mais on peut même plus espérer ça de nos jours !

— Que s’est-il passé alors qui a fait que… ?

— C’est les Mongols et leur unique compagnie d’aviation ! Les seuls qui vous proposent d’appuyer sur le bouton de votre choix. On a peur d’être éjecté, façon soviétique. La plupart des voyageurs déclinent l’offre et se jettent dans leurs sièges en se reprochant des tas de choses que si je les écrivais ici on me prendrait pour Houellebecq. Moi, ça m’a tout de suite sidéré. Je m’attendais pas à trouver ça chez des Mongols. Le bouton ‘Pierre’ était fait pour moi. L’hôtesse dégrafa son soutien-gorge et me permit de sucer un peu son lait, sans exagération, et je me suis prêté à ce jeu en attendant de me vendre au plus offrant, que c’était pas le moment, loin de là ! Je savais pas ce que j’allais endurer pour avoir moi aussi le droit de faire le trottoir rue Sébastien-Bottin. Je haletais, la bite dehors et bien dressée, tigresse qui monte sur le tabouret sous la menace du fouet sinon elle me bouffe mes tripes spartiates.

— Appuyez enfin ! m’encouragea l’hôtesse jaune. Ya du monde au portillon !

Du monde, il y en avait. La carlingue commençait à donner des signes de fatigue. J’en ai conçu un vertige que vous pouvez pas savoir ce que c’est de tomber dedans alors qu’on sait comment ça se termine d’habitude.

— On vient vous chercher et du coup vous ne partez plus, c’est ça ?

— Tout juste mon colonel ! Et j’avais pas envie de pas partir cette fois. Ou j’appuyais sur le bouton qui m’était destiné ou j’avais plus qu’à rentrer chez moi la queue entre les jambes, chien que j’étais si ça arrivait !

— Mais c’était pas chez vous…

— C’est bien le problème ! Je rentre mais pas chez moi. Et si j’en sors je reviens. Entretemps, j’ai acheté deux ou trois merdes sur Amazon.fr et j’ai subi une fois de plus une insatisfaction indigne de la pire des masturbations. Vous savez où c’est, la Mongolie ?

— Je sais, mais je n’y suis jamais allé car ma femme…

— Coupez. Fondu au noir. Mandale se ramène avec une vieille Arriflex qui a filmé les jambes d’Adolf aux prises avec celles d’Eva. Zavez vu le film ? Du Mandale craché morceau. Je conseille si on est pas fan de Scorcèse. Vous savez que Welles savait mieux faire rire les femmes que les filmer ? On peut parler cinoche si mon arrière-grand-père vous fatigue. Quel temps il faisait à l’époque ! Entre Bergson et Clémenceau. On avait jamais tué autant depuis le Déluge. La boue. J’ai retourné ce mot dans tous les sens. Je me demande encore comment que Sartre n’y a pas pensé avant moi.

Yavait des papillons à la fenêtre. N’osaient pas entrer. Le rideau leur chatouillait les ailes. J’avais envie de vivre. Je venais de me réveiller. Combien de temps j’avais dormi ? Un siècle ? Mais j’étais seul. Seul avec mes écrits. Écrits I, II, III, IV, V… et suivants.

— Tu veux vraiment pas que je te filme en train d’écrire ? dit Mandale.

— Je viens à peine de me réveiller. J’ai les couilles pleines de rêves. Je ferai ça en me brossant les dents. Pour le rythme…

Il rembobine. Ce sera pour une autre fois.

— Je veux pas qu’on me filme, hurlai-je dans la salle de bain. Je veux qu’on me lise !

Mandale hocha sa grosse tête de penseur épicurien. Les choses qui dépendent de moi… Yen a un tas. Tellement que j’aurais pas assez d’une vie pour les énumérer.

 

*

* *

 

Gros tas de merde ! que j’y gueule dans l’oreille. T’en veux plus comme je veux ? Je vais t’enseigner le respect du fils de Dieu-image !

— C’est comme ça que vous… aimez ?

— Aimer, aimer… C’est facile à dire. Des fois oui des fois non. Ça sert à quoi d’avoir un cul si on s’en sert pas quand on veut ?

— Mais… elle ne voulait pas… Le rapport de la police mongole…

— Parce que vous croyez le mongol plus que le français ? Je parle pas le mongol. Vous non plus d’ailleurs. Je comprenais pas sa langue, mais je la tirais. Il faut tout lui faire, à la femme mongole. Sinon elle comprend pas qu’elle est une femme. Et pour couronner le tout, la moto de Bat Bat lui tombe sur le pied alors que c’est pas prévu par l’assurance. Du coup il en veut au bon Dieu, que c’est pas le même que nous, celui qui se rinçait l’œil dans la Somme ou aux Dardanelles, entre autres lieux historiques datés et certifiés. La moto n’avait rien, mais le pied de Bat Bat gonflait dans la babouche. Moi je savais pas comment on fait quand ça arrive, ce genre de choses. En plus en Mongolie. L’éditeur voulait me forcer à changer le nom du pays. J’ai dit, pour le taquiner : si on mettait France ?

— Vous n’y pensez pas ! Ma réputation… Inventez en un…

— Région… J’aime bien Région.

— C’est déjà pris. Yoknapatawpha aussi c’est pris. Macondo…

— Si on l’appelait Mongoli, sans e ? Ou avec un y à la fin… ?

On a discuté comme ça des heures. Pendant ce temps, le temps passait. On a fini par le perdre. Et ça nous énervé. D’autant qu’on pouvait très bien remplacer Mongolie par Chine sans rien changer au sens général de l’ouvrage.

— Mais c’est que la Chine c’est beaucoup plus compliqué que la Mongolie !

Qu’est-ce qu’on peut faire de beau avec un tel éditeur ? Ni de bien d’ailleurs. On est sorti et c’était l’heure d’aller au cinéma. Mandale nous attendait à l’entrée. Il avait pas de moto. Il avait peur de chuter et d’esquinter sa caméra. Cette idée le rendait mélancolique. Myriam lui dit :

— Ya personne ?

— Non, personne.

— T’as pas fait de la pub ?

— Si que je l’ai faite !

— Où va l’argent public !

C’est moi qui critiquais. Moi qui ne touchais rien pour mener à bien mon œuvre non-cinématographique. J’ai pas dit anti pour ne vexer personne. Yavait personne et qu’est-ce qu’on pouvait y faire ?

— Toi au moins, dit Mandale en allumant sa pipe, tu as ton arrière-grand-père…

— Si on peut dire… fait Myriam.

— T’appuies sur un bouton et hop ! allô papy ! Et sans savoir un mot de mongol.

On a attendu. Personne ne venait. Et ceux qui passaient étaient pressés de pas s’arrêter pour écouter le baratin de Mandale.

— En Mongolie, dit Myriam mais je la laisse pas continuer :

— J’irai en Mongolie si je veux !

— Faudrait savoir, dit Mandale qui crapote en regardant passer sans baratiner.

J’hésitais. A et B voulaient ma peau. Et où me l’arracher sinon en Mongolie qui était leur pays ? Pourtant, ça m’obsédait, cette histoire de cadavre que les flics voulaient pas me croire. Je tenais le succès de la saison mais je me sentais pas à l’aise si près de l’eau.

— Comment que tu pêches si ya pas d’eau ? dit Myriam en riant.

— Ce qu’on est con des fois ! glousse Mandale qui commence à s’en foutre qu’il y ait personne.

— Tu peux pas dire il y a personne puisqu’il y a personne…

— Qu’est-ce que je dis à la place… en admettant que je sois en train d’écrire… ?

— Il y a quelqu’un mais il est pas là ! s’esclaffe Myriam.

— Et s’il y en a plusieurs qui sont pas là, tu dis comment, conasse !

La Mongolie au bout du stylo. Mon arrière-grand-père reprenait des couleurs. Celle de la vie. Mais A et B menaçaient de m’envoyer au diable si jamais j’appuyais sur un bouton qu’on trouve qu’en Mongolie. Ils corrompraient la petite hôtesse rabougrie et c’est elle qui mettrait fin à mes jours, mes maudits jours tellement maudits que je sais plus quoi en faire pour en écrire quelque chose qui interpelle enfin mes contemporains accessoires. Ce que c’est d’avoir des projets ! Mais Myriam avait beau montrer ses jambes, ni personne ni quelqu’un ne s’arrêtait pour jeter un œil sur les photogrammes que Mandale avait punaisées sur la porte du cinoche. On entendait les lampes chauffer.

— Bon ben on va rentrer, proposa Myriam en se frottant les mollets à pleines mains.

— Elle veut dire qu’on va te laisser seul, précisai-je.

Mandale mit sa gueule des mauvais côtés de l’existence.

— Putain de pipe ! maugréa-t-il.

— Du chinetoque, non… ?

— Avant j’étais communiste.

Maintenant, on s’en souvient. Ça laisse des traces. Ça part pas comme ça. C’est Swan qui va être jaloux. À l’époque de mon arrière-grand-père…

— Dis donc, Juju, ya pas plus court pour le désigner ? On voit que c’est pas toi qui tapes !

Mais ça n’amusait pas Mandale, qu’on rigole Myriam et moi. On savait même pas si on allait passer nos vacances en Mongolie ou à la maison. Pour la vodka, ça changeait rien. Mais pour les omoplates ? Mandale tourna la clé dans la serrure, si lentement que j’ai cru qu’il avait pas envie de la fermer, cette porte.

— Du monde, quelqu’un, personne, plusieurs, marmonnait-il. Si on allait en Mongolie ?

— Pour quoi faire ? dit Myriam qui sauta du trottoir sur la chaussée.

Ce qu’on est triste quand ya plus de raisons de pas l’être !

— Qu’est-ce qu’il voulait dire par « signe », le toubib ? dit-elle en jouant à Gene Kelly.

— « Signes », au pluriel…

— Mais ça veut dire quoi ? Que t’es barjot ? Et qu’il va falloir te soigner.

Elle émit un soupir de Maure en exil.

— Je l’ai déjà soigné, celui-là (parlant de moi) et je vous prie de croire que c’est pas une sinécure !

— Cinéma, dit Mandale qui n’était pas vraiment là.

— J’y peux rien, moi, si j’ai des signes !

— Ouais mais ça aurait pu être des signes d’autre chose !

— Du coup on va être obligé d’aller en Mongolie, dit Mandale. C’est moins cher, là-bas, les traitements hormonaux.

— J’ai pas des signes d’hormones !

Que si j’avais des hormones, je les portais aussi bien que mes ans. La forme. Et pas qu’en théorie. Je pratique avant d’affirmer, moi. Remarque que Mandale prit pour lui. Vingt mètres qu’on avait faits, et il pouvait plus avancer. Sous le pont, la Seine était noire. L’eau clapotait contre… A et B (qu’on n’appelait pas encore comme ça vu que Paul Auster se souvenait plus comment il appelait quand il savait pas ce qu’il allait en dire) s’amenaient de l’autre côté du fleuve, surgis d’une ombre encore plus noire que celle qui nous trahissait. Mandale frémit.

— C’est eux, Juju… ?

— C’est pas ce que je désire le plus en ce moment…

— Cochon !

Comme ils s’apprêtaient à traverser le pont, on a cru bon de passer notre chemin par le quai. Mandale suivait pas à cause du poids de la caméra. En plus, il essayait d’en bander le ressort. Pas facile de faire deux choses à la fois quand une troisième se profile à l’horizon. Il aurait fallu le transporter, mais ça plombe un Français qui se prend pour un Américain. Voyez Melville.

— Ils nous suivent ?

Regards furtifs. Halètements. On entend les soies crujir selon Almodovar. Myriam craignait de péter un talon dans les pavés. Et puis on voulait pas donner l’impression de fuir. Surtout si yavait des témoins aux fenêtres. Mandale en concevait des « montages d’enfer ». Comme si yavait pas autre chose à penser en ce moment de fin du monde.

— Parle pour toi, dit Mandale. Ils m’en veulent pas, à moi.

— Ils t’en voudront s’ils te pincent avec une caméra dans les mains.

— Mais j’ai pas bandé le ressort !

— Si vous cessiez de dire des cochonneries, les garçons !

Nous entrâmes dans le noir, sans transition, ce qui surprit Mandale en pleine mesure de l’indice de luminosité. On y voyait rien et il dit vous y voyez quelque chose ? Le bruit des pas était peut-être divisible par deux, mais ça disait rien sur le nombre de pieds, comme en poésie.

— Ils sont sur le pont, dit Mandale qu’on voyait plus tellement il était noir dans le noir. Ils regardent l’eau. On dirait qu’ils ne se parlent pas. Ils sont accoudés comme des frères jumeaux…

Accoudés. Jumeaux. Mandale prétendait faire du cinéma avec des mots. On avait vu le résultat ce soir.

— Et nous, dit Myriam qui avait elle aussi disparu, qu’est-ce qu’on fait… ?

— Avec rien pour s’accouder, fit Mandale que je soupçonnais d’euphorie.

Ils étaient accoudés en effet. On voyait pas leurs visages jaunes et taillés au burin. L’eau miroitait noire, sans vie en surface, mais dessous ça devait sniffer. Manquait plus qu’on voye passer un Russe avec un bras cybernétique et des dents en or. J’avais rien à agripper que le vide noir intense tao. Pendant une bonne minute, je me suis senti seul. Comme si on m’avait arraché mes vêtements et que j’étais redevenu enfant. Je m’attendais à être caressé et à renifler une odeur de tabac. Les signes remontaient à la surface. J’avais pourtant pas intérêt de m’exprimer à haute voix. Des choses que j’en avais à dire ! Et que j’avais dites un de ces jours maudits qui vous changent la vie en autre chose que vous savez pas encore ce que c’est parce que vous avez pas l’âge.

— Calmez-vous et buvez un peu d’eau…

— De l’eau ! En Mongolie ils boivent de la vodka et si vous êtes gentils avec eux ils vous la font pas payer cher. J’avais une peur bleue que Myriam ait perdu les billets de retour. Elle se souvenait jamais où elle les avait foutus. Ça me rendait fou de rage et…

— N’en parlons plus. Vous avez payé votre dette. Et vous n’avez pas recommencé depuis.

— Comment que j’aurais recommencé puisqu’elle existe plus, la Myriam ?

— Je voulais dire avec une autre…

— Je vous dis que c’était les Mongols qu’avaient fait le coup !

— Oui… sauf que ces Mongols n’ont jamais existé que dans votre tête…

— Où avais-je la tête ?

Ouais, je l’avais où cette maudite tête héritée de mon arrière-grand-père ?

— Vous avez écrit de fort belles choses à son sujet. Et très justes. Dommage que…

Ouais, dommage queue. On rêve de devenir Napoléon et un jour on se retrouve avec son chapeau sur la tête, comme quoi on est resté réel. On naît réel, on grandit réel et on meurt réel après avoir rêvé. Ils sont pas restés longtemps sur le pont. Mandale les suivait dans l’œilleton de sa caméra non bandée. C’était juste un œilleton. Sans lentilles. Aussi son œil avait conservé sa dimension enfantine. L’autre était fermé. Et un mégot pendait au coin de sa bouche. La joue était tendue à l’extrême. Mais le ressort était cassé. Cette nuit-là, il a couché chez nous, ce qui fait que Myriam et moi on a pas fait l’amour. Ça me manque encore aujourd’hui, doc.

 

*

* *

 

La populace était de sortie. Moi à la fenêtre. Je vis dans un quartier que je mérite pas. Surtout la musique. Au pas la chusma ! Ou ça sautille à s’en dévisser les lombaires. Qu’est-ce qui les amusait ce soir-là ? J’ouvre, je plonge ma tête dans le géranium et je vois la rue. Elle a pas changé. Elle me désillusionne chaque fois que j’y jette un œil. Un tuba accompagne une grosse caisse. Ou l’inverse. Les petits bourgeois moyens prétendent retrouver l’esprit des goguettes du temps de mon arrière-grand-père. Yen a une qui essaie de jouer de la clarinette mais elle veut se comparer à Benny Goodman et ça l’avantage pas. Ça sautille et ça marche en rond. Mandale traverse la foule avec sa caméra. Il a changé le ressort. Il veut plus que ça lui arrive, que ça lui pète en plein tournage, alors il a sommé le mécanicien de dépenser ses propres sous dans l’inox. Cette histoire lui a filé une sainte horreur de la rouille. Les gens s’imaginent qu’il les filme, mais ce qu’il regarde dans le viseur, c’est moi.

— Vous partez en Mongolie ? Ça vous gène pas si je prends le même avion ? En troisième classe comme ça on aura pas l’occasion de se croiser en allant aux chiottes. Je sais être discret si c’est ce qu’on attend de moi. Me dis pas que vous êtes en troisième vous aussi ?

— Et si c’est pas le même avion ?

— Dans ce cas on a aucune chance de se croiser en allant aux…

Myriam apparaît. En ce moment, elle cuisine chinois, des fois que ce soit pas trop loin de la Mongolie. Elle a deux jours devant elle.

— Donc c’est le même avion ! exulte Mandale.

Il sait tout de l’anatomie de Myriam et comment elle fonctionne, mais c’est pas bien gentil de me le rappeler. En bas, dans la rue, ça gigote marche funèbre nouvelle-orléans. Je veux pas voir ça. Myriam, elle, fait des signes par la fenêtre. Elle connaît du monde que je connais pas, et pour cause ! Mandale remonte le ressort qui tient le coup.

— C’est la première fois que je le remonte à fond. Il a besoin d’être rodé…

— Et tu fais ça chez moi, que j’ai rien pour pallier si jamais…

— Te bile pas, mon Juju !

Tu parles si j’ai le foie en rade. Et la vodka mongolienne importée de Russie va rien arranger. Je vais revenir sans foie. Et on va se demander comment je fais.

— Tu vois qu’il pète pas !

Le ressort tenait bon. La caméra en était toute tendue, comme les mollets de Myriam dans la jouissance. Elle confond l’amour et la bicyclette. Mais je lui en veux pas. On a pas fait les mêmes études.

— Il en est où ton arrière-grand-père ? demande Mandale.

— Où veux-tu qu’il soit ? Je sais même pas comment qu’il est réduit. Personne me l’a demandé. (sérieux) C’est ce siècle qui me travaille. Mais je crois que j’en ai déniché la seule écriture.

— Façon qui… ? Je pose pas la question pour t’embêter. Je voudrais éclairer ma propre chandelle…

— Elle en a tant besoin… ? T’es peut-être pas assez excité…

— Tu parles si je suis excité ! Mais je veux pas plagier. Je prétends rien d’autre que de prendre quelques leçons de la part d’un ami qui a inventé la machine à remonter le temps … sans ressort… comme cette merde que j’ai acheté aux Puces un jour que j’aurais mieux fait d’acheter autre chose…

— Ou rien du tout. Je connais ça...

En bas, ça se tortille napoléon. Je veux pas voir ça. Mais Myriam fait ce qu’elle veut avec ses amis. Je l’empêche pas. Mandale tourne un plan fixe de dix secondes pendant ce temps.

— Quand on sera en Mongolie, je te montrerai comment on fait pour remonter le temps. On se croisera avant en allant aux chiottes.

— Ça doit faire drôle de chier là-haut…

— Je l’ai déjà fait.

— Qu’est-ce que t’as pas fait que j’ai pas fait !

La populace s’excite. J’ai pas intérêt d’être là quand ils me liront obligés sur les bancs de l’école du Futur. Ça n’aime pas lire, le populo. Et ça se venge tueur si on est là.

— Tu seras mort quand ça arrivera…

— Si ça arrive…

Et plus je m’angoisse, plus ça martèle la grosse caisse et plus ça vibre dans le tuba ! Ça frappe des mains et ça encourage les gosses à crier comme des cochons à l’abattoir. J’espère qu’ils ont pas ça en Mongolie.

— Et s’ils ont pire ?

— J’arrête d’écrire et je bouffe plus de viande.

La soirée qu’on va passer un 11 novembre !

 

Le voyage

Il descendit. Constance était dans la cuisine, debout près de la table et elle buvait le lait chaud qu’il était venu chercher. Le docteur rafistolait une gourmette. Il était de mauvaise humeur. Pierre toussa pour s’annoncer. Constance ne lui laissa pas le temps d’exprimer le malheur où il se trouvait, elle dit : il me reste la maison, nous l’avons louée à des inconnus. Ils se reverraient à Castelpu où elle prenait pension chez l’aïeule.

— La guerre finira un jour, dit-elle, il y aura toujours cette maison et ce qu’elle ne contient plus. Le docteur resserrait un anneau dans les mâchoires d’une pince.

— Le mouron, expliqua Pierre en mettant un doigt dans l’accroche-cœur que Constance portait de préférence sur l’oreille.

— Tu ne seras jamais seul, lui dit-elle. Le docteur la regarda à la sauvette.

— Ça tiendra le coup, dit-il en éprouvant la gourmette. Il sortit pour finir de l’ajuster. Le cheval renâcla.

— J’ai vu un FT hier, dit Pierre.

Constance lui montra l’argent du voyage.

— Sans moi, dit-elle, tu ne voyageras plus. Il se retint de pleurer.

— Nous allons quelquefois à Castelpu, dit-il mais il était incapable de s’en souvenir et il en resta là quant à l’évocation d’un endroit qui n’avait pas encore toute l’importance qui l’y retiendrait un jour définitivement dans la seule perspective d’une mort tranquille

— C’est un long voyage, dit le docteur en le soulevant. Tu nous accompagneras jusqu’à la gare.

Il passa au-dessus de Constance. Les doigts du docteur lui labouraient les côtes sous les aisselles. Les mains de la religieuse se mirent à caresser son visage, comme affolée par cette rencontre.

— Aidez-moi ! cria le docteur.

Les bras de la religieuse le forcèrent à s’asseoir sur ses genoux. Le cheval apparut sur l’horizontale du tonneau où Constance avait posé une main. Le docteur fit claquer les guides.

— Ça tiendra, dit-il. Le tonneau arpentait le pavé de la rue. Sa mère était sur le perron, une main en l’air.

— J’ai l’habitude, dit le docteur, mais l’attelage est d’un autre temps. La religieuse ne dit rien. Elle ne caressait plus les joues de Pierre depuis qu’il pleurait. Elle avait seulement dit : si la guerre nous tombe dessus (comme un rhume !) il faudra aussi envoyer Pierre chez sa grand-mère. Constance n’y croyait pas. La guerre était immobile et inachevable.

— Elle a raison, dit le docteur.

 

Alors pourquoi s’en allait-elle ?

Elle-même n’expliquait rien. Elle ne se révoltait pas. C’était pourtant dans sa nature, la révolte. Elle se soumettait parce qu’elle était vaincue.

— J’ai vu un FT hier, répéta-t-il. Il semblait dormir sous les pommiers. Le chemin était détruit. Il avait emprunté le fossé mais un soldat lui avait interdit d’entrer dans le verger.

— C’est les pommes de mon père, dit-il. Le soldat dit qu’il s’en fichait. Il mangeait toutes les pommes qui lui faisaient envie et quelque fût le propriétaire.

— Ton père n’est pas général ? demanda-t-il et Pierre dit non. Alors… fit le soldat et il croqua une pomme. Il mangeait sans se soucier de son apparence. C’était humiliant. Pierre ne trouvait pas le mot mais il sut exprimer parfaitement cette humiliation.

— C’est une machine, dit Constance qui en avait entendu parler.

— Un jour, ils réussiront à la faire voler, dit le docteur, et alors, malheur sur nous ! La religieuse se signa puis le bras revint à sa place sur les côtes de Pierre.

— Il faut bien qu’on se défende, dit-elle. Le docteur n’aimait pas ces conversations et il le disait toujours avant d’y entrer, comme il disait, avec ses gros sabots de fils de la terre. Mais la religieuse ne prétendait pas ouvrir les portes de la conversation dont elle n’avait jamais été que le témoin affligé. Le bras quitta Pierre encore un instant. Il ne le regarda pas. Un instant après, il était revenu à la même place et Pierre n’avait toujours pas exprimé son désir d’être enfin libéré de cette étreinte.

— Nous avons aussi un cab, dit-il, mais c’est le même cheval.

— Le même attelage aussi, dit le docteur. Il se mit à parler de ces rafistolages. Il aimait les solutions et ne mettait jamais beaucoup de temps à les extraire de l’objet mis en question par le bris d’une pièce, ou son absence, ou son fonctionnement, son laisser-à-désirer. La religieuse souhaitait seulement qu’il n’agît pas de la même manière si c’était le corps de l’homme qui était en question et il en était beaucoup question par les temps qui couraient.

— Oh ! fit le docteur, en temps de guerre… il n’acheva pas. L’aéroplane revenait.

— C’est une sorte de Brabant, dit le docteur en levant la tête.

— Je te crois, dit la religieuse. Le docteur cessa de regarder la machine volante.

— Vous me croyez ? dit-il. La religieuse pouffa.

— Non, dit-elle, pas vous. Le regard du docteur virevolta dans le ciel avec l’aéroplane.

— Je croyais, dit-il.

 

Minuit douze

Dédé et Dodo posent le pied en même temps sur le tarmac. Défonce-moi-le-cul & dore-moi-la-pilule. Rien de plus dissemblable dans le genre humain. La taille est la même mais Dédé est gros et Dodo est laid. 5/5. Nergüi rajuste son bonnet et saute par-dessus le guichet. Dodo et Dédé voient la culotte et les semelles à talons de Nergüi claquent sur le faux marbre de l’antichambre. Un flic mongol attend. Il reconnaît les Français à leur accent. Le gros et le laid. Il fait signe à Nergüi de se manier. Elle trottine sur le marbre faux en dalles disjointes. Ils arrivent. Portant chacun une valise la même et le sourire aux lèvres. Ils parlent en même temps. Anglais approximatif, note le flic mongol. Il s’incline et indique le couloir qu’il faut emprunter. Dociles Dédé et Dodo s’y enfilent. Le flic les suit, Nergüi suit le flic et la porte du service de police se referme automatiquement. Les talons de Nergüi claquent. Dédé et Dodo disent (en anglais) qu’ils ont fait bon voyage, ce qui est faux, car ils ont fait un mauvais voyage, on ne pouvait pas, au départ de Paris, imaginer que ce serait mauvais et qu’on dirait à l’hôte et à l’hôtesse que ce fut un bon voyage. Dédé est gros et Dodo est laid, sifflote le flic dans sa grosse tête penchée un peu sur son épaule droite, puis gauche, jamais verticale entre les épaules. Nergüi a un beau cul. Elle trottine derrière lui mais il sait qu’elle a un beau cul, un cul-yourte avec la meute des loups nocturnes dans la nuit charismatique olé olé. Il revient d’Andalousie et a le nez qui pèle. D’un coup, il passe devant. Dédé et Dodo se sont presque arrêtés (ici, Mandale montre le mouvement en exagérant un peu pour que le flic comprenne qu’on est au cinéma même si la question de la distribution n’est pas encore réglée) et Nergüi moins deux leur fonce dedans entrainée par l’énergie accumulée depuis que l’ordre de mission lui a été remis solennellement par la hiérarchie. Tout ça (dit Mandale) pour ouvrir la porte d’un bureau où Dédé et Dodo vont pouvoir prendre un café en attendant d’être formellement identifiés.

— Prenez un siège chacun, dit le flic dans un anglais olé olé.

— Que voulez-vous qu’on en fasse ? dit Dédé en français et en riant.

— Je vous amène le corps d’un café, dit Nergüi. J’ai une heure d’avance sur vous, messieurs-dames. Je l’ai mis sur le feu avant de (elle se souvient de tout maintenant) olé olé.

— Nous aussi c’est l’Espagne, dit Dodo (le laid), mais en zone civilisée (il rit) olé olé.

— Un sacré problème de fond, A et B, fait le flic qui examine les données sur un écran qui parle russe olé olé.

— Je vous le fais pas dire ! s’écrie Dédé qui ne cache pas ce que lui inspirent ces deux entités austériennes.

Le café. Les petites cuillères de collection niveau touriste olé olé. Dédé touille et Dodo grouille. Yen a un des deux qui n’aime pas le caf’. Lequel ? se demande Nergüi en dépiautant des emballages de biscuits au beurre importés de Vladivostok en Normandie. Elle a passé une mauvaise nuit à cause des démangeaisons camarones de la Isla. Dédé pense que c’est une pute et Dodo l’imagine mariée à un cadre de l’industrie horlogère. Elle fait tic-tac dans sa tête, se chantonne-t-il sans rien laisser paraître de sa joie érectile.

— A et B sont connus de nos services, dit Dédé.

— Et des nôtres alors ! coupe le flic qui décline son nom : Nergüi.

Dédé et Dodo ont bien connu des Dominique, alors… ? Leurs jambes se touchent. Le bureau est étroit (Mandale montre comment il est étroit mais le décorateur n’est pas encore engagé) / la fenêtre automatique chinoise ne marche plus comme quand elle était russe, dit le prospectus. Dodo le remet (le prospectus) où il l’a trouvé et Nergüi s’emploie à bien le remettre comme il était / Nergüi (je complique un peu, dit Mandale, mais c’est pour la bonne cause : il dit pas laquelle) éteint l’écran et revient avec un air si satisfait que Dodo oublie sa douleur de tripes à la mongole.

— On va pouvoir y aller alors, dit Dédé qui se lève. Il essuie son front.

— Voilà qui est bien parlé ! fait Dodo.

— Avant j’étais machiniste, dit Nergüi.

— On t’a rien demandé ! Coupez.

Pendant ce temps, A et B révisaient la Poulemiot Kalashnikova Tankoviy, assis au bord d’une tourelle sans rien dessous que les murs délabrés de leur maison familiale (je n’invente rien). Fondu au noir. Titre : Quand j’en aurais envie je te le dirai ! Diaphragme sur le visage un peu fatigué de Myriam. Tsetseg touille dans la même gamelle et une fillette secoue les bois dessous, éparpillant des brandons qu’elle écrase avec la tapette à moustique.

— Où c’est-y que vous allez en vacances ? demande la Mongole que les jeux de la fillette inquiètent mais pas plus que ça.

— On n’est jamais allé en vacances, dit Myriam.

— Vous êtes en Mongolie…

— J’ai pourtant pas l’impression…

Coupez. Un spectateur : Vous en avez pas marre de couper quand ça devient intéressant ? Bat Bat s’est déchaussé. Odeur de Mongol déchaussé.

— Ils sont arrivés à midi, précise-t-il. Nergüi les a reçus comme des ministres. Ensuite, ils ont pris un taxi et je les ai perdus entre deux yourtes. C’est cette maudite moto ! Je peux plus m’y fier. Avant…

— Ils vont se rappliquer ici et me poser des questions… que je saurais pas quoi répondre si je les connais pas d’avance… J’en ai peur… et quand je dis peur…

— On aurait pu monter. Mais après… Ils ont une Poulemiot Kalashnikova Tankoviy. C’est moi qui la leur ai vendue… (il rit) Mais ils ont pas le char qui va avec !

— Qu’est-ce que tu mets sur tes pieds pour qu’ils sentent pas ?

Une Poulemiot Kalashnikova Tankoviy. Comme celle que j’avais au cul en Afgha. On a bien fait de pas monter. Ou mejor dicho : la moto de Bat Bat a bien fait de tomber en panne pour la première fois de sa longue existence servile. Qu’est-ce qu’ils me voulaient Dédé et Dodo ? Au moment où je suis en relation écrite avec mon arrière-grand-père mort entre les deux guerres pour aucune cause d’intérêt national. Quelle époque ! J’ai rien appris du métier des autres ni du chômage qui fait travailler les fonctionnaires et les méninges de la classe politique et médiatique. Comment j’ai fait pour avoir un fils ? Et surtout pour le mériter comme le prétend Myriam ?

— Mangeons ! dit Bat Bat qui s’est rechaussé sans trahir les secrets de ses aïeux question tatane.

— Qu’est-ce qu’elle a, la moto ? dit la fillette.

Je sais pas comment elle sent quand elle va au lit, celle-là, mais elle veut tout savoir ! C’est comme ça qu’on devient connu.

— Il en est où ton arrière-grand-père ?

— Faut que je recharge. Et j’ai pas de terminal sous la main.

— On descendra à dos d’âne, dit Bat Bat qui s’en fout des apparences.

— Tu possèdes un âne en plus de la moto ?

— J’en ai même deux, pour au cas où un tombe malade.

— Mais dans ce cas, dit Tsetseg, vous en aurez un chacun.

— Et si yen a un qui tombe malade…

— On monte à deux sur celui qui reste !

S’exclame la gosse qui à mon avis n’a pas que du sang mongol. Je calcule sur mes doigts, des fois que depuis le temps où je fricotais avec sa mère, elle en ait l’âge. Ce qui ferait bien rire Myriam qui pense que je suis plus con que j’en ai l’air. Et si jamais, de quoi il se doute le Bat Bat, d’avoir une fille moins con que lui ?

Mais il a pas l’intention de la mettre en pension à la finca Rosa de Lima. Sinon, ce serait déjà fait et Pedro Phile m’aurait proposé l’affaire, en bon commerçant et fouille-merde qu’il est. Voilà Mandale. Il s’est alimenté dans une yourte mais il sait plus laquelle. Il a mal au bide.

— Ça m’aurait pas coûté cher en bricolage de fixer la caméra sur la moto… J’ai une commande à distance. Mécanique comme un M3. Fiable.

— Je veux pas de témoin à ma mort. Pour l’enterrement, vous ferez ce que vous voulez. J’y pourrai rien changer de toute façon. Épictète…

— Si j’avais un Stédicam…

— Tu veux monter à pied ?

— Non ! En âne.

— Mais on n’en a que deux…

— J’en achèterai un. Ça manque pas, les ânes, en Mongolie.

— Ne le répète pas devant un Mongol.

Qui n’a pas de problème dans mon entourage ? À croire que j’attire la mouise comme les mouches.

— C’est pas l’inverse… ?

La gosse, qui s’appelle Altantsetseg, a envie de se marrer depuis que Mandale gravite autour d’elle. C’est du moins ce qu’elle pense, qu’il gravite. J’y explique :

— La moto ne marche pas. C’est l’âne qui marche. Et tout ce qui n’est pas con.

— Tu sais ce que ça veut dire ‘Altantsetseg’ ?

Il a peut-être raison de les éduquer autrement, Pedro Phile. Qui sait se qui se passe dans la tête de ce genre de pervers ? On en apprendrait peut-être beaucoup de le savoir.

— Sinon je serais venu pour des prunes, dit Mandale.

— Et ça te fait chier ?

— Quoi ?

— Les prunes ?

Une Poulemiot Kalashnikova Tankoviy… Même sans char dessous, ça en impose, surtout quand on s’en approche à cheval sur un âne, ou à âne sur un cheval si on a le sens de la contradiction. Ils enquêtaient sur quoi, Dédé et Dodo ? Sur quoi à mon propos ? Ils allaient pas me dire maintenant qu’ils croyaient à mon histoire de sac et de ce qu’il y avait dedans. Ils en étaient arrivés à m’en faire douter. Ça m’a presque rendu fou. Et s’ils m’avaient vu passer sur la moto de Pedro Phile ? En admettant qu’il en permettait l’usage en dehors de sa propriété oulan-batoraise qui n’était pas plus andalouse que ma grand-mère. Au fait, c’était qui, mon arrière-grand-mère ? Je savais qui était mon arrière-grand-père. Mais mon arrière-grand-mère… J’allais peut-être le savoir si le réseau Transmong n’était pas une anarque destinée aux Français qui n’ont rien perdu pendant la Graaaaande Guerre. Qu’est-ce qu’on avait perdu, nous, les Sarabande ? Pas même l’honneur. Ni notre chemin tout tracé dans la fonction publique. J’ai été prof moi aussi ! Avant de…

— Je suis tombé par hasard sur une boutique de cinoche amateur, dit Mandale. Ils ont de la péloche américaine garantie D Day. Mais pas de…

— Pourquoi qu’il était pas Mongol, mon aïeul ?

Désolé, Mandale. Mais depuis que je sais que je suis venu pour rien, j’écoute plus les amis qui éprouvent un besoin irrépressible de se confier à mes neurones en vadrouille. Je sais même pas où ils vont ! Je les sens sur le départ et quand j’arrive au port les voilà à l’horizon en train de conter fleurette aux généraux qui savent comment on fabrique des héros sans rien payer. Arrrgh ! Dédé le gros et Dodo le laid me compliquent ce qui était déjà suffisamment compliqué pour que j’en devienne fou avant de devenir papa !

— T’es au courant pour Myriam ? dis-je sans attendre de réponse puisque je suis au courant moi.

— Qu’est-ce que tu veux dire pas là, Jules ! Ya une éternité que c’est arrivé entre elle et moi. Neuf mois que ça dure une grossesse. Tu sais pas compter ou quoi ?

Justement, je sais calculer l’inconnue de l’équation qui me lie à Tsetseg, même si ça fait encore plus longtemps que ça dure. Et à partir de tout à l’heure, quand Bat Bat rentrera du boulot, je lirai dans ses yeux la vérité sur un bébé qui n’est pas le sien sinon il me l’aurait dit. C’est par où la guerre ?

— Ils vont se rappliquer ici et je dis quoi, moi ?

— Que t’es en vacances de miel et que c’est ton amour pour mellifica mongolia qui t’a inspiré ce voyage en terre cernée de toute part par les deux nations les plus dangereuses du monde.

— Ils vont se douter de quelque chose… On en a déjà parlé, eux et moi. Et ils vont remettre ça sur le tapis. Est-ce qu’ils savent que A et B sont équipés d’une Poulemiot Kalashnikova Tankoviy ? Ah bah ! Nergüi les a renseignés. Ils se tiennent les coudes, tous les flics du monde ! Tweetledum and Tweetledee… Ça voulait dire quoi déjà dans Alice… ?

— Redevient pas enfant, mec ! Je serai là.

— Et s’ils me surprennent en train de dormir seul… ?

— Non mais qui c’est qui dort seul ici ? Toi ou moi ?

Il a raison, Mandale. Faut que j’arrête mon cinéma. Surtout si c’est lui le cinéaste et pas moi. Soyons juste : qu’est-ce que je suis au juste ? L’arrière-petit-fils de mon arrière-grand-père. De ça au moins je suis sûr. Et chaque fois que je prends la plume, il est là et je suis avec lui. Je ferais mieux de m’en tenir à cet exercice du temps perdu et retrouvé, même si c’est pas moi qui l’ai perdu.

— C’est qui qui l’a perdu, ton temps… ?

Me questionne Altantsetseg que j’aurais appelé Constance si j’avais eu le courage de me fixer en Mongolie pour faire plaisir à ma belle-famille. Peut-être que Bat Bat m’aurait pas tué. Est-ce qu’il me tue aujourd’hui ? Ou plus exactement posée la question : qu’est-ce qu’il magouille dans mon dos qui n’a rien à voir avec Tsetseg ni avec Altantsetseg ?

 

Vous voyez que je sais en poser des questions moi aussi ! Et pas des faciles à répondre comme les vôtres, monsieur le juge.

— Je ne suis pas votre juge…

— Mais c’est avec lui que vous causez de moi…

— Pour votre bien, Jules. Seulement pour votre bien. Ne vous ont-ils pas libéré ? N’y suis-je pas pour quelque chose ? Où en êtes-vous de votre arrière-grand-père ?

— J’appuie sur le bouton chaque fois qu’il me fait signe…

— Et ça donne quoi… ?

— Ça :

 

Le récit de la religieuse

— N’y pensons plus, dit la religieuse. C’est un observateur. Qu’est-ce qu’il observe ? Nous, la route, ce qu’elle traverse, nous nous dirigeons vers des lieux tranquilles, la gare est le point de départ. Ce qu’on voit du ciel ? Exactement ce que le calcul ou l’habitude nous montre tous les jours. J’oubliais la vitesse. Cette sensation d’en venir et d’y retourner. La toile était sur le point de craquer. Nous tombions. Je n’oublierai jamais ce baptême. C’était une folie de croire que je pouvais remettre ça encore autant de fois qu’il m’en prendrait l’envie. Et j’ai recommencé. Cette fois il m’avait expliqué le fonctionnement de l’aile, son rôle, celui de l’hélice, l’importance du vent, de la température, le sens inné de la fraction de temps, la géométrie dans l’espace tandis que mon esprit continuait de nous concevoir de chaque côté du plan que nous étions sur le point de traverser en un minimum de temps.

— Cessez donc de calculer ! me dit-il. Il me montra la cime des arbres, un chemin surgit, puis la roche éclatante de lumière contre quoi nous luttions à l’oblique. Le ciel s’ouvrait comme une boîte puis la terre reprenait de la vitesse, je ne dirais pas qu’elle nous menaçait, elle arrivait et c’était parfaitement explicable, j’avais ce désir fou d’aller au bout de cette cohérence, raison pour laquelle il refusait de me confier les commandes.

— Je n’ai pas confiance, criait-il pour situer sa voix au-dessus du vent, d’ailleurs je n’ai confiance en personne, il était un savant mélange de calculs exacts et d’instincts reconnaissable au premier coup du sort.

— Vous aurez besoin de ça, me dit-il en me tendant une paire de lunettes, puis de ça, une écharpe de soie étrangement longue et blanche et enfin de ça et il planta la paille dans ma bouche, attendez d’être là-haut pour aspirer, il me promettait des sensations hors du commun, je lui dis que j’avais l’expérience de la transe.

— Vous savez ce que c’est un instrument ? me demanda-t-il. Il me pencha sur le tableau de bord. C’est une ébauche assez réussie de ce qui nous attend, me dit-il. Il voulait parler des pilotes. Les autres ? Il les connaissait peu. Il volait aussi pour échapper à leur vigilance.

— Vous ne ferez pas ce que vous voulez ! menaçaient-ils, selon ce qu’il disait, mais je le croyais, il le savait, il ne se fatigua pas à me prouver qu’il avait raison et que j’avais tort de résister encore. Quel voyage !

— Vous paierez après, me dit-il et il me désigna la personne à qui je donnerais la pièce après le vol. Mon épouse, dit-il. J’aperçus l’enfant. Il ne mange pas tous les jours, dit-il. Mais nous sommes tout de même allés en Amérique. Autre voyage. En bateau. Avec l’argent du planeur dans la poche. Et rien dans l’estomac à part les patates d’une soupe à laquelle ils avaient été invités, lui et son épouse, le gosse était resté sur le pont dans les bras d’une étrangère qui lui donnait le sein.

— Vous vous rendez compte ? Il me racontait son histoire, enfin, ce qu’il en restait, et en trois mots.

 

Qu’est-ce que je pouvais lui donner en échange ?

Il était peut-être curieux de savoir pourquoi je prétendais vouer mon existence à cette fidélité dont il ne comprenait peut-être pas la profondeur. Mais il ne me posa aucune question, sauf pour s’assurer que j’étais décidée à le suivre dans cette aventure. Elle ne durerait que quelques minutes. À multiplier par le désir.

— Comment vous sentez-vous ? me demanda-t-il après le décollage. J’avais fermé les yeux et je le regrettais. Ce sont de nouvelles sensations, dit-il, on ira loin, beaucoup plus loin. Il pensait à la guerre. Il avait appris à détruire.

— C’est une étrange sensation, dit-il, cette approche d’en-haut ou à ras de terre. Je désignais l’objectif à sa demande. Nous plongeâmes dans le ciel. Puis il me sembla que nous nous immobilisions. Le moteur faisait un bruit infernal. Des gouttes d’huile me brûlaient le visage. La machine se pencha sur le nez. Nous effleurions une oblique dont je ne savais rien. Le tombereau apparut au bout de cette trajectoire. Il n’y avait plus d’attente. La paille vola dans l’air. Il riait. Il nous vissa dans l’air verticalement avant de redescendre tranquillement sur ce que nous venions de détruire. La paille retombait autour du tombereau dans le vert de l’herbe. Des personnages arrivaient sur les branches de cette étoile.

— C’est fascinant, dit-il, regardez-les, ils se révoltent parce que nous avons fichu leur travail en l’air. La quantité d’air déplacé est énorme mais insuffisante. Nous lancerons des bombes pour atteindre la déflagration nécessaire. La paille prendra feu et ils se mettront à courir dans l’autre sens. Ce ne sera plus fascinant parce que la destruction sera parfaite. La perfection, nous y courons comme à notre perte. Apprenons à mourir, vous, moi, eux, nous, et surtout toi mon amour !

Je riais. Mais c’était fini. Le régime du moteur tomba sensiblement. L’air glissait de nouveau. J’avais pleinement conscience de l’oblique cette fois.

— Nous avons eu très peur, dit une de mes sœurs qui était la porte-parole des autres.

— À vous le tour ! dit le pilote en lui prenant le coude. Elle pâlit.

— Moi ? Elle voulait dire : moi aussi ? Je lui donnai mes lunettes, l’écharpe et lui parlai des gouttes d’huile, du ciel impossible à enciéler, tout cela rapidement dans le désordre, n’ayant pas tout à fait retrouvé mon calme.

— He ! Calmez-vous ! me dit-elle. Qu’est-ce que c’est que ce ciel qui envenime votre esprit ? Elle n’allait pas tarder à le savoir. C’était une paysanne robuste, saine, rieuse si on la poussait, toujours honteuse d’avoir été trop loin, mais oublieuse. En mettant le pied sur la poutre que le pilote lui indiquait, elle perdit la tête à cause d’une déchirure de la toile.

— Ce n’est rien ! dit le pilote. Montez !

— Rien ? dit-elle. Elle nous regarda comme si nous pouvions encore la sauver. C’est un accroc, dit-elle, je le vois bien. L’aéroplane pouvait très bien voler tout nu, dit le pilote, et il allait le prouver en augmentant la taille de la déchirure.

— Ça fera comme un petit drapeau, dit-il en riant. Il se mit au garde-à-vous et elle monta sur la poutre.

— C’est fascinant ! lui dis-je. Elle avait soif. Puis le bruit du moteur couvrit sa voix. J’ouvris la main pour montrer la pièce à la femme du pilote. Elle s’approcha.

— Elle vous a peut-être porté chance, dit-elle en constatant l’effet de propreté que ma sueur avait exercé sur le métal.

— Vous avez raison, dis-je, et je lui en donnai une autre qu’elle empocha.

— Il veut pas aller à la messe, dit-elle. L’enfant me regarda pour me signifier qu’elle parlait de lui. Avant on y allait, ça ne servait à rien, mais c’était comme un devoir, vous comprenez ? Il est rebelle. L’enfant sourit.

— Je n’ai peur de rien, dit-il. Je vis qu’il lui manquait une main.

— L’hélice, dit sa mère. Il me montra le moignon. Le poignet de la chemise était d’une étrange propreté. Je vis le bouton parfaitement astiqué.

— Nous n’avons pas de chance, dit-il. Sa mère me toucha.

— Nous n’avons pas eu de chance en Amérique, dit-elle. L’enfant grimaça. Il y avait un enfant dans le ventre de sa mère. Et un autre homme dans sa tête. Ce n’est pas vrai, dit-elle, il écoute trop son père, il ne m’écoute plus, il ne réfléchit plus. L’enfant s’éloigna en traînant les pieds. Il ne faut pas le croire, dit la femme, en ce moment il veut donner raison à son père.

 

Comment lutter ? Comment en finir ?

J’avais toujours la pièce dans la main. Elle rutilait. Je la montrai à mes sœurs.

— Elle dit que c’est la sueur, leur expliquai-je. Elles regardèrent la femme.

— Elle doit bien savoir ce qu’elle dit, dit l’une des sœurs.

— Elle est enceinte, dis-je, il ne veut pas de l’enfant et elle ne sait plus ce qu’elle veut.

Il y eut un bruit de chapelets qui attira l’attention de la femme. Elle me sourit. Pensant peut-être qu’on priait pour elle maintenant. Ce qu’on me reprochait, c’était de ne pas m’être aperçue avec les autres de la disparition de l’avion à l’horizon du bois de mélèze dont nous redoutions depuis le début la répugnante nécessité.

— Ils sont au-dessus du lac, dit la femme qui revenait sans l’enfant.

— Où est-il ? demandai-je en parlant de lui. La femme se retourna pour désigner d’une main molle un appentis qui était comme enfanté par le hangar.

— Nous habitons là, dit-elle, avec l’huile et les chiffons. Ils avaient un lit. Ils couchaient tous les trois dedans. Ils mangeaient à table sous un auvent qu’on ne pouvait pas voir. Il s’est passionné pour la cartomancie, dit-elle. Elle attendait que j’exprimasse mon opinion à ce sujet. Ce n’est qu’une passion à la place des avions, ajouta-t-elle maintenant pour me décontenancer. Mon visage devait avoir changé de couleur.

— Des avions ? dis-je. Je ne comprenais pas. Vous comprenez, vous ? Je compris enfin qu’elle me parlait des aéroplanes. Presque quarante ans avaient passé depuis le premier avion. Vous vous rendez compte ? Quarante ans. Le temps des cerises.

— C’est de son âge, pourtant, dis-je, ce désir de voler parce que c’est possible. Une de mes sœurs me tirait par la manche.

— Où sont-ils ? demandait-elle. Je m’entendis parler du lac. Je ne connaissais pas le lac.

— Nous ne sommes pas de la région, expliquai-je à la femme du pilote. Nous vivons un peu à l’écart du monde. Je voulais dire que les travaux des champs ne nous rapprochaient pas de ce monde que nous venions effleurer peut-être par un pur caprice et non pas par besoin de connaissance.

— Le lac est un miroir et le ciel son reflet exact, dit la femme. Elle rit un peu. Je commence des poèmes mais je ne les écris pas, dit-elle. Il me semblait assister au plouf. J’avais la chair de poule. On n’entend pas le moteur, commença-t-elle et elle expliqua pourquoi on ne l’entendait pas. Mes sœurs avaient tendu l’oreille et elle était entrée dans le silence. Je pensais à la honte qu’elle aurait dû éprouver à ma place. Quelquefois il lui prend la fantaisie de se poser un peu plus loin dans les prés, dit-elle. Je haussai les épaules. Le bois, le lac, le pré, il ne manquait plus que la mer pour donner un air d’infini à cette promenade. Ou la mort. N’y pensons pas. À son retour, notre sœur nous supplierait de lui promettre de ne plus l’obliger à monter dans ces machines qui lui donnent le mal au cœur et bien sûr nous ne promettrions rien pour satisfaire son désir de tranquillité parfaitement incompatible avec notre coquetterie touristique.

— Vous habitez un de ces châteaux, dit la femme sans terminer sa phrase.

— En réalité, lui dis-je, nous habitons une grande maison un peu vieille et nous avons un métayer pour nous conseiller. Nous n’avons jamais vu d’aéroplane autrement qu’en reproduction, tous les enfants pensent que nous en possèderont tous un pour aller où bon nous semble et nous ne savons pas comment leur expliquer que ce n’est pas possible, vous comprenez, cette anarchie, ils ne se rendent pas compte. La femme recula.

— Maintenant vous saurez, dit-elle. Elle devenait amère. Ne vous inquiétez pas, dit-elle, il a tout simplement pris la place de Dieu. Je me signai en vitesse pour ne pas attirer l’attention de mes sœurs. On entendit enfin le moteur. L’aéroplane montait dans le ciel au-dessus du bois.

— Nous nous sommes mises en retard, dis-je. Je possédais un oignon reçu en héritage. Je parlai de la gare où nous avions laissé nos bagages. L’enfant réapparut, attiré par l’avion. Les cartes sautaient comme des puces dans sa main paume tournée vers le ciel.

— C’est insensé, dit sa mère et elle tournait autour de lui pour ramasser les cartes. L’avion se posa. Nous aperçûmes de loin le visage de notre sœur. Elle rayonnait de bonheur.

— Qu’est-ce que je vous disais ? fit la femme en levant la tête, elle a vu Dieu. Nouveau signe, cette fois je le destine à mes sœurs qui l’imitent si bien.

— Nous avons eu peur, dis-je à notre fugueuse. Elle avait eu peur elle aussi, mais au début seulement, parce qu’ensuite elle avait lutté contre la nausée et ils étaient passés au-dessus du lac à toute vitesse, vertige figé, elle avait cru que sa dernière heure était arrivée. Ensuite, le bonheur. Elle rit. Le bonheur ? Nous nous regardions. Quel bonheur ? Elle cessa de rire, devint peut-être sombre, presque triste, mais peut-être seulement parce qu’à ce moment je souhaitais être à sa place pour tout expliquer à ma manière.

— J’ai dit le bonheur sans me rendre compte, dit-elle comme si elle cherchait à m’empêcher d’entrer en elle, mais ce fut plutôt la joie, non ? Le pilote dénouait lentement l’écharpe de soie.

— Le bonheur existe, dit-il, il y a un temps pour ça, mais je crois que nous sommes plutôt allés faire un tour du côté de l’espace, plaisir sans fin. Notre sœur se taisait maintenant, tête basse, mais j’avais la certitude de ce bonheur et peut-être même le désir de le lui arracher. Le pilote devina ma haine. Une crispation à la surface. Rien de tragique. J’avais une mission à remplir. Je n’expliquais rien. Je m’étais donnée la première à ce rite.

— C’est vrai, reconnut le pilote. La femme vint chercher sa pièce. Elle en choisit une dans la main de notre sœur qui voulait rire encore. Ce bonheur était impossible. Comment y croire ? Elle nous condamnait à l’attente. Aucune de mes sœurs ne mit sa main dans celle que le pilote tendait. Je désignai la plus faible. C’était aussi la plus jeune. Toute de blanc vêtue. Une mèche noire sur la joue, qu’on lui demandait de cacher, mais moins souvent maintenant qu’elle s’était révélée la meilleure d’entre nous. Elle était sur le point de défaillir. Quelque chose sortit de sa bouche à la place des mots.

— Pourquoi elle ? dit la femme du pilote, de toute façon il faudra revenir demain, le jour se finit, ma patience aussi, tu décides quoi ?

Nous étions déçues.

— Il a perdu beaucoup de temps avec moi, dit notre sœur félicitée pour anticiper nos rengaines.

— Nous prenons le train ce soir, dis-je, Nous ne témoignerons pas toutes de cette aventure. Moi, vous ma sœur et peut-être aussi vous mon enfant si vous consentez à vous raisonner un peu. La novice était pâle.

— N’allez pas plus loin que le bois, dis-je au pilote, nous ne voulons pas vous perdre de vue. Mes sœurs étaient d’accord avec moi, y compris celle qui avait connu le bonheur ou qui en tout cas posait la question du bonheur. L’enfant était retourné sous l’auvent. Je l’y rejoignis. Il tirait les cartes.

— Vous êtes les reines, dit-il, les pilotes sont des valets et les enfants les rois. Je parus soulagée. La femme dit : on n’a pas trouvé de tarot. Elle expliquait tout. C’était peut-être tout ce qu’on pouvait reprocher à son caractère de vagabonde ou de fugitive. J’offris une image à l’enfant. Une petite fille offrait une fleur, une rose peut-être, à un petit garçon plus jeune qu’elle, presque distrait par le bord de l’image, envahi par le sentiment de ce périmètre coupant la pulpe de mes doigts. Il me remercia.

— Il n’y a rien d’écrit, dit-il. Je flattai sa joue molle.

— Mets-toi à sa place, lui dis-je, et pense à ce que tu dirais en pareille circonstance. Il posa l’image sur le jeu en cours.

— Lui parler ? demanda-t-il d’un air faussement ingénu. Faire comme si elle existait ? Comme si c’était ce que je désire le plus au monde ? Ce n’est pas une rose. Il y a des gens qui pensent qu’il suffit de peindre une corolle, un calice et une tige pour que la fleur ressemble à une fleur. Ce n’est même pas une fleur. Sans la fleur, elle semble lui reprocher quelque chose. Il ne grandira pas. Il est à l’étroit. On ne sait pas ce qu’il convient de penser de lui. Il est peut-être détestable. Il ne grandira pas avec ce siècle. D’ailleurs, les enfants ne grandissent pas, ils disparaissent. Les poilus ne sont pas les héros à la place de l’enfant. Pas facile de penser aux autres dans ces conditions. La voix de sa mère s’était mêlée à la sienne. La mienne aussi peut-être. Comme si nous étions d’accord sur le fait que cette conversation ne pouvait exister sans nuire à notre intégrité. Je ne les écoutais peut-être plus. L’image vola avec les cartes, même envol vertical au moment de paraître infini, puis l’oblique d’un planeur à la recherche d’une ascendance chaude, brûlante, virant sur l’aile au-dessus de la terre qui elle n’en finit pas.

— Il a tenu un journal de voyage, dit l’enfant, comme le marin qu’il a été avant de devenir aviateur. Aviateur ? Le journal était enfermé dans une boîte à outils cadenassée.

— Il n’écrit plus, dit la femme. Je ne sais pas si nous retournerons un jour en Amérique. Il y a une maison au bord d’un chemin qu’empruntent les chasseurs à la fin de l’été. Je m’y ennuyais. Cet ennui, ce silence, la sensation de ne plus attendre, d’être prête, sur le point de s’en aller, presque heureuse que ça arrive enfin, même au bout d’une crise qui a duré toute la journée. Il passait de plus en plus de temps à la maison parce qu’il avait maintenant la réputation de porter la guigne. Ma voix : je ne sais pas si je dois vous écouter, l’enfant devrait peut-être sortir, voulez-vous que j’appelle une de mes sœurs (ma sœur préférée) qui s’occupera de lui oh et puis nous n’avons plus le temps, ils ne vont pas tarder, nous ne pouvons plus nous permettre de rater ce train, à aucun prix, nous sommes déléguées pour annoncer une bonne nouvelle oui une de plus, le temps m’a toujours semblé n’exister qu’au fil de ce bonheur, comment ne pas chercher à le partager, je regrette de ne pas pouvoir vous écouter plus longtemps, mon Dieu qu’est-ce qu’il faut dire pour ne pas vivre toute sa vie au ricochet du malheur des autres, un mot, un seul, inspiré par l’objet qu’il vous plaira d’interposer, oui, une autre image, celle du même jeune garçon qui revient chez lui par le chemin des écoliers, une rose à la main, une fleur si c’est ce qu’il veut, je demandai à l’enfant s’il connaissait cette série produite à grands frais par notre diocèse, mais n’avait-elle pas été inspirée par la réalité d’un autre enfant ?

— Un autre enfant ? dit-il et l’image s’envola encore, la mère s’excusait en la ramassant tandis que d’autres cartes du même jeu voletaient autour d’elle, menaceur à l’exercice de la cruauté, mon Dieu que le mot se révèle enfin quelque part à la surface de ce décor de théâtre. C’est absurde de penser que quelqu’un puisse faire le malheur des autres sans y mettre au moins un peu de cette méchanceté qui nous condamne tous à l’oubli. Mon père n’est pas méchant, dit l’enfant, ça tout le monde le sait, il louche un peu, c’est tout.

— Comment c’est arrivé ? demandai-je en posant mes doigts de fée sur le moignon qu’il avait élevé pour montrer le ciel.

— Il ne faut rien expliquer, dit la femme, la main, l’ennui, les voyages…

— Danrit est mort au champ d’honneur, dit le docteur qui voulait parler d’autre chose.

— Est-il tombé du ciel ? demanda Pierre qui adorait ces aventures reliées.

— Vous ne voulez pas savoir ce qui est arrivé à la novice… ?

Minuit treize

Marre du racisme. J’arrive pas à faire la différence. Et puis la terre est à tout le monde. Pourvu qu’on me laisse vivre comme j’ai envie. Sinon je me défends. Dans le dos que j’y vais et avec joie ! Mais j’ai jamais tué personne. Je ne hais pas, je m’écœure. Mieux vaut vomir que d’avoir une pensée malsaine. Ni bon ni mauvais. Ni entre les deux. D’accord avec Ernest : si ça me procure pas du plaisir, je passe mon chemin. Et si j’y arrive pas, pour une raison ou pour une autre, je mens. C’est rien le mensonge. Même Rome n’y voit rien de capital. C’est Mandale qui s’exprimait comme ça, en Mongolie, sous une Lune que si yen avait deux on serait sous perfusion benzodiazépine/sildénafil depuis l’enfance jusqu’à plus soif. Bat Bat s’en foutait d’être mal vu à Paris. De toute façon, il y foutait plus les pieds depuis longtemps, même si ça entristait Tsetseg.

— Ça marche plus, les omoplates ? demande Mandale à tout hasard.

— C’était pas des omoplates.

— Tu veux dire qu’yavait quoi dedans ?

— Ni dedans ni dehors.

— Pourtant on aurait dit…

— Yavait rien écrit dessus ?

On était sous la Lune. Bat Bat graissait la Poulemiot Kalashnikova Tankoviy. Il en avait acheté deux avant d’en vendre une à A et B. Mandale examinait de près la fixation en PVC russe des fois qu’il pourrait l’adapter à sa caméra Keystone modifiée Fuller. Il a les vis, mais pas l’idée et ça le fait chier. Il boit goulument à même l’outre que Tsetseg a pendue à une potence de style chinois Yé Yé. Et sans faire de trou dessous. À même le goulot en anus de synthèse.

— Ces deux roussins vont nous compliquer la tâche, dit Bat Bat. Dédé le gros et Dodo le laid. On avait pas prévu ça…

— Malgré notre intelligence boostée par la consommation régulière de produits issus de l’intelligence même… glouglote Mandale.

Prononcez mændeɪl et non pas mɑ̃dal. Le monde veut pas devenir américain mais Mandale lui veut. Qu’est-ce qu’il a fait Melville pour qu’on l’écoute enfin ? Ce qui nous éloigne de nos omoplates. Mandale veut en savoir plus. Mais il est lourd et ça énerve le fougueux Bat Bat qui a pas commencé à écluser vu qu’il a pas encore réglé la mire de la PKT.

— Ça va réveiller… avait craint Mandale. Et qui c’est qui sait qui s’amène en Juif s’il est réveillé en plein sommeil ? Avant, on avait des silencieux…

— On les a plus, grogne Bat Bat, depuis qu’on habite en Mongolie.

— Ah bon… Avant t’habitais où… ?

— En Chine.

— T’es Chinetoque ? Pas Mongol ?

— Tu vois une différence ?

— J’en sais rien… sans cheval… hein Jules ?

Ces deux flics me souciaient. J’avais pas le cœur à participer à une conversation universitaire. Qui rappliqueraient si les 7.62 de Bat Bat ne se réduisaient pas au silence aussi facilement que Myriam quand je lui demande de la fermer ?

— Ah ! me compliquez pas avec vos omoplates !

— Pisqu’on te dit qu’ya pas d’omoplates…

— Qu’est-ce que j’en sais si yen a pas ?

Bat Bat me regarda sans me regarder. Il s’appliquait question graissage. Un as du chiffon et du molard. Il avait appris ça dans l’armée chinoise. Assis en tailleur comme son papa chaman. Mais sans rien pour frapper dessus en rythme hallucinogène. Il avait pas prévu de tuer deux mecs en l’espace de moins d’une demi seconde, parce que s’il se fiait à la seconde, il serait mort avant d’en commencer la suivante avec le même enthousiasme.

— J’suis pas enthousiaste quand je tue, dit-il.

— On est comment quand on tue ? demande Mandale.

— Comme ça !

Bat Bat lui enfonça le canon dans le bide. Mandale se figea comme s’il venait de mourir subitement. Puis il se remit à saliver et à tirer la langue sans se la mordre par excès de parole. Il finit par retrouver le fil de la conversation et, plus blanc que pâle, reprit :

— J’t’ai pas demandé ce qu’on ressent quand on est mort…

— C’est que tu m’as pas bien regardé dans les yeux.

Un mec qui n’a pas encore bu ne devrait jamais dialoguer avec un autre qui a trop bu. Ça donne rien à l’écran. Mais c’était pas ce qui me turlupinait. Et pourtant j’avais rien compliqué. J’essayais de retrouver le début de cette histoire. Et même un peu avant pour me mettre dans l’ambiance. Mais la fin s’annonçait comme si j’avais commencé par là.

— Moi, dit Mandale, si j’étais pas moi je me priverais d’un exercice de tir en pleine nuit mongole. Si ça se fait, ces quatre types yen a pas un qui dort !

Il compta sur ses doigts. Deux en haut et deux en bas. Avec moi ça faisait cinq. Mais si Bat Bat s’en mêlait, ça faisait un. De quoi se mélanger les pinceaux en garde à vue.

— J’ai pas la tête ce soir à te réexpliquer, dit Bat Bat. Demain il fera jour.

— Parle pour toi ! fit Mandale. Vous savez même pas comment ils sont armés, Dédé le gros et Dodo le laid…

— Ils sont passés à la fouille à l’aéroport.

— Et les complicités diplomatiques en valise ? T’en a jamais entendu parler en Chine ?

— Il a raison, dis-je. On sait pas grand-chose.

— Et puis on a des femmes et des enfants !

Dit Mandale en secouant sa grosse tête déboussolée. Bat Bat le regarde comme on regarde un mec qui est venu sans femme. Pour les enfants, on peut toujours s’adresser à Pedro Phile. On avait que deux femmes, Bat Bat et moi.

— Il en a combien le voisin ? insiste Mandale.

Il va finir par pousser Bat Bat à sortir de ses gonds. Mais celui-ci n’avait pas l’intention de compliquer ce qui, reconnaissait-il, était simple comme un bonjour qu’on a pas envie de donner ni même celle d’expliquer pourquoi.

— Tuer deux Mongols que le monde exècre, dis-je, c’est faisable. Mais deux flics français… Ça peut faire beaucoup plus si ça se multiplie par le facteur justice qu’il faut pas faire soi-même…

— On tuera pas les deux flics, dit Bat Bat qui flattait son canon.

— Et comment que tu feras pour pas les flinguer ? objecta Mandale.

— Ouais, rajoutai-je sans avoir réfléchi avant : qui les tuera ?

— C’est compliqué, dit Bat Bat sans cesser de brosser le fût.

On avait pas besoin de lui pour le savoir mieux qu’on savait nos tables de multiplication.

— On voit que t’as jamais écrit un roman, dit Mandale.

Myriam apparut, vêtue de sa seule chemise de nuit.

— En parlant de roman, dit-elle d’une voix acide, t’as ton arrière-grand-père au bout du fil.

Ils avaient un fil dans cette yourte ? Je comprenais pas.

— Elle te charrie, rit Mandale.

— Je charrie pas. Il a une voix de femme, ton arrière-grand-papa. Et un accent mongol…

Là, je comprenais mieux. Comment qu’elle s’appelait déjà… ? Elle avait guidé mon doigt sur le bon bouton et mon arrière-grand-père était apparu ! Je sautai sur mes genoux, parce que plus haut je pouvais plus. Si c’était arrivé à Mandale que son arrière-grand-père avait été au bout du fil, il aurait pas sauté plus haut que ses chevilles. Qu’est-ce qu’il tenait ! J’avais l’air d’un pèlerin de Santiago mais mon arrière-grand-père était au bout du fil ! Bat Bat coupa mon élan, que j’avais déjà pas comme d’habitude :

— Méfie-toi, Jules. Elle fricote avec les flics. Je la connais…

— Tu veux dire que…

— Je veux dire qu’elle s’est foutue de toi et qu’elle te sent tout chaud pour passer à l’étape suivante.

— Qui consiste en quoi ?

— Tabassage.

Un tabassage mongol. Mandale écarquilla les yeux. Puis il se rasséréna :

— Elle te fera pas de mal avec un fil au bout…

— Te laisse pas embobiner, dit plus clairement Bat Bat.

Myriam me fila pas le coup de main dont j’avais besoin pour passer la porte de la yourte. Avec un seuil chinois qu’il faut pas trébucher dessus sinon on se met à paniquer à la moindre allusion obscure. Je franchis l’obstacle en douceur. J’étais dedans. Et Tsetseg tenait le combiné à ma hauteur. Que si elle avait voulu, elle me l’aurait donné sur la tête. Mais elle était pas animée de mauvaises intentions. Elle croyait même vraiment que mon arrière-grand-père était — ou avait été — efféminé au point de pas avoir mué quand c’est l’âge.

— Allô, Jules… ?

— C’est toi, papy… ?

— Tu peux m’appeler comme ça si ça te fait plaisir, mon chou.

— Je sais même pas comment vous vous appelez…

— Mais tu en sais des choses sur moi, hein ? Que si tu les disais, on en saurait tellement sur moi que je serais obligée de changer de nom…

— Vous avez pas l’accent mongol… Myriam me disait…

— N’écoute pas c’te… T’as donc pas apprécié le savoir-faire mongol qu’est tout de même supérieur à l’incompétence juive en matière de… Ah ! Et puis parlons d’autre chose !

— C’est pourquoi que vous m’appelez ? Vous pouvez parler librement : ya que moi dans l’écouteur…

— Comme si cette garce de Tsetseg l’avait pas truffé de logiciels espions ! Tu le connais bien mal, le Monde, mon Juju…

— J’suis pas vraiment parano, mais il m’arrive de…

— Ça te dirait qu’on se voye toi et moi… ?

— Il fait nuit… Et j’ai rien pour y aller. La moto de Bat Bat…

— Je suis chez le voisin. Tu parles que je me suis rapprochée de toi ! Je me doutais bien que t’avais pas d’moto. J’en ai une, moi. Une américaine avec deux cylindres, ça te dit ?

— C’est que… je sais pas qui vous êtes…

— Comment que tu peux dire ça alors qu’on s’est connu !

— Celle que j’ai connue dernièrement elle avait l’accent mongol…

— Tu veux que je te le fasse, l’accent mongol… ?

— Ça rendra peut-être pas fidèlement au téléphone…

— Ah ! Je sais pas comment te convaincre, mon Juju, que je suis RÉELLEMENT ton arrière-grand-père ! Tu veux pas te rendre compte de tes propres yeux ?

— Mais je sais pas où il crèche, le voisin... Et puis il fait nuit… Certes la Lune…

— Je t’envoie une fusée éclairante.

Elle raccroche. Je fends l’air cette fois sur mes pieds et je traverse Myriam et Tsetseg entre les deux, que ça mélange leurs odeurs. Dehors, on entend le départ d’une fusée. Le ciel s’illumine vert. On se croirait en plein jour, mais en vert. Sur la pente, on aperçoit nettement la yourte du voisin. Ya même un feu de camp. Bat Bat n’a pas bronché. La PKT non plus. Mandale est tellement éclairé qu’il a l’air d’avoir pris feu.

— C’est mon arrière-grand père ! La première fois que je vais le voir en vrai !

— En chair et en os, précise Myriam qui occupe le seuil de la yourte.

Puis la nuit revient, lunaire mais tellement obscure que j’en perds les pédales.

— C’est pas par là, m’arrête Bat Bat avant que je m’égare chez les loups. Mais je t’aurais prévenu…

— Faut que j’en ai le cœur net !

— Tu vas pas croire… commence Mandale.

Il est un peu tard pour me raisonner. Fallait commencer avant. Et peut-être même avant que j’arrive. D’autant que je suis pas arrivé tout seul. Et je suis même suivi. Par deux flics. Et attendu. Par deux Mongols que Paul Auster m’a désignés avant que j’écrive des conneries.

— Accompagne-le, dit Tsetseg dans l’ombre de Myriam.

— Moi je sais où c’est, dit Altantsetseg qui dort encore tellement je l’ai pas assez réveillée.

Je me rebiffe :

— Vous me prenez pour qui ? J’ai l’âge ! Je l’ai toujours eu. Et j’ai toujours su que j’allais mourir sans rien connaître de mieux que l’existence. Alors maintenant que j’ai l’occasion de changer le cours de mon histoire au lieu de m’en raconter une en retrouvant le temps perdu, j’y vais ! Nuit ou pas !

Une deuxième fusée explose. Et la yourte du voisin réapparaît. Je peux voir le feu de camp et les filles nues qui dansent autour. Même Mandale les voit pas. Preuve que j’en sais plus que lui sur comment on tourne un film avec rien. Ça l’épate. Il le reconnaît. Myriam lui fait signe qu’elle lui arrache les yeux. Altantsetseg se blottit contre moi.

— T’es vraiment un pauvre type, Jules !

Je la jette. J’en ai jetée d’autres avant elle. Et plus en âge de me montrer comment on fait. Tsetseg veut intervenir, mais Bat Bat d’un regard le lui interdit. Je m’enfonce dans la nuit. Celle de mon arrière-grand-père qu’était pas un rigolo comme moi, homme typique du XXIe siècle.

 

La carcasse

Le tonneau rebondit au ras du fossé.

— Nous avions oublié la novice, avoua le docteur. Votre récit est sur le point de prendre une existence de roman.

La religieuse rougit. Constance venait de la traverser. Que penser de cette transparence à la place de la surface réfléchissante qu’on connaissait à la religieuse ? Pierre s’efforça d’atteindre cette nouvelle contrée.

 

Où sommes-nous ?

Le chemin était crevé d’un énorme trou, comme un abîme qui effraya le cheval, comme s’il venait de s’ouvrir devant lui, menaçant et inexplicable. Le docteur manœuvra avec lui le tonneau qui se pencha sur le talus.

— Descendons jusqu’aux quais. Le cheval luttait contre la pente. Des parterres de fleurs avaient été arrachés comme des croutes. De grands hêtres formaient un faisceau. Pierre avait posé une main sur la jante boueuse, sentant l’effort, l’acharnement, la nécessité de la descente, mais il n’en voyait pas la fin, la circularité glissant entre la boue et son être de paille, les jambes de Constance s’étaient durcies au point qu’il la crut morte ou statufiée, il la toucha et elle lui parut encore plus morte ou plus statufiée, il n’en restait plus que le souvenir monumental, il eut peur de croire à cette impression et il s’enfonça en elle, ce fut comme un autre glissement, entre la boue et la paille, elle le tenait entre ses jambes et l’empêchait de s’envoler avec l’idée qu’il avait du renoncement. Le tonneau se stabilisa. Un nouveau pavé résonnait à la rencontre de la jante. Ils étaient sous des platanes. La pente qu’ils venaient de négocier était dévastée.

— Je ne peux pas y croire, disait le docteur, si près de chez nous !

Un pan de mur jetait une lumière oblique aux ombres démesurées. Ces étirements fascinèrent Pierre pendant une bonne minute. L’étreinte de Constance n’avait pas cessé. Elle sanglotait.

— Je ne veux pas vous quitter, pas en ce moment !

Mais le docteur et la religieuse ne l’écoutaient pas. Pierre ne comprenait pas. Le récit de la religieuse demeurait inachevé. Il en mesura peut-être précisément l’éloignement, depuis la route qu’ils avaient quittée au chemin bonasse qui serpentait maintenant avec le canal. L’éclusier les salua. Constance cessa de pleurer pour sourire. Elle rayonnait, comme s’ils entraient maintenant dans un autre souvenir, celui de son retour, peu de temps après la guerre.

— La guerre ne peut pas durer plus de cent ans, avait dit le docteur.

 

Comment se souvenir d’un pareil fragment de la réalité ?

On évoqua des livres, des épopées, des légendes.

— Nous nous souvenons de l’essentiel, avait décrété le docteur, au diable les personnages que nous sommes !

Constance se souvenait de cette conversation. Pierre la suppliait de lui en révéler le sens.

— Tu ne peux pas comprendre, dit-elle.

La boue avait séché sur la main de Pierre. Elle l’effritait en prenant soin de ne pas en répandre les fragments sur le plancher du tonneau. La religieuse avait de petits pieds nus dans des sandales d’un autre temps, nouées depuis si longtemps qu’elle ne prenait plus le temps d’ajuster le nœud au rapetissement de ses pieds, Constance était chaussée de bottines qui lui blessaient le coup de pied et elle s’en plaignait. Elle se leva pour envoyer en l’air le fragment de boue, tendant la robe d’un coup destiné à en extraire la sonorité, elle s’élargissait toujours dans ce geste, évacuant les pelures d’oignon ou les miettes de pain, cette fois il s’agissait de la fragmentation d’une boue inutile qu’elle avait pris la patience d’arracher à la surface de la main qu’il lui donnait en reconnaissant avoir agi au risque de se blesser. Il pouvait voir le plastron impeccable du docteur, la chaîne lustrée dans le mouchoir, les mains gantées de noir, la patine des guides.

— Voilà l’avion ! dit le docteur.

Il ralentit l’allure du cheval. L’avion gisait sur le ventre, débarrassé de ses ailes. Un groupe d’homme en salopette s’évertuaient à en extraire le moteur. Ils avaient amené un fardier et deux autres hommes s’arcboutaient sur le treuil.

— C’est l’un des nôtres, dit le docteur.

Le regard de Pierre commença son approche. Il explora la cendre. D’autres observateurs tranquilles étaient disséminés sur l’autre pente. Il fallait que je donne un sens à cette attente. Le moteur racla l’herbe noire et grise. Le cheval reculait lentement entre les moufles, guidé par un paysan silencieux. On entendit le cri de l’effort. Le câble était resté tendu. Le paysan obligea le cheval à reculer encore, mais cette fois il agissait sur le fardier qui s’approcha de la carcasse de l’avion. Un soldat en tenue de combat faisait signe de reculer encore, encore, le paysan le surveillait. Les deux manœuvres du treuil avaient mis les mains dans les poches et ils attendaient, caressant la cigarette derrière l’oreille. Le docteur arrêta le tonneau en marge de ce qui lui sembla être la scène, il rejoignait les spectateurs, mais sans se mêler à eux.

— Nous allons être en retard, dit la religieuse qui acceptait cette perspective sans révolte apparente. Pierre continuait de pénétrer l’épisode du fardier et de l’avion. Le soldat pouvait être un officier. Les hommes d’équipe n’étaient pas des soldats. Et le paysan était un paysan ou un ouvrier de la carrière.

 

Au fait, qu’est-ce qu’on extrayait de cette mine ?

Des blocs gris, monolithes égaux qui de loin ressemblaient à des cages à cause des cavités parallèles de la barre à mine. Il connaissait le fardier et il avait déjà vu fonctionner le treuil à bras. C’étaient peut-être les mêmes hommes. Ils avaient relevé les manches de leurs chemises et exhibaient des muscles beaucoup plus développés que les autres. C’était facile aussi de comparer les cages thoraciques. Le docteur possédait une machine capable de mesurer ces volumes. Il pratiquait aussi des pneumographies, graphes révélateurs de l’angoisse ou de la tranquillité, selon le cas. Pierre ne connaissait pas ce langage. Il aimait ces contacts avec les langages trouvés sans doute par hasard, pensait-il, car il n’avait jamais prévu de s’y intéresser, les signes s’annonçaient seulement par des bizarreries, rarement sonores, surtout géométriques, mesurables, reproductibles avec les seuls moyens engendrés par la stupeur provoquées par ces rencontres quotidiennes. De là à s’imaginer qu’il était en mesure de créer une nouvelle langue à jamais connue de lui seul, sorte de messagerie du désespoir. La mort des héros était une conclusion provisoire. Celles des traîtres le ravissaient. Les innocents étaient tous des enfants et il n’avait jamais entendu dire qu’on les massacrait avec la même précision, les innocents se situaient tous dans la marge d’erreur qu’il fallait accepter en même temps que l’idée de guerre. Par exemple l’avion avait détruit une maison, on voyait ce qu’il en restait, la toiture crevée, lentement descendue dans la pente. Des pieds se dressaient dans les tuiles pulvérisées, nus et désuets. Ces visions s’attaquaient à ses nerfs, pour en réduire les flux, ou les ralentir, il y avait ce conflit de sens dans sa tête, réduction, ralentissement, mais ces deux mots n’existaient pas encore. Le docteur avait noué les guides à une branche. Il descendit du tonneau, si lentement que Pierre crut pendant ce temps que plus rien ne se finirait, sauf par inadvertance. Mais le docteur s’éloigna. En passant, il jeta un œil sur le cadavre du pilote qu’on avait presque totalement reconstitué. Pierre pensa à des débris oubliés. Des débris de soi. Non. Le corps est déjà une possibilité de fragmentation.

 

Mais moi, moi seul, disparu verticalement, à jamais mort ?

La voix de l’officier (si c’en était un) s’était radoucie depuis qu’il parlait au docteur. Le moteur remontait lentement la pente d’un diable, guidé par deux hommes grimaçants qui agissaient sur lui, les pieds fermement plantés dans la boue du gazon.

 

Qui est mort ? Qui ne l’est pas ?

Le pilote était déjà mort quand l’avion a percuté la cheminée. Le docteur pointa sa canne vers la blessure. L’officier détourna la tête. Il se mit à parler des pieds. Le docteur s’étonna qu’on n’eût pas commencé à dégager les corps. Sa conscience professionnelle toujours en éveil. L’officier s’expliqua. Il était incohérent. Le docteur parcourut la longueur d’une poutre en funambule et se retrouva au sommet de l’amoncellement de tuiles d’où émergeaient les pieds. Un simple regard le renseigna. Il redescendit par le même chemin. Pierre pensait déjà avoir oublié l’essentiel. La religieuse le troublait parce qu’elle priait à voix haute. Constance s’impatientait. Les ongles de sa main droite labouraient méthodiquement l’envers du poignet gauche. Pourquoi cette douleur ? pensa Pierre et en même temps il se mit à en imaginer de plus terribles. Constance finissait par les lui infliger, comme si elle cherchait à lui en inculquer de force la connaissance. C’était répugnant, ce cri qui n’existait qu’en lui. Il recommença les mèmes exercices à l’intérieur de sa chemise, entre deux côtes une zone de peau particulièrement sensible aux torsions, étirements, écrasements, songeant encore à des brûlures, des pénétrations de fer, des fouillements incessants, impossibles à achever, peut-être inachevables à partir d’un certain seuil qui restait à découvrir. Constance connaissait cette manie et elle lui avait plusieurs fois conseillé de modérer ses recherches. Elle n’expliquait rien, il fallait seulement ne pas aller trop loin, s’arrêter à temps, ne pas atteindre le point de non-retour. Autre fascination, cet endroit géométrique de la douleur où commence le temps et où s’achèvent tous les récits.

— Pierre ! dit-elle.

Elle lui tenait le coude et tentait d’extraire l’avant-bras de la chemise. Il n’y a pas de véritable souffrance en dehors de l’autre. Elle lui avait pourtant fait la leçon plus d’une fois. Ils n’avaient jamais atteint cette limite commune. Même par jeu. Il lécha le poignet, presque secrètement, ou à peine visible, prenant le risque d’une réprimande qui serait aussi le début du malheur d’avoir à se soumettre à l’examen imaginé par les autres autres dans le but d’anéantir l’autre, ce qu’il était loin de désirer. Constance fut plus rapide que lui. Il haïssait ce glissement, cette instantanéité du retour à la normale, sa solitude soudaine et son impuissance à en sortir en même temps qu’elle, ou plus exactement apparemment en même temps qu’elle n'était plus lui, et lui encore elle, invisiblement tant que cette transe ne durerait pas. C’était elle qui le sortait de ce mauvais pas. Il revenait à la surface en plongeur comme il avait acquis le sens des profondeurs en amateur de l’action qu’il aurait pu définir comme un art s’il avait eu l’âge d’être un artiste. Elle avait peut-être cet âge. C’était si facile d’y croire. Exister ensemble à ce point parce que l’un en sait plus que l’autre. La religieuse refit surface en même temps que lui. Il ne savait à peu près rien de la profondeur des prières mais il en devinait la nécessité par le seul examen des surfaces. Ces têtes penchées au moment de la soumission, levées au moment de la supplication, têtes couchées des morts et des dormeurs, impénétrables autrement, indéchiffrables en soi, têtes des corps et des idées, reconnaissables, infiniment différentes, intégralement. La religieuse se mit debout dans le tonneau. Le cheval modifia sa posture en conséquence. Elle appela le docteur. Il revint avec l’officier. Les hommes s’étaient immobilisés autour du fardier et de la carcasse de l’avion.

— La route est coupée par une colonne blindée, dit le docteur.

— Et alors ? dit la religieuse.

L’officier s’avança. C’était un tout jeune homme. Il portait le caducée. Hérault du commerce et de la médecine. Il salua la religieuse d’une petite voix qui la mit mal à l’aise. Elle était encore debout dans le tonneau et les deux enfants apparurent de chaque côté de son manteau.

— Nous allons à la gare, dit-elle d’une voix irritée.

— C’est impossible par la route, madame, dit-il avec un temps de retard qui était celui qu’il avait pris pour dévisager les enfants.

— Madame ? fit Constance.

L’officier lui sourit.

— Il y a beaucoup d’avions dans le ciel aujourd’hui, dit-il, les trains ne transportent pas des voyageurs, uniquement des troupes, du matériel, vous comprenez ?

Le docteur était blême.

— Nous avons trop bien vécu, dit-il comme s’il ne s’adressait à personne en particulier.

L’officier se retourna pour lui faire face.

— Vous n’avez rien à vous reprocher, dit-il, la guerre est une question d’usure, de réserve, vous comprenez ? Ce n’est pas le meilleur qui gagne, c’est le plus riche. D’où cette recherche constante de l’appauvrissement de l’autre par la destruction, la paralysie, la terreur. Je suis désolé pour vous. J’ai honte.

La religieuse se plia un peu pour lui tapoter l’épaule. Il tourna seulement la tête. Beau profil, seulement marqué par une cicatrice verticale au niveau de la pommette. L’œil était tranquille, amical.

— Vous pouvez vous rendre à M*, dit-il, et y attendre un train. Vous y serez avant ce soir. La route est sûre pour l’instant, à moins d’une mauvaise rencontre, ajouta-t-il en montrant le ciel.

— C’est que, dit le docteur, nous ne pensions pas à un voyage, il s’agissait d’accompagner cette demoiselle qui est la seule voyageuse, vous comprenez ?

L’officier regarda Constance.

— Je vois, dit-il, mais je n’y peux rien.

Pierre souffrait encore. Son père eût qualifié cette douleur de lointaine. Il fallait imaginer un horizon lancinant, un point de rupture comminatoire, entre un ciel parfaitement infini et l’indéfini d’une distance de contrée de voyageurs, pente dangereuse du plaisir en phase abstraite, expansion frelatée mais fidèle à l’idée première. Les dialogues s’évanouissaient comme les intentions à l’intérieur d’un dictionnaire. La guerre pouvait être une invention et les autres des personnages de la nation. Quant aux autres nations, elles étaient l’encerclement nécessaires. Les avions tissaient le ciel. Un petit renard se régalait de son foie. Augmenter la dose de douceur c’était consentir à devenir fou. Il n’avait jamais rêvé de se situer au-dessus des autres. Il ne rêvait pas non plus d’être simplement un des leurs. Il voulait passer inaperçu et c’était difficile. Les autres sont attentifs, pas bêtes, penseurs lents de l’existence à la mort, véloces après la mort qui les résume. La douleur naissait de ce renoncement et non pas de la croissance anarchique des os. Il situa l’hyoïde de Constance du bout des doigts. Elle n’y croyait pas. Elle palpa elle-même la zone qu’il venait d’explorer, à l’entendre, avec succès. Elle ne le trouva pas. Elle n’aurait su dire si elle était confuse ou si elle se sentait ignorante. Jacquot le squelette avait perdu cet os. Le docteur les avait surpris tête levée sous l’ossature.

— C’est un mort ? demanda Pierre.

Le docteur réfléchit.

— Oui, c’est un mort, finit-il par dire.

 

Minuit quatorze

Pourquoi je suis allé en Mongolie ? Vous allez où, vous ? À Foix ? À Chercos ? Au Pérou ? Chez les Chinois ? J’en avais marre de Paris et des environs. J’y suis même pas né. J’y ai même jamais travaillé. Ni étudié ni rien. On allait au cinoche. Y passent pas de films français par ici. Ni congolais. Et le jeudi après-midi, Mandale disposait de la salle pour projeter ses rushes. On entrait et on sortait comme ça nous chantait. Il avait l’air de s’en foutre qu’on comprenne pas ses intentions. Comme yavait pas de musique ni de paroles, on parlait à voix basse des fois que ça lui plaise pas. On était pas là pour le descendre. C’était juste de l’amitié. Mais on comprenait pas où il voulait en venir. Des fois il nous filmait et des fois on se voyait. Mais il montait pas. On aurait pu jouer à pile ou face que ça l’aurait pas dérangé. Ni titre ni rien comme on fait à Hollywood que j’y suis jamais allé. On sortait pas Myriam et moi. Pas plus loin que le quartier et encore on connaissait pas tout le monde. Je me réveillais à trois heures du matin, mais contrairement à Richelieu et Hitler, j’avais rien en cours. Je descendais parce qu’on a des poubelles. Même si yavait rien dedans parce que Myriam s’était servie du vide-ordures. C’était pas pour m’emmerder qu’elle en usait. On mettait ce qui se bouffait pas dans un sac-poubelle qui était dans une poubelle et le soir elle vidait le sac dans le vide-ordures et on recommençait. C’est l’État qui paye. On s’en fout si le roi est élu par nos soins ou si c’est pas nous qui le soignons. Tu parles que quand j’ai appris que ces deux types étaient Mongols j’ai changé d’opinion à leur sujet. Mais je sais plus si j’en ai changé avant ou après cette histoire. Ils avaient pas vidé le sac dans le vide-ordures tout simplement parce qu’ils avaient pas envie que ça finisse par se sentir. Des fois le concierge oublie de sortir les poubelles du vide-ordures et ça sent. Surtout l’été. On était en été. Mandale me demandait tous les jours si j’allais bien et j’y répondais « nulle part » ou « ici » ou « j’ai pas bougé et ça se sent ». Il filmait les escaliers et les trous des tapis dans les couloirs. On s’en fichait qu’il ait pas d’inspiration. Est-ce qu’on en avait, Myriam et moi ? On se regardait deux ou trois fois par jour et ça nous coupait l’envie d’en parler. Mandale avait appris à filmer dans un bouquin et moi à écrire dans un autre. On avait échangé pour savoir et ça n’a rien donné. Il montait comme si sa caméra pesait un âne mort. C’était pas une Mitchell. Ni un truc dans le genre. Mais Melville s’en était servi pour exciter Simone. Il paraît… C’est Mandale qui racontait ça, des fois que ça m’inspire une page ou deux. Mais rien. Myriam se demandait si j’étais pas plutôt le contraire d’un écrivain, un qui n’écrit pas et qui finit par se suicider. Elle avait vu le film. Elle en avait mouillé le lit rien que de ses larmes. Que j’arrivais pas à sécher. Et Mandale prétendait qu’on était malheureux parce qu’on pouvait pas faire autrement. Tout le monde n’a pas le talent de Molly.

— Comment ça commence ? je demandais des fois si le silence venait de trop peser.

— C’est conçu pour pas commencer mais ça se finit… comme tu vois.

Je voyais ce qu’il voulait bien nous montrer, au Rex les jours de relâche. Qu’est-ce que je ressentais en me voyant me voir ? Ce que n’importe qui ressent en voyant un Mongol pour la première fois. Même si après on s’habitue. On était jamais allé plus loin que la Normandie du D Day. On a jamais eu la curiosité d’en savoir plus. Ça m’a rien fait de toucher l’acier d’un Sherman. J’ai recommencé avec une Willis et le guide m’a paru désespéré. J’y ai pas donné la pièce. Elle m’a servi à lécher une boule à la pistache avec la langue de Myriam. Moins de deux et on concevait. Mais c’est pas ça que je veux concevoir. J’ai des rêves. Rien à voir avec les conneries surréalistes. Avec du sang et quelques os brisés on comprend mieux Stonehenge. Qui c’est qu’était noir à l’époque ?

— N’y va pas ! dit Mandale en s’interposant entre la lumière et moi.

Bat Bat frotta un reflet sur le canon gras de sa PKT. Mais rien ne sortit de sa bouche, ni en mongol ni dans la mienne. La tachycardie me coupait les jambes.

— Pourquoi que j’irai pas, mec ?

— Parce que Bat Bat la connaît.

— Je la connais aussi !

— Et Myriam, hein ? T’as pensé à elle ?

Elle chialait sur le seuil de la yourte et Tsetseg lui prodiguait des conseils assassins sans sortir de l’ombre. Altantsetseg se frottait les genoux au lieu s’en retirer les petits cailloux. Quelle idée aussi de se promener les gambettes à l’air par un froid pareil ! Un chiot sans poil lui léchait la joue. J’en ai jamais mangé.

— Elle sait même pas comment qu’il s’appelait ton arrière-papy.

— Sans elle, j’ai pas accès au réseau.

— On peut pourtant se passer d’elle, dit Bat Bat qui se reprocha aussitôt de pas économiser sa salive.

— Comment ça qu’on peut s’en passer… ?

J’avais posé la bonne question, mais ça me mettait en retard. Myriam cessa de pleurnicher. Elle attendait comme Mandale la réponse obligée de Bat Bat. Mais c’est Tsetseg qui dit :

— Pourquoi tu nous fais pas confiance, Juju… ?

Qu’est-ce qu’on me demandait ? De me montrer à la hauteur de mon siècle qui est né avec l’informatique ubiquitaire ? Qui est plus androïde que l’androïde ? Edison m’en voudra pas si je me retourne dans sa tombe.

— Vous avez pas d’aïeux, vous ?

Altantsetseg me regarda comme si j’avais dit une bêtise digne de l’Encyclopédie mongole.

— Tu ferais quoi sans aïeux ? dit-elle, cette fois retirant un petit caillou rouge qui lui arrache une grimace mais sans la langue dehors.

— Est-ce qu’on vit pas sans gosse aussi bien et même mieux que si on en avait ?

— Je suis pas Alice !

Elle en avait l’air, mais en moche. Aucune chance de poser nue dans un magazine moscovite. Chez Pedro Phile elle avait sa place à la cuisine. Nue mais de dos pour pas nuire au catalogue.

— Ce que t’es méchant quand on t’empêche ! lâche Myriam qui se remet à couler des larmes dans le creuset de ses joues.

Mandale m’aime pas méchant. Il a déjà eu l’occasion de me le faire savoir mais je sais plus en quelles circonstances auxquelles Myriam peut pas être étrangère. Je suis sur le point de m’effondrer comme un château de cartes en Espagne.

— J’ai même pas écrit le premier mot… râlai-je avec du vomi aux commissures.

— On se doutait que ça n’allait pas, figure-té ! dit Mandale d’une voix si douce que j’ai envie de lui enfoncer un pipeau dans la gorge.

— Qu’est-ce que ça prouve… ? dis-je pour réfuter les thèses environnantes.

— Ça prouve que si on te laisse faire, elle te tirera les vers du nez…

— Mais j’en ai pas des vers dans le nez !

— C’est pas comme moi… avoue Mandale.

Bat Bat est en train de compter les cartouches. Il est de l’avis des autres. Il aime pas ça, parce que par principe il dit toujours le contraire de ce que les autres veulent lui imposer, mais là il se voit forcé par lui-même de leur accorder un satisfecit. Ce qui rend Tsetseg pulpeuse comme je l’ai connue avant que je l’engrosse. J’ai pas le choix des armes. Et celles que je vais m’en servir je m’en suis déjà servi et ça n’a rien donné pour me rendre fier de moi-même.

— C’est quand que t’as été fier pour la dernière fois… ?

Je me souviens pas de l’avoir été, parce que je suis modeste et que j’ai pas de médailles pour confirmer, mais c’est une question que je me pose tous les jours sans demander aux autres d’y répondre à ma place. Je me demande ce que mon arrière-grand-père penserait de ça maintenant que je suis presque sûr d’entrer en communication avec lui malgré son état de décomposition qui doit pas être beau à voir ni à sentir en ce moment que je vous parle. J’avais une de ces envies de m’avouer vaincu !

— Elle va te demander du pognon, dit Mandale qui la trouve pas si moche que ça, Altantsetseg.

— C’est déjà fait, grommelle Bat Bat.

Myriam se dresse sur ses pattes :

— Tu lui as donné de notre pognon ?

— Pas tout, que je m’excuse mollement.

— Elle en demandera encore, rajoute Bat Bat pour alimenter Myriam en raison de me quitter avant que Dieu me rappelle à lui.

Altantsetseg compte les cailloux dans son mouchoir. On voit qu’elle a l’habitude. C’est pas la première fois qu’on la jette par terre pour lui apprendre. Je m’enfonce un poing au niveau du diaphragme pour pas en dire plus. La PKT est prête pour le tir d’essai.

— Ça fait longtemps que je l’ai pas utilisée, dit Bat Bat. Mieux vaut s’assurer de son bon fonctionnement avant de s’en servir à bon escient…

— Parce que tu trouves que c’est plus escient de flinguer deux innocents que d’empêcher un ami de réaliser son rêve d’enfant ?

Ça me fait mal de dire ça, mais j’avais raison. Comment que j’allais quitter ce monde : coupé en deux par la PKT de A et B ou : embringué dans un réseau sans issue ?

— Mais tu vas pas le quitter, le monde ! glousse Myriam.

Des larmes au rire. Ce qu’elle voulait me donner en spectacle. Et devant des étrangers qu’en plus je connais mieux qu’elle ! Elle cherchait à m’humilier, comme si j’allais pas mourir d’une façon ou d’une autre. La culasse claqua sinistrement. Le cran de sureté était mis. Bat Bat souleva l’engin et se mit en marche, dirigeant le canon vers la nuit noire que si elle était blanche ça aurait rien changé à mon destin.

On installe le trépied sur quelque chose qui ressemble à un rocher affleurant l’herbe grasse d’un pâturage. Bat Bat fait les vérifications d’usage. S’agit pas de retourner l’arme contre soi. Sans le ciel, à part la Lune, ya pas de fusée, ni éclairante ni pas.

— Si t’en as marre, dit Bat Bat à Mandale qui arrose un buisson d’épines, t’es pas obligé de tirer.

— Sur quoi on tire… ?

— J’ai installé une silhouette cet après-midi… là… tu la vois… ?

On voit et en plus ça bouge pas. Bat Bat n’a pas encore inventé la cible mobile alors que A et B le sont, mobiles. C’est pas un entraînement réaliste, critiquai-je en me suçant un pouce coincé dans une boîte de munitions.

— La réalité, objecte Bat Bat, je connais. Et je connais aussi A et B. Je risque pas de me tromper de cible.

Ça me donne des sueurs, les cibles. Mandale se la secoue longuement.

— On tire, dit Bat Bat, et ensuite on va compter les trous et mesurer le H+L.

— J’y connais rien en pratique mongole du tir, dit Mandale. J’ai pas ma caméra sur moi. La nuit, ça rouille. Je me retiens.

Avec l’attente, ou autre chose, que nous impose Bat Bat, la cible est de plus en plus distincte de la nuit. On a même l’impression qu’elle respire.

— C’est à force de fixer, explique Mandale. C’est pareil avec la caméra : tu filmes un mort et soudain il se met à bouger…

— C’est les gaz, dit Bat Bat.

Des gaz maintenant ! Ça promet. Mais je serai tellement troué par les balles de A et B qu’on verra pas si je fuis ou si je me retiens encore. Un grand frisson me parcourt de haut en bas comme si j’étais promis à un destin de serviteur de l’État.

— On est prêt ! dit Mandale qui sait plus s’il l’a rentrée ou s’il est encore de sortie.

— Je commence, dit Bat Bat.

Il vaut mieux. Des fois que l’emprunt de gaz tombe dans l’usure. La culasse claque.

— J’y donne ! crie Bat Bat.

Je vois la cible disparaître et une autre cible s’amène en hurlant. La PKT crache encore deux rafales mais rate la deuxième cible, celle qui se meut, comme quoi faut reconnaître avec Mandale que Bat Bat nous a réservé une surprise : il possède bel et bien une cible mobile. Cachotier !

— Cessez l’feu ! Cessez l’feu ! crie la cible comme dans la rue de Tilsit.

— Merde ! fait Bat Bat en mongol.

La PKT se tait. Elle fume. La Lune irise ces volutes qui montent haut dans la nuit. Et la cible continue de se mouvoir, mais vers nous ! criant qu’on vient de commettre un homicide par imprudence et que la société va nous le faire payer cher ! Mandale allume sa torche et en dirige le faisceau en plein de la tronche excitée de Dodo qui gueule :

— J’y avais dit de pas faire la cible immobile ! C’est dangereux dans un pays merdique comme la Mongolie ! Mais vous croyez qu’il m’a écouté ? « C’est le meilleur camouflage, mec ! » qu’il me disait en se couvrant de feuilles et de bouse qu’il croyait que c’était de la terre mongole. « J’en connais pas de meilleur ! » Et en plus ça a failli me coûter plus cher que lui ! Moins deux, j’suis plus un homme !

Le falzar est troué entre les cuisses, à deux doigts en effet. Il s’en est fallu de peu ! On arrive en homme et on repart sans. J’en ai cauchemardé chaque fois que les USA ont déclaré la guerre à un ennemi de la démocratie, des fois que ça énerve les Russes et qu’ils se souviennent de leurs victoires sur nos deux grands hommes : Napoléon et Adolf. Qu’ils ont cette idée derrière la tête et que ça peut finir par leur inspirer une victoire même si on a plus de grands hommes dans le corbillon européen. Mais j’oubliais Dodo. Il était où, Dédé ?

— Là ! fait Dodo en montrant la nuit.

Mandale éclaire la zone désignée par le doigt tremblant de Dodo. En effet, ya une cible par terre. Immobile. Pas un spasme. Rien. Bat Bat se met à jurer en mongol de sa tribu chinoise. J’avais pas de dictionnaire sous la main, mais ça avait du sens. Dodo, agenouillé dans la bruyère (ou autre chose), semblait prier comme s’il s’attendait à jouer maintenant le témoin de trop dans un pays qui a connu les plaisirs de l’empire. Il est laid, mais à un point ! Comme ça : les mains jointes sur le crâne et une bosse dans le dos comme si ça commençait à pousser alors qu’il était pas encore mort.

— C’est-y Dédé ? dit Mandale qui tient sa torche comme une caméra genre Ertaud avant le Picardie.

— Que oui ! chiale Dodo. En chair et en os, qu’avec ce qu’il a pris il doit pas lui rester beaucoup de sang.

— Qu’est-ce que vous entendez par là… ? insiste notre Chabrol.

— C’est pas le moment, grogne Bat Bat.

— On peut en discuter, non ?

— Non !

Bat Bat n’a pas oublié d’emporter la PKT, même s’il a laissé le trépied sur le rocher. Prévoyant, des fois qu’on soit pas seul à témoigner de la mort de Dédé. Et puis il était le seul en armes : si près de Dodo qu’il pouvait pas le rater. J’en avais déjà marre de voir mourir des gens, surtout que c’était des flics et qu’y a rien de plus remplaçable qu’un flic. Surtout en France où la connerie court les rues au lieu de prendre des leçons dans nos excellentes universités. Dédé demeurait immobile. En charpie que si on avait voulu l’utiliser on aurait été accusé de mise en danger d’autrui. Ça grignotait d’impatience dans les noirs environs. On finirait bien par quitter les lieux. Avec deux cadavres et sans moto. Dodo s’est mis à implorer. Là, recroquevillé dans l’herbe qui attendait de se nourrir de son sang et de ses éclats inévitables, vu qu’on en mettrait partout. Quitte à les tuer, yavait d’autres moyens de rien faire couler, à part un peu de merde mais les deux gonzes portaient des pantalons avec dessous des slips français de marque Leclerc. Il me faisait pitié, cet inutile qui avait rêvé de se monter utile en me foutant dans la merde de ses fantasmes judiciaires. J’étais gagnant, au fond. Mais sans doute pas pour longtemps, comme je disais. Un sursis si toutefois A et B crevaient sous le feu nourri par Bat Bat à leur encontre une seconde avant que je me retrouve en posture de cible que j’arrivais pas à imaginer mobile tellement j’avais le sens de la photo plus que celui du cinoche.

— On est au XXIe siècle, nous rappela Dodo le laid en bégayant que s’il avait pas été si près de la mort ça m’aurait donné envie de l’imiter.

Bat Bat surveillait le ciel. Une fusée éclairante de mon amoureuse et on était le clou du spectacle de la nuit charismatique. Il me regarda comme si j’étais coupable de lui donner des soucis qu’il avait déjà eu l’occasion d’éprouver pendant les fellations qui était la spécialité de mon amoureuse. J’en savais rien.

— Je te jure que j’en sais rien ! Que si ça arrivait aux oreilles de Myriam, je suis bon pour la morsure et même plus si elle m’aime encore.

— Raconte pas de conneries, rigole Mandale. Elle te la coupera pas. Je la connais. Elle respecte les dieux. Mais t’auras intérêt à garer ton cul !

— Mais c’est pas un homme, Myriam !

— Je parlais de Bat Bat !

Ça le fait pas rire, Bat Bat, qu’on rigole devant un mort et un qui va mourir et qui le sait. Dodo se redresse :

— De quoi vous parlez, les mecs… ?

Sûr qu’il aurait préféré qu’on parle de lui, histoire d’être fixé sur son sort de façon certaine et définitive. Je pouvais lui avouer maintenant qu’on allait refroidir les deux Mongols que Paul Auster avait appelés A et B. Dodo se plia comme s’il était en train de chier :

— On est au courant de votre projet, monsieur Sarabande. Mais on est pas venu pour ça.

— Et pourquoi c’est-y que vous êtes venus me faire chier en vacances que ça fait des années que Myriam en rêve… ?

— Ça vous servira à quoi de me tuer ?

— On sait pas encore mais on le regrettera pas !

— Vous êtes dingues !

Bat Bat aime pas qu’on lui rappelle qu’en Chine il était dingue avant de devenir normal en Mongolie. Mais il arme pas la culasse. Il laisse pendre la petite PKT, le canon vers la terre qu’il foule en direction de Dodo, s’éloignant du cadavre de Dédé. Le faisceau de Mandale se déplace vers cette nouvelle perspective de plan. J’ai plus qu’à m’installer comme au cinoche, sauf que j’ai pas la main de Myriam pour me la tenir.

— On a pas fait exprès, dit Bat Bat qui avance sa gueule vers le museau gris de Dodo. Tandis que vous deux, vous avez volontairement occupé les lieux pour vous livrer à l’espionnage rien que pour faire chier l’ami Juju. Ta thèse ne tiendra pas devant un tribunal mongol. Ici, c’est celui qui le fait exprès qui est. Parce que si vous aviez pas joué à la cible, on vous aurait pas pris pour. Et on se serait contenté de vous foutre une trempe et de vous livrer aux Russes après vous avoir arraché la langue.

— Vous êtes dingues !

Là, je sors de moi-même :

— Tu traites encore une fois mon copain de dingue et je te fais la peau façon Murieta !

Bat Bat s’interpose :

— Laisse tomber, Juju. Ya longtemps que je suis plus dingue. Je suis même tellement intelligent que je te conseille d’aller te coucher (avec Myriam) et d’oublier ton arrière-grand-père et ses incarnations mongoles.

— J’suis pas dingue, mec… !

Ça fait rire Dodo. Mandale filme l’intérieur de cette gueule de larbin. Encore un peu et la torche pénètre dedans. On imagine la jouissance de l’auteur d’un pareil rush.

— On fait quoi maintenant ? s’impatiente Dodo avec un petit air de provocation. Ils vont s’inquiéter à l’hôtel si on rentre pas Dédé et moi…

— Ça sera moins grave que si tu rentres sans Dédé. (Bat Bat se tient le menton pour réfléchir) On a toute la nuit pour transporter les cadavres. Je crains qu’on soit pas rentré assez tôt pour régler leur compte à A et B…

— Vous allez avoir besoin de moi, dis-je avec une lueur d’espoir qui vacille. Mandale est pas très costaud… sans moto…

— On sait toi et moi où trouver une moto.

— Tu veux dire…

Mandale, qui a compris, me tend la torche.

— Ya une position économie, explique-t-il. J’ai pas pensé aux piles, sinon…

— Et Dodo ? dis-je à voix basse. Vous allez le flinguer en mon absence ?

— Moi je flingue personne ! s’écrie Mandale.

Dodo est désormais au moins sûr de ça. Bat Bat a déjà tué tout seul. Il a besoin de personne. On a même pas besoin de Mandale pour transporter les corps je sais pas où. Mandale se vexe, conscient toutefois qu’il peut pas être à la foire et au moulin.

— Je viens avec toi, dit-il, trop heureux d’échapper au spectacle d’une exécution.

— Mais si elle te voit avec moi… ? C’est une professionnelle. Elle se laisse pas avoir comme ça. Et puis elle va exiger de moi… Que feras-tu pendant ce temps ?

— Il a pas un garçon, le voisin… ?

 

La noyade

On avait un mort à la maison en plus des fragments de corps qui stagnaient dans l’eau jaune des bocaux. Constance n’avait rien dit mais elle explorait encore du bout des doigts le dessus de son maxillaire. Le docteur remarqua cette attente qu’elle tentait de dissimuler derrière Pierre qui énumérait des os en descendant sur le côté de Jacquot. Nom de perroquet. Pirateries. Sauvages conquis ou détruits. Le docteur sortit ou plus exactement il les laissa seuls. Ils se mirent à rire en se pinçant les joues.

— Tu m’as raconté des histoires, dit Constance.

Elle n’eut pas le temps de le disputer. Le docteur revenait avec un flacon de bleu de méthylène.

— Le bleu purificateur des gorges en mal de silence, dit-il.

Les tiges étaient préparées. Ils ouvrirent la bouche.

— Un calvaire ! dit le docteur pour répondre à une objection. Esprit du bois, délivre ces gorges du mal que j’imagine parce que je suis un bon père.

C’était lui qui riait maintenant. Jacquot penchait une tête étonnée.

— Je ne trouve pas du tout qu’il s’étonne, avait dit Constance.

Il paraissait plutôt prisonnier d’une apparence non pas à cause des regrets de l’ancienne qui avait peut-être été agréable à montrer mais, pensait-elle, parce que même celle-ci, qui semblait statufiée ou fossilisée, était elle aussi, comme toute chose objective, destinée à la poussière qui n’est au fond qu’un mélange de terre et d’air, explication du vent assez convaincante, dit-elle encore en tournant autour du mannequin. Elle en agita une main.

— Maintenant c’est un automate. Ne met-on pas des machines dans des objets pour qu’ils soient dociles ? Nous ne pouvons pas parler de l’obéissance des objets. Parlons de leur docilité. Nourrissons-nous de ces soumissions par insertion lente et précise de la mécanique qui nous sauve de la ressemblance avec les bêtes. Automates voyageurs, c’est le sujet.

Elle délirait. Le docteur lui cloua le bec. Elle avait même les lèvres bleues. Ces métamorphoses, qui n’affectaient pourtant que sa surface, la mettait hors d’elle. Il voyait cet être en rébellion. Elle le crachait avec les excédents de bleu. Le docteur recula.

— Ne sois pas ridicule, bafouilla-t-il.

Elle s’en alla en claquant la porte.

— À quoi jouiez-vous, demanda-t-il si ce n’est pas trop te demander 

Elle se passionnait pour l’anatomie. Elle avait vu le cyclope dans le bocal.

— Une pièce de musée, avoua le docteur en jetant un coup d’œil sous le menton de Jacquot. Osséine tragique. La mécanique n’affecte que la charpente. Nous irons beaucoup plus loin. Il faut affecter l’essence de l’être, ne pas se contenter de s’asseoir aux commandes d’un aéroplane, se retourner comme un gant, agir sur cette possibilité. Il n’y a pas de solutions imaginaires. Notre folie est ailleurs.

Pierre retenait la toux derrière le rideau bleu qui était peut-être une peau. Le docteur essuya cette larme.

— Encore une ? dit-il et il attendit. Où s’en va-t-elle quand elle est blessée à ce point ?

Pierre n’en savait rien. Il n’avait même aucune idée de la nature de la blessure. Une goutte de bleu était tombée sur sa clavicule et avait continué son chemin entre les seins. Elle s’était peut-être sentie violée. Elle le nierait une fois rentrée au bercail, comme s’il ne s’était rien passé. Il ne se passait peut-être jamais rien.

— L’imagination produit des fruits, comme un arbre, expliqua-t-elle un jour.

Elle dessina l’arbre qui représentait l’arbre ou le jouait, il ne savait plus, elle allait trop vite, elle sautait par-dessus les difficultés sans se soucier des conséquences, l’arbre existait comme elle voulait, imagination de tout le monde, et les fruits commencèrent à entrer dans l’existence des fleurs. Elle lui expliqua tout. C’était vite et sans doute pas bien. Mais il comprenait. Il l’admira. Elle avait grandi plus que lui. Combien de fois plus ? Il avait encore l’air d’un enfant et cela durerait une éternité. Elle devenait maternelle. Mais il était plus savant qu’elle s’il s’agissait de rendre aux choses le nom qu’elles portaient avant qu’elle n’en changeât le sens. Il comprenait mieux le pourrissement des fruits dont elle parlait. L’un d’eux était tombé sur la tête d’un savant pour éclairer l’humanité sur l’importance de la multiplication. L’enfant additionne, l’être adulte multiplie.

— C’est la même chose, avait dit le docteur, mais le docteur était un destructeur, il ne fallait pas s’inquiéter, pas avoir mal parce qu’il voulait avoir raison, pas ce mal en tout cas, pas ce cadavre de douleur.

Un matin, il la surprit presque nue au lavoir où elle se lavait. Ses seins effleuraient la surface. Il les appela des oiseaux. Elle était pétrifiée. Mais qui était-il ? Pierre ? Le docteur ? Quelqu’un ? Un personnage ?

— Je ne veux rien inventer sans toi, dit-il au drap, je ne veux pas croire si tu ne crois pas, je suis qui tu voudras que je sois.

Il n’avait pas lu ces mots dans le roman de Danrit. C’étaient ses propres mots. Il fallait bien qu’elle les lui inspirât. Il en conçut un véritable amour. Se promettant de mettre de l’ordre dans son texte. En commençant par raturer tout ce dont il n’était plus l’auteur. Lui avait-elle raconté elle-même l’anecdote des seins transformés en oiseaux par la bouche du personnage qui s’approchait d’elle pour la posséder ? Était-il l’inventeur de ce personnage ? Ou bien le docteur avait-il bel et bien vécu ce glissement de l’imagination dont il portait les fruits parce qu’elle le lui disait, au corps carcan de l’être qu’elle était en réalité et qui n’avait nul besoin de ce corps pour exister ? Il plongea les mains dans le bocal. Il ne regardait pas. Il toucha ce qui pouvait être l’algue d’un galet. Il avait vécu cette expérience dans la rivière où les autres s’ébattaient. L’eau le paniquait si elle était claire. De la berge, il remuait l’eau avec une branche arrachée à un noisetier. L’eau se troublait verte à cet endroit. Les galets disparaissaient. Les araignées avaient fui. Il avait sauvagement décapité les herbes. Il avait réduit la surface à ce bouillonnement. L’eau lui arrivait presque aux genoux. Il s’accroupissait.

— Ne joue pas seul, lui avait dit sa mère, et il avait demandé pourquoi et elle n’avait pas répondu son père était demeuré silencieux, il était couché dans l’herbe, torse nu, une herbe au coin des lèvres, les yeux fermés. Les galets reposaient sur une surface impossible à appréhender. Il avait le menton au ras de l’eau et les paumes de ses mains descendaient dans cet impalpable. Bientôt sa bouche entrerait dans l’eau. Il avait promis de ne pas mettre la bouche dans l’eau mais cela arriverait parce que c’était nécessaire. Il descendait. Il avait perdu le contact avec les galets. Ses pieds s’étaient soulevés. Le corps voulait s’inverser. Il avait conscience que c’était se condamner à la noyade. Mais il n’y pouvait rien. Les jambes se replièrent sous le ventre. Il eut la sensation de flotter. Le corps s’inclina. Les mains continuaient leur voyage insensé. La bouche entra dans l’eau. Il cessa de respirer. Il redoutait le contact de l’eau et des paupières. Il avait promis de fermer les yeux en cas de gerbe. Il pensait à cette promesse quand il sentit ses cheveux se dresser lentement sur sa tête. Il était sous l’eau. Il ne se noyait pas. Il chercha la surface en battant des pieds. Mais il était entièrement dans l’eau. Il devina le sable, peut-être le sable, cette eau qui change, qui se ralentit, qui s’applique sur moi comme un moule. Ouvrir les yeux, c’était rendre possible le cri inévitable en cas de solitude extrême. Que rencontrerait-il, sans le voir, dans cette matière étrangère à sa propre matière ? Il avait cru à une espèce de dissolution lente, comme le sucre au fond d’un verre, d’abord décomposé, puis disparaissant de plus en plus vite dans le tourbillon provoqué par la cuillère. Une algue le toucha comme pour l’obliger à penser qu’il devait respirer. Il ouvrit la bouche. L’eau ruissela entre les dents. Il l’aspirait. C’était douloureux et facile. Puis la même eau s’agita et il se retrouva dans l’air. Les mains blessaient sa peau. Il ne dit rien, ne se plaignit pas de n’être plus que cette douleur et le ciel l’aveugla. On le sauvait. Il y eut un voyage en automobile. Son père parlait des poumons comme s’ils n’existaient plus. Ce n’était peut-être plus de l’air, ce qui entrait en lui.

 

Qu’est-ce que ça alimentait précisément, à part cette excavation du cerveau qui avait commencé dans l’herbe, quand l’herbe s’était chargée de sonorités inconnues mais reconnaissables ?

Il y avait encore du sable dans sa main. Ce n’était que ça, du sable en suspension, abrasif et fuyant. Les dents révélaient ces craquements qui prenaient des proportions exagérées. Il ouvrit enfin les yeux. On les trouva injectés de sang.

— Dors, dit son père à travers une loupe, il ne s’est rien passé.

Il pouvait feindre ce sommeil maintenant qu’il en connaissait la cohérence. Oui, c’était lui qui revoyait les seins de Constance, les gouttes d’eau d’argent et de cuivre, la chemise entrouverte et mouillée, les bras lents, précis, doux à distance, comme glissant entre le corps et l’eau, à fleur de l’air où ils agissaient. Les fruits de l’imagination rutilaient de chaque côté du chemin où elle le conduisait sans lui dire où ils allaient. Elle voulait que ce fût une aventure. Elle noua la chemise de façon provisoire. Les cheveux tombaient comme des aiguilles sur ses épaules, éjectant l’eau en gouttes glaciales qu’il recevait sur le visage, se prenant pour un miroir où il se regardait.

— Tu ne grandiras jamais, dit-elle.

Elle voulait dire qu’elle était condamnée à cette croissance. Elle marchait devant lui, ayant relevé un coin de sa robe. Ils passèrent devant le cimetière. La grille était ouverte. Le fossoyeur curait ses bottes sur le fer d’un outil. Il était évidemment fasciné par l’apparition de la jeune fille.

 

Que venait-il d’enterrer ?

Constance lui montra les traces des roues du corbillard de chaque côté de la multitude de pas.

— Ensuite, ils s’en vont de tous les côtés, comme s’ils s’abandonnaient après avoir communié sur le corps une fois de plus sacrifié.

Elle était épouvantée et voulait le paraître. Elle devenait belle. Elle portait une bague à la main qu’il tenait pour se laisser guider.

— Suis-moi !

Elle l’entraînait. Il recevait les coups de flamme de sa robe. Ces jambes aperçues arpentaient le jardin de l’imagination. Nous sommes tous ici, ils tournaient le dos au cimetière, se situaient un peu au-dessus de cette surface, les cyprès formaient un contrevent efficace, ils voyaient le vent ou les effets du vent un peu plus bas dans le vallon où elle aurait aimé vivre éternellement. Elle reconnaissait que ce nourrissement n’était plus le fruit de son imagination. Elle empruntait. En attendant.

— Je ne compte pas sur un homme.

 

Boîtait-elle à cette époque ?

À quel moment faut-il situer cet accident ?

Sa main passa au-dessus du paysage dont elle parlait. Il n’y avait pas d’horizon. On était encerclé par des arbres. Toutes les eaux ruisselaient vers le même point. Ils coururent. Elle courait vite. Elle oubliait facilement que ces exercices l’épuisaient. Il perdit le souffle. Elle n’entendit pas son cri. Ce qu’il voyait se rapprocha dangereusement. Il allait à la rencontre de l’habitant de la terre.

— Dis-moi ce que tu vois.

Il pouvait approcher ses yeux pour apprécier ces reflets de lumière, fragments de carapace ou de fibres, les mottes devenaient friables alors qu’elles lui avaient paru compactes, indivisibles, ce n’était plus cette glaise suceuse, bouche gourmande de la terre après l’averse. Il grelottait. En repassant devant le cimetière, ils ne s’éternisèrent pas pour recevoir le salut mouillé du fossoyeur qui avait quitté sa salopette pour entrer dans un costume de ville.

— Demande-lui où il va.

Mais ils se contentaient de suivre les traces du corbillard qui revenait toujours par un autre chemin.

 

— Tu as une explication ?

Le chemin passait sous les arbres. On entrait dans une ombre créée par la nuit. Ils s’attardèrent ensemble à en retrouver les évidences. Il trouva un papillon de sa connaissance mais pouvait-il l’émerveiller encore ?

 

Elle trouvait des fragments de nuit et les lui montrait. Il voulait s’étonner. Elle avait cette force ou il se mentait à lui-même.

— Je te lirai l’histoire de Fanchon, la pauvre.

Encore une attente. Elle promettait pour augmenter son oubli. Il la vit sauter d’un rêve à l’autre. Le gué bouillonnait un peu plus haut. Elle lui avait mis sous le nez un bouquet d’églantines. Il était ivre encore. Il pouvait refaire ce chemin, sautant d’un galet à l’autre, l’eau pouvait paraître menaçante, plus loin une flaque rassemblait ces acharnements pour créer une tranquillité parfaitement horizontale. Il n’en pouvait concevoir de verticale, comme le plan des cyprès, noir et rectangulaire, troué de lumière, les nuages semblaient éviter la zone du ciel où ces prolongements se dissolvaient en bleu lentement blanc, d’un blanc qui redevient l’absence de toute couleur, malgré ce que l’esprit exige de soi après tant de découvertes avec elle qui s’imagine en broussaille qu’elle imite si bien. Elle l’encourageait cependant. Il mit le pied sur la première pierre qu’il trouva glissante.

— Déchausse-toi.

Le pied était nu maintenant. La sensation de glissement s’atténuait en effet. Il leva l’autre pied.

— Tu es un chou !

Il était en équilibre sur un pied. Je me souviens parfaitement de cela. Il craignit le vent mais le vent ne franchissait pas la ligne d’arbres, assurait-elle. Encore sa voix. Comme si j’y étais de nouveau, à n’importe quel moment de cette enfance qui n’a pas pu durer aussi longtemps. Il avait maintenant les deux pieds sur la pierre. L’eau l’entourait. L’autre pierre se laissait d’ailleurs recouvrir mais l’eau y perdait son effort, comme par oubli, mais c’était par méconnaissance du plan faussement horizontal qui en fait lui opposait savamment le sommet d’une oblique à la crête coupante comme un couteau.

— Laisse-toi faire. Domine ce penchant à l’abandon de soi parce que la matière t’encercle, morte, minérale, nécessaire à l’appui, expliquant toutes les traversées, fille du néant qui n’anéantit plus rien si elle existe.

Il comprenait. Le papillon s’agitait dans sa poche. Il lança les chaussures. Elle en attrapa une au vol. L’autre plongea dans le bouillonnement d’un bras qui revenait à la rivière sans passer par la flaque de tranquillité qui l’obsédait comme s’il en était le maître d’œuvre. J’ai cette crainte continuelle. De perdre. De ne plus retrouver. De me sentir nu en habit de bavard. Peur loquace. Il atteignit l’autre rive par hasard. Il ne rencontra pas la boue qu’il avait craint d’avoir à pénétrer pour être avec elle. Il se retrouva presque dans ses bras. Mais elle allait vite. Elle n’avait pas cette patience. Il sautilla sur des espèces d’îles qu’elle venait de franchir. Le soleil était couché un peu plus haut dans la pente où il avait roulé. Puis le ciel redevenait immense et noir et le regard se perdait à la verticale d’une profondeur où le noir est l’accumulation de toutes les couleurs.

— Tu raisonnes à l’envers, dit-elle.

Autrement dit, il déraisonnait. Mais elle ne regrettait pas le voyage.

 

Il était avec elle pour combien de temps encore ?

Se souvenait-elle de l’avion qui avait tout changé ?

Oui. Les fragments du pilote, soigneusement disposé sur le brancard, donnait une idée de ce que la mort allait devenir.

— Ne regarde pas !

Mais c’était plus fort que lui.

 

Qu’est-ce qu’il manque ?

Le corps était nu quelquefois. Il reconnut la peau de mouton. Peut-être aussi la soie blanche si elle ne s’était pas volatilisée. Elle désirait tant qu’il eût conscience de cette accélération parallèlement aux technologies qu’il décrivait avec cette passion du détail qui la laissait pantoise, c’est-à-dire haletante, car pour une fois il avait couru plus vite qu’elle.

— C’est toujours la même histoire, confia l’officier au docteur. La mort d’un Français nous désespère et il faut qu’autre chose nous inspire la vengeance. Par exemple… et il se mit à énumérer les bonnes raisons que nous avions maintenant de venger la mort brisante de ce pilote que nous ne connaissions pas depuis qu’il était mort. Le passage de son avion avait inspiré la religieuse et elle nous avait peut-être captivés en ne terminant pas son histoire.

 

Comment se souvenir de l’histoire que l’autre tient de l’autre ?

Constance lui souffla la réponse dans l’oreille.

— Tenez-vous ! fit la religieuse.

— Oh ! dit l’officier. Je croyais que vous adressiez à moi…

Pierre haïssait cette fausse prestance. Solitaire de la langue française. Aussi précieux. Il ne pouvait l’appliquer à cet énergumène malgré les coups de pouce de la religieuse qui ne voyait pas d’inconvénient à associer le royaume de Dieu à la multiplication des peuples réduits à l’esclavage des nations. Sur ce point, le docteur était intransigeant. Mais cette fois la dispute n'avait lieu que dans la tête de Pierre.

 

Se seraient-ils avisés de la continuer en présence de l’officier ?

Voyant le cadavre se recomposer au fil du tournoiement des ramasseurs impossibles à décrire.

— Tais-toi ! dit Constance.

— Qu’est-ce qu’ils sauvent ? dit Pierre. Dis-le-moi toi qui es si savante !

La religieuse sursauta, comme animée par une aiguille.

— Veux-tu te taire ?

Elle lui donna une chiquenaude qui atteignit le lobe de l’oreille avec laquelle il n’entendait plus. Il faillit la mordre. Il tenait du chien, il le savait. Il se contenta de plisser les yeux.

— Lutte maintenant ! dit la religieuse, comme si la douleur était la cause de cette nouvelle durée.

— Les ramasseurs ne vomissent-ils jamais ? dit Pierre pour revenir sur les lieux de son écœurement.

L’officier le regarda d’un air étonné. Il était lent, sauf au combat, mais alors par pur reflexe.

— Ce jeune homme est-il du voyage ? demanda-t-il.

— Plus tard, dit le docteur, et ces mots le plongèrent dans une intense réflexion.

L’officier rejoignit le paysan chargé de manœuvrer le fardier.

— Que faisons-nous ? dit la religieuse.

Le docteur secoua la tête.

— Sommes-nous très en retard ? dit-il.

La religieuse examina l’oignon.

— Qu’est-ce qu’elle en pense ? dit Pierre dans l’oreille de Constance

— La colère t’est passée ? demanda-t-elle.

Le côté qu’elle regardait était encore idyllique. Elle lui montra l’autre route.

— Il faut partir, dit le docteur, nous partirons tous.

L’enfer se peuplait de soldats et les damnés se poussaient dans les marges de ce texte immonde. Pierre frotta son oreille. La douleur revenait.

 

Pourquoi cette violence, ces tortures infligées à l’enfance qui s’interroge pour ne pas finalement vous ressembler ?

Il voyait cette fin, ce plan vertical qui ne serait pas infranchissable simplement parce que la question serait ailleurs, au ras de cette surface qui n’interrompt rien et qu’on peut voir de loin sans avoir besoin de se hisser sur la pointe des pieds pour lire par-dessus l’épaule de celui qui précède. On apporta une couverture. L’officier jeta un œil sur le cadavre du pilote. Il y eut un moment de recueillement de sa part, Pierre ne pouvait le nier, il devait reconnaître cette humilité sous peine de passer pour un intrus. Les intrus, dans le langage du docteur, c’étaient les fous. Tu es fou ? Non. Alors reconnais que c’est un homme comme les autres.

 

Elle était amoureuse ou quoi ?

— Constance, tenez-vous ! avait dit la religieuse.

Pierre reconnut en peu de mots tout ce qu’elle voulait qu’il reconnût.

— Et après ? dit-il.

La couverture se posa sur le cadavre. Un signe de l’officier et les brancardiers s’approcheraient, mains ouvertes, avec cet air de cheval de foin qu’on attèle, peureux peut-être après tout. C’étaient deux jeunes garçons imberbes. L’un s’appuyait sur son fusil. Il mâchait du tabac. L’autre était dans la lune, le dos contre le tronc d’un arbre à peine écorché par le passage de l’avion, je crois qu’il regardait le feuillage déchiré, les blanches cassures des branches, s’imaginant que l’arbre était blessé pour toujours. L’officier fit sauter la médaille en l’air puis il se pencha pour ouvrir ce qui restait de la bouche du mort et il y introduisit la médaille. Le pan de couverture s’immobilisa pendant ce temps, chapeau pointu. Les brancardiers pouvaient se bouger maintenant. Il les appela par leurs noms. Ils marchèrent l’un derrière l’autre. La manœuvre était parfaite. Ils atteignirent les extrêmes du brancard en même temps. L’officier les abandonna. Il jeta un coup d’œil dans la carcasse. Une ombre y bougeait. Ce qu’elle tenait dans les mains, c’était l’appareil de prise de vue.

— Fabuleux ! dit Pierre tout haut.

La religieuse continuait de chiquenauder son oreille morte.

— Tu comprends maintenant ce que c’est un héros, dit l’officier en direction de Pierre qui avait saisi en l’air la main recroquevillée de la nonne. Je donnerais tout pour être à sa place, dit l’officier.

Son visage rétrécissait maintenant. Il devint laid, accessible.

— Tout, répéta-t-il.

L’autre lui tendit la caméra. L’objectif était brisé, mais la chambre avait résisté au fracas.

— Le héros est celui qui s’approche le plus près et qui revient avec un morceau du miroir qu’il n’a pas brisé. Il est mort de préférence. Ou il se souvient, avec toujours de plus en plus de précision, jusqu’à cette clarté du chemin, cette progression à la place de l’attente, vascularisation du néant qui nous habite si l’humanité est le seul naufrage de l’univers.

L’officier s’approcha.

— Tous les enfants se ressemblent, dit-il.

 

À qui parlait-il ?

La main de la religieuse tournicotait les pompons de sa corde. Les yeux de Constance regardaient le ciel. Les pieds du docteur pataugeaient dans la boue des sabots. L’officier posa sa main de bois sur le genou de Pierre. Les ongles paraissaient réels maintenant qu’il voyait bien qu’ils étaient peints artistement, fidèlement, peut-être l’officier redoutait-il cette ressemblance, ou l’avait-il dictée lui-même, était-il un de ces hommes toujours à la recherche d’une intégrité à la place de la vie ?

 

— Je l’ai perdue dès le premier jour de la guerre, dit-il. Un morceau de moi-même est déjà mort, comprends-tu ?

Pourquoi mentir ? pensa Pierre.

Comment se continuait le récit de la religieuse ?

Il y avait aussi un pilote en vadrouille, une novice à la place de l’appareil photographique, un enfant manchot, où est la femme infidèle porteuse du fruit de sa faute ?

 

Le fardier craqua en passant. L’hélice était un bel objet.

— Curieux qu’elle n’ait pas été brisée, dit Constance.

Le paysan les salua. Il marchait à côté du cheval. C’était un homme robuste et lent. Un doigt de sa grosse main ouvrait une œillère. L’œil du cheval était sans expression. Les serveurs du treuil suivaient, harassés, fumant la pipe, ne saluant personne.

— Qu’est-ce que vous décidez ? demanda l’officier au docteur.

Un craquement couvrit alors la voix du docteur. L’arbre tomba en travers de la route.

— On ne passera plus par là, dit l’officier.

Le docteur remonta dans le tonneau. Constance lui tendit les guides.

— Que nous conseillez-vous ? dit-il. Cette jeune fille est attendue ce soir. Elle sera utile, vous comprenez ?

L’officier la regarda sans dissimuler son désir. Elle rougit. Pierre était aux anges. Les hommes désirent toutes les femmes sans exception, sauf celles qui sont laides, avait expliqué une fois Constance. Nous autres femmes… et elle avait parlé des femmes. Elle était loin d’en être une. Elle lisait trop, disait la femme du docteur. Les héros de Danrit sauvaient la patrie. Que sauvaient donc ces personnages étranges qui pouvaient même ne pas avoir de visage ?

 

— Mais enfin, disait la femme du docteur, à quoi ressemble cette beauté, puisqu’il est seulement dit qu’elle est belle ?

Constance riait en recevant le livre sur la tête. C’étaient de vulgaires cahiers. On reliait Danrit dans les règles. C’était en habit de parade qu’il entrait dans les foyers où on avait préféré l’héroïsme au plaisir.

— Quelle distance ! s’écriait le docteur en comparant vite les textes. Nous ne le franchirons plus. La guerre leur donne raison.

La femme du docteur comprenait à moitié et elle examinait à son tour le texte fautif.

— Pourquoi écrire ce qui ne veut rien dire ? Il n’y a même plus de mystère. C’est servi sur un plat, comme n’importe quel feuilleton.

Constance se taisait. Elle entrevoyait l’être futur. Il aurait exactement son âge. Il pataugeait encore dans la boue des casemates. Il luttait contre les autres, par curiosité. Ou il n’était plus là, par nécessité.

— Je ne hais personne, dit-elle. Personne ne peut me demander de haïr.

Le docteur parut surpris par cette réflexion.

— Ce n’est pas ce qu’on nous demande, finit-il par dire. Pierre tendit son oreille. Il ne voulait rien perdre de ces saveurs.

 

Comment tuer, détruire, réduire à rien ce qu’on ne hait pas ?

— C’est en effet la question du jour. Mais c’est une question enfantine. On ne se la pose plus à l’âge d’homme. Il s’agit maintenant d’exister. D’ailleurs la plupart des hommes ne comprennent pas les lois. Et les procédures encore moins. La guerre est une procédure. On entre dans ce tribunal raides comme des piquets et on en ressort aussi raides, soit mort, soit heureux de s’en être tiré. On n’a pas été jugé, tu comprends ? On n’a pas jugé non plus. C’est au-dessus de nos forces. On a simplement aidé l’œuvre de justice. Voilà la grande idée du siècle. Les parlements décident pour nous, les champs de bataille nous révèlent à nous-mêmes, et enfin des tribunaux exceptionnels se chargent de parfaire l’œuvre entreprise par les pillards de la matière terrestre !

La femme du docteur n’était pas scandalisée par de tels propos qu’elle regrettait toujours de provoquer, à cause des errements de Constance, ou parce que Pierre avait fait un mauvais rêve, ou à la suite d’une nuit d’insomnie où elle avait empêché toute la maisonnée de dormir. Le docteur souffrait de toujours aller au bout de sa pensée. Il finissait par se taire mais les mots l’avaient blessé si profondément qu’il pouvait en pleurer. Pierre n’aimait pas ces larmes. Elles l’humiliaient, mais ce n’était pas le plus grave, elles trahissaient le malheur, le découvraient, il avait l’impression d’entrer dans la peau de ce personnage et le texte sortait de sa bouche malgré ce qu’il en pensait, comme si le spectacle consistait à n’être plus soi-même, à se nier à chaque mot prononcé au fil d’une phrase dont le sens ne pouvait être changé car il existait depuis toujours. Cette nuit des temps le hantait. Il en rêvait. Des animaux inexplicables peuplaient ces surfaces en croisements incessants. Sur ces lignes, sur ces figures qu’il tirait des enseignements de son père, il lisait d’autres explications, mais il s’agissait des autres et il se mettait alors à triturer la chair de son rêve, qui pouvait être lui, mais il préférait cette souffrance à l’existence des autres en quête d’invasion de la seule existence possible, la sienne. Il se réveillait dans le nœud des draps. Ou bien c’est le rideau de mousseline, agité par le vent d’été, qui venait effleurer son visage, il le tenait dans une main, presque déchiré, redevenu rideau, mais blessé à mort. Il était assez fier de cette possibilité de cruauté. Il se levait pour refaire le lit. Il n’avait plus envie de dormir mais un formidable besoin d’y penser. Le crépuscule l’envahissait jusqu’à l’arrivée de sa mère en chemise transparente. Des moineaux, qu’il adorait, attendaient qu’il les nourrît des miettes de son petit-déjeuner. Il aimait les saluer par un coup de sifflet qui les réduisait au silence.

— Sais-tu ce que j’aime le plus ? disait-il à Constance.

Celle-ci devait dire non. Il répondait à sa propre question : ce que je suis. Il ne voulait pas dire : moi, comprenait Constance

— Et moi, disait-elle comme s’il venait de la satisfaire, sais-tu ce que j’aime le plus ?

Il devait dire oui et elle ne répondait pas. Une fois il avait dit non malgré la règle qu’elle avait imposée à leur jeu. Non ? Ce mot est toujours une question. D’où ses nuances de condamnation après jugement conforme à la procédure. Le docteur les avait surpris au cœur de cette dispute.

— Il a dit non, expliqua Constance.

N’avait-elle pas dit oui ? Oui n’est pas une réponse mais ce n’est pas une question non plus. Dire non à la guerre, c’est déserter. Son frère avait peut-être dit non, ne l’oublions pas. Dire oui à la guerre, c’est ne pas dire non. Et attendre. D’où cette garce tirait-elle ces idées saugrenues ? se demandait, à table, le docteur qui s’adressait à son épouse.

— Ces soi-disant poèmes… commençait sa mère, mais elle n’avait pas l’explication. Ce qu’elle en disait (soi-disant) n’en était peut-être même pas le début. Pierre montait se coucher au commencement d’une conversation dont l’objet ne pouvait véritablement inspirer ses protagonistes. Mais peu importait qu’il n’en fût pas le témoin, il en rendait compte le lendemain à Constance qui riait. Le rire la désarmait. Et il en est ainsi de toute femme. Il en profitait pour toucher les zones de son corps qu’elle n’offrait jamais dans les autres circonstances de leur secret. Ce n’était pas non plus une offrande, il se servait parce qu’elle s’abandonnait, mais cela ne durait pas. Elle le traitait de cochon ou de fou et c’en était fini de cette proximité ! Elle lui donnait ses mains ou une mèche de cheveux. Le cou était quelquefois accessible. L’oreille plus rarement. Il y pensait avant de s’endormir. Quand l’artillerie s’installa dans la vallée entre la rivière et la voie de chemin de fer, il y pensa moins, ou il n’y pensait pas, le sommeil lui jouait des tours et il devenait mélancolique. Sa mère le crut malade du foie. Le docteur palpa longuement cet organe.

— Non, dit-il, pas le foie.

Il jeta un œil épouvanté dans l’oreille qui était perdue depuis longtemps. Je dis : épouvanté, il ne pouvait s’empêcher de penser à cette épouvante et elle revenait comme un masque.

— Comment te sens-tu après le repas ? demanda-t-il.

Pierre allait au coin juste après. Le docteur promit de jeter un œil sur les selles.

— Tu iras au pot, dit la femme du docteur, compris ?

Il comprenait. L’eau, les selles, les égouts, la maladie qui le guettait comme s’il était à la guerre.

 

Minuit quinze

— C’est quoi comme bécane ?

On est dans la nuit, Mandale et moi. La torche qu’il dirige dedans est en position économie. Autant dire que la Lune nous est pas d’un grand secours. Je sais même pas si ce qu’on entend c’est le silence ou le bruit que font les prédateurs nocturnes. Est-ce un sentier, sur quoi on marche ? J’en sais rien non plus. On le suit pas à pas. Traces d’animaux domestiques, d’hommes, de météorites ? C’est tout droit, avait dit Bat Bat. Si vous sentez que vous allez pas droit, arrêtez-vous pour réfléchir. En l’absence de boussole, c’est ce qu’on a de mieux à faire. Sinon on va nulle part et dans ce pays à densité humaine proche de zéro, nulle part c’est dans la gueule du loup. J’avais pas envie de m’achever comme ça. Mandale se posait des questions sur la moto que Nergüi m’avait proposée dans un chapitre précédent. Une américaine avec deux cylindres. Mandale en avait déjà vu une mais il avait pas eu le temps de la filmer.

— Des fois on passe à côté sans la voir, dit-il en théoricien de l’objectif, et d’autres fois on la voit et on a pas le temps. La vie… que si un jour j’en ai marre, j’irai en vélo que j’en ai un.

— Il a fallu qu’on se mette deux cadavres sur le dos, merde !

— Sinon t’aurais fait un autre usage de l’américaine. Arrrgh !

La nuit. Avancer. Tout droit histoire de pas s’aventurer dans les marges. La lumière de la torche donne des signes de faiblesse. Mandale a oublié les batteries de rechange dans ses bagages à l’hôtel Rosa de Lima.

— Si j’avais su qu’on aurait besoin d’une moto, j’y aurais pensé…

Ya une sacrée différence entre les mandibules d’une fourmi et celles d’un loup. Mais ça se voit pas si c’est la nuit qui vous conseille de serrer les fesses pour pas répandre votre odeur au hasard qui fait bien ou mal les choses selon qu’on a de la chance ou pas. Pourquoi deux cadavres ? La moto de Nergüi n’expliquait pas tout. D’autant que Bat Bat m’avait averti du danger qu’elle pouvait représenter si je tournais de l’œil au moment d’en jouir dedans ou dehors selon des circonstances que j’arrivais pas à imaginer. Mandale marchait devant moi, avec la torche qui le précédait mais pas d’un mètre si je me sentais suivi. On était pas deux. C’est toujours ce qui arrive dans la nuit : on est tellement que ça finit mal : yen a un qui se fait bouffer et l’autre qui craint de pas pouvoir en témoigner devant la commission d’enquête. On avait vécu ça depuis longtemps avec Myriam. On se méfiait de la nuit. On s’y enfermait pour être seuls. Et on savait que ça finirait mal. Mais on en était pas encore là. Combien de temps encore devant nous ? Yavait qu’à regarder derrière pour calculer. Mais on était pas doué pour les maths, Myriam et moi. Ni pour la conjugaison d’ailleurs, que j’en avais un souvenir si tragique que je conjuguais plus qu’au conditionnel. D’où que j’avais jamais beaucoup travaillé pour les autres. Et que ça me donnait des idées de roman.

— T’es sûr qu’ils ont des motos US en Mongolie ? fait Mandale qui commence à douter de la nuit.

La lumière de la torche a viré au jaune. Elle clignote pas encore mais on a intérêt d’arriver chez le voisin, où nous attend Nergüi, avant de disparaître dans l’heure qui suit, et même avant si ce qu’on raconte au sujet de la Mongolie a du sens. J’en avais marre des cadavres. Trop de cadavres dans mon existence d’amoureux transi par les données de l’embauche qui conditionne le revenu minimum des guignards de l’attente.

— T’es sur la position économie ?

— Je te le dis !

— On dirait point !

— Ah merde qu’est-ce qui te fait dire ça, mec ?

— Ça sent le découvert bancaire, ta lumière !

J’avais jamais entendu un silence pareil. Preuve que j’étais passé à côté de la poésie sans m’en rendre compte. Et que si j’avais pas tant insisté pour qu’on me prenne pour ce que j’étais pas, j’aurais l’air moins con maintenant, à rien d’entrer en contact avec un inconnu signé Kahn. Ces bruits de mandibules n’avaient rien à voir avec un langage. Yaurait peut-être des traces, mais sans ADN, qu’est-ce que je deviendrais pour les autres ? Il paraît que les loups mongols y arrivent à te bouffer jusqu’à ton dernier atome d’ADN. Tant pis pour l’archéologie des temps futurs qui voudront savoir mais qui sauront pas que j’ai existé avant eux. Ils chercheront ailleurs et j’y serais pas. Sauf dans la moisissure conservatoire de la BNF qui conserve rien si on a pas fourni l’ouvre-boîte et la main d’œuvre qui va avec.

— Si c’est une vieille Indian oubliée par un GI d’origine mongole, on a pas gagné, dit Mandale en secouant la torche. Parlez-moi d’une bonne vieille Zündapp avec son side et sa Maschinengewehr. Y feraient pas long feu A et B ! Et Dédé le gros et Dodo le laid seraient déjà introuvables à l’heure que je suis en train d’en parler avec un mec que je sais plus qui il est tellement je crains qu’on se soit mis dans le pétrin lui et moi. Et pas pour une femme cette fois !

— Tu vas pas remuer maintenant une histoire plus vieille que Virgile ! Le moment est mal choisi.

— Mais j’ai pas choisi ! J’étais venu pour autre chose. J’en ai oublié ma caméra.

— Dis plutôt que Pedro Phile te l’a confisquée !

Ça fait mal que je dis ça dans un pareil moment de tragédie annoncée depuis que je sais écrire. Mais j’ai pas envie de me souvenir qu’on a pas toujours été ami, Mandale et moi. Même qu’on a failli s’entretuer à une époque où on jouissait de l’existence sans nous soucier de celles des autres.

— Les temps ont bien changé, reconnaît Mandale. N’empêche qu’une Zündapp…

— Tu sais comment ça pèse un loup ?

— Dans la nuit ou quand je suis pas là pour m’en inquiéter… ?

Une PKT ou une MG42… Quelle importance si on sait pas tirer ? Ya rien de plus craignos que la nuit quand on sait pas où on habite quand il fait encore jour. Qui c’est qui complique si c’est pas Muhammad ? Ou le papa essénien qui fait trempette pour pas se noyer dans des histoires de circoncision ? On angoisse vite si ça glisse, en montée comme en descente. Et je me suis même connu fiévreux sur le plat. Qu’est-ce qu’on peut faire, ou vendre, pour pas avoir d’histoire ? Une plage avec des coquetiers et des mouillettes de douze ans d’âge et sans pilosité si c’est pas trop demander. Qui c’est qui ralentit quand ça accélère ? Ou le contraire. La torche s’éteint. Ça doit être définitif.

— Avant j’en avais une à magnéto… Mais je me suis mis à la mode cadmium-nickel et voilà le résultat ! On est dans le noir.

— Que si on l’avait voulu on y serait pas arrivé !

Quel cri ! Quel aveu ! J’en ai l’hyoïde en cavale !

— T’es sûr que t’en a pas dans tes poches, de n’importe quelle marque pourvu qu’on soit pas obligé de bricoler avec des fils que j’en ai pas même en me sacrifiant ?

— Ni une, que je te dis ! Pedro en a eu besoin pour visionner les rushes.

Quel noir ! La Lune fait une apparition qui me redonne de quoi bander sans fantasmer, mais ça dure pas. L’ennemi, dans ces situations qu’on aurait mieux fait de pas partir en vacances, c’est le nuage. Et l’épaisseur du nuage. Chargé d’électricité certes mais pas pour torcher dans les ombres habitées de la nuit. Si on veut toucher quelque chose, il faut se baisser et alors l’herbe frémit comme si on dérangeait et qu’à force de déranger on va finir dans le casus belli.

— T’es où, Mandale ?

— Même question, mais avec Sarabande.

— On ferait bien de se tenir la main.

— J’ai toujours su que je finirai par tomber en enfance ou avec un homme…

On se cherche pendant une bonne minute. Puis la main de Mandale me trafique. Il me cherche même s’il me tient. J’ai envie de le prendre dans mes bras comme si c’était ma mère et que je voulais tout recommencer parce qu’à force de caprices et d’exigences j’ai tout raté, y compris ma relation avec papa qui en a trouvé un autre à force de chercher dans le voisinage.

— Tu vas pas raconter ta vie, Juju ! C’est pas le moment.

— Qu’est-ce que tu veux que je raconte ?

— On raconte plus, d’accord ! Et on avance.

— Mais dans quel sens ?

— On avance ENSEMBLE.

C’est bien dit. Mais pour aller où si c’est pas par là qu’on voulait aller ?

— Ya plus qu’à écouter, dit Mandale. Comme les animaux, vu qu’on a pas l’odorat assez développé. On écoute et ça va finir par payer, mec !

— Ça dépend du prix…

Payer. Ça finit toujours comme ça. On économise pas pour autre chose. Et l’huissier s’amène alors qu’on attendait le travailleur social.

— Sauf qu’on est en Mongolie, la nuit, sans lumière et sans savoir où on va si on y va, philosophe Mandale qui hésite encore entre l’existentialisme et le structuralisme.

Avant il avait une loupiote sur sa caméra. Mais il a pas la caméra sur lui. On va finir par le savoir. On se tient la main au plus près du slip qu’on a en commun depuis qu’on symbiose. C’est nouveau comme relation, mais le XXIe siècle est tellement entamé qu’on sait plus si on va voter la prochaine fois. Ya des cailloux dans l’herbe.

— Comment que tu sais que c’est des cailloux… ?

— Je compte les pattes.

Yen a un qui va finir par enculer l’autre à force d’amour qui est tout ce qui reste quand tout a disparu. La différence d’avec Myriam et moi, c’est qu’avec elle je suis enfermé dedans, ce qui fait de moi un homme normal. Mais cette nuit-là, avec Mandale pour seul compagnon d’angoisse et d’errance, je glisse dans l’anormalité du dehors que j’ai pas envisagé comme enfermement. Il a envie de me lire ces pages de l’extraordinaire invention de Cervantes. Mais il a pas le bouquin sous les yeux. Avec quoi on éclaire le génie quand on a pas de quoi ? Encore une question qui met à mal l’idée de démocratie.

— Tu intellectualises trop la nuit, dis-je. La nuit tu peux pas la filmer sans lumière. Comme si filmer c’était voir. Mais avec un peu d’entraînement, tu peux écrire dans la nuit. Et si le jour ne se lève pas, personne te lit. Je sais de quoi je parle.

— Peut-être que tu sais… Mais qu’est-ce que tu sais pas qu’on ferait bien de s’en inquiéter parce que je sais pas moi non plus ?

Des fois ça fait du bien de délirer. Mais faut pas abuser du plaisir comme substitut de l’angoisse. Même en compagnie des animaux qui se montrent pas tellement ils se méfient de nous. Mais ici c’est pas les mêmes animaux. On maîtrise plus la domestication des inconnues qui empoisonnent notre connaissance des nombres. Qu’est-ce que ça sent ?

— Comme dans la nuit de don Quichotte et de Sancho Panza… Yen a un qui se fait dessus et l’autre qui sent que c’est arrivé à l’autre. Tu entends… ?

— Je fais que ça ! Entendre ! Et pas que les conneries que tu racontes, mec ! Mais j’arrive pas à distinguer la réalité de l’imagination qu’elle me contraint à pratiquer. Ya du vrai et du faux dans cette nuit charismatique. Et si je mens, je vais en Enfer.

— Le mieux est d’attendre que le soleil revienne faire un tour par ici… Il est toujours fidèle au rendez-vous, même en temps de guerre.

— Ça fait des heures d’angoisse ! Assez de temps que l’animal peut mettre à profit pour réviser sa leçon de cuisine qu’il connaît depuis la nuit des temps mais que la nuit lui conseille toujours de revoir des fois que l’humanité ait changé de moyen de conservation, ce qui n’est pas près d’arriver dans ce siècle qu’on connaîtra pas autre chose de mieux ni de possible !

— On a pas le choix, mec. Faut se serrer un peu plus que les mains…

— Tu veux dire que…

— On n’en est pas encore là, mais si ça arrive je te promets d’éjaculer sans attendre que ça me fasse plaisir !

— L’humour avant rien. On a tellement pratiqué rien en attendant de s’amuser !

— N’exagère pas, mec ! Rien n’est perdu. Faisons comme si on jouait pas. Des fois le prédateur tombe dans le panneau et le soleil se lève. Ça redevient dangereux un homme qui retrouve la lumière. Et ça arrive tous les jours…

— Jusqu’à ce que ça n’arrive plus.

— La mort ! La mort ! Ya autre chose dans la vie !

Si ya du monde autour de nous (et pourquoi qu’yen aurait pas ?) y peuvent pas comprendre les détails de la conversation tremblante qu’on a Mandale et moi mais en gros ils savent qu’on est devenu comestible en toute inoffensivité. Contre quoi on se bat qu’on on voit rien ? Eux, la nature les a doués de nyctalopie alors que le bon Dieu, qu’ils savent pas ce que c’est, nous a condamnés à l’héméralopie, un truc fatal que si j’avais su je me serais suicidé dans le ventre de ma mère. Ah c’est bien de voir en pleine lumière, mais la nuit venue, si on a pas sommeil, on reçoit de la visite, et ça se finit pas toujours avec le retour du bon vieux jour qui a été conçu à l’image de son créateur. Voilà ce que je voulais dire.

— On va se tenir chaud, toi et moi, dit Mandale sans rigoler.

Une minute plus tard, il ronfle comme un nourrisson au ventre plein. Pourtant, il a rien bouffé que nos spéculations qu’on peut pas dire, honnêtement, que ça vaut comme nourriture de l’esprit. Yen a comme ça que l’angoisse endort ou tue genre marchand de sable ou mort subite. Comment ne pas se sentir seul et abandonné quand ça arrive dans le lit commun, matelas acheté à crédit ou herbe des prairies mongoles ? J’avais envie de me revoir au Rex, avec Myriam sur les genoux, dans la nuit cinématographique que c’est pas la même que la nuit qu’on réussit pas à filmer parce qu’on a oublié que c’est la nuit. L’oubli. Avant, quand j’étais pas dangereux, je pensais que la paresse et la lâcheté expliquaient bien des choses que si elles n’existaient pas on serait encore en train de se demander comment on fait pour avancer si on s’est fait bouffer les pattes par un brontosaure ou un horla. Mais maintenant que j’ai vécu, je suis bien d’avis que l’oubli est à l’origine de tous les malheurs non remboursés par la sécu. Surtout quand on arrive pas à oublier qu’on est dans la merde et que la solution ne dépend pas de nous. Du soleil, par exemple. Mais j’avais pas l’heure sur moi. Et aucune envie de rejoindre mon ami Mandale au pays des rêves neuroniques. Comme le condamné qui refuse qu’on lui bande les yeux. Mais moi j’avais pas d’autres yeux en face. Les yeux de la nuit, si je peux appeler ça comme ça, je les voyais pas. Et eux me voyait. Comme le voulait le bon Dieu à cet instant. Je savais qu’il était là à me surveiller alors qu’il savait par définition que ce que j’allais devenir était écrit. C’était pas difficile de lire entre les lignes.

 

Arrrgh ! si j’avais eu Myriam à la place de Mandale je l’aurais chevauchée et cravachée jusqu’à ce que je m’en sorte avec ou sans elle ! Sûr qu’elle aurait pas eu le temps de s’endormir sur mes lauriers. Mais avec Mandale pour seul compagnon de la nuit autant dire que j’étais seul, foutu d’avance et sans mérite. J’arrivais même pas à m’en vouloir. Le temps, noir et impénétrable, n’était pas à l’autocritique que quand je vais perdre mon temps à Pôle c’est une connasse qui m’autocritique que j’en fais pas assez pour mériter le statut de citoyen pas émigré ni musulman. C’est des nuits comme celle-là qui poussent l’homme à se remettre en question sans répondre. Si encore j’avais su pourquoi j’étais là et pas ailleurs… mais qu’est-ce que j’en aurais écrit pour donner du grain à moudre à mes détracteurs et à ceux qui prétendaient changer mon destin national en histoire à dormir debout ? Yavait plus qu’à attendre que le soleil daigne mettre en fuite les amateurs d’aubade qui en ce moment même se demandaient à quelle sauce ils allaient me proposer à leur goinfrerie, privés d’évolution qu’ils étaient. Au cas où, j’ai fait les poches de Mandale qui effectivement n’avait pas emporté des batteries de rechange. Ni même de quoi en improviser. Un mouchoir qu’il possédait ! Et des notes de resto. Rien sur l’actualité ni la météo. Comme s’il était venu incognito. J’avais l’impression d’escamoter un cadavre mais sans l’aide des Chinois. J’avais plus rien à faire sinon glander en me caressant dans le sens du poil que j’ai très développé. Et Nergüi qui devait s’inquiéter. Pas à cause de la moto qu’elle en avait rien à foutre, mais parce que sa hiérarchie la pressait de me tirer les vers du nez, comme si j’en avais. Et même si j’en avais, qu’est-ce que j’en ferais ? J’y avais jamais pensé en ces termes, que c’est des termes de la nuit charismatique. Et puis j’avais pas envie d’être réveillé par la rosée. Avec des trucs en moins que ce serait pas la peine d’essayer de les retrouver sauf sous forme de crottes. Toutes les crottes se ressemblent. On en écrase de temps en temps sans faire exprès d’avoir de la chance sinon on l’a pas et des fois pire. Yen a partout où on met les pieds si on s’est pas encore suicidé. Des sans noms que si on les voit on saute sur un pied sans les mains. Qui n’en a pas connu qui ont fini comme ça par où ça commence à plus ressembler à rien de connu ici-bas ? Non, faut pas céder au sommeil si la nuit commence où ça finit. Je m’écarquillais les yeux en attendant de plus pouvoir faire le contraire. J’en avais mal aux dents. Et rien pour mesurer le temps comme dans une gare. Au rythme des cafés et des clopes. J’avais ni l’un ni l’autre. Pas même de quoi touiller ou gratter. C’est que j’avais pas prévu d’attirer du monde et de souhaiter dans la douleur qu’on se mette pas à m’applaudir uniquement parce que je suis venu et que je vais y rester. Pendant ce temps, que je m’adonnais au streaming, Mandale dormait à poings fermés que je lui aurais bien mis dans la gueule pour faire quelque chose et non pas rien. J’avais besoin d’un écran, pas de mes mains.

Bref le temps passait et avec lui la nuit, comme ça se passe au XXIe siècle, avec ou sans musulmans. J’entendais la nuit ou c’était elle qui se taisait pour que j’entende ce qui s’y passait sans que je puisse en identifier les auteurs. J’aurais dû jeter un œil sur Wikipédia avant d’embarquer pour Oulan-Bator. J’en aurais appris des choses qui m’auraient été bien utiles pour comprendre ma situation. Mais tout le monde n’est pas aussi malin que Sartre et Camus réunis face à une guerre qu’ils ont pas résisté mais qu’ils ont gagnée. Faut être du côté des vainqueurs si on veut se faire un nom. Mais elle est où la guerre ? Ya bien des virus et des immigrés, mais la guerre ? Une que si on sait y faire ya plus qu’à attendre le bon moment pour jouer avec les vainqueurs aux osselets des vaincus. Vains cœurs et vains culs, disaient les gonzesses qui commentent les faits à la télé. Cœurs et culs, d’accord, mais vains ? Elle est où la vanité dans ce récit quotidien du temps ? Et ne me parlez pas du vin qui est passé de mode maintenant qu’ya plus de guerre pour en boire. Haut les cœurs et bas les culs ! On en veut à tout ce qui ne sait pas vieillir en silence. Rien à voir avec la sagesse de Salomon. Elle est pas vide de sens cette existence de merde. Du sens en veux-tu en voilà. De l’interdit comme de l’unique. Pas moyen de faire un pas sans ouvrir le dictionnaire. Et d’y trouver ce qu’on cherche. Même si on n’a plus ce qu’il faut pour comprendre l’Occitanie des troubadours. Du sens que je vais t’en trouver moi ! Et sans avoir besoin d’en inventer. À en être malade. Et sans guerre pour revenir aveugle sur la terre natale. Ça dégouline le sens ! Et ça veut tout dire. De la grosse Bertha à Unity, comment qu’on fait pour aller plus loin sans se soucier de perdre la raison. Avec le spectacle des rupins qui nourrit le désir comme un cochon destiné à l’abattoir dans un système autarcique. Qu’est-ce que j’ai pas pensé cette nuit-là, en Mongolie, alors que je doutais une fois de plus de l’existence du nombre d’or ? Boudiou ! comme dirait Myriam si je lui laissais le temps d’exprimer ses sentiments ailleurs que dans un cinéma de banlieue islamisée. Des fois je me demande si mon échec professionnel n’est pas la conséquence que j’ai pas su vendre du sens au lieu de m’en nourrir pour rien laisser à mon entourage. Si Mandale n’avait pas dormi cette nuit-là, en Mongolie, il aurait su ce que c’est l’amitié et ce qu’on en fait si elle a du sens.

Des heures que j’attendais. Et forcément je me suis posé la question de savoir combien et qu’est-ce que ça pouvait signifier que le jour ne s’était pas encore levé. À peine réveillé, Mandale me dit que c’est parce que il s’est pas passé une heure depuis qu’il s’est endormi sans me demander mon avis. Je sais pas compter aussi bien que Fermi, mais dans les entiers jusqu’à dix, je me défends.

— Comment que tu sais que ça fait pas une heure ? T’as rencontré Dieu dans tes rêves ?

— J’ai pas les yeux bouffis peut-être ? Que si j’avais dormi des heures que tu sais pas compter même sur les doigts, je les aurais creux comme on a l’habitude de me voir quand j’ai pas encore commencé à boire. Je me connais !

— Une heure, tu dis… ?

— Et même moins. Ce qui explique qu’il fait encore nuit. Quand il fera plus nuit, on y verra plus clair, tautologiquement parlant.

— Presque vingt et un siècles que ça dure… J’ai pas réfléchi à ce que je disais.

— La sémantique a tué la logique, voilà le drame de notre siècle XXI.

On aurait pu continuer à papoter comme ça pendant des heures. Et le soleil aurait fini par se lever tandis que quelque part dans la nuit mongole Bat Bat a deux cadavres sur les bras et qu’il sait pas quoi en faire sans la moto de Nergüi qui est peut-être repartie avec vu que je suis pas venu comme elle s’y attendait. Patiente comme elle est, elle a pas dû attendre le troubadour du matin. Quand nous arriverions chez le voisin pour récupérer la moto, celui-ci nous montrerait les traces de pneu dans la boue de sa basse-cour, sans plus de commentaires. De quoi pousser Bat Bat à se servir de sa PKT contre nous. Mandale me suivait, malgré le sommeil qui le sollicitait et l’envie qu’il avait de rêver au lieu de penser. Il reconnut que pour une fois mon point de vue était réaliste. C’est comme ça que les intrigues s’emparent du roman pour lui donner une fin digne de ce qui a commencé sans qu’on sache toujours pourquoi. Sémantiquement, ça se tient, reconnut-il.

— La question est de savoir ce qu’on décide de faire une fois que Phébus sautera de son céleste lit.

— On ira dans un sens ou dans l’autre…

— Ici un sens qui a perdu sa moto et là un autre sens qui si on avait su on lui aurait pas donné deux cadavres.

— Yen avait qu’un quand on a quitté les lieux… On aurait entendu la PKT. Ou le cri. Le rassemblement improvisé des carnassiers…

— Un ou deux, ça change pas le sens.

— Et surtout yen a toujours deux… sens. Or, faut choisir. On a le temps d’y penser. Et si on arrive pas à se décider, on se sépare. Chacun sa peau !

On pouvait pas se regarder. Juste se toucher. Les joues de Mandale étaient dures comme de l’acier. Et froides. S’il avait pas parlé (pour ne rien dire) je l’aurais cru mort. Il tâtait mes pectoraux. Mon cœur battait la chamade. Et même en retraite. Mais il irait pas loin si jamais. Un pas et on sombrait dans l’inconnu ou dans la gueule du loup, là où le dictionnaire hésite.

— Cette attente va nous rendre fous, dit Mandale, avant qu’on ait le temps d’apprécier les bienfaits de la lumière solaire. Et qui sait à quoi ça rime de devenir fou en pleine nuit charismatique ? Je me fais peur, mec !

Il tremblait de haut en bas. Je lui tapotai les joues à deux mains.

— C’est à moi que tu fais peur, connard ! Que jusque-là j’avais pas peur. Et que maintenant j’ai peur de sortir.

— Mais on est déjà dehors, mec !

Signe que le processus avait commencé à agir en moi. Ya rien de plus terrifiant que de savoir qu’on va devenir fou. Mais on a pas de guerre sous la main pour mesurer cette différence de potentiel toujours en croissance. J’avais comme le sentiment que j’en étais pas à mon premier essai. Le sentiment d’avoir de l’expérience en la matière. Il aurait fallu remonter avant que je sois en Mongolie pour se rendre compte du degré d’avancement de l’affection qui me caractérisait depuis longtemps si j’en jugeais par l’effet de sympathie qu’elle inspirait à mon esprit. Mandale me conseilla de me détendre. Il avait rien sur lui, à mon grand regret. Il fouilla quand même dans ses poches, des fois queue. J’entendais le froissement du tissu à usage militaire. Non, rien. Sa main s’égara imprudemment dans l’herbe. Une fois (c’était il y a longtemps) il avait trouvé quelque chose d’inattendu et de précieux en fermant les yeux en remplacement de la nuit.

— Tu veux pas savoir ce que c’était… ?

— …

— Jouons !

Des heures qu’on a joué. Et pas à gagner. Des hypothèses et des certitudes. Heureusement qu’on avait personne à juger. On a fini par s’asseoir. L’un contre l’autre avec l’herbe dessous et un petit vent mongol en dents de scie. Comment on fait de la lumière quand on a rien pour en faire ? Le drame de l’existence des larbins condamnés à se regarder dans un écran qui n’a rien d’un miroir. Yavait des petits cailloux et je les frottais. Qui n’a pas vu faire ça à la télé ? On vous parachute à poil dans un milieu hostile et au lieu de bander rien qu’à la vue de votre partenaire vous frottez les cailloux, le bois et tout ce qui est assez dur pour espérer en sortir une étincelle, rien qu’une nom de Dieu ! Et les petites herbes bien sèches avec la pluie et le soleil en vadrouille dans un autre paradis terrestre où se joue la soif. À quoi on jouait ? Ni à poil ni animés d’intentions politiques ? Mais rien, pas une étincelle, ils connaissent pas le silex en Mongolie, ni le bois sec et la paille sert même pas à fabriquer des murs. Ici, l’herbe ça se bouffe et une fois bouffée on sacrifie l’animal et on se lèche les doigts en feuilletant un magazine de prêt-à-porter. Oh la belle vie ! Ce qu’on peut haïr les gens quand ils font pas les choses qu’on voit à la télé ! De la terre qui sent la bouse et le purin et des cailloux sans étincelles dedans. Mandale n’avait pas sur lui de quoi se passer de feu en attendant d’en trouver chez Lidl. Je le désespérais.

Il me supplia. D’après lui, j’étais pire que le silence.

— Qu’est-ce que je peux y faire si ça prend pas feu ?

J’entendais l’herbe qu’il écrasait entre ses paumes. Et j’étais loin de m’identifier à l’aveugle qui se plaint de rater quelque chose. Les petits cailloux s’entrechoquaient. Et de temps en temps, on arrêtait notre cinéma et on écoutait : jamais on avait attiré autant de monde.

— Je crois que je vais devenir fou, dis-je en même temps que je le devenais.

— Yen a dans ta famille ?

— Certains ont fait la guerre pour être heureux sur la terre charnelle, mais j’ai pas eu vent qu’aucun ait compris ce que James Joyce voulait dire à ceux qui la fuient pour pas pécher.

— Ya pas de famille sans au moins un dingue pour expliquer ce que c’est que cette manie de forniquer pour la patrie ! Ça te fait quoi de devenir fou alors que tu veux pas ?

— J’ai pas envie de vomir si c’est à ça que tu penses. J’ai mal nulle part et j’ai pas d’inspiration poétique. Je suis pas vide non plus. Je me prends pas pour un oiseau. Dommage qu’on ait perdu le Nord ! Sinon j’irai à l’Est. Mais je peux pas m’imaginer à quel point il est loin d’ici le soleil. Que si j’allais vers l’Ouest je mettrais autant de temps à m’en rendre compte.

— Et le Sud, mec ? T’en fais quoi du Sud… dans ta folie ?

— Comment tu sais que je vais te poser la question ?

À qui je parlais ? Et qui ne pouvait pas me répondre ? Je me suis mis à ratisser le sol avec mes mains. Les petits cailloux avaient disparu. Pas une trace de ceux qui avaient explosé sans produire l’étincelle d’un feu que j’avais espéré comme j’ai jamais rien espéré. J’étais seul. Mandale s’était barré en emportant la nuit.

 

Les soldats

Des soldats les surprirent en pleine exploration. Ils étaient montés pour mieux voir.

— Comment êtes-vous arrivés là ? demanda un des soldats en secouant Constance par une épaule.

— C’est des enfants, dit l’autre soldat, laisse tomber.

Mais le soldat fit pleurer Constance en la menaçant. Pierre continuait d’observer l’alignement des canons. Des trains filaient sur la voie. Le soldat avait confisqué la lunette et il l’avait brisée sur un rocher.

— Je regrette bien, avait dit l’autre soldat à Constance et c’est ce qui avait provoqué la fureur de l’autre à l’égard de Constance.

Il avait posé sa grosse main sur l’épaule nue. L’autre ramassa les fragments de la lunette. Pierre se suspendit à une branche et continua de regarder le déploiement incessant de l’artillerie. Le soldat lui expliqua que dans une semaine ils auraient atteint l’autre bout de la vallée. Il lui montra les trains qu’il fallait décharger maintenant. Pierre se balançait. Le ciel remplaçait la ligne d’artillerie, l’éblouissait, il ne voyait plus les détails. Il demanda pourquoi l’autre soldat avait cassé la lunette. Il l’avait emprunté à son père sans sa permission.

 

Qui expliquerait ce qui s’était passé ?

Ils entendaient les réponses tremblantes de Constance sans chercher à en identifier le contenu.

— C’est notre faute, dit le soldat, c’est pour ça qu’il est en colère, il veut la faire passer sur elle.

Pierre ne voyait pas d’inconvénient à attendre pourvu qu’on trouvât ensemble une solution au problème que l’autre soldat avait posé en brisant la lunette.

— On n’en trouvera pas une pareille, dit-il.

Le soldat reconnut que l’objet était original. Les lentilles avaient volé en éclats et il n’avait pas ramassé ces débris. Le tube était cabossé. On ne lisait plus les inscriptions. Il ne les avait jamais comprises. Personne ne comprendrait plus désormais. Le soldat ne connaissait pas le latin. Le français non plus, avoua-t-il. Il savait compter mais n’avait jamais eu l’occasion de tirer profit de cette connaissance des nombres qui, reconnaissait-il, ne pouvait être que sommaire. Il n’avait reçu que l’éducation de la politesse et du respect.

— Ce n’est pas la même chose ? dit Pierre.

Le soldat s’étonna qu’il ne sût faire la différence. Il paraissait être un enfant de la bonne société. Pierre dit que son père était docteur. Le soldat admirait les docteurs en médecine mais il ne savait rien de l’utilité des autres docteurs. Il pensait exactement comme le docteur. Il en fut satisfait quand Pierre le lui révéla.

— On est quelquefois d’accord, dit-il. Mais pas moyen de s’entendre avec celui-là. Il n’a pas vu une fille depuis longtemps.

Pierre lâcha prise. Ses pieds touchèrent le sol. Il ne lutta pas longtemps contre la douleur des genoux. Le docteur avait trouvé un remède. Le soldat s’en réjouissait. Il souffrait de cors au pied mais il n’y pensait plus. Il avait été blessé à la tête mais le crâne avait tenu bon. Il en avait été quitte pour la peur.

— Des fois, il vaut mieux mourir sur le champ de bataille.

Il craignait le poteau d’exécution et il lui semblait quelquefois en mériter la nécessité. Il n’était pas révolutionnaire. Il buvait trop. Et le combat lui inspirait le sommeil. Il se couchait avec les morts en attendant les menaces de l’officier. C’était une troisième manière de mourir. Une autre consistait à choper une maladie incurable. On n’achevait pas les malades. On les laissait crever comme des héros.

— Elle a quel âge, ta copine ?

Pierre avait du mal à donner un âge aux filles.

— C’est vrai qu’elles grandissent plus vite que nous, dit le soldat.

Ils regardèrent Constance. Elle était assise sur le rocher où avait été brisé la lunette. Elle avait croisé ses jambes et ses bras et elle était un peu courbée en avant, le nez au niveau des genoux, elle ne pleurait plus et l’autre soldat lui caressait les cheveux.

— Elle est gentille ? demanda le soldat.

Il se renseignait. Pierre confessa que c’était la plus gentille fille qu’il connaissait.

— Tu veux être fusillé à sa place ? demanda le soldat.

Pierre se retint de hurler.

— Raconter la guerre, avait dit son père qui n’en avait fait aucune, c’est reconstituer le fil des choix auxquels le temps soumet ses héros.

Les héros du temps. Constance avait aimé l’expression et elle l’avait notée en marge d’un de ses livres. Elle en parlait beaucoup depuis. Mourir à sa place supposait qu’elle continuât d’en parler avec les autres. Qu’est-ce qu’il continuerait, lui, à la place de cette mort trouée ?

— Je ne plaisante pas, dit le soldat et il sortit un papier de sa poche.

— Tu ne sais pas lire, dit Pierre.

— Mon copain sait, lui, dit le soldat. Il est docteur en lecture. Tu sais lire, toi ?

Pierre jeta un œil sur le papier que le soldat tenait à la hauteur de ses yeux.

 

Pourquoi n’arrivait-il pas à lire ce langage ?

— Je vais te fusiller, dit le soldat, comme ça tu ne penseras plus et ta copine retournera chez elle.

Il actionna la culasse. L’autre soldat leva la tête.

— À tout à l’heure, dit-il.

L’autre soldat dit : avance !

Et Pierre descendit le sentier en pleurnichant.

 

Qu’est-ce qu’il quittait ?

Le monde ?

Ce qu’il en savait ?

Lui-même ?

Il ne savait plus. Et il ne savait plus où il allait. Derrière lui, le soldat riait.

— Presse-toi ! disait-il.

Plus rien n’avait d’importance. Pierre regrettait cette incurie. Mais il n’y pouvait rien. Il ne pensait même plus à Constance. Ni à lui d’ailleurs. Il pensait au soldat qui marchait derrière lui. Mauvaise rencontre, pensa-t-il encore. Et il perdit connaissance. L’espace perdait une dimension, comme si le plan, son existence même n’impliquait plus la nécessité d’un espace sans quoi il n’y a plus de pensée, mais un rêve. Il dit cela aujourd’hui. Il ne le dit à personne. Il n’y a personne pour l’entendre. Il le dit tout haut, sachant que ça ne veut rien dire mais qu’il le pense.

 

Comment ne pas se souvenir de la première mort véritable ?

Il voulait dire qu’aucune peur n’avait précédé cet anéantissement. Le chemin se verticalisa. Il marchait sur son double. Il ne ressentit aucune nausée, aucune douleur, il n’y eut aucune raison d’avoir peur, c’était facile, il savait qu’il se souviendrait de tout s’il revenait. Il se réveilla avec cette certitude. Les deux soldats le regardaient. Ils étaient assis sur le talus et ils mâchaient du tabac, crachant entre leurs jambes, silencieux et immobiles.

— Où est Constance ? demanda-t-il.

Il se sentait parfaitement bien. Le soleil le ravigotait. Il répéta sa question.

— Constance ? dit un des soldats. Il n’y a jamais eu de Constance.

Et Constance disparaissait. Il devait le reconnaître. Ayant disparu, elle n’avait jamais existé.

— Il est vraiment toqué, dit un des deux soldats.

L’autre rit et cracha.

— Fiche le camp ! dit-il. Qu’est-ce qui t’a pris de tourner de l’œil ?

Difficile maintenant de reconnaître le soldat qui avait menacé de le fusiller et par conséquent celui qui était resté avec Constance.

— Où est Constance ? répéta-t-il malgré la certitude qu’elle était un personnage de son invention.

Le soldat qui était géométriquement le plus près de lui répondit qu’elle n’avait pas été très gentille. Il montra la morsure dans son poignet. Je n’ai pas rêvé, pensa simultanément Pierre.

— Ça va mieux ? dit l’autre soldat.

L’autre soldat venait vers lui pour l’aider à se lever heureusement il n’avait pas plu depuis plusieurs jours le disait-il ? ils étaient à l’abri d’une broussaille jaune et les soldats regardaient de temps en temps à travers cet écran. Pierre se mit debout. La tête lui tournait.

— Vous m’avez plaisanté, dit-il au soldat mais celui-ci ne se trahit pas, il les regardait tour à tour mais il avait oublié ce visage.

Ils étaient pourtant très différents l’un de l’autre.

— Fiche le camp ! dit l’un d’eux.

— Il a eu peur, dit l’autre.

— Je n’ai pas eu peur, dit Pierre.

— Tu as eu peur de mourir.

— Je n’ai pas peur de la mort.

Il ne leur dit pas qu’il avait même oublié Constance. Il s’en souvenait maintenant.

— Répondez à ma question !

— Fiche le camp !

Il commença à descendre le chemin.

— Sans Constance ?

— On te dit qu’elle n’existe pas.

— Laisse. C’est un gosse.

— Constance était avec moi.

— Nous ne faisions rien de mal.

— Tout est mal si on le fait avec Constance.

— Elle s’appelle Constance ?

— La garce m’a mordu.

— Ça devrait te plaire.

— Qu’est-ce que tu sais que j’attends des femmes ?

— Mais rien, mon vieux, rien.

Pierre essayait de les oublier mais c’était risquer d’oublier aussi Constance. Il s’efforça de croire à son existence et les soldats occupèrent toute sa mémoire. Il tremblait maintenant. Je ne suis pas mort. Ils ne lui avaient pas dit pourquoi il était interdit de monter jusque-là. Constance le lui dirait. Si elle existait. Il n’agissait pas autrement sur les personnages de son impatience. Il les supportait mais au fond ils ne pouvaient rien contre lui.

 

De quoi avait-il été victime ?

De son imagination ?

Il n’en parlerait pas au docteur. Où est Constance ? lui demanderait-on. Avec les soldats ? Morte et enterrée ? Je ne sais pas. Il n’y avait aucune réponse à cette question et ils ne manqueraient pas de la lui poser.

— Bon sang ! Elle était bien avec toi ? Où avez-vous été ? D’où viens-tu ?

Jamais il n’arriverait à reconstituer la scène avec tous ces personnages. Il s’arrêta pour reprendre son souffle et se mit à avoir honte d’avoir couru. Il se retourna mais les soldats n’étaient plus là. Où est Constance ? Il entendait le grincement des trains à la manœuvre. Ils étaient passés par là tout à l’heure. Il se souvenait du claquement du carré, le glissement de l’aiguille, le coup de sifflet, encore un, la locomotive tirait un nombre infini de wagons plats porteurs de tourelles et d’affûts. Les canons étaient couchés sur le plancher. Des soldats se dressaient, en armes, peu affectés par le mouvement, d’autres arpentaient le ballast. Constance le força à s’accroupir. Une autre locomotive refoulait des wagons vides.

— Ils ne vont pas loin, dit Constance.

Elle lui avait déjà expliqué que ces trains n’étaient pas du voyage. Elle avait étudié la morphologie des locomotives et elle en parlait en savante.

— Pas de voyage en train, à cause des rails. Il n’y a pas de rails dans l’océan, rien que des vents et des courants pas si prévisibles que ça.

Il lui parla encore une fois de Danrit. Il ne savait pas qu’il venait de tomber. La nouvelle le déconcerta.

— Tu en es sûre ? dit-il.

Elle ne répondit pas. Des coups de boutoir l’empêchaient de penser.

— Nous verrons mieux de là-haut.

Les barbelés n’étaient pas encore déployés. Il jeta un regard morne sur ces tourniquets menacés des orties. Elle frayait déjà un chemin. Il la suivit.

— Ne parle pas si ce n’est pas nécessaire, dit-elle quand il s’approcha d’elle.

Il aurait pu lui dire qu’il avait peur mais ce n’était peut-être pas nécessaire.

 

Où en était-elle elle-même ?

Les bruits de la gare étaient amortis maintenant par l’épaisseur de la végétation. Elle ne disait plus rien. Elle brisait des branches en pinçant les lèvres. Elle était toujours précise. Il aimait cette lenteur. Elle lui avait appris cette patience mais il avait encore des doutes. C’était peut-être la dernière leçon.

— Je ne veux pas déchirer ma robe, dit-elle, fais attention à ne pas perdre ta casquette.

 

La casquette ?

Il l’avait oubliée dans l’ornière où il avait perdu connaissance. Les soldats n’aimeraient pas le revoir et cette fois ils seraient moins faciles à convaincre. Il s’arrêta tout de même. Son cœur battait la chamade. Où as-tu perdu ta casquette ? Rappelle-toi ! Fais un effort pour te souvenir de cet endroit ! Il se souviendrait des claquements de la culasse.

— Si tu fais le mariole, avait dit le soldat, je t’y fourre un doigt pour t’apprendre à vivre avec les autres.

Il y sectionna la tige d’une fleur.

— Tu vois ? dit-il.

La tige tournait dans ses doigts.

— Clac ! Tiens-toi tranquille et il ne t’arrivera rien.

Constance gémissait derrière le rideau d’arbres.

— Ça ne me fait plus rien de tuer, dit le soldat.

C’était une menace ou le début d’une confession. Pierre promit de se tenir tranquille.

— Bien, dit le soldat. Bon garçon, hein ? C’est ta sœur ?

Pierre fit non de la tête.

— Une amie de la famille alors, hein ? Une espèce de cousine.

Pierre aurait voulu dire que oui, c’était une cousine et le soldat lui envoya une claque qui fit valser la casquette. À partir de ce moment-là, la casquette est oubliée.

— Ce n’est pas beau de mentir, dit le soldat. Si c’est ta petite amie, dis-le !

Pierre retenait des larmes. Le soldat s’en aperçut.

— Je te tuerai, dit-il, si tu ne te tais pas.

Constance semblait murmurer maintenant. Le soldat tendait l’oreille. Il était nerveux. Il avait abandonné l’idée de me tuer et son copain ne serait peut-être pas d’accord tout à l’heure.

— Je n’entends plus rien, dit-il.

L’autre répondit derrière la broussaille.

— Elle est chouette, ta copine, hein ?

Il avait l’air d’un chien apeuré. Il se tenait sur ses gardes. Ses mains suaient sur le canon et le fût de son fusil. Il crachait plus souvent maintenant.

— On est joli, fit-il.

Constance s’était tue.

— Vous avez déjà tué quelqu’un avec la baïonnette ? dit Pierre.

Le soldat se racla la gorge.

— Ça t’intéresserait de le savoir, hein ?

Il dégaina la baïonnette.

— Foutu engin ! dit-il. Je n’aimerais pas mourir de cette façon. Si j’étais sûr de mourir dans cette guerre, vois-tu, je déserterais et on me fusillerait. Mais j’ai cet espoir de m’en tirer, tu comprends ? Et je mourrai peut-être étripé comme un cochon. Ou pire.

 

Qu’est-ce que c’était, le pire ?

— Tu ne poses pas des questions de ton âge, dit le soldat.

Et il se plongea dans un silence tremblant. Le regarder, c’était changer le monde.

— Tu as de l’éducation ? dit soudain le soldat.

Pierre réfléchit.

— Je sais lire, dit-il, et je comprends pratiquement tout ce qu’on m’explique.

— Veinard ! fit le soldat.

Et il retourna dans son silence. On n’entendait plus rien, sauf peut-être le vent dans les arbres, mais alors il fallait oublier tout le reste et cela n’arrive qu’une fois. Où suis-je ? pensa Pierre. Il remarqua le frémissement des feuilles, devina un oiseau immobile, un fragment de ciel qui pouvait aussi bien appartenir à un miroir, et puis plus rien, peut-être à cause d’un autre bruit et il se mit à en chercher l’origine. Le soldat n’aimait pas ces grimaces.

— Tiens-toi tranquille, dit-il d’une voix menaçante.

— Où est Constance ? dit Pierre.

Le soldat venait de se fourrer un morceau de chique dans la bouche.

— Constance ? dit-il. Elle s’appelle Constance ?

Pierre dit :

— Oui, monsieur.

Le soldat se mit à mastiquer.

— Et toi, comment tu t’appelles ?

— Pierre.

Le soldat cracha lentement entre ses jambes.

— Comme moi, dit-il. Mon copain aussi s’appelle Pierre. Il n’y a que ta copine qui ne s’appelle pas Pierre. Comment s’appelle cet arbre ? Tu le sais ? Je n’en connais qu’un, un seul dont le nom est celui d’un arbre qui veut dire quelque chose pour moi. Tu n’es pas si savant, hein ? Qu’est-ce qui pousse sur le trottoir de ta rue ? Bah ! Tu ne peux pas répondre à ces questions. Constance, tu dis, hein ? Je ne l’oublierai pas.

— Où est-elle ? dit Pierre. Je ne peux pas rentrer sans elle. On me posera des questions.

Le soldat se gratta le nez.

— Tu n’y répondras pas, dit-il.

Parce que je serai mort, pensa Pierre, et non pas parce que j’aurais la force de ne pas leur répondre. C’était toute la différence. Le soldat était d’accord là-dessus.

 

Qu’est-ce qu’il attendait ?

L’autre soldat apparut dans la broussaille.

— Alors ? dit l’autre soldat.

L’autre soldat se reboutonnait. Il prit la place de l’autre soldat, la même position, mais il ne lui ressemblait pas. L’autre soldat avait disparu et Constance sembla se plaindre.

— Vous lui faites du mal ! dit soudain Pierre.

Le soldat dit seulement : ferme-la !

Constance avait griffé son visage. Il explorait tranquillement cette blessure. Il saignait un peu. Pierre savait qu’elle aurait le dernier mot.

— Pourquoi tu me regardes comme ça ? dit le soldat.

— Vous êtes blessé, dit Pierre.

Le soldat secoua la tête. Ses mains ne suaient plus. Ce n’était plus le même soldat. Il n’y avait aucune ressemblance entre ces deux soldats. Il en témoignerait s’il s’en tirait. Constance n’existait peut-être plus à ce moment. Difficile de se rappeler une sensation aussi intime, je veux dire aussi étrangère à ce qu’on est en train d’essayer de sauver.

— Vous vous appelez Pierre ? dit Pierre.

Le soldat sursauta.

— Si on te le demande… commença-t-il.

Il avait le pouce dans la grenadière et semblait s’y faire mal.

— Moi non plus je n’aimerais pas mourir comme un cochon, dit Pierre.

Le soldat le toisait.

— Tout le monde veut mourir proprement, dit-il. Je te ficherai une balle dans la tête, tu n’auras pas le temps de voyager, pas de poussière du chemin à secouer.

Pierre ne pouvait pas cacher qu’il luttait contre les larmes.

— Qu’est-ce que tu veux me dire ? demanda le soldat. Quelque chose comme : pitié, je ne veux pas mourir, je n’y avais pas pensé, laissez-moi le temps d’y penser ! Toute la vie par exemple ! Une seule vie ! La mienne.

Il se mit à rire sans bruit. Il était seulement secoué par ce rire qui était comme étranger à l’intérieur de son corps. Il souffrait peut-être.

— Je ne dirai rien, dit Pierre.

Le soldat cessa de rire. Il redevint froid et blanc comme une statue.

— Ah oui ? dit-il. Mais tu as compté les canons ?

— Je vous jure que non, monsieur !

— Qu’est-ce que vous faisiez toi et ta copine ?

Difficile de le dire. Rien. Être ensemble. Parler des voyages. Le soldat attendait une réponse.

— Tu aurais pu t’en tirer, toi, dit-il, parce que la guerre ne va pas durer si longtemps, et au lieu de ça, tu vas mourir proprement. Qu’est-ce que tu as dans la tête ? Ne me regarde pas comme si je pouvais faire quelque chose pour toi.

Pierre baissa les yeux.

— Je ne dirai rien. Pour la lunette, je m’expliquerai. Constance mentira avec moi. Elle ment si c’est nécessaire.

— Je ne sais pas, dit le soldat.

Ce n’était pas le même soldat.

 

À quelle question avait-on répondu ?

Et quelles questions étaient restées sans réponse ?

Voilà à quoi Pierre voulait limiter sa pensée. Mais la douleur s’était installée dans sa tête. C’était une douleur inexplicable. En attendant de l’expliquer, le docteur lui donnait du laudanum.

— Ah oui ? fit le soldat.

Et il appela l’autre soldat. Pas de réponse. Il l’appela encore. Toujours pas de réponse. Il se leva et traversa la broussaille. C’était le moment où jamais. Constance n’existait plus. Pierre luttait contre une étrange lenteur. La terre du chemin était dure et poussiéreuse. Il butta contre des mottes qui roulèrent plus bas. Il se retourna pour constater qu’il était encore seul. Le chemin pouvait être infini maintenant. La peur l’étreignait. Je ne sais vraiment pas où je vais, pensa-t-il, ni ce qui va m’arriver. Il ne pensait plus à Constance. Elle n’existait plus. Il l’avait anéantie jusqu’à l’inexistence. Le talus émettait des aromes troublants. Sa crête frémissait dans le vent, dans un sens et dans l’autre, il vit bouger les têtes penchées d’un champ d’avoine. Le sous-bois commençait après la roche qu’il gravissait, redoutant l’effritement coulant sur la paroi jusque dans les fougères.

 

Où vais-je ?

Où serai-je tout à l’heure ?

Il ne pensait plus à Constance. Il avait peut-être vu deux soldats mais il n’en reconnaîtrait qu’un.

Que va-t-il arriver si je ne me tais pas maintenant ?

Le bois lui parut accueillant. Les bruits recommençaient. D’abord le ruissèlement d’une eau qu’il ne voyait pas. Il franchit ce qui pouvait être un gué. Il pensait aux trains tout en marchant. Il avait peut-être compté les canons sans le vouloir. Il s’en souviendrait. La lumière déclinait. Il retrouva le petit bout de bois mangé par les ronces et le houx. Il reconnut la clairière. Il était sur le bon chemin. Mais il n’avait aucune idée du temps. Il rentrerait dans la nuit, ce qui l’exposait à des représailles. Il inventerait le récit de son aventure. Il pourrait leur paraître fou et il prétendrait avoir perdu le sommeil, ce qui serait vraisemblable. Il était important de les convaincre. Le récit aurait quelque valeur sentimentale et ils ne chercheraient pas à en relever les incohérences. Il manquait un personnage à son souvenir. Mais peu importait qu’il ne répondît pas à cette question. Il décrirait le soldat comme s’il n’en avait vu qu’un. Le docteur aimait ces descriptions dont il ne perdait rien. Il était doué d’une patience exemplaire. On pouvait confier en lui. Encore fallait-il retrouver le chemin de la maison. C’était un chemin étrangement interminable. Le paysage menaçait à tout moment de n’être plus celui qu’il avait traversé dans l’autre sens. S’il se perdait, il grandirait dans le bois. Il craignait cette éternité. Son instinct lui inspira un changement de direction. La terre devint noire, humide, et elle descendait en escalier vers une route qu’il pensait connaître. La question était maintenant de savoir de quel côté il avait quelque chance de survivre à ce cauchemar. D’un côté, la route pouvait se perdre dans la forêt sans espoir de retour, de l’autre un vieux pont de pierre enjambait un horizon blanc et bleu. Il s’avança. Un soldat bleu surgit du talus.

 

— Où vas-tu ? dit-il le plus tranquillement du monde.

Il portait le fusil en bandoulière. L’herbe du fossé avait taché de vert et de terre le côté droit de sa capote. Pierre se mit à trembler. Le soldat avait l’air d’un brave homme. C’était un moustachu au nez camus. La peau de ses joues s’écaillait. La visière de la casquette révélait un œil tranquille. Il répéta sa question mais cette fois il ne donna pas l’impression d’attendre une réponse. Pierre bredouilla son nom. Le soldat sourit.

— Faut-il que j’m’appelle Pierre moi aussi !

Il y eut des bruits de bottes sur la chaussée. Un autre soldat s’amenait, luttant contre un sommeil tenace.

— Qu’est-ce qu’il veut ? demanda-t-il une fois arrivé à la hauteur de l’autre soldat.

— Il veut rien, dit celui-ci, il s’est perdu.

L’autre soldat se pinça le nez pour en extraire les mucosités.

— On peut pas traverser le pont, dit-il. Et j’comprends qu’t’aies point envie d’aller de l’aut’côté où y s’pourrait bien qu’tu perd’. Tu mourrais d’trouille avant la nuit !

Il se mit à rire.

— On a ce sacré truc de la transmission, dit l’autre. La relève est dans trois heures, expliqua-t-il à Pierre, tu peux pas poireauter autant de temps sans avoir faim.

L’autre soldat opinait.

— On secoue la manivelle pour pouvoir parler là-dedans, dit-il à Pierre qui s’approcha pour coller son oreille à l’écouteur que l’autre tenait en l’air.

— Sinon il peut pioncer dans la casemat’, dit l’autre. T’as sommeil ?

— Tu parl’ ! dit l’autre, il est trop intéressé par ce truc infernal qui rapproche les hommes. N’y touchez pas, bonhomme !

Le soldat sauta à pieds joints dans le trou. En même temps, il vit la mitrailleuse rutilante. Elle était pointée sur la route, le canon légèrement trop orienté au-dessus de cette horizontale correspondant aux abdomens d’un groupe de marcheurs légèrement penchés en avant pour compenser le poids du sac à dos.

— Y f’raient pas long feu, crois-moi, dit le soldat qui était resté avec Pierre. T’as pas l’choix, dit-il encore. Si tu traversais l’pont, tu t’f’rais crever la paillass’, regarde !

Il se baissa un peu derrière une broussaille, le doigt montrait un autre nid de mitrailleuse sur la rive opposée, à une bonne centaine de mètres du pont.

— Ils ont pas ce sacré machin d’la transmission, dit le soldat, à caus’ qu’ils ont pas d’questions à s’poser relatif à c’qui s’pass’ sur le pont. On a un signal et ça m’fout la pétoche chaqu’fois qu’j’y pens’ ! Tu vois les caisses de munitions ?

Pierre pénétra un peu dans la broussaille.

— Je les vois, dit-il.

Le soldat grogna.

— Ya d’quoi envoyer au diabl’ un sacré nombr’ de pov’ bougres comme nous, crois-moi. Paraît qu’il faut pas expliquer la trouille. Merde de solitude ! On se fout de nous.

L’autre soldat réapparut au bord du trou.

— Tu d’vrais pas parler comm’ça, dit-il. Encore moins à un gosse. La trouille de gosse, ça n’a rien à voir. Y va s’imaginer des choses. Et s’tourmenter. T’as une maman ?

Pierre dit oui j’en ai une j’ai un père il est docteur il ne pensait plus à Constance.

— Moi j’ai vu des tabors crever en criant maman, comm’quoi faut pas s’leurrer, on sait c’qu’on doit et à qui.

Il tendit le bras et Pierre se laissa glisser dans le trou.

— Tu dors dans un lit, forcément, avec un père toubib…

Pierre s’allongea dans la paillasse.

— Tu veux grignoter pour t’calmer les nerfs ? dit le soldat. C’est pas grand-chose. Grignot’-le du bout des dents. Prends le temps.

C’était un morceau de fromage. Dans la pénombre, il n’avait plus de couleur.

— Y f’ra nuit dans deux heures, dit le soldat, et une heure plus tard, la relèv’ ! Tu t’expliqueras avec la crevure de service.

 

Minuit seize

Pourquoi qu’on voit pas la nuit ? Je veux dire : dans la nuit : pendant qu’il fait nuit. Vous saisissez le fatum ? Intérieur/Attente. Dehors comme dedans. Qui a vécu dans une chambre de bonne sait de quoi je parle. Et sans toucher le trottoir par la voie des airs. C’est comme ça qu’on se met à voir à travers. Et à feuilleter Guénon ou Ben Arabi alors que c’est Machiavel qui a raison. Une fenêtre suffit à donner la mesure de cet horizon taillé, fondu ou usiné selon l’âge de la pratique du verbe. On voit pas la nuit parce que c’est la nuit et qu’on a ce qu’il faut pour l’éclairer, m’avait dit Mandale avant de s’enfuir.

— Je vais me soulager, dit-il.

Et il disparaît dans la nuit. Jamais je saurais si cette idée de prendre la poudre d’escampette, alors qu’il voyait rien et qu’il avait pas de batteries de rechange, lui est venue en pissant ou s’il a jamais pissé. Je le vois mal offrant sa queue aux divinités de la nuit sans au moins un petit rayon de Lune pour les identifier. Il en connaît un tas, de divinités, que je me demande comment qu’un seul homme peut en mémoriser la cosmogonie sans finir dans une camisole, linceul des vivants. J’ai attendu une bonne heure mesurée au pif avant d’admettre qu’il m’avait abandonné à mon sort que j’avais aucune idée de comment j’aurais plus qu’à m’y soumettre en attendant que le jour se lève.

— Salaud !

La première fois que je le traite sartrien, le Mandale. Je l’avais déjà traité, mais avec la complicité muqueuse de Myriam qui en avait marre de se faire filmer l’intérieur de l’extérieur. Mandale, beau joueur, avait remis les négatifs sans se faire prier. Je l’avais pas menacé non plus. Je sais toujours pas pourquoi il a pas insisté. Mais Myriam le savait, elle. Et ce lien me pourrissait l’amour que j’avais pour elle et son cul. Cependant, ou j’avais pas trouvé les mots ou j’avais décidé de m’en passer. Allez savoir ! L’étranglement que ça me cause a quelque chose à voir avec l’angoisse que c’est personne qui m’angoisse en particulier ni tout le monde d’ailleurs. J’accuse personne. Il arrivera peut-être le jour où je serai assez curieux pour enfin jeter un œil sur mes tripes. Pour l’heure, j’évite de jouer au devin. Ya des choses qu’il faut pas qu’on sache. Même à l’article de la mort. On a alors bien le temps de ne plus y penser.

J’avais crié salaud dans l’espoir qu’il m’entende. Qu’est-ce qu’il foutait dans la nuit ? Rien de plus que moi. Il voyait rien et moi non plus. Sauf que moi je savais pas où j’étais et que lui savait pas où il allait. Et Myriam qu’était pas là pour jouer à la courte paille ! Avec mon rejeton dans le bide et le désir d’en faire un Mongol par droit du sol. Qu’elle s’était même pas renseignée ! Ni même qu’elle m’avait mis dans la confidence. J’avais débarqué au pays des Grands Khans sans savoir que la femme de ma vie avait des projets qui n’avaient rien à voir avec les promesses du prospectus de l’agence de voyages. Froissé au fond de ma poche qu’il était celui-là ! Des fois qu’il me prenne l’envie de le défroisser. Je jette jamais rien. J’ai même jamais jeté un ami ou une femme. J’attends qu’on me jette. Et quand ça arrive, je me plains pas aux autorités de tutelle. Voilà comment qu’il me traitait Mandale. Après tant d’années d’une amitié qui aurait pu devenir de l’amour si j’avais eu ça dans la tête comme le soupçonnait mon directeur de conscience. Salaud ! que j’ai dit à la nuit en espérant que je pouvais maintenant me passer des réseaux sociaux. M’avait-il entendu ? M’avait-il définitivement perdu ? Dans quelle gueule, loup ou baleine, il allait terminer d’avoir des visions sous l’effet de son traitement ?

Seul. Comme si on m’avait c. je pouvais parler à voix haute sans être entendu, que même un prisonnier peut pas y arriver tellement il est pas seul. S. Heureusement que je croyais pas en Dieu sinon j’aurais eu des tentations. J’étais accroupi comme si j’étais en train de chier. Un peu comme une momie péruvienne. Je m’attendais à cette momification, sauf que le jour n’allait pas tarder à se lever, qu’il s’y emploie toujours avant moi parce qu’il a pas d’insomnie pour le tourmenter quand il est nuit. Une fois le soleil à sa place dans le ciel et sur la terre, prairie mongole, j’aurais plus qu’à me fier à mon sens de l’orientation pour pas me retrouver en Russie ou en Chine sans les papiers que j’avais laissés à l’hôtel à la disposition des services secrets de la domesticité et du voisinage. Patience, mes salauds, que je me répétais en sourdine sans omettre de m’efforcer d’identifier les bruits qui me donnaient des boutons, moi qui n’avais jamais rien gratté sans demander la permission. On s’expliquerait dans la lumière. Et on me foutrait peut-être la paix pour que je puisse traverser le miroir que Nergüi mettait à ma disposition en échange d’un traitement astringent de ses glandes expiatoires. J’avais hâte de commencer. Mon arrière-grand-père en chair et en os façon cyberpunk. Histoire de revivre ses amours et ses haines d’homme du XXe siècle naissant. Comme si mon propre père n’avait servi à rien d’autre que de couille transitoire. Comme si on pouvait pas continuer de rêver parce qu’on est en vacances. Salaud. Stream of consciousness de merde ! Si ça se faisait il avait même pas eu envie de pisser. Certes il était nécessaire qu’il le fît à distance, histoire de pas polluer notre strict environnement. Et au lieu de pisser sans mur ni rien pour la mettre à l’abri il avait rallumé sa torche, ce qui avait fait fuir les animaux dans ma direction. Le salaud en savait plus que moi question lumière. Il savait comment en faire même sans ce qu’il faut quand on a rien d’autre à faire. Et me voilà tout seul dans la position du chieur de Rodin, la porte demeurant invisible malgré l’effort d’imagination que me conseille l’attente, parce que je sais pas combien de temps je vais attendre ni si je serai encore là pour vérifier que je me suis pas trompé de jour. Une angoisse que je te dis pas ! Entre tintouin et psychose. Comme si j’avais voulu y être juste pour voir ce que ça fait et que je savais pas comment ne plus vouloir. Le fameux point de non-retour que le plaisir ne perd pas de vue en principe. Mais des fois il suffit d’une fraction de seconde et le tour est joué alors qu’on a n’a pas encore rédigé son testament. J’attendais que ça se passe et ça me donnait pas l’impression de passer. Effet de l’angoisse peut-être. Mais peut-être pas. Conséquence de l’inévitable. Le moment où l’extrême onction prend tout son sens. Faut pas partir sans, sinon…

Mais j’étais pas dans la position de parier dans le pile ou face ni de me fier aux plus complexe hypothèses du dé à x faces. Je raconte ça parce que ça me revient. Vous ne m’écoutez peut-être déjà plus. Bref le jour était encore à venir, certitude vitale en cas de peur aussi profonde que la nuit du temps, et la seconde qui venait de passer n’avait annoncé que la suivante. J’en étais à me demander si la lueur que j’avais vu clignoter dans la nuit alors que Mandale était censé pisser était celle de sa torche ou le cri de plaisir d’une luciole terrassée par l’épectase. J’étais sur le point de ne plus chercher à répondre aux questions que je me posais à moi-même quand l’herbe s’est mise à miroiter. Le soleil se levait !

 

*

* *

 

C’est chouette de se dire qu’on a réussi à aller au bout de la nuit ! Je fais ça toutes les nuits, si c’est la nuit. Et depuis ma plus tendre enfance qui est une façon de parler parce qu’au niveau tendresse ya plus de preuves ou yen a jamais eu. Au bout que j’y vais et quand j’ouvre les yeux pour être bien sûr que je suis pas en train de rêver que je bois encore au biberon salutaire, qu'est-ce que je vois si c’est pas un paysage ! Ah merde que je me dis sans ponctuation. Un paysage où la veille avant que ça s’éteigne yavait de l’herbe avec des animaux dessus en train de bouffer et de chier en même temps, façon mongole qui leur a bien réussi vu la dimension inégalée de leur empire sur le monde. Un paysage avec des fleurs et un printemps pour le dire. Un ciel débarrassé de ses étoiles et tout peuplé de petits nuages blancs avec l’or pour couleur d’ombre, ce qui faisait mentir Monet. Et le bleu couleur sainte vierge qui a fini par ne plus l’être tellement elle voulait que Joseph soit papa et cocu à la fois. Manquait plus que les houris de l’ami Muhamed qui hélas n’a pas inspiré que Ben Arabi et Ben Khaldoun. Et des petits musulmans tout nus en file indienne rien que pour faire encore plaisir au vieux Gide qui se nourrit de leur terre en tout honneur. Comment qu’y font à Stockholm pour médailler royalement les pédérastes et les faux résistants de la RF ? Un paysage que si j’avais eu du souffle je l’aurais coupé moi-même pour que Lucchini me récite sans écouter le souffleur qu’est pas un ami de ma famille. Des fleurs, je vous dis, avec des jeunes filles qu’en cherchant bien, si on a le temps, on se fait enculer sans attendre que la graine se meure. Et un petit vent qu’on appelle brise quand on a fait la mer, mais cette fois sans embruns, à peine si ça sentait la bouse que c’était peut-être un oiseau amoureux de sa branche. Moi j’étais encore accroupi façon penseur et culotté jusqu’au menton parce que la nuit avait été fraîche et que je voulais pas mourir le cul à l’air avec ce que ça suppose de castration sans le mythe du papa qui a reçu la même en héritage. La lumière était d’argent et, je l’ai dit, l’ombre d’or. Sensation peut-être, moyenâgeuse sans doute, et pas facile à peindre si on est venu pour ça. J’étais tellement aux anges que j’arrivais pas à me déplier. Et des petits insectes tout carapaçonnés de couleurs métalliques arrivaient en bruissant de tous les côtés de cette sainte prairie qui avait connu les contraintes de l’élevage extensif et qui maintenant se donnait comme si elle savait pas ce que c’était, ce qui m’était arrivé la première fois, que moi j’avais déjà donné et que ça m’avait plu à tel point que je n’avais qu’une envie : recommencer. Voilà ce que j’étais en train de faire ce matin-là : un recommencement qui n’avait rien à voir avec la mer parce que c’était moi qui revenait, sans avoir jamais mis les pieds en Mongolie ni rien d’autre qui m’appartienne depuis que je suis propriétaire de mes biens que si j’en avais pas je ne serais pas moins riche. Quelle beauté ! Ah enfin le mot est lâché ! La beauté était mongole et je le savais pas, que j’avais même vécu sans le savoir ! C’était pas la cause de mes douleurs articulaires, cependant. J’avais tellement attendu que j’arrivais pas à ne plus attendre. La brise me charmait et ça m’a fait lever la queue. Tellement que j’ai été obligé de la sortir pour qu’elle respire le même air que moi. Cet effort m’a un peu débloqué. J’en ai eu mal aux genoux, mais sans crier ma douleur comme je fais d’habitude pour me soulager. J’avais les jambes étendues dans l’herbe fraîche. Tant de beauté était-elle la juste récompense de l’attente ? Est-ce que je dormais encore ? Est-ce que je voyageais en compagnie de Virgile ? De ce pas allais-je mettre le pied gauche dans les tripes de Mohammed ? Je me frottai vigoureusement les yeux.

C’était la réalité. Ya rien de plus beau qu’un matin tranquille dans la pairie mongole, rien que de la verdure s’épanchant entre les monts eux-mêmes éclaboussés des ors du soleil levant qui se sent chez lui et qui vous inspire des pensées que si vous aviez pas été témoin de leur vagissement vous vous en seriez pas cru l’auteur.trice. Mais tel est le cas. J’écrivais dans la terre même, avec de l’herbe pour encre et les ailes d’un scarabée d’or en guise de plume. Je haletais sous la pression de l’inspiration. Ah j’aurais voulu que Myriam me voie comme ça ! Comme elle m’a jamais vu parce que mes matins parisiens ont l’odeur du café et du pain grillé à même la flamme. Quelle joie en prévision d’un bonheur qui m’ouvrait les portes d’une mort éternelle comme seul sait l’être le poème ou la fable définitif.ve !

Je sais pas combien de temps ça m’a pris, mais il était pas midi quand je suis parvenu à me mettre sur mes pattes d’homo erectus. J’étais tout endolori de joies diverses que les mots fuyaient, oiseaux futiles des jardins et des circonstances. J’en titubais, attentif à ne pas écraser les insectes qui m’avaient accompagné de leur silence métallique. Personne pour me demander où j’allais ni si j’avais prévu de revenir. Yavait pas de chemin tout tracé. La contrée invitait à l’improvisation. J’ignorais si Oulan-Bator était à l’ouest ou ailleurs. Les montagnes imposaient une géographie infinie. La nuit allait-elle revenir ? Allais-je retrouver ce que j’avais perdu avant que le soleil aille faire un tour de l’autre côté du méridien en question ? Ça m’angoissait, je dois le dire. La beauté ne nous épargne pas l’angoisse qu’elle suscite parce qu'elle est éphémère. Fallait-il se hâter au lieu de papillonner sur ce nuage de fleurs printanières ? Je ne songeais même pas à me nourrir. Dis-moi Vénus…

Et qui c’est-y que je vois à peine que j’ai invoqué la déesse des monts ? J’en tombe à genoux. Mes insectes hurlent de douleur. Ils s’éparpillent de toutes leurs pattes et leurs ailes font frissonner jusqu’à l’air que je respire à petites lampées canines. Là, à dix mètres en voyant large, les jambes croisées sous sa robe de peau tannée, la poitrine tendue sous une chemise de poils tressés, secouant une chevelure d’un noir d’encre avec des reflets de vagues andalouses, une jeune fille me parle ! Pendant un moment, j’ai eu peur de pas parler mongol. Et ça m’a provoqué une paresse pénienne que j’en avais jamais connu dans de pareilles circonstances que ça n’arrive pas tous les jours. La fille riait. Elle portait des bottes à peine boueuses qui laissaient deviner une cheville souple et rapide. Je craignis qu’elle ne s’enfuît. Pourtant, j’avais pas l’air de l’effrayer. Au contraire elle me toisait comme si je l’avais dehors comme en vacances. J’ai enfin pensé à jeter un œil alentour. Rien, pas une yourte, pas une clôture, ni un chien, une moto ou un signe qu’on était pas seul à profiter de la beauté du paysage. De quoi se dire que si on a jamais violé, le moment est arrivé et on serait bien con de pas en profiter. Toute mignonne qu’elle était. De sa chair adolescente on ne voyait que ses mains et son visage, mais ça promettait. Hélas, mon cerveau n’y était pas. Où qu’il était, j’en sais rien, même aujourd’hui maintenant comme dirait Robbe-Grillet. C’est alors que mon odeur d’habitant de la nuit a soudainement intéressé mon cerveau.

— Qui es-tu ? dit-elle.

C’était du mongol ou quoi ? Ou j’étais décontenancé par la phonétique. Comme je répondais pas et que je me reniflais sans espoir de sentir autre chose que l’odeur de ma nuit, elle répéta la question. C’était pas du mongol. Mais alors qu’est-ce que c’était si yavait pas un camp de vacances dans les environs, avec des Parisiens dedans et dehors des yourtes disposant de la douche et d’une chasse d’eau ? Je m’approchai, malgré l’odeur. J’avais jamais observé cette joie sur un visage. Des yeux que si j’en avais les mêmes on me courtiserait pour ce que je ne suis pas. Une bouche que je comprenais parfaitement sans expliquer pourquoi je la comprenais. Je dis bonjour avec la mienne et elle comprit ! À peine commencée, notre conversation, si elle allait exister, pesait lourd dans la balance du récit.

— Je suis Jeanette, qu’elle me dit sans rigoler pourtant je devais avoir l’air aussi idiot que mon père brandissant la quille devant un parterre de bleus médusés jusqu’à l’offense.

— Jeanette, répétai-je… celle de Cría Cuervos… ?

— Hoy en mi ventana brilla el sol…

— Mais… je parle pas espagnol ni anglais… Et pourtant, je vous comprends comme si je parlais esp…

— Quelle importance comment on parle ?... L’important, c’est de parler, non ? Porque te vas… Porque te vas… La jolie Ana…

— Si je me souviens ! J’en ai même parlé avec le frangin Antonio devant le portrait de Brigitte Bardot… autre raison de plus bander en secret… ce qui n’explique pas que je comprenne ce que vous me dites en espagnol ou en anglais…

— As-tu oublié tes études de grec ancien… ?

— J’ai dû perdre quelque chose pendant la nuit…

Elle rit. En quelle langue, c’est pas la question. Elle n’avait pas vieilli d’un an. Ni mon amour d’un jour. Mais mon cerveau me déconseillait la turgescence.

— Vous êtes en vacances ? dis-je. Je savais pas qu’yavait un camp dans le coin…

— Yen a pas.

— Ah… Vous les passez chez l’habitant…

— Ya pas d’habitant ici ! À des kilomètres à la ronde…

— Des kilomètres… ?

— Des centaines.

— On a jamais été si loin Mandale et moi !

— Pourtant…

Elle sauta à pieds joints dans l’herbe moite comme mon entrefesse. Une souplesse si féline que j’en conçus un chouya de croissance endothéliale, ce qui devait se voir à la place de mon nez parce qu’elle s’est approchée pour le pincer doucement. Puis elle s’est éloignée de quelques pas, comme si le jeu consistait maintenant à la suivre sans savoir où elle pouvait me mener par le bout de ce même nez pour l’heure émoustillé sans que ça inspire mon cerveau qui continuait de battre la campagne. Mon instinct me prévenait-il d’un danger que je pouvais pas soupçonner autrement ? Je la rejoignis. La question de la langue me turlupinait. J’avais pas l’impression d’avoir réussi mes études de grec ancien à ce point.

— Je vous avais prise pour une Mongole… Je me disais aussi… Une pareille beauté…

— Mais je suis mongole !

— Charriez pas !

Je me bidonnai alors sans retenue, comme un Parisien qui cicérone un Ariégeois dans les étages de la Samaritaine. Elle me tapota le nez. Sans méchanceté.

— Je suis mongole et fière de l’être !

— Vous gardez les chèvres de votre papa… ? Je les vois pas.

Le tapotement du nez se corsa d’une torsion qui m’arracha un gémissement.

— Je ne vous ai pas dit que j’avais un papa.

— Tout le monde en a un !

— Je croyais que vous ne vous intéressiez qu’à votre arrière-grand-père…

— Comment vous savez ça !

J’avais pas mal d’herbes sèches et odorantes à épousseter à mon niveau, aussi m’appliquai-je à frotter ma chemise et mes pantalons. Je tenais à être présentable si jamais elle m’invitait chez elle, quelque part pas loin d’ici. Mon cerveau pensait à un véhicule, avec des roues mais peu importait le nombre ni la force locomotrice. Elle s’éloigna encore un peu. L’herbe se couchait sous elle, mais ça n’inspirait pas le cerveau qui commande mes capacités érectiles. Mon père m’avait dit : la prochaine fois que tu veux violer quelqu’un.e, prend quelque chose avant, sinon je vais encore me ridiculiser devant les flics et c’est pas ta mère qu’on montrera du doigt pour expliquer ton échec. M’avait dit ça. J’avais encore jamais vu de photos de mon arrière-grand-père. En uniforme quand il a eu l’âge mais la guerre n’était plus assez grande pour qu’il s’y illustre. Il se doutait qu’elle allait devenir grande dans les livres d’histoire où on grandit ce qu’on veut parce qu’il y a que les cons et les enfants qui les lisent, les uns parce qu’ils en ont envie et les autres pour avoir des images. Je dis ça en passant…

— Vous avez reçu le message de Nergüi ?

— C’est que j’ai pas mon smart sur moi… Et cette nuit Mandale et moi…

— Comment allez-vous rentrer à l’hôtel ?

Du coq à l’âne. Qu’est-ce que j’en savais, moi, comment que j’allais retrouver Myriam et mes soucis quotidiens ?

— Si c’est si loin que ça, dis-je en lui faisant bien sentir que je croyais pas un mot qu’on était à des centaines de kilomètres de la civilisation, faudra que vous me prêtiez votre 4x4…

— ¿Porque te vas… ?

Ça faisait pas que l’amuser. Elle en jouissait. Mais mon cerveau s’appliquait à ménager mes artères. J’avais même pas de sensations, qu’en principe j’en ai et ça finit par se savoir. Comme yavait pas d’arbre, yavait pas d’ombre non plus, à part celles que projetaient les herbes et les petits buissons tout fleuris.

— Vous avez pas de 4x4… Un russe si vous avez pas japonais… Ils sont bons les Russes en 4x4… Même les Chinois…

— Je n’ai pas besoin de 4x4 ni d’autre chose. Fermez les yeux et vous verrez.

— En principe, si je ferme les yeux, je vois rien… Si vous les fermiez, vous… ?

— Pour que vous me dérobiez un baiser !

Elle s’enfuit. Puis s’arrêta et me fit signe de la rejoindre. Mon cerveau s’entêtait ! Je courus à petites enjambées, mais avec style comme un Parisien sur les Champs un jour d’émeute. Cherchait-elle de l’ombre ? Je pouvais lui servir d’arbre si elle voulait.

— C’est par où Oulan-Bator ?

Elle leva négligemment un bras vers le ciel. Je compris qu’il fallait franchir les monts environnants. Comment j’étais venu si loin ? Et Mandale ? Comment il avait fait pour pas être embêté par les montagnes et la distance ? Elle rit.

— Vous parlez très bien le grec ancien, dit-elle comme si elle rigolait pas.

— J’ai pas l’impression… Mais si vous le dites…

J’avais pas envie de me marrer, moi. Mon cerveau avait cessé toute communication avec ma queue. Et j’avais rien sur moi. Elle connaissait peut-être les herbes.

— Vous venez avec moi ou vous rentrez chez vous ? dis-je pour la piéger.

Encore ce rire que je vais finir par trouver idiot ! On marche, mais ya pas de sentier sous nos pieds. Rien que de l’herbe et des cailloux. Et pas une toiture à l’horizon. Ni une odeur de bouc. Elle a des hanches qui invitent à la danse comme préliminaire de la fornication à la Russe. Mais ça me rend pas fou. On dirait que mon cerveau me préserve de tout acte que je pourrais regretter si on me posait la question. Un nuage d’insecte nous environne. Elle les chasse mollement et je les reçois quelquefois sur la langue, car je vais la gueule ouverte, toujours prêt à en agiter la langue en grec ancien si ça lui chante. Je me souviens d’un coup que j’ai jamais étudié le grec ancien. Pourquoi que je l’aurais étudié ? Pour lire Pindare dans le texte ? Avec ce que c’est compliqué même pour ceux qui l’ont vraiment étudié ! La plaisanterie n’avait-elle pas assez duré ?

Et aussi sec je me hisse sur la pointe des pieds pour regarder par-dessus son épaule. Et qu’est-ce que je vois ? Rien. Et quand je dis rien, je parle de la nuit. J’en perds l’équilibre. Et elle est plus là pour me soutenir. Je m’en agenouille sans prie-Dieu. Mandale ! Mandale ! Fais pas le con ! J’y vois plus ! Et pourtant il fait jour. J’ai vu une gonzesse que si t’avais été là t’aurais sorti ta caméra en expert de ce qui se voit même quand on voit pas. Mandale !

— Ça va, mec ! Je suis là. Tout le monde est là. Pedro Phile a amené un petit homme que tu m’en diras des nouvelles une fois que tu l’auras fait bander.

 

Le soldat

— Tu sais lire ?

Pierre dit oui je sais lire ce n’est pas compliqué

— Pas compliqué ! dit le soldat, mon œil ! J’ai trouvé ça entre deux mottes de terre. C’est sorti d’une poche. J’vois ça d’ici. Ça a couru dans l’air comme un oiseau. Et c’est tombé sur mon nez, entre ces deux satanées mottes de terre qui m’filaient l’bourdon. Tu veux lire ?

Pierre s’assit sur la paillasse. Il ouvrit le cahier que le soldat lui tendait. C’était un objet lisse et étrangement léger.

— Dans ces moments, dit le soldat, ya plus rien à faire, sinon attendre et prier le bon Dieu qui profite de l’occasion pour avoir plus d’importance que la République. Le cahier s’est ouvert et j’ai cru que c’était la porte de la mort. Je m’suis mis à souffrir comme le diable, comme si j’plantais mes griffes dans mon propre corps pour l’empêcher de s’en aller au diable. Le vent s’est mis à feuilleter ces pages. La terre tremblait et j’en avais la bouche pleine. Les mottes de terre semblaient immenses. J’peux comprendre la cruauté envers les mouches, même les chats, on voit crever un Sénégalais pas un homme, un condamné à mort est une crapule et une fois qu’on a prié pour lui, peu importe ce que devient son esprit juste avant d’entrer en Enfer. J’ai jamais eu pitié d’un mort-né. Les vieux crèvent de vieillesse, les malades de maladies, les accidentés d’accidents, c’est la vie ! Nous, c’est les idées qui nous font crever. T’imagines les idées ? Les idées pour fabriquer du canon, du gaz et même des aéroplaneurs. Les idées de qui ? Et pourquoi ? Paraît qu’si on s’tient pas à carreau, les Boches c’est notre avenir. Mais l’Français, c’est l’avenir de qui ? Les idées, c’est du poison. Faudrait n’plus en avoir. Mais j’les ai déjà regardés les fous dans les yeux.

— T’es fou, toi ? qu’ils lui demandaient.

Le pov’type était agenouillé dans la boue et on lui avait ordonné d’pas bouger. Il s’tenait tranquille.

— Tu comprends au moins ça, hein ? dit la crevure au bord de la flaque.

— J’ai peur, dit le fou.

— T’as peur de quoi ? dit le juteux.

— J’ai peur qu’on m’laisse seul, dit le fou.

— T’étais pas seul quand tu t’es mis à beugler comme si on t’étripait, dit le juteux.

— J’suis pas fou ! dit le fou, mais faut pas m’laisser seul...

— T’étais pas seul. Et t’es pas fou non plus. T’es un lâche !

La crevure avait crié. On regardait.

— Si tu sors d’là, j’te tire un’balle dans l’cul, dit-il lentement.

Le fou se laissa tomber dans la flaque. Sa tête était presque complètement immergée.

— Si tu préfères crever comm’ça, dit la crevure et il se mit à attendre que le fou soit crevé.

On attendait nous aussi.

— Vous allez l’laisser crever ? dit quelqu’un.

Le juteux lui lança un regard méchant.

— Tu veux l’crever toi-même ? dit-il.

L’autre dit non mais on est des humains pas des bêtes.

— Drôle d’idée ! dit le juteux, t’iras pas loin.

Le fou se releva d’un coup, la bouche grand’ouverte, il haletait, ya pas assez d’air pour toi, dit la crevure en riant, sortez-le d’là !

On entra dans la flaque. Il faisait beau ce jour-là. C’était la fin du printemps.

— Et puis merde ! dit la crevure et en même temps le haut du crâne du fou vola en éclats. Il nous regarda comme s’il voulait nous dire quelque chose. Le sang bouillonnait sur sa tête. Je me retournai. La crevure se tenait au bord de la flaque, les mains sur les hanches. Il venait juste de rengainer son revolver.

— Alors, dit-il, maniez-vous !

Le fou prit appui sur nos épaules. Il cherchait à se relever. Il voulait parler aussi, mais rien ne sortait de sa bouche qu’il gardait ouverte. On le sortit de la flaque. La crevure avait disparu. On coucha le fou dans l’herbe. Il sembla aimer ça. Il ne pouvait plus parler mais il savait encore se servir de son visage. Il remerciait à mon avis. Il était loin de croire que c’en était fini pour lui. Il pensait peut-être à une femme. Il la hanterait peut-être.

 

Qu’est-ce qu’on peut savoir à notre époque de cet enfer ?

Quelle se tienne à carreau ! Les tabors crevaient en criant maman. Lui s’en allait tranquillement.

— C’est un accident, expliquait la crevure à une autre crevure. Il m’a fichu les nerfs à bout avec ses raisonnements. C’est tellement facile de se laisser convaincre. Il y a toujours quelqu’un pour se charger de cette corvée. Lui ou un autre…

— Il est mort, dis-je.

— Quoi ? fit la crevure, vous ne pensiez tout de même pas qu’il allait s’en tirer !

— Vaut mieux pour lui en effet, dis-je.

— N’y pensez plus, dit l’autre crevure.

Je le regardais sans répondre. Un tout jeune homme encore tiré à quatre épingles.

— Un jour on expliquera à mes enfants ce que je suis venu foutre dans cet enfer et ils croiront à cette histoire. J’ai bien cru à l’histoire de mon père. Rien ne me la fera oublier.

La crevure me regarda d’un air étrange. L’autre dit que je n’aurais peut-être pas d’enfant, ce qui vaudrait mieux pour moi si je devais survivre à cet enfer.

— On y lira les livres interdits au commun des mortels, ironisa le jeune homme. Faut comprendre, ajouta-t-il.

Il contemplait le cadavre.

— C’est extraordinaire ce que la guerre peut nous révéler à nous-mêmes, dit-il.

— Il aime les livres, dit l’autre crevure. Sûr que s’il ne les aimait pas autant, il serait pas là pour en parler.

— Je n’ai pas voulu me planquer, dit le jeune homme.

— Avant de travailler à l’enfer, il était croquemort.

— Apprenti, rectifia le jeune homme, mais je n’ai rien appris à part les rites. Tous les morts doivent se ressembler, sinon on devient fou. C’est ce qui est arrivé à ce pauvre bougre. Nous n’expliquerons rien. Foutons le camp !

Moi, l’autre, les deux crevures et le cadavre du fou. Il n’en avait pas fallu plus pour donner un sens à ce temps perdu.

 

— Il n’était peut-être pas mort, dit Pierre.

Le soldat dit : j’aurais pas dû t’raconter des sornettes.

— C’est des sornettes ? demanda Pierre.

— Qu’est-ce que tu veux que ce soit ? Depuis, j’ai le trouillomètre à zéro moins un. La belle affaire d’avoir rencontré un fou ! La crevure revenait avec mon fusil.

— Vous savez c’que ça coûte ? dit-il en arrivant à portée de mes mains.

Il cherchait un numéro sur la culasse.

— J’vous flinguerais tous si j’étais sûr de gagner la guerre à moi tout seul, dit-il en riant.

La crevure de l’enfer des bibliothèques se mit à rire. Il avait de belles dents. Il était propre comme un sou neuf. Il écrivit lentement la réplique de la crevure dans un carnet relié de cuir rouge.

— Qu’est-ce que vous regardez ? me dit-il.

— Rien, dis-je, ou plutôt si, je m’demandais c’qui est dessiné sur la couverture…

C’était Béatrice.

— Ne la regardez pas dans les yeux, me conseilla le jeune homme.

Il n’expliquait rien.

— Il n’y a rien à expliquer, dit-il.

Il y avait des livres entre nous et il était le seul à les avoir lus.

— Vous ne lisez jamais ? me demanda-t-il.

La crevure se mit à rire en se grattant le nez.

— Non, dis-je, chez nous il y a ceux qui lisent et ceux qui écoutent.

— Vous avez de la chance, me dit le jeune homme, chez nous il y a ceux qui écrivent et ceux qui ne lisent pas.

La crevure avala de travers une gorgée de pinard. Il luttait contre la toux maintenant. Le jeune homme dit : il comprend tout ce que je dis, c’est énervant à la fin !

Je ris.

— Vous êtes pas bête, me dit le jeune homme.

— C’est ça, dis-je. Pour l’instant, je sers à rien, sauf à être un de plus, ou un de moins, on verra.

— Vous êtes marié ?

Je ne répondis pas.

— Amoureux ?

De quoi se mêlait ce blanc-bec ?

— Puceau ?

De la critique à l’insulte. Je dis non.

— Alors vous n’avez pas besoin de lire, dit-il.

Nous marchions tous les quatre sur un chemin printanier. Il provoquait le silence. Il y avait déjà réduit l’autre crevure qui marchait devant nous en donnant des coups de pied dans la terre.

— Qu’est-ce que vous savez du feu ? demandai-je au jeune homme.

— Qu’il existe ! dit-il en ricanant.

Ça y était : il se mettait à vieillir. Je n’étais pas beaucoup plus vieux moi-même. Il accéléra le pas pour rattraper l’autre crevure qui prenait de l’avance. Je me retrouvai à la hauteur de mon compagnon de route.

 

— Celui-là ? dit Pierre en montrant l’autre soldat qui scrutait la route, une main en visière à cause du soleil qui tombait maintenant sur les arbres.

— Non, pas celui-là, un autre. Je porte la guigne, j’te l’ai déjà dit. P’t’être que tu s’ras plus d’ce monde demain à cause de moi.

Pierre rougit.

— Je n’ai pas peur, dit-il.

— Tout le monde a peur. Imagine qu’on t’enferme dans une boîte comme ils font en Mongolie et qu’on t’expédie dans l’espace infini : qu’est-ce que tu sais de l’espace ? Pas grand-chose et tu te mets à avoir la trouille. C’est l’étau : l’espace, la trouille et toi. Qui manœuvre le vérin ? Dieu, le président, le roi, le juge qui t’a donné un père, le père qui t’a donné à la France ? La guerre, c’est comme l’espace. Tu n’en sais à peu près rien. Il y a la mitraille, la balle du franc-tireur, le faux pas en présence d’une crevure qui ne pardonne à personne. Mais ça n’explique rien. Et c’est toujours les mêmes qui agissent sur le vérin. En bon démocrate, on croit agir sur eux. Ou on y croit pas et on porte la guigne. C’est ce que je pense. Je me tais trop. J’te parl’ parce que tu comprends pas c’que j’dis. Tu retiens des images, des anecdotes.

— Qu’est-ce qui est arrivé ensuite ? demanda Pierre.

— On a continué de marcher

— On a perdu combien d’hommes ? dit le jeune homme en se retournant vers nous.

— Avec le fou, ça fait huit, dis-je d’une voix triste.

— Ça f’ra neuf si tu continues, me dit mon compagnon.

— Neuf ! criai-je et la crevure s’arrêta pour me cueillir au passage. Qu’est-ce que je dois répondre ? dis-je pour répondre à sa question.

— Ça va ! fit le jeune homme qui revenait lui aussi.

Mon compagnon était blême.

— Neuf ! répétai-je.

Le jeune homme s’inquiétait.

— Vous étiez dix, dit-il.

— Douze est un mauvais chiffre, balbutiai-je.

La crevure me tapota la joue.

— Tu n’es rien, dit-il. Un moins un ça fait zéro.

Je n’comprenais pas.

— Ça va ! dit encore le jeune homme.

— I’m’les chauffe ! dit la crevure pour expliquer sa mauvaise humeur

Le jeune homme le regarda bien en face.

— D’accord, dit-il. Vous pouvez l’flinguer !

Et l’voila qui s’éloigne, franchissant un pré au milieu des bêtes.

— Ça m’étonnerait, dis-je.

— Qu’est-ce que je fais, moi ? demande mon compagnon.

 

— C’est celui-là ? dit Pierre.

— J’t’ai déjà dit qu’non. Pas celui-là. J’ai eu des tas d’compagnons et j’leur ai porté malheur, tu comprends ? Celui-là voulait seulement s’en tirer à bon compte. Il demandait pas grand-chose mais il le demandait à une crevure qui n’avait aucun amour pour son prochain.

— On vous a pas sonné, dit la crevure et je vis mon compagnon rejoindre le jeune homme de l’autre côté du pré.

— Un de plus, un de moins, dit la crevure.

Il avait raison. J’ai tiré le premier. Pan !

 

Pierre recula sous la capote qui lui servait de couverture.

— Pan ? fit l’autre soldat.

— Comm’j’te l’dis ! Il est d’venu tout chaud, un peu mollasse et il m’a dit qu’il avait une sacrée envie d’crier. J’étais fou. J’gueulais à sa place. Les bêtes s’étaient réfugiées sous les arbres à l’autre bout du pré. Le jeune homme me faisait signe de le rejoindre. Mon compagnon se tenait immobile en plein soleil. La crevure s’agita encore dans l’herbe, à mes pieds. Il avait toujours ce désir de crier, mais il se contentait de se plaindre de pas y arriver.

— C’est pas si difficile de se vider d’son cri, lui dis-je.

Il me regarda tristement.

— J’suis trop guignard, finit-il par dire et il se mit à pleurer.

Un instant après il était mort. Plus tard, le jeune homme revint dans la grange où il nous avait abandonnés. Il amenait huit hommes et une nouvelle crevure à peu près dans l’même genre que celle que j’avais envoyée au diable. La crevure me regarda de la tête aux pieds et me demanda mon nom. Je le lui dis. Il demanda son nom à mon compagnon qui ajouta qu’il était fatigué. Le jeune homme s’était endormi.

— Couchez-vous tous, dit la crevure. Je vous souhaite une bonne nuit. Toi, dit-il en me montrant du doigt, tu monteras la garde.

Il disparut. Le jeune homme avait ouvert un œil.

— Qu’est-ce que j’fais ? lui demandai-je.

— Faites ce qu’il vous dit, me répondit-il.

J’attendais une explication.

— C’est mon père, dit-il. Je vous conseille de bien vous tenir si vous ne voulez pas avoir d’ennuis avec moi.

Je sortis. L’air était humide. Un ciel lunaire. Un horizon d’arbres. La route était éclairée, encore silencieuse, on y passait à pied, en groupes désarticulés, ils étaient affectés de cette lenteur qui me rend morose, je suis sur le pied de guerre. Je pouvais fumer. J’en roulai une en me disant qu’il n’y aurait peut-être pas d’autres nuits pour moi.

— Tu sais lire ? m’avait demandé une fois ma bonne amie.

Je dis que oui.

— Dis-moi en quoi c’est fait, dit-elle.

Elle avait posé un doigt sur une image du catalogue. Il glissa lentement sur le texte.

— Je sais lire le prix, dit-elle. J’veux seulement savoir en quoi c’est fait. Et de quelle couleur c’est.

Elle avait un joli visage que j’aimais regarder. J’aimais aussi ses mains. C’était une travailleuse mais elle prenait soin de ses mains. Elle aimait se coiffer aussi. Elle y passait du temps. Le miroir était un bon compagnon. J’y pensais cette nuit-là. Le miroir ne mentait pas. Elle aurait aimé s’arranger comme elle disait. C’est une éducation, disait-elle. Je ne répondais rien. J’aimais me trouver en sa compagnie. Il n’y en eut bientôt plus d’autres et elle s’en vantait facilement. On ricanait un peu dans mon dos.

— Tu ne sais même pas qui elle est, me dit ma mère.

Mon père dit : ta mère a raison, mais il ne le pensait peut-être pas.

— J’veux la marier, dis-je encore.

— Avec tout’les fill’ du pays qui n’demanderaient qu’à t’servir ! dit ma mère.

Elle avait raison.

— J’aime pas les Espagnols, dit mon père. Ils sont bruyants et paresseux, on n’peut pas leur fair’confiance question travail.

— C’est important, le travail, ajouta ma mère.

J’avais peur. Ils ne pouvaient pas le comprendre.

— J’irai à la guerre l’an prochain, dis-je.

Mon père n’avait jamais fait la guerre. Un de ses frères était mort pendant la conquête. On ne se souvenait plus comment il était mort parce qu’il y avait eu tout de suite plusieurs versions toutes plus barbares et humiliantes les unes que les autres.

— Qu’est-ce que ça peut te fiche ? me dit mon père. Qu’est-ce que ça peut te fiche comment qu’il est mort ?

Je voulais savoir. J’crois qu’c’était aussi fort que l’amour que j’avais pour l’Espagnolette comme l’appelait mon père.

— Bien sûr, toi tu peux pas savoir, dis-je.

J’étais insolent. Mon père se fichait de l’insolence de ses enfants. Peut-être parce qu’il n’avait connu ni la guerre ni l’amour. Il n’aimait pas ma mère qui prétendait avoir été souvent amoureuse, c’qui n’l’avait pas empêchée de demeurer fidèle à ses engagements et mon père était assez fier d’avoir épousé une femme de cette trempe. Il aimait peut-être ses enfants. Il se serait peut-être battu pour nous. J’en sais rien. Mon père ne parlait pas de ces choses qui déshabillent. Ma mère le taquinait. Sa haine s’était éteinte ou bien elle ne l’avait jamais haï parce qu’il n’était pas plus responsable qu’elle de leur mariage. Sans ce mariage, d’ailleurs, on eût été des pauvres. Imagine. Je me couchais avec de drôles d’idées qui m’rendaient un peu malade, je crois.

— Tu n’peux pas savoir qui tu es, prétendait mon père si on lui posait la question.

C’était la seule pour laquelle il n’avait aucune réponse. Il y avait un tas de réponses dans sa tête chauve. Peut-être parce qu’il savait que le nombre de nos questions était limité à ce qu’on pouvait deviner de la vie.

— Nous sommes si loin de tout, disait ma mère.

Elle aimait pleurer. Je le lui dis un jour parce qu’elle était malheureuse.

— C’est vrai, dit-elle. Qu’est-ce que tu aimes, toi ?

Je n’savais pas encore que j’aimerais tuer. Je dis : j’aime l’Espagnolette. Mon père écoutait notre conversation. Il sortit de son silence pour dire : la guerre s’terminera avant l’automne. C’qui voulait dire que j’n’irais pas. L’Espagnolette avait perdu son père en 98. Elle haïssait les Yankees. Sa mère avait épuisé un Portugais. C’était un marin et elle ne l’avait pas beaucoup vu. Et plus du tout depuis trois ans. Je vis sa mère donner le grain aux poules. C’était une vieille femme. P’t’être pas si vieille. Elle avait une autre fille et un fils qui s’était engagé comme muletier. Le camion était un héritage. On n’avait plus de nouvelles ni de lui ni de son attelage. Son chien passait sa colère sur la basse-cour. La vieille le nourrissait avec les chevaux. J’allais voir les chevaux. Ils étaient magnifiques. Une femme en tablier rouge de sang nettoyait un couteau dans la terre devant l’écurie.

— Tu es Pierre ? dit-elle. Pedro. Elle est folle amoureuse de toi.

Elle avait un fort accent espagnol. C’était la sœur de l’Espagnolette. Mon père l’appela l’Espagnolade. Elle mettait une fleur dans ses cheveux. Sa peau était ridée et noire par endroits. Je regardais ses mains. C’étaient des mains d’homme. La chemise trahissait de beaux seins. Elle avait peut-être des jambes de reine. Elle avait été danseuse dans un bordel aux armées. Elle était revenue de Cuba sans son père. Ils inhumèrent un bouquet de fleurs à la place du corps qui avait volé en éclat selon les témoignages. Elle était allée sur les lieux mais n'avait rien trouvé qui lui rappelât son père. Les Yankees avaient labouré le champ et ils attendaient dans les camions chargés de fumier. Elle retourna sur le chemin et les regarda entrer dans le champ. Des prisonniers se tenaient debout dans le fumier qu’ils épandaient à pelletées. C’était lent et lointain comme travail. Elle était désespérée. Elle trouva l’argent du voyage dans la poche d’un Virginien qui aimait son profil. Il dessinait et elle caressait. Un de ces portraits était accroché dans sa chambre. Elle aimait raconter cette histoire. Mais ce n’était peut-être qu’une histoire.

— Ainsi, tu vas épouser ma petite sœur ?

Nous étions assis tous les deux dans la cuisine. Elle me servit du lait chaud. Pendant qu’elle passait le galet sous l’eau, j’écoutais les gargouillements de la citerne. Enfin elle s’assit et se servit un bol de lait.

— L’amour, ça s’apprend pas, dit-elle. On a ça dans la peau ou on est sûr de frapper à la porte du malheur.

Elle ne disait pas que l’amour, c’était le bonheur. Elle avait connu le bonheur. S’en souvenir la rendait encore heureuse. Elle respectait sa mémoire comme si c’était un tombeau. Il y avait quelqu’un dedans. Le malheur est venu de ne pas y croire. Ou plutôt de ne pas lui accorder la priorité. Elle voyait le père assez souvent et comme elle était cantinière, c’était pour lui un moment de tranquillité. Il ne lui demandait pas si les hommes la respectaient. Il ne parlait pas des hommes. Il lui disait : ne devient pas un homme. Il avait cru à la conquête des États-Unis. Il avait chanté cette victoire avec les autres dans les rues de Málaga. Des danseuses l’avaient charmé. Il aimait les danseuses. Il ne reconnut pas sa propre fille. Elle avait honte des sentiments qu’il avait pu éprouver en la regardant danser sans la reconnaître. C’était peut-être d’elle qu’il parlait quand il parlait d’elle. Mais il ne restait rien. Elle en parlait quelquefois. Avoir perdu le bonheur pour toujours et être condamnée à s’en souvenir, elle n’était rien d’autre. Mais finalement elle avait trouvé l’argent du voyage et elle était revenue. Elle avait vieilli. Elle n’avait jamais été belle. Elle avait seulement perdu sa jeunesse. Et elle ne ramenait rien, sinon ce profil qui était un cri de plaisir, elle seule savait à quel endroit de son étrange graphisme.

— Elle ne me ressemble pas, dit sa sœur.

— Toi non plus tu ne me ressembles pas, dit l’autre.

Elle pensait tout dire. La vieille séjournait dans la cuisine dont le rideau était levé malgré les mouches.

— La lumière, dit-elle, je ne la vois plus comme j’aimais la voir. Tu vas à la guerre ?

— Oui madame.

— Tu l’épouseras avant. Elle ne sera pas pauvre si tu ne reviens pas. Sinon, tu retrouveras une femme fidèle. Tu me crois ?

Je la croyais. Elle pouvait m’aimer.

— Tu aurais dû épouser la grande, dit-elle. Elle est laide et méchante mais c’est une travailleuse. Ça me fait mal de la voir vieillir. Elle est jalouse. Elle te tuera si elle en devient malade. Tu me crois ?

— Je vous crois.

Je crois au plaisir, à la peur et à la tranquillité. Elle regarda la paume de ma main.

— Je ne lis plus les lignes depuis que je me suis trompée, dit-elle. Tu as de belles mains. Le travail les rendra laides. Ne tue pas trop d’Allemands. Arrange-toi pour ne pas tuer. Je n’aimerais pas que tu poses des mains d’assassin sur ma fille.

Elle ne disait pas le corps de ma fille, j’y pensais, je me rendais fou. Elle passa. Je la trouvais mignonne. Elle était trop petite et trop noire. Elle promettait. Elle revenait du verger avec un panier de pommes.

— Tu l’épouseras avant d’aller te faire tuer. Ou pire, tu reviendras estropié. Incapable de travailler. Et pas assez riche pour avoir un valet. Les valets sont quelquefois beaux. Elle se laissera aimer si tu ne l’aimes pas, tu le sais.

Je la croyais.

— Tu n’es pas le seul mais tu es le plus riche, dit-elle. Tu n’es pas assez riche pour elle et elle ne t’enrichira pas. L’autre te haïra si tu ne l’épouses pas. Tu ne veux pas devenir riche ?

Je le voulais.

— Oui ! de toutes mes forces.

— Tu ne peux pas les épouser toutes les deux, la petite et la grande au travail. Épouse l’aînée, tu ne le regretteras pas.

Je suivis ma fiancée dans le cellier.

— Pas de cochonneries avant le mariage ! cria la vieille.

L’autre nous guettait. Elle passait un mouchoir sur ses seins.

— Elle se tuera au travail plutôt que d’avouer qu’elle est presque morte de jalousie.

Elle montrait une cuisse de toute beauté.

— Elle te rendra fou, me dit ma fiancée.

Je ris.

— C’est toi qui me rendras fou, dis-je. Je t’enlèverai sur un cheval. Le cheval de mon père est un pur sang. Je t’enlèverai à leur bonheur.

Elle m’embrassa. J’aime cette fragilité. Elle ne se donne pas. Elle est comme une visiteuse qui ne veut pas entrer. Je la prends sur le seuil de ma maison. La Lune nous envenime.

— Sais-tu ce qu’une femme peut faire au plaisir ?

J’imaginais qu’elle le multipliait. Nous sortîmes. Le jardin était en fleurs.

— Tu m’aideras, dit-elle.

C’était le prix d’une robe digne de sa pureté. Des centaines de chrysanthèmes. Le Jour des Morts approchait. Des visiteurs se promenaient dans les allées. Elle piquait dans la terre des cartons portant leurs noms.

— Nous ne serons jamais riches, me confia-t-elle.

Je tremblais.

— J’te jure que oui ! dis-je, et mêm’que j’reviendrai d’la guerre pour t’aider à fleurir ces tombes.

Cibiche, le chien, nous regarda d’un drôle d’air.

— Il a le mauvais œil, me dit-elle en m’éloignant de lui.

— Pourquoi le garder ?

Cibiche était immortel. Elle l’avait jeté dans la rivière, le sac était bien fermé, c’était le printemps, l’eau faisait un bruit d’enfer, elle l’avait balancé au milieu du lit, là où le courant est imprévisible, violence inouïe, l’eau semble se déchirer, elle n’a plus le temps de se recomposer une fois que la roche lui a brisé les reins, elle file comme le feu entre les doigts de ce jour maudit où elle a tenté de mettre fin aux jours de Cibiche l’inconsommable, et il est revenu huit jours après, il avait terriblement maigri et il refusa de manger la platée qu’elle lui servit. La vieille, qui adorait Cibiche, se doutait de quelque chose. Le chien se coucha à ses pieds mais il continua de refuser la platée, elle en prépara une autre et il la refusa, il veut peut-être dormir, dit la vieille, une fois elle aussi avait cru mourir, elle s’en était tirée et elle avait eu sommeil, comme si c’était le seul endroit où retrouver la tranquillité qui est comme le regain en été, un jour de soleil. Cibiche dormit trois jours. Ensuite il but le lait du chat et il se coucha encore, mais cette fois sur le perron, au soleil. Le coup de patte du chat l’avait affleuré sans l’inquiéter. Il n’était pas triste et quand elle s’approchait de lui il se levait et allait se coucher plus loin. La vieille posa la première question. Elle n’y répondit pas. L’aînée parla du sac qui avait disparu. On n’avait pas tué de petits chats.

— Où est le sac ? dit la vieille à Cibiche.

L’aînée éclata de rire.

— Il ne couche plus dans mon lit, dit-elle.

La vieille se leva et le chien la suivit dans la cour. Elle lui parlait. Le chien la suivait en baissant la tête. Elle ouvrit le portail au fond du jardin. Il passa le premier, ensuite elle referma le portail et le chien la suivit dans le pré.

— Où va-t-elle ? dit-elle.

L’aînée répondit : tu ne sais pas tuer les chiens.

Elle ne riait plus. Ma fiancée dit : elle sait, elle ? Elles étaient assises sous la tonnelle et buvaient de l’eau fraîche dans ces grands verres bleus que la vieille avaient ramenés d’Espagne. La cruche était entourée d’un torchon humide.

— Tu vas l’épouser ? dit l’aînée.

La fiancée ne voulut pas répondre. Elle but une gorgée d’eau fraîche.

— Il faut connaître les hommes pour les épouser, dit l’aînée. Qu’est-ce que tu en sais ?

L’autre ne répondait toujours pas.

— Je pensais l’avoir tué, dit-elle.

L’aînée jeta un œil morne dans son verre.

— Il a pas le mauvais œil, dit-elle, tu t’imagines des choses, ce chien n’y est pour rien, tu devrais connaître l’homme avant de t’imaginer ce qu’il peut te donner.

En même temps qu’elle disait cela, elle rafraîchissait sa poitrine dans le filet d’eau que son doigt formait au bord du verre (ce rôle sera interprété par une comédienne absolument belle que vous vous chargerez d’enlaidir ; vous connaissez mieux que moi les artifices de la laideur). L’autre se mit à parler de la pureté. Elle n’inventait rien. L’aînée le lui dit et l’autre la regarda comme si elle attendait une explication ou bien elle regardait les seins sous la chemise maintenant mouillée.

— Je ne veux pas me rendre folle, dit-elle.

— Les hommes sont fous, dit l’aînée. Quelque chose les rend fous. C’est leur force. Vois comme ils règnent sur nous. Même Dieu… mais elle ne finit pas sa phrase.

L’autre tentait maintenant de s’en souvenir. Elle avait déjà vécu cette conversation avec la mère à la place de la sœur aînée.

— Comment va-t-elle le tuer ? dit-elle.

L’aînée reposa le verre sans le lâcher.

— Tu ne peux pas comprendre ce que je sais, dit-elle. Pose la question à un homme nu qui te regarde. Il n’y a pas de meilleur moment. Tu n’aimes pas les hommes. Ta petite beauté les rendrait fous.

— Que sais-tu de lui ?

La vieille revenait sans le chien. Elle traversa le jardin.

— Elle lui a fait couler son sang, dit l’aînée, je la connais, c’est un homme, le seul que j’aime peut-être maintenant que je ne sais plus ce que c’est qu’un homme.

La vieille jurait en gravissant les marches du perron.

— Ou bien elle n’est qu’une vieille femme qui n’a plus la force de faire couler le sang même d’un chien.

— Que s’est-il passé, madre ? dit la plus jeune.

— Il ne se passe rien depuis que votre père est mort, répondit la mère. Elle ne pensait plus au marin portugais. Il portait la guigne lui aussi.

— Je t’en supplie, ne m’en parle plus ! disait la cadette à l’aînée qui l’avait mieux connu.

Elle y pensait avec un peu de nostalgie. Ce corps entrait la nuit dans son lit, ce qui arrive quelquefois entre beau-père et belle-fille. Question de beauté ! pensait-elle en français. Et elle se sentait bien. Elle n’en parlait pas. Elle s’efforçait d’y penser tranquillement. Quelquefois le plaisir revenait à la place des souvenirs. La nuit, dans son sommeil, elle prononçait son nom d’une voix de petite fille. Elle dormait dans une vaste chambre où elle jouait du piano. Elle aimait ces partitions. Il y avait de tout. Elle aimait autant la zarzuela que les lieder sentimentaux dont elle prononçait mal les paroles. Elle avait vu des Américains sur la scène et elle les avait aimés, mais quand, à la sortie du spectacle, on lui avait demandé son avis (c’est-à-dire par rapport à la zarzuela), elle avait simplement murmuré, presque pour elle : sales Yankees… et puis elle n’avait plus rien dit. On la suivait facilement. Elle entrait dans les cabarets pour offrir des tournées de machaquito s’il y en avait, sinon elle buvait avec passion l’eau-de-vie de prune qui ne remplaçait rien et elle prétendait que cet alcool n’avait aucun effet sur elle. Elle aimait la nuit. Elle la traversait en reine. On la désirait et elle s’amusait. Le marin de Lisbonne n’était plus là. Elle dormait seule. Le piano était adossé au mur près de la fenêtre. Elle l’ouvrait, même les jours de pluie, pour jouer, toucher comme elle disait, caresser, pensait-elle, retrouver. Quand la cadette a commencé à ressembler à une espèce de femme aux hanches trop étroites et à la poitrine trop haute, elle s’est mise à lui parler du marin que la petite avait à peine connu, en tout cas il n’était jamais entré dans son lit, il ne l’avait jamais regardé avec ces yeux qui en disait long sur son désarroi. Il couchait avec la mère pour lui promettre de n’aimer qu’elle et avec la fille aînée pour lui jurer qu’un jour il lui ficherait enfin la paix. Elle ne l’aimait pas. Elle aimait qu’il existât. Sans lui, la vie n’avait plus de sens. Elle s’inspira d’un poème romantique pour le chanter et le piano s’est mis à jouer tout seul et elle se dit voilà de quoi je suis capable, moi la fille de et ici elle prononçait le nom de son père qui était écrit en lettres d’or dans le marbre bleu de sa tombe numéro 3-11, le trois représentait l’étage et le 11 la colonne / de loin ses doigts parcouraient ce repère et se rejoignaient sur le bleu du marbre, blancs à l’endroit de la pression qu’ils exerçaient l’un contre l’autre / en même temps elle se mordait la lèvre et sa mère la pinçait dans le dos sous l’omoplate pour qu’elle ouvrît la bouche et en effet elle criait.

— Il est venu te voir cette nuit, je le dénoncerai, ils viendront quand il sera sur toi, ils le pendront et ils t’enverront au diable !

— Mère je ne te hais pas, disait-elle en réponse à ce cri de désespoir.

Le piano jouait avec son angoisse. On ne parlait plus quand elle jouait. La petite surveillait le visage de sa mère. Puis elle cessait de jouer et on la regardait descendre, il ne reviendra plus, disait la mère, elle savait peut-être quelque chose, elle n’en parlerait jamais.

— S’il est mort, la Compagnie nous dira comment et ce qu’elle nous doit pour cette mort.

On attendait l’argent. La Compagnie avait peut-être dit quelque chose, elle ne dirait rien aux filles, pas même à l’aînée qui rodait devant la porte sans entrer, elle ne trouvait pas cette force, elle ne voulait pas penser à cette faiblesse, nous laisserons la maison, le piano et les jouets, dit la mère un soir de demi-lune après la prière qui avait consisté cette fois à demander un peu de bonheur, comme ça on saura ce que c’est, avait dit la petite et elles avaient ri toutes les trois en se caressant le visage l’une l’autre, c’était des visages sans douceur, au regard fuyant et le sourire avait l’air d’un reflexe de défense.

— S’il revient, il trouvera la maison vide, dit la mère.

L’aînée regarda la maison une dernière fois. Elle était debout dans un chariot et elle voyait la façade grise qui ne recevait jamais directement la lumière (et la chaleur) du soleil. Les volets étaient restés ouverts. Le nouveau propriétaire se tenait sur le perron et il les saluait. C’était un homme entre deux âges. Il avait épousé une enfant qui semblait heureuse. Elle avait aimé le piano. Elle savait en jouer.

— Tu m’ennuies, dit son époux et elle referma le piano.

Maintenant on pouvait la voir à la lumière morne de la fenêtre.

— Il n’y a pas d’oiseaux, dit-elle.

Une branche de l’arbre se balançait doucement.

— Je n’aime pas les oiseaux en cage, dit-elle, mais nous en possèderons de magnifiques.

Elle se mit à parler des couleurs et des postures.

— Oiseaux exotiques, précisa l’homme.

— La maison ne me plaît pas, dit-elle, mais nous sommes près du port où il a ses affaires.

Elle cita le nom de la Compagnie. C’était la même.

— Allez-vous-en, dit-elle, sinon vous ne partirez plus.

Elle avait raison. Les deux filles montèrent dans le chariot et la mère prit les guides. La rue semblait interminable.

— Qu’est-ce que nous quittons ? dit l’aînée.

La mère ne répondit pas. Plus tard elle dit : je ne sais pas j’ai l’impression qu’il reviendra, elle mentait, qu’il fût vivant ou mort, elle mentait. Elle avait montré l’argent à ses filles. Il provoquait l’imagination de la petite qui se laissait trahir nonchalamment, mais ses rêves n’étaient pas ceux de l’être féminin qui était dans la tête de sa sœur aînée depuis si longtemps qu’elle croyait maintenant à une existence parallèle. La mère n’avait pas d’imagination. Elle n'avait jamais beaucoup aimé les hommes. Ils faisaient partie de la religion et Dieu les mettait au-dessus de la femme. On voyageait dessous et on se laissait violer sans protester. L’amour avait deux mains et une queue. Les mains possédaient et la queue dépossédait. Elle avait été si souvent terrifiée. L’homme paraissait anéanti. Elle se penchait sur lui et il lui disait qu’il l’aimait. Il mordait la pointe de ses seins comme un enfant.

— Donne-moi un fils ou je te tue.

Elle s’adressa à Dieu. Les statues semblaient sur le point de lui parler. Les larmes de la Vierge des Mers étaient d’un réalisme presque menaçant. Elle acheta une bague ornée d’une pierre minuscule mais le doigt de la Vierge était trop gros et elle cousit l’anneau à son manteau, elle avait apporté du fil et une aiguille : prends soin qu’elle soit d’or aussi lui avait dit la sorcière dans l’oreille.

— Je n’aurais pas dû faire ça, se dit-elle en sortant de l’église.

Elle suait. Le curé avait trempé son doigt dans l’eau d’un bénitier et il en avait déposé une goutte sur la pierre.

— C’est tout ce qu’on peut faire, avait-il dit et il était allé s’agenouiller plus loin.

Cette ombre l’avait effrayée. Elle était entrée dans la lumière d’un vitrail comme pour se baigner dans les prolongements du personnage qui ressemblait au fils qu’elle désirait maintenant. Ce n’était pas un saint, il avait peut-être le visage d’un donateur mais cette ressemblance n’avait aucune importance. Le jeune homme offrait une rose à une femme de son âge et elle avait l’air heureux. Au fond, sur la colline, on inhumait le corps martyrisé du fils unique. Il y avait des femmes et l’une d’elles était sa mère. L’artiste n’avait pas voulu la désigner. Toi ou une autre, semblait dire le jeune homme qui était peut-être un autoportrait. Et la jeune fille disait : c’est la rose que je veux. Elle devenait démesurée, sa fleur ! J’ai tort de réfléchir, se disait la femme en sortant de l’église. Qui héritera de mon imagination ? Les filles jouaient avec le lion solitaire du parc. L’une d’elles le chevauchait. L’autre explorait son regard. Je n’en voulais pas, pensa-t-elle sans désir. Elle passa sous les magnolias. Le fil d’or était noué autour de son poignet. Il en restait assez pour une deuxième et même une troisième dévotion. Elle se pencha sur l’eau de la buvette. Un oiseau de marbre rose la regardait et elle se voyait dans l’eau où il trempait ses ailes à l’imitation d’un envol qui n’eut jamais lieu. C’est moi, pensa-t-elle. Elle pensait la même chose des autres qu’elle avait toujours connus. On changeait tous les ans le mâchefer des allées. Autre pensée. Les jambes de l’aînée promettaient. Elle triomphait sur le lion.

 

Que savait-elle au juste du plaisir de l’homme ?

Pourquoi l’homme en est-il le prisonnier ?

De quoi sommes-nous les géôlières, nous qui sommes porteuses de cet amour ?

Elle s’assit sous un acacia. Les abeilles étaient à l’œuvre de leur recommencement. Je me suis fait piquer une fois, pensa-t-elle, elle se souvenait de cette douleur, son enfance s’y achevait pour la troisième fois, après la foule d’un marché aux animaux et le passage dans la nuit d’un homme seulement animé par le désir fou de tuer son père et son père s’aventurait dans les prés noirs, criant qu’il regrettait, qu’il ne recommencerait plus, et le tueur s’était arrêté sur le chemin pour le traiter de lâche, ensuite l’abeille la piquait, elle écrase l’abeille sur l’épaule, écœurée par cette substance. Elle ne se souvenait pas vraiment de la douleur. L’enfance s’achevait, c’était tout. Et le lendemain elle revenait pour menacer de se finir encore.

 

Qu’attendait-elle de la vie ?

C’est la seule chose qu’on vous donne et la seule qu’on vous reprend. Triste chemin du plaisir à la mort. Le reste est en vente. Ou à prendre.

 

Avait-elle commencé par croquer les premières heures de la vie après l’enfance ?

Elle n’avait pas eu d’adolescence. L’aînée n’en avait pas eu non plus. Il fallait désirer cette adolescence pour la plus jeune. Mais c’était quoi, cette adolescence ?

Une adolescence au milieu de la vie, pour expliquer l’enfance et comprendre le reste. Cette idée trottait dans sa tête depuis longtemps. Mais elle n’avait rien pu faire pour l’aînée. Son enfance demeurait inexplicable et il n’y aurait plus rien à comprendre. Elle se donnait presque par amour. Après tout, il ne lui faisait aucun mal. Ces érections le rendaient fou et il ne désirait plus qu’elle. Peut-être connaissait-elle le moyen de le réduire au silence. Puis l’érection revenait et il semblait souffrir. Il s’exhibait.

— Je t’en prie, laisse-la tranquille !

Elle ne le disait pas. Elle feignait de dormir. Elle avait senti la verge chaude sur sa cuisse et il avait peut-être cherché à la pénétrer. Elle pensait : je ne t’aime pas et les images défilaient dans ses yeux fermés, tandis qu’il se levait, gémissant et furieux. La porte restait ouverte. Mais elle n’ouvrait plus les yeux et le drap s’emplissait de froissements. La sorcière lui avait montré le pénis d’un satyre dans un bocal de formol.

— Je ne sais pas, avait-elle dit en le regardant, je ne l’ai jamais vu.

— Si c’est un satyre, avait déclaré la sorcière, tu ne lui donneras pas un fils, ils naissent de la femme ordinaire.

 

— Qui suis-je ? avait-elle demandé sur le ton de la prière.

La sorcière ne savait pas. Elle ne s’intéressait pas à la nature des êtres. Elle agissait sur des fragments d’existence. Sa magie ne pouvait rien contre l’essence. Mais elle n’était pas sûre qu’il fût un satyre.

— Ta fille est peut-être la cause de tout, dit-elle enfin.

Et elle lui donna le flacon.

— Tu en déposeras une goutte, une goutte seulement, à l’entrée, avant la nuit, méfie-toi de la nuit, je ne sais rien de la nuit et j’en ai peur.

Le flacon, d’un bleu céleste, était scellé par un bouchon du même verre. Une seule goutte. Combien de jours contenait-il ?

— Une éternité, je n’y peux rien, avait dit la sorcière en ricanant.

C’était une femme plus belle que les autres, beauté lisse et intranquille.

— Je te connais, dit-elle en ouvrant la porte.

Elle connaissait aussi les filles.

— Il aimera la mère de son fils, il n’y a pas d’autres lois.

Le cabinet sentait la moisissure des greniers mais il n’y avait pas de poussière dans les arabesques des murs. Elle recevait en habit de cérémonie.

— L’or est important, avait-elle dit pour expliquer sa richesse.

Elle avait peut-être dit essentiel et non pas important.

— Couvre-toi, dit-elle en lui tendant un foulard de soie.

Elle s’en coiffa. Tout de suite, elle le traita de satyre. La sorcière n’avait pas de sentiments.

— Un homme est un homme, dit-elle quand sa cliente eût fini de s’expliquer, imagine tout ce qui n’est pas l’homme. C’est la femme.

Pure révélation.

— Tu t’en nourriras désormais.

Elle répandit la poussière au centre de la table. Un dieu circonférence pouvait apparaître. Dans ce cas, on était aveuglé pour longtemps sans comprendre la nécessité de cette infirmité.

— Je n’explique rien, j’agis.

Sa main se posa sur le nid de poussière. Elle demanda le nom de l’homme.

— C’est un galicien ? demanda-t-elle.

— Non, dit l’autre, un Portugais, je croyais l’aimer, mais je n’ai pas cet amour.

La sorcière avait des yeux magnifiques. Cette profondeur troublait.

— Les fils sont le produit de l’amour. Méfie-toi qu’elle ne l’aime pas à ta place.

La femme avait froid maintenant. Elle regarda le pénis du satyre. Dans le bocal voisin, un autre pénis pouvait être celui d’un enfant.

— C’est pourtant celui d’un homme fait pour l’amour, dit la sorcière. Celui-là, je peux le réduire à néant si c’est ce que tu veux. Une goutte suffira, une par jour, avant la nuit, trouve les mots pour la convaincre.

Elle ne les trouva pas. Elle entra dans la chambre. La petite dormait déjà dans son hamac. Elle caressait la fiole dans son tablier. Les mots étaient à inventer. Elle caressa la joue de sa fille.

— Je ne sais plus quel âge tu as, dit-elle en pleurant.

 

La petite dormait-elle ?

Les mots supposaient-ils un cri ?

— Je n’ai pas sommeil, dit l’aînée.

La fenêtre était ouverte. Le jour se finissait.

— Tu as l’air triste, dit la mère.

La fille ne la regardait pas, elle voyait le profil, la beauté des lèvres.

— Non, je ne suis pas triste, dit la fille, je me disais que j’ai peut-être trop vécu, n’en parlons pas.

La mère était prise d’un tremblement. Le cri était peut-être nécessaire.

— Oui, le cri, dit la sorcière au rendez-vous suivant. Elle demeura un long moment silencieuse et pensive. Elle connaissait le cri. Les femmes s’y référaient souvent.

— Le désir, la haine, l’ignorance, dit-elle enfin.

La femme était désespérée. Elle le dit. Il l’avait pénétrée dans la nuit, mais par l’anus, ce qui arrivait chaque fois qu’il était en proie à la colère.

— Il partira au printemps, dit-elle.

Elle avait assez d’argent pour l’attendre jusqu’à la Saint-Michel.

— Cet anneau d’or te coûtera plus que ça, dit la sorcière.

L’anneau glissa sur son annulaire. Elle l’éleva dans la lumière d’un photophore. La pierre resplendissait.

— Elle a une histoire, dit la sorcière.

Et elle lui raconta l’histoire : la femme te ressemblait, dit-elle, peut-être pas physiquement, mais c’était le même cri, tu peux comprendre cela. C’était aussi un pays différent, mais le Dieu était le même. Les hommes ressemblaient à des hommes, tous les hommes se ressemblent, il n’y a que les femmes pour être différentes les unes des autres, combien de femmes différentes, je n’en sais rien.

C’était un bon début d’histoire. La femme l’écouta sans interrompre. La sorcière mettait les mots à la place de son ignorance après lui avoir expliqué que c’était là la source de son malheur. L’homme souffrait du désir. Et la fille aînée entrait dans la haine par la grande porte, celle du viol de son corps.

— Es-tu d’accord avec moi ?

La femme dit oui.

— Alors écoute la suite de mon histoire : cette femme, ce n’est pas toi, je te l’ai dit, les femmes ne se ressemblent pas. L’homme portait l’anneau en collier. Il l’avait reçu en héritage et il en connaissait la signification secrète. L’anneau vivait dans les poils de sa poitrine. Plusieurs femmes avaient tenté d’y enfiler leur annulaire, mais en vain, il riait en prétendant que personne ni rien ne lui arracherait le secret de cet héritage. Il possédait aussi une maison richement meublée et les terres étaient porteuses de beaucoup d’avenir. Aucune charge cependant ne l’éleva au-dessus des autres propriétaires. S’il épousait une femme, elle ne règnerait jamais. Battre les fermiers et les humilier désennuyait un peu. L’homme couchait avec leurs femmes et même leurs filles. Il volait dans les buffets et il lui arrivait quelquefois de s’en prendre à des ouvrages dont dépendait la vie quotidienne de ces gens. C’est en détruisant un pont qu’il arriva au bout de sa colère. Il s’assit sur les ruines et se mit à méditer.

— Nous reconstruirons le pont si c’est ce qui te chagrine, lui dit son valet.

L’homme, qui n’était qu’un bourgeois, possédait quelques solides connaissances dans l’art de jeter les ponts. Il superviserait l’ouvrage.

— Ensuite, dit-il, j’épouserai la première femme qui passera sur ce pont, qu’elle soit jeune ou vieille, célibataire ou mariée, vierge ou non, négresse, nippone, juive, mauresque, peu importera sa nature de femme, j’épouserai ce qu’elle n’est pas.

Le valet ne comprit pas. Il seconda son maître jusqu’au bout. Il n’aimait pas qu’on lui parlât du bourgeois comme son maître.

— Je suis employé, rien de plus, affirmait-il.

Les valets l’enviaient.

— Il y a une différence entre dire monsieur et dire seigneur. Vous dites valet parce que je vous humilie, dit le valet du bourgeois, autre appellation dont l’énonciation le mettait hors de lui.

Il buvait plus que de raison. Son maître de bourgeois l’appelait par son petit nom. Il n’avait pas de grand nom, mais portait bien le nom du lieu d’où il venait. Il avait cette allure de forêt, de floraison, de vent dans les branches, de crépuscule équilibriste sur le fil des jours. Suite à une dispute qui eut lieu une fois de plus dans le cabaret de l’auberge du bourg, il révéla aux valets ce que le bourgeois avait énoncé sur les ruines du pont. Le bruit courut. Le bourgeois mit la main à la pâte. On pouvait le voir travailler avec les autres et se soumettre aux directives de l’ingénieur qui en savait aussi long que tout le monde sur le vœu insensé du bourgeois. Maintenant qu’il le connaissait mieux, il savait que c’était un homme à tenir ses promesses. La promesse en question avait maintenant la dimension d’une prophétie. On priait. Le pont prenait forme. Des femmes étaient poussées par des hommes sur ces rives dangereuses. Les hommes ne se souciaient plus de leur beauté mais elles y pensaient sans pouvoir devenir aussi belles qu’elles s’imaginaient dans le lit du bourgeois. Celui-ci les observait. Il fit venir son valet et lui demanda ce que savaient ces femmes de son vœu.

— Rien, dit le valet, si tu ne leur as rien dit, mais tu parles haut quand tu dors.

Le bourgeois consulta un magicien sur la possibilité de changer la nature du vœu.

— C’est difficile, dit le magicien et il expliqua pourquoi.

Le bourgeois ne se remit pas au travail. Il se situa dès lors au-dessus de l’ingénieur qui devenait cruel avec les ouvriers. Il renvoya même les femmes sans demander son avis au bourgeois qui laissa faire. Il pensait bien faire et il le dit.

— À quoi ressemble ta femme ? lui demanda le bourgeois qui était assis sur le timon d’un fardier. L’ingénieur sourit.

— Tout dépend de mon regard, finit-il par dire.

— Ressemble-t-elle quelquefois à un oiseau de proie ? dit le bourgeois.

L’ingénieur éclata de rire.

— Cela lui arrive, dit-il, et je deviens tigre.

Et il se mit à rire de plus belle. Que lui racontait le bourgeois qui provoquait ce rire exagéré ? Les ouvriers courbèrent encore l’échine. Que va-t-il nous arriver ? L’ouvrage avançait. Les charpentiers élevèrent encore les échafaudages.

— J’épouserai la femme de l’ouvrier qui mourra demain, confia le bourgeois à l’ingénieur.

Celui-ci lutta contre une douleur qui venait de loin. Il dit : vous ne pouvez pas vous parjurer, on ne vous le pardonnera pas. Le bourgeois lui dit qu’il avait consulté le magicien. Il lui montra l’amulette.

— Elle m’a coûté le plus cher possible.

L’amulette était à la place de l’anneau. L’ingénieur crut se trouver mal.

— C’est impossible ! finit-il par dire, il voulait dire : je rêve, non, vous ne rêvez pas, dit le bourgeois aux ouvriers, il leur montrait l’amulette, elle rutilait dans le soleil.

— Vous ne pouvez pas, dit l’ingénieur sans pouvoir achever l’expression de sa pensée.

Il rentra chez lui à la fin du jour sans avoir fait le tour de l’avancement des travaux. Il ne mangea pas, il repoussa sa femme et ne dormit pas. Le lendemain, il arriva le premier sur le chantier et il attendit. Les ouvriers arrivèrent à l’heure. Les femmes s’étaient arrêtées derrière les arbres. Le magicien était parmi elles. Il leur montra l’anneau qu’il portait à l’auriculaire. Elles n’en croyaient pas leurs yeux. Elles se montrèrent et aussitôt l’ingénieur se mit à gesticuler sur son promontoire. Il vit le magicien qui se curait nonchalamment l’oreille. Puis il se mit à penser au vœu du bourgeois. C’était plus fort que lui. Les endroits les plus dangereux de l’ouvrage étaient tous occupés par au moins un ouvrier. Il essaya de se souvenir de leurs noms. Puis il pensa aux femmes.

— Et si personne ne meurt ? avait-il rétorqué au bourgeois.

Celui-ci n’avait pas répondu tout de suite. Il avait attendu que l’ingénieur répétât sa question. Cette fois, la voix de l’ingénieur avait terriblement vieilli. Il le regarda bien au fond des yeux. L’ingénieur suait.

— Que t’arrive-t-il ? lui demanda le bourgeois.

— Ma fille… commença l’ingénieur.

Le bourgeois sourit.

— Ta fille, dit-il, est plus belle que son apparence.

L’ingénieur ne comprenait toujours pas. Ma fille… il n’acheva toujours pas. Le bourgeois était serein.

— Tu portes malheur, dit-il et il éleva l’amulette entre lui et l’ingénieur qui recula. J’épouserai d’abord ta femme, dit le bourgeois en ricanant.

L’ingénieur tomba. Le reflet de l’amulette l’avait blessé mais maintenant il se sentait bien, il n’avait plus de corps, il écoutait les paroles du prêtre et il répondait par un signe presque imperceptible qui voulait dire oui, c’était tout ce qu’on lui demandait, oui ou non, il répondait oui. Le magicien était parmi eux. Sa femme aussi, belle et digne parmi les autres femmes.

— Je suis témoin, avait simplement dit le magicien et il avait passé l’anneau au doigt de la femme de l’ingénieur. L’ingénieur avait assisté à cette cérémonie avec un certain bonheur. Le mal n’allait pas tarder à arriver. Il attendit.

— Souffres-tu ? lui demanda-t-on.

Il ne bougea pas le muscle révélateur de sa pensée.

— Il ne souffre pas, dit quelqu’un, c’est une chance

Il était couché dans le lit où il avait fait l’amour toute sa vie d’homme avec la même femme. Sa fille y avait vu le jour. Elle y mourrait peut-être aussi. Lui-même n’en avait pas hérité. Dieu seul savait ce qui s’était passé dans ce lit ! Il l’avait acheté à un brocanteur qui racontait des histoires sur tout ce qu’il vendait. C’était peut-être toujours un peu la même histoire. Il ne l’avait pas transmise à sa fille. Maintenant, il ne pouvait plus lui parler. Elle était assise au bord du lit et pleurait. Qui la possèdera maintenant ? pensa-t-il. Et qui dépossèdera-t-elle ? Et il mourut sur cette pensée. Le valet mourut sur la roue deux ans plus tard pour avoir violé la fille de l’ingénieur. Le bourgeois voulut lui briser lui-même les membres mais la procédure ne prévoyait pas cette possibilité. Il assista à l’agonie du haut du rempart au pied duquel la roue avait été dressée sur un poteau. Cela dura des heures. C’était délicieux. Sa mémoire renouvèlerait ce plaisir, peut-être à volonté. Sa belle-fille mourut à peu de temps de là dans un couvent où l’on soignait mal sa mélancolie. Son épouse devint laide et acariâtre. Elle mourut fort vieille. L’anneau était à son doigt. Il le retira et le déposa dans le fond du calice. Le prêtre s’en alla. Il n’aimait pas ce cadeau qu’il croyait empoisonné. Sa famille en hérita. Il l’avait oublié ou s’était efforcé de le faire. On le trouva au fond d’un tiroir.

— Il est beau, dit quelqu’un.

Et l’anneau circula dans cette assemblée. Chacun convenait de sa finesse et les femmes l’essayaient en se chamaillant.

— Tirons au sort celle qui en héritera.

Le notaire tiqua mais il se contenta de dire que l’anneau ne figurait pas à l’inventaire. On jeta les dés. On jouait dans la pièce voisine de celle où l’on ne veillait plus. Une femme l’emporta. C’était ma mère.

 

— C’est impossible ! dit Pierre. Tu me racontes des histoires !

Le soldat le regarda d’un air triste.

— Je m’ennuie, dit-il. Et tu ne me crois pas.

Pierre dit tranquillement que ce n’était pas la question. Il avait beaucoup lu et il ne s’était jamais posé la question de croire ou de ne pas croire. Ce qu’il mesurait, c’était le temps perdu à lire ce qui peut-être n’avait aucune importance. L’aïeule (on l’appelait l’aïeule et il avait oublié à quel rang de parenté elle se situait) racontait les histoires qu’elle avait vécues. On l’écoutait presque religieusement (le soldat soupira et se gratta la peau sous la barbe). On disait même de sa mémoire qu’elle était infaillible. Elle n’inventait rien, elle retenait et mettait en valeur le détail susceptible de provoquer en vous le sentiment qu’elle cherchait à communiquer. C’était une conteuse née. Elle ennuyait quelquefois, mais uniquement parce qu’elle était revenue trop tôt sur un fragment de cette histoire interminable dont on se souvenait encore trop précisément. Mais le flux de son bonheur de dire était inchangeable. Elle n’était pas un livre qu’on peut refermer, ou feuilleter, ou parcourir, elle était comme l’eau du fleuve, fleuve et eau, remonter à la source vous aurait coûté la vie et descendre jusqu’à l’embouchure ne vous aurait rien appris, il fallait attendre sur la berge, ou accoudé à la balustrade du pont, regardant l’eau et les nénuphars, pécheurs d’absence, inquiets et silencieux, presque immobiles.

— Elle n’aurait rien compris à ton histoire, dit Pierre et Pierre le soldat referma le carnet qu’il avait trouvé sur le champ de bataille.

Il caressa le portrait de Béatrice avec la pulpe de son index droit, puis avec le pouce de la même main et il se mit à penser, le nez en l’air, la voûte de la casemate était agitée d’insectes noirs. Il finit par dire : Pierre tu as raison nous ne sommes pas faits pour l’Histoire, tu te rends compte ? Notre vie n’a strictement aucune importance. Cette idée me hante depuis que je suis soldat, depuis que la mort… il ne termina pas. La mort. Celle des autres.

 

De quelle mort meurt-on si ce n’est pas celle des autres ?

Et c’est l’éternité des uns qui nous condamne. Brrrr… ça ne te fait pas froid dans le dos ? Béatrice serait éternelle. Simplement parce qu’il a ce pouvoir.

— Mais qui est Béatrice ? Lequel de ces personnages porte le beau nom de Béatrice ? dit le soldat en étirant sa carcasse sur la paillasse.

Pierre a encore ce sentiment d’être à fleur d’une douleur qui l’anéantira. Il y a une odeur de labour dans la casemate. Tout est noir et lisse. Le carnet aussi est lisse, peut-être rouge, le profil de Béatrice est un fragment d’une beauté capable de tranquilliser.

— Tu as vu les Chinois ? dit le soldat.

— Non, dit Pierre, je connais un nègre.

— Étrange conquête, dit le soldat. Mon oncle… commence-t-il.

Il aurait pu dire mon père mais il ne veut plus mentir à Pierre qui est un sacré bon bougre de gosse. L’intelligence de ce môme le fascine. Il pense même que Pierre est capable de donner un corps à Béatrice qui n’en a pas sur la gravure d’or. Ce profil le tourmente depuis des semaines. Ce n’est pas l’amour. C’est la beauté. Pas la perfection. Ni la facilité. L’inévitable autour de quoi se cristallise le désir. Impensable. Fertile. Arable peut-être. Perdre enfin le sens de la réalité. Ce n’est pas devenir fou. Mais les inventeurs sont des commerçants. Inventeurs des chemins. Il y a des grands lacs en Afrique, les plus hautes montagnes du monde, des vallées infinies. On rêve. À l’octroi des chemins.

— Nous ne rêvions pas chez nous, dit le soldat.

Pierre se souvenait d’avoir rêvé.

— Tu es trop jeune pour avoir lu ces livres, dit le soldat.

C’était vrai.

— Tu connais Péguy ? demanda Pierre.

Le soldat grimace que non. Il ne connaît personne de ce nom. Il demandera.

— À qui ? dit Pierre en souriant.

— Aux Chinois, dit le soldat, aux Espagnols, aux nègres et aux paysans de la France.

Il rit. Sa douleur est grande. Pierre sait apprécier la « majesté des souffrances humaines ». C’est un œil, Pierre, un écraseur de perspectives, un sanguinaire de l’ombre, équarrisseur de reflets, mouflet des régions obscures de l’image à donner aux autres. Il y avait aussi des Indiens, mais ils ne parlaient pas anglais. Le soldat ne parlait pas anglais. Le français l’ennuyait et son patois ne suffisait plus à décrire son angoisse. Il connaissait des formules en latin, extraits de la messe et autres rites de la foi catholique. Il en cita une et en donna la traduction à Pierre qui aimait ces références à la lutte du bien et du mal. Il en connaissait les fantômes. Le soldat l’écouta, fasciné par tant de précision, de netteté même, de la part d’un enfant, c’était étrange et rassurant. J’ai peut-être été cet enfant, pensa-t-il malgré lui pendant que Pierre l’éblouissait, oui, il y avait cette clarté jetée sur le plan de l’image sainte, comme s’il en était l’auteur. L’enfance, la clarté, une géométrie qu’on finit par réduire à l’imitation de ce qui nous est devenu familier et parfaitement dénué de signification. Le profil de Béatrice portait les traces de cette aventure.

 

— Où as-tu trouvé ce carnet ? lui avait demandé la nouvelle recrue.

Son fils avait disparu dans une formidable explosion. Il décrivit l’explosion, puis le carnet, comme un oiseau, la motte de terre brûlante. Les Chinois ramassaient tout ce qu’ils trouvaient, ensuite ils étaient systématiquement fouillés et on fusillait sur place les pillards. Cris des Chinois. Clameurs d’innocence. Tu parles ! La crevure avait reconnu le profil de Béatrice.

— Tu es un pillard ! avait-il braillé dans la casemate. On te crèvera la paillasse pour ça !

Le soldat avait vu rouge. Mais il n’avait pas bougé.

— Vous en ferez quoi ? demanda-t-il à la crevure à propos du carnet.

La crevure dit que ça ne le regardait pas.

— C’est peut-être important, dit le soldat, les gens n’écrivent pas par plaisir, il avait quelque chose à dire, c’est tout ce qui reste de lui, et c’est moi qui l’ai trouvé, avant ces satanés Chinois qui n’auraient rien compris, qu’est-ce que vous comprenez, vous ?

Le soldat devenait dangereux. La crevure changea d’attitude. Il négociait maintenant. Le soldat était prudent. Il connaissait la crasse des crevures. Il en crevait tous les jours. Il dit : j’suis pas sûr qu’c’est à vous que j’dois remettre ce p’tit trésor. La crevure redevenait hostile.

— C’est pas un trésor, dit-il, c’est quelque chose qui appartient maintenant à sa famille, vous feriez bien de me le restituer, ne faites pas d’histoires que vous pourriez regretter, vous savez de quoi je parle.

Le soldat savait qu’il avait perdu, mais quelque chose le poussait à lutter encore.

— Où sommes-nous ? dit-il.

La crevure ne comprit pas.

— T’fous pas d’ma gueule ! fit-il.

Il ne renonçait pas. Le carnet n’avait heureusement aucune importance vitale.

— Heureusement ? dit le soldat.

La crevure n’était pas disposée à expliquer ces gouttes de mots. De toute façon, le contenu du carnet devait être soumis à la censure. Ensuite seulement il l’enverrait à sa famille qui le conserverait comme la seule relique d’un fils qui n’avait jamais beaucoup parlé ni fait parler de lui. La crevure était tranquille maintenant, peut-être vaincue par l’obstination du soldat qui ne pouvait pas croire à une victoire aussi facile. Bien sûr, la crevure ne renonçait pas, il continuait de croire que le soldat ne résisterait pas longtemps à sa demande, le carnet où son fils avait peut-être tout dit lui appartiendrait tôt ou tard, il se battrait jusqu’au bout, mais maintenant avec obstination, avec précision aussi, avec cette lenteur qui le caractérisait au plus fort du combat. Le soldat l’avait vu lutter sur le terrain. C’était un homme patient, il blessait à mort avec une facilité qui était le propre d’un tueur et non pas le défaut majeur d’un homme contraint à se défendre pour rester en vie. Il se servait d’un revolver et d’une baïonnette qu’il tenait au poing. Il visait le cœur ou la gorge, l’œil ou la nuque. Il se démenait lentement, précisément, tuant presque à chaque coup porté dans la présence confuse de l’autre, il ne grimaçait pas, ne criait pas, il semblait étudier une leçon, il avait ce regard d’étudiant agissant loyalement sur le terrain délimité par l’expérimentation et la démonstration. Il paraissait plus jeune que les autres combattants. Le regarder se battre, c’était prendre le risque de perdre pied et de recevoir un coup dans le dos. Le soldat redoutait cette blessure depuis que la baïonnette d’un Boche avait crevé sa capote parallèlement à la surface de ce dos tétanisé depuis cette terrible expérience de l’inframince. Cette tension permanente était la cause du léger tremblement qui l’affectait. Ce défaut amusait la crevure qui n’en connaissait pas la cause. Il s’imaginait que le soldat était bouffé par la peur mais qu’il était encore capable de lutter contre cette multiplication insensée de l’ennemi. Il ne le plaignait pas. Il savait que le combat était une lutte à la fois contre soi-même et contre l’autre. Cette philosophie mettait de l’ordre dans son esprit autrement dévasté par des sentiments qui, au pire, n’avaient même pas de nom et quelquefois lui arrivaient sans apparence reconnaissable, certains ne se produisant qu’une fois, et d’autres sujets à de telles transformations qu’il y perdait son latin (mot qu’il mettait à la place d’inspiration). Le soldat l’intriguait sans l’obséder toutefois. La motte de terre était froide quand le soldat lui permit de la tenir un moment dans la paume de sa main. Le soldat savait ce qu’il faisait en lui confiant un objet qui valait peut-être plus cher que le carnet lui-même. Le soldat avait lu le carnet. Il dit aussi que la motte de terre avait été si brûlante qu’il n’aurait pas pu s’en emparer tout de suite. Il avait aimé cette cristallisation. Elle contenait la lumière. Il avait attendu plus d’une heure avant de pouvoir manipuler ce qu’il considérait déjà comme une relique extraordinaire.

— Il arrive, dit-il, que nous nous transformions en lumière.

La terre d’un champ de blé s’était cristallisée autour de cette lumière.

— Ce n’est pas bête, dit la crevure en regardant le ciel à travers le cristal, et c’est peut-être vrai.

Son épouse apprécierait. C’était une femme simple et généreuse. Elle adorait ses enfants bien qu’elle fût incapable de les défendre. Elle se reprocherait la mort de son fils, ne songeant pas une seule fois à en accuser les temps qui courent.

— J’ai une fille moins soumise, dit la crevure.

Le soldat dit qu’il aimait les griffes des femmes et il rit. La crevure avait voulu dire quelque chose d’important mais le soldat n’était plus en mesure d’apprécier la complexité des sentiments qui le tenait à distance de sa fille, à peu près la même distance que celle qui le séparait de son épouse, dans un autre sens, oui, un autre sens si ce n’est pas mentir aurait-il confié au soldat si celui-ci n’avait pas été justement à ce moment-là en train de jouir de sa victoire. Il rempocha le cristal ou la motte de terre, il disait toujours la motte de terre, le cristal était un mot de la crevure qui avait sans doute raison puisqu’il expliquait ce dont lui-même, le soldat, avait eu l’intuition. C’était une idée séduisante, cette réduction à la lumière, au lieu de la cendre ou de la pourriture. La crevure souffrait maintenant.

— Je ne sais plus, dit-il soudain, et il se cacha le visage dans ses mains.

Le soldat regrettait d’avoir été trop loin. Il avait beaucoup d’imagination et il ne lui arrivait jamais presque rien pour traduire un peu de cette humanité qu’on a tous le désir de retrouver pour le plaisir des autres, mais cette fois il n’inventait rien, ni le carnet ni la motte de terre, le cristal si on voulait croire à son histoire. Il le dit à la crevure qui dit : je sais tu as oublié la haine.

Il montra son visage. Il était dur et pouvait se révéler indestructible.

— Je n’veux pas crever, dit-il. J’espère que tu changeras d’idée.

Mais le soldat ne voulait pas se séparer du carnet. Il dit même qu’il se battrait pour le conserver. Mais la crevure pouvait emporter la motte de terre, même s’il n’arrivait pas à y croire tout à fait, même si c’était au fond impossible, cette lumière à la place du néant.

— Je m’en contenterai peut-être, dit-il enfin, mais il faudra que tu me promettes un tas de choses qui te fragiliseront.

Le soldat réprima un tremblement qui se superposait à celui dont il avait une habitude honteuse.

— Tu n’es pas superstitieux, des fois ? demanda la crevure.

Le soldat grimaça comme au combat.

— J’accepterai peut-être le cristal, dit la crevure, mais en échange d’une promesse.

— Quelle promesse ? dit le soldat.

Il devenait pâle maintenant. La crevure l’avait finalement vaincu.

— Nous en parlerons demain.

Et il s’en alla. Le soldat caressait le cristal au fond de sa poche. Son cœur battait contre le carnet qu’il caressa aussi, sentant la douceur de la couverture et les reliefs du profil de Béatrice.

 

Qu’est Béatrice ? avait-il demandé au sommet de sa victoire sur la crevure qui dépérissait à vue d’œil. Il n’aimait pas atteindre ses semblables de cette manière mais cette fois il rougit d’y prendre un malin plaisir. La crevure observa l’épanchement de la rougeur qui forma un masque autour des yeux. Le soldat était boutonneux. Sa barbe était un mélange de poils rares et de crasse tenace. Sa maturité n’était qu’apparente. Ce pouvait être un tout jeune homme. Pourquoi pas Béatrice si c’était le seul moyen de le soumettre ? À ce moment de la conversation, la crevure avait acquis la certitude qu’il finirait par réduire le soldat à son seul désir de n’être plus rien pour lui si Béatrice avait le pouvoir de devenir tout dans cet esprit en danger de ne plus exister pour des raisons de survie. La crevure décelait facilement ces défauts de la nature humaine. Quelque chose en lui le poussait à mettre le doigt sur l’essentiel de son vis-à-vis. Il exerçait quelquefois le mal, ou bien il éveillait la curiosité, le bonheur n’était pas la question. Les circonstances de la mort de son fils l’avaient d’abord déconcerté et il avait laissé paraître une douleur tranquille. Il redoutait de s’égarer maintenant au milieu des autres. La douleur lui semblait presque irréelle. Il attendit que les Chinois eussent fini leur travail de fourmi et il se rendit sur les lieux de la tragédie quand plus personne n’y flânait, juste à la tombée de la nuit. L’endroit était circulaire. Il contrastait peut-être avec les prés environnants. Il se laissa distraire un instant par l’écoulement de la rivière qui avait pourtant l’air immobile, fragment d’un acier miroitant dont les extrêmes disparaissaient sous les arbres.

 

Minuit dix-sept

20 petites bites dressées en rang d’oignon à l’entrée de l’hôtel Rosa de Lima Oulan-Bator Mongolie 3 millions de Mongols Kazakhes et autres héritiers du plus grand empire jamais conçu Histoire Sang Race petites bites sans les mains Pedro Phile au passage les tapotait avec un exemplaire des Carnets Noirs dédicace à l’encre verte des surdoses administrées antalgique anal et pas une fillette pour servir à table ou ramasser les miettes petits culs dans les jardins attenants Mandale se battait avec une chaise roulettes incompatibles gazon mongol que des przewalskis paissaient tranquillement un des gosses éjacula sous la férule d’une Lepic version mongole le type qui m’accompagnait trouvait ça écœurant et il poussa le fauteuil de service aux grandes roues chinoises « vous n’êtes pas malade monsieur Sarabande — je suis Ben Balada — en tant qu’auteur monsieur en tant qu’auteur » et Mandale laissa Myriam s’occuper de la question roulettes/gazon yeux des chevaux en biais un gosse nu en chevauchait un se tenant à la crinière et criant des mots correspondant sans doute à une longue tradition raciale perdue à jamais dans la nuit grandissante de l’Histoire « que restera-t-il de nous monsieur si nous ne prenons pas garde — j’étais venu comme en Arabie pour prendre la mesure du déclin civilisationnel qui affecte cette terre — la police vous a demandé au sujet de ces deux policiers français dont on n’a plus de nouvelles depuis que » à l’étage des gens se battaient pour une page particulièrement exemplaire des pratiques pédérastiques / le texte coulait en moi comme si je n’avais jamais dormi avant d’en rêver—

Mandale poussa un levier et la chaise russe de fabrication soviétique se mit à gesticuler et prit la direction du couvert que des âmes arpentaient en silence.

« Je m’étais même pas rendu compte que j’étais entré dans un boyau conduisant au cœur de la mine, contait Mandale. L’herbe avait été remplacée par des cailloux qui roulaient, ce qui démontrait la possibilité d’une pente descendante mais sans rien dire au sujet du degré d’inclinaison. J’aurais pas mieux fait si j’avais été aveugle. J’ai appelé mais pas de réponse. Plusieurs fois j’ai mis le pied dans le fossé bordant la pente ascendante et je suis remonté à quatre pattes comme un nourrisson qui explore l’appartement où il va apprendre à se comporter comme un sujet de ses origines et de ses passions forcément contradictoires. Je me faisais, oui, cet effet de pas savoir lire ni écrire et d’en avoir envie pour ressembler aux modèles présentés dans la vitrine familiale. Sauf que cette fois j’étais seul et que je venais d’abandonner à son sort le meilleur de mes amis.

— Qui c’est votre ami ? (fort accent cyrillique)

— Je veux parler de Jules Sarabande. Je le suivais comme un petit chien l’œil vissé sur l’écran de ma caméra. Mais rien n’allait comme prévu.

— Qu’est-ce qui était prévu… ?

— Écoutez, monsieur, vous arrêtez pas de me poser des questions et je commence à m’embrouiller !

— Vous ne vous embrouillerez pas si vous ne mentez pas.

— Mais je ne mens pas. J’en sais rien où qu’y sont vos deux collègues hexagonaux ! Je les connais même pas. Et j’ignorais qu’ils étaient en mission.

— Que savez-vous de A et de B ?

— Je me suis posé la question d’un possible rapport narratif entre Dédé et Dodo, d’une part, et A et B, d’autre part…

— Rien sur Mandale/Sarabande… ?

— Cette manie de constituer des dames en superposant deux pions ! Je filme, moi. J’ai l’œil. Je raconte pas d’histoires !

— Vous montez pas ? En Mongolie, on monte toujours. Jamais pas monter. Pas monter toi minable et nous ici pour monter ! Alors calmos, mec ! (en mongol)

— Comme je vous l’ai dit (on est enregistré ? Le droit international…

— …ne s’applique pas en cas de petite bite dressée)

— J’étais dans le noir et je me posais même pas la question si j’étais dehors ou dedans. Comment que j’aurais imaginé entrer quelque part alors que la nuit nous avait ensevelis…

— …Sarabande et moi…

— …alors qu’on était censé emprunter la moto de Nergüi…

— Moi Nergüi ! Moi homme mongol ! Et je ne possède pas de moto !

— Nergüi est une gonzesse que Sarabande a cru voir… Mais peut-être qu’il l’a pas vue… Vous savez dans quel état on l’a retrouvé au matin de cette nuit sans nom… Et ben il a toujours été dans cet état…

— Pourtant, le visa fait état d’une santé irréprochable. Il est vacciné, pas de condamnation, permis de conduire en règle, deux boîtes de capotes, un exemplaire dédicacé des Carnets Noirs, pas de traces de pratiques terroristes, casier vierge et pas d’enfants…

— Moi je vous dis (sans gueuler) qu’il a jamais été clairement établi qu’il était exempt d’affections mentales ! Myriam…

— Salle Juive !

— Mais pas pratiquante… Elle a appris à chanter chez Mireille, un mélange de vichysme et de résistance, émulsion typiquement française…

— Remarque trop complexe pour homme du XXIe siècle. Ne vous foutez pas de notre gueule sous prétexte qu’on n’exerce plus aucune influence sur le vaste territoire asiatique dont l’Europe, que vous le vouliez ou non, est une « péninsule » / Continuez.

— On montera après…

— Vous acceptez de monter ?

— J’ai jamais monté… Je connais pas le matériel…

— Nous connaître. Matériel soviétique encore en usage. Eisenstein en herbe. Et pour vous remercier de collaborer à l’enquête, nous paierons votre séjour à l’hôtel Rosa de Lima. Ça vous fait plaisir ?

— Kolytcheff sera de la partie ?

— Nous considérer G. M. grand salaud. Mais reconnaître lui grand écrivain.

— Je connais pas, en effet, plus grande joie que de sucer petite bite sans poils. Mais ça me regarde. On en parlait pas avec Jules. Myriam a vingt ans de plus que lui. Ce qui explique qu’elle peut pas avoir d’enfant…

— Mais elle grosse ! Sale jument juive ! Dans la yourte avec Tsetseg tricotant la layette commune. Nous filmer ! Alors calmos, mec ! (en mongol)

— Vous monter rushes ? Deux ventres gros avec Juif (qualité hérité de la mère) et Mongol (deux Mongols de sexes complémentaires)…

— Bat Bat Chinois… seule Tsetseg Mongole… Vieille famille yourte bretonne.

— Bref (pour reprendre le récit où nous l’avons laissé, messieurs les policiers sans roman), j’étais dans le noir le plus complet, me croyant dehors mais en réalité descendant dans une mine peut-être désaffectée, ouais je peux dire ça maintenant que j’en suis sorti…

— Comment vous (toi) sortir… ? Mine descendre. Toucher fond ? Puis remonter ? On voudrait comprendre…

— J’étais sous terre, les mecs. J’en avais rien à foutre de la moto ni de Dédé le gros. Et Sarabande était le cadet de mes soucis.

— Difficile filmer sans lumière… Gengis Khan crut cela possible, mais il a déchanté et Kubilaï ne savait pas monter, sauf à cheval et à femme… Lui pas pédé comme vous ! Vous pédé de la pire espèce !

— Mais pas un de ces gosses n’est mongol ! Vous pensez bien que ce vieux Pedro a pensé à tout ! Rien que des Européens, noirs et blancs sans distinction, et même Chinois, Viets, Arabes, Quechuas… mais je préfère pas tout dire parce que vous me croirez pas… Ils m’ont pas cru à l’ambassade. Même qu’ils ont développé la péloche encore toute fraîche.

— Puis eux monter, n’est-ce pas ? Nous connaissons la chanson. Avec les Russes… »

Et comme ça pendant des heures. Une flique mongole montrait ses jambes croisées nues sous un bureau simplement composé d’une planche (vieille porte arrachée Dieu sait où) et de deux tréteaux en bois qui portaient des traces de travaux picturaux, peut-être artistiques, très anciens si j’en jugeais par la patine des reliefs. Ils charcutaient Mandale et l’ambassadeur (ou son représentant) roulait des clopes et les distribuait, inclinant sa tronche de fonctionnaire chaque fois qu’on le remerciait et la flique décroisait ses courtes jambes pour se lever et allumer le briquet CCCP. Moi j’étais derrière le miroir sans tain.

— C’est lui ou c’est pas lui ? Répondez ! Vous ne pouvez pas ne pas reconnaître un type que vous connaissez de toute la vie. C’est lui ou c’est pas lui ?

— Ça manque de lumière…

C’était bien Mandale et ils le charcutaient. Il fumait lui aussi, pas méfiant et il remerciait en inclinant la tête et il avait l’air de pas aimer l’ambiance. Mais il ne m’inspirait aucune pitié. Je venais de passer une semaine en observation psychiatrique des fois que je sois pas aussi fou que ça se voyait. Myriam avait passé cette semaine (qui était censée être une semaine de vacances à l’étranger) à pleurnicher dans le couloir devant la porte de la chambre où un flic projetait les photos de Dédé le gros et Dodo le laid dans toutes les positions qu’un légiste peut inventer pour donner raison à la folie. Et Myriam répétait sans se lasser que j’avais jamais tué personne et que c’était pas en Mongolie que j’allais commencer.

— Et c’est où que tu veux que je commence, connasse ? que je lui crais de mon lit. Tu peux pas fermer ta gueule quand on te demande pas de l’ouvrir ?

Et aussi sec une infirmière non diplômée ou seulement par l’État mongol me plantait un pinceau chargé de bleu de méthylène dans une gorge que j’aurais préféré rincer au calva de mon enfance. Que j’en réclamais ! Et qu’ils lui demandaient à Myriam (en mongol) « mais qu’est-ce qu’il veut encore, ce con ? » et elle leur disait et ils revenaient avec un liquide de leur composition, genre traditionnel, mais c’était pour la cicatrisation accélérée prévue par la sentence médicale dont j’étais le sujet depuis que j’étais sorti de la nuit sans moto et avec deux cadavres sur le dos, comme si c’était moi que je les avais trouvés par terre. Myriam m’avait rassuré finalement. À force de les emmerder elle avait fini par avoir le droit de me renseigner sur mon sort :

— T’es qu’un témoin. C’est Mandale le coupable.

— Mais c’est pas lui ! C’est Bat Bat…

— Chut ! Ils le savent pas encore.

Elle voulait dire quoi, Myriam, les laissant charcuter ce pauvre Mandale qui savait rien faire d’autre dans la vie que filmer sans espoir ou intention de monter ? Mais je cicatrisais vite. Le flic mongol était content : les Russes n’avaient rien perdu de leur pouvoir cicatrisant. Et Dédé le gros et Dodo le laid s’animaient sur le mur blanc, entre la fenêtre aux rideaux tirés et un placard où étaient pendues les fringues qui expliquaient ma nudité.

— À un moment donné, dit Myriam qui s’était renseignée auprès de l’habitant, ils te rhabillent eux-mêmes et tu t’en sors comme s’il ne s’était rien passé entre eux et toi.

Même que mes fringues de touriste étaient déjà blanchies et repassées. Et dans mes rares moments de lucidité relative, je repensais à Nergüi et à la possibilité d’entrer en contact avec mon arrière-grand-père ou ce qu’il en restait parce qu’un long siècle me séparait encore de lui. Le type qui montrait à Mandale les vers qu’il avait déjà tiré de nez mieux aguerris s’appelait aussi Nergüi et ça créait une certaine confusion entre Myriam et moi et elle m’accusait d’être trop littéraire et pas assez con. Le flic nous surveillait, des fois que je devienne l’assassin que j’étais pas selon les premières conclusions de l’enquête en cours. Alors calmos, mec ! (en mongol)

— Comment vous vous appelez ?

— Il vous l’a déjà dit… faisait l’ambassadeur qui reniflait toujours la clope avant de l’envoyer d’une chiquenaude de l’autre côté de la table.

— Question de méthode ! grondait Nergüi. (pas d’confusion, hein ?)

— Je m’appelle Mandale. Je suis né le…

— Ça on le sait déjà, conard de Untermensch ! En quelle langue il faut te le demander ?

— La question serait plutôt de savoir en quelle langue il est judicieux de répondre, dit l’ambassadeur.

— Vouais, dit le flic, mais j’ai pas votre formation littéraire. Mon père…

— Qui n’a pas eu un père ? pensai-je. Et qui en aura un s’il continue ?

— Qu’est-ce qu’il dit ? (en mongol)

— Il dit qu’il s’ennuie, dit Myriam.

Qui c’est qui avait compliqué les choses au point que l’accès au dispositif temps-mémoire de Nergüi m’était quasiment interdit par d’autres circonstances narratives qu’en bon épicurien j’avais négligé de prendre en considération en présence des flics ?

— Vous séjournez au Rosa de Lima ?

— On essaye, dit Myriam.

— Moi je vis dans une yourte. Mais quand je serai grand, j’aurais une maison avec vue sur la mer.

— Ya pas d’mer ici, gueulai-je. Ni dedans, ni dehors.

— Ils ont le lac Baïkal… suggéra Myriam. Avec une longue-vue…

— Ou une piscine.

— Vous trouvez pas qu’ils emploient beaucoup d’enfants au Rosa de Lima ?

— Il est con ou quoi ? (en français)

— C’est interdit par les conventions internationales, non, l’exploitation de la main d’œuvre enfantine… ?

— Des fois oui, des fois non.

Au Rosa de Lima que j’avais repris conscience. Des bites à peine usagées tout autour. Pedro Phile me demandait ce que j’en pensais. Il recherchait la perfection en la matière, sachant que plus on s’en approche et plus on est critiqué. Gabriel confirmait cette opinion dans sa dédicace. J’avais plus qu’à approuver.

— Cette accusation ne tient pas, dit Pedro à peine que j’avais les yeux ouverts.

Je savais pas à ce moment-là que Dodo avait rejoint son copain Dédé quelque part on pouvait pas savoir où tant qu’on y est pas. Et maintenant que j’y étais pas, j’avais pas envie d’y retourner pour me faire une idée.

— Ils ont toujours ces caisses en usage ? demandai-je à Pedro qui avait eu le temps d’apprécier le folklore mongol.

— Non. Ils les ont plus. Ne vous inquiétez pas. L’accusation ne tient pas.

— Mais j’ai jamais touché à un gosse, moi ! Et j’ai pas l’intention de recommencer !

— Bah ! fait Pedro qui en sait toujours plus que ce qu’on s’imagine. Rien à voir avec… vous savez… ? Il s’agit….

Roulement de tambour.

— Il s’agit…

Putain ! Il va pas crever avant de…

— Dédé le gros n’existe plus…

Ça, je le savais déjà.

— Et Dodo le laid…

Je m’en doutais, mais tant qu’il l’était pas, je me voyais hésiter à témoigner devant la justice mongole. Yavait pas une minute que j’étais de retour et les prochaines n’annonçaient pas que leur probabilité. Myriam demanda de quoi s’asseoir. On lui amena un tabouret dont l’usage habituel n’était pas écrit dessus.

— Je peux m’asseoir ? dit-elle comme si elle craignait d’être mal comprise.

Le flic de service l’y invita. Il épousseta l’assise de vieille molesquine et en tâta la souplesse éprouvée de main de maître. Myriam poussa le tabouret contre le mur, s’assit et s’adossa. Elle alluma une clope sans demander la permission. Elle pouvait pas ignorer que l’usage de la clope est interdit même au nord du désert de Gobi. Le flic se contenta d’ouvrir la fenêtre. Il revint vers moi, entrant dans la chambre sans refermer la porte.

— Vous en êtes où avec votre grand-père ? dit-il sans rigoler.

— Arrière-grand-père, précisai-je non sans amertume. Ça dépend de Nergüi.

— Yen a deux Nergüi ici. Vous pouvez pas préciser ?

Je crois que c’est comme ça qu’a commencé l’interrogatoire. Ils commencent comment d’habitude, en Mongolie ou ailleurs où les pratiques policières ne se distinguent pas aussi nettement que les questions touristiques ?

— Je croyais que vous étiez venu pour clarifier des choses entre vous et A et B… ?

J’avais seulement dit que j’étais en vacances suite à un encombrement cérébral comme il en arrive quand on gagne pas sa vie comme on devrait. Le flic souleva un peu le drap à l’endroit de mes pieds, allez savoir pourquoi. Il lorgna mes orteils pendant un long moment puis reposa le coin de drap et le lissa du plat de la main. J’en frissonnai.

— Ya des tas de raisons de venir en Mongolie, dit-il. Y compris pour soigner quelque chose d’aussi complexe qu’une maladie mentale.

— Malade. Malade. C’est vite dit. Je dirais pas…

— Nous on croyait que vous vouliez du mal, ou quelque chose d’approchant, à nos compatriotes A et B…

— Je sais même pas qui c’est ces deux ! Je suppose que c’est deux qu’il faut dire…

— En effet. C’est Paul Auster qui nous a renseignés. Mais je pense pas qu’il vous a trahi délibérément. Il s’est tout de suite mordu la langue. Vous voulez que je vous montre ?

— Me montrer la langue de Paul ? Mordue ? Par lui-même ? Que voulez-vous que j’en fasse ?

— Je ne vous demande pas d’en faire quelque chose, mais de la regarder, histoire de savoir qu’on ne vous ment pas quand on dit…

— Ça va ! Montrez-la-moi, cette langue, heu, mordue par son auteur lui-même.

Le flic projeta la diapo. Paul Auster tirait la langue. L’avait-il mordue ? Difficile à dire ?

— C’est ce qu’on vous demande, dit le flic sans s’énerver.

— Vous voulez savoir si Paul s’est mordu la langue ? C’est ça ?

— Que je l’ai pas dit autrement…

— Et ben en effet, c’est lui qui m’a suggéré cette dénomination.

— Vous pouvez expliquer pourquoi c’est une « dénomination » et pas deux noms mongols comme ça se pratique même chez vous, hein ?

Il insistait sur le hein avec une telle conviction que mon anus s’est contracté autour d’un doigt que je supposais être le sien.

— Ça va être compliqué, dit-il en atteignant ma prostate, comme quoi il avait le doigt long, au lieu du bras comme ça se pratique chez nous.

Mais on n’est pas chez eux quand on s’en sert. Trait d’humour qu’il ne sembla pas apprécier. Il retira le doigt et l’essuya dans le drap.

— Quelle merde ! dit-il. A et B, Dédé et Dodo, les gosses…

— Ah pas les gosses !

J’avais crié. Myriam sauta de son tabouret, mais l’autre flic lui interdit d’entrer dans la chambre où elle aurait fait quoi ? Le flic qui m’interrogeait souleva le drap pour vérifier l’état de mon désir caché. Il parut satisfait.

— Mettons que pour les gosses vous n’avez rien à vous reprocher, reconnut-il.

— On a bien le droit de lire Matzneff si on a envie, non ?

— Envie de quoi… ?

Je venais de resemer le doute. Myriam me lança un regard furieux. Je me mordis les lèvres pour me soumettre à ses justes reproches. J’avais le don d’en faire trop quand c’est pas assez. Je tentais de me corriger :

— Envie de lire… bredouillai-je.

— Ouais d’accord mais de lire quoi… ?

Il insistait, comme tout bon flic qui tient une piste ou croit la tenir et s’apprête à en extraire la substance que dans ce cas on a raison de qualifier de séminale. Fallait que je me sorte de là. Tant pis pour Mandale. Même si Myriam l’aimait encore un peu.

— J’essaie de comprendre où en sont mes amis, proposai-je à la clairvoyance de mon analyste judiciaire.

— Vous voulez parler de Mandale ?

— Entre autres, oui.

— Il y en a d’autres, hein ?

Voilà comment le meilleur de nos résistants a fini par se jeter par la fenêtre. Le flic jubilait. La piste grossissait à vue d’œil sous l’effet de ma crue mentale.

— Qui d’autre ? dit-il enfin.

Il avait laissé passer une bonne minute qui me sembla une heure comme dans un mauvais feuilleton. Je bandais à mort. Il savait que c’était un effet d’autre chose qu’un fantasme. Mais il soupçonnait une part d’onirisme et ne se demandait plus s’il devait agir sur cette faiblesse que je ne pouvais plus dissimuler. Cependant, il relâcha la pression :

— On en parlera un autre jour, dit-il.

— Combien de jours ? fit Myriam par-dessus l’épaule du gardien opiniâtre des lieux qui lui opposait sa carrure przewalski.

Mon flic sourit. Il aimait gagner. Et sans doute ne supportait pas de perdre. Myriam ne comprendrait pas ça. Je m’agitai.

— Nous avons le temps, dit le flic. Retournez à l’hôtel. Monsieur Phile vous y attend.

— Mais Tsetseg nous attend… le mouton bouilli…

— Mieux l’hôtel. Monsieur Phile est informé par nos soins. (riant aux éclats) Et ils nous informe si on le lui demande. Vous comprenez ?

— Pas trop… dit Myriam qui prit sincèrement son air con.

— Je vais vous expliquer ça en route.

La porte se referma. Le cerbère avait d’abord jeté un œil expert à l’intérieur, des fois que je sois pas seul. Mais je l’étais. C’est deux jours plus tard qu’on m’a ficelé dans un fauteuil qui n’avait rien à voir avec celui de Hawking. On a voyagé en hélico (vous n’allez pas me croire) et en moins de deux j’étais placé devant un miroir sans tain avec Mandale de l’autre côté et deux flics à la même table. Rien sur la table. Ni tasse ni bloc de papier. Un des flics tambourinait pendant que son collègue écoutait. Je me demandai s’ils avaient déjà tabassé Mandale ou si c’était comme ça que le rideau tomberait au moment de rentrer à ma nouvelle maison.

 

Nergüi entra. Elle tenait un smart. Nergüi sortit pour pas qu’on s’emmêle. Il avait l’habitude. Il sortait en souriant. Il fit craquer un vieux cigare et sortit. Ouais, c’est ce qu’il fit. Et j’actionnai la commande du lit. Grincements en tout genre. Rideaux toujours fermés, comme si ce qu’yavait derrière c’était dehors mais encore dedans. Elle s’assit au bord du lit, croisa ses courtes jambes et entrouvrit sa chemise, que j’ai cru que j’allais devoir répondre à ses questions mais non : elle était pas venue pour ça.

— J’ai l’appli, dit-elle en agitant ses pouces à angle droit sur l’écran. Vous voulez toujours rejoindre votre arrière-grand-père ?

— Ça s’rait-y possible qu’il me rejoigne lui… ? C’est pas que je sois pas confortable dans ce siècle, mais j’y connais rien en 14-18…

— Il connaît rien en XXI… (soupirant) Compliquez pas les choses, Jules !

— On peut à mi-chemin… ? Ça ferait quoi comme époque ? Club Saint-Germain ?

— Vous appuyez là et c’est parti.

L’écran clignotait pas. C’était un graphisme fixe et têtu. Avec juste un bouton marqué d’une croix. Et avec effet de clic si je voulais. Je voulais ? Pourquoi pas… ? Elle fit apparaître le menu, cliqua et j’étais bon, selon elle, pour rencontrer mon vieil aïeul rue Saint-Benoît à une époque où il fallait y aller du balai de coco pour activer la rigole.

— Qu’est-ce que vous avez encore ? fit-elle. Vous me désespérez, Jules !

Pas une vergeture. Une peau lisse comme celle d’un canard laqué. Elle alluma une clope. Assise sur son tabouret, Myriam regardait entre les jambes du molosse qui veillait au grain.

— Qu’est-ce que vous lisez en ce moment ?

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

— Sans lunettes, je lis plus.

— C’est intéressant.

— Je voulais juste savoir.

— Eh ben vous savez pas.

Petit dialogue Myriam/molosse ou moi/Nergüi. Vous faites comme vous voulez, quitte à relire. Le bouton virtuel bronchait pas, mais il semblait attendre. Avec effet d’ombre. C’est d’ailleurs par déplacement de l’ombre que l’effet vous illusionne. Mais illusion ou pas, une fois cliqué, c’est envoyé. Et quand c’est la première fois qu’on envoie un truc qu’on a pourtant rêvé d’envoyer, le cœur bat la mesure dans un autre tempo et ça soupire dans tous les sens. Nergüi cassa la cendre qui chuta dans un pli. D’une main agile, elle épousseta avant que ça prenne feu. Elle ne dirait plus rien. Et pouvait repartir avec son appli sans moi si je me décidais pas. J’avais reçu plein de messages de mon arrière-grand-père, mais de là à le rencontrer en chair et en os... En os surtout. Nergüi savait rien à ce propos. Donc elle avait jamais pratiqué. Ni pour elle-même ni pour les autres. Elle voulait sans doute en savoir plus et autant que moi.

— Qu’est-ce que t’as encore ? fit Myriam.

Elle grattait son genou. Le cerbère se retourna. Il voulait savoir lui aussi. Et la caméra de surveillance n’arrêtait pas de zoomer. C’que j’aurais aimé être seul dans ce moment ! J’étais sur le point de tourner de l’œil. Puis on entendait des pas dans le couloir. Nergüi pesta et écrasa son mégot par terre. Je m’accrochai au smart car elle s’était levée et avait recoiffé sa noire chevelure gominée. Même Myriam était debout. C’était l’ambassadeur.

— Qu’est-ce qu’on me raconte ? dit-il comme s’il n’attendait pas de réponse.

Nergüi se reboutonna, puis tira sa jupe sur ses genoux. Le rideau avait frémi.

— Ne me dites pas que ces singes ont une telle avance technologique sur nous ? dit l’ambassadeur en poussant le molosse du bout du doigt. Ou alors c’est du russe et il va falloir s’en inquiéter avant que l’ennemi anglo-saxon ne s’en mêle. Bonjour, monsieur Sarabande. Ou Bonsoir. Je ne sais plus ce qu’on m’a demandé de dire pour ne pas remettre les pendules à l’heure. Mais bon, mon cher Jules, vous êtes assez désorienté comme ça, si je puis dire. (voyant le smart entre mes mains) Ne me dites pas que vous y croyez, Jules !

Il trouva une chaise toute blanche qui m’apparut comme sortie d’un chapeau.

— Vous allez vous demander pourquoi je vous rends visite, n’est-ce pas ? (se tournant vers Myriam qui s’est reposée sur son tabouret mou) Je ne me trompe jamais. (à moi) Figurez-vous que A et B et Dédé le gros et Dodo le laid c’est du pareil au même.

— C’est Bat Bat qui va être déçu… dis-je comme si je n’avais fait aucun effort pour ne pas le dire.

— Vous avez parlé ? continua l’ambassadeur.

— De qui ?

— Vous me comprenez…

Justement, je comprenais pas. Je venais à peine de comprendre que A=Dédé et B=Dodo. Ou l’inverse. Mais A≠B et Dédé≠Dodo.

— Qu’est-ce que ça peut lui foutre ? fit Nergüi en me caressant une oreille que j’avais héritée de mon arrière-grand-père.

L’ambassadeur se raidit. Ses petits poings étaient blancs, bien contre la couture de son pantalon. Puis il se détendit et sortit sa tabatière d’une de ses poches revolvers. Il y trempa aussitôt deux doigts qui s’y connaissaient. Le tabac crissait.

— Ça lui fait, dit-il, qu’il peut retourner dans son Paris natal sans se soucier du souvenir qu’il laisse ici. Ça vous embête… ?

Nergüi me frotta la joue style lampe d’Aladin. J’ouvris la bouche sous l’effet. L’ambassadeur redoutait une issue pas prévue par la procédure diplomatique en usage à ce moment précis des relations bilatérales. Le rideau semblait rechercher une immobilité crédible. Mandale aurait bien aimé filmer ça. Et justement

— je rentre pas sans mon ami Mandale ! décrétai-je comme si j’étais en mesure d’imposer le sujet de la conversation.

L’ambassadeur se mordit la langue avant de se mettre à se dandiner comme si j’avais dit le contraire de ce qu’il fallait dire. Il roulait une clope grosse comme son pouce.

— Mandale ne peut pas rentrer… Pas tout de suite… Il rentrera… bientôt…

J’ai pas fait attention que j’étais à poil et je me suis levé, me tortillant la bite comme si je trafiquais une mèche de cheveu en attendant qu’on m’informe. L’ambassadeur recula. Il aimait les enfants, mais pas à ce point. Mais c’était pas ma bite qui m’inspirait en ce moment. Mon cerveau seul agissait en moi. Et il me disait que je pouvais pas abandonner mon ami Mandale dans une pareille étendue de terre sans avenir agricole.

— Pourtant… fit l’ambassadeur.

En même temps il achevait de lécher sa clope, tirant une langue bleue qui témoignait d’un séjour dans le même milieu hostile que celui qui me retenait avec la même rigueur. Et avec la complicité de Myriam, que je découvrais au fur et à mesure que la clope bleuissait. Qu’est-ce que j’allais lire dans les yeux de Nergüi si je la regardais ? L’ambassadeur me proposa son mouchoir.

— Cachez ce sein que je ne saurais voir !

Le mouchoir voleta un moment puis finit par se poser sur ma queue horizontale. Nergüi recula vers la porte et toucha le gardien sans se retourner. Le gardien ne broncha pas. Myriam s’était adossée à une fenêtre et je vis alors le jardin andalou avec son jet d’eau et ses verres disposés en rond sur une mesa camilla dont le brasier rougeoyait.

— Qui sommes-nous ? dis-je à l’ambassadeur.

Il haussa ses faibles épaules. La clope pendait sur son menton et ne fumait pas. Nergüi (ne pas confondre) s’amena sur ces entrefaites. Il était accompagné de deux molosses en minijupe. Leurs bottes emplirent le couloir d’une sinistre résonnance. On venait me chercher.

— C’est l’heure, dit l’ambassadeur d’une voix si morose que je crus qu’il n’appartenait pas au corps diplomatique.

— L’heure de quoi, nom de Dieu !...

— L’heure, répéta-t-il.

Je vis Nergüi s’éloigner. Elle tenait le smart comme un sac à main. Elle eut vite fait de rapetisser. Le couloir était interminable. Et Nergüi se posta dans l’encadrement de la porte, coincé entre ses deux molosses court-vêtus. Elles exhibaient aussi de forts nombrils d’où surgissaient des poils drus comme ceux qui ornent les oreilles des cochons.

— Vous vous y connaissez en cochon ? me demanda l’ambassadeur.

— Plus ou moins… Mon arrière-grand-père…

Mais l’ambassadeur me fit signe qu’il savait déjà. Il fréquentait le même réseau que moi, sauf que lui disposait d’un accès total, ce qui me diminuait aux yeux de mes lecteurs, me rappela-t-il au cas où j’aurais oublié les termes précis de la modération.

— La chaise est prête, dit Nergüi.

— On va vous attacher, dit l’ambassadeur. C’est la procédure.

— On fait rien sans la procédure, dit Nergüi dont le visage avait disparu dans l’ombre que ses deux molosses projetaient sur lui.

Me demandez pas d’où venait la lumière. Je me laissais ficeler. Elles y allaient pas de main morte, mais j’en avais vu d’autres. Ce ne serait pas la première fois, dis-je à l’ambassadeur qui tenait l’épaule de Myriam dans sa petite main où la clope bleuissait encore.

— Vous avez déjà vécu ça ? me demanda-t-il.

— Si je l’ai vécu !

— Agnosie… Notez avant que j’oublie.

La chaise s’ébranla. J’avais en face des yeux le cul immense d’une gardienne des lieux et derrière l’autre guidait la chaise sur le dallage incertain d’un labyrinthe de couloirs compliqué d’ascenseurs et de portiques. Myriam et l’ambassadeur faisait causette pas loin derrière. Il connaissait Paris comme sa poche et elle comme sa culotte. Je me marrais.

Enfin, le miroir sans tain. Il était parfaitement opaque. Nergüi avait disparu, laissant les deux molosses sur le pas de la porte. Et c’est lui que je vis apparaître d’abord. Il avait posé son cul de Mongol à l’angle d’une table qui avait déjà servi si j’en jugeais par les traces de contraintes qu’elle exhibait. Une lampe était accrochée au-dessus d’elle, faiblarde mais jetant alentour une lumière pénétrante comme une brise polaire. Alors seulement entra Mandale, nu jusqu’à la ceinture, le visage tuméfié tellement qu’on pouvait croire à un maquillage destiné à épouvanter les amateurs de gore. On le laissa s’asseoir. S’il avait pas vraiment mal au cul, il le jouait très bien. L’ambassadeur tourna le bouton crasseux d’un potentiomètre. La voix de Nergüi hésita un moment. Mandale, qui devait savoir que je me situais derrière ce qui apparaissait de son côté comme un miroir, me regardait, remuant des lèvres tuméfiées. Une dent penchait. Il bavait pas que de la salive.

— 1, 2, 3, 4, 5, … fffff…

— Allez-y Nergüi, dit l’ambassadeur.

Mandale en prit une en plein dans le pif qui éclata comme un œuf frais.

— Qu’est-ce que vous êtes venus foutre ici ? grogna Nergüi.

Mandale émit un bruit de succion, mais à l’envers. Sa face cogna plusieurs fois le dessus de la table avant de se figer à la verticale. J’en pouvais plus. Je hurlai :

— Pourquoi que vous me frappez pas, moi ?

L’ambassadeur me regarda comme si ma question contenait la réponse, ce qui me réduisit instantanément à l’état du cancre qui n’a jamais entendu parler de ce dont il est question. Sauf que Mandale gémissait et que l’amplificateur, savamment manipulé par l’ambassadeur, crachait encore plus que lui, mais pas sur la table de l’autre côté, dans mes oreilles dilatées par ce que je prenais dans les veines. J’avais jamais subi ce genre de rencontre. Et si j’en savais quelque chose, je l’avais vu à la télé.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir ? demandai-je d’une voix de communiant à l’ambassadeur qui ne cacha pas un petit signe de satisfaction.

— Où est le patron du Rex ?

— Ben Balada ?

— Lui-même.

— Il s’est barré ?

— Comme vous dites.

— Mais on le savait pas, sinon…

— Sinon quoi ?

J’allais finir par recevoir des beignes si je continuais de pas savoir où il était planqué, le Ben Balada. Et comme de juste, je le savais pas. Je venais d’apprendre qu’il l’était et ça m’avait pas donné le temps d’y penser. L’ambassadeur, patient comme l’araignée qui guette sa mouche, me tapota l’épaule pour m’encourager à prendre le temps d’y réfléchir. Tout à mon aise quoi. Pendant que Mandale ne rêvait plus de participer aux Oscars avec un film non monté. Myriam souriait. Je la reconnaissais plus. Ou c’était pas elle ou elle avait changé. J’arrivais pas à me faire à l’idée qu’elle avait toujours été comme ça.

— Comme quoi ? dit l’ambassadeur qui lisait dans mes pensées.

— Faut que j’me souvienne, fis-je en grimaçant parce que je commençais à me dégouter.

— C’est pas une question de souvenir, dit l’ambassadeur. Vous savez ce qu’on veut savoir, c’est tout.

— Mais si je sais pas ce que je sais… ?

— Ça vous reviendra d’une manière ou d’une autre.

L’art et la manière. Ou : l’art et la mort. J’avais déjà lu ça quelque part. Et ça m’avait pas fait autant souffrir. Preuve qu’il y a loin entre le texte et la réalité, même si c’est pas une fiction. Mais qui me racontait des histoires ? Myriam ? La France (l’ambassadeur) ? Mandale ? Bat Bat ? Nergüi ? Nergüi ? Et quelques autres que j’oublie pas mais je veux faire de tort à personne. Pas pour le moment du moins. Peut-être que ça viendra. On sait jamais avec le temps. La chaise se mit à valser.

— C’est rien, dit l’ambassadeur pour me rassurer. Un défaut de conception. Elle a servi contre les Blade Runners.

— Vous étiez contre les Blade Runners ?

— Nous étions contre, en effet.

— Moi j’étais pour.

Je posais à l’ennemi maintenant. Aucun sens de l’opportunité, comme dirait Myriam. Il fallait bien qu’à un moment ou à un autre on me ramène dans la chambre où j’avais la possibilité de penser à tout ça sans être obligé de voir souffrir Mandale. J’avais plus qu’à prendre mon mal en patience. Pendant ce temps, Mandale perdait du sang et sa capacité de résistance faiblissait. Il pouvait pas en être autrement. Sinon j’avais rien appris de l’existence. C’est pas que je voulais apprendre, mais on me forçait à apprendre, et j’apprenais. Rare sont ceux qui veulent apprendre et qui n’apprennent rien. On finit tous dans le même sac. Et on n’a pas toujours un Faria sous la main.

— Vous voulez rentrer ? me dit soudainement l’ambassadeur.

— Myriam pourra rester cette nuit ?

— C’est à elle qu’il faut le demander.

Mais j’y demandais rien. Elle poussa la chaise comme si les deux molosses étaient fatigués. Pas de Nergüi à l’horizon. La nuit tombait. Dire que j’avais eu l’occasion d’appuyer sur le bouton ! Ça me démangeait encore. Mais l’ambassadeur m’avait conseillé de plus y penser. J’avais un avenir devant moi et ni Mandale ni mon arrière-grand-père y étaient. Comment qu’il savait ça il le disait pas. Mais il le savait. La bagnole diplomatique nous déposa devant l’hôtel Rosa de Lima. Myriam emprunta immédiatement l’allée qui menait aux annexes psychiatriques. Nous étions attendus. Deux sbires en blancs soulevèrent la chaise pour me porter jusque dans la terrasse où Mandale était en train de préparer les cocktails. Il avait pas assez souffert. En plus il avait la chance de cicatriser vite. Il me montra l’endroit d’une cicatrice de l’enfance. Elle avait disparu après des années de présence têtue. Heureusement, elle se situait à un endroit qu’il faut se regarder dans un miroir pour le voir. On a ri. Il était bien le seul à avoir pratiqué cette contorsion en l’absence de miroir.

— On y retourne demain, me dit-il comme si aucun sentiment l’affectait au moment de le dire à quelqu’un qui s’affecte pour un oui pour un non.

— Demain ? ânonnai-je. Ils nous laissent pas le temps.

— Drôle de vacances ! fit Myriam et elle avala d’un trait son Gibson, avec le petit oignon qu’elle n’eut pas le temps de mâchouiller pour en tirer ce petit plaisir qui restera pour moi et à jamais un mystère ontologique de premier plan, croyez-moi.

 

Le masque

Le trou était gigantesque. On voyait encore l’entrée du boyau. La terre était seulement propre. On y distinguait des galets et un filet d’eau circulait sur ce lit, s’enfonçant finalement comme une épée dans le fond du trou. Ici et là on pouvait deviner des traces de pas mais on eût dit qu’on s’était appliqué à en effacer les errances. Des pommiers déchirés se dressaient encore mais à une distance infinie du trou, il ne franchit pas ce territoire. Il savait que les Chinois l’avaient passé au peigne fin. Il ne trouverait rien. Il emporterait un peu de terre. Il fallait descendre dans le trou pour y cueillir des galets. Il craignit de s’abandonner à ce cri qui menaçait son existence depuis qu’il avait la certitude que son fils n’était plus de ce monde. Il n'en restait plus rien, sauf peut-être ce cristal que le soldat en question appelait une motte de terre.

 

Pourquoi ce besoin de relique alors que l’existence du carnet était porteuse d’une réalité dont personne ne pouvait douter ?

Il y avait dix autres carnets du même genre dans la chambre où il n’avait pas réussi à épouser les rêves d’enfant. Mais il avait finalement répondu à l’appel du devoir. Il y eut une dispute qui aurait mal tourné si la mère ne s’en était mêlée. Il ne se souvenait que très imparfaitement de ce moment de vertige, il avait même oublié par quoi elle avait commencé et qui des deux avait fait preuve de violence. Ils s’en étaient tenus à des violences verbales. Puis la mère avait giflé le fils et il s’en était allé dans la nuit pour se saouler.

— Reviens ! avait-elle crié sur le perron.

Mais il ne l’avait pas écoutée. Il n’écoutait jamais personne. Il aimait Béatrice pour des raisons si claires qu’il pouvait les exprimer. C’était terrifiant, cette clarté. Il avait acquis le pouvoir de détruire les reflets sans toucher à l’intégrité des miroirs. Il avait inventé cette expression. À l’époque (il y avait combien ? deux ans ? trois peut-être), l’humanité nouvelle, celle qui allait durer mille ans, avait pris forme à la grande satisfaction de ses créatures et de leurs suiveurs, tandis qu’une partie infime mais peut-être non négligeable de ce monde nouveau se plaignait à la place des oubliés qu’on pouvait soit réduire à l’esclavage soit destiner à l’expérimentation.

— Mon fils est fou ! s’était écrié la crevure.

Les enjeux étaient grandioses. On attendait la guerre.

— La guerre est bonne, avait dit la crevure à son fils, parce que nous avons raison.

Et ce pauvre diable s’égosillait pour démontrer que son père était un monstre parmi les monstres. Béatrice cueillait des fleurs dans le pré. Elle était belle. On la reconnaissait, cette beauté ! le fils s’était battu et elle avait aimé ça. Elle le gratifiait de baisers qui l’étourdissaient au point qu’il en oubliait de vivre avec les autres. Il était tombé sous le charme. L’expression était de lui. Il plaisantait. Il avait toujours été rieur et enclin à cet étalage de science. Il leur montrait les feuilles primordiales. Cette obscénité les choquait mais ils se taisaient. Seule Béatrice continuait de l’interroger, comme si la parenté des charmes et des hêtres avait quelque importance dont il détenait le secret, en ce cas il ne leur devait rien, tandis qu’il héritait la maison et les terres, et l’appartement de Toulouse qui était loué à un avocat. Béatrice le savait. Elle ne pouvait pas ignorer qu’une partie du capital fleurissait au Maroc. Elle connaissait même le nom de la banque. Elle lui avait dit : je ne veux pas que tu sois botaniste si cela doit t’éloigner de moi et en suivant elle lui demandait où ils allaient vivre et il ne répondait pas. Le père n’aimait pas ces jeux. Il rentrait en permission une fois par mois et passait l’essentiel de l’été chez lui, entre regain et moisson, on curait le puits, il était exempté de corvée sur les routes mais prêtait main forte aux ingénieurs qui traçaient dans les pentes le trajet de l’électricité et de l’eau courante. C’était un bon sujet de conversation. À la place de l’ampoule qui pendrait un jour à la poutre au-dessus de la table, il accrocha un flacon et décrivit le halo de lumière. Il en était témoin tous les jours au quartier. On pouvait le croire.

— Qui paiera ? avait seulement demandé le fils qui revenait de l’université.

On le croyait aussi, mais on ne lui demandait pas de répondre à la question parce qu’alors il devenait bavard et tellement critique qu’on s’efforçait de ne plus l’écouter en parlant d’autre chose. Béatrice n’entrait pas dans la maison. Elle le hélait dans la cour et il quittait la table s’ils étaient en train de manger ou bien il sautait du lit ou sortait de l’appentis, et elle rougissait parce qu’il ne boutonnait pas sa chemise. Elle apportait des fruits. Il vidait le panier sur le rebord de la fenêtre de la cuisine. Le père, en uniforme, les observait depuis la tonnelle où il passait la plupart de son temps si les ingénieurs n’apparaissaient pas à l’adret de l’autre côté de la vallée. Le temps était toujours incertain. Il regardait les nuages sans les comprendre. Il n’avait jamais prêté l’oreille aux fausses sciences encore en usage malgré ce que lui savait. On le taquinait. Il buvait trop et ses dents étaient gâchées par l’abus de tabac. Il aimait les femmes pourvu qu’elles respectassent son bonheur sans chercher à y trouver leur épingle du jeu. L’expression était de lui. Il ne la destinait pas à sa famille. Sa femme était peut-être laide. En elle, le désir était mort ou emprisonné. Il n’était ni magicien ni héros. Elle le regrettait peut-être. Elle n’en parlait pas. Elle dormait nue quand il était à la maison. Elle ne se donnait pas. Elle était douce et même attentive. Elle le tenait à distance. Son impudeur n’était qu’un déguisement. Il n’était pas dupe. Il profitait de ces moments de tranquillité pour penser à autre chose et il buvait. Il buvait moins au quartier. Cette vigilance constante l’épuisait. Il prenait les femmes avec une certaine dose de violence qu’elles ne craignaient plus. La vue de son sexe dressé la ravissait. La femme était soumise et savante. Ces corps le fascinaient. Il y retrouvait un peu les saveurs de l’enfance, au moment où le rêve commença il pouvait avoir trois ou quatre ans et il ne se souvenait de rien d’autre, des femmes nues qui lui voulaient du bien, exactement comme les deux filles de ferme que son propre père s’envoyait dans l’écurie, niant les faits après les avoir sciemment provoqués, et sa mère exaspérée avait trouvé le temps d’étudier le fonctionnement du fusil de chasse. Elle avait tiré à une distance respectable et les plombs avaient entièrement creusé le ventre, c’était un coup fameux qui l’avait rendue célèbre et puis sa tête était tombée puisque c’était ce que tout le monde souhaitait, il y eut même quelqu’un pour lui dire qu’il avait de la chance d’être admis au prytanée. Il y avait souffert à cause des infidélités de son corps et de son peu de disposition pour les mathématiques difficilement applicables aux exercices dont il comprenait mieux la nécessité. Il était conscient de tourner en rond au bas de l’échelle. Il réussit cependant à gravir un barreau et il s’y accrocha avec la ferme intention de s’en tenir à cette réussite inespérée. Son frère aîné participa à la conquête de l’Afrique centrale. On le confina dans les caves d’un garage où il veillait toutes les nuits, déambulant entre les pots de graisse et des bipieds qui ne trouvèrent jamais aucun usage. Il était amer et jaloux depuis le début. Il étudiait peu et calculait beaucoup. Ses résultats souffrirent d’abord de beaucoup trop d’approximation. Puis il trouva, par hasard et comme conséquence de son assiduité, quelques règles utiles dans la compréhension des comportements humains, qu’il limitait à l’homme, ou précisément à l’homme devenu soldat, comme cela lui était déjà arrivé, sous l’influence des autres. Il connaissait moins la femme et son enfant. Il avait une vague idée d’un idéal où elle était maîtresse, mais que maîtrisait-elle au-delà de cette beauté dont son frère prétendait sérieusement qu’elle était noire ? Conversation qui le laissait perplexe et nu face à la réalité où la femme ne pouvait pas être à la fois putain de classe et bonne ménagère, mais seulement l’une ou l’autre, la putain pouvant devenir finalement une bonne maîtresse de maison, réciproque qui ne s’appliquait pas, à sa connaissance, aux femmes dignes d’être épousées. Il méditait souvent sur le sujet. Il connut un homme au cours d’une beuverie, ou se fit connaître par lui, il haïssait ce souvenir inachevé et s’efforçait de ne plus y penser, mais c’était difficile, parce que le plaisir avait été grand, oui, grand, restons-en à cette appréciation, n’ajoutons rien à la mesure, il était persuadé de parvenir à ce demi-oubli, et de ne jamais donner un sens à ce qui n’en avait peut-être pas. Son frère lui parlait des géantes rencontrées dans le champ qu’elles binaient, nues et rieuses, mais il ne disait rien du plaisir ni du sens à donner à cette aventure tremblante qui est forcément celle de l’esprit. Puis le frère revint définitivement, il montra le reçu de la pension que l’armée lui accordait suite à une action courageuse (le rapport ne disait pas héroïque et c’était terrible à entendre) où il avait été grièvement blessé, la mutilation eut lieu sur le bateau après des jours de fièvre et de délire, et il se sentit tout de suite mieux, on le porta sur le pont et une espèce de bonheur, immense et presque désagréable à force de tranquillité, s’installa pour toujours dans ce qui restait de son corps. À Marseille, il avait pleuré sur le quai. Il était couché et sanglé sur un brancard. Tous les brancards étaient alignés et tournés vers la mer. Il ne voyait pas les trois rangs d’estropiés qui attendaient eux aussi, parfaitement alignés et dociles, le regard perdu dans l’horizon qui avançait avec la brume d’un petit matin étrangement doux. Cette douceur l’angoissa.

— Tu ne travailleras plus jamais, lui avait dit le chirurgien.

C’était une chance, au fond. Il n’aurait pas aimé travailler avec les autres après une telle aventure. Il regrettait seulement les femmes noires et précises qu’il ne reverrait plus jamais. Les filles de son village étaient rondes, trapues, pressées et elles avaient mauvaise langue et bonne réputation, sauf deux ou trois qu’on finirait par condamner à l’exil ou au bordel. Il revit la maison au moment où le bonheur commençait à donner des signes d’irréalité. Dans la voiture qui le ramenait chez lui, il se dit que le mieux était de se raisonner, il n’avait plus de souci à se faire pour continuer d’exister, mais l’idée de passer le reste de son existence dans cette maison où il avait rêvé une aventure interminable, était difficilement acceptable, et il se promettait maintenant d’y mettre fin à temps, pas aujourd’hui, ni demain, le moment serait clair, il comptait sur cette clarté, il n’y avait pas d’autre raison, si c’était la raison, cette réduction lente au néant. Il revoyait l’enfant et ses lectures au coin du feu. La voiture cahotait sur le chemin. Le cocher lui faisait la conversation. La voiture n’avait jamais servi d’ambulance, c’était la première fois et sans doute pas la dernière, deux autres pays avaient pris le même chemin et ils n’étaient pas encore revenus. Sinon la voiture faisait office de corbillard. Il ne transportait plus ni bois ni pierres depuis qu’on avait arrêté de construire dans la vallée.

— C’est vrai, dit le soldat, je ne construirais pas ma maison, à quoi bon ?

Il était triste et désespéré maintenant. Il vit son frère assis tout nu sur le perron de la maison. C’était un bel enfant. L’eau du bain dégoulinait sur les marches. L’enfant vit la voiture sur le chemin. Cette fois, elle n’était pas décorée et le cocher ne portait pas de chapeau. Il n’avait pas de gants non plus et ses souliers ne brillaient pas. La voiture allait plus vite aussi. C’était peut-être le premier souvenir d’enfance. Son cœur avait commencé à battre la chamade comme chaque fois qu’une question urgente, informulée et terrible, était en attente d’une réponse. Cette fois, la voiture pouvait être un taxi. Les taxis transportaient des visiteurs. L’enfant se leva et rentra dans la cuisine. Sa mère le ramena au soleil. Sur les marches, l’eau continuait de ruisseler, elle avait enfin formé une flaque dans le gravier et elle disparaissait doucement sous l’action de la terre et non pas du soleil comme le lui avait expliqué son père.

— Mon Dieu ! dit sa mère en voyant la voiture.

Et elle dit à l’enfant : rentre, mais elle ne le touchait pas, il sentit qu’elle ne désirait plus sa présence et il se réfugia derrière la porte, se promettant de ne pas regarder puisque c’était ce que souhaitait sa mère, pourtant ce n’était pas un mort qui était dans la voiture, la voiture avait déjà transporté deux morts et deux fois elle était apparue en corbillard et on avait appelé le cocher croquemort, d’où venait ces deux mots qui hantaient sa mémoire comme s’ils ne voulaient pas y demeurer pour toujours avec les autres mots que l’existence, une existence étrangement lente et ressassée, n’orthographiait pas encore ? Le cocher gravit les marches du perron. L’enfant voyait la robe de sa mère. Ils parlaient. Ils n’en finissaient pas. Puis ils entrèrent dans la cuisine.

— Qui es-tu ? dit le cocher à l’enfant.

C’était bien le croquemort. Et ce n’était pas le corbillard.

— Il ne parle pas bien, dit la mère.

Le cocher grimaça. Il avait besoin de cracher. La chique déformait sa joue.

— Pas facile de leur apprendre les bonnes manières, dit-il.

La mère ne dit rien elle dit : il ne manquait plus que et elle dit ce qui manquait comment s’en souvenir ? Elle montra l’escalier au cocher. Il grogna. Il n’y arriverait pas tout seul. Il n’avait pas pensé à cette difficulté sinon il aurait amené de l’aide. D’ordinaire il y a une chambre aménagée pour eux au rez-de-chaussée mais le cellier était toujours un cellier il a sa chambre là-haut conclut la mère. Le cocher n’était pas homme à discuter avec une femme surtout de ce qui ne la regardait pas. En passant, il caressa la tête bouclée de l’enfant.

— S’rais-tu assez fort, toi ?

L’enfant se prenait pour une fille à l’époque.

— Ah bon ? dit le cocher.

Il était pressé maintenant. La mère devenait bavarde. Il n’aimait pas les confidences, mais mises bout à bout, comme ça, sans intention de tout dire, ça pouvait donner une sacrément bonne idée de l’idée qu’il avait de l’humanité en tant que, tour à tour, transporteur, taxi, ambulancier et même croquemort. Il n’était pas croquemort, mais les gens croyaient dur comme fer qu’il n’y avait pas d’autres mots pour l’associer au corbillard.

— Vous n’avez pas de chaise roulante ? demanda-t-il.

La femme fit non de la tête.

— Il est sur un brancard, dit l’homme, on le couchera dans sa chambre, j’suppose qu’il a un lit, dit-il pour plaisanter la femme.

Elle ne riait jamais. Il se racla la gorge. Elle n’avait rien non plus à lui offrir.

— C’est triste, dit-il à l’enfant.

Il descendit l’allée jusqu’à l’ambulance. Le cheval broutait les fleurs. Il le caressa en passant.

— Faut aimer les chevaux, entendit l’enfant.

Il parlait peut-être au frère qui était couché dans l’ambulance dont la portière était ouverte. Il fit signe à l’enfant de le rejoindre. La femme retint l’enfant par la main.

— Qu’il se débrouille ! fit-elle.

On le vit extraire la chose du corps de l’ambulance. C’était une chose longue et étroite qui se plia dans l’herbe. Elle était assise et les regardait. De loin, il était difficile de se faire une idée des sentiments qui l’animaient maintenant qu’il était arrivé au bout de sa route d’homme. Il portait peut-être un masque.

 

Minuit dix-huit

Nuit mongole. Tralala. Traversons ensemble. Il est. Heures. Des girouettes en pointe. Cache-reliques. Ne pas sortir la nuit. Savoir que dehors. Lit devant un verre. Journal du matin. Si vous aimez. J’attendais. Au mur des images de notre temps. Odeur de ce cuir vernis. Rouge. Derrière sa vitre bleu océan, une secrétaire répondait au téléphone, enfilant le casque puis le suspendant (négligemment) au crochet trois dimensions d’un paysage bucolique. Que chercher. Gens au métro mou. Sur les quais l’enfant court. Après quoi. Dégueulasse. Étale la crasse et ils arrivent. Idem avec la beauté. Convenue. Municipales exécutions du vrai. Elle feuilletait. Nergüi pas tarder arriver. Vous attendre. Une heure. Café mongol à la clé. Arabica-Venise. Pourquoi êtes-vous venu seul ? Nous attendions votre. Pas levée. Du lit. Hôtel Rosa de Lima bien. Étoiles. Tant que vous voulez. Trois dix cent. Oublié ce rêve. Et pourtant j’y étais. Vous voyez la nuit. Vous savez que. Mais ce soleil. Question. Mon éditeur me demande de trouver un nom-mot pour remplacer Mongolie. Mais la vérité. Question. Dans l’urinoir les mathématiques engendrées par la bonde. Ni slurp ni suck. Personne pour me vendre quelq. Où allez-v. Odeur agréable. Les vasistas 45 degrés. Circulation sans code. Au passage clout. Évite un deux-roues. Cris mongols. Toi con. Toi pas recom. Et la façade présentait ses portes. Un garde en uniforme en reflet de lun. Tapis orient baise coca. Notre monde. Venez chez moi. Plutôt. Qui êt. Immensité. Transsibérien maquette. Le type en attendant pousse une loco. Enfant. Une heure. J’attendais. Nergüi prospectus jambes courtes cuisses nues. Un chapeau imitation Courrèg. Hendaye. Topo. Traverse Amour. Enfant-radeau. Bonjour. Veuillez vous ass. Attend. Une h. Prospectus rendez-vous. Et ainsi de sui.

— Je suis en retard !

Drôle de beauté. Doit mal vieillir. Connu mieux en Andalousie. Vous fumez ?

— Entrez, monsieur Sarabande… ou devrais-je dire : sir Ben Balada… ?

Comme je vis bien ici. On me traite avec. Le prospectus dit.

— Photos prises à Paris, dit-elle en ajustant son fauteuil. Le Carrousel. Vous reconnaissez… ?

— Tu parles si je reconnais ! Mon père…

— Je vois que vous avez découpé le bon… Franchise postale. Ne vous gênez pas. Servez-vous. Moi aussi j’ai des enfants.

— Mais je n’en ai pas… Myriam et moi…

— Qui est Mandale ?

On entendait les glissements des têtes de lecture. 30.000 tours minutes. Une douceur vous pouvez pas savoir. La technologie s’achète. Échangeons minerai contre circuits. 0+1. 1+0. Vous voyez la croix… ?

— Je pensais pas que c’était si loin…

— Sinon… ?

— Faut que j’en parle à Myr…

— C’est quel numéro… ?

Compose d’un doigt agile. Vernis bicolore jaune/vert. Yeux gris. La langue apparaît de temps en temps.

— Oui… Passez moi la chambre 1006… Sarabande oui… Allô ? / Vous venir ? Taxi pas cher. Visa. Non ! Visa. Oui. Visa. Dix minutes. Nous attendre.

Qu’est-ce qu’on fait pendant ce temps ? Mandale veut pas monter. On monte pas. Les séquences l’une après l’autre. Fenêtres sur l’Oulan-Bator XXIe siècle. Nous. Vous. QI mensa. Oui, oui ! Oh dix minutes pas plus. Hôtel Rosa de Lima. Pedro Phile grand ami. Moi travailler avec lui enfant. Avec voyage à Séville compris. Doñana. Chevaux. Baise après gelateria romana. Souvenirs. Ça va vite. Trop vite. Enfance puis : voilà. Elle avançait un décolleté ambitieux. À son poignet Google. Écran noir. Pas un signe de vie cyber. Le bracelet pur cuir de croco séminole portait des traces d’usure. Attendons.

— On me dit que votre épouse vient d’arriver. Je descends l’accueillir.

Adore sans doute accueillir. Ne ferme pas la porte derrière elle. Ses talons écrasent en silence le tapis aux scènes cynégétiques façon mollah. De loin et sans me voir, par-dessus la secrétaire qui pivote, me dit qu’elle « prend l’ascenseur ». Au mur les moments importants : Ed Wood, Florence Foster, Pedro Phile en ambassadeur, les cavaliers de l’apo. Ça rutile or partout. Aux encadrements, poignées, espagnolettes, meneaux. Odeur de cuir. Mouton bouilli. Mangeait aussi des glaces. Häagen-Dazs. Figurante Disney. Ne vous gênez pas.

— Voici le couple au complet !

Curieuse façon d’annoncer l’entrée en scène de Myriam qui a les yeux bouffis. Nergüi ne perd pas de temps et :

— Monsieur souhaite utiliser notre savoir mongol en matière de voyage dans le temps. Nous pouvons satisfaire ce désir mais pas sans votre consentement, madame…

— Pourquoi je consentirais ?

— Dites-le-moi…

— J’étais en vacances, figurez-vous… MIAT Mongolian Airlines… Cuisine… Vodka… Vous avez déjà traversé cette frontière… ? Russie. Chine. Nous avons survolé le lac Baïkal.

— Moi connaître.

— Là-haut je me posais la question…

— Mais quelle question, nom de Dieu !

— Certainement pas celle que tu te poses.

Nergüi examina ses ongles puis, nonchalamment, y déposa une goutte de vernis jaune pompon. Puis revissa le bouchon et il rejoignit un tiroir qu’elle referma lentement. Elle souriait.

— Vous plus faire scandale dans hôtel, compris ?

C’était clair. Mais j’étais pas venu pour ça. Mon arrière-grand-père…

— Pierre, non… ? dit-elle en feuilletant le dossier.

— Je suis en train d’écrire un livre…

— Un roman ?

— On n’écrit plus de roman au XXIe siècle.

— Chinagiin Galsan écrire romans !

— Chinagiin Galsan XXe ! Vous ne répondez pas à ma demande. Le prospectus…

— Oui, le prospectus de l’Agence… commente Myriam.

Justement je l’ai amené pour appuyer mes dires. Nergüi sourit :

— Mais vous n’avez pas payé…

— Il était question que je paie ici…

— Avant ou après ?

— À votre convenance.

— Convenance gros mot ?

Elle badinait, bien sûr. J’avais une sale gueule à cause de ce que vous savez. La nuit. Ces nuits, car il y en eut plusieurs. Et alors nous détaillâmes l’offre. Un siècle à franchir. Nous franchir plus. Si vous voulez. Ouais mais moi pas vouloir prendre un verre avec Gengis. Moi allez et venir 14-18. À l’époque le citoyen français a la guerre en tête. Nous pas guerre. Mongols non plus pas guerre. À dada les Mongols du XXIe siècle !

— Vous raison ! Vous raison ! Ho la la !

Mais d’abord faut payer. Myriam a fait les comptes et le résultat de ses calculs forcément exacts c’est que ça va raccourcir les vacances et elle a pas envie de revoir Paris avant d’avoir pris une cuite mongole avec des Mongols et en Mongolie. Pas ailleurs. Et pas dans une buvette. Cuite étoilée. Oulan-Bator/Moscou en une seconde, promet Nergüi. Humour mongol. Ils ont la même mais dans le sens chinois. Myriam exige une compensation. Et celle-ci doit venir de moi. L’ambassadeur n’a rien trouvé dans les possibilités de subvention. « Si votre époux donne le peu de fric qu’il a pas gagné à une entreprise aussi fantaisiste pour ne pas dire concussionnaire que l’Agence Tout N’est qu’Histoire (en cyrillique) ça va se terminer que je veux bien coucher avec vous pour financer votre voyage de retour aux pénates parigotes que vous fuyez depuis que la Mongolie figure à l’Index » / Myriam répète mot pour mot ce dialogue tenu dans un couloir de l’ambassade entre un vase Ming et un symbole maoïste.

— Combien c’est si on marchande ? dit-elle en sortant son mouchoir.

— Combien vous avez… ?

— Dites plutôt combien que je suis prête à mettre dans cette connerie ! Un enfant de 14-18 ! Que je me souviens pas d’en avoir fleuri ! Faut que je recompte !

Nergüi montre un signe d’impatience, mais si elle veut expérimenter mon savoir 14-18 par devant et par derrière, elle va devoir marchander. Avec une Parisienne ! Elle rêve ! Et moi donc, m’échinant jour après jour sur le manuscrit encre Pelikan violette réséda. Et des jours c’est peu dire. J’y pense depuis des années et les années, vous le savez, ça finit par faire toujours. Et toujours c’est pas pour si longtemps que ça ! Nergüi tournicote le prospectus écrit en langue de Molière. Si elle connaît Molière, elle sait pas grand-chose sur sa langue que si c’était la mienne je le saurais. Myriam dit un chiffre, et à mon avis c’est pas par hasard.

— Mais ça fait la moitié ! s’écrie Nergüi.

— C’est sa part. Fifty/fifty.

— Avec ça, conasse, je vais me retrouver en 39-45. À une époque que j’ai personne d’écrit sur le monument aux morts. Et puis c’est pas les mêmes Français, ceux de 14-18 et ceux de 39-45 ! Du coup on se demanderait ce que je veux dire en me mettant en scène dans la peau d’un personnage du XXIe siècle. Tu veux tout foutre en l’air, oui !

Ah ma vie existentielle ! Envie de meurtre sans préméditation. Nergüi s’allume une étincelle dans chacun de ses beaux yeux gris shakespeariens. Ça lui déplairait pas. Elle me sait assez fou pour retourner dans la nuit mongole. Elle en sait autant que vous sur le sujet. Mais Myriam n’en sait pas la moitié. Et c’est cette moitié qu’elle me chicane.

— Vodka ? dit Nergüi qui lève son petit cul carré et ouvre en suivant les portes blindées d’un bar américain avec juke-box intégré Facebook.

Pas le temps de s’opposer à cette proposition que je dois le dire j’attendais sans m’en illusionner. Les verres tintent l’un contre l’autre sur le plateau bleu Mojácar. L’œil déjà vague de Myriam clignote pendant que l’autre n’y croit pas encore mais ça va pas tarder.

— Si vous commencez… dit-elle une seconde avant le cul sec.

On s’est mis d’accord pour la moitié. L’ambulance est venue chercher Myriam pour la ramener à l’hôtel sans assistance diplomatique. J’étais à poil dans un petit salon que les miroirs s’évertuaient à rapprocher de l’infini. À ma disposition un jouet-vibration-interne-externe alimentation solaire sans journalistes. Je pressai un bouton en forme de cœur. Rose. De Lima. Dans le lac trempette dorée. Nergüi me dit patiente mon chou frenchy cul pas sec prendre le temps comme dans un film porno novela sans dialogues et l’affiche montrait le transsibérien en perspective cavalière. Aux vitres la vitesse des visages emportés par goulag-pas-bon-pour-la-santé. Qu’est-ce que vous foutez à poil chez moi ? J’imagine. Mais je ne sais pas ce que j’y fous ! J’y suis, monsieur. Et j’y r. Le rideau se lève et le bison que j’avais vu en rêve trottine vers sa vodka. C’est quoi comme style, chérie mongole ?

— C’est pas du style, dit-elle arrachant des coussins à leurs propriétaires. On s’en fout du style. Ici yourte 5 étoiles. Avec technologie Google et université Far-West. Le jour viendra où nous ne serons plus que deux. Tu verras…

— Moi voir jolie mongole nue avec mode d’emploi en latin de cuisine chinoise !

La porte donnait sur un ascenseur. Rien à l’intérieur, que nous on a des liftiers pour avoir des nouvelles du monde. Là, rien. La porte coulisse, autre porte descend et cache la première puis troisième en iris comme dans Andromeda.

— Mandale pas comprendre art du montage.

J’arrive pas à sentir, dans ma chair, si on monte ou si le contraire ou translation.

— Vous vomir ?

Des fois on vous demande pas votre avis et on vous transporte en république via l’humanisme XXe et l’universalisme début XXIe et l’enfance papagena tire la chevillette. À mon avis, on reculait à l’oblique, mais je me tus, de crainte de froisser la fierté de ce peuple ancien qui a connu le monde avant de ne plus en savoir assez pour comprendre comment fonctionne une gafa. Elle m’offrit un chocolat doré à l’or fin kazakhe. Elle connaissait Paris comme si elle y était née. Mais je continue de préférer les Russes-porno-internet.

— Nous arrivons. Mongolie grande. Encore plus grande sous terre.

— On est sous terre à cette heure !

— Comme mineurs, pas morts.

Des fois qu’on traverse un charnier japonais elle m’équipa d’un tuba.

— Comme ça vous pas fumer. Pas bon fumer ! Santé pour baiser. Sinon devant la porte avec chaise sous le cul et personne à qui raconter sa vie.

Comme elle avait raison ! J’avais connu ça côté paternel. La boutique aux portes closes et devant l’ancienne vitrine les soirs d’été ô chaises traînées derrière soi. Elle m’écouta jusqu’au bout. Le test du tuba à la prochaine étape. Mais je vous en fais grâce.

— Nous voici, dit-elle.

Ce qui en mongol veut dire qu’on y est et qu’on est pas prêt d’avoir envie de rentrer à la maison. Le métal était encore en fusion. Les professeurs examinaient des patients ou des cobayes selon l’origine sociale. Que des injections, rien dans le cul à part la flûte de Bosch. Elle en joua et le type patienta. Voici le taxi. Pneus russes bon marché.

— On peut s’arrêter pour souffler si vous êtes fatigué, sir Ben…

— C’est la vie qui me fatigue, pas la maladie.

— Maladie d’amour ?

— Je sais pas chanter.

Elle savait, elle. Téton-bouton-submit. Si je chie je vais en enf. Tais-toi. Les plagiaires sont de retour. Le soldat inconnu avait fait la malle. Et la dépouille de Napoléon n’était pas la dépouille de Napoléon. Rien que des idées anglaises. Et on se croit français. Si j’avais su, je serais né italien. Avec mon Paso sur la queue et mon Mora sous les fesses. Mais le vent a tourné et ce con à qui je dois l’existence en girouette indiqua le Nord et j’ai bu l’or de la rosée. J’ai tout lu.

Elle s’immobilise devant un miroir qui est en fait la lentille frontale d’un objectif à focale variable selon la profondeur des sentiments patriotiques. Elle s’étonne parce que l’écran indique qu’il y a des traîtres dans ma famille biologique.

— Ça vous étonne, vous ? dit-elle sans rire.

— J’ai attendu toute ma vie ce moment définitif. Et pas qu’en lisant Proust. Me dites pas que l’ordinateur central est en train de questionner la zone fatidique !

— Vous vous faites du souci pour rien. Du moment que vous avez payé…

— À sec que je suis !

— Votre place est réservée dans un prochain vol.

— Prochain… ?

— Je peux pas vous dire quand. Je vous le dirais si je savais. Mais je sais pas.

— Pas payée pour ça, hein ?

— Moi payée-cul-aller-retour.

— Comme au chômedu !

Je montre jamais mais c’est pas l’envie qui me manque. Je me retiens. J’ai trop vomi au bastingage. Et la mer me tendait ses tentacules. J’aurais pu faire marin-pêcheur.

— Et voilà !

La porte-miroir coulisse prépuce. L’intérieur est rouge parce que le rouge ça repose les yeux, dit une affiche jaune noire caractères latin iso. J’hésite. Une fois franchie cette limite, on revient, mais pas le même.

— Comment que vous voulez revenir, sir Ben Balada ?

— Pas le même !

— Vous déjà pas le même. Entrons.

Ça n’arrête pas de coulisser, genre Dune. Si ça continue de coulisser à ce rythme, je vais plus rien comprendre et j’irai bouffer mes popcorns dans la rue avec ceux qui sont pas faits pour comprendre l’avenir au présent. Mais ils vous obligent à venir dans le futur alors que vous êtes dans le présent et pas complètement sorti du passé. Comme ça que j’explique ce désir que j’ai eu quand j’ai vu le prospectus chez l’atalante de service ce jour-là. Et c’est pas que l’angoisse qui a dicté mon comportement consumériste. On peut pas tout expliquer via l’angoisse, aussi noire soit-elle bataille-artaud.

— Par ici, dit Nergüi. C’est par ici que ça se passe. Enfin… si vous voulez rien rater…

— Que j’ai payé pour ça ! Manquerait plus que je rate le train alors que je suis sur le quai en train d’hésiter entre le jambon-beurre et la barre chocolatée. Je suis plus un enfant !

— Mais c’est un enfant qui traverse cette maudite guerre totale qui n’a de mondiale que le nom !

— Pierrot mon arrière-papy… J’avais sa photo punaisée. Un gosse en costard du dimanche. Il ratait rien de ce qui se passait. Mais je sais pas s’il a pris des notes. Ça m’aiderait bien… Vous le savez, vous ?

— Faut lui demander.

— C’est le même prix si on parle… ?

— Vous faites ce que vous voulez puisque vous avez payé d’avance. Même vous battre pour la république universelle nationale et humainement possible. Façon XXIe siècle. Visitez un peu l’expo pour les explications. Ya rien d’interdit tellement on s’en fout ce qui peut vous arriver. À partir de maintenant, vous êtes seul.

— Et mon arrière-papy, comment qu’il est… ?

— Seul. Moi aussi je suis seule. Sauf si bite à proximité. Femme jamais seule si bite possible. Mais homme…

— Vous me rassurez pas…

— Je suis une femme, sir Ben, pas une explication. Myriam n’explique rien non plus.

Sur ce, elle s’éclipse. Un bras grinçant métallique m’injecte sa substance motrice (ainsi qu’expliqué dans le mode d’emploi des lieux) dans le méat que j’ai dilaté à la place de mes pupilles. Voilà comment ils vous transforment la prostate en idéal rétinien Fra Angelico. Prêt pour le voyage à Verdun.

 

Nudrev : d’un saut de puce : Baïkal. Mandale montait. J’osais pas m’approcher. Au mur la coupe d’un V2. Blaise. Si c’est ça la techn. Mandale active la colleuse automatique. Deux bras métal poussif aux doigts imités Anne Baxter. Personne pour me dire m. Un animal en os de baleine Melville. La lame du couteau Bo. Quand tu avances dans l’inconnu ton cerveau s’en prend aux rétines. Tu vois des. Province mongole au-dessus avec palais de feuilles mortes. Tu vois ce que je veux dire. Tu dis ce que je vois. Et ainsi pendant des jours. Interminable année première. Nous nous sommes mariés à. Sur la route veteranos. Le métal coulait dans la rigole jusqu’aux moules alignés. Mandale se retourna. Yeux creux. Pas dormi depuis des jours. Il a jamais monté. Alors comment voulez-vous. Moi j’appelle ça tort. Il n’ouvrit pas la bouche alors que ses yeux brillaient liquides. Une voix :

— Vous pouvez encore revenir, sir.

Rien pour signaler le point de non r. Des copeaux d’alu bleus sous les semelles. Nu mais chaussé. À cause des copeaux. La bite frémissante fusion.

— Vous n’êtes jamais venu ici.

Non. Pourquoi répondre. Je ne suis jamais v. Revenir. Des fois dans la vie comme tuer impossible ressusciter transitif. Une fois que c’est fait c’est. Le cerveau Fra Angelico hachures vertes dans l’ombre Delacroix.

— Vous pouvez encore revenir, sir.

Ein Reich. LEF. Fronton. Ne ménagez pas vos ef. Pas de nuit ici. Pas d’heures non plus. Nu avec semelle pneu russe usagé. Copeaux des tours et des étaux-limeurs. Courroies à l’arrêt. Un arbre d’acier au-dessus. Ein Volk.

— Pourquoi êtes-vous venu ?

Personne à qui parl. Mandale est une projection murale. Il y a de quoi devenir d. Pieds lourds de ferraille. La graisse impose son style dans les engrenages. Mais tout est immobile. Il appelle Nergüi sachant qu’elle est aussi un homme. Puis il entre dans le silence des stocks. Palettes à l’infini. Lumière suit. Cerveau temps de retard. Une page de Proust.

— Vous pouvez encore revenir, sir.

Des barres d’acier poinçonnées. Dilatations discrètes. À peine. Sur sa peau les gouttes de lait. Mais tout est immobile. Time Machine. Qui veut savoir ? disait le prospectus. Vous : parce que vous êtes en train d’écrire ce que votre arrière-grand-père a déjà écrit. Injection cyberpunk. Une nuit j’ai cru que c’était fini. Ne plus voir le jour au lieu de le voir une dernière f. Comment se fait-il que mon encre Pelikan vire au vert pituite. Comment as-tu eu l’idée de ce voyage.

— C’est fou, avait dit Myriam, comment cette idée… Mongolie… Se voir infiniment seul et pourtant dans l’œil de l’animal ou pire de l’homme. Inutile trop de pognon. Nous ne reviendrons pas.

Maintenant j’entends les rotations des disques. Ils ont réussi à mémoriser toute l’Histoire, y compris celle de l’individu. Y croire pas plus con que de se confesser à un type qui n’en sait pas plus que m. Cette odeur de ce qu’on a construit sur la roche. L’humidité comme le feu en surface maintenant. Et devant la vitrine de l’agence de voyage visualisant le contenu de notre compte bancaire. En quoi consiste ton véritable projet, Jules. Projet. Moi. Jamais. Tu me connais. Vacances. Loin de Paris. Adieu. Adieu.

— Vous cherchez votre chemin ? Si j’étais vous, je ne me baladerais pas à poil dans cet endroit sinistre mauvaises rencontres probabilité 1. Vous êtes sir Ben Balada, I presume…

— Je savais pas ici pas camp de nudiste moi Jules Sarabande mais mon nom d’auteur est

— Nous connaissons votre nom de plume, sir. Par ici.

Jolie Mongole en robe de soirée bel canto. Mais rien pour me couvrir. Mes semelles de copeaux grinçaient sur le dallage mérovingien. Je le suivis docile bandant.

— Nous vous attendions. Vous en retard. Palo Alto pas content si retard.

— Excusez… J’savais point qu’il était là… Quel honneur… !

— Vous avez l’argent ?

— Mais moi déjà payé !

— On vérifiera. Palo Alto n’aime pas le mensonge.

— Moi pas mentir !

Ça me la ramollit un peu cette conversation. J’ai même pas la tentation de la violer. Inhibition due au système de surveillance. Ou autre chose.

— Vous avez eu envie de mourir quand vous étiez enfant ?

Je sais pas quoi répondre. Elle empoigne ma bite.

— Si vous mentir…

— Ouais, ouais ! Je sais : Palo Alto pas content. Lui quoi faire quand pas content ?

— Ruined !

On entre dans un hangar qui a dû servir à autre chose qu’à rien. Les murs témoignent d’un stockage récemment embarqué. Le sol de terre battue est labouré de traces de pneu gros calibre. Rien à se mettre dessus dans les armoires métalliques aussi récemment vidées. Une pin-up me regarde.

— Vous jamais fait la guerre, hein ?

— Mon arrière-grand-père ne l’a pas faite, mais il l’a vécue. Et il est mort avant…

— Nous savoir. Vous voulez une injection de ce passé ?

— Je suis pas venu pour autre chose.

— Votre motivation nous intéresse.

— L’aspect guerre pas guerre, I presume…

— Et beaucoup d’autres aspects de votre imagination.

— Mais je n’ai rien inventé ! Tout est véridique !

Elle rit et reprend sa marche cadencée cul mongol.

— Vous craindre Palo Alto.

Ya plein de truc que je crains, mais c’est pas une autobiographie que j’écris. C’est de l’Histoire. Faut que je m’y retrouve, sinon je vais crever dans mon trou !

— Palo Alto pas Dieu, précise-t-elle.

Ça me fait aucun bien de le savoir. J’ai hâte d’en avoir pour mon argent. À moins qu’on m’en demande encore, parce que l’autre moitié est entre les mains de Myriam qui n’a pas l’intention de partager sa moitié.

— Elle vodka, dit la Mongole. Vous arrière-papy.

— Et vous, si c’est pas trop demander… ?

— Moi cul trois bites, quatre des fois.

— Ça donne envie !

Elle rit. Ça secoue ses petites épaules nues lisses dorées. Un chandail me supprime la ligne des hanches. Tricoté mains d’enfant. Elle aime les enfants. Elle en fera. Beaucoup de sperme ici. Mais pas d’amour. Mandale monte pas. Il faut monter à sa place et il y a un tas de Mongols que ça fait chier parce qu’ils sont pas descendus de la montagne pour participer à l’industrie cinématographique franco-mongole.

— J’étais pas au courant…

— Vous un peu con.

Ça la fait pas rire que je le sois à ses yeux. Son cul se balance mouton bouilli. Vodka pas bonne. Pas boire cette merde. Boire mon lait. Mais attend que je retrouve la mémoire. Elle parlait comme s’il s’agissait de m’empêcher de dire une connerie. On est sorti du hangar mais toujours pas de ciel au-dessus. Impossible voir autre chose qu’une espèce de nuit sans étoiles.

— J’ai froid, dis-je.

— Normal. Vous tout nu. Mongolie pays froid. Beaucoup charbon. Ensuite je vous suce.

— Vous avez déjà entendu parler de A et de B… ?

— Toi trop lire conneries roman américain juif. Entrons.

On entre. Ça faisait longtemps que j’étais pas entré. J’en sors tout habillé. Combinaison aléatoire mais seyante. NASA mongole ou GOOGLE khan.

— Vous pouvez encore revenir, sir.

Message reçu. Ein Fürher. Elle se tape le bide en riant.

— Moi bientôt enfant ! Comme votre fatima !

— (aigre) Moi pas muslim !

— Toi mec.

Hi Hi Hi.

— Vous promettre pas abuser arrière-papy ?

— Si on me prive pas de vodka.

— Hi Hi Hi. Appelez-moi Aïcha.

— Moi pas muslim !

— On va le savoir !

C’est dans cet état d’esprit quand on a pénétré dans la salle où Palo Alto, un ENIAC dernière génération de conception et fabrication mongole, refroidi par l’air pur des montagnes environnantes et alimenté par la rumeur sino-russe sur dénominateur de la Presse locale, distribuait des images pornos aux moutons patriotiques et des godes conçus pour la douleur à ceux qui n’avaient pas compris que la Mongolie était enfin entrée dans le XXIe siècle. Il était assis à la place du poêle à charbon. Sans visage parce qu’il pouvait se montrer aussi impitoyable qu’Allah, mais muni de bras mécaniques dont la vitesse d’exécution était à la hauteur de la multiplicité des tâches à accomplir de crépuscule à crépuscule, un peu à la manière des troubadours, mais sans ours. Aucun signe érotique n’émanait de cette construction en marche constante. Aïcha s’assit au volant qui servait de clavier et commença à recompter les sourates des fois qu’il en manque une. J’étais inquiet, mais sans plus. Si on me réclamait un supplément de voyage, même sous la menace, ma réponse était toute trouvée. Un écran sur corde à linge se tendit. La netteté laissait à désirer, mais il n’était pas difficile de saisir l’essentiel du message. Le curseur allait et venait à une vitesse folle entre 14 et 18. La chevelure d’Aïcha, abondante et noire, subissait des effets électrostatiques. Sa combinaison de poils tressés sous la yourte commençait à montrer des signes de faiblesse au niveau des coutures. J’en ai profité pour éjaculer sans plaisir dans un flacon stérile. Un des bras s’en empara sans me demander mon avis.

— Vous voulez un fils, oui ou non ?

— Mais Myriam est déjà…

— Ça vous en fera deux.

Ils savaient compter. Une pipette examina d’abord le contenu encore bouillonnant. Puis l’analyse céda son tour à l’action. La mécanique était rôdée. Bruyante, mais rôdée soviétique-ming. Un autre bras m’empala juste le temps de mesurer ma capacité de plaisir. Je savais pas pourquoi ils me soumettaient à ces examens et autres démonstration d’efficacité numérique lambda. Ça n’avait rien à voir avec mon arrière-grand-père et encore moins avec le manuscrit que j’avais laissé à Paris dans notre 12 m2. Ils devaient en connaître le contenu. Peut-être même mieux que moi. J’avais payé pour ça. Et j’attendais qu’on me place dans les starting-blocks de l’Histoire vue dans la lorgnette familiale défaite-collaboration. Des fusillés on n’en avait pas. Mais, à ce qu’on disait, on avait souffert pire que les Juifs et les Rouges dans le même sac comme la dernière portée de la Chatte divine.

— Vous avez peur ? me demanda Palo Alto.

— Pourquoi c’est-y qu’j’aurais la trouille ?

— Question stupide en effet.

Un ordinateur humain. Avec un système de reconnaissance de l’erreur digne de l’universalisme chrétien en compétition avec l’humanisme musulman. Je m’attendais à ce qu’un chaman me regarde dans les yeux pour me donner le souffle nécessaire. Ça tambourinait dans les coulisses et le souffleur recomptait les pages parce que le manuscrit lui avait semblé plus épais au moment des répétitions.

— J’vais avoir combien de gosses… ?

Je posais la question parce que je me l’étais jamais posée. Il était peut-être temps de repaginer une existence que si je l’avais souhaitée à quelqu’un ça pouvait pas être une créature de mon sang. Palo Alto m’envoya un bras qui soupesa mes couilles sans les broyer.

— Vous avez eu peur, Jules ?

— J’ai craint, tout au plus.

— On ne sait jamais, en effet.

— C’est quand qu’on baise ?

Elle commençait à me donner des idées, Aïcha. Mais je m’étais pas renseigné sur son âge.

— Quel rapport entretenez-vous avec Pedro Phile ? lui demandai-je aussi sec que j’y avais pensé.

Elle se démonta pas et, pivotant sur le tabouret pneumatique, me montra un entrejambe qui n’avait pas connu le poil ou alors depuis pas longtemps. Pas assez longtemps pour qu’on m’en pose la question si quelqu’un apprenait que j’étais pistonné par Giudicelli qui m’avait promis le Renaudot si je critiquais pas Matzneff. De quoi haleter en attendant la réponse d’Aïcha qui ne demandait qu’à être aimée hors mariage.

— Justement, je suis mariée, dit-elle droit dans mes yeux.

— Mariée ? À votre âge ? Mais vous n’avez pas…

— Vous voulez essayer ?

Tenter convenait mieux à mon état nerveux. J’ai souvent été malade. J’en avais traversé des déserts ! Palo Alto se taisait et ça me rongeait comme la pourriture gangrène-14-18. Il attendait voir. Mais je bandais pas. J’étais pas à l’étroit dans ma combinaison Tesla. Si la Mongolie voulait des enfants de moi, par croisement racial ou autrement, Palo Alto n’avait qu’à se servir de ses bras et de sa connaissance des éprouvettes. Mais j’étais pas venu pour ça. Du coin de l’œil, je vis que le souffleur, un Mongol entre deux âges, reconnaissait que la Censure était passée par là. Il n’osait pas me regarder. Dans les cintres, un ange vérifiait ses mousquetons. Aïcha insistait. Un bras tenta une expérience sildénafil mais mon cerveau résistait à la tentation. Palo Alto finit par reconnaître que pour même pas une seconde d’extase, dans la version director-cut, j’avais raison de pas risquer la castration chimique sur ordonnance judiciaire. Un de ses bras fit signe à Aïcha de reprendre le cours de la procédure temps-espace que j’avais payée d’avance même s’il était prévu de m’endetter pour que je quitte pas le pays sans lui devoir beaucoup. L’écran montrait le visage terrifié d’un paysan languedocien désigné pour servir d’exemple. Mon arrière-grand-père tournait la manivelle d’un Lumière en bois de palissandre. Il me revint que papa m’avait expliqué l’intérêt de l’arbre à came. Arrrgh !

— Faut que j’entre là-dedans ?

— Comme dans le roman de H-G. Welles.

— Ya rien pour s’asseoir…

— C’est pas comme dans le roman de H-G Welles.

Deux bras tenaient les battants d’une porte qui avait envie de se refermer. Ça vibrait et Aïcha me poussait. Yavait qu’une marche mais qu’est-ce qu’elle était dure ! Ils avaient même prévu un paillasson en poil de sanglier des steppes. J’avais aucune chance de glisser si c’était ce que je désirais le plus au monde en ce moment sans retour. La porte menaçait de me couper en deux mais un troisième bras s’interposa. Palo Alto se mit à rire.

— Je peux vous fournir un quatrième bras, dit-il. Spécialisé dans l’approche anale des questions éthiques portées au plus au point de la fusion métal-océan. Ça vous fera pas beaucoup plus cher.

— Pedro ? Pedro Phile ?

Le bras en question tournoyait, sifflant dans l’air vicié par la combustion carbonée qui animait les battements cardiaques du kernel. Le choc promettait des effets secondaires sans précédents. Il était temps de se décider. Aïcha me félicita pour cette sage pensée, mais ce n’était qu’une pensée et mon corps continuait de refuser de pénétrer dans la Time Machine. Et pas seulement à cause de son aspect vieillot qui, disait le prospectus, convenait parfaitement à l’ambiance prémonitoire de la Belle Époque. Le cuivre des entretoises était lustré au blanc d’Espagne. Palo Alto approcha de mes yeux un échantillon de verre minéral que si je lui en disais pas des nouvelles il mettait fin à cette cérémonie et confiait mon destin au comte Dracula.

— On ne s’assoit pas dans cette nouvelle version de la connerie humaine mise à la disposition de l’art de romancer pour avoir l’air plus intelligent que les autres.

J’entrai. La porte se referma en douceur. Les bras avaient hésité quelques secondes avant de lâcher prise, mais Palo Alto avait poussé son cri de guerre Geronimo. Les hublots se refermèrent comme autant d’anus désormais impropres à la consommation. Sur l’écran, aucune mention de la date me concernant. Et personne dans le dos, à part la sensation d’une présence quantique que j’étais bien incapable de mesurer.

— Ya quelqu’un ?

On m’avait prévenu : je serais seul. Pour la première fois de ma vie. Sans rien d’autre à me mettre que la combinaison qui ne donnait aucun signe de déliquescence. Elle me collait à la peau que j’en avais peut-être plus.

— Je sais pas si je suis enregistré image-son, mais ici commence le journal de mon voyage dans le temps que mon arrière-grand-père a connu avant moi. On va dire qu’on est lundi pour pas compliquer. Appelez-moi Ben.

 

Lundi du mois 1 années 14-18

(sans plus de précision)

Je répète : allô allô ici Nudrev je suis pas mort répondez Palo Alto ! dans la cour de l’école et sous le préau où s’alignaient les lavabos les fillettes jouaient à l’élastique en attendant qu’on vienne nous chercher. Hélène s’était écorché le genou dans le gravier où quelqu’un l’avait poussée pour qu’elle. Je lui offre ma salive mais elle en a et observe ma croute mercurochrome au coin soulevé par mes soins. On est assis à l’ombre d’un pilier qui a connu le XIXe.

— Pourquoi qu’ils viennent nous chercher ?

— C’est le 11 novembre, idiot !

Elles ont pas de pudeur à cet âge. Moi j’ai des lunettes sécu. L’élastique s’écrase. Plus loin un type bricole son hélicon que ça nous a fait marrer que ça s’appelle comme ça. Bientôt un cornettiste le rejoint. Il a perdu sa casquette. Ça me revient : j’ai perdu mon Lavisse. Mon roman national n’existe plus. Quelqu’un me l’a piqué alors que je jouais avec ma bite derrière une haie de laurière.

— Pourquoi c’est le 11 et pas le 12 ?

— Parce que le 12 c’est demain, idiot !

Arrrgh ! J’étouffe. Rien pour s’asseoir. Même pas un écran pour entretenir la relation con-série. Quand est-ce qu’on mange ? J’ai rien amené. Myriam pas pensé à. Mouton bouilli en cornet avec des frites bouillies.

— Ici pas vodka. Vodka-Histoire pas bon pour l’esprit.

C’était une consigne écrite sur la paroi circulaire. Genre e pericoloso sporgersi des romans de gare / de guerre. Répondez Palo Alto ! Des jours que j’en parlais à Mandale mais il m’écoutait pas : Pedro Phile sait tout ! Mais au lieu d’une réponse claire de la part de l’ambassadeur on a passé une nuit d’enfer quelque part dans la pampa mongole avec les chevaux gengis qui broutaient dans la nuit sans voyage.

— Alors pourquoi pas demain ?

— Parce que c’était aujourd’hui, id.

J’ai appris à cliquer sur un écran 6 inches. Le Monde ni droite ni gauche universel et à voir ne pas rater sous peine de passer pour un retraité sans avenir. Hélène examina de près ma croute brune mais sans y toucher dessous la chair rose était douce comme mon scrotum.

— Pas vodka ! Demande annulée. Ne recommencez pas.

Cette fois, c’était pas écrit. Et c’était pas la voix d’Aïcha ni celle de Palo Alto.

— C’est toi Myriam ? T’as pas pu résister à l’envie de me voir merder dans l’Histoire. Je veux plus rien savoir de l’Avenir ! Tu peux te le foutre au.

Mais rien ne bougeait. Les interstices des portes étaient réduits au néant de la perfection usinée dans les bas-fonds mongols. Je les cherchais, en vain. Avec l’ongle, rien. Les reliefs du Métal ne correspondaient à rien que je connusse. Aucun mécanisme n’expliquait leurs formes.

— Papy… ? C’est toi… ?

— Prépare-toi à écouter de la musique. (voix d’Hélène)

La maîtresse des lieux nous montra comment qu’on marche quand on a le sens patriotique développé au point qu’on sait plus faire que ça. Elle avait de belles jambes bronzées par l’été passé. Hélène compara. Puis elle arracha l’urgo comme si elle avait pas de poils. Or, elle en avait. Et si vous l’aviez connue vingt ans plus tard… en croisière que je savais pas que Myriam existait. Les mouettes nous envoyaient leur haleine de marée poissonneuse. Combien de 11 novembre avant qu’on reconnaisse n’être pas faits l’un pour l’autre ? L’héliconiste et le cornettiste étaient morts depuis des années qu’on avait pas vu passer. Qu’est-ce qu’on voit passer quand on regarde pas ?

 

Sur le quai

L’enfant avait vu un homme masqué sur le quai à la gare. Ils attendaient le retour de quelqu’un. L’homme était assis sur un banc à côté de ses bagages. Il regardait de l’autre côté de la voie où les maisons sont si agréables à regarder. Le masque était si blanc que les yeux étaient réduits à deux amandes noires. Sa tête suivait la trajectoire des passants.

— Ne le regarde pas, dit sa mère.

L’enfant connaissait cet effort, ne pas regarder, penser à cette chose et l’imaginer dans des situations favorables à son mystère. Il regarda les gens qui s’efforçaient eux aussi à ne pas regarder le masque. Personne ne s’assit à côté de lui. Il y avait la place pour au moins deux personnes mais les personnes n’aiment pas se toucher, une seule se serait sentie terriblement seule sur ce banc, la tête du masque semblait animée par une horloge, il ne se passait rien de l’autre côté de la voie, les maisons étaient un bon prétexte pour rêver à ce bonheur de pacotille, l’enfant croyait au bonheur, il aimait que ça arrive et les promesses le rendaient perméable à toutes les influences. Les maisons s’assemblaient parfaitement. C’était son sentiment. Il n’aurait su l’exprimer mais un dessin eût parfaitement rendu compte de cette profondeur. Le masque alluma une cigarette. On ne l’avait pas vu la rouler. On entendit les craquements du briquet et on le surprit soufflant doucement sur l’amadou, les étincelles traversaient le ciel, je regarde à travers les boucles de mes cheveux, dit l’enfant à sa mère qui dit : c’est pas une raison. Bien. La bouche apparaît. C’est une bouche mince, peut-être sans lèvres, pas de dents, les joues ne se gonflent pas, la fumée sort cependant de la bouche, ne regarde pas. L’homme se servit de l’annulaire pour faire tomber la cendre. Il continuait de regarder les maisons, puis le carré pivota, il y eut deux ou trois claquements et le panneau s’immobilisa. Tout le monde s’approcha du quai, sauf la mère et l’enfant qui restèrent à leur place, le masque ne bougea pas non plus, il attendait quelqu’un ou alors il se moquait de voyager debout ou à une mauvaise place. L’enfant eût aimé demander : qu’est-ce ? Le train siffla à la sortie du tunnel, on n’entendait jamais les sifflements au moment où il entrait dans le tunnel, ya pas d’raison, avait seulement dit sa mère, elle n’expliquait jamais rien, elle était dure comme la pierre disait son père qui était un malade mental : c’était peut-être lui qu’on attendait cette fois : qu’attendait donc le masque ?

Le train s’arrêta inexplicablement à la sortie du tunnel. Un homme courait sur la voie, sautillant sur les traverses, il agitait un drapeau rouge, un autre homme semblait le poursuivre. L’enfant s’impatientait. Il n’aimait pas cette sensation de dépendance, mais il n’y pouvait rien, il fallait en passer par ces lieux, il n’était pas de ceux qui exercent une influence notable sur les lieux où l’on se rend, où l’on habite, qu’on n’évite pas et qui existent sans vous.

— Tais-toi ! dit sa mère.

Des gens avaient mis le pied sur le rail. Ils renseignaient les autres. Si tout ce monde descendait sur la voie, personne ne verrait rien, il y avait des éclaireurs et des gens bien informés. Le masque les regardait mais il était impossible de savoir ce qu’il pensait, ses yeux n'étaient que deux trous noirs, une terrible absence, une symétrie impénétrable. L’enfant regardait le profil. Il pouvait voir une mèche de cheveux mais c’était peut-être autre chose, en tout cas le soleil entrait par là, on aurait dit un morceau de ferraille cerise, son père était forgeron. Les gens se mirent à parler, ou à parler plus fort, plus de géométrie, maintenant que j’y pense, dans leur tentative de n’être plus là, d’être en chemin, certains s’en allaient et d’autres pensaient revenir. Un cheminot parlait dans un porte-voix. Le masque avait peut-être souri. Il tira une dernière bouffée de ce qui était moins qu’un mégot et ses doigts se détendirent dans l’air saturé de poussière, le mégot s’éparpilla dans l’air.

— Qu’est-ce que tu regardes ? dit la mère en secouant la main de l’enfant.

Il avait peut-être répondu : rien, il ne se souvenait pas d’avoir répondu quelque chose, peut-être rien, peut-être une autre question, sa mère détestait qu’on répondît à ses questions par d’autres questions, elle appelait cela la perversité des enfants, elle savait de quoi elle parlait, le forgeron avait parlé de cette perversité qui était quelque chose de difficile à exprimer surtout quand on ne l’a pas vécue, le forgeron avait eu une enfance choyée, il avait été enfant de chœur, tu seras enfant de chœur toi aussi, ça m’étonnerait avait dit sa mère, ça m’étonnerait aussi avait pensé l’enfant qui manquait cruellement de caresses mais pas de preuves.

Le masque commençait à sortir de sa réserve. On voyait ses doigts s’agiter à la surface d’un baluchon. Il regardait le train lui aussi ou ne le voyait pas, on pouvait voir la fumée former une colonne dans le ciel qu’elle semblait soutenir, ne vas pas t’imaginer que tu as tout le temps raison, j’ai tort. Maintenant il ne pouvait plus regarder le masque sans prendre le risque de rencontrer son regard. C’est terrible, le regard des gens, comme s’ils tentaient d’entrer en vous, mais comme des voleurs, pour s’emparer de quelque chose qui n’avait non seulement pas de nom, ce qui est déjà effrayant, mais qui surtout n’a même pas de sens et donc une existence précaire. Cette précarité est le siège de l’imagination. Ça, c’est plus clair, c’est même encourageant, ça donne envie d’exister encore avec les autres jusqu’à temps qu’ils aient peur de ne plus pouvoir s’extraire de vous après vous avoir volé un secret de plus, qu’est-ce qu’ils volent ?

Je devenais fou. La femme dit à l’enfant : tiens-toi tranquille, fais bonne figure, il ne te reconnaîtra pas, quelle était la responsabilité de l’enfant qui ne connaissait pas son père parce que celui-ci n’avait pas voulu le voir naître, mais maintenant il acceptait de le voir grandir, qui l’a remplacé pendant tout ce temps ?

Mais ce n’est peut-être pas du temps, elle en aurait témoigné s’il ne lui avait pas interdit sa propre profondeur. Le masque se leva. C’était un homme de grande taille. Rien ne pouvait le détruire. Le feu avait perdu le combat. La peau est marquée à jamais. C’est terrible pour le regard, pour le regard seulement. Les mains roulaient une autre cigarette. Lentement, facilement, elle prenait forme malgré la poussière et les poutres, les doigts avaient l’habitude de cet exercice, l’enfant vit la langue sortir du masque, les mains élevèrent la cigarette, les doigt s’activèrent encore, puis les yeux, invisibles à la place des trous noirs, se mirent à examiner longuement le résultat, les doigts continuaient de former les extrémités, on voyait la trace des ongles et les stigmates du combat, il n’était pas difficile de s’imaginer qu’il avait arraché le masque de feu à mains nues, on n’entendait pas le cri, la bouche n’en disait rien, si c’était la bouche, cette horizontale qui n’exprimait rien. Au bout du quai, il y avait des chevaux et un général seul avec les chevaux. On connaissait le nom du général. Il ne regardait pas les gens. À aucun moment il n’avait consenti à les regarder mais ils avaient fini d’attendre cette reconnaissance. Le masque s’était montré indifférent tant à la présence du général qu’à l’impatience des gens. Si on lui avait posé la question, il aurait répondu qu’il attendait le train. Celui-ci ne s’était pas entièrement extrait du tunnel et le carré continuait de cliqueter tandis qu’une poignée d’hommes aux manches retroussées s’acharnait en beuglant sur les aiguilles. Le général caressait les chevaux dont la croupe était tournée vers la voie. Il semblait leur parler. Il y avait aussi les chevaux. Il ne fallait pas oublier les chevaux. Le masque ne les avait même pas regardés. Il avait peut-être salué le général d’un coup de menton auquel l’autre n’avait pas répondu. L’enfant surveillait le général, il n’avait pas compté les chevaux, le râtelier semblait infini. Le général les caressait. On n’entendait pas ce qu’il leur disait. Le masque non plus n’écoutait pas. Il semblait n’accorder aucune importance aux deux extrêmes de ce segment de réalité que l’enfant prétendait mesurer. Sa mère lui tenait la main. Le masque admettait que l’enfant fût le centre de quelque chose mais il ne perdit pas une seule seconde de son temps précieux à évaluer ce qui était en jeu. L’enfant n’était pas étranger à cette sensation. Ni temps arrêté, ni attente, ni perte de temps. On était au beau milieu de quelque chose de parfaitement inexplicable. Les claquements du carré devenaient agaçants. Le masque jeta un regard furieux sur cette mécanique. Le ciel était d’un bleu impeccable, les toitures rouges et noires, les façades blanches et grises, l’enfant aimait les fenêtres aux volets ouverts, on voyait les rideaux symétriques, tailles de guêpe, un jour je vaincrai la fatalité et je deviendrai propriétaire, se dit l’enfant. Le masque ne pouvait pas s’empêcher de penser à la place de l’enfant. Il tentait de ne plus le regarder mais tout semblait tourner autour de lui, il était le seul à ne pas tourner, à ne pas changer de coordonnées, rien n’était plus difficile que d’échapper à son influence, il avait roulé et allumé une cigarette avec plus de soin que d’habitude. Le général apparaissait de temps en temps à la tangente de son regard. Peut-être cherchait-il à surprendre son regard mais le général s’occupait des chevaux, peut-être indifférent à l’écoulement du temps. La locomotive largua plusieurs fois un jet de vapeur oblique qui secoua les feuillages sur le trottoir qui montait.

 

Où sommes-nous ?

Nous savons bien qui nous sommes et où nous allons. Le général était impeccablement costumé. On ne l’avait pas vu donner quartier libre (pour combien de temps) aux valets qu’il avait remplacés sans explication. L’enfant s’efforça d’agrandir le cercle de sa reconnaissance, le triangle (le général, la locomotive et les maisons coquettes du quartier bourgeois) devenait carré par l’addition d’un sommet, il savait cela, le cercle était imprimé sur le tableau noir et aucune explication n’était donnée sans ce prédicat circulaire, pas même au niveau de la langue. Il se tourna donc (le masque le vit pivoter) pour jeter un œil inquisiteur sur la façade intérieure de la gare. Il lut le nom après l’avoir mentalement épelé et avoir effectué toutes les opérations (additions et nuances). La marquise était plutôt un auvent. Il vit les valets attablés à la terrasse du buffet. Le masque n’aima pas cette nouvelle complication. L’enfant l’entraînait dans une aventure qui, à force de réalité, finirait par le dérouter au point qu’il se mettrait à souffrir de nouveau. Le général toussa. La fumée de charbon n’était pas bonne pour sa santé. Il connaissait des remèdes à base de crottin. Les valets étaient hilares. On n’entendait pas leur conversation, il y avait une voie entre eux et le quai où l’on attendait désespérément de ne plus attendre, et un ouvrier bricolait sans ménagement une draisine noire qui laissait échapper ce qui pouvait être un jet d’huile dont les retombées, gouttes noires et lentes, disparaissaient dans le gravier du ballast ou à la surface des traverses. L’homme avait plusieurs fois regardé le masque dans l’espoir de le voir de face. Il avait peut-être l’idée de s’en souvenir. Les conteurs alimentent ainsi leur mémoire, en dehors de toute géométrie, leurs contes sont des transparences dont les coïncidences nous laissent perplexes mais jamais incrédules. L’enfant savait cela par expérience, il n’accordait plus aucune importance à la langue qui était la sienne parce que c’était celle des autres et uniquement pour cette raison qui est loin de faire l’unanimité.

— Nous ne sommes pas en guerre. C’est une conquête. Une vengeance aussi. L’Allemagne finance. Nous récoltons. Bruits des conversations qui forment votre esprit malgré vous, je veux dire malgré votre enfance. Infériorité des inférieurs, intégration ou disparition, germes des génocides, je ne suis pas heureux, je ne le serais jamais, pourvu que je ne sois jamais désespéré, les désespérés se jettent sous les trains depuis que les trains existent, le masque luttait contre un désespoir de condamné au silence, tu ne seras jamais seul mais nous te condamnons au silence par désespoir, nous sommes les désespérés et tu deviens le silence que nous ne savons pas imiter.

Les voix devenaient distinctes. Il reconnut celle du général qui parlait aux chevaux. L’enfant monta sur une brouette. Du côté du tunnel, le spectacle s’était immobilisé. Côté marquise, l’agitation était celle d’un mécanisme d’horlogerie. Les chevaux recevaient une ration d’avoine, le général avait élevé la voix pour rappeler ses valets. On les vit traverser la voie hors du passage et l’ouvrier qui travaillait sur la draisine les sermonna, ils ne firent pas cas de cette leçon et d’un bond ils furent sur le quai parmi les chevaux, le général alluma une cigarette au bout d’un fume-cigarette dont l’ambre rutilait, il voyait le masque de profil.

— Nous ne savons même pas s’il est dans le train, expliquait la mère de l’enfant à une voyageuse qui quittait le pays définitivement et qui le regrettait un peu mais il était trop tard pour renoncer à ce voyage sans retour : mais enfin ma chère vous n’êtes pas encore partie ! — Elle avait habité une de ces jolies maisons, vous vous rendez compte ? Elle n’était pas propriétaire mais elle héritait les fruits. La maison était un arbre. L’enfant sut qu’il se contenterait des fruits mais sa mère disait : la propriété, c’était quand même nécessaire, la voyageuse dit tristement oui, elle partait pour toujours, oh ! l’idée choisie parmi toutes les autres qui vous retiennent. Ce qu’elle a perdu. Ce qu’elle a vendu. Le prix de l’une et l’autre chose. L’enfant se mit à calculer.

 

Minuit dix-neuf

Ce qui devait arriver arriva : le système ne communiquait plus qu’en langue mongole. Donc je comprenais plus rien. En plus, j’étais debout. Avec ma sciatique ! Et j’avais aucune idée de à quoi elle pouvait servir, cette manette. J’osais pas y toucher. Rien pour inspirer des décisions au moins tactiques. L’unique écouteur, de la taille d’un insecte, secouait ses élytres sans aucun sens de l’harmonie. Le sol était tellement briqué que j’ai cru que j’étais chez moi avec une Myriam intransigeante sur les questions d’hygiène et d’apparence. Son éducation bourgeoise m’a valu des sermons interminables que la télé ni mes rêves ne parvenaient à interrompre au moins le temps de vider une canette avec les copains. Passons. J’étais chaussé de babouches à semelle bibendum. Ça glissait un peu dans les marges, mais je m’aventurais pas trop dans cet espace plutôt conçu pour le tourisme spatial de la classe moyenne. Et qu’est-ce que j’entends alors que j’entendais plus rien depuis des heures ? Ce qui ressemblait à une phrase, sauf que j’arrivais pas à situer les verbes, moi qui aie été conçu dans l’analyse logique et le chant national. Ça m’a paralysé pendant un bon moment, temps que la voix prit pour passer d’une tonalité parfaitement neutre à l’excitation mongole un jour de shagai. J’avais mieux que l’impression de me faire engueuler et ça s’arrangeait pas avec le temps, celui qu’on passe à se demander ce qu’on nous veut, lacanienne question. J’ai bien essayé de m’exprimer dans ma langue qui est la seule qu’on m’a inculquée du temps où il n’était pas difficile d’exiger de moi que j’aime la France parce qu’elle est belle et grande, ce que j’ai pas encore vérifié mais j’ai toujours l’espoir de me consacrer à cet ouvrage sur soi si Dieu me prête le fric nécessaire à l’accession à la propriété. J’ai fini par cogner la paroi.

— Vous pas perdre contenance, sir ! Aspirez bon air des montagnes mongoles et savourez notre mouton bouilli.

— Sans vodka ?

— Vodka pas bonne pour voyage dans le temps.

Je parlais peut-être tout seul. J’avais pas de quoi composer des sonnets que vous m’en direz des nouvelles une fois la guerre terminée. Mais la guerre de mon arrière-grand-père ne se terminait pas. C’est pas parce qu’il est mort avant. Au contraire, il a survécu. Il a même grandi avec l’idée qu’on avait plus besoin des Anglais pour exister en Europe sans parler la langue de Goethe à la place de nos chers patois. J’avais besoin d’un coup de fouet pour comprendre tout ça sans me faire mal.

— Qu’est-ce que vous servez chez MIAT pendant qu’on se fait chier à attendre que vous décidiez une bonne fois à entrer dans le monde moderne ?

— Vous pas besoin remontant. Vous concentrer.

— Mais moi rien voir pour concentrer ! Il est où l’écran ?

— Mauvaise habitude. Vous pouvoir chanter sans écran.

— Mais je suis pas venu ici pour chanter ! Vous m’avez déjà entendu chanter ?

— J’irai revoir ma Normandie…

Ah les charlots ! Ça prétend laisser au monde une trace indélébile et c’est pas foutu de fournir l’écran qui va avec.

— Je vous préviens : sans écran, je redeviens un enfant ! Et pas celui que j’ai été !

J’aurais peut-être pas dû dire ça. Pas aussi clairement. Mais l’usage de la cacozelia latens n’est pas prévu par Ernest. Ni par Alexis. L’enfance ne peut pas servir de prétexte à boire un coup avec ou sans tonnelle. Ce que ça vieillit de penser français, nom de Dieu !

— Nous arrivons.

— Sans écran… !

Pas un signe de fin du voyage. D’habitude, ça me donne envie de vomir. Ma combinaison rétrécissait encore, à l’inverse des effets de la plongée en profondeur, preuve que j’étais pas loin de la surface. J’ai tendu mes deux oreilles vers la paroi circulaire. Pas un repère pour prévoir une porte de sortie par où on est entré. Ni décélération. Aucun choc de train sur le tarmac ou la prairie interminable de l’Empire. Comment ça disparaît un peuple ? Qu’il en reste plus grand-chose à part des Arabes et des Mongols. J’avais tous mes sens en éveil, surtout l’anal et le scrotal qu’il paraît, d’après ce que j’ai lu (sur l’écran) que c’est la même chose si on cherche pas la petite bête que je l’ai trouvée et même épousée. J’avais la sensation de n’être nulle part. Et rien sous les yeux pour en vérifier le wiki. Je me disais que c’est ce qu’on doit ressentir quand on est sur le point de débarquer dans une époque qu’on était pas né pour en être aujourd’hui le témoin assisté. J’avais pas l’expérience nécessaire pour envisager ce nouvel avenir avec la joie du dominicain qui se souvient pas d’avoir participé à la mort d’une civilisation désormais pas plus heureuse que la mongole et l’Arabie. Ou alors je vivais une nouvelle forme de temps, ce qui pouvait me paraître logique vu que. Ça a fini par s’ouvrir. Une fissure apparut dans la paroi. La vodka n’a pas d’odeur, sauf quand elle frelatée.

— Sir Ben Balada ?

— Civilement français sous l’appellation contrôlée de Jules Sarabande, ouais.. Que c’est juste une identité administrative et que j’en ai pas d’autres malgré mes origines diverses. Sinon mon cœur est en Andalousie et mon esprit à la conquête de l’Amérique que j’ai toujours pas visitée alors que j’en crève d’envie, sauf écran interposé…

— Puis-je vous souhaiter la bienvenue en 14-18 ?

Ça me posait un problème, cet intervalle de temps historique. J’avais pas l’habitude d’exister à cheval sur des années considérées comme un fragment de temps incompressible.

— Par où on commence… ? demandai-je.

J’osais pas sortir. Pour plusieurs raisons. 1) la fissure ne dépassait pas le pouce 2) j’étais pas sûr d’avoir envie de sortir de ce qui pouvait être un pétrin 3) à qui appartenait cette voix qui s’exprimait parfaitement dans ma langue avec un petit accent villonien qui a connu de meilleures influences sur la rime française. Cependant, je m’approchai de la paroi fissurée. Comme poussé par une inspiration que j’allais forcément en avoir des nouvelles.

— Nous allons procéder maintenant à l’ouverture complète de cette boîte de conserve !

Cette fois, la voix, toujours parisienne, ne s’adressait pas à moi. On aurait dit celle d’un professeur qui s’approche du lit où git le malade encore en vie et qui introduit par une blague de mauvais goût la leçon du jour. Yavait bien un peu de lumière dans cette fissure, mais rien d’autre. C’était la flamme bleue d’un chalumeau oxhydrique. J’en ai reculé autant que c’était possible. Avec un temps de retard, la voix me prévint :

— Ça va chauffer un peu, sir… Ne vous inquiétez pas : c’est la procédure. Vous savez ce que c’est… ces anciens empires qui n’ont conservé que l’illusion de leurs personnages… Mahomet, Gengis, Napoléon, Hitler… Rien n’a été conçu pour faciliter l’ouverture du vaisseau, genre écoutille. On y va du chalumeau. Et vous savez pourquoi ? Leur ingénierie n’a pas résolu le problème des joints. Vous savez ce que c’est un joint, sir ?

J’avais pas la réponse. Yen a comme ça qui vous posent des questions que soit on a pas envie de répondre et un tas de raisons de pas le faire soit on a aucune idée de ce qui peut rapporter gros sans avoir de la chance. La chaleur était infernale. Ma combinaison se liquéfiait. J’avais peur qu’ils l’aient fabriquée avec ma propre peau. J’étais joli si c’était le cas ! Et Mandale qui n’était pas là pour filmer la scène que j’avais pas scénarisée, pour une fois ! Et j’entendais Myriam qui me le reprochait au milieu de son concert ménager qui valait pas mieux que les apparitions inimaginables autrement de Flo Foster en personne. J’avais de quoi réfléchir, comme si (écrirait Bill) le temps que j’avais vécu depuis toujours ne faisait plus qu’un.

— On va y arriver, sir ! C’est pas la première fois que.

— Vous voulez dire que.

— Ouais.

J’étais pas le premier. Ça me soulageait, même si j’ignorais comment ça s’était terminé pour les… autres. Ah les autres ! Ces autres ! Ceux-là. Qui me désignaient comme si j’étais le premier.

— Ça va vous faire un choc.

¡Como no ? J’imaginais même pas que je m’en sortirais sans éprouver ce qu’il convient d’appeler un choc. Sachant qu’on sait jamais ni où ça porte ni avec quelle incidence. Mais la voix tentait de me rassurer, entre deux leçons sermonnées dans une langue que c’était la mienne jusqu’à ce que je la comprenne plus. On peut pas être à la foire et au moulin, pas avec bobonne et au turbin, ce qu’elle a jamais voulu comprendre et voilà comment j’ai opté pour le chômage et la raison d’État. Que ça m’a diminué mentalement au point que je connaissais plus le prix des choses. Mais tout ça c’était du passé. Et je me doutais que le futur en allait être tout changé, avec ou sans elle. Le tissu de ma combinaison, c’était bien ma peau. Je me suis mis à hurler à peine que j’en ai pris conscience.

— Il fait chaud, d’accord, mais c’est pas une raison pour trop en faire, monsieur Sarabande…

La chair à vif, comme Abū `Abd Allah al-Ḥuṣayn Manṣūr al-Ḥallāj au sommet de sa carrière poétique ! C’était pas douloureux, au contraire.

— N’exagérez pas, sir ! Ça chauffe mais dans les limites du raisonnable. (à ses étudiants) Dommage que la semence émise dans ce genre de circonstance (que je viens de décrire avec on ne peut plus de détails de valeur phénoménologique incontestable) soit perdue à cause d’un manque de savoir-faire imputable, vous serez d’accord avec moi sur ce point, à une trop grande nostalgie des temps glorieux, certes, mais définitivement passés.

Alors que j’avais pas éjaculé. Sinon la nature de mon cri m’aurait inspiré une autre littérature.

— Si je vous fatigue, insérai-je dans la fissure en fusion, dites-le-moi !

— Il n’en est rien, sir ! N’hésitez pas à hurler de plaisir si ça vous chante.

L’incompréhension à laquelle je me suis toujours heurté au moment de conclure. Mais j’en avais une habitude fatiguée. Autant la fermer et m’agenouiller pour récupérer de quoi me couvrir.

— Le sujet, obnubilé par la chaleur ainsi produite, s’est entièrement dénudé et maintenant sa folie (passagère) lui conseille de s’arracher la peau. Voyez comme il se gratte…

Ils me voyaient donc. En fait, ils m’observaient depuis le lancement de l’engin. Mais à travers quoi ? La paroi n’avait rien d’un miroir. C’était du métal, même si je savais pas de quel métal il s’agissait. J’avais minutieusement exploré cette surface impénétrable autrement qu’au foret. Or, à ma connaissance (provisoire), il n’existait aucun foret, même par frittage amélioré, capable de percer une pareille épaisseur. Je savais (ne me demandez pas pourquoi) que cette épaisseur constituait à elle seule la condition d’une expérience dont l’hypothèse relevait du fantasme et non pas d’une légitime intuition. J’avais pas éjaculé ! J’éjacule jamais sans éprouver un plaisir tel que j’en perds connaissance. Or, ni plaisir ni néant n’avaient frappé mon esprit. Et je sais ce que ça fait d’avoir l’esprit frappé comme un pippermint.

— Pedro Phile ? Vous êtes Pedro Phile ? Il me semble reconnaître votre voix. Nous n’avons pas eu l’honneur de nous fréquenter plus que ça, mais il me semble…

— Éloignez-vous de la fissure, sir ! Le métal est vaincu !

Une flamme bleue et longue de trois bons pieds jaillit de la paroi. Je reculai en effet. Une langue de métal en fusion se détacha à la manière d’une pelure, se recroquevilla lentement puis chuta sur le sol dans un feu d’artifice digne du 14 juillet. La fissure, théoriquement, était devenue une brèche. Mais la fusion m’empêchait d’en constater la possibilité de sortie sans encombre. On aurait dit que j’étais destiné à entrer dans une étoile. J’ai eu cette tentation, mais la voix (de Pedro Phile ?) m’invitait à patienter encore un peu : les ouvriers, qu’il fallait ajouter aux étudiants pour avoir le compte exact des personnes présentes à cet évènement sans doute retransmis par la MNB à grand renfort de chevaux et d’osselets, préparaient la neige carbonique CCCP qui tardaient à se reconstituer par mélange de bonne foi et d’ignorance.

— Patience, sir. Comprenez que je vous prive (momentanément rassurez-vous) de vodka car la vodka est un produit…

— Inflammable !

Quel cri ! Toute l’assemblée, de l’autre côté du mien, y avait participé, preuve que j’étais attendu et que je n’avais donc aucune raison de céder à mes tendances complotistes innées. Je me voyais déjà interviewé par une charmante présentatrice de la tv mongole :

— Sir…

— Appelez-moi Jules.

— Je ne sais pas si…

— Faites, je vous en prie.

— Bon… heu… Jules…

— Parfait !

— Vous venez donc d’achever votre voyage, insensé selon certaine Presse que nous ne citerons pas, et vous avez accepté notre invitation à en parler avec nous devant l’innombrable population télévisuelle de notre vaste et historique pays…

— Ya pas une heure j’étais en train de courir comme un dératé dans un boyau bétonné pour la circonstance.

— Vous couriez, dites-vous…

— J’étais poursuivi.

— Mais par qui… ?

— Je sais pas comment vous expliquer… Des jours que ça a duré…

— …ce qu’il faut bien qualifier d’expérience, car l’issue demeura incertaine tout au long de son exécution par nos éminents services scientifiques qui, heureusement pour vous, avaient tout prévu.

— Je sais pas ce qu’ils avaient prévu, mais personne ne m’avait informé de l’emploi du temps. J’avais été projeté dans le Temps sans aucune instruction militaire (à défaut de scientifique car mon QI est équivalent au maximum requis pour s’engager au service d’une nation qui n’est certes pas la mienne mais que j’ai adoptée le temps de consacrer mes vacances à mon arrière-grand-père qui, comme vous le savez…

— Je vous interromps car on me fait signe que nous avons des images.)

— Je vais donc superposer mon commentaire sachant que le lecteur du présent roman n’en dispose pas…

— Nous sommes partisans de la transmission orale… Vous couriez… poursuivi par…

— Ça a commencé bien avant que je me mette à courir ! Mais contentons-nous ici de continuer le récit que nous débitions plus haut avant que mon imagination me confine dans un probable et lointain passage à la télé que ceux qui n’en rêvent pas n’ont rien compris à notre siècle…

— Le XXIe.

— Exact. C’est mon imagination qui m’interrompait, pas vous, charmante mongole que si j’avais encore des cuisses j’aimerais qu’elles ressemblent aux vôtres.

— Vous me flattez. Continuez.

— Le trou était presque pratiqué. La flamme faiblissait. Dans la brèche, des ombres se mouvaient. J’avais la chair à vif, tellement que si j’avais su j’aurais pas venu. Mais vous savez ce que c’est : on passe toujours par un moment de doute, qui si on s’y prépare pas, on revient à la maison sans souvenirs. Or, j’avais payé pour en avoir, des souvenirs. Et pas n’importe lesquels : des souvenirs qui ne m’appartenaient pas : les souvenirs de mon arrière-grand-père. Vous le connaissez un peu maintenant. Il est entré dans la guerre par hasard. Et il s’est mis à y voyager. Et pas n’importe comment : par le texte que lui inspiraient ses observations sur le terrain. Oh pas loin de chez lui. Il est allé jusqu’à la gare. Et c’est sur ce quai que l’Agence Tout N’est qu’Histoire avait prévu que je le rencontrasse dans le cadre d’un voyage temporel dont la maîtrise est l’œuvre de Gengis Kahn lui-même…

— Et de Sükhbaatar. N’oubliez pas Sükhbaatar. C’est dans le contrat. Vous avez signé…

— Yes Mum ! J’avais signé. Avec mon sang…

— Vous exagérez ! Jamais l’Agence n’a exigé…

— Laisse-moi faire, beauté. Je connais mon public… Le premier pas devait avoir lieu après la fissure en travaux d’agrandissement. Au départ, je savais rien de la fissure ni de ce qu’elle allait exiger en travaux de percement et de fusion nécessaire. Ils expliquent pas tout ça dans les prospectus. Après coup, on vous soumet un questionnaire où la surprise est le thème principal. Mais je savais même pas que je serais surpris. Et plus d’une fois. J’ai pas la culture de l’inattendu. J’avais l’intention d’attendre le train, tranquillement assis sur un banc, en compagnie d’autres voyageurs qui eux, c’était ce qui m’en distinguait, appartenaient à leur temps. Si je leur avais dit que je venais d’un futur où on savait même plus ce que c’est la guerre et que même il nous vient pas à l’idée de la faire, ils m’auraient ri au nez sans me demander pourquoi que j’étais pas mobilisé. Aussi l’Agence avait prévu de m’habiller en soldat, au risque de subir une incorporation justifiée par les circonstances toujours imprévues de la guerre, surtout à une époque où les limites sont souvent dépassées, question mortalité et progrès industriel. Je savais que j’avais pas l’esprit de ces gens-là. Si on me posait des questions, j’avais les réponses, comme que si j’étais un voyageur de commerce. Le soleil était au rendez-vous. C’était une promesse de l’Agence qui avait organisé le rendez-vous en plein été mongol. Sage précaution et pas que d’usage. Mais ça, c’était ce qui était programmé, pas ce que j’étais en train de vivre, avec ma combinaison fondue à jamais et ma peau que je craignais avoir perdue pour toujours. Mais ce premier pas, je l’avais pas fait.

Je sais pas ce qui me retenait. La nostalgie de mon siècle en marche ou le tran-tran quotidien que j’en avais pris l’habitude avant même de me rendre compte que c’était une habitude et non pas un choix. Je souffrais pas (ma peau) et j’étais pas si confus que ça (mon temps présent). Le métal refroidissait sous l’effet de la neige qu’était peut-être pas si carbonique que ça, réflexion faite. Le type qui apparaissait clairement dans la brèche était un Mongol. Je le reconnus aussi sec : c’était Bat Bat, l’assassin de A et B, autrement dit Dédé le gros et Dodo le laid. Personne n’avait songé à l’arrêter. L’Agence l’avait même employé pour veiller au bon déroulement du voyage qu’il paraît que j’avais pas tout payé. Si je sortais, j’allais entrer dans une yourte avec un poêle au milieu et du mouton bouilli dans les assiettes.

— Décidez-vous, sir ! On n’attend plus que vous.

— J’ai pas faim.

— Vodka… ?

Ça sent rien, la vodka. Mais ses vapeurs menaçaient l’ambiance d’explosion et de brûlure à un degré qu’on peut pas imaginer comment ça se soigne. J’en avais mal aux dents.

— Vous faites la même en injection intraveineuse… ? Ils font ça en Russie. Même que les Chinois ont acheté le brevet avec de l’argent américain. Je voudrais pas médire mais…

— Alors rien qu’un verre et ensuite on passe aux choses sérieuses, sir. On n’a pas tout notre temps.

De quel temps il parlait, le nomade ? Celui de Paris ou celui d’Oulan-Bator ? Comment qu’il avait dit Pedro… ? Ah ouais : « vous êtes ici chez vous » alors qu’on payait et d’avance. Qu’est-ce qu’on décidait pour ma peau ? J’avais les couilles à l’air et la queue en l’air. Je pouvais pas sortir, surtout dehors, dans cette tenue que même chez nous la justice supporte pas comme elle passe l’éponge sur les crimes d’État, surtout celui de Vichy que c’est pas que des pastilles pour la gorge. Un petit Mongol au sang juif (je dis ça mais j’en sais rien) montra sa tête entre deux fusions terminales. Il avait le compas dans l’œil. Il lui a pas fallu longtemps pour évaluer mes mesures, que j’en ai beaucoup et que j’y tiens en attendant d’en mourir. Deux minutes plus tard, une Mongole en jupette m’envoya une combinaison que Palo Alto lui-même venait de découper au laser dans un échantillon du savoir faire impérial que c’est pas que dans les musées nationaux qu’on en trouve. J’en avais de la chance ! Et sans 4x4.

— Habillez-vous, sir.

— Qu’est-ce que tu crois que je fais quand je suis encore à poil ?

— Vous êtes un peu nerveux, mais nous avons l’habitude. Jeff Bezos me disait…

— Regardez pas comment je fais, voyeur célinien ! C’est un secret de famille.

Justement, j’avais l’intention de demander à mon arrière-grand-père de m’éclairer sur ce point toujours en discussion dans la famille à cause d’un passage XX/XXI mal négocié parce que ça tombait un jour de fête que je sais plus laquelle, mais ce serait le 11 novembre que ça m’étonnerait pas. La brèche fut alors occultée par un drap qui avait servi à porter le deuil de Sükhbaatar qu’est pas, contrairement à ce qui se raconte en Belgique, un personnage de Tintin. On me fournissait le lubrifiant qui pouvait servir à autre chose, s’il en restait. Et s’il en restait pas, la graisse de mouton était un substitut qui avait fait ses preuves dans le cadre de la Grande Sodomie qui précéda l’indépendance. Je me badigeonnais dans l’enthousiasme, ce qui me fit soupçonner des additifs que c’était pas que de la graisse. La nouvelle combinaison avait déjà fait le bonheur d’un prédécesseur encore en vie à l’heure où on me parlait. Personne mourait dans ce pays : le virus des grandes libertés nomades vous achevait une semaine après votre retour aux pénates. Celui qui n’a jamais vécu la Mongolie peut pas savoir de quoi je parle. La liberté, une fois qu’on y a goûté, on peut plus s’en passer. Preuve qu’on n’est pas si libre que ça en Europe ni en Amérique. Je vous en parle parce que je suis malade et que ma demande de visa est en attente à l’ambassade de Mongolie à Paris. Mais retournons dans cette époque bénie : j’avais fait le saut de la Mongolie du XXIe siècle à la première grande guerre du XXe siècle occidental. Et ce, pour le prix d’un billet qu’en France vous allez pas plus loin que Meudon. Bref, excusez-moi si je disgresse, mais j’ai pas que des choses à dire.

— Vous êtes prêt, sir ?

— J’en suis à la moitié.

— L’autre moitié pose-t-elle des problèmes ? Notre tailleur mongol-juif (qu’est-ce que je disais, comme quoi j’ai pas toujours tort quand je raconte des conneries) est un expert : son compas dans l’œil…

— …il l’a pas dans le cul ! Je sais déjà ça. C’est écrit dans le contrat : en cas de perte ou de destruction du matériel appartenant à l’Agence, le client perd son chèque de caution. Sauf que rien n’est dit à propos de la peau que le client risque en acceptant l’idée que la Mongolie est un pays comme les autres.

— Vous en doutez, sir… ?

— Ça rentre pas !

Il avait vu serré, le Juif mongol. J’en ai pété des coutures. Et pas qu’au niveau des pectoraux, si vous voyez ce que je veux dire sans me vanter comme si j’étais l’architecte de la BNF. Je sais pas si vous avez déjà eu les couilles à l’étroit, mais ça fait mal ! Un mal que ma queue voulait prendre l’air malgré les dispositions règlementaires qu’ici c’est l’esprit de Gengis Khan qui dit qui est.

— Vous avez rien de plus facile à entrer dedans… ?

— On a une djellabah oubliée par un hadj…

— Je crains Dieu, même s’il existe pas comme je voudrais !

— Sinon, on a un mouchoir de communiante, pur ouvrage du crochet français que ça fait pencher la balance commerciale en notre faveur.

— Ça f’ra pas pencher la mienne, de balance !

— Alors la djellabah…

Je rapporte fidèlement ce dialogue pour ceux qui se demandent pourquoi le reste de cette histoire est en djellabah. J’ai jeté cette merde de combinaison juive-mongole aux orties, qu’il y en avait tellement que j’ai cru que j’étais retourné en vacances en Ariège avec Vladimir et Estragon, je sais plus lequel. Faut avouer qu’on est bien, à poil dans une djellabah. Mieux qu’en soutane mais avec la même probabilité d’en profiter pour se laisser aller comme ça nous chante, surtout que les petits garçons de Pedro Phile ne lisent pas Beckett, si vous voyez ce que je veux dire…

— Trêve de trobar clus, sir ! Vous êtes décent… ?

— Je suis décent et je descends…

Les Mongols présents n’ont pas compris mon humour, mais qu’est-ce qu’on peut exiger de gens qui ne travaillent que pour limiter la probabilité d’aller faire un tour en boîte avec qu’un trou pour respirer ? Je sors. Princier comme sait l’être un Parisien qui tient plutôt de la branche que de la souche, à cause des fruits. Sachant qu’on peut pas raisonnablement se balader en djellabah dans l’ISS qui est la version internationale de la CSS ou l’inverse mais ça n'a rien à voir avec l’Afrique, du Nord soit-elle. Ça faisait marrer les Mongols qui s’habillent pas en femme, surtout qu’ils vivent dehors pour aller chercher le charbon de leurs poêles. Pedro trouvait que ça allait bien avec les babouches, la djellabah. Beaucoup mieux que les espadrilles qu’il chaussait en habit de nomade. On a parlé comme ça en chemin, de mode vestimentaire et d’usage de la langue qui sert surtout à lécher si on veut pas crever de faim dans les marges de la société. On avançait dans un boyau. Je savais pas encore que j’allais y courir pour en sortir que je saurais pas si ce serait dans cette direction que je courrais. Mais n'anticipons pas. J’avais pas payé pour lire dans les lignes de la main qu’on me tendait de temps en temps comme si j’avais quelque chose dans la mienne.

— Ça sent pas trop mauvais… ?

— Vous voulez dire dedans… ?

— Des fois ça sent, même après lavage intensif chez Cintas.

— J’ai le nez bouché à cause des émanations de la fusion et de la combustion de ma combinaison.

— Yen a qui pue et d’autres qui se parfument…

— C’est la vie.

— Vous avez envie de vivre, sir ?

— Je dirais ça si j’étais pas sûr de mourir sans conclusion qui satisfasse ma pensée.

— Nous arrivons.

N’avaient pas prévu une navette comme dans les films. Et pas de chevaux pour pas salir.

— En principe, le touriste n’y voit pas d’inconvénient, dit Pedro Phile.

— Le touriste est con comme un balai !

Je sais pas s’il s’efforçait de rire, client oblige, mais ça n’avait pas l’air. On ne montait ni descendait. Et pas une porte ni un trou pour changer d’avis ou tenter sa chance. Je comprenais que le touriste était de mauvaise foi. Mais il se laissait guider vers le but de son voyage. Il en perdait son impatience. Mais l’idée de tout foutre en l’air m’assaillait de temps en temps, et je gémissais comme si on m’arrachait les poils du dos sans me dire qui c’est. On a fini par tomber sur quelque chose qui ressemblait à une issue. C’était pas clairement indiqué, j’en avais la chair de poule sans les dents qui vont avec.

— Ça essouffle, dit Pedro Phile en s’essuyant le front avec une manche qu’il avait gagnée je sais pas où. Vous êtes pas essoufflé, sir… ?

Je l’étais. J’avais même un début d’angine en perspective. Et quelque chose dans les genoux que je me doutais un peu qu’on avait profité de ma combustion pour me les trafiquer mais je savais pas pourquoi. Et je peux dire maintenant que je sais toujours pas pourquoi.

— Ya pas d’écran ? expirai-je.

— On travaille sans écran depuis que Sükhbaatar est apparu entre un chien jaune et un chameau en larmes en la cathédrale Saints-Pierre-et-Paul.

— Ah bon… ? Ils ont ça aussi en Mongolie ?

Je savais pas ce qu’ils avaient d’autre, des tas de trucs sans doute que le touriste revient avec, mais on faisait comment pour passer de l’autre côté ? Parce qu’il y avait un autre côté, hein ? C’est pas que je m’inquiétais, parce que ça commençait à faire long, ces histoires que ça n’en finit pas de me pourrir l’existence que j’ai rien demandé, mais j’avais hâte de voir jusqu’où l’Agence avait l’intention de me mener en bateau dans un pays où rien ne flotte sans que la Russie ne s’en mêle au moins un peu.

— Sésame, ouvre-toi ! plaisanta Pedro Phile.

Il cherchait la clé dans son carnet en papier russe. Son index suivait les lignes compliquées d’un tas de pictogrammes qui avaient fait leurs preuves. Il s’y connaissait en preuve. Je pouvais lui faire confiance. Enfin, il trouva. Et le même index traça dans l’air des signes censés provoquer une ouverture quelque part dans cette maudite paroi. C’était ce qu’on faisait de mieux depuis que j’avais embarqué : trouer pour aller de l’autre côté. Frisson touristique garanti. Et sans vodka pour l’instant à cause de l’inflammabilité du produit. Ne jouez pas au touriste si vous savez pas vous retenir. Que si j’avais pas su, j’aurais traversé comment ? Une angoisse que je vous dis pas ! Et que je suis pas venu pour ça !

— Ça va s’ouvrir, dit Pedro Phile qui avait confiance et moi pas.

En tout cas pas encore. Il me sourit :

— Cette fois on aura pas besoin d’un chalumeau. Comment aurions-nous pu prévoir que.

— Vous vous rappelez que je suis venu pour voir mon arrière-grand-père… ?

— Comment oublier une pareille intention à faire pâlir Husserl lui-même ! Nous y sommes. Je vous dis que nous y sommes !

— Et pour la vodka… ?

Pas de réponse ça voulait dire non. Pourtant, j’en avais besoin. Que si Myriam avait été là elle lui aurait dit. Yen a que ça leur sèche le gosier. Moi ça me l’humidifie à la salive qui contient 90% d’eau. Et même plus des fois.

— Voilà !

Si j’avais su que c’était déjà ouvert, j’aurais venu plus tôt et sans payer.

— Passez devant, sir. À vous le privilège de.

Vous avez remarqué cette manie qu’il a ce mec de pas finir ses phrases ou de les couper en plein milieu de leur sens ? Moi ça m’inspirait pas confiance, cette manie. J’ai quelques manies moi-même, et qui ne s’en méfie pas ne me connaît pas. J’entrai, comme si je venais d’être dehors.

— Vous aimez la tapisserie ?

— Ya pas de fenêtre ?

— Pas besoin de fenêtre en 14-18.

— Et comment qu’on sortait sans fenêtre… ?

— Par la porte !

Yen avait une, mais rien disait que mon arrière-grand-père était sorti dedans.

— Ouvrez-la !

Comme une pochette avec un truc dedans qu’une fois ça m’a emporté les cils que j’avais reçus en héritage. J’explique pourquoi vous me voyez sans. J’ouvre. Rien. Un couloir sans éclairage public.

— C’est 14-18… ? dis-je comme si c’était la première fois que je voyais rien alors que j’ai visité des tas d’expositions à Paris.

— NOTRE 14-18 !

— Il y en a un autre… ?

— Il y a le vôtre, sir !

— Mais c’est celui de mon arrière-grand-père que.

— Vous avez besoin de vous reposer un. La nuit porte conseil.

— Mais pas le rêve, Pedro, pas le rêve. Et je sais de quoi je parle. Que j’ai l’impression d’être déjà venu ici…

— Vous avez vu et revu les photos. Mais ce que vous allez voir maintenant, sir, c’est la réalité que la photographie n’a pas le pouvoir de reproduire comme nous vous proposons de l’appréhender.

— Pour ce qui est de l’appréhension, j’en ai ! On appuie où pour allumer… ? Ou bien suffit-il de sortir pour que ça s’allume… Une cellule photo-électrique…

— Nous verrons ça demain, sir. Le lit est fait.

— Pour la vodka…

La bouteille trônait fièrement sur la table de chevet. Avec un bouchon qui se visse pour pas se faire chier à tirebouchonner et à enfoncer on peut pas savoir combien de fois avant d’en avoir assez. La gueule que j’avais dans le miroir ! Je reconnaissais pas l’homme que j’avais été avant de devenir celui qui voulait pas dormir avant d’avoir tout. Voilà que moi aussi je finis mes. Il y avait du papier à en-tête sur la table. Hôtel Rosa de Lima.

 

Je vous dis pas ce que j’ai rêvé cette nuit-là. Je sais pas si on a le droit d’écrire de pareilles conneries. La bouteille n’était pas vide. En temps ordinaire, j’aurais dû écrire : la bouteille était vide et personne n’aurait eu l’idée de demander par qui. Sans fenêtre, pas moyen de savoir quel jour on est. Et si on s’est réveillé trop tôt, c’est pas forcément avant les autres. J’ai décroché le combiné cloué au mur. Yavait quelqu’un à l’autre bout, ce qui m’a pris au dépourvu, je l’avoue. Je me suis mis à parler comme si c’était pas moi :

— Qu’est-ce qu’ya à la télé ce soir ?

— Vous avez pas la télé, monsieur Sarabande…

— Une piaule sans télé ! Vous vous fichez de.

— Fallait préciser dans votre email…

— J’écris des emails moi… ? Première nouvelle ! J’ai l’honneur de vous faire savoir que j’en ai jamais écrit !

— Pourtant… Vous êtes bien Jules Sarabande… ? Chambre 1006… ?

— Me dites pas que je suis venu seul…

— Deux types vont ont ramenés de… d’où vous savez…

— Leurs noms ! J’exige leurs noms ! Sinon…

— Ils m’ont dit « A et B / monsieur comprendra » et j’ai pas cherché à comprendre. J’ai dix ans… Clic.

Coupé. Je me suis senti seul. Avec un mal au crâne que la vodka n’expliquait pas tout. Comme yavait pas de clavier pour composer un numéro, j’ai attendu qu’on me réponde. La même voix, maintenant clairement enfantine :

— Je vous ai dit tout ce que je savais, monsieur Sarabande !

Ça sentait la crise de nerfs. J’ai pas insisté. J’ai demandé si A et B couchaient à l’hôtel ou s’il fallait aller plus loin et donc sortir si c’était permis… Le gosse bafouilla, histoire de me faire comprendre qu’il savait des choses mais qu’il pouvait pas les dire parce que sinon pan pan cucul. J’ai raccroché. Rien à foutre de ce pleurnichard. J’avais besoin d’une porte et celle que j’avais à ma disposition servait à sortir mais où ? Je l’ai ouverte comme si quelqu’un allait me demander pourquoi. Personne. Toujours pas de lumière. Et c’est pourtant là que j’habitais. Sans Myriam jusqu’à plus ample information. J’ai cherché l’interrupteur et j’ai trouvé un bouton qui avait connu Staline dans sa jeunesse. Bien entendu, il allumait rien. Il cliquait sans rien allumer et ça m’a mis les nerfs en pelote mais pas pour jouer avec au Jokari. J’avais même plus de vodka pour y mettre le feu. Avec quoi que je l’aurais allumée ? J’entrai dans l’ombre. Ça l’a rendue encore plus noire et je savais qu’un pas de plus pouvait être un pas de trop. Mais dans quel sens c’était trop ? On peut tout imaginer dans ces circonstances. Et on se prive pas de se laisser glisser dans l’horreur qui fait vivre les producteurs de gore. Pourquoi aller nulle part quand on sait où on habite ? Je refermai. En douceur. Peut-être consentirait-on à me monter, si j’étais en haut, une bouteille de vodka qui dirait pas non. Je décrochai…

— Monsieur a besoin de quelque chose que je suis en mesure de lui…

— Ferme-la, puceau ! Et sois gentil avec moi…

— Mais je suis là pour ça… Monsieur…

— Monte-moi une bouteille de votre fameux tord-boyau ruskov… et ferme-la.

— Vous voulez que je monte avec ?

C’est un défaut que j’ai de pas écouter ce qu’on me dit avant. On frappe. J’ouvre. Personne. Je referme. Je me dis : ya une autre porte. Faut que je la trouve. Suffit d’attendre qu’il frappe encore. Il est monté pour me livrer une bouteille. Il va pas repartir avec.

— Monsieur Sarabande… ?

— Où que t’es, merde ?

— Mais derrière la porte, monsieur…

— Laquelle ?

— Celle que vous avez ouverte et refermée…

La bonne nouvelle. Je m’affole pas. Je me revois dans le miroir et j’aurais mieux fait de pas.

— T’as la bouteille ?

— Vous l’avez demandée et je l’ai…

— T’es monté ou descendu ?

— Ni l’un ni l’autre… Je…

— Dans un hôtel on monte ou on descend ! J’y vais pas souvent, à l’hôtel, mais j’en ai entendu parler… Te fous pas…

— Toc ! Toc !

Qu’est-ce que vous voulez faire avec un gosse si vous avez pas l’intention de vous en servir ? J’ouvre et qu’est-ce que je vois ?

— Bonjour, Juju !

La Myriam toute nue mais trente ans et plus avant qu’on se mette à pas avoir d’enfant. J’ouvre en grand des fois qu’une petite bite me dise le contraire, mais non : ça n’a pas encore de poils et ça porte en collier la médaille de son baptême Dominique nique nique. Qu’est-ce qu’elle vient faire à cet âge ?

— Voilà la bouteille. T’as un tire-bouchon ?

J’en ai un, mais je m’en sers pas pour déboucher. Ya longtemps que la Myriam elle a plus besoin qu’on la débouche. Elle entre et se dirige vers le lit, mais elle s’y met pas, pose la bouteille à la place de l’autre que je sais pas ce que j’en ai fait…

— C’est pour la consigne, dit-elle d’un air si soucieux que ça me donne des idées que j’en ai jamais eu des comme ça. Ils ont très consigne, les Mongols. Et Pedro est très strict sur la question. On n’est pas chez nous, ici.

— Il est où, ton petit copain que j’ai eu au bout.

— Il est pas monté ni descendu, si c’est ce que tu veux savoir. (un temps) Approche ton tire-bouchon.

— C’est pas un tire-bouchon !

— Je badinais, mec !

Elle le dévisse. Ça me fait un bien fou. Et après, comme d’habitude, elle le revisse pas et elle me ressert, juste ce qu’il faut, pas plus.

— Faut t’saouler, Juju. Ils vont venir te chercher.

— Qu’est-ce qu’ils me veulent ?

Encore un peu et je me crois dans un roman de Kafka je sais plus lequel. Elle revisse.

— Ça t’a fait du bien, mec ?

— J’ai plus envie.

— C’est pas de toi, ça !

— J’ai plus envie d’y aller en 14-18 !

— Mais nous y sommes !

— ¡No me digas !

Elle a pas l’air de plaisanter. Ses boucles blondes rutilent sous la lampe. Elle a les joues roses comme si elle avait couru. Hélène était brune. Elle peut pas avoir oublié Hélène, mais c’est pas le moment de se disputer. J’en ai marre de 14-18. J’ai pas envie de pédophiler. J’ai jamais pédophiler et c’est pas maintenant que j’allais commencer ! Je m’étais mis dans le pétrin et c’était pas pour avoir pédophilé. Qu’est-ce qu’ils étaient venus foutre ici A et B ? N’étaient-ils pas censés être morts et enterrés quelque part dans le désert de Gobi ? Que Bat Bat avait traversé la frontière parce qu’il connaissait un coin tranquille que les Chinois n’auraient pas idée d’y faire des fouilles archéologiques, leur nouveau dada depuis qu’ils savent qu’ils appartiennent eux aussi à l’espèce humaine. Ou alors A et B n’étaient pas Dédé le gros ni Dodo le laid. Ou l’inverse. Le gosse qui m’avait renseigné avait pu se laisser tromper par les apparences. J’en haletais que l’air a commencé à me manquer. Je me suis mis au lit. C’est là que je suis le mieux couché. J’en veux pas de vos plages ni de vos cercueils !

— Mais enfin, mon chou ! Ton arrière-grand-père a hâte de te revoir…

— Il m’a jamais vu, alors…

— Que si qu’il t’a vu ! Mais que tu t’en souviens pas.

— Comment que j’aurais oublié si j’ai pas fait la guerre ni espéré en faire une avant d’être réformé pour cause de vieillesse* ?

 

 

* que ça va arriver plus vite que vite si je continue à déconner…

 

La voyageuse

Jolie voyageuse aux joues roses. Son chapeau portait des fruits, la voilette était retroussée et retenue par une épingle horizontale à tête de fleur éclose. On ne voyait pas la maison d’ici. Peut-être en allant au bout du quai, côté tunnel, mais la foule paraissait infranchissable, elle reconnaîtrait peut-être quelqu’un ou serait reconnue. Elle décrivit la maison en commençant par l’entrée, une allée en demi-cercle sous la charmille, le portail est resté ouvert après le passage du corbillard, on arrive sur le perron, les escaliers se rencontrent sur un seuil envahi de fleurs en pot. Nous fîmes le tour de la maison. Redescendez le perron (le général sourcilla) du côté du jardin d’hiver dont vous apercevez l’entrée verte et noire. L’allée s’est rétrécie. L’humidité vous submerge. Le mur semble interminable. Un soupirail entrouvert laisse échapper une odeur de salpêtre et de moisissure. Nous y conservions le vin de ses vignes. Il avait hérité un nombre incroyable de choses. Il l’amena un jour faire le tour de ces propriétés. Le morcellement lui donna le vertige. Vous savez que je ne vous aime pas dans ce rôle. Elle était jalouse. Il lui montra un carré de vigne en fleurs qui promettait. Une maisonnette pourrissait sous les arbres.

— Vous connaissez son histoire, dit-il.

C’était un homme lent qui donnait l’impression d’aller plus vite que les autres parce qu’il savait s’arrêter. Elle haïssait depuis toujours cette superficialité. Dans le village de son enfance, il possédait le côté ensoleillé d’une rue où elle ne compta pas moins de huit façades. Mais il l’entraînait sur la place pour lui montrer l’église où il avait accompli tous les rites et les cérémonies de l’enfance.

— Nous aurions pu nous y marier, dit-elle et elle s’en voulut d’avoir parlé trop vite.

Ils entrèrent dans l’église. Un bedeau accroupi équilibrait les rayons d’une roue. L’idole était renversée dans l’allée, entre la cinquième et la sixième station.

— Attention ! dit le bedeau.

Ils enjambèrent une flaque sans se renseigner sur sa nature. Le bedeau avait souri en apercevant la cheville nue de la jeune femme.

— Vous l’avez émoustillé, dit l’homme qu’elle venait d’épouser.

Elle rougit. Mais il était sur les marches d’une chapelle dédiée à saint Antoine. Il montra l’ex-voto.

— Il n’est jamais revenu, dit-il d’un air désolé.

Le vœu était anonyme. Il évoquait une mer lointaine. Le nom du navire était comme un joyau au milieu de ces mots.

— D’où la branche bâtarde, expliqua-t-il en redescendant les marches.

— Je comprends, fit-elle, mais elle ne comprenait pas, d’ailleurs il était déjà agenouillé dans la chapelle de la vierge et il priait. Il lui fit signe de s’agenouiller près de lui. Le bedeau eut le temps d’apercevoir les mollets et peut-être les genoux. Elle rencontra son regard. Après tout, elle était heureuse. La Vierge descendait d’un rocher. Une arabesque bleue personnalisait la vague. L’écume était figurée par des roses blanches. Il aimait les idées simples. La jambe qui s’appuyait sur la vague était magnifique. L’autre, repliée sous les voiles bleus et roses, pouvait donner une idée de la force musculaire qui animait cette femme hors du commun. Elle portait l’enfant sur l’épaule. La main témoignait de la même puissance, à fleur de la chair de l’enfant dont le regard était l’océan même. L’autre main retenait la composition au rocher d’où elle naissait. Deux vitraux supprimaient leurs ombres respectives. Ils réunissaient en opposition tous les saints présents physiquement dans l’église. Les enfants du village portaient ce nom depuis toujours. On ne connaissait pas d’exemple d’infidélité à ce qui, sans être une règle, s’imposait à l’existence avec la force du nécessaire. La Vierge retenait son voile. Un vent avait commencé à déployer son étonnante chevelure rouge.

— Une fille du pays, dit la voyageuse, elle existe toujours, elle voulait dire qu’on la trouve toujours, qu’on ne la cherche pas, qu’elle existe hors du temps, comme une horloge arrêtée.

L’enfant imagina tout de suite l’horloge. Le masque surveillait ce visage, comme si soudain son existence en dépendait. Le général devenait sentimental. Il était sur le point de poser une question. La voyageuse était une belle femme, une sentimentale, une romantique peut-être, mais sans cette anémie des amoureuses qui s’évanouissent à l’approche des mains, elle avait plutôt l’air d’une amazone, ce qui la rapprochait sensiblement des temps modernes. Il se lissa la moustache, le général. L’imagination de l’enfant était fertile en mouvements involontaires du personnage. Le masque frémissait sous son pansement. Ce devait être terrible et désespérant de ne même pas pouvoir s’inventer un visage pour plaire aux femmes qui commencent, c’est connu, toujours par dévisager l’homme. La femme donne la vie et la reprend. L’homme est la chair de l’existence. Ces idées étaient celles de sa mère et maintenant elle semblait prendre un malin plaisir à écouter les bavardages de la voyageuse qui était devenue voyageuse en mettant le pied sur ce quai.

— Il m’avait caché l’existence d’un enfant naturel, dit-elle en se trémoussant.

La mère de l’enfant (future crevure de la Grande guerre) se sentie un peu gênée par la confidence. Elle faillit dire que c’était du blé mais elle eut peut-être peur de ne pas être comprise par la voyageuse trop troublée par sa propre voix pour élucider les métaphores que l’enfant connaissait de longue date. Avait-il résolu celle-là ou avait-il donné sa langue au chat ? Il ne s’en souvenait pas. Il n’aurait pas aimé se souvenir d’une défaite. Il était sur le point d’expliquer le blé à la voyageuse qui parlait d’une enfant qui, nouvelle révélation, avait exactement son âge. Drame bourgeois qui aurait eu lieu si le fils de son époux avait vécu avec eux, sous le même toit était une meilleure expression de son angoisse, le même âge, les mêmes repères, la même différence. Mais fort heureusement, l’homme ne lui révéla rien. Il avait déliré avant de mourir et peut-être même prononcé ce nom. Peut-être. C’est le notaire qui révéla le pot aux roses. Ce qui réduisait considérablement les fruits de cette mort inespérée. Au fait, de quoi était-il mort ?

La voyageuse était étonnée qu’on ne lui posât pas la question. Même la mort nous différencie, pensait à peu près l’enfant. Notre vie est celle d’un tonnelier ou d’un militaire, le tonnelier peut mourir au combat et le militaire en binant son jardin. C’est un peu ce qui était arrivé à l’époux de la voyageuse. Il revenait d’une promenade. En arrivant sur le pont, il ne pouvait plus respirer. Il tomba à genoux et lutta contre l’asphyxie. Un vomissement le sauva. Il eut encore la force de rentrer chez lui. Mais il ne vivait plus. Il le savait. Il se coucha et on descendit le lit dans le salon dont on ouvrit les grandes portes-fenêtres. La gravure était impressionnante. Le mourant était assis dans son lit, le visage illuminé par le couchant, mains en prières et bouche ouverte, on voyait la langue s’agiter et la jeune femme se penchait, son visage éploré effleurait la nuque du malheureux qu’elle suppliait de ne pas l’abandonner. Il était fasciné par le spectacle que l’horizon lui offrait et il semblait même heureux.

— S’en aller n’est rien à côté de ce que je souffre, dit la voyageuse.

La regarder n’était rien non plus. Elle était jolie et il avait de merveilleux souvenirs. Ce corps l’inspirait encore. Mais il n’était jamais allé au bout de ses confessions. Il avait aimé ces attentes. Elle n’y pouvait rien, elle paraissait impatiente et demeurait silencieuse, prostrée quelquefois et il la déshabillait, fasciné par cette immobilité qu’elle lui reprochait, sans explication, de déranger. Le corps s’insérait facilement entre lui et la réalité qu’il tentait de soumettre à son désir. Il avait eu souvent la sensation d’avoir vaincu ce néant hérité de l’enfance, au moment où le corps des femmes était devenu nécessairement nourricier. Jette l’huile sur ce feu, lui conseillait sa mémoire, mais maintenant elle ne s’habillait plus pour plaire, elle ne montrait plus ses bras, ne croisait plus ses jambes, elle multipliait les voiles, même dans l’intimité. Elle était assise près du lit, sur une chaise dont le dossier l’obligeait à se tenir exagérément droite, et sa tête penchait sur une épaule, elle ne le regardait pas, mais elle l’écoutait. Le médecin avait été clair. En tout cas il avait reçu cette clarté à la fin d’un rêve où il se débattait pour se sortir d’un imbroglio dont il était peut-être l’initiateur, les rêves ne se passaient jamais autrement, ils commençaient par le doute, le doute était inspiré par un objet étrange, inutile ou superflu et il voulait mettre fin à cette fascination qui lui donnait la mesure d’un temps mille fois plus véloce que le temps qu’il prétendait, dans ses conversations mondaines, partager avec les autres. Puis le doute se révélait n’être que la surface d’un miroir qu’il pouvait briser avec une facilité qui l’étourdissait toujours. L’objet initial s’effondrait verticalement en mille morceaux et une force incroyable, qui ne pouvait pas être la sienne, lui faisait franchir ces ruines et il se retrouvait avec les autres, une conversation était en cours, il prenait le train en marche, il brillait même et on finissait par n’écouter que lui. Il triomphait. On l’admirait. On lui décernait un prix. La coupe était grotesque ou la couronne monumentale et il se mettait à craindre le ridicule, il était de nouveau dans sa peau, la lumière s’intensifiait, il était en train de mourir et il luttait désespérément contre une apnée d’où jaillissait un cri dont la puissance l’étonnait, l’espace ainsi créé s’illuminait, devenait blanc et soyeux, presque tranquille, le cri se terminait par un gémissement poussif qui était tout ce qui en restait quand il avait traversé la surface du rêve pour la réveiller et elle lui parlait de ce cri, elle devenait perverse et précise, elle se moquait de lui parce qu’il lui inspirait cette cruauté. Depuis qu’il était couché, attendant que la mort achevât ce que la vie avait commencé (comme il disait), elle passait presque tout son temps avec lui, le soignait avec un dévouement qui était la force cachée de cette cruauté qui, il est vrai, n’avait jamais visé à le faire disparaître de ce monde, elle pensait plutôt l’y faire durer le plus longtemps possible, pour lui faire payer ce qu’il ne donnait plus, faire taire, faire vrai, faire long et ennuyeux. Elle s’y connaissait en matière d’ennui et de silence. Elle le soupçonnait de s’amuser sans elle pendant ces trop courtes absences qui, il s’en rendait compte, le vieillissait doucement, infidélité après infidélité, caresses volées après toutes les autres qu’il avait seulement espérées. Il regarda ce profil. Il était peut-être sévère. Pourquoi n’ai-je pas eu d’aventure avec elle, avec sa beauté, un voyage infinissable et peut-être infini ?

Et maintenant elle lui reprochait de s’en aller et il la regardait. De quoi souffrait-elle ?

De quoi souffre une femme qui n’a jamais aimé ?

Elle ne s’était jamais laissée aimer. Le corps pouvait être magnifique. Dans le lit, il devenait le personnage de ses fantasmes. Elle accepta tous les noms. Il jouait avec elle. Il ne la possédait pas mais elle était captive. Rebelle mais inoffensive. Presque profonde, il n’avait pas de mal à s’imaginer cette immensité. Elle imitait le plaisir ou le rejouait, comment savoir ?

Au matin de la nuit de noces, elle s’était levée en catimini pour emporter l’évidence de sa virginité. Le drap avait glissé sous lui, il s’était retrouvé sur le matelas, la regardant plier soigneusement cette blancheur qu’il voyait pour la dernière fois. Il y pensait douloureusement maintenant. Il aurait préféré se rappeler l’enfance, mais elle occupait les lieux en gardienne de la mémoire. Que m’est-il arrivé encore ? se dit-il tandis qu’elle bougeait un peu sur la chaise parce que quelqu’un entrait dans la chambre.

— Savez-vous où nous sommes ?

La question avait de quoi surprendre. Il venait de la poser et l’intrus y répondait. Il la regarda encore. Un seul moment de ce regard. Comme chemin. Un moment de cette seconde de pitié. C’était tout ce qu’il lui demandait. L’intrus était peut-être une autre femme. Il ne la reconnaissait pas. Je ne reconnaîtrai plus qu’elle, c’est joué, je ne joue plus, elle attend, la femme se penche sur moi pour m’embrasser le front, elle est brûlante, excessive, indéfinissable. Où sommes-nous dans cette chambre ?

Il précisait le sens de sa question. La femme s’interrompit. Elle ne disait plus rien. La question l’indisposait. Elle lui tourna le dos et se dirigea lentement vers le fond de la chambre, près de l’armoire dont on avait fait enlever le miroir. Une éternité s’était mise en marche depuis. Impossible de situer ce déclouage. Il avait vu deux ombres s’arcbouter de chaque côté du miroir. Une porte était ouverte. Ventre de l’armoire. Il n’y laissait rien, à part des vêtements qu’elle donnerait. Le miroir se détacha, passa devant le lit, s’inclina sous la porte, il y avait vu l’enfer, la fenêtre y avait multiplié une belle après-midi d’été. La femme était assise maintenant. Il voyait les mollets parallèles, les mains posées sur les genoux, belles mains à fleur du souvenir, caresses ou doigté, comment s’en rappeler si elle ne répondait pas à la question qu’il reposait ?

Il était étrangement faible, réduit au désir, soumis à la demi-lumière de la chambre où il ne trouvait pas l’inspiration. Un autre personnage se tenait debout près de la porte, les mains croisées devant, jambes écartées, il ne voyait pas le visage, l’immobilité était parfaite, il eût aimé lui poser une question à lui aussi mais cette présence ne lui en inspirait aucune. Il se souvenait d’un chat mais le chat n’était pas là pour confirmer son existence de chat. Le plafond n’avait pas été repeint depuis les noces. Des batailles s’y étaient formées depuis mais une brèche en réduisait l’intelligibilité. Cette ligne presque droite et noire, qui correspondait à une solive, parcourait le plafond en médiane. Une croix s’était ébauchée et elle avait eu peur de ce mauvais présage. Ils avaient toutes les chances de mourir dans cette chambre, lui comme elle, à moins d’un accident, il redoutait le voyage qu’elle projetait et ils n’en entreprirent aucun, d’où son abandon lorsqu’il tentait de la posséder et qu’elle ne consentait qu’à se laisser enfermer. La clé. Ils voyaient peut-être ce sourire sur ses lèvres exsangues, non, ils ne pouvaient pas accepter l’idée même d’un sourire, ils détourneraient le regard pour ne pas voir cette tentative de s’extraire du néant où il finissait lamentablement, abandonné de tous parce qu’il n’avait jamais rien donné à personne, qu’il s’était servi de tout le monde et qu’il n’était pas allé au bout de l’amour qu’elle était en mesure de lui donner. Inutile de leur poser des questions. Il ne les reconnaissait pas. Ce n’était d’ailleurs peut-être pas elle. Ce qui expliquerait l’absence de regard. Le profil devenait imprécis. Il ne pouvait plus le reconnaître. Il jeta un regard désespéré dans toute la chambre. Demi-cercle. J’en suis encore à cette géométrie. Si ce n’était pas elle, elle n’était pas là. La chambre était construite dans une pièce plus grande qui comprenait aujourd’hui, outre la cage d’escalier, une autre chambre, aveugle celle-là, et un cagibi éclairé par un vasistas dont la surface glauque était habitée depuis toujours par des araignées au corps cylindrique et noir. Vue de l’extérieur, la maison était coquette et agréable. Elle-même, en la voyant pour la première fois, avait déclaré qu’elle aimerait y habiter. Elle lui montra le bow-window aux carreaux jaune paille. Un tilleul ombrageait la cour. Le gazon était fraîchement tondu. Une gerbe de renoncules jaillissait du puits. La margelle soutenait encore la jambe d’une nymphe penchée sur un massif d’hortensias. Des roses trémières descendaient entre le chemin d’accès au garage et le mur de la maison. Elle ouvrit le portail sans attendre les mots de bienvenue. Elle était dans l’allée, elle s’ensoleillait maintenant, elle jouait le bonheur retrouvé, les lieux s’y prêtaient à merveille. Sur le perron, elle ôta son chapeau et il commença de monter l’escalier de pierre qu’on venait de curer. Il aimait cette propreté, les traces de l’usure qu’elle provoquait, l’odeur de la pierre mouillée qui sèche sous le soleil et perdure dans l’ombre. Elle n’avait pas la clé. Il la sortit de sa poche et la lui tendit. Hésitait-elle ? Qu’attendait-elle ?

Il lui avait promis de ne pas la porter dans ses bras pour franchir le seuil. Cette coutume l’agaçait. Elle franchirait la porte la première. Toutes les fenêtres de la maison étaient ouvertes. En ouvrant la porte, l’air se faufile entre eux, un air chargé de vieillerie, de temps passé et perdu, de retrouvailles fanées, elle eut un haut-le-cœur. Il l’avait prévenue. Le quartier était chic et impeccablement géométrisé sous des aspects de jardins anglais. Les maisons rutilaient dans le même style qu’il eût été difficile de définir tant il empruntait. Les rues invitaient à la promenade. On les entretenait avec soins, avec goût, tenant à distance cette trop grande perfection qui les eût dénaturées. Elle les trouvait parfaites. Chaque maison était une île. On pouvait parfaitement s’y trouver loin de tout et surtout des autres. Cette idée l’enchantait. Il se rappelait les silhouettes des voisins à travers les sapinettes. Elle avait aussi une enfance, rétorqua-t-elle, mais les jardins étaient communs et on s’y rencontrait. Avoir son jardin à soi, s’y abandonner, ne plus exister en fonction des autres, il crut qu’elle délirait. À Venise, elle récitait des pochades symbolistes. Les ponts lui parurent plutôt romantiques, les palais revenaient du théâtre où il avait aimé des comédiennes sourcilleuses et passables, il demandait au gondolier de s’éloigner le plus possible et la mer lui paraissait infranchissable. À l’hôtel, une abondance de fleurs l’avait étourdi à ce point qu’il avait demandé des explications. On lui parla des fleurs comme si elles n’existaient pas. C’était charmant et un peu provocateur. Elle riait de sa lenteur. Et trouvait que la terrasse était à la hauteur de ses espérances. Elle y prenait le soleil à l’heure où les autres déjeunaient. On pouvait la voir à travers la baie vitrée de la salle à manger. Elle portait une robe trop blanche. Son chapeau de paille criblait la peau de son visage. Elle tenait le livre à deux mains et semblait ne pas se décider à tourner les pages. Lisait-elle ?

Elle n’avait pas faim. Elle grignotait l’après-midi et se levait la nuit pour aller picorer, avec la permission des gérants de l’hôtel, dans la cuisine où elle disait avoir ses habitudes. Il avait un peu honte de ne rien trouver à lui reprocher que ces petits écarts de conduite qui affectaient exagérément les hôtes venus s’attabler par habitude d’être pris pour ce qu’ils étaient. Mais aucun ne fit allusion à ces caprices. On feignait même de les ignorer. Elle n’existait plus, à les voir continuer d’exister malgré l’évidence de l’offense qu’elle leur adressait. Il avait toujours rêvé d’une femme à la place de sa révolte. L’idée lui était venue dans son adolescence, au seuil de l’éternité. C’était une idée claire et séduisante. La femme qu’il épuiserait remplacerait son incapacité à critiquer ouvertement ce qu’on lui léguait, à charge pour lui de créer avec elle la succession conçue comme un devoir. Je ne ferai plus rien après ça, pensa-t-il aussitôt. La femme entrait comme un corps et ne comprenait pas tout de suite ce qu’il exigeait d’elle, non pas qu’il fût capable de sacrifier lui-même à ses exigences, l’autel de l’amour lui parut inquiétant et il le soupçonna d’inutilité ou tout au moins lui sembla-t-il qu’il pouvait se passer d’y conserver le meilleur de lui-même. La femme en question existait, c’était déjà bien, et il lui en était reconnaissant. Il supportait ses divagations et autres fulgurations qui la défloraient à la place de la passion qu’il aurait pu éprouver pour elle. Ils quittèrent Venise pour Nice, ensuite ils passèrent quelques jours à Vichy, visitèrent la vallée du Lot et rentrèrent chez eux, c’est-à-dire chez elle, car la maison qu’il héritait et qu’il lui offrait était en travaux. On patienta. Il lui montra des photographies de la maison, du jardin, des rues, de la place où des enfants jouaient, des collines, un couchant l’époustoufla et ils rirent ensemble de chaque côté de la table qu’elle prétendait faire tourner malgré son peu de foi dans l’existence d’un au-delà indéchiffrable et définitif. Ils habitèrent deux mois ce petit appartement de la rue Croix-Baragnon. Il sentait la moisissure et était animé d’étranges craquements qui le réveillaient la nuit dans les moments fragiles du sommeil. Il avait toujours éprouvé avec angoisse ces affleurements indésirables mais il ne luttait plus, et la sinistre apparence des lieux le détruisait de l’intérieur, il haïssait ce dépérissement, la lenteur éprouvante d’un émiettement de ce qui n’avait jamais été qu’une statue de lui-même, l’auteur en témoignerait tous les jours et elle l’écoutait comme si elle attendait de lui qu’il lui révélât des secrets qu’on n’attend plus d’un homme dépassionné et réduit à l’attitude du spectateur qui a perdu le fil de l’intrigue. Son père vivait à l’étage au-dessous, ce qui explique la rencontre. Il ne revoyait jamais cet escalier sans revivre le désir qu’elle lui avait inspiré dès la première seconde d’un croisement, sa broche avait accroché la manche de sa chemise et il s’était excusé d’aller dans cette tenue tandis qu’elle lui faisait constater la perte d’une pierre. Il se noya dans l’étroitesse du serti vide de sens. Il pensa tomber à la renverse. Ses parfums étaient incohérents. Elle s’agenouilla sur le tapis de l’escalier. Il ne bougeait plus, à sa demande. Il souleva lentement un pied, puis le reposa parce qu’elle ne trouvait rien et qu’elle lui demandait de soulever tout aussi prudemment l’autre pied dont le tremblement l’amusa. Il surprit ce bonheur dans les muscles de son cou. Il ne lui avait encore rien dit. Elle parlait sans arrêt. Il se résolut enfin à l’écouter. Il était question de tout et de rien, en tout cas pas de la pierre qui devait avoir, vu ses recherches, encore de l’importance. Ensuite elle leva la tête pour lui dire qu’elle ne le retenait pas et au moment où il s’apprêtait à descendre une marche, n’ayant toujours rien dit mais ayant agi comme elle le lui avait ordonné, ils aperçurent ensemble la pierre minuscule. Elle poussa un cri qui le paralysa. La pierre, une ambre parfaitement translucide, était entre son pouce et son index. Il cria victoire, mais si faiblement qu’elle le regarda d’un air étonné.

— Vous êtes le fils de [ici le nom du père] ! s’exclama-t-elle en même temps.

Il répondit qu’il était ravi.

— Vous avez esquinté mon héritage, dit-elle en redescendant.

Il la suivit. Elle atteignit le trottoir la première. Il se retourna pour jeter un œil derrière lui avant de franchir le seuil. La porte se referma doucement. Il avait encore la main sur la grille. Elle faillit lui dire : mais lâchez-la donc ! elle préféra se taire et même cessa de l’écraser sous son regard. Elle se mit à marcher.

— Vous me suivez, dit-elle.

Il prononça quelque chose qu’elle ne comprit pas. Il dut répéter à sa demande. Il allait se promener, c’était son chemin, ensuite il bifurquait au bout de la rue, ne traversait pas la place, il l’avait vue souvent emprunter le passage souterrain et il s’était arrêté en haut de l’escalier pour la regarder descendre puis disparaître dans le couloir, ses pas l’accompagneraient jusqu’à ce qu’il l’eût oubliée, il ne prononça pas cette dernière pensée, il dit seulement que la dernière fois qu’il l’avait vue, elle portait une robe bleu et blanc et un chapeau de paille avec des fruits et un oiseau, ah oui, l’oiseau, dit-elle, indéfinissable l’oiseau, la vendeuse avait été incapable de dire ce que c’était cet oiseau, c’est insensé ne trouvez-vous pas, les cerises ressemblaient à des cerises, les feuilles de menthe à des feuilles de menthe et même si l’abricot était pris en flagrant délit de défaut de proportion (elle parlait des cerises) c’était tout de même un abricot et son nid de feuilles un bouquet de fleurs d’oranger, je ne l’ai plus !

Il s’étonna.

— Le chapeau ?

Elle marchait vite. La paille avait changé de couleur.

— Vous vous souvenez de ce bleu qui allait si bien à mon regard ?

Il n’avait jamais vu le regard. Il ne le dit pas. Il avait vu les cheveux sous le chapeau et les reflets des épaules nues.

 

Minuit vingt

— Vous savez pas faire de la trottinette ! Arrrgh ! C’est embêtant… On y va toujours en trottinette. Personne n’y a jamais vu d’inconvénient. Mais enfin… si vous savez pas en faire… Faut qu’je voye ça avec la Direction.

Cinq minutes plus tard, une Mongole de cinq d’âge consent à me prêter sa trottinette tricycle, un modèle japonais qu’on peut lui parler dans n’importe quelle langue. J’y parle : elle se met en position et je lui grimpe dessus, que si j’étais pervers j’y prendrais du plaisir, mais ça m’amuse pas d’y aller en trottinette, surtout que ça fait pleurer la petite Mongole qui a peur de ne plus la revoir, sa trotti, si je la casse ou si elle en est privée parce qu’elle fait chier. J’ai pas bien compris ses raisons, mais je suis pas parti sans tirer la queue de cheval, ce qui a agacé mon guide, un Mongol carré comme un tonneau en plan. Cela dit, même avec trois roues, je suis pas à l’aise sur cet engin sans suspension ni rien pour s’asseoir. Le pilotage est automatique, ce qui me file une angoisse que j’en ai eu des pires, mais pas devant tout le monde, ou rarement. Le boyau est le même. L’éclairage s’allume au passage et s’éteint derrière, ce qui fait que c’est noir devant comme derrière. Je voyagerais dans l’espace que ça serait pas pire. Mon guide, qui file devant moi, se retourne de temps en temps pour constater que je m’accroche, mais j’ai pas le choix, je maîtrise ni la vitesse ni la trajectoire et j’ai pas la possibilité de revenir en arrière comme il fait Mandale en projection à la demande de son rare public. Combien de temps ça va durer, on m’a pas dit. Le guide m’a secoué la tronche alors que je m’en servais pour dormir. J’ai même pas eu droit à un petit verre matinal, mais j’étais pas en mesure de vous dire si c’était le matin ou autre chose que je préfère pas savoir maintenant que c’est fait. Le mec m’a plongé la tête dans le lavabo qu’il avait rempli d’une eau qui avait déjà servi mais qui était savonneuse et par conséquent parfaitement conforme aux normes d’hygiène corporelle en vigueur dans ce pays que je commençais à me demander si j’y étais ou si je servais de sujet d’expérience à une obscure organisation agissant pour le compte d’une autre encore plus noire. Des fois on croit passer ses vacances de Parisien au Pays basque et on est en train de s’emmerder dans le Massif central. J’avais déjà vécu ça, mais sans vodka. À peine que ma tête refit surface, le guide m’a informé que je devais me présenter à jeun parce qu’on me soupçonnait de diabète. J’ai pas compris et ça m’a frustré, à tel point que la petite Mongole qui me cédait sa trottinette nippone m’a inspiré aucune compassion. Je lui aurais même botté les fesses pour qu’on en mette une autre à la place, mais c’était pas possible parce que les autres petites Mongoles avaient des trottinettes à deux roues, que je savais pas en faire et que c’est pas ma faute si on m’a pas appris quand j’avais l’âge.

— Maintenant vous la fermez et vous montez dessus ! grogna mon guide à un certain moment que je saurais pas situer dans la recherche du temps perdu.

Je suis monté dessus. Je veux pas insister sur la technique, mais monter dessus un engin qui n’est pas à la taille de l’utilisateur désigné, c’est pas gagné. D’autant que la petite continuait de m’emmerder et tititi et tatata ! On avait même pas besoin d’appuyer sur un bouton.

— T’es con ou quoi ? me dit la morveuse en se dandinant comme si elle avait déjà vu ça quelque part. Parle-lui !

— J’ai jamais parlé à une trottinette !

— Ya toujours une première fois !

— Qu’est-ce que j’y dis… ?

— Dis-lui que tu l’aimes.

— Mais c’est Myriam que j’aime.

— Appelle-la Myriam !

Réplique qui a amusé le guide qui était de la même couleur mais en moche comme peut l’être un tonneau qu’on sait pas encore ce qu’il y a dedans ni si on va en profiter pour le vider sans s’en aller avec. Il a tapoté le petit cul culotté de laine et elle s’est envolé comme elle était venue, au réveil.

— Vous avez compris ? me dit-il.

— Et si elle m’écoute pas… ?

— Elle écoute si vous avez compris. Dans le cas contraire…

J’ai pas eu le temps d’entendre la suite du mode d’emploi. J’avais qu’un pied dessus mais ça a suffi à m’emporter. C’était le même boyau. J’étais encore tout humide de ma toilette. Le guide filait devant moi. De temps en temps…

— Vous avez bien dormi ?

La question qu’on m’avait pas encore posée. Qui qui parle ?

— Ne vous inquiétez pas, sir Ben. C’est moi… Palo… Vous vous rappelez... ?

— Vous avez pris la forme d’une trottinette… ?

— On peut voir ça comme ça… Dites-moi, sir : profitons du pilotage automatique pour revenir sur les termes du contrat qui nous lie…

— À mon détriment, je suppose…

— Que non ! Qu’allez-vous imaginer ? Au contraire !

La première fois qu’on me propose de changer les conditions de mon humanité sans me foutre dedans. J’y croyais pas et pendant que je séchais, j’ai allumé une cigarette comme quand j’allais au cinoche pour voir les rushes non montés de Mandale. Pratiques ces trottinettes qu’on a pas besoin des mains pour s’en servir, juste des pieds et encore suffit-il de poser les pieds dessus, la bite à l’air ou comme on veut. Je vous laisse décider.

— Vous nous devez encore un peu d’argent, certes, mais ce n’est pas la question. Nous en reparlerons un de ces jours quand vous irez mieux. N’est-ce pas que vous irez mieux quand vous aurez rencontré votre arrière-grand-père… ?

On en venait pas au fait, comme d’habitude quand je me suis fait avoir et que j’ai plus rien en banque. Yavait pas de paysage non plus. Faut dire que les images que Mandale aurait pu tourner cette nuit-là n’existaient pas. Souvenez-vous : il avait oublié sa caméra à l’hôtel. Il n’était donc pas possible de témoigner autrement qu’en parole de la mort de Dédé le gros et de la condamnation de Dodo le laid juste avant qu’on est entré dans la nuit Mandale et moi. Bat Bat nous avait pas laissé le choix. En plus j’étais pas venu pour ça.

— Voilà de quoi je souhaitais m’entretenir avec vous, profitant de ce voyage en trottinette.

— Si on s’arrêtait pour prendre un verre ?

— Oh la la ! Vous savez, les gargotes, sur les routes mongoles…

— Vous avez pas une bouteille sur vous ?

J’ai ouvert un casier mais c’était pour la batterie, une sèche qu’ya rien dedans. Ça m’a mis en rogne que j’ai pas pris mon sac de voyage à double fond. Mais au saut du lit le guide m’avait pas laissé le temps d’y penser. On est sorti de là en vitesse, que j’en avais la gueule enfarinée avant fermentation.

— Je regrette moi aussi de ne pas y avoir pensé… dit Palo que sa voix sortait de je savais pas où mais que ça sortait et qu’yavait donc un dedans qu’il fallait que j’en trouvasse l’entrée même si je me doutais que sans clé je finirais par perdre le sens de la mesure et la trottinette de la petite Mongole, toute jolie qu’elle était, ne pourrait pas échapper au combat, même si je l’avais pas gagné d’avance.

Mais je me tus. Je me suis mis à penser à autre chose des fois que Palo sût lire dedans. Bref, il regrettait que j’aie rien à boire pour la route et il se confondait en excuses toutes plus commerciales les unes que les autres. Il allait bien finir par me dire ce qui l’amenait entre mes jambes que j’avais un peu pliées pour pas perdre un équilibre que j’ai toujours su précaire, que même une fois le docteur m’a demandé qu’est-ce que je ferais si je le perdais. Je sais plus ce que j’y ai dit : mais on m’a enfermé quand même : c’était du temps où on rigolait pas dans la prison d’Urga. Ça m’a rendu fou pendant des jours, cette idée que je l’avais trouvée dans un wikipéda que même Mandale ça l’a rendu malade, au point qu’il voulait plus rêver tout seul.

— Intéressant, dit Palo. Mais ce n’est pas du prix dont je souhaite discuter avec vous puisque je vous ai sous la main.

C’était donc comme ça qu’il m’avait, le salaud. J’avais payé pour rencontrer mon arrière-grand-père et il cherchait à mégoter au nom de l’économie d’entreprise pour que je demande à mon grand-père, que c’est pas la même chose, ce qu’il pensait de son papa qui avait traversé la Grande guerre en touriste de l’enfance, comme si ce temps n’avait pas changé les perspective de Proust sur le terrain de la technologie reine des temps à venir. J’avais pas de table pour taper du poing dessus, que j’y tape jamais, même si j’ai des raisons, si on m’invite. Mais il m’invitait pas, le Palo : il s’imposait et j’avais encore sommeil.

— Non, non, non ! fit-il sans que je voie comment il faisait pour le faire vu qu’il était dedans la trottinette et que je savais pas comment y entrer sans en sortir.

Dans quel pétrin elle m’avait mis, la môme ! Et je parle pas de ce que j’ai entre. On ralentissait pas pour que j’en profite. Mais qui ne nourrit pas de vains espoirs quand la guerre est finie ?

— Vous aurez droit à un petit verre de vodka quand ce sera le moment, dit une voix que c’était pas celle de Palo.

— Myriam… ?

On entendait plus que le roulement des roues. Devant, le guide ne se retournait plus, comme si on l’avait informé des derniers paramètres ou qu’il s’en foutait. J’ai tapoté le guidon comme on frappe à une porte.

— Qui c’est qu’est dedans ? C’est toi, Myriam… ?

Rien. Pas une réponse que j’en étais réduit à en inventer une pour me calmer des nerfs que j’arrivais plus à peser sur le plan littéraire. Il avait bien fui la guerre, mon enfant arrière-grand-père, pour entrer chez les gens sans les contraindre à en sortir. Mandale n’avait pas filmé la scène, toujours pour la même raison : sa caméra était restée à l’hôtel parce qu’il avait peur de la rouille. Vous pouvez pas savoir comment ça le rendait fou, l’oxydation. C’était peut-être pour ça qu’il montait pas. Allez savoir. Mais j’ai jamais émis cette hypothèse que dans ma tête où ce qui s’y passe ne regarde que moi, mais alors avec un regard que celui de Chucky c’est rien à côté. Ça m’était jamais arrivé de monter sur une trottinette que j’avais pas besoin de savoir en faire avec cette idée que ça allait me rendre fou que quelqu’un était dedans et que ça pouvait être n’importe qui pourvu que ce soit quelqu’un. De quoi ça voulait discuter à propos du contrat ? En quels termes que j’avais signés sans le savoir ?

— Vous étiez bien en train d’écrire un roman dont le personnage principal était votre arrière-grand-père que vous ne pouvez pas avoir connu…

— J’avais pas l’âge de connaître… définitivement.

— Alors ça ne compte pas.

— Mais plus tard ça m’a inspiré. Et je savais toujours pas faire de la trottinette.

— Sauf s’il s’agit d’un tricycle…

— Je la connaissais pas, moi, cette Mongole de cinq ans ! Je me souviens que de négresses et de fatimas. Yavait longtemps que les caracoles et les portuguinhos s’étaient fait oublier. Et je parle pas des pollacks ni des ritals. Manquaient plus que les mongoliens ! Qu’y paraît que les mecs c’est des trisomiques et les filles des translocationiques. Comme si yavait une différence entre un musulman et une musulmane à part que c’est pas le même sexe et que même Dieu y reconnaît sans se faire taper sur les doigts qu’yen a un qu’est plus sexuel que l’autre et qu’il a pas besoin de se voiler pour ça. C’est la loi du tricycle : ya toujours une solution même si c’est pas un problème.

Toujours est-il qu’on arrivait pas. Je parlais à une trottinette, circonstance qui me servirait un jour à diminuer ma peine, que j’ai beaucoup pleuré quand on m’a dit que j’étais venu pour rien. Même Mandale le savait avant qu’on se laisse convaincre de monter dans l’Iliouchine à destination de Moscou où nous attendait le Transsibérien.

— Vous avez voyagé à bord du Transsibérien !

— Que si j’avais voulu j’aurais pas pu. Des jours que ça a duré. Et Mandale frottait sa caméra pour qu’elle rouille pas. Moi j’avais pas de problème d’érection et Myriam en profitait pour regarder le paysage qu’elle trouvait « grandiose ». Tu parles d’une grandiosité ! De la neige, pleins de trucs raides qui voulaient pas fondre, des bêtes que je me demandais si je les inventais tellement la vodka était frelatée et des Russes qui parlaient parigot mieux que moi. Je vous conseille pas le voyage qui, vous le savez maintenant, se termine sur une trottinette que si vous savez pas en faire et qu’ils ont pas sous la main une petite Mongole que le papa il a résolu le problème en s’adressant à l’industrie japonaise de la roue, vous êtes bon pour y aller à pied, en 14-18 !

— Mais on n’a pas envie d’y aller, sir ! En trottinette, ni à pied !

Quelle révélation on me faisait alors que j’étais à un jour de marche forcée de l’endroit où mon arrière-grand-père a retrouvé ses os ! Non mais des fois !

— Vous pouviez pas le dire avant, non ?

— C’est justement ce que j’allais vous proposer de discuter, sir…

Palo Alto reprenait le focus. Et sans se montrer. Il était quelque part dans la trottinette et j’avais aucune idée de comment on faisait pour y entrer sans se coincer la peau dans un détail imprévu par le scénario que Mandale y travaillait sans. Et je parle pas que de ma surface scrotale. Que j’ai l’anale pas moins sensible aux variations de pression. Ah ça m’embêtait cette histoire de je veux pas y aller en 14-18 que c’était justement là que je voulais qu’on se retrouve, autour d’une vodka si c’était pas trop demander.

— Pour la vodka, sir, vous pouvez compter dessus. Importée de Russie et c’est la même que la soviétique, croyez-moi. Mais la clientèle n’éprouve plus le désir d’aller en 14-18 où votre arrière-grand-père s’invente une littérature romanesque qui n’est plus, avouons-le, en phase avec notre temps, celui des mutations et des hasards de l’existence qui font de nous des consommateurs éclairés…

— Éclairés par l’éclairage, monsieur Alto ! Vous oubliez de le préciser. Alors que mon aïeul se servait de sa propre chandelle, pas si éloignée que ça de l’invention d’Edison revue et corrigée par monsieur Villiers qui a réussi, malgré tout, à ne pas se laisser emprisonner dans la peau de son propre personnage comme la sœur Sourire.

— Certes… La chandelle brandie dans la nuit des temps… Alors que nous sortons dans la même nuit pour aller au cinéma…

— Raison pour laquelle Mandale y monte pas !

— Voui ! Mais Mandale n’a pas envie d’aller en 14-18 pour dire coucou à votre arrière-grand-père ! Il n’est pas venu pour ça.

— Alors là vous m’en bouchez un coin… Il serait venu pour quoi faire, le Mandale, si c’est pas pour filmer l’évènement que c’est la première fois de l’Histoire qu’il est prévu que ça arrive vraiment… ?

— Comme vous dites, sir : autrement dit : si ça arrive…

Des fois on vous annonce que vous allez mourir demain et la trottinette continue comme si demain c’était hier et qu’on veut pas autre chose que revoir sa Normandie.

— Me dites pas que… commençai-je comme si je savais que je pouvais pas continuer sans perdre le sens de la vue.

— Vous pouvez y aller si vous voulez, continue Palo Alto qui a les moyens de pas s’arrêter si on le met en boucle.

Mais le paramètre du while n’est pas donné. Qu’est-ce que je fais quand on y est ?

— Sans fable ni témoignage, il y a peu de chance que…

— Vous voulez dire que je peux parler à une trottinette ?

— Vous pouvez.

— Je lui dis « arrête » et elle s’arrête ?

— C’est dans le contrat.

— Et « retourne d’où on vient » et on y va.

— Comme si rien n’avait changé. Le contrat…

— Nach Paris !

Qu’est-ce que j’avais pas dit ! Putain de trottinette japonaise qui comprend toutes les langues, même celle de Hitler ! Aussi sec elle enclenche la marche arrière et le film de Mandale, qui n’est pourtant pas monté, se déroule dans l’autre sens, à la même vitesse et avec le même arbre à came qui n’a plus aucun intérêt aujourd’hui qu’on s’en fout de Lumière, d’Edison et de Mandale. J’allais me retaper le voyage, mais vers le premier chapitre qu’est pas le plus marrant car à l’époque que j’en parlais pas encore j’avais pas de quoi payer la vodka du jour que Myriam se crevait à la tâche pour en limiter la consommation. N’étais-je pas moins malheureux sur ma trottinette ? Même si je savais pas où j’allais ? Ni où se trouvaient les os de mon arrière-grand-père.

 

Elle devait s’appeler Normandie, parce que je l’ai revue. Elle se tenait plus de joie. Même la trottinette s’est mise à dinguer. Et sans musique que j’en avais pas sur moi. Son papa était au boulot sinon il aurait été content lui aussi. Yavait toujours pas de vodka de prévue. Et je reconnaissais pas Paris. Ou alors les Mongols avaient envahi le bassin. Comme si on en avait pas assez des étrangers qui sont pas tous boulangers. Normandie est montée sur la trottinette pour me montrer. Mais j’étais pas dupe de ce cinéma mongol. Mandale m’avait prévenu qu’à force de monter, il était descendu, mais pas assez pour remporter une palme. Seulement il était toujours pas là pour filmer. Et je me retrouvai seul avec une petite Mongole que je savais pas quoi en faire ni d’ailleurs comment on s’en sert.

 

*

* *

 

C’est comme ça que ça a commencé : je rentrais à la maison après en être sorti mais je me souvenais plus à quelle heure. Des fois je suis matinal et des fois c’est la nuit que ça se passe. On est pas maître du temps. Des années que je m’en fous. Il peut passer que je fais rien contre. Je me suis habitué à rien faire. Ça me fatigue plus comme au début que j’avais pas l’habitude. Alors me demandez pas quelle heure il était. Et quand je rentre à la maison, Myriam me dit :

— Qui c’est, celle-là ?

On a pas de sang mongol dans la famille. Comment j’expliquais que je rentrais à la maison avec un petite Mongole qui avait perdu sa trottinette et qu’à force de la chercher elle savait plus où elle habitait ?

— J’explique pas, dis-je. Je l’ai trouvée. J’allais tout de même pas faire semblant de pas l’avoir vue. Elle chialait tellement que j’ai eu peur qu’on m’accuse. On a pas de sang roumain dans la famille.

— Comment que tu t’appelles, petite ?

— Normandie.

— Ah que voilà un nom bien français ! m’écriai-je.

La bouteille de vodka était vide.

— Tu sais plus où tu habites ? continuait Myriam qui a plusieurs flics dans son sang. C’est loin d’ici ?

— Je sais pas, fait la gamine.

— J’y ai déjà posé ces questions, dis-je sans allumer la télé.

— T’as jamais su les poser, les questions ! peste Myriam qu’a jamais su y répondre.

La gamine est en train de grignoter un quignon duraille. On voit qu’elle sait ce qu’elle mange. J’essaie d’expliquer comme à la télé :

— Je savais pas que les Mongols y zavaient des touristes...

— Qui n’en a pas ?

— Tu veux dire : pourquoi qu’on est pas touriste, nous ?

— Moi je trouve qu’elle parle bien français pour une touriste.

— Ouais, mais elle sait ce qu’elle mange.

Je sais pas si la môme suivait le fil de la conversation, mais elle acheva le quignon sans en dire plus.

— Ya plus qu’à appeler la police, dit Myriam.

— T’es dingue, non ?

Les flics. Chez moi. Comme s’ils avaient besoin de voir ça. Et j’avais aucune envie d’y aller les voir, que j’ai déjà vu et que ça m’a pas inspiré.

— Vas-y toi, dis-je. Et qu’Allah t’accompagne !

Va savoir, mais ça l’a fait rire, la petite Normandie. Elle recueillait des miettes sur la table avec la pulpe de ses petits doigts de fée qu’elle mouillait du bout de sa langue.

— Ya pas une mosquée, dans le coin… ? dis-je comme si j’évitais tous les jours de passer devant, des fois qu’il me prenne l’idée de me renseigner sur comment qu’on terrorise, une idée que des fois elle me prend comme si j’avais envie de passer à l’acte moi aussi.

— On va aller se promener un peu, toi et moi, dit Myriam. Comme ça, si tu reconnais quelque chose, tu me le dis, d’accord ?

— Je reconnaîtrais ma trottinette entre toutes !

Encore une que quand elle a une idée où je pense, elle l’a pas dans ce qui sert pas à penser. Commençait à m’agacer, la Normandie. Que j’y ai jamais mis les pieds. Et jamais bouffé leurs légumes. Une terre charnelle de plus dans les tiroirs de la poésie qu’on ne lit plus de nos jours. Myriam s’est mis son chapeau et elle est sortie avec la gosse tenue par la main.

— Si ça se fait, me dit-elle avant de refermer la porte, c’est pas une Mongole.

Voilà comment ça a commencé. Si vous le saviez pas, maintenant vous êtes en possession de l’hypothèse qui m’est venue à l’esprit alors que j’étais en train d’écrire un livre sur mon arrière-grand-père. Mandale s’amena une heure plus tard. Il avait croisé Myriam et ils avaient eu une conversation à propos de la petite Mongole qui prétendait s’appeler Normandie et qui n'avait pas répondu à la question de savoir si la mosquée du quartier était surveillée.

— Elles le sont toutes, surveillées, dit Mandale en ouvrant la bouteille qu’il n’oublie jamais de monter avec lui s’il est pas venu pour rien.

Des jours que j’en avais pas bu ! Le bien que ça me fait chaque fois ! J’en ai presque oublié ma Normandie ! Mandale a envie de la filmer en train de faire de la trottinette. Mais sans trottinette, ça va être difficile. Surtout si Myriam revient avec.

— Elle doit habiter tout près, dit Mandale pour m’encourager à plus y penser.

— On peut aller loin en trottinette si on sait en faire. Que même moi j’en ferais si c’était un tricycle.

— Les gosses savent faire avec deux roues. Toi aussi tu saurais si on t’avait appris. Mais on va pas revenir sur les défauts de ton enfance. Et comment que ça a continué que même aujourd’hui tu sais pas en faire.

— Avec trois roues je peux !

On en a discuté des heures, de cette troisième roue. Et on n’a pas avancé. Sauf que la bouteille ne contenait plus rien et que Myriam tardait à donner des nouvelles de ses investigations sans flics ni travailleurs sociaux. La nuit commençait à peine quand elle est revenue. Avec Normandie dans les bras. Endormie tellement qu’elle l’a mise au lit, le nôtre parce qu’on en a pas d’autre.

— Et si elle pisse dedans ?

— Elle pissera pas si tu couches chez Mandale.

Une invitation à pas être là pour en témoigner. Je la connais, la Myriam. Elle a eu le temps d’y penser en baladant la gosse dans le quartier, évitant de passer dans la rue où la mosquée diffuse ses messages de paix et de prospérité. On est allé chez Mandale qui habite un rez-de-chaussée entre deux garages remplis de cochonneries que c’est pas la peine de se demander qu’est-ce qui pue donc tant. Il avait deux bouteilles. Avec des bouchons qui se vissent, comme en Mongolie.

— Qu’est-ce que t’en sais si les bouchons se vissent en Mongolie ?

— C’est écrit dans le prospectus.

— T’as été à l’Agence… ?

— Faut que je le finisse, ce putain de bouquin !

— Mais ton arrière-grand-père n’a jamais foutu les pieds en Mongolie…

— Peut-être qu’il est mort avant. On a acheté les billets.

— Et Normandie ?

— On la ramène chez elle.

— Sans sa trottinette !

La porte donne sur la rue, comme si on y était même quand elle est fermée. On saluait les passants tant qu’on pouvait. Après, quand on peut plus, on salue plus. Mais à cette heure de la nuit, ya plus d’passant. J’espérais que Myriam n’allait pas me confier la mission de retrouver la trottinette.

— On part pas sans trottinette en Mongolie !

— Mais ils en ont des tas de trottinettes en Mongolie ! Tellement qu’ils savent pas quoi en faire.

— Ouais mais c’est pas la trottinette de Normandie !

— Tu dis ça parce qu’elle a trois roues et qu’on a déjà pas les moyens d’en payer une à deux roues… Tu t’fais mal avant que ça devienne plus grave. Je te connais, ma Myriam !

Et puis je me mettrais à chialer, mais pas trop fort pour pas réveiller Normandie qui dort à notre place. Mandale voudrait filmer ça. Mais sans montage, ça voudra rien dire, mon pauvre ami !

On s’est couché vers les trois heures du matin, à l’heure où je bande sans savoir pourquoi. Mandale s’est endormi avant même de se coucher. J’en ai profité pour lui piquer le coussin et je me suis plongé volontairement dans le rêve que j’y suis pas pour rien s’il existe à peu près comme je l’ai inventé avant de muer. Mais je me suis éveillé avant. Si Myriam continuait de me faire chier avec sa Normandie, je pouvais dire adieu à la Mongolie. On n’avait que deux billets et droit qu’à un bagage pour les slips et les livres de chevet. On trouverait le reste sur place. Ce qui ne résolvait pas le problème posé par Normandie. D’autant qu’elle voulait pas se séparer de sa trottinette. Alors même qu’un roumain…

En Mongolie ya que des Mongols. Ce qui fait qu’on s’y sent étranger. Ya pas d’mal à se sentir étranger si on est pas chez soi. Mais étranger chez soi. Je sais pas ce qu’en pensait mon arrière-grand-père.

— Tu vas pas mettre ça dans ton bouquin… ? dit Mandale.

— J’en ai marre de pas y mettre ce que je pense !

Une colère de bon matin. Mais rien à voir avec le concept d’immigration. Je rentrai chez moi, une fois de plus, et je me demandai ce que j’allais y trouver.

 

*

* *

 

Oulan-Bator – Hôtel Rosa de Lima

 

Je sais pas si vous suivez, mais pour moi ça se complique. Je suis revenu. À cause de la trottinette. Le guide me confia, tandis qu’il la remettait à sa toute jeune propriétaire, qu’on était tout près du but quand le système a foiré. Il a eu du mal avec sa propre trottinette, une deux roues dernier cri, qui s’est débattue un bon moment avec des injonctions contradictoires alors que la trottinette que je chevauchais était déjà en train de rebrousser chemin malgré les cris de Palo Alto qui est toujours malade s’il est pas dans le sens de la marche. Et quand enfin il a réussi à retourner la situation, mon guide n’a pas pu maîtriser la vitesse de croisière et je l’ai perdu de vue. Je me suis retrouvé seul sur la trottinette, avec Palo Alto qui dégueulait dans le haut-parleur et sans rien à boire pour en dire plus. Une heure plus tard, comme dirait Michel Butor, le quai s’annonça par une clôture pleine de gouttes de rosée. La trottinette ralentit. La traversée du tunnel, si on peut appeler ça comme ça vu qu’on était dans un boyau à cent mètres sous terre, m’avait couvert d’escarbilles et de feuilles mortes. On m’attendait, évoquant en sourdine le système du docteur Tarr et du professeur Fether. Pedro Phile, en djellabah à poil dessous, avait posé sa main caleuse sur la tignasse hirsute de Normandie qui, toute joyeuse, applaudissait. La trottinette stoppa. Myriam me regarda comme si j’étais pas encore totalement de retour d’une tentative de voyager au-delà du possible, comme si mon arrière-grand-père n’avait jamais existé. Allez lui faire comprendre que si j’existe, c’est parce que j’ai un arrière-grand-père.

— Et même deux, dit Normandie.

Je comptais sur mes doigts. Cette chipie venait de jeter le trouble dans mon esprit alors que j’étais pas encore arrivé et qu’elle pouvait jouir pleinement de sa trottinette. Myriam avait pensé à moi. La première gorgée produisit pas l’effet attendu alors que j’ai une sacrée expérience de cette attente. Sans compter les années que je l’ai. Puis la deuxième fut remise à plus tard car nous étions attendu chez Palo Alto qui se remettait de son mal des transports. Je prévins Normandie :

— Il a vomi dedans. Fais gaffe que ça sorte pas par un trou.

— Ya pas d’trou dans ma trottinette !

— C’est ça. Ça m’a manqué. Et maintenant que j’en ai plus besoin, va yen avoir des trous. Et le vomi de Palo Alto va te sortir droit dans la gueule.

Comment qu’on parle aux gosses. Et comment qu’on les fait rire ou pleurer. Myriam m’a attrapé par le colbac et, sans trottinette, on a quitté les lieux, que c’était comme une gare avec des voyageurs que je connaissais pas et un chef qui agitait la langue comme on fait quand on parle aux autres et qu’ils obéissent dans la même langue. J’aime pas la littérature. Je devrais pas dire ça, parce que mon arrière-grand-père l’aimait et qu’il me dirait finalement comment et pourquoi. Mais j’en étais loin, de lui et de la dernière page du bouquin que je voulais consacrer à ses os ou à sa poussière si le temps l’exige.

— Faut vous calmer, Jules, me conseilla Pedro Phile.

— Mais je suis calme, mon vieux ! Ya pas plus calme que moi. Je maîtrise.

— On dit ça… fit Myriam.

Toujours prête à me foutre à poil quand j’ai pas envie et que les autres sont venus pour ça. Pedro Phile me retint. J’en avais marre des trottinettes. On est entré dans une pièce sans rien dedans sauf Mandale qui remontait le ressort de sa Bolex. Il avait le front couvert de gouttes comme s’il pleuvait.

— Je sais que ça vous embête de pas me voir, dit Palo Alto, mais le système est têtu. Détendez-vous et prenez un verre.

— Je sais pas si vous faites bien… intervint Myriam.

Mandale avait déjà bu et ça lui avait rien fait. Pourquoi que ça m’aurait fait à moi ? Pedro Phile me retenait toujours.

— Si on en venait aux choses sérieuses, suggéra Palo Alto.

— Y s’rait temps, grogna Mandale.

— Vous dites, monsieur Mandale ?

— Je dis que c’est de l’eau et que mon ami Jules craint la rouille lui aussi.

Rire de Palo Alto. J’en dirai pas plus sur ce rire parce que sinon je vous en mets cinquante pages. Et on en a pas le temps. Je tapotai la main un peu trop ferme de Pedro qui me tenait par le poignet. Normandie jouait à la marelle avec Julio que je connaissais pas mais à qui je souhaitais la bienvenue comme si j’étais chez moi. Il cligna de l’œil. C’était la première fois qu’il jouait à la marelle en trottinette, reconnaissant qu’avec trois roues c’est plus facile, même s’il savait en faire avec deux. Palo Alto cessa brusquement de rire. Yavait pas de lavabo en vue, ni eau savonneuse et usagée dedans. J’étais pas dans ma chambre, que j’en avais une pour moi tout seul si je voulais. Mais le voulais-je ?

— Reconnaissez, sir, qu’on y était presque…

— Si ça n’avait tenu qu’à moi, on y serait en ce moment que je suis en train de vous parler d’autre chose.

— Prêt à tenter de nouveau votre chance ? Nous sommes au XXIe siècle et Allah est grand, comme disait le vieux de la Montagne.

Mandale leva son pouce, mais discret, et Myriam l’attrapa au vol. Il poussa un petit cri comme quand il se le coinçait dans la manivelle. On sentait que ça agaçait Palo Alto, mais le système devait être en train de lui caresser l’anus, car il rectifia nettement la tessiture. Il devait avoir sous la main un tas de potards graphiquement représentés sur son écran. J’en avais un comme ça, à Paris, mais en moins noble. Pedro Phile relâcha un peu son emprise. L’injection commençait à m’inspirer un remake de La vallée du bonheur en Mongolie. J’y avais amené Normandie, que ça lui avait plu et que depuis elle voulait chanter dans une comédie qui mettrait en valeur ses qualités asiatiques, comme si c’était de la qualité toutes ces merdes qu’on est obligé de bouffer pour pas crever de fin. Oui, j’ai écrit fin. Et sans plein ni délié. Le sergent Major m’a tué. Et sans erreur judiciaire.

— Calmez-vous, Jules, réitéra ce bon vieux Pedro Phile. Je vous ai mis de côté une petite gâterie. Vous m’en direz des nouvelles…

Et finir dans une boîte mongolienne avec un seul trou pour tout faire. Ça remplacerait jamais le chat à neuf têtes que Myriam avait ramené de je sais pas où que c’est forcément pas loin parce que les voyages ne sont pas donnés.

— Vous aimez notre ville ?

— C’est elle qui m’aime. Mais je veux pas d’enfants.

Le système riait à la place de Palo Alto qui ne cachait plus comment que je les mettais en pelote, ses nerfs.

— Jules, votre séjour n’est pas élastique. Il a un début et une fin.

— Ouais, fit Myriam.

— Nous sommes plus près de la fin que du début.

— Ouais !

— Ce qui serait bien, c’est que vous cessiez de compliquer les choses…

— … au point de compliquer qu’on comprend plus rien !

Myriam dixit. Elle se lâchait. À des milliers de kilomètres de Paris. Alors que j’avais des cadavres sur les bras et que je les avais pas sur la conscience.

— Qu’est-ce que tu veux dire par là… ? rumina-t-elle en tentant de bousculer Pedro Phile qui m’enveloppait dans sa houppelande.

Vous allez pas me croire mais yavait un petit homme tout nu dedans, que si j’avais eu l’esprit ailleurs, je lui aurais pas donné dix ans.

— Marre j’en ai de pas passer les vacances de rêve que j’ai participé à 90% de ma propre poche !

— Je regrette pas mes 10%... dit Mandale qui a pas l’impression de me trahir.

— Hé bé ! fait Palo Alto.

Il ajoute pas « on va tout savoir » mais c’est tout comme. Même Normandie me savait pas aussi démuni devant la réalité. Elle est descendue de sa trotti et Julio fait la béquille en me regardant d’un air contrit.

— Vous voulez l’écrire, oui ou non, ce bouquin sur votre arrière-grand-père qui, je ne vous l’apprends pas, vous attend quelque part dans le Temps !

— Il hésite, dit Mandale comme s’il avait honte d’être le meilleur de mes amis.

— Avec ce que j’ai payé ! Mais je m’en veux pas !

Pedro Phile me libère. Ma main retombe lentement. Et, contre toute attente, c’est sur la petite bite qu’elle s’attarde. J’en ai eu une comme ça. J’avais le même âge. Et personne ne s’en servait. Il en a de la chance, ce petit !

— Je lis sur votre visage (logiciel de reconnaissance faciale à l’appui) que vous êtes maintenant parfaitement tranquille (dit le système).

— Comme si j’étais en train de me branler, m’sieur. Mais ce que j’active, là, c’est pas à moi.

— Jules !

Elle va croire que je le fais exprès. J’ai jamais fait exprès. Ou alors sans faire exprès, comme dit Mandale quand ça arrive en sa présence. Le bonhomme gémit. Pedro Phile lui ferme la bouche avec sa grosse main qui a servi dans la marine de pêche. Normandie remonte sur sa trottinette. Elle veut voir. Elle a jamais vu ça. Pedro Phile ôte son chapeau et le pose par terre.

— Non mais je rêve ! expire Myriam qui lève ses bras au ciel.

— Tout arrive, dit Mandale.

La Bolex manque de discrétion. La tourelle pivote, repivote. Mandale pose un genou à terre histoire de se positionner par rapport au petit bonhomme qui bafouille dans la paume de Pedro Phile. Enfin, la houppelande s’ouvre.

— Ya personne ! s’étonne Normandie qui cabre sa trottinette.

Rideau. Je remercie Pedro Phile qui m’a bien aidé.

— Hep ! dit Palo Alto. Vous n’avez pas dit pourquoi la Mongolie…

— Pourquoi la Normandie ? fait Mandale qui coupe. J’ai trouvé le titre ! Encore grâce à toi, Jules !

Le voilà qui négocie avec Normandie une course vers l’hôtel de Pedro Phile (Rosa de Lima). Julio fait vroum ! vroum ! et passe devant. Myriam, les mains sur les hanches, dit « et moi qu’est-ce que je fous ? » et je l’arrache à la réalité qui a encore tenté de me la ravir.

 

Le mari de la voyageuse (minuit vingt et un)

Je vois… L’enfant s’évade. Il a le roman en tête. Le monde est à feu et à sang. Les grandes batailles entrent dans le roman national, avec ses généraux et ses morts. Mais l’enfant ne perçoit pas ce chant. Il voyage chez les gens. Il interroge les conversations. Il joue avec le miroir des regards. Les noms laissent la place au quotidien le mieux partagé. Comment naissent les choses qui accompagnent l’existence. D’où viennent-elles ? Il suit le fil du déplacement imposé à ses jours. On passe par la gare de chemin de fer, par les champs, les routes, les plages lointaines de l’été, les personnages et leurs coquilles, les becs Auer, les opéras, les goguettes, le passage des masques comme dans une Venise privée de ses eaux, les hôtels retrouvés, je vois…

— Augmentez le contraste. Réduisez la profondeur de champ. Plan d’un détail. Vous saisissez maintenant l’intérêt de l’écran ?

— Mon arrière-grand-père assista jour après jour à la construction du monument aux morts…

— La statue… Telle que nous la reconnaissons, dominicaine passion, je crois. Servez-vous…

— Les carnets moisissaient dans le fond d’une malle contenant les objets passés de mode. On ne se coiffe plus de scènes empruntées à la vie quotidienne, bourgeoise ou paysanne. Nous travestissons nos apparences. Oui, une malle qui servit je ne sais plus quelle dot. Avec sa Vierge en plâtre et l’appareillage des lavements.

— Quel âge aviez-vous quand vous les découvrîtes ?

— J’avais beaucoup lu. Je lis toujours beaucoup. Sans les yeux…

— Avez-vous pensez à la voix ?

— Un siècle et le rêve technologique n’a pas changé. Le juge trace la ligne verticale. D’un côté les faits et de l’autre les sanctions prévues. Ici, les choses qui ne changent pas et là, les palliatifs revus et corrigés par l’intelligence artificielle. Pourtant, le monument aux morts ne parallélise pas morts/trahisons. L’enfant nota cette impression… attendez… je vais retrouver…

— Ça va, Jules ! Tu en as assez fait pour aujourd’hui. Rentrons à l’hôtel. Tsetseg est passée ce matin avec un tsuivan que tu m’en diras des nouvelles.

 

C’était l’été. Il sortait par mesure d’hygiène. Sa chambre était un tombeau. Il dormait dans le même lit depuis plus de trente ans. La lampe de chevet était la même, l’estampe entre la fenêtre et l’armoire, la même, peut-être inchangée, n’ayant pas changé de sens non plus, porteuses des voyages à bout de ses bras d’infirme, il ne rêvait plus depuis longtemps.

Son père dormait dans une chambre lointaine qui était séparée du reste de l’appartement par une espèce de petit labyrinthe de pièces nues et poussiéreuses où il avait connu une enfance heureuse.

— Promets-moi de n’y rien changer toi-même, vends plutôt l’appartement et pars le plus loin possible, imagine ce voyage.

— Votre père est d’une politesse délicieuse, dit-elle.

Il le savait. Il la remercia comme si le compliment s’adressait doucement à lui et non pas à travers lui, puis il songea à cette traversée de son corps, voyageuse facile et capricieuse. Il l’accompagna jusqu’au bout de la place. Ils atteignaient ainsi une espèce de rivage. Il était encore de bonne heure, ils ne croisèrent qu’une charrette tirée par deux mules noires. L’eau de la place miroitait, le monument au doigt dressé semblait flotter sur cette mer tranquille.

— Je vais de ce côté, dit-il en pointant son doigt.

Les ponts sont pourtant de ce côté-ci, aurait-elle pu lui répondre, mais il n’avait posé aucune question, il n’avait cherché qu’à s’éloigner d’elle le plus possible.

— Vous connaissez mon chemin, dit-elle, elle posa un pied sur la surface noire de la place. Elle entrait dans le cercle, il n’était jamais allé plus loin que la bouche du souterrain, un réverbère chuintait dans son dos puis il vit l’agent du gaz grimper sur une échelle, il lui parlait de l’orage cette nuit. Oui, l’orage. Il craignait les orages. Depuis l’enfance, ce temps de l’enfance qui ne revient plus que par signaux dans les moments de détresse, les orages renouaient avec son corps d’enfant, il lui arrivait de souhaiter l’orage quand la pluie se mettait à tomber. Le lit était douillet, un peu humide, la fenêtre donnait sur une cour, il fallait se pencher sur la jardinière pour voir le ciel hexagonal et noir, l’averse se soumettait à une gravité qui devait entretenir des rapports secrets avec ce qu’il pensait être la profondeur de son âme. Les fenêtres glissaient sur les façades comme les hannetons sur le jet d’eau du jardin l’été à Sare. L’employé du gaz redescendit de son échelle, son pied écarta la boîte à outils puis se posa en douceur.

— Jolie fille, dit-il.

L’escalier était désert. Il n’attendit pas qu’elle réapparût de l’autre côté de la place. Il salua le gazier, traversa la même eau et fut heureux de se retrouver sur le trottoir qu’il avait inconsidérément quitté. Le gazier sifflotait. L’échelle s’horizontalisa. Il la transportait sous le bras, comme un livre. La caisse à outils cliquetait quelque part. Je ne sais pas si je pourrai, pensa-t-il en regardant le gazier s’éloigner rapidement dans la direction opposée. Je ne veux plus penser, se dit-il encore. Il marchait comme l’automate de son plancher, menacé par le faux pas ou l’obstacle, une lame relevée, un peu plus chaque année, dessous l’entresol conservait un fatras de bouteilles sans valeur et des livres qu’on ne lisait plus parce qu’ils avaient perdu leur charme, leur pouvoir de séduction, comment dit-on encore lorsqu’on veut exprimer cette paralysie mentale ? J’ai besoin d’elle. Je me passerai d’elle s’il n’y avait pas les autres. De quoi aurais-je l’air sans elle et sans les autres ? Nous hériterons un bois agréable en toutes saisons. Promenade insensée. Ce qui nous sépare n’est pas l’amour. Cultiver cette séparation. Il écrivit des lettres. Il les numérota. Elles ne lui étaient pas particulièrement destinées. Il aimait changer ce corps. Caprice du désir en forme de personnage possible. Il arrachait les pages d’un cahier et écrivait avec une lenteur désespérante. La lumière du gaz finissait par l’agacer, il allumait un chandelier et se plaignait des lueurs dansantes qui atrophiait son écriture. Une fois il fit le tour de la bouche et s’arrêta même un moment à la tangente du kiosque. Cette fois, il ne l’avait pas suivie. La place fourmillait. Il y mit le pied sans se rendre compte qu’il quittait en même temps les lieux de son enfance. Il y songea en frémissant, mais il marchait avec les autres et un agent de police les talonnait. Il passa devant l’escalier et eut beaucoup de mal à ne pas s’y laisser entraîner. Il longea la balustrade peuplée de fumeurs et de bavards, sans chercher à les dévisager. L’angle du kiosque le surprit. Une main lui tendait un journal. Il vit le cheval, le général, la tête coupée du nègre et les ombrelles alignées sous les palmiers. Il ne lut pas le titre. Sa main fouilla dans la poche de sa veste et paya, aussitôt après il empochait le journal sans y jeter à nouveau ce regard épouvanté qu’il craignait maintenant de reproduire devant peut-être les mêmes personnes, la foule était immobile, seuls les voitures et les camions étaient soumis à l’acharnement des animaux. Il contempla ces échines. Les sifflets des locomotives les harcelaient. Il devinait des intentions barbares mais les signes de soumission se multipliaient.

— Vous ne lisez pas ?

C’était le vendeur de journaux.

— Nous avons renommé les lieux, exulta-t-il.

Il remontrait la gravure. La main retourna dans la poche de la veste et elle voulut payer.

— Mais non ! dit le vendeur, vous venez de m’en acheter un !

La main s’ouvrit. La pièce rutilait.

— C’est pour mon père, expliqua-t-il, nous nous disputons si les nouvelles sont bonnes.

Il sourit.

— J’vous plains, dit le vendeur.

Puis l’éloignement du kiosque. Il voyageait maintenant dans une contrée chaude et humide. L’interminable mur de l’école vétérinaire.

 

Le formidable amoncellement des écrits, le plus souvent à la main, les gens se servent de leurs mains chaque fois qu’il s’agit d’entrer en soi avec ce sentiment étrange de risquer de ne plus en sortir. Des carnets il y en avait des dizaines. De l’encre violette ou rouge selon je ne sais quel rite. La malle émettait son odeur jusque dans la cuisine. Vous parlez si Myriam était pas contente. Et puis yavait pas d’malle dans sa famille, ou alors une vieillerie qui tombait en poussière avec rien dedans qu’on s’asseyait dessus le dos à la fenêtre. Yavait pas de fenêtre à l’hôtel Rosa de Lima et la viande était grasse que j’en avais la langue pâteuse. Normandie dormait dans un hamac fourni gracieusement par la direction que c’était Pedro Phile en personne. Elle m’appelait papy alors que j’ai pas l’âge et pas l’aspect quoiqu’à force d’aller et venir d’ici à 14-18 sans jamais y entrer comme j’en avais envie que c’était dans le contrat bon j’avais pas l’air de mes meilleurs jours et je comprenais qu’une enfant de cet âge confonde les vieux avec les jeunes. C’est arrivé à tout le monde si on s’en souvient, non ?

Ils avaient numérisé tous les contenus. Palo Alto diffusait les écrits d’arrière-papy dans tous les réseaux que les Mongols ont hérités de Gengis et de Staline dans le même paquet cadeau. Tu pouvais pas faire un pas sans le mettre dans les tranchées revisitées par la curiosité de l’enfant qu’avait été mon aïeul. Palo Alto se plaignait que c’était hors sujet. Que le public mongol menaçait de retourner jouer aux osselets si yavait pas plus de morts et des Chinois pour ramasser les morceaux que des fois c’était de la vache ou de l’ossement de qualité archéologique. Ils avaient des images pour canaliser les flux, mais le public secouait les poings et dans les poings yavait des osselets. Y pouvait rien contre ça, le Palo Alto. Et comme il était virtuel d’aspect, il envoyait des sbires en combinaison Tesla pour réquisitionner les pages perdues à force de les tourner, que les pages c’est comme la langue quand on craint que c’est des conneries qu’on va dire. Faites gaffe, les Parigots, à pas trop abuser de la patience des fils de Gengis Khan que sinon on trouvera plus dans les rues de Paris que des putes qui ont connu le royaume de Khârezm du temps de sa splendeur. Si c’est du côté des filles de la Baltique que vous lorgnez, ménagez la chèvre et surtout le chou de nos amis mongols. Que vous feriez bien d’y penser quand c’est l’Islam qui vous turlupine l’anus.

Normandie avait retrouvé sa trottinette que c’était son papa biologique qui lui avait envoyée depuis le Japon où il passait son temps en cure nucléaire pour soigner son exéma californien que je conseille à personne d’y aller à moins d’être équipé d’une ceinture par devant et par derrière comme s’il nous manquait plus que ça pour se faire chier encore plus que d’habitude. On est allé faire de la trottinette sur la place XXIe siècle de notre bonne vieille Urga que je lui connaissais pas cet aspect et que ça m’a plu même sur trois roues que c’est un peu la honte pour un type de mon âge que Normandie elle avait que ce mot à la bouche, comme si des générations nous séparaient maintenant qu’elle savait dire des choses sans être obligée d’y penser.

— Dis donc, papy, tu préfères pas le soleil d’Andalousie ?

— Qu’est-ce que tu connais de l’Andalousie, pov’conne ? T’y es jamais été allée. Pas même l’hiver.

— On aurait été mieux sur une plage de la Costa del Sol. On peut pas faire trempette dans ce putain de pays, papy ! Même pas dans les flaques qu’on est pas sûr qu’ya pas du charbon dedans.

Myriam me reprochait d’exercer une « influence néfaste » sur ce petit esprit qu’avait aucune chance de devenir moyen 1) parce qu’elle avait du sang mongol (que je savais pas d’où alors que jamais on m’a parlé de ça dans la famille) 2) parce qu’elle deviendrait une femme et que Mohammed a toujours raison. Mais on était en vacances et le Système que je l’avais payé pour qu’on profite des bienfaits du XXIe siècle me pinçait le sac pour que je la ferme et que je me consacre à ce que j’avais payé. L’échéance approchait, mais pas 14-18 qui demeurait encore inaccessible malgré des efforts conjoints que c’était moi qui fatiguais le plus. Palo Alto m’avait procuré une substance russe qui améliore les propriétés astringentes de la vodka. J’en avais mal aux poils. Et en attendant la prochaine tentative de percer le mur qui me séparait de mon arrière-grand-père, je faisais joujou avec Normandie oh en tout bien tout honneur que Pedro Phile me conseillait d’aller plus loin parce qu’il me rembourserait pas la différence.

Pendant ce temps, que je faisais de la trottinette entre deux lectures des carnets, Myriam tentait de retrouver ses droits dans le foyer que Bat Bat avait finalement choisi Tsetseg pour lui faire un enfant que le prochain serait un mec comme lui et moi. Ce qui n’empêchait pas la Altantsetseg de se servir d’une trottinette à deux roues qu’elle cabrait sur la place avec ses amis saisonniers qu’elle tenait par la queue quand ils la sortaient ou par le nez quand ils s’approchaient trop près. Elle avait deux fois l’âge de Normandie qui savait compter avec l’autre moitié. Mais des nouvelles de Palo Alto j’en avais pas depuis des jours et je commençais à me demander si j’étais pas en train de me faire des idées.

— Range-moi ça, Juju ! T’exerces une influence néfaste sur la petite.

Elle parlait, la Myriam, du carnet 17-3 que mon arrière-grand-père avait trois ans de plus que le 14-1. Ce qui explique peut-être les tangentes narratives qui l’éloignaient du giron familial où il pensait avoir perdu de précieuses années de style. Je dis ça que j’ai pas tout lu. Et Altantsetseg arrêtait pas de me changer en souriceau avec sa baguette magique. Ce qui amusait jusqu’à l’ivresse la petite Normandie qui pensait pouvoir se mettre à la deux-roues sitôt qu’elle aurait vu comment qu’on fait pour être un homme et rester une femme. L’influence chiante que Myriam exerce sur ce qui ne lui appartient qu’à moitié, car je suis là et j’ai pas l’intention de m’en aller sans savoir enfin comment un homme devient écrivain.

 

Il sauta le ruisseau. Des femmes le tourmentaient, rapides et dépenaillées. Leurs bras nus soulevaient des corbeilles de linge encore fumant. Il reçut cette blancheur sans sourciller. Kama. Pure théorie. Deux terres infinies de chaque côté d’un fleuve où l’on se noie. La métaphore était d’un ami qui préférait les adolescentes, peut-être parce qu’elles ont encore un père. Il sourit à cette pensée. Ne plus avoir une idée sur chacun de ces fragments, ne pas nommer ce serait ne plus désirer, je désire une histoire de cette fragmentation, fragments d’adolescentes devenues femmes sur le nord de ces rues entre les murs et le caniveau central où coule une eau limpide. Il empruntait ce chemin chaque matin à la même heure, sauf le dimanche, le dimanche il arrivait toujours sur la place mais il ne la suivait plus, il imaginait ce sommeil d’ouvrière, la nudité molle et blanche, l’abandon pompier, le dimanche il allait à la messe et il communiait. Il possédait un beau missel édité par le diocèse. Commandé par correspondance. Le catalogue des objets du culte. Il collectionnait des photographies de lieux sacrés. Soigneusement classées dans un album dont la reliure était un agrandissement de la reliure du missel. Il aimait ces bleus, le sépia des visages, le noir des gestes figés pour toujours. Il reconnaissait des têtes. Se surprenait à se chercher dans cette foule processionnaire. Le silence du salon où il lisait n’était troublé que par la toux de son père. La pipe ne fumait plus depuis longtemps mais l’odeur du tabac persistait, il ne pouvait échapper à cette aigreur de l’air, d’insaisissables fragrances le retenaient et il se souvenait d’avoir été heureux quand sa mère était encore vivante. Son portrait était cloué au mur derrière une lampe de parchemin où elle avait laissé la trace de ses doigts. Son éventail était peint, c’était tout ce qu’il en restait, il se la rappelait toujours avec cet éventail ou il ne se souvenait que de l’éventail dont il profitait, il avait la tête sur son épaule et il jouait avec les perles de son collier. Le dimanche il allait à la messe pour se faire pardonner ses offenses. Son père ne l’accompagnait plus. Il communiait tous les dimanches dans sa chambre à l’heure des vêpres. On ramenait le prêtre en voiture et il se plaignait du froid ou de la chaleur, il l’écoutait, le cocher demandait ensuite si on allait faire un tour du côté de l’usine. Il travaillait à l’usine tous les jours de la semaine sauf le dimanche mais il arrivait que le travail de la semaine passée exigeât de lui qu’il lui consacrât encore quelques heures entre l’heure des vêpres et celle du souper, il ne dînait pas, le cocher mangeait dans une gargote et se saoulait. Le chemin de l’usine était plus long que celui de l’église. Il aurait aimé la suivre au-delà de la place. Le boulevard qu’elle empruntait était bordé d’immeubles noirs et tassés comme des vieux en attente de son passage. Il était allé jusqu’au kiosque et il en avait fait le tour. Elle avait perdu du temps dans une boulangerie. Il l’avait regardée tandis qu’elle s’attardait devant le rayon des croissanteries. Ses cheveux étaient attachés par un foulard bleu, elle portait des gants de dentelle, il remarqua qu’elle avait troqué ses poulaines pour des décolletés à boucle dorée, elle ne portait pas de sac. Il attendit qu’elle eût fini de manger. Elle était adossée à une colonne qui séparait la vitrine, elle mangeait en regardant les passants, il n’aurait pas aimé qu’elle le surprît dans la position du guetteur, la foule s’épaississait. Chaque jour il en savait un peu plus, elle ne savait rien de lui, aussi le jour où il accrocha sa broche elle fut bien forcée de reconnaître que tout ce qu’elle savait de lui, c’était qu’il était le fils de [ici le nom du père], il savait presque tout d’elle, du moins jusqu’à ce point où il n’est plus possible d’être absolument certain de ce qu’on avance sur les autres, ce n’était pas de l’amour, il était curieux et elle était l’objet d’une recherche dont il n’avait pas soupçonné, en l’entreprenant, l’intensité ni la durée, il était la proie de cette force purement physique qui le poussait maintenant à commettre des indiscrétions.

 

…il savait presque tout d’elle, du moins jusqu’à ce point où il n’est plus possible d’être absolument certain de ce qu’on avance sur les autres, ce n’était pas de l’amour, il était curieux et elle était l’objet d’une recherche dont il n’avait pas soupçonné, en l’entreprenant, l’intensité ni la durée, il était la proie de cette force purement physique qui le poussait maintenant à commettre des indiscrétions. Arrgh ! Je commençais à comprendre. Et c’est les filles (Normandie et Altantsetseg) qui me soufflaient pendant que j’étais au tableau avec un morceau de craie dans la main que je savais pas quoi en faire sinon que d’habitude ça sert à écrire. Myriam en avait marre de cuisiner sans gras à cause que c’est la mode alors on a pris deux billets pour Oulan-Bator via Moscou que c’est le pays de Dostoïevski. Avec Normandie dans les bagages ? Vous avez presque deviné : elle avait une tante, que c’était Tsetseg et la cousine Altantsetseg avec en plus un cousin qui n’allait pas tarder à montrer le bout de son nez avec une bouche dessous que c’est pas facile à nourrir, mais c’était le problème de Bat Bat, pas le mien. Et comme j’y pensais en me marrant parce que je nourris que la mienne avec l’aide de Myriam et de l’État, elle profite qu’on est à trente mille pieds pour m’annoncer que si je trouve pas du travail elle me quitte à cause qu’elle attend un heureux évènement.

— Tu fais comme tu veux, dit-elle en engouffrant une chocolatine russe, heureux ou pas heureux, je m’en fous, je suis pas toi et t’es pas moi ou, en français correct qu’il est temps qu’on si mette à cause que ton arrière-grand-père va mettre les petits plats dans les grands : je ne suis pas toi et tu n’es pas moi.

— Premières nouvelles ! Que je les mets au pluriel parce qu’il yen a trois 1) je savais pas 2) je vais savoir 3) je veux écrire un bouquin sur mon arrière-grand-père.

— T’oublies Normandie qui a dit au flic que tu lui faisais des choses que tu fais les mêmes à moi quand elle regarde par le trou de la serrure.

— Sauf qu’entre ce que je te fais et ce que tu voudrais que je te fisse, ya pas d’trou d’serrure et c’est pas Normandie qui mate.

— Qui c’est-y que je la/le connais pas celle/celui-là ?

— C’est Mandale.

— Quatrième nouvelle !

Voilà dans quelles conditions humaines on a atterri à Moscou avec le même avion qu’on est monté dedans à Roissy.

Je disais ça au miroir que Palo Alto utilisait maintenant pour communiquer par FTP. Je savais pas qu’on peut pas parler dans le FTP, mais j’y ai parlé, pour rien comme si je m’étais adressé à mon propre reflet qui d’ailleurs se reflétait fidèlement parce qu’il peut pas faire autrement sinon j’en change…il savait presque tout d’elle, du moins jusqu’à ce point où il n’est plus possible d’être absolument certain de ce qu’on avance sur les autres, ce n’était pas de l’amour, il était curieux et elle était l’objet d’une recherche dont il n’avait pas soupçonné, en l’entreprenant, l’intensité ni la durée, il était la proie de cette force purement physique qui le poussait maintenant à commettre des indiscrétions. Arrgh ! Que c’est pas moi que je l’ai écrit ! Mais que j’aurais pu si on m’avait laissé le temps. Ils vous laissent pas le temps. Ils s’occupent de savoir si c’est Paul ou Marc qui a raison et avec une loupe que si j’en avais une la même j’aurais déjà décroché le Goncourt. Des jours à moisir dans un hôtel minable de la Mongolie qui n’a pas que l’extérieur d’extérieur. L’ambassadeur, que je lui mets pas une majuscule parce que j’en ai pas à son service, faisait comme ça tsss tsss en lisant ce que je proposais à son jugement que Myriam m’avait dit qu’il était mieux que Bossuet et Malraux dans le même sac où on met aussi les chatons que si on les gardait on serait plus chez soi. On a bu du champagne et croqué des belins que j’en avais mangé des pareils tellement ça me dégoûtait.

— C’est un peu gras, reconnut l’ambassadeur, mais ça se laisse manger si on n’oublie pas de les arroser !

Rire de Myriam qui commence à avoir de grosses chevilles. Les carnets étaient entre de bonnes mains. Mais l’ambassadeur était moins sûr de ses mains quant à ce que j’avais écrit sur mon arrière-grand-père qu’il comprenait pas ce que la Mongolie venait faire là-dedans.

— Ça vient faire qu’on y est allé, Myriam et moi, via Moscou, avec Normandie dans la soute me demandez pas pourquoi. Et Mandale nous a rejoint par Pékin que c’est en Chine mais je sais pas où.

— On peut pas tout savoir quand on est con, précise Myriam des fois que le diplomate comprenne pas qu’on est pas français que de souche.

— Les racines, ajoute-t-il, c’est pas toujours bon à manger. Ceci dit, la pomme de terre a beaucoup changé. Ce n’est plus la même.

— Avant on pouvait pas en faire des frites et si on en faisait quand même on avait plus qu’à reconnaître qu’on avait tort. Comme en diplomatie que j’y connais rien mais que je devine.

— Ah mais c’est bon de deviner, même si on n’a pas besoin de faire des études pour ça. Je connais des cas…

Des heures de conversation tellement ya rien à faire que s’emmerder à Oulan-Bator. On allait voir Tsetseg et Bat Bat dans leur yourte, mais on y parlait pas ni de A ni de B et encore moins de Paul Auster. Si yavait pas eu cette obsession pour la trottinette à deux roues, j’aurais accepté la moto que Nergüi mettait à notre disposition des fois qu’on veuille aller plus loin. Mais où qu’on va quand on va plus loin en Mongolie ? La question qui réduisait Bat Bat au silence. D’ailleurs il s’en foutait de mon arrière-grand-père et il me l’avait dit. Heureusement que ce jour-là Mandale avait pas sa Bolex sur lui, parce qu’on pourrait en parler aujourd’hui et que ça me ferait du bien, tellement que j’aurais envie de sortir pour aller écouter le rossignol de nos amours.

— Quand est-ce qu’on rentre ? dit Normandie que je lui ai pas demandé de foutre sa merde dans la mienne.

— Ah mais toi tu rentres pas ! Tu restes ici avec ta race. Tu enfanteras quand ce sera le moment.

— Mais je veux pas avoir d’enfant, merde !

— Qu’est-ce que tu veux alors ? J’suis sûr que tu sais même pas ce que tu veux !

— Je veux devenir écrivaine !

Une merde de plus dans la littérature mongole. Comme si elle avait besoin de ça pour aller à Hollywood en Boeing.

— On va te mettre dans un Iliouchine et t’iras nulle part !

— Lui dis donc pas de conneries ! fait Myriam.

Et qu’est-ce qu’il va vouloir devenir, le mioche qu’elle attend comme si elle avait que ça à faire ?

Reprenons :

 

Le coup de la broche n’arrangeait rien. (tiens… pourquoi qu’il écrit mon aïeul ?) Elle s’était moquée de lui parce qu’il avait rougi en l’entendant jurer comme un homme, elle rougissait elle aussi pour un tas de motifs mais sa confidence n’en révéla aucun, il se sentit traversé par le poignard de sa lucidité, un léger délire, presque agréable, le conduisit à nier la rougeur de ses joues, elle le trouva ridicule et peut-être hypocrite. C’était en tout cas la première fois qu’il parlait avec elle et non pas avec le fantôme qui couchait avec lui à la place de ce corps étrangement souple et vivace. Le père apparut sur le palier disant : mais bon Dieu qu’est-ce que c’est que ce boucan ! Il était à genoux et elle lui montrait la perle, il paraissait heureux et parfaitement incapable d’aller au bout de ce bonheur.

— Ce n’est rien ! dit-il brusquement en se relevant (en se relevant il l’effleura parce qu’elle se rapprochait volontairement de lui).

Le vieux pivota sur ses talons et disparut dans l’ombre d’une porte qu’il ne referma peut-être pas. Elle descendait rapidement. Il se tenait à la rampe, étourdi par sa volonté de s’excuser encore et sa voix lui confirmait que c’était elle qui avait tort, elle disparut elle aussi, il renonça à la suivre ce matin, arrivé sur la place il prit directement le chemin de l’usine sans s’attarder au kiosque où il avait maintenant ses habitudes. Le vendeur brandissait une gravure à son adresse. Il secoua la tête pour dire non. Deux exemplaires qu’il n’achèterait pas. Ou il les achèterait sur le trottoir de l’usine à l’heure de la pause. Il se toucha le front. Une fièvre imprévisible le harcelait depuis quelques jours. Il fallait s’en souvenir maintenant comme du premier signe de la maladie qui allait l’emporter. Impossible de ne pas y penser en suivant son propre personnage, mais il avait plutôt soupçonné une angine, il se souvenait d’une averse sur le balcon de son bureau à l’usine, il était sorti sous la pluie pour récupérer des documents sur la table où dix minutes plus tôt il était en conversation avec un acheteur potentiel. La pluie l’avait paralysé. Il avait soulevé le presse-papier en se demandant ce qui en augmentait le poids à ce point. Puis il était rentré, il avait refermé la baie vitrée et il avait regardé la pluie tomber, l’averse s’était transformée en crachin, les lumières de l’usine comme points de repère, il avait tendance à oublier cette perspective et s’y perdait quelquefois. Ce travail l’ennuyait. Il ne lui déplaisait pas. Il lui arrivait même d’éprouver un certain contentement à la conclusion d’une vente, mais cela ne durait pas, il écoutait les compliments sans les atténuer comme la politesse l’exige. La cour de l’usine n’était pas seulement propre, elle était nécessaire, avec sa grille exagérément présente et les trois allées grises qui la continuaient vers les trois bâtiments qu’il connaissait par cœur pour en avoir été l’inventeur : l’usine proprement dite, avec son toit rouge et son unique cheminée qui en fumait pas, les bureaux, immeuble de deux étages encerclés par des balcons bleus où paressaient des arbustes fleuris au printemps, et le garage au toit tôlé dont la porte était toujours ouverte, on entendait les chevaux et les coups de marteau. Au-delà s’étendait une lande où pourrissaient des carcasses rouges. Il s’avançait dans ce décor circulaire, anxieux et bavard au moment d’entrer dans l’impasse que les ouvriers venaient de déserter. Il les avait vus s’égailler dans l’allée de l’usine, puis l’usine les avait absorbés et il avait jeté un œil morne sur les ateliers, les chevaux étaient dehors, impatients et noirs, il parlait à un de ses subalternes qui l’écoutait sans oser l’interrompre.

 

J’étais en train de charger ma clé USB dans un mur que j’ai l’habitude de fréquenter les soirs d’angoisse que des fois j’ai plus tellement envie d’avoir vu le jour sans le vouloir, quand je revois ces deux types que Paul Auster a nommé A et B (je lui avais rien demandé mais il payait le coup au Flore). Ce mur est un mur, haut de cinq bons mètres jusqu’à la première fenêtre et la porte est une grille qui doit peser plus lourd que mon vieux quand il revenait de la mine avec un sac de charbon et un cageot de blanc qu’était pas d’Espagne mais qu’il paraît que ça lui nettoyait l’esprit des fois qu’on était vendredi et qu’il se confessait les péchés le lendemain avant de remettre ça sans se soucier si j’avais des résultats scolaires ou des fréquentations que s’il avait eu les mêmes il se serait pas reproduit à l’identique. Moi ça me vient à l’esprit ces choses du passé chaque fois que je préfèrerais pas être là si c’est possible que les flics ont rien vu. A et B revenaient de je sais pas où et manifestement il retournaient chez eux que c’est chez moi mais un étage en dessous et pas dans le même sens. Des voisins qui se rencontrent parce que la rue est un système hasardeux c’est pas à ça que pensait Michael Hart quand il a rencontré Gutenberg. J’avais la clé dans le mur et le front sur une brique que c’est pas du parement mais que de l’intérieur un type anonyme et qui tient à le rester a troué avec un foret rallongé vu l’épaisseur du mur. La question que je me posais pas c’est que l’écran éclairait mon visage sans projection anthropomorphique calculée sur ce qu’on sait du néanderthalien avant qu’on en sache plus rien parce que la vie c’est fait pour mourir et que je suis pas différent des autres à ce point. Merde ! que je me dis, c’est A et B, et si j’avais bien regardé, mais j’étais pas en Mongolie à ce moment-là, j’aurais compris que A et B et Dédé le gros et Dodo le laid c’est pareil même à l’envers et sens dessus dessous. J’étais loin d’Oulan-Bator, comme peut l’être une ville que le XXIe siècle n’a pas changé en yourte avec chauffage central. Vous savez ce que c’est : quand on sait pas, on se demande et quand on se demande, on balise. Je balisais. Et ils approchaient en parlant de la dernière séance organisée par Mandale alors que la Lune était pleine et qu’elle allait pas tarder à accoucher d’un Islam que c’est déjà pas facile d’avoir comme voisin que maintenant il faut se mettre dans le crâne qu’il va loger chez l’habitant et cuisiner comme ça lui chante. J’en savais rien, moi, de quoi ni de qui ils étaient les agents, A et B. J’avais raconté aux flics que je les avais vus transporter un sac avec le cadavre d’une femme dedans. Je pouvais pas savoir que A+B=Dédé le gros + Dodo le laid. À l’origine de tout roman, même le plus médiocre, ya toujours une équation sinon t’as pas lu Dostoïevski ni Bukowski que l’un est peut-être la réincarnation de l’autre. Moi je dis ce qu’on m’a dit et je m’y tiens. C’est comme ça qu’on s’adapte. Faut pas tomber sur des mecs que tu sais pas qui ils sont ni même si ce sont des mecs. J’en ai eu des fois de ces chaleurs ! Et là j’en avais une que je pouvais rien faire parce qu’Android était en train de bosser pour moi à condition que je ferme ma gueule. J’ai grimacé. Des fois je grimace et Normandie fait semblant de pas me reconnaître. Qu’une fois je l’ai pas reconnue mais c’était son cucul que je voyais dans l’écran que celui-là c’est pas un androïde mais que ça vaut pas plus cher alors pourquoi se priver ? Bref, A et B venait de visionner les rushes de Mandale. Et qu’est-ce que j’apprends en les entendant, que je suis dans le film de Mandale et que j’ai vu deux types trimbaler un cadavre de femme dans l’escalier communautaire que A et B ont reconnu vous pensez ! Et quel hasard m’a placé sur leur chemin alors qu’ils reviennent du film de Mandale ? Allez savoir ! Quand on a pas le cul verni faut pas s’étonner que le hasard fasse mal les choses. Ils se rapprochent, ils sont là, et Android décide d’éteindre l’écran. Donc, ils m’ont pas reconnu. Pour une fois que j’ai du pot, j’en profite et je cours chez les flics pour réclamer une protection que sinon je vais finir par devenir dingue. Et je le suis devenu, parce que les flics ça les a fait marrer que je sois plus intelligent et plus cultivé qu’eux que sinon ils seraient pas flics et peut-être pire. Dans l’escalier, la concierge balayait. À deux heures du matin ! J’y dis : qu’est-ce que vous balayez donc à c’te heure ? et elle me répond que je cite « ces deux connards de Mongols y zont en mis plein partout à cause que leurs sacs poubelles sont de fabrication chinoise que c’est pire que la turque ! » Non seulement je suis d’accord avec son analyse politique que je partage pas qu’avec elle si j’en ai l’occasion de boire un verre, mais j’y saute dessus pour la coincer avant qu’elle balance les preuves médicolégales que j’en ai besoin pour pas devenir dingue avant l’heure. Au viol ! qu’elle gueule alors que jamais personne n’a eu l’idée de risquer sa liberté de cette manière que ce serait la plus con qu’on a jamais eue avant de passer à l’acte pour de bonnes raisons cette fois. Qui qui ouvre sa porte la première si c’est pas Myriam qui mordille un torchon que c’est pas le cul qu’elle s’essuie avec. Jules ! qu’elle crie comme si c’était pas moi. J’en ai pris une en plein le centre où j’ai le nez. Que j’en ai mis partout. Tant et si bien que quand les flics sont arrivés, le légiste a déclaré je cite « c’est tellement évident que c’est pas la peine que je me tue au travail » et ils m’ont embarqué comme si c’était moi que j’avais tué une femme et que je l’avais mise dans un sac poubelle et que, bavait la concierge, j’en avais mis partout !

 

Il y avait toujours du monde sous le porche de l’immeuble coquet où il avait ses bureaux. Une voiture attendait. Sa logorrhée prenait fin sur le seuil. Il répondait à des questions qui avaient l’avantage de lui rafraîchir la mémoire. Ensuite il entrait dans l’ascenseur. Il s’y trouvait presque toujours seul. Il redoutait cet enfermement. Il n’était jamais rien arrivé. Il en avait rêvé deux ou trois fois et il y pensait tous les jours. La porte coulissait enfin. C’était le garçon d’étage. Il souriait sincèrement. Il s’inclinait peut-être, mais si légèrement qu’on eût dit que ce geste le révoltait plutôt.

— Avez-vous votre tabac ?

— Faites-moi penser à mon tabac.

Il aimait lui montrer la blague en mauvais cuir de Cordoue. Les reliefs en étaient patinés. Il l’avait rarement oubliée. Par contre il ne transportait pas de pipe. Il y en avait au moins une dans toutes les pièces où il avait l’habitude de séjourner. Il ne fumait pas chez les autres. Dehors, il ne ressentait pas la nécessité d’un peu de fumée pour jouer avec son regard, son regard même était en jeu avec un état particulier de son esprit qu’il ne s’avisa jamais de cerner. Il avait pourtant l’art du tableau à faire. Personne ne s’avisa jamais de lui reprocher l’amertume qui en découlait. Les fenêtres du bureau étaient ouvertes quand il entrait. Il regardait à travers la mousseline des rideaux. Le i aux trois branches des allées servait au blason de l’entreprise, en abîme, de sable sur fond de sinople. C’était sinistre et bête. Mais il avait fallu en accepter l’idée. Il ne luttait jamais contre les idées de son père. Il disait le contraire au vendeur du kiosque. « Nous nous disputons si les nouvelles sont bonnes. » Son père ne lisait pas dans le journal. Il recevait des lettres du monde entier. Petit, il avait collectionné ces timbres. Il faut se rapetisser pour comprendre. Son père découpait les timbres et il jetait les enveloppes dans le feu de la cheminée. Les lettres attendaient peut-être encore qu’on leur donnât un sens. Il en recevait encore beaucoup, deux par semaine, cent par an, combien de temps va durer cette vieillesse ?

— Voulez-vous votre café maintenant ?

C’était sa secrétaire. Il était dix heures et il ne s’était pas mis au travail. La tasse de café refroidissait jusqu’à midi. La sirène le surprenait en pleine réflexion.

— Vous n’avez pas fini votre café.

Il contemplait le corps agile.

— Vous mangez avec [ici le nom d’un client ou d’un fonctionnaire].

— Qui est-ce ?

Il ne se rappelait pas.

— [ici le nom de son principal collaborateur] sera là.

Il était rassuré. Il aimait manger. On se rendait à pied dans le quartier tranquille, à dix minutes de l’usine. On prenait un chemin de halage. Il avait toujours éprouvé une passion inexplicable pour la marine. Les écluses le fascinaient. Il connaissait la géographie des canaux. Paris l’avait ébloui. La péniche avait atteint ensuite des régions grises où il s’était perdu un soir. Il avait vu les puits, les logements, les briques noires dans les jardins, les enfants le chahutaient parce qu’il avait l’air d’un vagabond, sinon ils se seraient prosternés et il en aurait profité pour les offenser. Il n’y a pas de blessures plus définitives que celles que l’enfance reçoit d’en haut. Il en était persuadé. Il n’eut pas d’autres problèmes avec les enfants. Les femmes hésitaient à le chasser, puis elles renonçaient et rentraient chez elles. Il demanda son chemin. Il s’était approché d’une fenêtre et il parlait à un malade qui crevait lentement dans un fauteuil d’osier. Après une crise de toux qui parut ne jamais se terminer, il lui indiqua le chemin du quai.

— D’où venez-vous ?

Il ne répondit pas, puis la toux reprit. Il retourna dans la rue. Un enfant le regardait.

— C’est par là, le quai ?

L’enfant fit non de la tête.

— Par là on ne va nulle part et ensuite c’est la campagne, il y était allé une fois, il se rappelait les fruits sur les arbres et les bras de son père qui le soulevait, il décrocha le plus beau, le plus charnu, le plus juteux. Où avait-il appris tous ces mots ?

— Par là ?

— Non plus. La mer n’est pas loin. Il n’y était jamais allé. Sa mère en venait. Puis elle y était retournée. Elle avait écrit qu’elle ne reviendrait jamais, son père avait lu la lettre et seule la sœur aînée l’avait comprise, elle avait ensuite pris le temps de lui expliquer. Par là, après les jardins qu’il faut traverser, on trouve le chemin de halage, l’écluse n’est pas loin. Il avait une chambre avec vue sur le quai. La fenêtre en demeurait fermée à cause de la poussière. L’été, on étouffait. Il allait respirer dans le couloir. Sinon il aidait au jardin. Son père s’y échinait. La sœur vendait les légumes au marché. Elle possédait une brouette joliment décorée. On la reconnaissait de loin.

Il vit la sœur. Elle était petite et maladroite. Un beau sourire l’enlaidissait. Il eut du mal à supporter son regard. Il lui acheta une botte de radis. Il trouverait le beurre, lui assura-t-il. Elle n’insista pas.

— Veux-tu qu’on se revoye ?

Elle se grattait le nez en souriant. Elle ne savait même pas qui il était. Il lui mentit aussitôt. Elle n’était pas convaincue. Il l’aida à pousser la brouette jusqu’au jardin. Le père fumait sous l’auvent de la cabane.

— Qui tu ramènes ?

Elle rentra la brouette. Il se présenta. Le mensonge s’affinait.

— Vous n’y verrez pas d’inconvénient ? finit-il par dire.

Le père le toisa.

— Vous n’avez pas l’allure d’un marin, dit-il.

La fille sortait les cageots vides. Le petit se mit à trier les légumes.

— C’est pourtant ce que je suis, un marin d’eau douce !

Il éclata de rire. Le petit aussi avait envie de rire.

— Vous allez les manger tout seul ?

Il tenait les radis dans une main et de l’autre il s’appuyait sur une entretoise. Le père se leva.

— Le problème, dit-il, ce sont les voyages que vous promettez.

La fille brossait les cageots et son frère faisait couler un filet d’eau sur la brosse.

— Vous ne voyagez pas, vous n’allez même pas loin, vous changez le lieu de votre bien.

La fille cessa de s’activer. Elle voulait être immobile maintenant. Juste le temps de dire que ce n’était pas le moment d’en discuter. Le père se tut brusquement. Elle l’avait mouché. Le petit jubilait.

— Je ne sais pas pourquoi je te demande encore la permission de sortir avec qui je veux, dit-elle.

Il s’était fourré dans un guêpier. Mais il avait le temps. Il commença à s’éloigner. Elle lui cria l’heure et le lieu. L’heure, c’était facile. Il fit tournoyer sa montre. Mais de quel endroit parlait-elle ? Le petit abandonna son ouvrage pour se jucher sur un tas de charbon. Il montra le clocher de l’église. Il ne pouvait pas se tromper. Il secoua la main pour les saluer et il reprit son chemin. Le père avait gagné, puis la fille s’était mise à lui parler et le petit s’était bouché les oreilles en invoquant sa mère.

 

Qu’est-ce qu’il raconte comme conneries ton copain ! s’esclaffa le Mongol en mongol.

— Il comprend pas c’que tu dis, fit Bat Bat qui tournicotait son demi.

— T’as qu’à traduire, pov’con !

— Et qu’est-ce que tu feras quand j’aurais traduit… ?

— C’est à lui qu’il faut le demander, c’que j’ferais !

— Tu dis ça parce que tu sais pas c’que j’ferais moi…

— Tu f’ras c’que tu voudras et moi j’t’encule !

— Personne m’a jamais enculé. Tu veux savoir pourquoi… ?

Y voulait pas savoir, le Mongol. Bat Bat m’avait rien traduit. C’est moi que je traduis. Et ce soir là j’arrêtais pas de traduire. Vous voulez savoir pourquoi ?

— Qu’est-ce que t’en as fait… ?

— J’sais pas de quoi tu parles.

— A et B… Que j’ai bien vu comment que t’as flingué Dédé. Pas vrai, Mandale, qu’on a vu Dodo se pisser dessus avant que…

— Vous étiez pas là. Votre récit sera jamais assez cohérent pour convaincre un flic que c’est pas vous les meurtriers. Alors arrêtez de me faire chier avec ça.

— On rigolait, mec !

Par contre le Mongol qui me regardait avec ses yeux de mouton rigolait pas. Je sais pas s’il avait pas envie ou si c’était naturel chez lui de pas rigoler pour un oui pour un non. Mandale et moi on riait parce qu’on avait bu c’qui fallait, pas parce que ce Mongol avait une sale gueule que si on avait été trois on aurait pas hésité à lui péter le cerveau qu’il avait pas bien gros, alors on aurait pas d’mérite mais c’qui fait du bien ne fait pas d’mal. Je dis deux parce que Bat Bat n’était pas avec nous. Il s’associait pas. Il digérait pas cette maudite nuit que j’y ai appris comment que ça arrive de se pisser dessus alors qu’on fait plus depuis l’âge de quinze ans en ce qui me concerne. Mandale je sais pas mais on en a jamais discuté, que c’est pas une conversation qui vient à l’esprit quand on parle d’autre chose, surtout de tout et de rien, que c’est le principe de non montage que Mandale en est le théoricien, le praticien et l’inconnu qui cherche à se faire connaître sans remettre en question ce qui l’empêche d’être connu. Le Mongol était moche et il le savait. Sa mère avait dû se croiser avec un cheval de trait. Il était accompagné de deux types qui pensaient qu’à se gratter les couilles, comme quoi c’était pas des membres de l’OMS. Ils avaient bu eux aussi et ils n’avaient pas l’air d’investir ce qui leur restait d’énergie dans un combat que Bat Bat craignait de gagner à armes inégales parce qu’il avait aucune envie de perdre. Comme soirée entre amis c’était pas gagné. Je sais pas ce qu’y mettent dans leur vodka, les Mongols, mais ça fait pas rêver à des femmes. Mandale voyait des garçonnets à poil en train de se la secouer devant un parterre d’écrivains parisiens. Yavait pas d’curé dans les marges sinon j’aurais sorti mon chapelet que c’est un musulman qui me l’a donné parce que je voulais lui prendre. Avec ça tu pries, tu étrangles, tu flagelles et ça peut servir aussi à te pendre ou à pendre les autres si t’as pas envie de mourir pour des idées que c’est pas les tiennes. J’sais pas pourquoi, mais j’avais la nostalgie du siècle passé. Sauf qu’à cette époque, les Mongols yavait longtemps qu’ils savaient plus ce que c’est un siècle.

— T’aurais pas dû dire ça, dit Bat Bat en essuyant la mousse sur ses lèvres.

— Y comprendront pas si tu traduis pas, mec !

— Sauf si les deux types qui l’accompagnent c’est A et B comme dit Auster.

— Mais tu les as…

— Ah si j’avais songé à prendre ma caméra qu’elle restée à l’hôtel sans rien faire !

— Rien faire que tu dis ! Quand tu verras les rushes…

— J’sais ce que j’y mets dans mes rushes !

— Les gosses aussi quand ça s’amuse entre eux.

Le Mongol s’est levé, les poings sur les hanches.

— C’est moi que tu traites de gosse ?

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Il dit qu’ici la vodka c’est pas le prix conseillé par le catalogue russe.

— Et ben dis-lui que j’ai assez de fric en banque pour faire le riche à Oulan-Bator.

— T’es dingue ! Il va nous prendre pour des rupins. Tu sais comment qu’ils traitent les rupins si c’est l’heure ? (Mandale qui dit)

— (Bat Bat, au Mongol) C’est pas un mec baraqué comme toi qu’y veut mettre dans son plumard…

— Dis-lui que j’ai une sœur CCCP.

— Il aime pas les filles. C’est un Parigot.

— J’suis l’agent commercial attitré du Rosa de Lima, mec !

— Il s’en fout aussi. Même que si t’es une merde il en veut pas.

Mandale et moi on entendait que du mongol et le Mongol était en train de changer de couleur. Mandale était beaucoup plus inquiet que moi, à cause qu’il porte pas de slip.

— Qu’est-ce qu’y veut… ?

— Il a pas l’air de vouloir la même chose que nous, ironisai-je.

Un premier verre a volé, sur l’œil de Bat Bat qui a sorti son 45 1911 révisé CCCP. Le Mongol a fait aïe et s’est écroulé. A et B n’avaient rien sur eux qu’un peu de pognon.

— On est pas venu pour nier les faits, me dit A en français à peu près sans accent que je reconnais pas l’accent mongol.

— C’était une salope, dit B.

Bat Bat veut pas remiser son Colt. Il a prévu deux chargeurs supplémentaires des fois qu’il en aurait besoin à notre place. Mandale pense plus à filmer, ça se voit comme du Chabrol.

— On me prend pour un barjot à Paris, dis-je comme si j’étais pas là moi non plus.

— Ils sont pas faciles à convaincre, les poulets de Paname, regrette A qui reçoit un signe d’approbation de la part de B qui dit :

— Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous, monsieur Sarabande ? On a pas d’influence sur le Renaudot des fois que le Goncourt vous échappe. On a entendu parler de votre arrière-grand-père. Mais ça remonte à loin, cette histoire… !

— Plus d’un siècle. Faudra que je prenne moins de temps si je veux qu’on me lise de mon vivant…

A et B apprécient l’humour et le qualifient d’humilité des fois que le Mongol n’est pas encore tout à fait tué. Bat Bat prend le pouls. Il fait non de la tête. On va pouvoir rigoler sans risquer de se faire déboucher par un Mongol qui rigole pas avec l’humour. Mandale est pas sûr :

— Qui c’est qui me raccompagne à l’hôtel ?

Bat Bat rengaine. Il en veut pas à A et B.

— Vous nous avez convaincus, dit A (ou B). On va transmettre au Quai. Vous pouvez rentrer à Paris sans vous méfier de son préfet qui a le pouvoir d’enfermer les fous en attendant qu’ils guérissent.

— On connaît des cas qui ont guéri et c’était pas des miracles, renchérit B (ou A).

— Vous êtes en relation avec le Quai ? que je m’étonne pas tout seul pour une fois.

Les masques tombent. Dédé le gros et Dodo le laid. Bat Bat sourit. Qu’est-ce que ça veut dire qu’on se fout de nous ? Mandale se recroqueville :

— J’étais venu pour filmer, pas pour m’engager…

— Qu’est-ce qu’on fait de ce gros tas ? dit Bat Bat.

— T’es sûr qu’il est mort ? Qu’il va pas resusciter comme tes copains A et B ?

— C’est pas mes copains.

— Celui-là fait pas semblant, monsieur Sarabande, dit A.

— Il méritait pas de vivre, dit B.

— Parce qu’en plus il faut le mériter ! s’insurge Mandale.

On a expliqué à Nergüi que le Mongol en question, son frère de race pure, avait déclaré formellement son intention de quitter ce Monde en se servant de l’arme que Bat Bat n’était pas autorisé à porter ni à s’en servir.

— Le rapport sera vite torché, dit Nergüi.

Yavait plus qu’à passer la serpillère et à remercier le patron des lieux d’en avoir toujours une à la disposition de sa clientèle. On est sorti. A et B sont montés sur leur moto. On les a regardés disparaître dans la nuit. Bat Bat s’est mis à grogner. Il en avait une, de moto, mais elle était en panne. La seule chose qu’on savait en commençant cette soirée. Le reste on savait pas et ça nous a changé les idées, que c’est pour ça qu’on prend des vacances.

 

Il fit le tour par l’église. Elle avait parlé d’une fontaine et il trouva la fontaine. Il y avait aussi une placette et un seul banc au milieu du gazon. À l’ombre d’un saule. Il chercha la statue. Elle semblait se frayer un chemin dans une broussaille informe. Elle souriait cependant. Le coin était humide et exagérément végétal. La fontaine était un oiseau. Dans la vasque, l’eau éclaboussait une algue rouge. Il se souvenait de tous ces détails. Il retourna à la péniche. Les marins étaient attablés sur le quai. Une fille grasse et rouge les servait. Elle allait et venait entre la table et la maison. Sur le seuil, une bonne en tablier noir attendait, portant le plat fumant et ne cachant pas son impatience, elle dégoisait, ou elle attendait les poings sur les hanches, l’autre s’évertuait et lui reprochait sa jactance. Il s’assit. Les marins avaient à peine soulevé leurs culs. Ils n’avaient pas cessé de manger. Il s’attendait à une marque de respect. Ils avaient peut-être ébauché une courbette. La fille s’émoustilla. Il cria presque qu’il avait faim. On lui sourit sans cesser de mastiquer.

— Je boirais bien aussi, dit-il à la fille.

— Du vin comme les hommes ? demanda-t-elle sans se laisser impressionner.

Ils l’avaient mise au courant. Il était encore sur le fil, d’autant que la chair de cette fille l’impressionnait à ce point qu’elle s’en rendit compte.

— Oui, du vin, fit-il en regardant rapidement les marins qui ne le regardaient plus, le même si vous en avez encore.

La fille haussa les épaules. Il s’aperçut qu’elle tenait la cruche sur la hanche, le vin ce n’est pas ça qui manque dit-elle les marins partirent d’un bon rire qui en disait long sur le silence qu’ils entretenaient avec lui depuis qu’il avait mis les pieds sur le pont. Il était arrivé en salopette bleue, portant en bandoulière une musette neuve, l’autre main étreignait une pipe. Ils le virent arriver de loin. Il allait tête nue. Il marchait vite comme si cette allure allait lui conférer une prestance à la hauteur de son importance. Il s’arrêta un moment devant la proue. Ses lèvres remuaient comme s’il était en train d’épeler. Puis il longea lentement le bord, jetant un œil de temps en temps dans l’eau noire qui clapotait sous le quai. Ensuite seulement il entendit le grincement des poulies de la grue et il leva la tête pour s’émerveiller de la perspective. Quelque chose change en moi, se dit-il et en même temps il aperçut le capitaine qui curait sa pipe au-dessus de l’eau.

— C’est-y vous l’nouveau ? demanda-t-il sans le regarder.

Il répondit que oui, il était impatient, vous ne savez pas travailler, dit le capitaine qui le regardait maintenant.

— Je me rendrai utile, j’en suis sûr.

Le capitaine souffla dans le culot de sa pipe.

— Ils ne savent rien, ajouta-t-il au bout d’un moment qu’il consacra à l’examen de son interlocuteur.

— C’est bien, dit celui-ci, je m’en réjouis.

— Oui, dit le capitaine, montez.

Il lui tendit une main robuste. Il s’étonna qu’elle manquât de douceur. Il se laissa hisser. Une fois sur le pont, il ajusta rapidement le désordre de sa salopette, s’acharnant en même temps à fixer la bandoulière de la musette sur son épaule endolorie.

— Bienvenue à bord, dit le capitaine, vous ne savez rien des chevaux ?

La brusquerie du personnage l’amusait maintenant.

— Non, dit-il, je ne savais pas que les marins / ce ne sont pas des marins, dit le capitaine / il était interloqué. Des dockers ? fit-il enfin.

Le capitaine ricanait.

— Ils se ressemblent tous.

Il lui montra les chevaux de l’autre côté du canal.

— Je ne suis pas vraiment un marin, dit-il, et ce ne sont pas vraiment des chevaux, mais ceux-là, ce sont de sacrés bougres de dockers, rien d’autre.

Le bras de la grue s’était immobilisé dans le ciel.

— Ce n’est pas compliqué, dit le capitaine, ce qui signifiait peut-être que le voyage ne lui apprendrait rien, il finit d’ailleurs par confesser qu’il n’aimait pas l’idée de satisfaire sa propre curiosité, c’est une perte de temps, et la curiosité n’est pas un bon moyen d’aller voir chez les autres ce que les autres crèvent d’envie d’aller reluquer chez vous, non je n’aime pas ces tours en rond, chacun sa peau, ses os, sa chair et ce qu’elle contient d’unique parce qu’on n’est pas allé piquer son inspiration dans le jardin des autres.

La nuit était tombée et la grue ressemblait à un insecte géant. Il se promit de ne pas oublier cette métaphore.

— Vous dormirez dans le lit de ma femme, dit le capitaine.

Il lui montra la couchette de l’autre côté de la cloison où il avait sa table de travail. Un sextant était accroché à la hauteur des yeux.

— Elle dormait ici quand elle ne m’aimait plus, elle y a même accouché mais je préfère ne pas me souvenir de ce temps.

Son portrait photographique était posé sur une étagère.

— On a une maison maintenant, mais je suis trop vieux pour m’y plaire, elle aime le jardin et elle s’occupe de la vigne vierge de la tonnelle. Le sextant ? Non, je n’ai jamais été qu’un marin d’eau douce.

Il était astiqué, le sextant. Il en connaissait la pratique. Il en possédait un lui-même. Il s’en était servi dans toutes les villes d’Europe où il avait eu affaire. Il montait au sommet des hôtels. Son journal de bord était incompréhensible. Il en tirait quelquefois des passages et il lui arrivait d’en avoir un peu honte, c’était un jeu d’enfant, on ne devrait pas jouer passée l’enfance, il faudrait s’en tenir à la réalité et ne pas enseigner l’enfance, s’interdire cette transmission du savoir enfantin, ce don de soi à l’être en formation qui ne sait pas qu’il est un enfant même s’il ne trouve pas d’autres mots pour qualifier son existence.

 

On avait deux trottinettes : la deux-roues d’Altantsetseg et celle de Normandie qui en avait trois. Yavait une placette pas trop dégueulasse mongole pas loin de l’hôtel. On a même pas eu besoin de nettoyer. Le ciment était frais par endroit et une Mongole que j’ai cru que c’était un mec s’est mise à brailler en montrant les surfaces encore humides. Heureusement qu’Altantsetseg parle la langue sinon je me serais énervé et on sait jamais ce qui peut arriver à un Occidental qui perd ses nerfs en milieu yourtien que c’est pas de la littérature alors on s’est fendu d’un tas de sourires et j’ai demandé à Normandie comment ça s’faisait-y qu’elle parlait pas le patois local. Elle m’a traité de papy que j’ai pas l’âge (répétai-je) mais on était pas là pour discuter sémiologie. Altantsetseg a lancé le débat, à savoir que

— faire de la trottinette à trois roues c’est pas faire de la trottinette mais exactement pas savoir en faire.

Fallait en convenir. Elle avait piètre allure, notre trottinette tricycle. Altantsetseg a cabré comme si yavait des Magrébins dans le coin que c’était possible parce que s’ils étaient plus nombreux yen aurait partout mais déjà qu’ils ont du mal à partager des frontières avec les Noirs vaut mieux pas imaginer ce que les Mongols en penseraient si jamais ça passait à la télé. Ça me triturait les couilles, ces réflexions internes que les filles ça les intéressait plutôt la trottinette et la question des roues qui était résolue mais qu’on savait toujours pas en faire Normandie et moi. Altantsetseg dit qu’avant de cabrer on avait du pain sur la planche. Imaginer une planche de cette catégorie métaplasmienne dépassait mon possible que si j’ai pas de quoi espérer m’en servir j’ai besoin qu’on me dise pourquoi. Altantsetseg commença par une figure simple qui consiste à aller d’un point A à un point B. Ça m’a donné le frisson nouveau.

— Si on disait Ici et Là ? proposai-je.

— Qu’est-ce que t’as contre A et B, papy ?

— C’est abstrait. J’ai besoin de concret, moi ! Ici et Là, c’est du concret !

— Mais ça se boit pas, ricane la fille de Bat Bat qui se doute qu’il y est pour rien, ce qui expliquerait qu’elle fait marcher son cerveau comme si c’était le mien.

— Je nous donne une heure, pas plus ! décrétai-je. Je suis attendu…

— Sûr que t’iras pas sur deux roues si tu dépasses deux verres…

— C’est pas le même code de la route ici ! Ya rien d’écrit sur le sujet. On peut même klaxonner si on veut et pas seulement si c’est exigé par la situation.

— Bon, admet Altantsetseg, mettons qu’on va d’ici à là.

Et le disant elle imprime la marque de ses semelles en caoutchouc chinois à environ trois mètres de distance, ce qui me file le tournis. Normandie pince les lèvres comme si c’était ses fesses. Elle saute sur la trottinette à deux roues dont une motrice et se fiche le nez par terre. Heureusement que Myriam n’était pas là sinon j’étais bon pour aller au piquet, le cul à l’air pour satisfaire son désir d’en savoir plus que moi sur comment on souffre sans prier que ça s’arrête. Normandie crie tellement que la grosse Mongole revient me faire chier en mongol que sans doute je devrais avoir honte d’être l’adulte que je suis. Elle cajole la petite avec le miel de son index. Altantsetseg vérifie le roulage et constate une anomalie. Aussi sec elle sort sa boîte à outils et se met à bricoler sa deux-roues. Pour pas m’ennuyer je fais de la trois-roues, en rond et en évitant les zones où le ciment est en train de sécher si on est optimiste et justement la grosse Mongole elle l’est pas et (je traduis) elle économise pour venir me faire chier à Paris et en plus elle amènera des copines et des copains pour se reproduire français. Elle prendra la fameuse pilule russe qui réduit la grossesse à trois mois sans préjudice pour le nouveau Mongol mais ne faut-il pas se méfier quand même un peu des Russes quand ils te donnent quelque chose gratuitement alors qu’ya rien à craindre de l’administration française, ça elle le sait déjà, ils en ont parlé à la télé, ya pas d’raisons que les Noirs se reproduisent en France sans rien perdre de leur couleur et que nous les descendants du Grand Khan on se mélange avec des Français qui sont déjà mélangés et depuis si longtemps qu’ils savent plus si c’est vrai ou si l’archéologie hallstattienne n’a pas sa place au Musée international de l'intelligence.

— J’suis raciste, avouai-je, mais j’pratique pas… Alors faut pas me demander…

— Papy il écrit un livre sur son arrière-grand-père, révèle Normandie. Que des fois il nous lit des passages et qu’on s’endort.

— J’sais plus lequel de sa descendance a épousé une Mongole qui était danseuse nue au Crazy Horse de l’époque…

— Moi j’aime pas cette idée qu’on se mélange, dit la Mongole.

— Tout le monde devrait savoir faire de la trottinette, dit Altantsetseg qui continue de démonter.

— C’est bien aussi la trois-roues, reconnaît la Mongole qui veut me faire plaisir parce que je respecte le ciment mongol en cours de prise qu’on est jamais sûr qu’on sera pas obligé d’y marcher dedans si c’est pas demain la veille.

— Papy sait très bien qui c’était cette Mongole, dit Normandie qui commence à m’casser les couilles avec ce qu’elle sait de la famille depuis que j’en sais pas plus.

Mais la grosse Mongole ça la satisfait toujours pas qu’on se mélange comme ça en France.

— Vous allez finir par donner raison à Céline, dit-elle. Et yaura point d’Grand Remplacement. Et donc pas de guerre civile que c’est le seul moyen que les uns gagnent et que les autres perdent. Sinon on va où, hein ?

— On y va que la Mongolie se dépeuple… dis-je sans le dire.

Heureusement que Normandie n’a pas l’âge de comprendre les subtilités de l’esprit aux abois de sa race, sinon elle aurait traduit et je me serais fait casser la gueule par une Mongole plus large que haute, que si j’avais à choisir j’en prendrais une que ce serait pas la même.

— Elle bricole bien, la petite, constate avec joie la grosse Mongole.

— C’est la fille de papy mais faut pas le dire…

— Ne traduis pas, je t’en supplie !

— Mais alors, papy… si Altantsetseg est ta fille, qu’est-ce qu’elle est pour moi… ?

— C’est compliqué, dit la Mongole avec un air de philosophie que ça me rappelle des mauvais souvenirs de la phase terminale. C’est pourquoi on est raciste. Tu comprends ?

C’est pas que j’aime pas les étrangers, surtout quand je suis chez eux, mais la grosse Mongole commence à m’épiler le cul alors que j’ai besoin de mes poils pour exercer ma fonction de singe nu.

— Elle pleure plus, dis-je. Vous pouvez la lâcher qu’on a du pain sur la planche. Traduis, Normandie…

— En parlant de pain, dit la grosse Mongole, j’ai le mien au four et ça va être l’heure que je l’en sorte si je veux pas qu’il crame. Ya un temps et il faut le respecter. Même baiser ça prend du temps. Mais pas question qu’on se mélange ! On f’ra ça entre nous. Quitte à couper des couilles de nègres et d’arabes que c’est des fois des berbères et le tout sans majuscules !

Elle se casse sur ce. Évitant le ciment frais en me jetant des œillades que si je parlais le mongol, même en caractères latins, je serais déjà en train de me battre en duel avec un mari trompé. Normandie s’accroupit près d’Altantsetseg qui se met à lui donner un cours de mécanique trottinettienne bicyle. Et personne pour traduire.

Mandale s’amène sur ces entrefaites. La Bolex a subi un choc. J’ai pas le temps de lui parler trottinette que je sais ce qui est arrivé à sa Bolex. Et sans avoir besoin de traduire. Les garçons ont joué avec.

— Et je te dis pas comment !

Il me montre. S’il avait su, il aurait voilé la bobine. Elle est revenue de Moscou avec la mention ‘porno’. Et Nergüi l’a confisquée.

— Nergüi ou Nergüi… ?

— Complique pas, mec ! J’y ai pas regardé dans la culotte, que si c’était un slip j’aurais hésité. Les mecs portent plus de culotte, même en Mongolie où le slip est de rigueur si on veut pas être confondu. Tu saisis… ?

— Pas trop… Mais c’est l’problème quand on monte pas. Crois pas que je critique… !

— Bref je me suis disputé et c’est la Bolex qui a pris.

— Pedro Phile cotise chez la Lloyd si je me trompe pas…

— Comme si que j’étais un cinéaste porno ! Moi qui supporte pas la vue des poils !

— Mais t’en as plein, des poils !

— J’les regarde jamais !

— Et le miroir ?

— J’ai précisé à l’Agence que j’avais la phobie des miroirs… Tu parles s’ils m’ont conseillé de pas m’balader à poil ! Avec tous ces petits cuculs que devant c’est pareil.

Il me triture le bras que j’en ai mal aux chevilles.

— Faut qu’on se barre d’ici, Jules ! J’vais devenir fou si le Musée international de l'intelligence me catalogue porno.

— Mais je peux pas me barrer tant que j’ai pas vu mon arrière-grand-père en chair et en os ! Surtout en os que j’ai les mêmes par filiation masculine !

Là, il se met à se bidonner, le Mandale. Il m’regarde d’un air que c’est pas le sien d’habitude, le genre d’air qu’on prend pour dire la vérité :

— T’es con ou quoi, mec ? Comment qu’tu veux voir ton arrière-grand-père ? T’es au courant du niveau scientifique de la Mongolie ?

— T’oublies les Russes, mon pote, dis-je le plus calmement du monde. Vous tous vous négligez le génie russe. Moi pas !

— Je retourne pas à Paris sans toi, mec ! J’te laisse pas entre leurs mains.

— Et Myriam ? Qu’est-ce que t’en fais de Myriam ? J’pars pas sans ma Myriam que j’en ai pas trouvé d’autre ! Et Normandie que je commence à m’y attacher comme si c’était ma petite-fille ? Arrrgh ! Tu peux pas comprendre… l’écriture… tout le monde écrit… et qui qui est élu pour figurer dans les manuels scolaires… ?

— Faut que tu t’calmes, mec… Laisse tomber la trottinette et ces deux pisseuses sans poils… C’est compliqué, je sais… Moi, je monte pas… Ni fable, ni témoignage… Comme une poignée d’étoiles que je jette dans ma nuit… une nuit sans voyage… une nuit de lit… et peu importe ce que je mets dedans…

— Ça s’appelle passer le temps… pas le retrouver !

— Ça y est ! s’écrie Altantsetseg en brandissant une clé à molette. Oh ! Bonjour, monsieur Mandale. Vous voulez faire un tour en trottinette ? Si vous savez pas en faire, on a une trois-roues, la solution à vos problèmes, messieurs !

Elle rit parce qu’elle sait ce que je sais. Et Normandie s’accroche à ses jupons parce qu’elle veut savoir. Moi, je sais que mon arrière-grand-père y s’en foutait de comment on est là et pourquoi. C’était un pisteur. Et s’il avait trouvé le moyen de suivre plusieurs pistes en simultané, il aurait inventé le simultanéisme en remplacement du surréalisme. La vie n’est pas un roman. Le roman n’est pas un théâtre. Et le cinéma, c’est de la merde.

Mandale (joyeux) — Je suis donc je ne monte pas.

J’vais proposer à mon arrière-grand-père de le mettre en exergue, le Mandale, si jamais on fait œuvre commune un de ces jours au XXIIe siècle ou même plus tard. On est pas pressé. Dommage que la BNF conserve pas, qu’ils m’ont dit à l’Agence, mais on a ce qu’il faut pour vous, sir Ben Balada (Jules Sarabande) — signez là où que je mets mon doigt…

Mmmmmmmm….

 

—Je possède aussi une figure de proue dénichée dans un bazar d’antiquaires, dit-il pour mettre fin à sa tentative de raisonner ses errances.

— Hum ! fit le capitaine. Allez donc savoir qui du marin ou du marinier est un enfant pour l’autre.

Il se renfrogna.

— Elle tient une goélette entre ses mains juste au-dessus des seins, le chineur m’a certifié que c’était l’image même de la goélette qu’elle était chargée de piloter, ce n’est peut-être qu’une histoire, j’ai cherché dans tous les livres et je n’ai rien trouvé de vraiment ressemblant, il lui manque un nom.

Le capitaine n’en pensait rien. Sa mémoire se nourrissait d’histoires et non d’aventures.

— Mettez tous les hommes et toutes les femmes que vous avez rencontrés dans un seul personnage et vous pouvez commencer à raconter votre vie à vos petits-enfants, dit le capitaine qui humait le goulot d’une bouteille d’eau-de-vie.

Il ne buvait plus.

— Il faut revenir à cet enjambement par-dessus l’existence de nos propres enfants. Et croire toute la vie à leur fertilité. Et qu’ils n’aillent pas mélanger leurs sangs. Couleur. Folie. Mauvais œil. Il n’y a que des raisons de s’inquiéter. Buvez !

Il but une gorgée.

— J’aime ce feu, dit-il quand il fut éteint, ce qui dura assez longtemps pour intriguer le capitaine qui lui pinça la joue en lui demandant de revenir dans ce monde. Le feu ? Il n’aimait pas ces comparaisons. Il savait bien qu’il n’y avait pas de mot pour désigner ce voyage, et il refusait de le comparer à un autre voyage sous prétexte de ressemblance. Il ne connaissait rien qui ressemblât exactement à autre chose. Et il connaissait un tas de choses qui ne portait pas de nom, un peu comme la nymphe de la goélette.

— Mais ce n’est pas une nymphe ! s’écria l’autre.

— Et alors, fit le capitaine, que savez-vous des goélettes ?

La pipe s’éteignit.

— Qu’est-ce que vous fumez ?

Il ne reconnaissait pas cette odeur. Il connaissait le mot. Mais l’odeur ? Et le voyage ? La conversation des autres ? Inachevable. Imprévisible. Ce n’est pas une sirène non plus. Ni une femme. Figure de proue. Goélette de rêve. Voyage insensé. L’autre n’est qu’un prétexte. Si j’écris un jour (et il ne doutait pas que cela lui arrivât), ce sera pour mes petits-enfants, vous avez raison. Vous écrivez, vous ? Le capitaine dit non en élevant la main comme pour se protéger de ce qu’il considérait comme un mauvais coup du sort. Vous allez me parler de votre Journal, des îles-hôtels, de l’océan Europe et des goélettes dont aucune ne correspond à la maquette mise en panne entre les seins-continents de la figure-sans-nom aux mains-vagues déferlantes. Oui. Ce texte.

Le capitaine se détendit. Des gouttes d’un liquide noir et épais tombaient une à une sur le tabac de sa pipe. Ne le confiez pas à vos enfants et méfiez-vous de vos contemporains. Ne pensez qu’aux enfants de vos enfants. La métaphore, cette fois, le réjouissait.

— Si nous ne parlions pas d’autre chose ? proposa l’autre.

Le capitaine alluma la pipe.

— Si vous voulez. Je vous souhaite seulement de ne pas m’ennuyer.

Pendant qu’ils discutaient dans la cabine de l’ex-femme du capitaine (il n’a jamais bien su de quoi ils avaient parlé mais il datait de cette nuit-là son penchant pour les drogues et tout le malheur qui s’ensuivit), la fille du jardinier arriva dans le jardin derrière l’église. Elle était en retard et sur le chemin elle avait préparé des mots d’excuse. Elle fut agacée de ne pouvoir l’y soumettre. Elle avait deviné que c’était un homme tremblant mais il n’était plus là pour se livrer à son désir de l’humilier. Elle humiliait tous les hommes de sa connaissance excepté son père qui était capable de la réduire au silence en peu de mots qu’il prononçait comme une sentence. Les hommes en question se plaisaient dans cette humiliation, bien qu’aucun d’eux ne se vantât jamais d’avoir été son amant. C’était un laideron rouge et rugueux, elle manquait de douceur et on regrettait un peu sa démence à cause du silence à quoi ces incohérences finissaient par vous condamner. Elle n’avait aucune pudeur mais elle ne défiait pas les autres femmes qui d’ailleurs n’auraient demandé que cette excuse pour exhiber ce qui était peut-être leur beauté.

L’homme en chasse n’est guère difficile. Elle se déshabillait sans vergogne et ne se donnait pas. Elle prenait. Elle fut battue plusieurs fois et perdit une dent au cours d’une de ces luttes. Elle aimait montrer la crasse de ses ongles. On voyait bien qu’elle avait été rouge, de ce rouge arraché à la peau comme témoignage de sa passion, c’était fascinant, ces croissants d’homme au bout des doigts, ce qui vous passait alors par la tête, ce silence nécessaire à l’examen fébrile des fragments d’un homme qui était peut-être celui sur lequel vous pensiez avoir mis la main définitivement. Elle s’en moquait. Elle ne voulait pas entendre vos commentaires, car vous aviez fini par lui dire ce que vous pensiez d’elle. Elle courait plus vite que vous. Au marché, vous crachiez sur ses légumes et un gendarme vous emmenait par les cheveux. Pourquoi protester ? L’homme évitait de coucher dans votre lit. Il cicatrisait. Ce pouvait être long. Puis il revenait. Et elle oubliait. Elle était peut-être moins idiote, moins dangereuse.

 

La fille du jardinier

Aucun homme ne vint témoigner d’elle au procès de sa meurtrière. On fit bien venir un marinier qu’on avait vu avec elle mais il était célibataire et, à la barre, il prétendit avec morgue qu’on jasait.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? fit le président.

Et le marinier se mit à parler d’une autre femme qu’on ne connaissait pas mais qui était selon lui à l’origine de la rumeur qui le condamnait.

— Je ne vous condamne pas, dit le président.

— Moi non plus, dit le marinier et tout le monde se mit à rire sauf l’accusée qui risquait sa tête et reposait de temps en temps la seule question qui avait de l’importance pour elle : où va-t-on me couper la tête ?

Elle pensait à la préfecture et demandait le nom de la place.

— Je me haïrai, dit-elle.

On ne l’écoutait pas. On fit venir le frère de la victime (de cette poufiasse, mais le président, consulté, confirma qu’il s’agissait bien de la victime).

— Elle t’a demandé de lui montrer ta quéquette ? Tu peux parler sans honte. Nous sommes tes amis.

L’enfant jeta un œil égaré dans le box.

— Oui, c’est elle. Elle venait au lavoir. Elle l’insultait. Une fois elle a jeté quelque chose dans l’eau et elle est partie. J’étais là.

— Qui est entré dans l’eau ? Ta sœur ? Une autre femme ? À quoi ressemblait cet objet ? Qu’en a-t-elle fait ?

Elle avait relevé ses jupes. L’eau lui arrivait aux cuisses. Le savon l’avait troublée. Elle se pencha et ses jambes cherchaient. Plusieurs fois elle entra dans un bras d’eau. Elle prenait le temps de reconnaître l’objet que son pied venait d’effleurer.

— Tu n’as pas peur ?

— Non, le savon tue les dragons.

On les voyait un peu plus loin sur la murette, émergeant du lierre en fleurs.

— Je n’aurais plus jamais peur, dit-il.

Mais son bras ne ramenait rien.

— Qu’est-ce que c’était ?

Elle ne répondait pas. Les femmes s’en allaient une par une. Il pouvait les voir remonter le chemin et se signer dans le dos de la Sainte Vierge dont le vitrail étincelait. Elle attendait d’être seule.

— Mais toi, tu étais là… Dis-nous ce que tu as vu. C’était quoi, ce que cette femme avait jeté dans le lavoir ?

Il regarda la femme dans le box mais elle ne le regardait pas. On lui avait ordonné de ne plus poser de questions étrangères au débat. Elle n’avait pas discuté cette sottise. L’échafaud serait dressé sur la place de la prison, mais dans quelle prison vivrait-elle les derniers jours de son angoisse ?

— Je ne voulais pas le faire. Elle m’a offensée.

L’enfant avait retenu cette offense. Il y pensait en essayant en même temps de se souvenir de la scène du lavoir. Le président devenait impatient.

— Tu ne vas pas me faire croire que tu as oublié !

C’était un cri de colère. L’enfant trembla. La femme ne disait toujours rien. Elle n’écoutait peut-être plus.

— Ce n’est pas facile de mourir de cette façon, avait-elle dit sottement.

— Il fallait y penser avant, avait glapi le président.

— Avant quoi ?

— Je ne veux pas voir d’enfant dans la salle !

On l’amena dans le couloir où attendaient les témoins sous la surveillance de deux gendarmes qui se tenaient debout de chaque côté, ils regardaient l’enfant en se demandant ce qu’il venait faire ici, l’enfant se souvenait de tout.

— Bien, dit le président une fois qu’on l’eût ramené dans la salle, il était maintenant debout les mains dans le dos au pied du promontoire, le président avait l’air d’une limace.

— Tu as une quéquette ? dit le président.

Tiens ? Il n’était plus question du lavoir. L’enfant se sentait cerné.

— Tout le monde a une quéquette.

Rires.

— Ou autre chose…

Rires et trépignements. Le lavoir était un bel endroit. L’eau sortait de la roche au pied de l’église. Il aimait cette fraîcheur.

— Tu as trouvé ?

— Non, dit-elle et ses jambes continuaient d’explorer le fond du bassin.

— Est-ce que c’est important ?

Elle ne répondit pas. Une de ses mains retenait les cheveux, l’autre la jupe, et les jambes fouillaient l’eau bleue et blanche.

— Nous perdons du temps ! Il est le seul à savoir !

Et le président était peut-être le seul à désirer savoir. Il était affecté d’une paralysie faciale. Sa joue semblait taillée dans une roche grise et friable. Cet œil était fixe, la paupière ne descendait pas plus loin que l’iris, il essuyait de temps en temps une larme verte. Ne pas faire le malin. Risquer l’enfermement. Refuser catégoriquement de parler de la quéquette. Le lavoir était rarement ensoleillé, peut-être au plus fort de l’été, encore faut-il s’en souvenir avec cette précision qu’on exige de vous à l’heure de juger les autres. Le pré était entouré d’une broussaille où séchait le linge. Il se postait derrière le dernier pilier de l’église. Il s’asseyait sur la mousse et il se disait que sa vie n’irait jamais beaucoup plus loin. Je ne suis qu’un enfant. Le chat n’est qu’un chat. Tout était propre et clair. Ou bien le vent amenait la poussière des terrils et il toussait dans le mouchoir qu’elle venait de passer sous l’eau du robinet.

— Tu as rêvé.

Autrefois les femmes s’en allaient au lavoir à la queue leu leu, on les voyait tôt le matin traverser la place du village où le curé les saluait en touchant de deux doigts le bord de son béret. À l’horizon, les bois rouges de l’automne. Le ciel menaçant. La route comme un i, verticale et triangulaire. Elle posa le doigt sur la façade d’une maison.

— C’était peut-être la nôtre.

Elle ne s’en souvenait plus. Il demanda à leur père. C’était des histoires. Cette maison n’avait jamais existé que dans l’imagination de l’artiste. Un champignon, circulaire et bleu, entourait une borne sur laquelle s’élevait une croix dont le piquet séparait l’image en deux zones, l’une descendant au-dessus de l’horizon, l’autre géométrisée par les façades et les toitures. La traverse défiait la perspective. Son père reconnut qu’elle était assez fidèle à la réalité. Il y manquait peut-être le détail de la rouille et de la pierre. Mais la maison paraissait irréelle, la rue tournait à cet endroit pour remonter derrière le couvent, l’artiste avait omis l’escalier du couvent et le chemin du lavoir. C’était peut-être une œuvre de mémoire. Il n’était jamais allé sur les lieux comme il le prétendait. C’était facile de se souvenir de lui. Elle était bavarde et il l’écoutait, ne l’interrompant que pour lui demander de préciser un détail ou le sens d’un mot qui n’appartenait pas à son vocabulaire. Elle aimait son rire. Il lui montrait ses mains et elle les regardait en exprimant son désir d’en posséder d’aussi tranquilles. Elle était nerveuse et incapable d’achever ce qu’elle entreprenait en marge de son existence ménagère. Il était désolé de lui reprocher son impatience. Il lui demanda de penser à un objet du passé, non pas un personnage, un objet impossible à retrouver mais encore parfaitement identifiable. Elle fermait les yeux, pinçait les lèvres, ses mains étreignaient la jupe sur ses jambes croisées, pouvait-elle parler ? L’objet n’avait pas de nom. Il ne servait plus et on se montrait évasif quand elle posait la question. Elle le voyait quand sa mère ouvrait la porte centrale du buffet de la cuisine, le buffet aux scènes bucoliques en bois sculpté qui était tout ce qui restait d’une prétendue richesse passée. On rognait les chandelles. Je n’aurai jamais d’enfant. Elle ne se confiait pas facilement. Il fallait l’y contraindre. Provoquer la douleur par quoi commençait un débit d’une lenteur exaspérante, peut-être à cause des détails qui étaient prétextes à parler d’autre chose et non pas, comme on l’exigeait d’elle, à atteindre la profondeur de l’instant. Elle se voyait parler. C’était inquiétant comme spectacle. La connaissance du rôle qu’elle interprétait l’eût tranquillisée. Mais ce n’était pas non plus une improvisation. Elle avait plutôt l’impression d’être châtiée par la force d’un perfectionnement qui était tout ce qui restait d’elle quand on l’écoutait. Je ne suis pas cette terre. On la traitait comme une femme, elle pensait à des jeux infinis. Elle jouait seule avec les animaux de son bestiaire. L’objet était une ritournelle. Elle attendit dans la cuisine qu’on ouvrît la porte du buffet. Elle se regardait attendre dans le miroir où se reflétait aussi un compotier contenant les clés de la maison. Les animaux existaient à la surface. Tiens-toi tranquille. Le regard des hommes était obscène. Outre le compotier, il y avait aussi une horloge en panne / qu’arriverait-il si les aiguilles au lieu de s’arrêter comme c’est le cas se mettaient à tourner à l’envers ? L’artiste ne comprenait pas. À quoi ressemblait la ritournelle ? L’avait-elle décrochée pour la manipuler, l’obliger à fonctionner, comment déclenchait-on le mécanisme ? Ses enfants l’écoutaient. Elle ne les avait pas désirés. La fille était laide et le garçon promettait d’être une fille si on le lui demandait.

— Ce n’était pas une ritournelle, dit-il lentement, il savait ce que pouvait être une ritournelle, mais seulement au sens figuré.

Sa sœur avait envie de rire. On entendait les coups de bêche dans le jardin. Cette année la terre est impénétrable. Il ne se souvenait pas de sa mère. Elle était partie dans ces années dont il ne reste rien au niveau de la mémoire et tout pour expliquer ce qu’on est devenu. De l’artiste, il ne restait que cette aquarelle et le père n’avait pas vu d’inconvénient à la conserver. Il la regardait en passant. On ne l’avait jamais vu l’observer de près ou de loin. Sa critique reposait sur les évènements d’un temps que l’enfant n’avait pas vécu bien qu’il fût présent. La fille, par contre, se souvenait parfaitement du désir. L’artiste la trouvait de trop. Elle avait surpris cette parole. Sa mère avait ri. Puis ils s’étaient tus quand elle était entrée dans la salle à manger pour se mettre à table, son frère pataugeait dans la soupe renversée et son père sifflait la bouteille. Elle était blessée. Elle tentait de raisonner cette blessure. Tu n’existes pas. Dans son dos, les rideaux de la fenêtre caressaient le mur.

— C’est une travailleuse, dit son père.

Elle était censée ne pas savoir à quoi il répondait. L’artiste reconnaissait que le travail avait un pouvoir sur son esprit. Il ne dit rien pour expliquer la nature de ce pouvoir. Il revenait d’un long voyage. Il avait vu l’Oder en crue et des oiseaux sur un cadavre. Il ramenait un carnet de voyage. Il l’ouvrit à la page des oiseaux. Ils étaient bleus et roses, les ailes déployées, ils semblaient picorer le ciel, si c’était le ciel, ce plan blanc où il avait écrit une date et ébauché un corps tranquille. Se souvenir de s’être penché avec les autres sur cette œuvre de l’instant. Seul le père demeurait fidèle à la table, ne reprochant même pas leur infidélité, il suçait les os d’une volaille et n’avait aucune envie de savoir de quoi diable elle avait bien pu se nourrir au temps de son existence. L’artiste referma le carnet. Une main l’avait effleuré dans le dos. Une caresse peut-être. Il empoigna la cuisse au milieu des petits pois et l’éleva en prononçant une malédiction. Le père pâlit.

— Nous mangeons à notre faim, dit-il enfin.

L’autre croqua la cuisse rapidement. Il laissa les petits pois.

— C’est dommage, dit le père.

Ensuite il demanda à l’artiste s’il avait prévu un autre voyage. Une semaine. Dans une semaine. Puis une autre semaine. Et un an peut-être. La mer. L’océan. L’aventure. Qui sait ? L’enfant ne se souvient pas d’avoir été émerveillé par ces projets exprimés avec volubilité. Qu’en reste-t-il ?

Le président voulait qu’on amenât ce baladin. Il rougissait en écoutant les antithèses de l’avocat.

— Faites sortir l’enfant.

Et l’enfant sort. L’enfant se gratte le nez. L’enfant ne désire plus rien. L’enfant cherche quelque chose.

— Pourquoi m’as-tu menti au sujet de maman ?

Il ne se souvient pas de cette nuit sans sommeil. Il dormit un peu le lendemain dans l’après-midi. Il se réveilla parce qu’il avait soif, une soif intense qu’il calma sous le robinet, à genoux sur une chaise, le ventre sur le rebord de l’évier, une main sur la vanne du robinet et l’autre ne trouvait pas à quoi s’accrocher sur le potager

— Tu ne te souviens pas. Ce sont mes mots.

Elle avait dit cela lentement.

— Les tiens ? Quand ?

Lui par contre parlait avec précipitation, comme si cette lenteur allait le paralyser au moment de poser la seule question qui exigeât selon lui une réponse aussi complète que possible.

— Nous avons le temps, dit-il pour s’excuser.

La dernière fois il s’était endormi et elle avait continué de parler parce qu’elle croyait qu’il feignait, ce qui fut peut-être vrai au début, il ne feignait pas, il avait seulement fermé les yeux pour commencer à imaginer et ce fut le rêve qu’un bruit sourd interrompit un peu après le lever du soleil. Il se leva précipitamment et descendit l’escalier. La porte d’entrée était ouverte. Il y avait deux hommes sur le seuil. Il s’immobilisa au milieu de l’escalier. Un des hommes fumait. Je n’oublierai pas cette odeur. Un autre personnage apparut dans l’entrée. Il dit quelque chose aux deux autres. Puis la voix de sa sœur, remonte dans ta chambre, il remonte et voit le trou dans le plancher, il voit un coin de la table et les mains de son père qui est en train de parler. L’enfant s’arrête. Il s’approche. Il voit le policier, le verre de vin, le policier dit qu’il se sent dans l’obligation de confisquer le fusil, il ne fait que son devoir, je m’expliquerai si c’est nécessaire, dit le père.

Le fusil est sur la table, plié comme une jambe. Une poignée de cartouches. La bouteille. La jupe de sa sœur qui remplit les verres.

— Le coup est parti. Le plancher est pourri.

L’enfant recule. Sa grand-mère est passée à travers le plancher il y a longtemps. Un éclat de bois lui a traversé l’estomac. Douleurs atroces. Tu ne peux pas te souvenir de ça non plus. Ses mots. Sa lenteur de sauterelle. Brin d’herbe, tu deviendras épis, l’épis deviendra froment, le froment deviendra pain, le pain sera mangé et tu deviendras quelqu’un de tellement différent des autres qu’on ne te reconnaîtra pas. La comptine avait eu son effet. Elle lui montra la succession des couleurs de la vie qu’elle lui promettait. Vert, or, blanc, terre et chair. Il n’y manquait que le bleu du ciel et la tache de sang qu’il ne pouvait comprendre, sa honte soudaine s’était transformée progressivement en colère et elle l’avait envoyé se coucher. Avait-il mangé ?

Il avait montré du doigt la tache pliée sur la jupe, géométrique d’un côté et fantasmagorique de l’autre.

— Ce n’est rien, avait-elle dit.

Ses mots. Ce qu’elle ne voulait pas dire. Ce qu’il était impossible de reconnaître. Ce qu’on enseigne aux hommes par le petit bout de la lorgnette. Elle le força à se taire. Il endura ce silence. Elle le rompit pour l’envoyer au lit. Il vit la sauterelle. L’arbre qu’elle menaçait s’il était plutôt un sauvageon. Qu’est-ce que c’était ?

Elle entra dans la chambre une heure plus tard. Elle avait laissé la chandelle dans le couloir. Ces lueurs l’épouvantaient. Elle apparut en silhouette. Son visage. Ce n’était peut-être plus elle. Sauf sa voix, qui le tranquillisait. Et si ce n’était pas elle ? Il touchait le fond de cet objet qui semblait lui appartenir mais qu’il devait aux autres. Cesse de penser. Elle se coucha près de lui et lui prit la main. La voix revenait de loin, mais il la reconnaissait. Qu’est-ce que ce sang ?

Qu’est-ce que ce trou dans le plancher ? Pourquoi ne m’a-t-on jamais raconté ce qui est arrivé à la grand-mère après son accident ? Tes mots. Je me souvenais facilement de vos récits. À la question de savoir pourquoi elle refusait de parler et elle répondit veux-tu que je te mente ? L’âge. Le bon moment. Mon tour. Assis dans l’antichambre du tribunal, il se dit que quelque chose va lui manquer, non pas sa sœur, qu’il regrette et qu’il pleure, mais dont il n’a pas besoin — tout ce que ses mots n’ont pas révélé, objet du désir, même si ce n’est pas nécessaire. À côté de lui est assise une jolie femme en habit du dimanche. Le chignon est monumental, le profil provoque des questions, il ne les pose pas, il s’est habitué à cette présence, tu reverras ton père quand il aura retrouvé la raison, hier elle disait quand il aura retrouvé son bon sens, au début elle parlait de tranquillité, la tranquillité était comme un pot de terre qui entretemps serait tombé par terre pour s’éparpiller en mille morceaux, la raison consiste à les identifier (sans se tromper ni chercher à tromper les autres sur la gravité du mal qui l’affecte), le bon sens est celui des morceaux, du premier au dernier et la tranquillité, c’est tout le temps qu’il faut passer à les recoller, son père avait déclaré qu’il préférait mourir fou de douleur, le pot selon lui redevenait terre et le feu était rendu à ses entrailles.

— Ne l’écoute pas !

Y a-t-il un rapport de cause à effet entre la douleur et la folie ? J’ai mal parce que je suis fou.

— Tu seras poli avec monsieur le Président qui te parlera de ta quéquette et tu lui diras tout ce que tu sais.

Il vit le président dans l’entrebâillement d’une porte. Le plancher rutilait. Au fond, un rideau immobile et blanc. Le président parlait à quelqu’un qu’on ne voyait pas.

— Attend sagement qu’il te fasse signe.

Il remua l’index comme convenu. L’annulaire portait un anneau d’or.

— Vas-y !

Il se leva. Il se sentait nu.

— Pourquoi t’es-tu assis sur ta casquette ? dit le président.

Il expliqua pourquoi.

— C’est bien, dit le président.

Et il lui caressa les cheveux. La casquette est écrasée par l’attente.

— Pose-la sur tes genoux. Il te demandera de t’asseoir et te montrera où. C’est une chaise un peu haute. Ne fais pas le singe.

Et il fait comme on lui a dit, il calcule l’impulsion, paralyse ses orteils, le corps se soulève, se plie exactement à l’angle à quoi il faut se conformer pour paraître assis confortablement.

— Sinon il te demandera si tu es à ton aise et il faudra bien que tu lui répondes que oui alors que ce ne sera pas vrai.

Il croit entendre sa sœur. Toutes les femmes se ressemblent-elles donc ? Les hommes sont si différents de mon père, qui est-il ?

— Tu es un grand garçon, dit le président.

Comme prévu si tout s’est bien passé rapport à la chaise. On ne répond ni oui, ni non, on donne sa bouche pour sourire et ses yeux pour se soumettre.

— C’est facile. Tu verras.

Voir. Vivre exactement ce qui est prévu. Puis soudain un moment de panique : à quel moment je dois parler de ma quéquette ?

— À aucun moment choisi par toi, imbécile !

Il faut écouter le président. Quel est le sujet de la question qu’il pose et quel est celui de la réponse qu’il attend de moi. Je vais devenir fou si on ne m’aide pas. Elle aura la tête coupée (qui, elle ?) si tu ne parles pas de ta quéquette, le président ne veut pas qu’on lui coupe la tête, c’est le matin, tu ne vivras plus, quelle hémorragie ! Son père avait crié dans la salle du tribunal : je suis capable des pires insultes, Dieu me pardonne ! Mais condamner mes semblables, allez au diable ! L’accusée n’avait pas bronché. Un gendarme avait levé la main sur le père de l’enfant. Le président avait levé la sienne. Le gendarme avait remis la main au ceinturon et le père de l’enfant avait jubilé sans vergogne. Le président voulait l’écouter. Le père de l’enfant se perdit lamentablement dans les méandres d’un discours qui ne démontrait rien sinon qu’il était « agité », peut-être même « incohérent » et pourquoi pas « fou » ?

— Fou parce que je souffre ? avait tranquillement demandé le père de l’enfant au président du tribunal qui n’était pas convaincu par cette tentative d’éclaircissement de l’enjeu véritable du drame qui se jouait sous sa houlette.

Il finit par dire : faites-le taire, sa patience a des limites, comment s’appelle ce qui continue d’exister au-delà de ces limites (non pas ce qui les dépasse, ça on sait bien ce que c’est) hein ?

 

Minuit vingt-deux

Notre chat s’appelait pas Bébert mais il est crevé quand même. De la maladie du charbon. Que si tu la chopes pas à Oulan-Bator t’en chopes une autre à Paris et que Silex y s’portait pas mieux rue des P’tits-Carreaux. Il était destiné à crever de pas respirer. Des fois ils t’en donnent un avec dedans une mémoire de l’Âge d’or, mais le pauvre Silex il avait pas connu ni le bronze que ça vient après. On l’aimait bien, notre Silex. On en faisait rien mais on s’y était habitué et quand il a cessé de respirer cette fois sans retrouver son souffle suite à une réanimation à l’ammoniaque, ça nous a manqué qu’y soit plus là pour bouffer, chier, pisser, miauler et perdre ses poils. Ils acceptaient les animaux à l’hôtel Rosa de Lima, à condition que ce soit des de compagnie, que c’est difficile à savoir si on a pas les papiers. Il avait un peu souffert dans la soute, bien neutralisé dans les pulls de Myriam et impossible d’en sortir ni même d’être entendu si jamais il se mettait à gueuler pour se sortir de là que j’aurais fait pareil si j’avais été un animal mais pas un chat à cause de ce que j’ai dit à propos que c’est pas facile à entretenir sans perdre patience. Mais Myriam tenait à son chat que c’est moi qui l’ai appelé Silex que je sais pas comment ça m’est venu mais ça lui a plus à Myriam et Silex s’en foutait de la préhistoire comme s’il en venait pas comme nous pauvres humains. On léchait des vitrines quand il a commencé à se gratter devant tout le monde que même en Mongolie ça fait pas l’effet que vous êtes propre chez vous. J’y ai balancé un coup de pompe dans les entrailles histoire de dire que j’étais un partisan rigoureusement attaché aux principes de l’hygiène et de tout ce qu’il faut supporter pour que ça se voie. Et ça se voyait. Silex s’est élevé dans le ciel bleu, hurlant comme si on le martyrisait islam, et ses poils se sont mélangés aux particules carbonées que les passants mongols sont tous tombés comme des mouches à vingt mètres à la ronde. Le spectacle d’êtres humains aussi attachés à leur race impériale et qui se tortillent sur le trottoir où le chat revient avec le même hurlement et la poussière qu’elle est un peu de tout se soulève en champignon que le marchand de godasses est sorti pour voir si on avait besoin de lui et de son Glock 23 3e génération. Myriam a cru qu’il voulait achever Silex et elle s’est jetée sur le Mongol alors qu’il venait yavait pas dix minutes de la chausser mongol sans que le chat s’en mêle parce qu’il était resté dehors avec moi que j’aime regarder les gens des fois qu’on ait des points communs que ça peut changer une existence en laboratoire du récit. Jusque-là, Silex y respirait comme vous et moi, les moustaches aux aguets et le regard que les souris savent ce que ça veut dire s’il cligne des yeux et que sa truffette se met à frémir comme que s’il l’avait entre les jambes. Il s’intéressait pas aux groles que c’était des mongoles parfumées à la graisse de bouc et soigneusement décorées qu’on aurait dit que c’était un message nationaliste. À peine que Myriam est sortie de la boutique, avec son marchand qui lui tenait le coude des fois que je sois d’accord, arrgh le chat s’est mis à arrgh à même le sol où les flaques étaient tellement crades qu’elles arrivaient pas à refléter le ciel bleu de ce pays qu’on se demande comment qu’ils ont fait pour tomber si bas, mais l’Arabie a-t-elle existé un jour ?

— Qu’est-ce qu’il a ce con ? fait Myriam qu’avait pas envie de s’emmerder avec les caprices d’un chat alors qu’elle venait de se faire entuber sur la qualité du cuir et la sincérité du discours sur la terre charnelle que si on avait su on serait mort avant d’y crever.

— Qu’est-ce que j’en sais qu’est-ce qu’il a ! grognai-je à l’adresse du chausseur. Il arrête pas de nous faire chier depuis qu’on l’a sorti de la valoche que les pulls de Myriam vont plus servir de pulls.

Le chausseur se mit à s’étrangler le cou qu’il avait comme un taureau et sa langue est sorti dehors en s’agitant. Il roulait les yeux que j’ai cru qu’il voulait crever avant Silex qui n’était qu’un immigré clandestin s’il avait bien compris qu’on était français et donc porté sur la resquille et ses à-côtés incompatibles avec le devoir de contribution.

— Que non ! que j’y ai dit. Nous on est pas des Français de souche mais de branche ! Et que mon arrière-grand-père avait initié une branche métisse avec une trapéziste mongole qui se produisait dans un spectacle russe.

— À l’époque ? s’étonna le chausseur.

Ça lui en bouchait un coin. Et pendant ce temps Silex agonisait et Myriam le secouait pour qu’il se vide. Même que j’ai une petite fille qui s’appelle Normandie et que je la ramène chez elle que c’est ici !

— Vous m’en direz tant ! fit le chausseur.

— Ah je me sens un peu chez moi ici !

— Il est crevé, dit Myriam.

Elle se retenait de mieux exprimer le chagrin que ça lui causait, cette histoire ! La poche contenant les bottes traditionnelles, que le touriste ramène toujours dans ses bagages sinon comment qu’on peut être sûr qu’il y est allé en Mongolie, a pas fait long feu par terre où elle est pas restée et c’était pas des Roumains qui s’en allaient avec.

— Merde et remerde ! s’écria Myriam. Tu crois pas qu’ils auraient pu chouraver le greffier ! Comment que j’vais m’ridiculiser si je rentre à Paris pieds nus !

— Justement ! Si tu te les avais mises au pieds ils t’auraient pas taxée ou alors avec toi que j’ai toujours dit que tu s’rais mieux en pute qu’en secrétaire médicale.

— Allons, allons, dit le chausseur. Ce n’est qu’un chat… Pensez aux petits Oulan-Batorais…

— Des orangs-outans maintenant !

J’avais pas envie de courir. Surtout qu’on sait jamais où ils vont et qu’on a vite fait de plus savoir où on est dans ce fatras de yourtes d’où on revient jamais avec de bonnes nouvelles. Le chausseur était retourné dans son hanout qu’on aurait dit habité et même envahi par des boucs qui savaient pas où aller, désorientés complètement par le côté labyrinthique de la ville. On a ramassé ce qui restait de Silex (j’crois qu’on dit comme ça) et on est rentré à l’hôtel où les deux flics parisiens m’attendaient, selon Pedro Phile qui avait toute juste eu le temps de couvrir ses chasseurs et chasseresses, des fois queue, me confia-t-il en ricanant comme si j’appréciais habituellement ce genre d’humour à propos de gosses qui en savent trop sur les pratiques sexuelles en usage dans le Dark Web.

— Les cops vous attendent dans le petit salon égyptien, me dit-il en poussant vers moins un petit garçon qui avait du mal à ajuster son slip à cause d’une érection que c’était pas prévu que c’était plus la peine.

J’ai suivi ce petit cucul jusque dans ledit salon qui était aussi égyptien que moi que si je l’étais je mentirais sur mes origines pour donner raison à mon arrière-grand-père. Les flics étaient assis dans les coussins opulents d’un canapé qui avait connu mieux en matière d’amour. Je les remis sans me forcer à nier l’évidence : c’était ces deux salopes que j’avais consultées à propos de ce que je savais de A et de B, sachant que Paul Auster m’avait pas encore conseillé de brouiller les pistes avec les moyens du bord. J’sais pas pourquoi il les nommait Dédé le gros et Dodo le laid alors que les deux Mongols avaient droit qu’à des majuscules qu’étaient même pas des initiales. Ils se sont pas soulevé le cul pour recevoir mon salut que je devais avoir l’air de me jeter dans la gueule du loup. Myriam était montée dans notre chambre avec le cadavre de Silex. Ils avaient ôté leurs chapeaux, mais avant le passage de cet humble cortège funèbre. Pedro Phile avait prévu une chaise pour moi, mais c’est le gosse qui s’assit dessus parce qu’il trouvait la position plus à même de résoudre son problème de slip.

— Vous venez jamais seul, ironisa Dédé le gros.

Dodo le laid se contorsionna façon beauté qui se cherche. Je chiquenaudai l’oreille tendre du gamin qui se plia en se la tenant, mais sans un cri, rien qu’une grimace à ajouter sur la facture. En haut de l’escalier, Pedro Phile nous invita à continuer une conversation que j’avais pas envie d’avoir parce que je savais pas où elle allait me mettre au pied du mur.

— C’est au sujet de ce que vous savez… fit Dédé le gros que Bat Bat n’avait pas encore envoyé dans le ciel bleu de Mongolie.

— Je sais pas tout, dis-je sans y penser, sinon j’aurais pas eu besoin de vos services. À ce propos je vous signale que les services que prodigue le maître des lieux ne sont pas gratos et que s’il fait payer quelque chose, faudra vous adresser à la CAF Île-de-France…

— Non, non… Nous ne pratiquons pas…

— Oh non ! Nous ne…

— Qu’est-ce que vous êtes venus foutre ici à part m’emmerder que j’ai un cadavre sur les bras… ?

— Qu’est-ce que vous savez de A et B ?

— J’en sais pas plus que vous qui ne savez pas grand-chose à part ce que je sais que c’est pas sûr maintenant que j’y réfléchis…

— Nous avons tout lu le manuscrit que la douane mongole nous a confié…

— Silex est crevé. Il est pas dans le manuscrit.

— Il y sera.

Comment qu’ils savaient ça, ces deux ploucs, que Silex aurait sa place quelque part où que j’aurais tout fait pour qu’on l’oublie pas ? Le gosse me regarda comme si j’étais plus con que lui.

— Bien sûr, continue Dédé le gros, on a conscience Dodo et moi que c’est pas fini, qui yen a encore et ça va s’arrêter quand vous aurez enfin baisé les joues momifiées de votre arrière-grand-père…

— Ou les os de ce qui a été ses joues, précisa Dodo le laid.

— On a aussi conscience, continue Dédé toujours aussi gros, que si on attend que ça arrive, on sera mort avant et que même nos descendants directs nous auront oubliés… On a pas les qualités littéraires de votre arrière-grand-père, nous…

— Il veut dire, dit le gosse en croisant ses fines gambettes, que c’est maintenant qu’il faut parler, pas après… parce qu’il n’y aura pas un après vu que…

Une torgnole que j’avais envie de lui mettre sur sa charmante gueule que si ç’avait été celle d’une fille je serais devenu pédophile sans réfléchir aux conséquences de mes actes (en supposant qu’un seul ne m’eût pas suffi). Mais je me retins, comme je sais le faire quand ya rien d’autre à faire. J’en avais rien à foutre que ces deux merdes de l’autorité de l’État missent en doute la technologie mongole en matière de voyage dans le temps, fût-il touristique. Je te les regardais bien en face, les deux dans mon unique ligne de mire genre Iskander que j’ai pas les moyens sinon on serait en VIe république.

— Qu’est-ce que je sais que vous savez pas ? C’est ça la question shakespearienne. D’ailleurs depuis chaque fois qu’on pose une question on joue Hamlet. Vous avez pensé à ça. Me dites pas oui parce que des flics qui lisent Shakespeare on voit ça qu’au cinéma, raison pour laquelle Mandale monte jamais.

Ils se sont levés ensemble, comme mus par le même mécanisme. Dodo jouait avec une paire de menottes, des fois que Myriam aurait trop de chagrin pour s’en apercevoir que c’est comme ça que je l’aime mais qu’on y est jamais arrivé parce qu’elle veut pas.

— Trêve de confidences, dit Dédé et Dodo approuve, si vous savez des choses qu’on sait pas, on est en vacances Dodo et moi, et cette année on a jeté notre dévolu sur le pays du ciel bleu. Heureux de constater qu’il est bleu, mais alors qu’est-ce que c’est difficile d’y respirer !

Silex en était le témoin incontestable, sauf qu’il était plus doué de la parole pour participer au débat. On entendait d’ici les larmes de Myriam qu’on pouvait pas savoir si c’était le chat ou les bottes, que des fois ça peut faire une bonne histoire.

— Bien, monsieur Sarabande… ou faut-il dire sir Ben Balada ?... savez-vous où on peut louer une moto…

— Avec side ou sans side ? demande le gosse.

C’est pas pareil question figure de style. Mais même le Kama Sutra c’est compliqué pour un flic en échec scolaire par définition. Ça m’rappelle une conversation dans l’voisinage, deux collégiens en mal de réussite :

— Qu’est-ce que tu vas faire comme boulot si tu sais pas quoi faire ?

Et l’autre imite leur prof :

— La question est mal posée : Qu’est-ce que tu vas faire comme boulot si tu sais rien faire ?

Ils avaient vécu ça, ces pauvres gamins que leurs vieux sont encore plus cons. Imagine la lignée. Pas besoin de remonter un siècle pour s’apercevoir que leur arrière-grand-père était un âne de bat.

— Et avant cet état d’âne, ils étaient quoi leurs ancêtres ?

Qu’est-ce qu’on a rigolé ! Et pendant ce temps A et B trucidaient une femme que je savais même pas qui c’était. J’avais jamais vu de femme près de chez eux, ni sur le paillasson ni sur le balcon. Que même on pensait que c’étaient deux pédés d’Asiatiques, plutôt chinois que mongols, mais aussi bien viets mais pas nippons parce que j’avais un Canon à double reflex que je savais pas encore rater mes photos mais je faisais tout pour ça.

— T’es dingue, commenta Mandale.

Il était dingue lui aussi. Dans cette société qui hésite entre liberté et égalité, faut être flic pour s’aimer sans se voir. Mandale pensait comme moi. Et si on était sorti dans la rue pour demander, on aurait été chez nous, avec ou sans baiser de Renaud qui dépose ses lèvres cuites sur les anus que ça le soulage par différence de température.

— Un truc comme ça que je l’explique, dit Mandale.

Ça faisait pas rire nos p’tits voisins en échec scolaire parce que c’était vachement compliqué comme pensée terminale qu’ils en étaient pas encore là et qu’ils avaient le temps de leur côté.

— On s’fait vieux, dit Mandale. Faut être vieux à ce point si on y va quand même en Mongolie. Tu sais rien de ces types que Paul Auster il en sait pas plus. À force de monter il arrive plus à descendre. Et qu’est-ce qu’il fout là haut maintenant qu’il a plus l’âge de changer d’échelle ?

— Tu devrais arrêter de penser, dit Myriam qui donnait à bouffer aux chats dans la cuisine. Ces pauvres gosses vont plus savoir ce que c’est un flic et ils vont finir par avoir des ennuis au lieu d’en faire. J’m’en fous de Paul Auster, de A, de B et de Paris que j’en ai jusque-là de ses Dames. J’sens que j’vais me plaire en Mongolie, même si c’est que des vacances qu’après faut retourner d’où qu’on vient et qu’on a jamais voulu y aller…

— Tu t’fais mal, dit Mandale. Toi et Juju vous arrêtez pas d’vous faire mal.

— On monte trop, dit Myriam en riant.

— On monte ou on monte pas, ya pas l’choix autrement. Ni trop ni pas assez.

— Ça va ! Ça va !

On fait un bon trio, Myriam, Mandale et moi, que si Silex puait pas autant on s’rait quatre. Mais Mandale prendrait l’avion tout seul, c’est-à-dire pas le même, à cause qu’il avait un taf à terminer, sans monter bien sûr. On a enfoui Silex dans un valoche bien serré dans les pulls de Myriam et on est allé dans cet équipage à Oulan-Bator, chacun avec son projet dans le crâne, que moi c’était A et B, sans doute pour faire mieux que Paul Auster. Myriam m’apprendrait alors qu’elle attendait un mioche de mon sexe alors que j’en avais déjà fait un, de sexe opposé, à notre copine mongole Tsetseg que Bat Bat entretenait comme si j’avais jamais existé que dans un roman écrit par mon arrière-grand-père à une époque où à Urga on enfermait les voleurs et autres assassins dans des boites que yavait juste la tête qui dépassait quand c’était pas le cul qui éjectait toute cette rage désespérée parce qu’il faut bien que ça sorte quand on n’a pas la clé et qu’ya pas la place non plus.

(J’sais plus où j’en étais…)

(Reprenez quand vous êtes remonté et que Myriam donnait des coups de pied au cadavre du chat)

Je me souviens… Elle lui en voulait. À cause qu’elle avait perdu une paire de bottes mongoles dans cette histoire. Avec l’odeur de bouc et les décorations traditionnelles qu’il paraît qu’elles ont un sens même si on les comprend pas comme si on y était né depuis des générations. Il restait plus grand-chose de Silex. Et des poils partout, qu’il en perdait plus en tant que cadavre, il en avait presque plus sur la peau. Manquait plus que les tripes. Il regardait encore, parce que personne n’avait songé à lui fermer les yeux. Ça m’a tourneboulé, ce regard mort qu’il était le même que quand il était vivant, arrogant comme un fils de harki qui se l’est fait mettre dans le cul par la république qu’il s’est battu pour elle et qu’elle a jamais eu l’idée de se battre pour lui et pour sa descendance. J’ai arrêté Myriam avant que Silex perde complètement son identité. Elle s’est jetée dans le lit comme elle le fait jamais quand j’y suis et que je dors pas. J’ai roulé Silex dans les pulls qui étaient foutus de toute façon. Myriam voulait plus les mettre si j’en achetais pas d’autres. La logique féminine.

— Qu’est-ce que tu vas en faire maintenant ? glapit-elle dans les draps.

— J’vais demander au p’tit gosse qu’arrête pas d’bander…

— C’est toi qui le fais bander, salaud…

— Qu’est-ce que tu vas imaginer, ha la la !

— Tu m’as bien trompée avec Tsetseg !

— Alors là je rectifie : c’est avec toi que j’ai trompé Tsetseg !

— C’est du pareil au même ! (un temps que je sais pas quoi faire de Silex dans les pulls) Ça te fait quoi d’avoir deux descendants directs… ?

Encore une question que si on m’en pose une de trop j’y réponds plus.

— Qu’est-ce que tu cherches à me foutre la trouille ? dis-je enfin en ficelant la momie. Bat Bat finira peut-être par me tuer…

— Pourquoi ? Parce que tu as trompé Tsetseg avec moi… peut-être ?

Je descends. Comme dans un film de Mandale. Le gosse au slip semble m’attendre. Encore un de ces devins que je veux rien savoir si c’est pour pas apprendre. Il a plus le slip où il faut. Où qu’il l’a mis ? On trouve des slips même derrière les pots de plantes grasses dans cet hôtel ! Et sans chercher. Vous l’expliquez comment, l’amour, vous… ?

— Monsieur Phile veut vous voir, sir…

Il débande jamais, le monstre ! Et de dos on dirait une fille. Ma première avait trente ans de plus que moi. C’était Myriam. Chez Pedro Phile, ça sent Bouddha. Ça m’entête aussi sec que j’entre au milieu des statues que je sais pas si c’est des vraies ou des fausses. Des petites queues bien droites et des seins qu’on dirait pas que ça va devenir des mamelles tellement ils sont mignons. Réveillez-moi !

— Je m’excuse pour ces deux… Oh ! dit Pedro Phile en se jetant presque sur moi que j’en tombe dans un fauteuil déjà occupé.

— Ya pas d’quoi ! dis-je comme si ça me faisait rien de m’asseoir dans ces conditions que je vais finir par qualifier de touristiques.

— Oh mais si ya de quoi, sir ! Tout de même ! Deux flics même pas mongols ! D’ailleurs les flics mongols ne viennent jamais m’emmerder. Au contraire…

— Mais c’est pas vous qu’ils veulent emmerder, monsieur Phile… J’voudrais pas que vous pensiez du mal de moi…

— Oh certes non ! Vous une très belle heu…

Le slip. Encore une question que si ça continue je vais plus au théâtre.

— Vous allez tout de même pas me foutre à la porte… que je bafouille.

— Pourquoi le ferais-je ? Vous êtes ici chez vous. Mais si vous pouviez expliquer à ces messieurs…

— Dédé le gros et Dodo le laid…

— …leur faire comprendre que cette maison n’est pas un lieu… de rendez-vous…

— Mais j’avais pas rendez-vous ! Ils me tombent dessus ! Alors que Silex vient de crever et que Myriam a perdu ses bottes… Arrrgh !

C’en est peut-être trop. On me transporte. Priape me turlupine alors que je suis dans un pays étranger. Ça trotte sous moi. On monte et on descend. Le ciel est un plafond avec des peintures en trompe-l’œil. Rien que des histoires cochonnes. Toutes tirées de la Bible. Ils ont pas d’histoires cochonnes les musulmans. Ils font ça chez eux comme si on existait pas. Puis la douceur des draps m’envahit par les trous.

— Où est Silex, nom de Dieu ! Qu’est-ce que j’ai fait de Silex ? De sa momie en pulls ? Et des poils que j’ai balayés. Rendez-moi mon Silex avant que Myriam vienne voir ce que je suis en train de « fabriquer » !

Une panique comme j’en ai jamais eue. Mandale filme. Il refilme pour être sûr. Sa musette est pleine de bobines. Il montera jamais. Ah ça jamais !

 

*

* *

 

Voilà pour l’histoire de Silex comment qu’elle se termine. Vous avez pas le début ni le milieu. Moi non plus. Pourquoi ? Parce que j’étais pas là. C’est mon style. Je sais pas si je monte, mais je descends pas dans les profondeur de la chronologie ni des mœurs et encore moins de la psychologie. Je suis où j’en suis. Ce qui veut pas dire que je pense pas. On m’a ramené en brancard. Myriam les a engueulés. Des gosses qui voulaient que s’amuser. Le petit dont je parlais, j’avais la momie dans les bras et ça l’excitait cette mort que c’est plus possible de faire autrement, vous savez ce que c’est : suffit que l’occasion se présente : une petite queue qui donne raison à Mandale. J’y vais en douceur, des fois que je sois pas invité sans autorisation de la maison. Elle est chaude que ça me file une fièvre d’enfer. Et le gosse recule en criant que je lui fais mal. Je zyeute autour de moi des fois qu’on se rapplique et que c’est pas les flics mais pire. Le gosse n’ose même pas se la tenir tellement ça lui fait mal. Je le touche pas, je m’approche, j’y dis :

— Elle te fait mal ?

— Des jours que ça dure ! J’en peux plus !

— Faut en parler à Pedro. Tu veux que je lui en parle ? Il comprendra.

— Il a déjà compris.

Je sais pas ce qu’il entend par là, le gosse, mais j’y vais chez Pedro qui loge à l’étage dans un appartement que quand il est pas là l’ambassadeur s’en sert pour recevoir, donner et un tas d’autre chose que c’est de la diplomatie et que ça regarde que le président et encore, quand ça lui plaît, sinon il regarde pas et l’ambassadeur s’en porte pas plus mal. Pendant qu’il me raconte tout ça, Pedro m’installe sur les genoux d’un fauteuil et il en prend un le même sans cesser de remplir les verres que je vide. Je lui raconte à mon tour, le gosse, le priapisme, la douleur, que je sais pas ce que c’est mais que j’en ai entendu parler. Il rit.

— Il raconte des histoires, sir ! Ya d’Priape que dans son rêve, mais c’est pas comme ça qu’il jouit de la douleur. J’vais vous montrer comment on fait.

Sur ce il ouvre une porte, appelle et le gosse à poil et en forme entre et me demande si j’ai cru ce qu’il a voulu me faire croire. Ça m’fait tellement bander qu’il me l’demande que je sais pas quoi dire. J’suis pas chez moi ici, voilà ce que j’me dis et je me lève pour aller poser mon cul dans un endroit moins sujet à caution surtout quand on est aussi influençable que moi. Mais Pedro brandit le fouet. Je ferme les yeux. Le cri que j’entends dans le noir de mes paupières est-il le mien ?

— Ça, me dit Mandale un peu plus tard qu’on est en train de dépiauter des crevettes pour que Myriam puisse en bouffer sans en mettre partout vu que Silex il est plus là pour faire le ménage qu’il est pas question qu’elle le fasse vu ce qu’on a payé pour des crevettes que les Mongols, toujours selon elle, savent pas cuisiner comme nos amis et voisins espagnols que si on avait eu les moyens on serait pas en Mongolie en train de se demander pourquoi on n’est pas mieux payé dans notre propre pays, ça, dit Mandale qui dépiaute comme s’il avait fait ça toute sa vie, ça c’est ton cri, mec ! Je l’entends d’ici.

— Mais j’ai pas d’marques ! Myriam a bien vérifié. J’aurais des marques si j’avais crié, non ? C’est le gosse qu’a crié. Et j’ai tellement laissé faire que je suis tombé dans les pommes. Ils m’ont transporté, dis donc ! Myriam les a reçus comme si je méritais ce qui m’arrivait, alors qu’elle savait rien et que j’allais pas lui raconter tout en détail. Mais peut-être qu’elle résisterait pas, elle, si l’occasion se présentait. Tout le monde n’a pas la force de caractère de Gabriel que c’est pas un ange. Demande à Marie. Moi j’avais l’excuse que je savais pas ce que ça fait si ça arrive alors qu’on est pas venu pour ça, tu vois ?

— Fais gaffe que la Myriam s’y mette pas aussi. Vous avez jamais pris de vacances. Vous savez pas ce que c’est, ni ce qui peut arriver si l’occasion se présente.

C’est un sage, Mandale. Pas tous les jours, mais qui lui en voudra d’être plus con que con quand il perd le fil de son existence, que ça arrive même si on est pas en vacances, je sais ça maintenant. Myriam a bouffé les crevettes et nous on a bu le vin où elles nageaient. Comme yavait rien à la télé que des documentaires sur l’intelligence et ce qu’il y a dedans quand on en sort pour l’observer de l’extérieur, on a pris le frais sur la terrasse collective que ça peut être compris dans le prix si on en abuse pas. Ah il manquait, Silex ! Que même une voisine ça lui a fait quelque chose qu’il soit pas là pour la regarder. Elle a pas dit ce que ça lui faisait qu’un chat la regarde, ni comment il la regardait, ni pourquoi qu’on aurait bien aimé savoir, Mandale et moi, vu le niveau intellectuel de la bouteille qu’on arrêtait pas de vider. Myriam pleurait, mais la voisine savait rien des bottes. Elle savait pas grand-chose du chat, alors des bottes… Myriam parlait jamais de ses échecs devant les aléas et les nécessités de l’existence. La voisine finit par s’endormir, la tête dans son assiette, les bras ballants, et un mec en face qui caressait un chihuahua que si j’en avais un je le perdrais en route. Le type portait des lunettes de soleil à grosse monture noire. Et comme la nuit était tombée depuis des heures, j’y ai pas demandé s’il avait quelque chose aux yeux, que je connaissais quelqu’un qui réglait tout ce qu’on peut avoir de traviole avec un chat à je sais pas combien de queues que j’en avais pas les marques. Mais aurait-il pu le constater s’il était aveugle comme le supposait Mandale pour qui les yeux est un médium sans équivalent dans le domaine littéraire. Mais le type ne manifestait aucune envie de papoter avec nous. Soit il dormait derrière ses lunettes, soit son chihuahua était un fruit de la taxidermie universelle qui occidentalise l’humanité comme si on était tous blanc de peau. Drôle de voisinage, mais c’était compris dans le prix et Pedro Phile en personne vint nous rassurer sur ce point que j’avais des doutes d’avoir raison ou tort selon l’angoisse du moment.

— Et le p’tit priapounet ? demandai-je comme si j’avais pratiqué cette proximité dans le cadre d’un bonus. Comment qu’il se porte, notre athlète de l’erectio sin limitis… ?

— C’est pas compris dans le prix, fit Myriam.

Elle a cette manie de couper court ! Et Mandale qui était sur un scénar que ça lui donnait des idées qu’il avait jamais eues.

— Il y a toujours moyen de s’arranger, dit Pedro Phile qui voulait pas s’inviter à s’asseoir à notre table.

Le commercial à l’affût. Il avait le catalogue des pompes funèbres, une entreprise égyptienne qui avait ses pignons sur la rue qu’on habitait jusqu’à ce qu’on ait plus de pognon pour rêver qu’on a réussi quelque chose dans la vie. Le sarcophage coûtait rien si on comparait avec l’amour que nous avait donné Silex avant de partir avec. Mort sans respirer, ça me filait une pétoche telle que j’avais pas envie de recommencer. Je dis ça parce que Myriam avait repéré un chat encore vivant dans le même catalogue, ni momie, ni automate, ni taxidermié. Il était vendu avec son sarcophage, comme ça on avait pas à s’inquiéter si jamais on partait avant lui, que des fois ça arrive et juste quand on veut pas. Les contradictions divines, un bouquin posthume du maréchal Pétain édité par l’Église de France. Fait partie du lot. Yavait aussi un pull qu’on pouvait se mettre deux dedans sans en avoir envie d’en sortir. Myriam était aux anges. J’en avais la kippa en feu. Mandale se pencha comme il put pour me confier qu’il serait pas vexé si on lui donnait des nouvelles de Priapounet. Il avait le décor et la profondeur de champ en tête. Il avait plus qu’à déclencher le ressort infatigable de la Bolex. Même si c’était pas compris dans le prix. Comme il payait pas le même que nous, il pouvait se passer de notre approbation. Mais ça le faisait chier d’aborder le sujet avec Pedro Phile qui l’impressionnait à ce point qu’il en rêvait la nuit et que même une fois il avait saigné. J’avais plus qu’à poser la question, ou le problème, ce que je fis en me promettant de pas quitter la négociation sans un droit de regard sur les rushes.

— Toute la Nouvelle Vague a défilé ici, dit fièrement Pedro Phile. Pourquoi pas vous… ?

— Mais c’est pas compris dans le prix… insista Myriam qui intégrait pas que c’était pas nous qu’on payait mais qu’en tant qu’intermédiaire désigné par une partie et accepté par l’autre j’avais droit à un pourcentage en nature.

— En nature ! s’écria-t-elle. Jules ! Je te savais pas comme ça !

L’air de dire que si elle avait su elle aurait pas suivi un traitement pour redevenir aussi fertile qu’à vingt ans. Mandale craignit l’incident qu’avec Myriam c’est pas la diplomatie son fort.

— Tu te mêles encore de ce qui te regarde pas, enfonça-t-elle encore le clou.

— Mais, hésita Mandale, c’est à ma demande que…

Rien à faire. Elle était rentrée chez elle, qu’une fois qu’elle y est, c’est pas la peine de s’essuyer les pieds sur le paillasson. Il savait ça aussi.

— Tu peux pas être à la foire et au moulin, conclut-elle.

— Tu veux dire… ?

— C’est ton arrière-grand-père ou ce gosse qu’on sait même pas qui c’est sa mère… !

Elle était pas tout à fait rentrée chez elle. Elle se tenait devant sa porte, debout sur le paillasson. Des fois je descendais m’en vider deux ou trois chez Nunuche et des fois je dormais sur le paillasson. Et ce jusqu’à ce qu’elle ait entièrement raison.

— Qu’est-ce que nous décidons ? dit Pedro Phile qui avait l’air de s’amuser parce qu’il sort toujours gagnant de ce genre de situation.

Myriam rentre pas chez elle. Cette fois, les choses vont pas se passer comme d’habitude.

— C’est que, dit-elle comme si elle parlait avec son cul, ça commence à faire beaucoup… je trouve !

— Mais voyons ma petite Juive en sucre palestinien, t’es pas heureuse qu’on soit en vacances au pays du ciel qu’il est toujours bleu malgré le voisinage de la Chine ?

— Trop c’est trop !... Ou pas assez. Comme tu veux.

— J’y entrave queue d’ale !

Elle fait un pas en avant, quittant le paillasson qui amortissait ses effets de théâtre que c’est du cinéma, ce qui trompe personne, hein… ?

— Ton arrière-grand-père, Altantsetseg, Normandie et maintenant… Priapounet ! Et je me compte pas !

Elle avait quand même compté sur ses doigts. Et si elle s’était pas trompée, elle avait raison. Mandale faiblissait.

— Moi je veux filmer, pas plus. Après je monte pas…

— On va le savoir ! (Myriam)

— Bon ben démerdez-vous ! (moi)

Je lui en voulais pas. Elle me privait, certes, mais c’était pour la bonne cause, surtout si Bat Bat finissait pas par me tuer. Ou s’il tuait pas A et B. J’étais venu pour faire causette avec mon arrière-grand-père, et un peu aussi pour rassurer Tsetseg et par la même occasion Bat Bat qui à force d’être fier pouvait devenir dangereux. Altantsetseg saurait jamais ce qu’on savait. Sauf que Normandie savait aussi. La petite garce de cinq ans pas plus ! Et si elle la mettait au parfum, sa cousine ? Ah quelle nuit et pas un autre voyage en perspective ! C’est compliqué chaque fois qu’on met les pieds dans un roman que c’est pas çui-là qu’on voulait écrire. Si Normandie n’arrivait pas à faire de la vraie trottinette au lieu de sa fausse que je savais en faire moi aussi, ça finirait mal cette histoire, et pas avec un projet de fuite en Amérique que ça ferait un deuxième volume. J’avais plus qu’à m’agenouiller devant la réalité et à la prier de me laisser vivre encore avant de me mettre des idées de suicide dans la tête. Je suis revenu sur la terrasse, toujours pour le même prix. Pedro Phile avait quitté les lieux. À peine que j’étais assis sans la permission que j’avais pas demandé à Myriam que Mandale ne cacha pas sa joie :

— J’ai signé ! dit-il. Et sans supplément de prix.

— Ya qu’à lui qu’ça arrive, peste Myriam.

— J’vais filmer le petit autant que je veux.

— Et après tu montes pas, on sait ! (Myriam)

Sauf que j’avais plus droit à une part dans l’affaire.

— Tu visionneras avant projection, proposa Mandale qui a toujours le cœur sur la main si on lui demande rien.

— Pourquoi qu’tu visionnes puisque tu montes pas… ?

Myriam sombrait dans la critique alors qu’elle avait gagné. Elle avait le chihuahua dans les bras. Les voisins étaient allés se coucher. Ils en avaient bien besoin.

— Et ils ont oublié le clébard ! m’écriai-je comme si j’éprouvais un intense besoin de gagner même des miettes. Toujours la même histoire.

— Ils l’ont pas oublié, dit Mandale qui a envie de parler d’autre chose.

— Je l’ai acheté, fit Myriam comme si elle faisait rien.

— Et bien sûr c’est pas compris dans le prix !

 

J’vous l’avais dit que ça s’terminerait mal, cette histoire. J’ai rien dit de plus, ni même foudroyé le chienchien du regard que j’avais pas mauvais du tout d’après ce que m’en a dit Mandale le lendemain. Je suis descendu avec le sarcophage que Silex était dedans avec le prix. Mandale descendait lui aussi, mais dans un verre dont il voulait toucher le fond avant de retourner chez lui que c’était pas ici.

— Si je l’sais pas que c’est pas ici qu’on vote ! dis-je en humant ma tasse de café.

— T’énerve pas, mec ! J’suis nerveux, moi… ?

— T’es redevenu mou comme tu étais avant que je fasse de toi un dur !

— En parlant de dureté, j’vais pouvoir en parler en connaisseur maintenant…

— Tu t’caresses jamais ?

— Il s’appelle Pierre comme ton arrière-grand-père…

— Mais c’est pas mon arrière-grand-père !

Ouah ! Ouah ! Cette merde à quatre pattes veut plus me quitter. Je vais sans doute l’amener avec moi dans la Time Machine. Ou l’envoyer sans moi voir mon arrière-grand-père des fois qu’on puisse pas revenir sans payer un supplément. J’avais rien devant moi, sauf la gueule enfarinée de Myriam qui rendait visite tous les jours à Tsetseg surtout quand elle était pas là et que c’était Bat Bat qui gardait la yourte avec dedans ses biens, son poêle, son charbon et… ma fille qu’elle est pas que de mon sang et qu’il faut pas en parler sinon c’est pas A et B qui me feront la peau.

— Tu vas pas mourir, dit Mandale que je suis heureux d’amuser.

— J’suis pas venu pour ça, mais ces histoires de prix compris pas compris ah ça m’a tourneboulé le cerveau que je sais plus si j’en ai un ou si c’est pas le mien !

— Tu compliques…

— Rien à côté de la généalogie des MacCaslin. Mais j’y arrive pas avant les autres. Toujours le dernier sur la liste. J’savais même pas qu’j’étais pédophile…

— Tu l’es pas. T’as eu chaud, c’est tout.

— C’est pas comme ça que Myriam voit les choses. Je me vois rentrer à Paris sans elle. Sans Normandie. Sans rien…

— T’oublies Pépette…

— Parce qu’en plus c’est une femelle et qu’elle s’appelle Pépette ! J’avais pas écrit ça comme ça, moi !

— C’est pas toi qui écris, mec…

— C’est toi, peut-être… ?

— Non. C’est ton arrière-grand-père.

— Première nouvelle… !

J’ai jamais rien dit que je sais pas ou alors je me suis trompé. Voilà Myriam qui s’amène avec les deux fillettes qu’elles ont du sang à moi dans les veines. Mais je vois pas la trois-roues… Normandie se jette sur moi en hurlant de joie. Ça y est : elle sait en faire.

— Merde ! que je dis bêtement. Et moi alors… ?

— On te garde la trois-roues, dit Altantsetseg sur un ton professoral que ça m’en fiche du poil dressé entre les fesses. Mais faudra que tu patientes. Bat Bat doit la reprogrammer.

Je me raidis jusqu’à la queue, le cerveau en ébullition :

— Attends, attends, ma belle ! T’as dit « Bat Bat »… ?

— Sûr que j’l’ai dit ! (traduction de Normandie)

— T’as pas dit « papa »… ?

— Sûr que j’l’ai pas dit ! (traduction de Normandie)

— Pourquoi qu’il la reprogramme, heu, Bat Bat… ?

— Ordre de Palo Alto, dit Myriam.

— Je confirme, dit Pépette.

— Mais c’est MA trottinette !

— Le départ est prévu pour demain 6 heures GMT, dit Pépette que je m’en étonne pas, du moins pas pour l’instant, parce que j’ai un tas d’autres choses à faire et à penser avant d’emmener le sarcophage avec Silex dedans au Colombarium de l’Intelligence Artificielle, le CIA, que vous me ferez le plaisir, mes petites, de pas confondre avec sa grande sœur.

— Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi ! Hi !

Connasses.

 

Le petit frère

La petite chambre que cette femme mettait à sa disposition pour le bien de son éducation (bonheur) était coquette et bien éclairée. C’était important, l’éclairement. La fenêtre donnait sur un balcon. Il l’enjamba une fois, bien après le procès, pour aller jeter un œil à travers la baie vitrée du salon où il n’avait pas le droit de mettre les pieds. Il cala ses genoux contre le jet d’eau et vissa son œil dans une déchirure du rideau. Elle parlait de lui. Toujours au même homme. Il tenait fermement son chapeau sur ses genoux et agitait ses pieds sans arrêt. Cette frénésie avait de quoi surprendre de la part d’un fonctionnaire. C’était ainsi qu’il s’était présenté au tribunal. Il avait ouvert une chemise et avait lu un rapport écrit sur des pages roses. Il sentait le thé. Il n’en buvait pas. Elle sentait l’odeur du rhé qui le caractérisait et elle lui proposait poliment une tasse, il refusait poliment et ses pieds étaient pris de frénésie.

— Je vous sers une tasse de thé ?

Il vit le visage délicat se fendre d’un sourire.

— Non, merci, je n’en bois jamais.

Elle se recula un peu, étonnée, de s’être trompée ? de se laisser convaincre ? Un peu de café alors ? Nous en avons.

Il claque des dents.

— Non, merci, je ne prendrai rien.

Rien ? Ce néant la déconcerta.

— Comment s’appelle-t-il déjà ?

Elle dit le prénom et le nom de l’enfant (qui est témoin de la scène, note Pierre).

— Ah ? fait-il, je croyais que c’était [ici un autre enfant frappé par le malheur].

— Non, dit-elle, c’est [ici l’enfant qu’elle recueille].

— Et, dit-il, monsieur… ?

Elle est parcourue d’un petit frisson et ses pommettes rougissent.

— Monsieur est en voyage.

Il s’étonne (note : je ne me rappelle pas les mots).

— En voyage d’affaires, dit la dame, il est fondé de pouvoir.

— Ah ? fait le fonctionnaire qui ne l’est pas, c’est tout juste s’il a obtenu une délégation de signature dans des cas tellement rares qu’il est encore dans l’attente, il ne dit rien de ce qu’il pense, ni de lui ni des autres, il pense que la dame est à la hauteur de la mission que l’Administration lui confie.

— Il est calme, propre et même studieux, dit la dame.

Le fonctionnaire grimace. Si c’était une sainte nitouche ? Derrière la baie vitrée, l’enfant se raisonne. Il commence à pleuvoir et il reçoit de grosses gouttes sur son dos. Je ne peux pas me mouiller, elle demandera des explications. Il repasse par la fenêtre et s’assoit sur le lit, tu ne t’assiéras pas sur le lit, le lit de sommeil, doctrine du repos, elle lui a demandé s’il parlait en dormant, il se souvient d’avoir parlé à des inconnus aux visages masqués il est fidèle à ses proches à qui ses cris sont destinés.

— Ne pense plus à ta sœur.

Il pensait à son père.

— Te souviens-tu de ta mère ?

Au loin les terrils noircissaient le vent, il pleuvait de la poussière sur les meneaux de la fenêtre de ta chambre. Triste attente. Il ne se passait rien.

— Comment dites-vous ?

— Je m’angoissais. Ah, oui, cette angoisse dont nous n’avons pas encore parlé.

— Écrivez quelque chose sur ce papier.

— Quoi ?

— Mais ce que vous voulez ! Tenez, ne pensez pas à ce que vous écrivez, écrivez-le. Nous déchiffrerons le message.

Il écrivit qu’il était malheureux parce que sa sœur n’était plus là pour remplacer la mère qui lui manquait, il était malheureux parce que son père était devenu fou et qu’il n’en avait pas l’air. Vous voyez ? Il ne reconnaissait pas les faits. Confusion.

— Écrivez confusion deux points à la ligne.

Il était assis sur un tabouret que le docteur venait d’appeler une sellette. Il connaissait l’expression mais ne l’avait encore jamais vécue. La sellette était réservée aux cas graves. Sinon on utilisait la règle sous les genoux. Ses pieds ne touchaient pas le sol. Le docteur entra dans une vaste blouse blanche et chaussa des lunettes à monture d’acier. Il était debout près de la fenêtre et regardait dehors.

— Tu ne veux pas écrire ? dit-il doucement.

Cette douceur était annonciatrice de tempête. L’enfant feignit de se souvenir de vagues sur la plage à Dunkerque.

— Écris-le ! Pourquoi refuses-tu d’écrire ?

Ils aimaient ses grosses lettres tremblantes. La plage était déserte. Nous étions seuls.

— Vous attendiez ? Écris ce que tu attendais, toi, et écris aussi ce que tu penses que les autres attendaient, ils n’attendaient peut-être pas la même chose que toi et l’un n’attendait pas forcément la même chose que l’autre mais peut-être la même chose que toi, qui était-ce ? ton père ou ta sœur ?

— Je n’ai pas dit (c’est écrit) que j’étais avec mon père.

On lit par-dessus son épaule.

— Qui était à la place de ton père ? Décris ce personnage. Un homme ? Un homme heureux, pressé ?

Il l’entraînait vers les rochers mais elle ne voulait pas.

— J’ai pensé aux vagues à cause de cette fausse douceur.

Le docteur ne comprend plus.

— Vous avez mangé les crustacés ramassés le matin ? Tu entretenais le feu. Elle aimait tes accroupissements. Entre tes jambes, le feu qui prend, le jouet immobile ou la poignée d’herbe. Parle-nous du feu, du jouet et de l’herbe. N’écris plus. Nous savons maintenant où donner de la tête. Le feu. Tu étais un expert, mais comme il possédait un briquet (mon père n’a pas de briquet) mais ce n’était pas ton père (je confonds). Confusion. Veux-tu un verre d’eau ? Dessine le jouet. Oublie la perspective pour gagner du temps. Quelle espèce de jouet est-ce donc ? Un coquillage !

Jouet du jour. Il y avait aussi les coquillages. Elle avait jeté une poignée d’herbes aromatiques dans le feu aux coquillages.

— C’est faux ! cria le docteur.

Elle était dans la salle d’attente. Elle osa ouvrir la porte du cabinet. Le docteur était pâle. Il se dressa devant elle.

— Madame, vous n’avez aucun pouvoir, vous êtes… vous êtes… il ne dit pas ce qu’elle était et elle lui dit que c’était comme si elle lui avait craché à la figure.

Elle prend l’enfant par la main, le docteur les suit, il s’excuse, il voulait dire… elle lui dit ce qu’il avait dit… « Au diable vos simagrées ! » Dans la rue, elle lui propose un cornet de châtaignes chaudes. Le brasero était à l’entrée d’un pont. Il dit oui. Elle en avait envie elle aussi. Elle acheta deux cornets et répondit joyeusement aux plaisanteries du marchand. Ils traversèrent le pont.

— Tu connais cette ville ?

Il ne connaissait aucune ville. Il était fasciné.

— Veux-tu que nous nous promenions un peu ?

L’après-midi s’achevait. La promenade ne dura pas. Ils arrivèrent au pied de l’immeuble juste avant la nuit, elle tombait quand ils entrèrent et quand il mit le nez à la fenêtre, elle était tombée, elle ferma les volets, alluma la lampe, sortit un moment, remonta avec un verre de lait chaud et le regarda boire sans rien dire. Oui, je sais ce que c’est le malheur, avait-il écrit. Elle ouvrit sa main. Apparut le papier sur lequel il avait été forcé à écrire.

— Tu peux le jeter au feu, dit-elle.

— Oui.

Ils entrèrent dans le salon. C’était la première fois qu’ils y entraient. Le papier brûla d’un coup. Elle sourit en lui caressant les joues.

— C’est comme si tu n’avais rien écrit.

Rien, pensa-t-il, comme si cette fumée avait tout anéanti, comme si c’était possible. Il dit qu’il était heureux. Il n’aurait pas aimé être forcé d’expliquer ce qu’il avait écrit. Cela aurait pu durer des jours, des semaines, pire.

— Demain tu entreras tout nu dans le cabinet du docteur et il se contentera de procéder à l’examen de tes bronches. Ce sifflement ne t’étonne donc pas ? Je ne savais plus où me mettre, dit-elle, mais il n’y avait rien à faire pour leur interdire de penser que c’était moi l’origine de cette consomption.

Qui est-elle ? Qu’attend-elle de moi ? Il n’y a rien entre nous et les autres, sauf le chemin du sinistre édifice de l’Administration où nous perdons le meilleur de notre temps. Il a fait un rêve étrange. Il ne se souvient ni du début ni de la fin. Il est dans la chambre étrangement obscure parce qu’il sait que le jour est levé, ce qui n’apparaît pas aux persiennes, il se hait parce qu’il est couché, ce n’est peut-être pas lui, mais il ne se voit pas alors qu’il pense que c’est lui bien qu’il ait le sentiment qu’il est en train d’observer quelqu’un d’autre. L’or du silence l’obsède toutefois plus que cette ambivalence qui est peut-être le fruit de son imagination, il se souvient qu’hier au soir elle lui a fait promettre de ne plus chercher à faire passer des vessies pour des lanternes, il lui a demandé une explication, elle est redevenue douce et patiente, d’où peut-être (peut-être) le châtiment imposé par le rêve, cette obscurité qui est comme une forêt vierge, il rêve qu’il est éveillé en pleine obscurité et en plein jour, ce qui explique la chambre et le silence, l’or, le vernis, les lanternes, l’angoisse inimaginable. Elle lui avait conseillé de cesser de se torturer. Il s’infligeait des douleurs quelquefois atroces. Cette grimace le masquait pour la journée. Elle cherchait la morsure et la trouvait.

— Tu ne peux pas agir de cette manière, puis : tu n’as pas le droit.

Les fonctionnaires évoquaient sans arrêt ce droit qui est celui de vivre avec les autres. J’ai le droit de vivre avec vous, non, avec nous, c’est plus exact parce que tu n’existerais pas autrement. Le docteur se contentait de désinfecter la blessure en la qualifiant de superficielle. Pas de pansement, juste une tache brune circulaire, il envoyait en l’air le tampon de coton qui retombait immanquablement dans la corbeille.

— Il ira à l’école des ânes. Le maître est un coq. Ils crachent tous dans la même soupe. Ceci : mes poumons.

Leur dispute avait été suivie d’une crise d’étouffement. À travers les larmes, il voyait le scalpel qu’elle brandissait en suppliant les puissances obscures de tout mettre en œuvre pour qu’elle n’eût pas à s’en servir. Les larmes étaient colorées par le feu de la cheminée. Elle était contenue dans une perle bleue. Je ne sens rien. Contre quoi luttait-il ? Elle le transporta dans la chambre quand il eut fini de tousser. Ce n’est rien. Cela n’arrivera plus. Enfin plus de la même manière. Un peu moins d’effort chaque fois. Elle le débarbouilla en lui parlant d’un voyage. Ils iraient ensemble. L’Administration n’y voyait pas d’inconvénient.

— Tu ne sais pas ce que c’est l’Administration ?

Il rêva de militaires, de juges, de ministres, de secrétaires. Ils défilaient devant lui. Mais ils s’étaient gravés dans son cœur plutôt que dans sa mémoire. Il ne pourrait pas en parler. Ils agissaient directement sur ses sentiments, il obéissait à ce vertige. Le défilé se noya dans un éboulement d’une matière qui pouvait être non plus sa propre chair mais les fragments de sa présence. Il se souvenait de ce moment vécu quelques jours avant cette nuit essentielle. Il avait tenté de noter tous les épisodes de sa vie. Il avait une idée assez précise des époques, sauf la première où les morts avaient beaucoup plus d’importance parce que ce n’étaient pas les siens. Il avait passé une bonne partie de l’après-midi à chercher dans sa mémoire et dans son cœur mais il avait été interrompu par l’arrivée d’un inconnu qui se présenta comme un ami du défunt.

— Vous ne pouvez pas vous souvenir de moi, dit-il, c’était AVANT.

Elle hésitait à le laisser entrer. Elle avait été violée une fois par un voyageur de commerce.

— Qu’est-ce qu’il vendait ?

— Des aiguilles, du fil…

— Ce n’était pas moi.

Elle se préparait à refermer la porte.

— Je sais que ma visite vous paraît étrange, dit-il.

Elle le regarda.

— De qui vouliez-vous me parler ?

Il recula sur le palier.

— Vous êtes [ici le nom] ? demanda-t-il.

Elle était [ici le même nom].

Dans ce cas il se permettait de lui présenter ses plus sincères condoléances. En avait-il d’autres, qui fussent imprésentables à cause d’un manque de sincérité ?

— Il ne vous a jamais parlé de moi, [ici son nom prononcé avec une extrême prudence].

Le nom lui dit quelque chose.

— Nous avons vécu toute notre enfance dans la même maison, [ici le nom de la maison].

— En effet, dit-elle, [elle prononce le nom de la maison en question].

— Remarquez bien que je ne prétends pas vous déranger, dit-il. Pour une fois que je frappe à une porte sans intention de vendre ce que j’ai à vendre [ici le nom des marchandises, une liste précise et cohérente, il faisait naître le désir dès le deuxième mot, le premier étant oublié, vous en souvenez-vous, dit-il, normalement oui puisque je n’ai pas cherché à vous vendre quoique ce soit, elle ne s’en souvenait pas].

Elle le remercia du bout des lèvres et commença à refermer la porte en souhaitant le revoir dans de meilleures circonstances, la porte était si récente qu’il lui arrivait d’en mettre en doute l’indestructible réalité.

— Je suis venu chercher quelque chose, dit-il précipitamment.

La porte s’immobilisa.

— Ah oui ? fit-elle.

— Comme je vous le disais, commença-t-il, je ne suis pas venu vous vendre ce que je vends et je suis confus de n’avoir pas trouvé les mots pour exprimer ma douleur et adoucir la vôtre.

Elle en convenait.

— Est-ce son fils ? dit-il en montrant l’enfant qui se tenait debout à l’entrée du salon, un doigt dans la bouche, très petite fille pour son âge.

Elle lui expliqua rapidement ce que c’était, l’enfant. Il comprenait. Il avait craint un moment que, n’étant pas le fils de son ami, il eût pu être celui du violeur. Il s’excusait d’être incapable de mettre de l’ordre dans ses pensées au moment de n’avoir plus rien à vendre. Il voulait dire que, pour le moment, il avait oublié qu’il était voyageur de commerce. Il salua l’enfant (qui ne répondit pas) en agitant ses doigts en l’air.

— J’aurais pu croire que c’était, je ne sais pas, un neveu, le fils d’une amie, le benjamin des cousins, je suis vraiment confus, je reviendrai un autre jour, vous me direz quand, sauf le dimanche qui est le jour où je communie avec les membres de ma famille après avoir passé la nuit en diligence.

Il pensait maintenant avoir entendu parler de ce collègue indélicat. L’affaire était parue dans les journaux à une époque où il vendait de la peinture antirouille. Il transportait des échantillons. Il était entré à l’église suivi de cette malle qu’un Turc poussait sur un diable. Un Turc dans une église ! Elle trouvait cela étonnant en effet.

— Étonnant ? dit-il en prenant l’enfant à témoin.

Une fois il avait laissé sa malle sur le parvis. Il avait demandé à un mendiant d’y jeter un œil. En sortant de l’office, il vit la malle ouverte et un chat dedans. Il vendait de la charcuterie. Il insulta le mendiant.

— S’il avait été aveugle, vous comprenez ? Mais il ne l’était pas !

Cette histoire le désespérait toujours autant. Le mendiant lui expliqua qu’on l’avait menacé.

— Menacé ? Avec quoi ?

Le mendiant était interloqué. Avec quoi l’avait-on menacé ? Que craignait-il ? Le chat avait filé. Consulté, le curé désigna un coupable possible.

— C’est lui ? demanda le voyageur de commerce au mendiant.

Celui-ci ne voulait plus répondre à des questions qui mettaient en péril sa tranquillité de rencart.

— S’il ne témoigne pas, dit le curé, vous n’arriverez à rien.

Toute la famille réunie sous le porche maudissait ensemble ce [ici le nom du voleur en puissance].

— Nous en avons parlé toute la journée.

Mais où trouver la force de frapper à la porte de ce voyou ? Il habitait une masure derrière le cimetière.

— À qui appartient le chat ? proposa-t-on. Et je suis allé frapper à cette maudite porte ! Les parpaillots me regardaient en ricanant. Vous connaissez cette rue. Vous y avez habité les premiers mois de votre mariage. Nous y jouions autrefois. Puis ils ont détruit l’ancien (très ancien) hôtel des Gardes et ils ont construit le temple. C’est peut-être là que finissent nos souvenirs d’enfance. Ce chantier où on nous interdisait de jouer. Il y avait un gardien qui prétendait d’ailleurs que son père avait été Garde avant de mourir glorieusement à Moscou. Vous vous rendez compte ? Moscou. Nous rêvions ensemble. Il habitait déjà cette rue avec ses parents et une cousine de son père qui avait la berlue. Ne me demandez pas de quoi elle souffrait exactement, tout le monde disait qu’elle avait la berlue, probablement parce qu’elle avait des visions.

— Oui, je sais, dit la dame au voyageur de commerce, il a beaucoup été marqué par les délires de cette femme. Elle a compté dans le développement de sa mélancolie. Mais c’est sa tristesse qui m’a séduite. La rue aussi était triste. On entendait à peine les cloches du campanile. Peut-être avaient-ils choisi cette rue pour cette raison. Nous ne leur parlions pas. Ils étaient polis et distants. Ses parents vivaient dans un bel appartement près de l’Hôtel de Ville. Saviez-vous qu’il avait une sœur ? demanda la dame. Je ne l’ai pas connue. Il en parlait peu. Ils allaient la voir tous les mois. Elle séjournait pour un temps indéfini dans un couvent construit avec la pierre des volcans. Il me ramena une de ces pierres. Il avait gravi une muraille de lave pour voir l’immensité dont on lui avait parlé. Imagine la mer, lui avait dit son père qui n’était pas monté avec lui à cause de sa jambe de bois, une mer qui se retire lentement, infiniment, sous la poussée d’une France qui sait déjà ce qu’elle veut. Il emporta un marteau et un burin. Il voulait que ce fût la plus haute pierre, avec un peu de ce ciel livide dans sa plus haute griffe, imagine le ciel, me dit-il (j’avais posé la pierre noire sur la commode de ma chambre). Nous étions assis sur le bord de mon lit. Il deviendrait architecte et il l’est devenu. J’avais entendu parler des locomotives. Il en connaissait le mécanisme. Ils ont besoin de chauffeurs, me dit-il. J’en rêvais sans y croire. Il me procura une gravure éloquente. Il construirait des usines et les usines construiraient le bonheur. Voilà ce qui nous arrivait. Il n’était plus question de perfection mais de bonheur. On nous avait enseigné la perfection du geste, celle de la pensée, la perfection d’un agenouillement, une mort parfaite. Il est devenu architecte mais tout ce qu’il a construit, ce sont des maisons bourgeoises, parfaites et même utiles en cas d’héritage et comment ne les hériterions-nous pas ? Je n’ai pas choisi les voyages. C’était le meilleur moyen de ne pas pourrir derrière le comptoir d’une quincaillerie. Le voyage.

— Avez-vous voyagé avec lui ?

La dame réfléchit un moment.

— Berlin, dit-elle, Londres, Madrid, Rome, nous ne sommes pas allés à Palerme à cause d’une crise de pierre qui nous a arrêtés à Naples. Vous connaissez Naples ?

Le voyageur de commerce secoua la tête en se pinçant les lèvres.

— Je n’ai pas voyagé, dit-il, dans ce sens.

La dame ne comprenait pas.

— Était-elle jolie ?

Elle avait de jolies mains, des poignets fragiles, elle ne montrait pas ses bras.

— Nous sommes allés enterrer sa sœur peu après avoir quitté la rue des parpaillots, dit-elle. Le cimetière s’étendait de chaque côté d’un ruisseau qu’on franchissait sur des passerelles de bois. Le paysage était magnifique. Nous couchions à l’hôtel. Son père n’était pas venu. Je ne m’en rappelle plus la cause. Mais sa mère n’était pas seule. Il y avait la cousine. Sa crise au-dessus du ruisseau. Elle s’est jetée sur un plan de cresson. Elle formait une tache blanche dans la verdure et se plaignait d’être mouillée. La fraîcheur de l’eau l’avait ramenée à la surface de cette réalité à quoi elle ne voulait pas croire. Le cercueil était dans l’allée, un beau cercueil blanc que nous avons recouvert de fleurs. Nous nous sommes longtemps recueillis. Il pleurait. Je ne la connais pas, disait-il. Il avait apporté un bouquet de violettes. La fleuriste y avait ajouté un peu de mimosa. Beau contraste ! Belle histoire en l’air du temps. Il déposa le bouquet au-dessus des autres. J’avais envie de lui demander s’il me connaissait. J’ai presque tout oublié de cette méchanceté de jeune mariée. J’avais perdu ma virginité et il me semblait n’avoir rien perdu du tout. Nous mangions tous ensemble dans la salle à manger de l’hôtel. Nous respections le silence. Il ne voulait pas croire à cette absence définitive et la cousine abondait dans son sens. Elle eut une nouvelle vision dans l’escalier. Le plafond s’était entrouvert pour laisser passer un être qui n’était ni ange ni démon, précisa-t-elle. À quoi ressemble-t-il ? ironisa quelqu’un. Elle le décrivit. Et que dit-il ? Sa voix changea pour imiter celle de cet être fantastique. Quelque chose se passa aussi sur son visage. Elle tentait désespérément de devenir quelqu’un qu’elle ne réussit pas à mettre à la portée de son entendement. Puis elle monta l’escalier et le plafond se referma dans un sinistre grincement de solives et de bouvetage.

— C’est atroce ! s’écria le voyageur de commerce.

Il avait lui-même assisté à l’une de ses crises, mais il était enfant et la cousine était encore une jeune fille oh ! jeune fille elle est toujours restée mais elle vieillit plus vite que les autres. Cela se passait en été. Ils l’avaient suivie. À cause de la distance qui les séparait d’elle (par prudence car elle pouvait se montrer féroce), elle disparaissait de temps en temps et ils se mettaient à courir pour la rattraper, tant et si bien qu’ils se retrouvèrent nez à nez au détour d’un chemin de traverse. Elle était en crise. Elle ne les vit pas. Ils se rapetassèrent dans une broussaille. Quand elle se fut débarrassée de tous ses vêtements, ils se rendirent compte qu’ils avaient les yeux fermés depuis le commencement du déshabillage. Ils venaient de les ouvrir parce qu’un de ses vêtements s’était posé sur le haut de la broussaille. Ils la virent de dos. Elle avait défait ses cheveux et tenait la broche dans une main. Elle parlait au chêne géant qu’on nomme l’Enchanteur. Ils comprirent alors pourquoi elle exigeait souvent qu’on l’appelât Viviane. Son véritable prénom n’évoquait que la nième version d’un martyre à mettre sur le compte de Rome sur le déclin. Les Allemands sont aux portes de cette pratique non dénuée d’intention.

— C’est du moins ce que nous enseignait notre père qui les avait combattus en pensant les anéantir, sa volonté s’en était trouvée affectée dans tous les domaines où il cherchait à l’appliquer. Qui parle ?

L’enfant se pelotonna contre les jambes de la dame. Elle avait exigé sa présence. Elle ne voulait pas rester seule avec le voyageur de commerce. Celui-ci avait promis de revenir dans deux jours.

— Cela vous laissera le temps de vous faire à ma présence.

Elle avait refermé la porte en répondant du bout des lèvres au salut emphatique qu’il lui adressa.

— Entends-tu l’ascenseur ?

Il colla son oreille contre la porte. Le voyageur de commerce empruntait l’escalier. C’était son habitude. Il se méfiait des élévateurs. Il n’aimait pas la nouveauté.

 

Minuit vingt-trois

Vous les verriez, tous au balcon ! Et pour quoi voir ? Deux petits culs de treize et cinq ans d’âge. Sans compter mes gambettes que je nourris au blanc d’œuf et à l’extrait de foie. Putains de trottinettes ! L’une entre les mains de Bat Bat qui met à jour le moteur trois-roues et l’autre entre les miennes, qu’elle a que deux roues et que c’est pas facile de tenir dessus comme si elle en avait plus. Le patio de l’hôtel Rosa de Lima est pavé de pierre de la Rhune que ça lui donne un teint de joues fraîches et des idées que j’en ai plein le slip. Au bout de trois valdingues dans les plates-bandes de rosiers qu’en Mongolie y savent pas que nous on en a des sans épines, j’ai commencé à gueuler et c’est pas ça qui a attiré les voyeurs, que des mecs, à la balustrade style empire de leurs balcons qu’y vaut mieux pas se trouver dessous s’ils sont en crise. Ça chlingue le vomi de bière et la semence bleue. Que si j’étais dans le cinoche j’en exagèrerais les coulures. Avec les seins des jets d’eau ça serait fortiche et Mandale y m’en voudrait pas d’avoir du succès alors que lui il en a pas, à telle enseigne que je commençais à me demander qu’est-ce qu’il foutait en Mongolie avec sa Bolex et ses galettes de 16. J’y ai pas posé la question, des fois que ça le rende méfiant alors que c’était moi qui me méfiais de ses rapports privilégiés avec l’ambassadeur qui n’allait jamais aux chiottes sans quelqu’un pour lui torcher le cul, j’imagine, parce que j’étais pas là quand peut-être il se torchait tout seul. J’en étais arrivé à un point où j’arrivais pas à rien imaginer à la place de ce qui devait constituer la seule réalité à prendre en considération quand on écrit un bouquin aussi sérieux que celui que j’avais entrepris dans le style de mon arrière-grand-père que vous connaissez maintenant mieux que moi.

— T’as pas mis la sécurité ! braille Normandie en se tordant de pisse.

— C’est pas un flingue, ça, ma chérie ! Et j’ai pas projeté de tuer quelqu’un.

— C’est pourtant ce que tu vas faire si tu lis pas le mode d’emploi, ajoute Altantsetseg en secouant ses cheveux noir ivoire.

— C’est écrit en russe, merde !

— C’est du mongol écrit en russe, corrige Normandie qui est devenue franchement chiante depuis qu’elle déchiffre mieux que moi.

— C’est que c’est pas simple, une trottinette, quand il lui manque une roue, avouai-je comme si j’avais fait ça toute ma vie.

Des pages qu’il y en avait du cyrillique et du chinois et peut-être même de l’ouighour ! Yavait bien des dessins, mais vous savez, moi, la perspective… je m’en passe que j’ai autre chose à branler que ces voyeurs d’origine si diverses que c’était impossible de distinguer un Français d’un Parisien. Altantsetseg faisait de la balançoire, comme si elle savait pas qu’à son âge ça n’a plus le même sens. Ses petits genoux étaient bien serrés l’un contre l’autre, des fois queue. Normandie léchait une sucette, que ça faisait bien trois jours qu’elle la suçait et qu’elle en avait pour au moins autant avant d’en atteindre le cœur où on voyait par transparence un petit animal que je me demandais si c’était pas un dragon et qu’elle était pas d’accord et que c’était un chat qu’elle avait vu à la télé et qu’elle se demandait comment il avait fait pour rentrer dans la sucette. Maintenant, elle s’était fait un devoir de le libérer. Ensuite, elle le ramènerait à la télé pour toucher la récompense.

— Où que t’as vu qu’yavait une prime… ?

— Je fais comme toi, papy… j’imagine.

Ce que j’arrivais pas à imaginer, moi, c’était comment je fais de la trottinette alors que j’arrive pas à en faire. C’est comme que si tu essayais d’écrire un bouquin (je sais pas moi : mettons sur ton arrière-grand-père) et qu’il était pas là, comme s’il était possible d’écrire dessus alors qu’il est ailleurs et tu sais pas où. Moi je savais où était la trottinette, que j’y mettais la béquille pour qu’elle tienne debout, même un peu penchée, et que j’y mette mes deux pieds en attendant que le moteur décide de où on va et comment on y va.

— Faut plier la béquille, papy ! Sinon tu vas la péter et le Bat Bat y va pas être content que c’est moi que je vais prendre !

Elle apprenait vite, Altantsetseg. Je veux dire que je comprenais ce qu’elle disait dans sa langue maternelle que la paternelle c’est la mienne si j’avais bien compris ce que c’est l’ADN. J’avais plus besoin de Normandie pour traduire, d’ailleurs elle traduisait plus tellement elle miaulait à la place du chat qu’était dans sa sucette. Donc je plie la béquille, que si j’avais pas en même temps descendu de l’engin je me pliais moi aussi pour amuser une galerie qui verrait là un prétexte des fois qu’on se mêlerait de leurs affaires courantes.

— Tu vois, dis-je sans rigoler comme j’en ai l’air quand je suis con, ya pas moyen !

— Tu t’y prends mal, papy…

— Parce que tu t’y prends bien avec ton chat, peut-être… ?

— Ouais mais moi je la suce, alors que toi t’es pas encore dessus !

Ça s’excitait sur les balcons, tellement que Pedro Phile est sorti sur le sien, vêtu de sa gandoura aux fils d’or que ça faisait un effet divin dans le ciel mongol que si t’en vois un plus bleu c’est du lapis lazuli. Il dit rien. Qu’est-ce qu’il pensait à ce moment-là, j’en sais rien, j’ai pas appris à écrire des trucs qu’on sait pas ce qu’il pense le mec qui se met en scène alors qu’on essaie vainement de tenir en équilibre sur une trottinette qu’il lui manque une roue. Je le salue. Ça fait rire Normandie parce que je tiens debout, mais par terre, alors que mes mains sont justement en prise avec le guidon et ses commandes que je sais pas si je suis fait pour commander. Altantsetseg veut pas montrer sa culotte mongole, que des fois yen a qui se dise qu’elle en a pas. Pedro Phile me fait un signe que je saisis pas ce que ça veut dire et j’en fais un autre que celui-là y veut rien dire mais des fois on fait des signes par politesse.

— Il veut que tu montes, dit Altantsetseg.

— Qu’est-ce qu’elle dit ? je demande à Normandie.

— Slurp, elle dit que tu montes…

— J’arrête pas d’y monter ! Et pour l’instant, j’en redescends avant de me péter le nez sur ce dallage couleur de fesses que tu vas les avoir pareilles si tu traduis mal !

— Je traduis bien, papy ! Slurp ! Même que je traduis mieux que ce qu’elle dit.

— Il veut que tu montes, répète Altantsetseg.

— Il veut que tu montes, dit Normandie.

— Dis-lui (à ton chat) qu’elle a qu’à se mettre dessous et que j’y ferais comme ce qu’elle voudra.

— Sir Ben ! roucoule Pedro Phile de là-haut.

Je mets la béquille, mais Altantsetseg veut en faire et aussitôt sa jupette se met à voleter autour de ses gambettes que si j’en avais des pareilles je sais ce que je ferais comme métier, nom de Dieu ! Normandie se bidonne, slurp ! Je monte. Des p’tits garçons sortent de la douche comme ils étaient sous la poire. Ça se caresse en passant et des portes s’entrebâillent. Pedro Phile a ouvert la sienne, en grand, et il m’accueille dans un fauteuil sans gosse dedans. Il a une bonne nouvelle pour moi.

— Vous n’aurez pas besoin de trottinette, sir Ben ! Quelle bonne nouvelle, n’est-ce pas ?

— Alors comment que j’y vais en 14-18… ? Sans trottinette…

— Et bien c’est désormais possible sans trottinette, figurez-vous.

— Je me l’figure, m’sieur, je me l’figure… mais permettez-moi d’espérer que ce sera pas pire que la trottinette…

— Oh mais c’est une bonne nouvelle, je vous dis !

Il prend place dans son Pomaré blanc, croise ses jambes sous sa gandoura et remet sa mèche sur l’oreille. C’est quoi la bonne nouvelle que je suis pas obligé de monter dessus ? Pedro Phile continue :

— Étant donné, comme dirait Marcel, que Bat Bat n’a pas encore reçu la fiche technique de la trottinette tricycle, laquelle est en route depuis Pékin, mais vous savez ce que c’est, et que, secundo, vos vacances tirent à leur fin, tercio, que la trottinette bicycle refuse obstinément de s’adapter à vos capacités en droit d’en posséder une, la maison a pris l’initiative de changer le mode de transport temporel pour un qui vient de sortir…

— J’veux pas qu’on me vaccine !

— Mais il ne s’agit pas de cela, sir ! Nous avons bien compris que vous souhaitiez utiliser un mode de transport longuement éprouvé comme l’est la trottinette, mais…

— Le joli moi de mai !

— Étant donné la situation, comme dirait notre ami Jean-Paul, il a bien fallu trouver une solution au problème que vous avez bien fait de soulever, à savoir un véhicule qui a fait ses preuves et qui ne soit pas un X15…

— Je vous remercie de penser à moi…

— Donc, oublions les trottinettes, les X-planes et autres aventures de l’esprit en proie à ses démons chronologiques, généalogiques et même historiques.

— Doit plus rester grand-chose en stock…

— Détrompez-vous, sir ! (triomphant) Vous irez à pied !

— À pied !

Alors là je m’écrie ! Que j’en suis presque à regretter qu’il y ait personne d’autre que moi dans le fauteuil que le mien c’est pas un Pomaré.

— À pied jusqu’en 14-18 ! Mais c’est… Mais c’est… de la folie !

— Comme vous dites, sir.

Pedro Phile remplit mon verre, mais cette fois de sa semence, parce qu’il se branle depuis le début de la conversation et il a tellement l’habitude de bien calculer son coup que ça lui sort au moment que c’est prévu pour ça. Ça vaut toutes les démonstrations.

— Buvez, sir !

Je bois. Des fois, on réfléchit plus. Et ben le moment était venu de plus y penser. Mon instinct me conseillait de boire et j’ai bu. Je savais d’où ça venait. AOC maison. La queue s’était tellement gonflée sous la pression qu’elle continuait de se donner en spectacle comme si le rideau était de l’histoire ancienne et que j’avais plus qu’à fermer ma grande gueule.

— Ça vous en bouche en coin, n’est-ce pas, sir… ?

— C’est toujours ce qui m’arrive quand je me mets à imaginer, comme dit ma Normandie…

— Et qu’est-ce que vous venez d’imaginer, sir, sans indiscrétion… ?

J’y dis pas. Vous saurez vous-même garder ça pour vous. Que ça m’a échappé et que j’ai pas pu faire autre chose que boire.

— À pied, dis-je comme si je reprenais mes esprits, ça va être long… J’ai plus que deux jours de vacances… Après, faut payer un supplément… et j’ai pas de quoi…

— Vous avez Normandie…

— Mais vous avez déjà Altantsetseg !

Je me suis même levé pour dire ça !... Pedro Phile y faisait jamais de taches sur sa gandoura. Et ça se voyait pas qu’il aurait pu en faire une. Il était tranquillement assis dans son Emmanuelle et il attendait que je me décide.

— Ça fera combien de jours en plus ? demandai-je, la gorge serrée comme si je m’empêchais de respirer pour pas puer de la gueule.

— Disons… deux semaines. J’ai des clients qui arrivent dans trois jours. Ce qui nous laisse le temps de…

— Et les deux roussins ? Vous en faites quoi de ces deux merdes de la fonction publique… ?

— Dédé le gros et Dodo le laid… L’ambassadeur les a mis dans sa poche. Vous n’avez rien à craindre, sir.

— Rien à craindre ici à Oulan-Bator ! Mais à Paris… ? Faudra bien que j’y retourne un jour, dans mon chez moi que j’ai pas choisi d’y exister mais que j’ai rien pu faire autrement tellement que je suis guignard…

— Pas si malchanceux que ça, sir… Vous avez Normandie…

— Faut que je demande à Myriam…

— Nous lui avons déjà demandé et…

— Et… ?

Je suis descendu. Sur sa trottinette, Altantsetseg était pas à poil mais elle cachait rien non plus. Elle faisait des huit pendant que Normandie se rapprochait de son chat, que ça allait pas assez vite et qu’elle tapait du pied en jurant comme un homme. Je me suis assis sur une margelle fleurie.

— J’y vais à pied, dis-je sans pouvoir dissimuler mon désarroi.

— Chouette ! s’exclame Altantsetseg. Je vais pouvoir faire de la trottinette et pas me demander si elle me reviendra pas dans un sale état.

— Elle a dit ça ? je demande à Normandie.

— Slurp ! Elle l’a dit. Elle avait très peur que tu fasses du mal à sa trottinette, tu sais ?

— Hé bé j’en ferai pas. J’y vais à pied, des jours que ça va me prendre !

— Mais t’as plus que deux jours de vacances, papy !

Des fois, la Normandie on dirait la Myriam, sauf que Myriam elle aurait jamais avalé cette histoire de chat en cavale extratélévisuelle. Je la connais, ma Myriam. Je sais aussi pourquoi elle a accepté de m’accompagner dans ce voyage que jamais de la vie elle m’a accompagné nulle part, même quand je suis resté à la maison que c’est pas une maison mais une surface habitable qu’on a même pas su rendre agréable ni à l’usage ni au regard. Dommage que j’ai pas emporté mon 38, mais depuis que ces conards d’Arabes nous emmerdent avec leur Coran on peut plus cacher un pétard ni même un cutter dans nos bagages.

— Qu’est-ce que t’en aurais fait de ton 38 ?

(question posée par un personnage que j’insère ici par nécessité stylistique)

— Je m’en serais servi, pardi !

— Ouais mais comment ?

— C’est pas le genre de propos qu’on disgresse à l’intérieur d’un roman qu’on écrit pour d’autres raisons.

Comment que je te lui cloue le bec à cet intrus que c’est peut-être une intruse si ma part de féminité augmente avec l’âge ! Restons-en là. J’avais pas mon 38 sur moi et peu importe les raisons. J’ai jamais tué personne, ni même moi. La preuve, je jouis d’une liberté que si j’avais voulu je serais pas allé en Mongolie. Deux flics aux trousses que j’avais. Comment qu’il les mettait dans sa poche l’ambassadeur ? j’en sais rien. J’ai jamais rien mis dans mes poches que mes mains et un tas de saloperies que je voulais pas jeter sans me consulter. Mais je voulais y aller en 14-18 ! J’aurais peut-être tué pour qu’on m’empêche pas d’y aller voir mon arrière-grand-père que s’il avait pas existé j’aurais pas eu l’idée d’écrire un bouquin même si on me l’avait demandé. Aux balcons, ça réservait des places pour la soirée qui promettait, Altantsetseg en faisait la pub sans esquinter sa trottinette que moi, je le dirais jamais assez, je savais pas en faire, à cause de quoi j’allais y aller à pied, en 14-18, une Time Machine qui avait fait ses preuves, depuis le temps qu’on va à pied et que des fois on y arrive, ce qui m’attendait si j’avais de la chance.

— T’en a pas et t’en auras jamais ! me dit Myriam à peine que je rentre dans la chambre.

Elle se fait une beauté en vue de la soirée. L’ambassadeur sera là. Dédé le gros et Dodo le laid l’accompagneront-ils ? Ou Bat Bat les descendra-t-il comme j’en avais une envie que si je l’avais eue dans le slip on aurait pas eu besoin des Chinois pour repeupler le Monde jusqu’à ce qu’on puisse plus bander en société. De la chance… Faut y mettre du sien si on veut pas finir par croire en Dieu.

— J’y vais à pied, dis-je.

Je la voyais de dos, comme quand on fusillait en Italie. Un dos nu et bien musclé, bronzé juste ce qu’il faut pour pas être dégoûté.

— Je savais bien que t’arriverais pas à en faire, de la trottinette à deux roues…

— Pas de pot si la trois-roues… M’en parle pas !

— Et comment que tu vas payer… ?

— Tu sais bien comment.

On est descendu au restaurant. Tout le monde était attablé. Il en manquait pas un. Ils étaient venus pour la soirée qu’il aurait fallu être con pour la rater. Les deux flics étaient encore en vie à l’heure où j’écris ceci. Ils m’ont fait un petit signe comme si que c’était de la connivence que moi j’en ai jamais eu avec personne, pas même Myriam sauf qu’elle attend un enfant. Faudra prévoir un test de paternité. Au point où on en était !

— Qu’est-ce qu’ya à bouffer ce soir ? dis-je au serveur qui était manchot pour pas arranger les choses. On est au menu, nous…

— Ben… ya l’menu…

Il pose son doigt sur le menu du jour que c’est celui de la soirée parce qu’à midi yen avait un autre que c’était presque le même avec une différence.

— Bon ben va pour le menu, rigolai-je pour pas le vexer. Un peu de gras en plus ou en moins, on est plus à ça près, pas vrai ma Myriam ?

— Ferme ta gueule et dis bonjour à sa seigneurie l’Ambassadeur que moi j’y mets une majuscule parce que j’ai des projets que c’est pas les mêmes que les tiens tellement ils sont réalistes. 14-18 ! Non mais des fois !

On a mangé du gras et sucé des os. J’en avais les doigts que si je les avais posés sur quelque chose j’aurais pas pu m’en séparer. Mais la peau de Myriam me parut inaccessible. J’ai jamais apprécié à leur juste valeur les brouhahas de salle, mélange de voix, d’ingurgitations et de chocs que ça peut servir au cinéma mais que ça n’a aucune utilité dans le cadre plus étroit d’un roman, surtout que celui que j’écrivais était du genre réaliste, avec un arrière-grand-père dedans, qui avait existé et qui était même mort. Ah la la ! L’Humanité !

— On a un dessert que des fois yen a qui considère que c’en est pas un… suggère le manchot en se grattant les fesses avec son autre main.

— Envoie toujours ! beugle Myriam qui aime le vin mongol comme s’il venait de sa propriété qu’elle en a pas sinon on serait déjà mort intoxiqué.

Puis elle ajoute en sourdine, la serviette en papier russe sur la bouche et dans la pose d’une souveraine d’Égypte qui peut plus bouger tellement ils l’ont sculptée raide :

— T’as deux flics sur le dos, chéri…

— Tu les as bien eus sur le bide…

— Ouais mais l’enfant est de toi, mon chou-rave !

Qui n’a pas rêvé d’emprunter sans intention de rendre ce qu’il ne peut acquérir selon les dispositions du Code civil ? Les tables commençaient à se vider de leur contenu. Les portes battaient et les chasseurs dinguaient entre l’ascenseur et l’escalier.

— Yen a qui prennent l’ascenseur que c’est pour le cœur qu’ils ont patraque, m’expliqua un p’tit chasseur tout bouclé que si j’avais pas su où j’étais j’aurais deviné.

— Moi c’est l’estomac, dis-je en grimaçant. Vous avez rien pour l’estomac ?

— Faut qu’je demande…

Le brave gosse. Qui sait d’où il vient ? Et où il va. En cas d’aventure, on se ficherait bien de savoir qui il est et par la même occasion qui on est soi-même. J’ai pris l’escalier pendant que Myriam s’est fait peloter dans l’ascenseur. On est entré en même temps dans la chambre. Elle voulait se repoudrer. J’en ai profité pour dégueuler, que ça me fait du bien, surtout quand j’ai la boulimie et ce soir-là j’en avais une avec l’explication, le mode d’emploi et l’envie d’en finir que si j’avais pas eu cette idée d’écrire un bouquin sur mon arrière-grand-père je serais pas là pour en parler.

— J’en ai pas envie, de cette putain d’soirée !

— Mais on est invité ! On peut pas faire autrement. Yaura l’Ambassadeur…

— Faut qu’on parle de Normandie…

— Tu vas la revoir, t’inquiète pas.

Comme j’avais mouillé mon slip, j’ai passé un certain temps à en enfiler un autre, devant un miroir que si j’avais eu Alice sous la main, j’y aurais appris à écrire des dialogues. J’ai nettoyé aussi les poils, ceux que j’ai, pas ceux qui étaient restés collés. À la brosse et au couteau, comme au bon vieux temps où qu’on avait l’occasion de montrer comment qu’on savait aimer malgré les risques de déportation.

— Qu’est-ce que tu fous ? s’impatientait Myriam.

— T’as qu’à y aller sans moi.

— Au bras de qui, conard ?

Qu’est-ce qu’elle ferait, la Myriam, sans ce bras ? J’y avais pensé pendant tout le repas, à cause du serveur dont le sien était occupé à autre chose. Tout en me brossant, je me suis demandé à quoi il lui servait quand il ne servait pas.

— Et c’est où que tu comptes y aller ?

J’ai posé la question à Miryam. Je me sentais un peu con à cet instant parce que je la lui avais jamais posée. On allait en Mongolie où elle s’arrêtait le temps que j’aille en 14-18 et que j’en revienne. C’était programmé par l’Agence et yavait rien à changer, que peut-être même on pouvait pas changer si on voulait, sauf d’engin de propulsion dans le Temps. J’avais pas pensé une seconde que Myriam elle pouvait aussi aller quelque part et sans moi. En attendant, elle se tortillait du cul en direction de la salle à manger où on a mangé comme j’ai dit plus haut. Je voulais savoir.

— Et c’est où que tu comptes y aller ? répétai-je parce qu’elle avait rien répondu.

Elle me regarda comme si j’étais indiscret. Des yeux à me brûler vif si j’étais inflammable comme la vodka qu’elle descendait si bas qu’elle pouvait plus remonter.

— Qu’est-ce que tu veux savoir que tu sais déjà afin que je confirme ? dit-elle comme si c’était la première fois qu’on en parlait. Pour Bat Bat tu sais déjà…

— Ah ben alors si c’est juste un aller retour chez Bat Bat, c’était pas la peine que j’y pense.

— C’est pas un aller retour et tu le sais.

— La Time Machine est conçue uniquement pour aller et revenir !

— J’y vais pas en TM…

— En moto… ? En trottinette… que tu sais en faire… ?

J’avais perdu ma voix et j’avais aucun espoir de la retrouver en gueulant comme je fais des fois que j’ai appris ça en famille. J’allais tout de même pas renoncer à mon aller retour en 14-18 rien que pour empêcher la femme de ma vie de vivre à trois dans une yourte.

— Et Paris ? T’y as pensé à Paris ?

Je bredouillais comme si que j’avais rien à dire et que je le disais pour qu’on m’empêche pas de parler. Une angoisse intemporelle. Elle avalait son gras sans grimacer et je suçais mes os.

— Je t’ai dit ce que je savais, mon chou.

Ah pour savoir elle savait ! Et moi je savais que si j’avais su… mais j’y tenais, moi, à en parler avec mon arrière-grand-père, de ce qui fait qu’au XXIe siècle on guerroie contre les virus et la connerie alors qu’en son temps on pouvait espérer mourir en héros comme Péguy. Elle arrêtait pas de lancer des regards mous dans les yeux non moins larvaires de l’ambassadeur qui écoutait ce que les deux flics lui racontaient, sans doute à mon sujet, et je me disais que je ferais bien d’y aller, en 14-18, et de pas en revenir, quitte à prendre une balle dans le cul histoire de plus m’en servir comme les autres. Les flics me tournaient le dos. Ils avaient soigneusement posé leurs chapeaux sur une chaise capitonnée mise à leur disposition par la direction que c’est Pedro Phile qui la dirige en attendant qu’on m’enferme ailleurs que dans ce petit paradis strictement terrestre. Peut-être que Myriam coulerait des jours heureux dans la yourte, avec mon p’tit dernier qu’aurait ma quéquette entre les jambes et qu’elle pourrait pas s’empêcher d’y penser, au bon vieux temps, en attendant qu’il ait plus l’âge de la montrer pour un oui pour un non. Sur ce, que j’y pensais moi aussi, le manchot nous amène deux verres avec des bulles dedans. De loin, l’ambassadeur lève le sien. Les deux flics se retournent pas, ni lèvent quoi que ce soit.

— Quel radin ! sifflai-je en sifflant.

— C’est déjà ça, fait Myriam, et c’est un signe.

— Signe de quoi, nom de Dieu ? On a pas assez signé depuis qu’on a mis les pied dans cette agence que je sais pas qui nous a donné l’adresse… ?

— C’est ton copain Mandale qui l’a donnée…

— Mais il y avait jamais foutu les pieds en Mongolie. Il savait même pas ce qu’il faisait en me la donnant que si j’avais su…

— Et comment que t’aurais fait pour y aller en 14-18, hein ?

— J’savais pas pour la yourte… J’savais un peu pour Altantsetseg…

— Tu savais peut-être pas que t’avais une petite fille et qu’elle s’appelle Normandie parce que t’as peur de pas la revoir ?

— J’savais pas que j’avais un fils…

— Ou une fille, conard ! Le jour où tu sauras ce que t’as…

— Schopenhauer…

— Parle français !

Remarquez que ça lui coupait pas l’appétit, le gras mongol et les bulles de l’ambassadeur. J’avais comme l’idée que Mandale m’avait trahi. Mais si Myriam voulait aller et pas revenir de la yourte, pourquoi qu’elle m’emmenait dans ses bagages ? Pourquoi que c’était pas moi que je l’avais enfoncée dans mon sac matelot que j’en avais un tout neuf ?

— Il est où, le Mandale… ?

— Pose-lui la question.

— Et comment que je la lui pose s’il est pas là et que je sais pas où qu’il est ?

— Ça va !

J’avais comme qui dirait un peu élevé la voix et l’ambassadeur avait retenu les coudes des flics qui avaient à peine frémi, comme si on les entreprenait sous la table, que c’était pas les moyens qui manquaient dans ce claque. Et rien que pour me faire mal Myriam dit :

— Si t’y vas à pied, en quoi consiste la Time Machine… ? J’aimerais comprendre à la fin…

On y était pas, à la fin, que même j’avais l’impression que j’avais pas encore commencé à me poser des questions du même genre. Une Time Machine virtuelle, c’était-y possible avec la technologie du XXIe siècle ? J’en savais fichtre rien ! Yavait rien sur le sujet dans le prospectus. À croire que mes pieds avaient de l’avance sur mon cerveau.

— Le jour où tu te poseras les bonnes questions, mon pauvre…

Qu’est-ce qu’on a bouffé au dessert ? Des trucs pleins de farine cuits dans l’eau bouillante des poêles à charbon. J’en avais la gueule empâtée jusqu’à la langue que j’arrivais plus à parler. Justement j’en avais besoin, de ma langue. L’ambassadeur venait de se déplacer, ayant saisi le dossier d’une chaise que j’avais rien mis dessus parce que je vais (et je reviens) tête nue. L’ambassadeur avait tiré sur son oreille pour en agrandir le pavillon et je parlais dedans de choses que je savais pas si c’était de moi ou de Musil. Il finit par se poser sur ce qui aurait dû être mon chapeau.

— Il est bon votre champagne, dites donc ! gloussa Myriam qui se décolletait encore un peu.

— La maison France s’y connaît, ma chair.

Il s’y voyait déjà, alors qu’elle était grosse. J’avais aucune idée de ce qui se passait sous la table, mais ça me turlupinait sans que je puisse retrouver ma langue.

— C’est le gras, expliqua Myriam. Le gras plus la farine. Une fois on a bouffé des pelotas en Andalousie et il a pas pu parler pendant trois jours. Que ça m’a fait du bien de parler pour rien dire !

Et l’ambassadeur d’éclater de rire. Il a de bonnes dents. Et il doit savoir s’en servir. C’est ce qui m’a toujours manqué, les dents. Qu’on s’en sert pour avancer, sinon on recule et on finit empalé.

— En palais… ?

Il comprend pas, le diplomate. Mais ça le tourmente pas que je m’exprime dans une langue qui doit sa complexité au gras de la cuisine mongole et à la farine cuite à l’eau du voisin Chinois. Les deux flics n’ont pas bougé. Leurs oreilles s’animent au rythme de leurs mâchoires. Ils avaient pris du retard dans l’achèvement du dîner ou c’était l’ambassadeur qui s’était hâté pour nous rejoindre à notre table et me prier implicitement de la quitter. Il insistait tellement que j’en avais envie.

— C’est la technique de l’iceberg, dis-je dans l’empâtement et la douleur.

— Vous souffrez ? dit-il. (se tournant vers Myriam) C’est le charbon…

— Ils en foutent partout, dit Myriam qui pensait à autre chose.

— Mais peut-être que monsieur Sarabande souhaite se reposer dans sa chambre…

Je sais pas pourquoi j’en avais envie alors que j’aurais dû avoir le contraire. Mais ma langue me trahissait. Après la trottinette, la langue !

— Et après la langue… ? fit Myriam.

Elle n’y voyait pas malice. C’est sa manière de suivre une conversation. L’ambassadeur suggéra une nuit de repos. Il se répétait. Il en avait plein le slip, des répétitions. Ils font que ça dans la diplomatie, répéter jusqu’à ce que ça veuille dire quelque chose que ça nous dit rien, même en y pensant comme ça nous arrive devant la télé. Mais je bougeais pas. Qu’est-ce qu’ils feraient, les deux flics, s’ils me retrouvaient dans mon lit sans témoin diplomatique ? J’en avais des poils en trop.

— Ça ira mieux demain, dis-je comme si je philosophai avec des cailloux dans la bouche.

— Vous partez demain… ?

— Dans trois jours. J’y vais à pied.

— Je vous enverrai une voiture.

Myriam me foudroya sans que ça se voie.

— Tu ferais bien d’aller te coucher, va… (à l’ambassadeur) C’est ce que je ferais si j’avais perdu ma langue, que des fois c’est pas le gras qui me la coupe…

— Qu’est-ce qu’on ferait si on n’avait pas la langue ?

— Il part dans trois jours. Et il revient, mais on sait pas quand…

— Ça vous laisse le temps…

— Ouais… le temps… la langue… et puis autre chose que je sais pas encore ce que c’est…

— Mais c’est pas toi qui écris, connasse ! (empâté)

Voilà comment on s’exclut. Le manchot est revenu des fois qu’on aurait pas fini de l’emmerder même s’il avait autre chose à faire après le boulot.

— Un p’tit digestif, je suggère…

— Moi je reste à la vodka, roucoule Myriam qui secoue la bouteille vide. Mais elle est partie !

— Vodka ! fait l’ambassadeur en mongol que j’ai compris la traduction sans l’aide de Normandie qui fait joujou en ce moment dans le salon égyptien de Pedro Phile qui s’y connaît en hiéroglyphe.

L’ambassadeur me jette un regard que si je veux autre chose il ne retient plus les flics que la justice a lâché à mes trousses.

— Monsieur Sarabande souhaite monter dans sa chambre, dit-il au manchot.

— Monsieur ne peut-il pas monter sans moi… ?

— Vous voyez bien que non !

Je monte. Je sais plus comment. Je me sentais si seul que je me suis pas inquiété de savoir si je montais seul ou si j’étais accompagné. C’était la même chambre, le même lit, les draps qui sentent Myriam et moi, la fenêtre et ses embruns de charbon, la nuit qui est une promesse de voyage, mes yeux fermés par je sais pas qui, le vide d’air qui m’aspire par la queue, les premières ombres que d’abord je sais pas qui c’est alors que j’en ai déjà rêvé et que même chaque fois que je rêve c’est avec elles, que je conçois pas la nuit sans elles et que le jour ne se lèvera pas sans leurs joyeux adieux. Faut pas leur compliquer l’existence, sinon elles se vengent. Le conseil était de Mandale. Il avait les mains dans le cambouis de sa Bolex.

— Qu’est-ce que tu fous là ? que j’y dis.

— Je croyais que t’avais la langue empâtée…

— Elle l’est toujours un peu chaque fois que Myriam m’échappe…

— Je sais de quoi tu parles, mec… Mais ça m’empâte pas la langue.

— Qu’est-ce que ça te fait à toi ?

— Tu voudrais bien le savoir !

Mais il a pas répondu à ma question qui était, je le rappelle, de savoir ce qu’il foutait dans ma chambre à une heure où il devait se trouver ailleurs. Il s’était pas trompé de porte. Et sa Bolex avait pas besoin qu’on s’occupe de sa mécanique. Il secoua un tournevis devant mon nez. Il avait l’air mécontent et je supposais que c’était de moi. En effet :

— dit-il, je pense que tu vas trop loin, mec.

— Mais j’y suis pas encore allé ! Que j’ai bien failli pas y aller ! À cause que je sais pas faire de la trottinette. L’Agence a pensé que mes pieds…

— À quel prix, mec… ?

Mécontent, le Mandale, mais triste. Le tournevis tapotait mon pif.

— Tu peux pas aller aussi loin, mec. C’est pas moral.

— Est moral ce qui me procure du plaisir. Et immoral ce qui ne m’en procure aucun.

— Parce que ça te fait plaisir… ?

Ça tapote dur et mon nez est sur le point de rendre l’âme.

— Ça te fait donc tellement plaisir que tu te fous de ce que ça fait aux autres !

— Je m’en fous pas…

— Ça te fait donc mal ?

— Un peu que ça me fait mal !

Là, je prends un air que si j’étais comédien je suis au moins nominé.

— Faut aussi que je pense à mon arrière-grand-père. Ça lui ferait-y du bien si j’y allais pas en 14-18 ? T’imagines sa douleur ? Péguy n’a pas souffert…

— Elle en est où Myriam ?

Toujours amoureux, le Mandale, que j’aurais dû le tuer dès que je l’ai rencontré à la crèche, mais que c’est pas arrivé parce que l’amitié ça s’explique pas. Est-ce qu’on s’est fait mal quand on aurait pu ? Jamais !

— Je le reconnais, dit-il. Mais avant t’y allais pas en 14-18. T’en parlais parce que t’avais de l’amitié pour les Joyce, les Woolf, les Musil, les Broch, les…

— Ça va, l’ami ! Viens te coucher. On en parlera demain quand il fera jour. Myriam se passera de ce lit cette nuit…

— Je le crois aussi, mec. Sûr que c’est ce que je crois. Et que peut-être je croirais plus à autre chose. Mais qu’est-ce que je vais devenir si tu te fiches de faire du mal à tes enfants, mec ?

— Je vais essayer d’en rêver… Couche-toi, là, que je te laisse une place que jamais j’en laisse autant à ma Myriam…

— Que c’est aussi un peu la mienne…

— N’en rêve pas trop, l’ami, que bientôt je vais revenir de 14-18 et qu’alors j’aurais l’expérience de la guerre.

Je sais pas vraiment ce que je voulais dire par là, mais Mandale a laissé tomber sa Bolex et il est venu se coucher. J’ai éteint. Ce que c’est que le noir, surtout à Oulan-Bator qu’ils en vendent à tous les coins de rue, tellement ça caille et que j’en ai marre de me les tâter sans savoir ce que j’ai dedans, d’où ça vient et comment ça va se terminer avant la fin si je fais pas gaffe aux autres, comme dit Mandale qu’est pas venu bouffer avec nous ce soir.

— T’as bouffé où… ?

— J’ai pas bouffé.

— T’as faim ?

— Ni soif. Ni sommeil.

— On rate la soirée…

— J’étais censé la filmer…

— Tu t’en fous… ?

— J’ai filmé autre chose.

— Quoi donc ?

— Ma queue.

 

 

 

Fin de la fugue de Pierre

Il avait échoué à l’examen de mécanicien (il disait mécano) à cause de ce sentiment.

— C’est absurde, lui avait dit son ami qui entrait en propédeutique.

— Absurde ? Mais c’est un sentiment, pas un conte !

Il ne comprenait pas qu’on arrosât le charbon. Le printemps s’achevait en beauté. Il aimait les premiers jours de l’été. On s’activait dans les jardins. Ils empruntèrent au forgeron un tonneau tiré par une mule grise et lente. Ils s’arrêtaient pour regarder les guinguettes désertes. Des péniches noires passaient entre les arbres.

— Tu devrais te marier, lui dit son ami.

Il réfléchit.

— Je n’ai pas de métier, dit-il enfin.

Son ami pensait aussi qu’on ne marie pas ce genre de femme. Il avait parlé un peu vite. Il était pressé. Il haïssait ce moment de transition qu’il allait passer à étudier un métier qu’il rêvait d’exercer. L’autre imaginait facilement ces cathédrales.

— On n’écrase les foules que par la perspective.

— En attendant de savoir bien briser les atomes.

Ils étaient arrivés. Ils attachèrent la mule à un arbre sans la dételer. La maison s’éclairait. Le crépuscule était dantesque. Il n’avait pas lu la Comédie, l’ami avait lu L’Enfer, il ne savait presque rien de Béatrice. L’autre attendit d’être assis dans la salle à manger pour lui demander qui est Béatrice. L’ami ne répondit pas.

— Comment veux-tu que je le sache ?

Le mastroquet posa la cruche sur la table.

— On ne mangera pas, dit l’ami.

L’autre n’avait pas faim non plus mais il redoutait de boire sans manger, une fois il fut sur le point de perdre la tête sur le seuil d’un commissariat de police.

— Raconte.

Il raconta l’histoire. Le mastroquet, assis à une autre table, écoutait d’une oreille, l’autre était dans la main sur laquelle il appuyait nonchalamment la tête.

— Vous ne buvez pas, disait-il de temps en temps, et les deux convives levaient leurs verres en même temps.

C’était la première histoire. Il aurait voulu qu’elle fût amusante, mais elle ne l’était pas, les policiers l’avaient dépouillé et jeté sur l’autre trottoir où il fut réveillé par le jet d’eau d’un cantonnier.

— Je n’avais pas mangé, dit-il en conclusion.

— Vous mangerez ? fit le mastroquet.

L’ami ne disait pas non. La femme du mastroquet, une rougeaude aux grands pieds chaussés de sandales, apporta du pain et une terrine.

— Qu’est-ce que vous fêtez, sans indiscrétion ? demanda le mastroquet.

— Il va étudier l’architecture à Paris, dit l’autre.

Le mastroquet hocha une tête d’admirateur. Il connaissait Paris et la rue Jacob.

— On a tous eu une jeunesse, dit-il en jetant un œil vers la matrone qui coupait en tranches un saucisson au poivre. Et vous ?

— Oh ! Moi… il ne savait pas encore. Il avait pensé à devenir mécanicien. C’est un nouveau métier qui promet.

Un oncle à lui était visiteur. Il connaissait un mécano qui avait appris sur le tas.

— Le tas d’ferraille !

— Et qu’est-ce qui vous en empêche ?

Il se renfrogna. Il n’aimait pas qu’on cherchât à en savoir plus que ce qu’il voulait bien révéler de sa personne.

— J’sais pas.

Il réfléchit.

— Comme si le passé me parlait à l’oreille…

— Il te dit quoi le passé ?

Il se concentrait maintenant. Le vin était enrichi. Il en demanda un autre verre.

— Je ne te comprends pas, dit l’ami.

Le mastroquet ne comprenait pas non plus et il le harcelait.

— Cet acier ! finit-il par dire.

Il le cria plutôt. Le mastroquet recula.

— J’suis assez d’cet avis, dit-il.

— Fini l’âge de pierre, dit le futur architecte, et vive l’âge de l’acier, autre âge d’or, la littérature en témoignera.

L’autre regrettait de ne pouvoir exprimer ce qu’il avait sur le cœur. Il avait échoué et cela le rendait malheureux. Il comprenait la mécanique. L’ingénieur l’avait même félicité. Mais il le trouvait triste.

— Qu’est-ce qui te rend triste (et suspect) ?

Il décida de ne pas répondre à cette question indiscrète et on le renvoya chez lui avec une gravure encadrée et un fascicule qui vantait, après une description pointilleuse, les mérites d’une locomotive qui avait d’ailleurs fait ses preuves chez les Anglais et promettait de changer notre vision des Colonies. Il accrocha la gravure au-dessus de son lit à la place de la croix et la croix à la place d’un géranium botulinum qui n’expliquait rien, lequel il transporta dans le couloir où il trouva un clou pour l’accrocher. Une minute après, sa mère remontait avec le portrait de profil de feu son père qui avait été marin au long cours et n’en était pas revenu. Elle hésita quelques secondes devant le géranium botulinum puis, presque furieuse, s’engouffra dans la chambre de son fils, vit la locomotive à la place de la croix, la croix à la place du géranium botulinum et son fils en pleurs dans le lit où il s’était recroquevillé comme un hérisson. Elle le toucha et il se détendit. Il vit le profil sur fond de mer agitée de vents et de lumières.

— Tu lui ressembles tellement !

Il cessa de pleurer pour se mettre à gémir. Elle remit tranquillement la croix à la place qui était la sienne (en ouvrant les yeux il voyait la plante de ces pieds aux orteils si finement détaillés), décrocha le géranium botulinum pour le remplacer par la locomotive et proposa de mettre le géranium botulinum au grenier où elle l’avait trouvé dix-huit ans auparavant, la veille de sa naissance. Il ignorait ce conte. Ils montèrent au grenier.

— Tu n’y viens jamais, lui reprocha-t-elle doucement. Les enfants adorent les greniers. Nous ne pensons pas à eux quand nous les remplissons. Nous avons du mal à jeter, un peu moins à donner aux pauvres, mais tout de même, quand il s’agit de belles choses…

Le géranium botulinum n’était pas une belle chose mais un pauvre n’en eût pas trouvé l’utilité. Elle ouvrit la malle aux gravures.

— Tu n’es pas curieux ?

— Oui, dit-il, et en même temps il se demandait ce qui pouvait bien, à l’heure qu’il était, le rendre curieux au point de mettre le nez dans cette poussière.

Elle l’encourageait en gloussant. Elle glissa le géranium botulinum dans un interstice. Il se laissa berner par la lumière des lucarnes. Il lui parla timidement de ses nausées, de la fièvre et des tremblements. Le grand-père était parti soigner ces mêmes maux dans des îles lointaines dont elle avait oublié le nom. Elle le retrouverait si elle le cherchait. Voulait-il qu’elle cherchât ? Il pouvait chercher avec elle tout en poursuivant sa confession. Ce n’était pas une confession. Il décrivait l’écroulement d’un rêve d’enfant. Voilà où il en était. Tandis que son ami commençait des études. Si son rêve devait aussi s’écrouler, au moins aurait-il la consolation de n’être plus un enfant sur le point de devenir un adulte. Triste adolescence des uns et bonheur des autres, oh ! la clarté, la transparence de ce bonheur dont je ne suis pas jaloux. Il se plaignait dans un carnet, secrètement, il eût fallu le torturer pour qu’il trahît ce secret de Polichinelle. Ils ne trouvèrent rien à cause de son impatience. Elle n’insista pas et ils descendirent du grenier. Il haïssait cette poussière. Au moins était-il débarrassé du géranium botulinum. Ils passèrent devant le profil du marin. Il s’inclina. Elle ne releva pas l’offense. Après tout son père était un matelot qui avait voulu devenir capitaine. Son frère était visiteur. On demandait des cantonniers. On lui expliqua cette tâche. Des kilomètres à parcourir à pied tous les jours.

— C’est un métier. Sans métier on n’est pas un homme. Les femmes n’épousent que les hommes.

— Cette lenteur ! s’écria-t-il.

On le regarda sans comprendre.

— Ces pieds ! expliqua-t-il.

Attendre le départ ou la mort d’un serre-frein n’était pas une idée raisonnable.

— Je ne veux pas te voir traîner ici ! avait déclaré sa mère.

Il y avait l’exemple du cousin Gustave qui lisait tous les jours la légende de la prairie (plus tard celle de l’Ouest). Il avait traîné jusqu’à l’âge de quarante ans et il était devenu alcoolique et syphilitique. Ou l’inverse, on ne savait plus. Il aimait bien Gustave. Oh ! il n’avait pas de métier, le Gustave, et ce qu’il savait des femmes était indicible. Certes. Il avait vécu avec la même femme pendant plus de dix ans. Il ne l’aimait pas. Il aimait bien qu’elle fût à ses côtés. Ils partageaient un appartement à peu près également, sauf qu’elle ne mettait jamais les pieds à la cuisine. En échange, il lui laissait la salle de bain où il n’avait rien à faire sinon perdre son temps. Il séjournait dans le salon avec sa pulp-fiction. Elle jouait du piano dans la salle à manger où il ne mangeait pas. Il la regardait à travers les rideaux de la porte vitrée. Elle connaissait la musique depuis l’enfance. Sans cette enfance, elle n’existait plus. Elle invitait des amis qui étaient harpistes ou violoncellistes. Un jour il demanda à une joueuse de hautbois comment il fallait l’appeler et elle lui confia son petit nom. Il n’avait pas aimé cette confidence et il s’était réfugié dans le salon. Elles papotaient autour d’une partition. Elles aimaient le thé et les petits gâteaux. Elles venaient le chercher pour qu’il leur servît le porto. La bouteille était sous clé. Il la débouchait et promettait de ne pas oublier, comme la dernière fois, d’en acheter une autre. Elle lui donnait de l’argent. Il n’en gagnait pas. Il jouait quelquefois. Il n’avait jamais gagné. Il avait même perdu l’oignon paternel. Sa mère ne cacha pas son désespoir. Un oignon qui venait de si loin ! Il ne put pas oublier l’oignon. Il continua de vivre avec et ne trouva jamais les moyens de s’en acheter un. Il rendait visite à sa mère tous les lundis qui étaient jours de marché. Il traversait la foule, s’identifiait au passage, reluquait les filles et se faisait offrir à boire. On ne l’aimait pas. Mais on ne l’esquivait pas. On le regardait dans les yeux et on évoquait des souvenirs. Il se souvenait en effet. Pas de tout, mais les détails revenaient avec toutes leurs couleurs. Il priait pour qu’on se tût, mais l’évocation atteignait maintenant des régions violemment éclairées par des évidences dont il déclarait être la première victime.

— Tu as encore perdu ton temps ce matin ! criait sa mère.

Elle était dans la cuisine, impotente et vivace. Elle avait fourré son nez dans sa bouche quand il était entré. Elle ne le giflait plus depuis qu’il l’avait giflée et aussitôt regretté son geste. Elle le recommandait encore aux artisans, aux commerçants, aux métayers qui par politesse acceptaient de le recevoir. Il se rendait rarement à ces convocations. Ou bien il y allait par curiosité, ou parce qu’il connaissait la fille, ou le vin.

— Dieu a inventé le travail, disait sa mère (et pensait sincèrement que c’était à cause de la femme qui d’ailleurs n’était pas faite pour le travail), ce n’est pas ma faute si les hommes en ont fait quelque chose qui ne te convient pas.

Il ne discutait pas. Elle lui donnait des nouvelles de la famille. Sa sœur pondait et son frère roulait. Ils étaient mal mariés. Et lui célibataire. Elle avait entendu parler de sa concubine.

— C’est une musicienne, dit-il.

Elle se contenta de lui demander ce qu’elle jouait comme musique. Il ne savait pas. Elle jouait du piano. Elle avait des amies musiciennes.

— Une fois elles ont amené une harpe dans l’appartement. Elle est restée plus d’un mois dans le salon.

Elle l’avait d’abord installée dans la salle à manger puisque le salon lui appartenait. Mais on ne pouvait plus s’asseoir. Ce sera pour quelques jours, lui assura-t-on. Cela dura un mois. Pendant un mois, il lut des livres dans le salon en compagnie d’une harpe, presque debout. S’il ouvrait la fenêtre, le vent jouait dans les cordes. S’il la fermait, il crevait de chaud et devait s’interdire de fumer. Il étudia longuement les dimensions et l’agencement de la salle à manger mais il ne put leur donner tort au sujet des chaises. Il abandonna l’espoir de trouver une place pour la harpe dans la salle à manger. Au fond, il aimait perdre son temps de cette manière. Il était sur le point de s’habituer à la présence de la harpe quand on la lui enleva. On la remplaça par un divan où couchait une amie de passage qui revenait de loin. Il ne demanda jamais qu’on éclairât un peu cet horizon. Il ne mettait plus les pieds dans le salon et passait par la salle à manger pour se rendre de sa chambre à la cuisine. L’amie pratiquait la gymnastique. On installa un rideau parfaitement opaque. Du moins le vendeur avait-il garanti cette opacité. Mais dans certaines conditions, le corps en mouvement apparaissait en ombre chinoise et il se délectait, le menton appuyé sur le guichet de la cuisine. L’amie fut moins malheureuse au bout d’une semaine. Elle savait pour la harpe. Elle regrettait.

— C’est un bel instrument, dit-elle.

Elle avait étudié les mœurs africaines.

— Pas d’Afrique sans musique.

Il comprenait. Il lui demanda régulièrement des nouvelles de la harpe qui était en transit chez une amie violoncelliste qui avait de la place et du temps à perdre. Elle avait emporté le plumeau et l’encaustique. L’amie n’avait jamais vu de harpe. Il lui promit de lui en monter une. Il la plaisantait en lui faisant croire qu’il l’emmenait aux Objets trouvés. Elle y crut jusqu’à ce qu’il ouvrît la petite porte du Conservatoire où sa compagne donnait des cours de solfège. La harpe avait disparu. Il demanda au concierge. Le concierge demanda au secrétaire. On fit venir le régisseur.

— Quelle harpe ? dit celui-ci.

Et la recherche fut terminée. Ils rentrèrent. Il la suivait. Il regrettait pour la harpe. Il y avait bien celle avec laquelle il avait vécu mais la violoncelliste en question ne recevait pas. D’ailleurs, si on voulait récupérer la harpe, il faudrait la prévenir au moins une semaine à l’avance à cause de ses voyages.

— Elle voyage beaucoup, dit-il à l’amie qui s’était arrêtée devant une vitrine.

— Vous m’en achetez un ? demanda-t-elle.

Il fut obligé de lui confier qu’il était désargenté. Ils reprirent leur chemin. Il était désappointé maintenant. Il n’avait même pas pris le temps de regarder ce qu’elle désirait à ce point qu’elle s’était adressée à lui pour l’obtenir. Cette négligence le condamnait au silence. Ils passèrent sous des arbres noirs. Heureusement, elle exprima un autre désir en arrivant sur la place. Elle s’approcha du kiosque.

— C’est là qu’elle joue ? demanda-t-elle.

Elle brisait le silence mais ne lui rendait pas la voix. Elle monta rapidement l’escalier. Sa main avait parcouru toute la longueur de la rampe. Il appréciait cette légèreté. Elle lui demanda qu’elle était sa place exacte. Il la désigna. On installait le piano contre la balustrade. Les enfants y écrivaient des insanités qui la rendaient folle de rage. Mais elle jouait divinement. Ses amies le reconnaissaient. Mais la harpiste ne reviendrait pas. Elle avait été enlevée. Puis assassinée. L’amie gymnaste eut un haut-le-cœur.

— Assassinée ? dit-elle en grimaçant.

Il raconta l’histoire. Elle était assise sur la première marche et lui s’agitait sur le seuil du kiosque, ne voyant que son dos et ses cheveux coiffés sur l’épaule. Elle se retourna quand il eut fini. Ce visage le subjugua (note de Pierre : je préfère fasciner). Il n’eut pas le temps de voir le regard, elle se leva et se mit à marcher en direction de l’appartement. Il la suivit encore. Et il se taisait. Devant la porte de l’immeuble, elle dit sans le regarder : qu’est-ce qu’elle va penser ? Il grinça. Son automate prenait le dessus.

— Je ne sais pas, bafouilla-t-il, pourquoi penser ?

Elle monta l’escalier devant lui. Elle était puissante et légère.

— Il nous faut une explication, chuchota-t-elle.

Il réfléchit. La harpe. Le kiosque. La harpiste. Il ne s’était rien passé. Avait-elle désiré autre chose ? En Afrique, elle avait connu le bonheur. Un éléphant avait écrasé ce bonheur.

— De quoi parlez-vous ? dit sa compagne qui le rejoignit dans la salle à manger.

— Je ne veux plus parler, dit-il.

Il avait réellement l’air épuisé.

— Nous sommes allés au Conservatoire, commença-t-il à expliquer.

— La harpe ? dit sa compagne, mais tu sais bien qu’elle est chez [elle cita le nom de la violoncelliste].

Il répéta le nom de la violoncelliste un peu comme s’il l’avait oublié et que, malgré d’évidentes réminiscences, il n’arrivait pas à l’associer à la violoncelliste qui, se rappelait-il, ne recevait pas à cause de ses voyages. C’était donc la même harpe ? Il regarda l’amie pour partager avec elle une seconde de bonheur, mais elle était en train de changer le sujet de conversation.

— Le kiosque ? dit sa compagne. Nous n’y jouons plus depuis longtemps. À cause des enfants.

Elle se souvenait particulièrement de l’un d’eux. Elle avait une fois abandonné le piano pour le poursuivre. Tout le monde avait ri. Elle avait enjambé la balustrade et sauté à pied joints sur le pavé de la place. Le gosse était déjà loin. Il entrait dans une rue quand elle trouva la force de démarrer. La chute lui avait coupé les jambes. Elle cahota jusqu’au bord du trottoir. L’enfant filait comme un oiseau, il semblait savoir où il allait. Elle était blanche et échevelée quand elle entra dans la rue. C’était une impasse avec un escalier au bout et une fontaine où l’enfant buvait en l’épiant.

— Vous savez qui c’est ? demanda-t-elle à un épicier qui sautillait sur le seuil de sa boutique.

Il lui dit le nom de l’enfant.

— C’est le nom de sa mère, ajouta-t-il en tirant sur sa moustache.

Elle reprenait son souffle.

— Il paiera pour les autres, dit-elle.

Les cageots craquaient sous la pression de son corps.

— Moi, j’ai l’œil, dit l’épicier.

On pouvait lui faire confiance.

— Il me nargue, dit-elle.

Elle était enragée. L’épicier lui tendit une pomme qu’il venait de frotter dans son tablier.

— Il n’y a rien à faire, dit-il, sinon les tenir à l’œil.

L’enfant était assis sur la murette au-dessus de la fontaine, sur fond de palais de justice. Il mangeait une pomme lui aussi. L’épicier se mordit les lèvres. On a beau avoir l’œil… Il était désolé pour le piano.

— Vous devriez retourner jouer avec vos amies, dit-il.

Il aimait la musique. C’était un enchantement. Il voyait le kiosque au bout de la rue. Et vos chapeaux. Vos chemisiers. La musique le transportait. Il aurait été incapable de décrire ces lieux. Il souhaitait seulement qu’on le comprît. Elle lui rendit le trognon saisi par la queue.

— Nous ne jetons plus ces choses dans la rigole, dit-il.

La rue était propre et bien éclairée, les façades blanches aux volets laqués de vert, les reflets des vitrines, la géométrie tranquille de la fontaine. On voyait un morceau de la façade du palais de justice et sa toiture de morne ardoise, meneaux blancs des fenêtres aux rideaux rouges. Des profils circulaient derrière l’enfant. L’épicier lui parla de l’autre façade du palais, sa sévérité, ses grilles. Elle plombait sur un jardin en pente qui descendait jusqu’à la rivière. Les prévenus s’y promenaient quelquefois. Il n’allait jamais du côté du palais par peur des mauvaises rencontres. Les bas-quartiers commençaient sur l’autre berge. L’enfant traversait la rivière à gué. On avait maintes fois détruit ce gué mais ils le reconstruisaient toujours avec les mêmes pierres qu’on avait seulement éparpillées. On avait donc renoncé à se débarrasser d’eux de cette manière. Les haïr n’était pas difficile. L’enfant savait tout de cette haine, il en connaissait le risque, mais il s’aventurait, et de la fontaine où il était assis, il appréciait la perspective d’une rue où il avait aimé vivre. Non pas avec les siens, qu’il méprisait, sauf la Nanette qui était une brave femme qui lui voulait du bien et qui le prouvait tous les jours en lui fournissant l’essentiel de sa nourriture. Il eût aimé être boutiquier. Il leur enviait leur tranquillité plus que leur aisance. La fontaine murmurait sous lui. Les gens semblaient emprunter l’escalier seulement pour lui reprocher d’exister sur leur trajet. L’escalier. L’enfant. Il pouvait voir le kiosque avec ses pots de géraniums accrochés à la balustrade. La pianiste portait le plus beau de ces chapeaux. Il avait vu ses peignes de près avant qu’elle le prît en grippe. Au début, elle le laissait approcher parce qu’il s’était vanté de connaître la musique. Il avait touché le papier mou de la partition et l’avait un peu taché de saindoux. La pianiste avait failli le battre. Cette tache l’exaspérait depuis. Elle ne pouvait s’empêcher de penser à l’enfant en la voyant sur la première page de cette valse qui était un morceau de bravoure. Nanette avait trouvé le saindoux et lui avait trouvé le quignon. Il avait bu aussi un fond de thé. Nanette l’avait réchauffé sur la flamme d’une chandelle. Le verre lui brûlait les doigts. Elle avait résisté jusqu’au premier frémissement. Puis elle avait poussé un cri et elle avait précipitamment posé le verre sur la table.

— Nous avons une table et nous jouons aux cartes, confia-t-il à la pianiste.

Elle dit que c’était merveilleux. Ça ne l’était certainement pas. Nanette passait son temps à dénoncer les tricheurs et les tricheurs finissaient par se chamailler. Il retrouvait toujours toutes les cartes. Connaissait-elle ce graphisme étrange ? Elle ne jouait pas, elle ne savait pas pourquoi, peut-être à cause de cette tension exigée par le jeu, mais elle arbitrait avec élégance. On lui reprochait d’en profiter pour descendre le porto. Ces griseries la rendaient mélancolique. Elle se couchait avec le cafard et ne s’endormait qu’à l’aurore. Il n’avait jamais vu le soleil se lever. Il se promettait tous les jours de se réveiller à temps mais nous ne possédons pas de réveille-matin, dit-il. Il y avait un horloger dans la rue, juste au pied de la fontaine. Les avocats sortaient de la boutique avec leur oignon contre l’oreille et ils descendaient la rue en titubant, la tête penchée, l’autre main étreignait une serviette de cuir.

— Tu exagères, dit-elle un peu avant d’être dégoûtée par le quignon enduit de graisse.

La librairie le fascinait. Il y avait un énorme manuscrit au milieu de la vitrine. Il était ouvert à une page cruciale. Que voulait-il dire ?

— Il faut apprendre un métier et convaincre les autres de vous laisser le temps de l’exercer, ce temps est payé et les autres sont vos amis. L’idéal.

Elle jouait du piano le dimanche et enseignait la musique pendant toute la semaine. Elle allait en vacances à la montagne une fois par an au moment des premières neiges et elle revenait enchantée. Il avait vu la mer quand il travaillait dans un cirque. Il soignait les chevaux mais il s’endormait toujours avant le crépuscule. Ensuite il était réveillé par les coups de pied du paillasse et il allait donner un coup de main aux artistes. Des pieds et des mains, plaisanta-t-il. La galéjade n’était pas de lui. Il se fichait de l’emprunter pour la faire rire et il l’avouait sans honte. Elle aimait cette sincérité. Elle lui donna un calisson extrait de son sac à main et lui en promit un autre s’il réussissait à raisonner ses compagnons.

— Je ne les connais pas, dit-il.

Ils se tenaient pourtant tranquilles depuis qu’il était arrivé avec son quignon entre les dents. Ils semblaient attendre quelque chose de lui. Il les méprisait. Il exprimait ce mépris pour tenter de les anéantir.

 

Minuit vingt-quatre

Mon cerveau sait des choses que moi je les sais pas. Et je pense même qu’en me lisant vous savez des choses que si je les savais je les écrirais pas.

 

Et juste au moment où je referme le carnet où je viens d’écrire cette pensée du matin (je vous fais grâce du dessin que ma plume a gratté dessous) on frappe à la porte. Comme j’ai laissé la fenêtre ouverte hier au soir, ça pue. Je secoue l’épaule qui respire sous le drap, que vous savez que c’est pas celle de Myriam que je sais trop bien où qu’elle a passé la nuit. Mandale émet un grognement et son bras décrit un arc de cercle dont la main s’abat sur mon bide sur quoi repose le carnet que je viens de compléter comme à peu près chaque matin, usage hérité de qui vous savez que si j’avais su je serais devenu poète au lieu de me croire hagiographe de mon arrière-grand-père que d’ailleurs j’ai pas commencé à en idéaliser la trajectoire existentielle. Des coups frappés à une porte à six heures du matin, ça peut pas être bon signe et après avoir rejeté la paluche de Mandale d’où qu’elle venait, je saute du lit à pieds joints dans mes babouches. On parle derrière la porte. C’est pas la voix de Myriam. Mais c’est une voix féminine. Nergüi ! J’ouvre.

— Nergüi !

C’est Nergüi, mais l’autre, moustachu et racé comme un bouc, le regard de chaque côté du nez, et sa bouche est celle d’une femme que j’ai cru que c’était elle sinon j’aurais pas ouvert à ce sinistre larbin de l’autorité mongole en cours de démocratisation locale, ham on rye territorial que ça n’a plus aucune chance de redevenir un empire. Sa voix de gonzesse a d’ailleurs besoin d’être traduite si ce qu’il veut c’est que je comprenne pourquoi il vient m’emmerder à une heure pareille que c’est encore la nuit et que j’ai d’autres pensées à fixer sur mes premières pages. L’ambassadeur est là. Et c’est lui qui traduit :

— Il est sans doute un peu tôt pour revoir les termes du contrat, mais l’heure est venue, sir ! Si vous voulez bien enfiler un slip et vous chausser chaudement, on prendra le temps d’un café et d’une tartine beurrée au mouton avant de nous mettre en chemin…

— En chemin que c’est où ! m’écriai-je, affolé par une idée que je savais pas ce qu’elle était.

— Mais voyons, sir ! continue le Mongol, la Time Machine n’attend que vous pour…

— Vous êtes soulagé, n’est-ce pas ? interrompt l’ambassadeur. Vous avez cru à une intrusion judiciaire…

Ça le fait marrer que j’arrive pas à retrouver ce que j’ai perdu. Et pour que l’émotion soit complètement assumée, qu’est-ce que je vois en regardant dans l’ombre si c’est pas les deux roussins parisiens, Dédé le gros et Dodo le laid qui, les mains dans les poches, se balancent sur leurs pieds de droite à gauche comme s’ils s’apprêtaient à piquer un sprint après moi. Mais l’ambassadeur me rassure :

— On n’est pas là pour ce que vous savez, sir Ben.

— Ben justement j’en sais rien…

— Vous voulez le voir votre arrière-grand-père oui ou non ?

C’est la voix de gonzesse de Nergüi qui s’impatiente et comme il a pas les mains dans les poches, je les surveille. Mandale apparaît :

— Qu’est-ce que c’est que ce cinéma… ?

Il s’est habillé avec le drap et s’est contenté de lisser son abondante chevelure que de près on voit bien qu’il la néglige. L’ambassadeur traduit :

— Je vous rappelle, monsieur Mandale, qu’aux termes du contrat vous êtes censé filmer l’évènement d’un bout à l’autre. Nous nous chargeons du montage.

— Ma Bolex a petit problème de ressort que je sais pas si vous en avez en stock…

— Nous avons une Krasnogorsk… 25 secondes au remontage du ressort qualité soviétique garantie, traduit l’ambassadeur qui bute sur la technique et ne traduit pas ses considérations pourtant indispensables quand on a une conscience professionnelle aussi parano que celle qui commande aux neurones mandaliens.

Heureusement, Nergüi a pensé au mode d’emploi multilingue avec schéma et tableaux. Mandale y jette un œil plein d’amertume.

— Et la pile ? dit-il en montrant quelque chose dans le mode d’emploi.

— Pas de pile, bégaie l’ambassadeur qui ajoute : vous savez, moi, je traduis…

Je vais être filmé. Par mon meilleur ami. Tant pis pour la technologie helvétique. Mais cette histoire de pile, ça lui plaît pas à Mandale. Il a jamais filmé sans cellule. Nergüi sautille en attendant. Dans l’ombre, les deux flics ricanent comme s’ils avaient compris.

— Faudra faire sans, continue l’ambassadeur qui insiste : je traduis.

— Quel temps il fait ? demande Mandale qui a l’air d’un sénateur.

— On y voit, fait Dodo dans l’ombre.

— Comme dans le c… commence Dédé mais ça le fait tellement rigoler que la suite se perd dans la même ombre.

— Quels cons ces deux-là ! murmure l’ambassadeur qui traduit pas.

— Pour la vodka… la consigne… proposai-je sans y croire plus que ça.

Nergüi pousse un petit cri et pivote sur ses talons qu’il a hauts.

— Vous vous habillerez en chemin, dit l’ambassadeur (traduction approximative, avoue-t-il).

Il secoue la combinaison qui se dépoussière sous la lampe. Les deux flics se marrent. Mandale ferme la porte et empoche la clé. On descend. Dans le hall, des petits chasseurs nus se déplacent en baillant, la bite raide et l’œil triste. Nergüi marche devant, secouant des fesses que je dirais pas qu’elles sont féminines mais j’ai vu pire. L’ambassadeur me tient le coude comme s’il me conduisait à l’autel. Mandale est plongé dans le mode d’emploi de la Krasnogorsk. Le mot pile apparaît plusieurs fois dans ses phylactères, mais pas la solution à la question de l’indice de luminosité que je sais pas ce que ça fait quand on s’en sert dans un roman. Les deux conards de flics (pléonasme) ferment la marche. Sur le seuil, flanqué de petites nudités que les unes dressent leurs petites queues et que les autres pointent de petits seins qu’on en mangerait, Pedro Phile brandit la note que l’ambassadeur lui arrache au passage sans échange de paroles que j’aurais bien aimé savoir de quoi il s’agissait. Mon cerveau le savait, mais pas moi. Une voiture nous attendait, avec Myriam dedans.

— Je veux pas rater ça, me dit-elle en se poussant pour que j’enfile ma combinaison Tesla.

Mandale monte devant. L’ambassadeur et Nergüi se serrent la pince et se séparent sur le trottoir en grève à cette heure matinale, trop matinale.

— Sans pile… commence Mandale.

— Le grand jour ! s’exclame Myriam qui a visiblement passé une bonne nuit.

La voiture traverse la banlieue, ses yourtes et même pire, l’horizon s’éclaire, les montagnes s’imposent. J’ai oublié mon carnet dans le drap. Mandale, qui en est couvert, se souvient de l’avoir entendu chuter sur le tapis crasseux où j’ai posé mes pieds parce que je pouvais pas faire autrement.

— Sans pile et sans carnet, susurre Myriam, ça va être coton !

— Comment qu’on fait sans pile ?

— Qu’est-ce qu’il va penser de moi, mon arrière-grand-père, si j’arrive chez lui sans rien pour écrire dessus… ?

 

C’est Frank Gehry qui a construit Mongovers. Si des fois que vous êtes routard, je vous dis que c’est à la sortie d’Oulan-Bator, direction Moscou via Pékin. De loin, ça ressemble à un tas d’ordures, mais de près on voit que c’est rien que des matériaux que si on se torchait avec on serait plus riche et moins con que Jeffrey Epstein. Notre bagnole, que c’était un prêt de l’ambassade, cahotait entre les yourtes que j’en avais jamais vu d’aussi déglinguées ni de près ni de loin. Mandale lisait et relisait le mode d’emploi de la Krasnogorsk que c’était le même que celui de la Poulemiot Kalashnikova Stankoviy que Bat Bat vissait sur sa moto chaque fois qu’il était en mission secrète. Comme Mandale y savait lire que le français et encore si c’était pas une traduction de Musil, il regardait les dessins finement imprimés avec des légendes que même les adeptes de Thulé y sauraient pas les déchiffrer. La pile l’obsédait. On s’était arrêté en ville, au milieu du charbon et des caisses de vodka, mais c’était un modèle soviétique et ça foutait en rogne les marchands tellement qu’il a bien fallu renoncer.

— Tant pis, finit par accepter Mandale, je me passerai de cellule, je f’rai ça à l’œil, c’qui tombe bien car j’ai déjà été payé !

Et de rire. Il avait pas l’angoisse. Il avait qu’à remonter le ressort de la Krasnogorsk toutes les 25 secondes plus une marge mettons de 10 secondes pour le remontage et 5 de plus si jamais il se mélangeait les pédales, ce qui égalait les 40 secondes que j’avais établies en trottinette à trois roues avant de me prendre la tête avec les deux roues de celle que si je l’avais réussie je serais pas dans cette bagnole qui sentait le bouc à cause du chauffeur qui en mangeait à tous les repas et vu son IMC on se doutait qu’il les multipliait même la nuit quand le Monde, y compris Mongovers, dormait ou luttait pour pas en finir définitivement dans la surdose de barbituriques.

— On a même pas le prospectus de Mongovers, se plaignait Myriam qui respirait de temps en temps dans un GP-5 de fabrication péruvienne.

— Ils en ont pas, dis-je rien que pour le répéter. Ils en auraient eu que j’en aurais et que je te l’aurais photocopié.

— Je sais que tu m’aimes, Juju.

J’en aurais pleuré, de l’aimer, à la Myriam, mais j’avais rendez-vous avec mon arrière-grand-père à Mongovers, en 14-18. Mandale reniflait les bobines d’un air dubitatif.

— Ça sent le bouc, dit Myriam qui sentait le charbon de la piaule où elle avait passé la nuit, que c’était le même que celui qui m’empoisonnait alors que le ciel était d’un bleu azuréen.

— C’est pas moi, dit Mandale en chiffonnant le Pentax.

— Personne t’a accusé, dit Myriam en constatant qu’yavait pas la cartouche à son masque.

— Paraît qu’ils vont me doucher genre Andromeda de Wise.

— Ça va piquer ! rigole Mandale.

Et comme ça pendant les quelques interminables kilomètres qui nous séparaient de Mongovers. Mandale avait ficelé la trottinette d’Altantsetseg sur le toit de la bagnole. Il était prévu qu’à l’approche de Mongovers il filerait dessus pour se poster à l’entrée et ainsi filmer mon arrivée que je devais avoir la gueule à la fenêtre sans renifler à cause des particules, ce qui me chagrinait, parce que j’aime pas qu’on m’oblige si j’ai rien à faire.

— Les particules, m’expliqua Mandale, ça se voit pas. Et si tu te mets à renifler dans mon film, on va se demander si toutes ces histoires à propos de l’odeur des habitants de ce pays elles ont pas quelque chose qui serait vrai et que ça excuserait un chouya notre racisme patriotique.

— Tu piges ? fait Myriam qui en a marre que je comprenne que ce qu’elle ne comprend pas.

C’est pour ça qu’on s’est arrêté sur le bord de la route, pas pour pisser ni pour se dégourdir les jambes, ni respirer l’air pur qu’yen avait pas mieux dedans la bagnole que le chauffeur il est resté assis comme s’il craignait qu’un autre Mongol lui pique son volant qu’il en avait la responsabilité et pas la propriété. Mandale a déficelé la trottinette à grand renfort de jurons typiquement nationaux mais d’au-dessus de la Loire et il a sauté dessus comme j’en avais rêvé avant qu’on se foute de ma gueule et que je sois mort de honte et ressuscité. Il lui a pas fallu longtemps pour atteindre le parvis de cette espèce de cathédrale qu’on se demande comment elle tient debout et pourquoi qu’on a pas peur d’y entrer. On a attendu sagement qu’il fixe la Krasnogorsk sur un trépied que c’était l’ambassade qui le fournissait avec la péloche et la promotion auprès des sièges de l’Alliance française où qu’il fait bon s’asseoir si c’est pour l’avancement qu’on sacrifie l’honneur de ses fesses.

— Il en met un temps ! rouspéta Myriam.

Elle avait eu beau fermer toutes les vitres de la bagnole, alors qu’on était dehors parmi les buissons compissés, ça sentait le bouc, comme si ça venait de l’intérieur et qu’on arrivait pas à en sortir. Pendant ce temps, Mandale procédait au choix de l’objectif et du filtre, un filtre à particules parce qu’elles ont beau ne pas se laisser voir ça joue sur l’exposition ou l’ouverture mais je peux pas vous dire comment parce que j’ai oublié le cours que Mandale m’avait dispensé en m’enculant sans penser à mal.

— Je suppose qu’il met le temps qu’il faut, dit le chauffeur à travers la vitre.

— Tu comprends ce qu’il dit ? s’étonna Myriam.

— Ou alors je mets ce que je veux dans les phylactères…

— Tu fais ce que tu veux : c’est ton bouquin après tout.

— Et c’est MON arrière-grand-père.

J’y ai pas dit que Normandie me donnait des cours de mongol que même si j’en captais pas la moitié l’autre moitié me servait à imaginer la différence et que c’était comme ça que je comptais écrire sur mon arrière-grand-père et même dessous s’il lévitait comme on le prétendait encore dans la famille. De loin, Mandale fit signe qu’il était prêt.

— C’est pas trop tôt ! éructa Myriam que j’ai connu plus raffinée, mais c’était avant que je lui dise tout parce que j’avais rien à cacher.

On est remonté dans la bagnole alors qu’yavait qu’un masque et que Myriam l’avait revu avant moi. Le chauffeur se marrait dans le rétroviseur.

— En quoi que tu lui parles ? me demande Myriam.

J’en savais rien. Je lui parlais et il me répondait. Et pendant ce temps on avançait et Mandale filmait, comptant sur ses doigts les secondes imposées par le ressort qui donnait des signes de fatigue tant et si bien que les 25 secondes ne valaient plus que 20 et encore sans penser au goulag. Mais le chauffeur avait l’habitude de servir dans le cinéma. Il devait même s’y connaître mieux que Mandale, cela dit sans vouloir fâcher mon ami de toujours que des fois je me demande s’il comprend tout ce qu’on lui dit quand on échange nos impressions à propos de ses rushes. Mais je l’ai jamais vu se foutre en rogne. Il devait attendre d’être seul pour péter quelque chose que ça fait du bien quand on a rien d’autre sous la main. Pourquoi que je me souciais de technique, j’en savais rien, mais ça me turlupinait ces histoires de séquence que ça peut pas durer plus que ce que le ressort est capable de donner quand il est bandé à fond. Myriam avait oublié sa flasque. La bagnole avançait au pas. D’ailleurs l’ambassadeur, qui nous avait rattrapé je sais pas comment, marchait contre l’aile sur quoi il appuyait sa main gantée de blanc. On aurait dit Claudel sans son casque. Manquait plus que remplacer la statuette Rolls Royce par un Christ en croix.

— Qu’est-ce que ça pue ! insistait Myriam dans le masque qu’on l’entendait très bien vu qu’il manquait la cartouche que je sais pas ce qu’ils mettent dedans mais une fois que ça y est on peut respirer et même expirer.

L’ambassadeur se propulsa soudain pour occuper le champ. Mandale conduisait la manœuvre avec une précision que je lui connaissais pas. Il enculait pas aussi bien. Puis l’ambassadeur s’est mis à discourir sur je sais pas quoi, gesticulant comme si c’était un film muet et qu’il comptait sur la post-production pour corriger ses cabotinages diplomatiques. Personne ne me signifiait de sortir de la bagnole et d’ailleurs je savais pas ce qu’on attendait de moi une fois que je serais sorti et que l’ambassadeur m’aurait montré la croix en scotch fluo fixée sur l’asphalte du parvis où circulait une foule éparse et asthmatique. Myriam me tenait par le manche comme si elle allait se servir de moi, c’qui m’a mis la puce à l’oreille que c’était moi la vedette. Le chauffeur, imperturbable, avait coupé le moteur. On étouffait là-dedans, malgré la mollesse des coussins et la finesse du cristal où rutilait la vodka qu’heureusement ils y avaient pensé vu que Myriam savait pas où elle avait fourré sa flasque sinon elle en aurait profité pour la remplir. En attendant, elle faisait comme si elle en avait pas besoin et ses joues se coloraient au fur et à mesure.

— Ça va bientôt être votre tour, sir, dit le chauffeur qui était peut-être aussi le scénariste ou seulement la script-girl.

— Qu’est-ce qu’on attend ? dit Myriam qui regardait pas du bon côté.

— On attend A et B, lady.

Manquait plus que Paul Auster pour nous mélanger un peu plus les pinceaux qu’on savait plus s’il fallait les tremper et dans quoi. L’ambassadeur avait fini de se distinguer et Mandale remontait plus le ressort. Les gens passaient sans se retourner. Ils en avaient vu d’autres dans leur Occident pas facile à vivre quand on veut pas y mourir.

— C’est lesquels A et B ? demandai-je au chauffeur des fois qu’il en sache plus que moi.

— C’est une complication narrative, dit-il en s’essuyant le front qu’il avait populaire et gras. Comme Nergüi qui est homme et femme à la fois et même des fois qu’on les voit séparément comme si c’était possible. Mais vous savez, sir, depuis Méliès…

Bon, il en savait plus que moi, que c’était pas bien difficile vu que je savais pas grand-chose et que j’avais plus de place pour en savoir davantage. De toute façon, me disais-je, c’est après que je joue plus et que j’entre dans l’oubli. À moins que mon arrière-grand-père me confie un secret qui n’appartient qu’à ce début du XXe siècle qu’on sait peut-être pas tout maintenant que le XXIe siècle semble joué au moins jusqu’au prochain.

— À quoi tu penses ?

— À rin !

J’ai fini par ouvrir la vitre, constatant au passage qu’on respirait mieux dedans que dehors, comme c’est encore l’usage paraît-il dans la Mongolie contemporaine. Mandale abandonna son trépied pour se rapprocher de mes lèvres, parce que je chuchotais, des fois que je me trompe et qu’on m’en veuille. Il se pencha, cérémonieux :

— Ça va être ton tour, dit-il d’une voix si basse que j’ai eu besoin de Myriam pour l’entendre.

— On attend A et B, pas vrai… ?

— Comment que tu le sais ? (dit Myriam)

— C’est le chauffeur qui… Combien de temps, Mandy… ?

— Ça dépend de ce conard d’Auster qui en profite pour visiter, comme s’il en savait pas assez sur le monde et son humanité ! C’est des mecs que plus tu leur donnes et plus ils en veulent.

— Il finira bien par mourir…

— Il veut pas mourir en Mongolie.

— Comment que tu sais ça, mec ?

— Personne veut mourir ici. Tu sais ce qu’ils en font des morts, les Mongols… ?

— T’as pas dû lire le bon bouquin, mec…

— Les voilà !

(fin de la conversation que si on avait eu le temps on aurait éclairci ses côtés obscurs ou trop évasifs)

A et B arrivaient à pied. J’les avais jamais vus de visu mais ils me disaient quelque chose que j’ai peut-être déjà dit mais je me souviens pas, faut m’excuser, ces gardes à vue ça me fatiguent les méninges et vous savez ce que c’est, vous qui écrivez des romans sans vous laisser enquiquiner par votre cerveau, comment qu’on sait plus ni qui est qui ni pourquoi on est déjà venu. Mandale me regardait comme si j’avais chopé une maladie mais qu’il était vacciné. A et B avaient manqué Auster à l’aéroport et ils avaient pas pu le remplacer parce qu’ils manquaient de culture. L’ambassadeur leur dit de pas s’inquiéter, c’était la République qui payait, que même s’ils avaient des désirs ça pouvait s’arranger. Ils parurent satisfaits de cette réponse à leur inquiétude que Shanti Andia leur avait pas communiqué, selon ce qu’ils en savaient. L’ambassadeur leur offrit deux sièges. Les gens passaient, indifférents.

— Je pense qu’on va pouvoir continuer, dit l’ambassadeur en poussant Mandale vers le trépied qui n’intéressait personne pas même les gosses qui larmoyaient mais ni de joie ni de tristesse.

— Mon Juju est prêt ! lança Myriam. C’est quand vous voulez !

Justement, je voulais plus tellement. J’en dis rien, je me bouchais les trous pour que ça sorte pas sous une forme ou sous une autre, comme ça arrive quand tout peut arriver. Mais j’étais près du but : mon arrière-grand-père m’attendait quelque part dans cette architecture qui tient à la fois du bancal et de l’inutile et que le ministère de la culture mongole a intitulée : Mongovers.

 

On a pas fait la queue. Ça réjouissait Mandale qu’on attise la jalousie. Rien que des touristes, pas un Mongol, comme si cette structure pharamineuse ne présentait aucun intérêt du point de vue impérial qu’on peut confondre ici avec une perception raciale du rôle à jouer dans l’humanisme le mieux partagé que c’est pas les Amerloques qui ont le monopole. Le chauffeur nous suivait, signe qu’il avait quelque chose à voir avec ce qui était prévu me concernant. L’ambassadeur n’était là que pour Myriam et ça le gênait pas que ça se voie comme si le nez qu’il avait au milieu de la figure il l’avait pas autre part que c’est pas sa figure. Sinon A et B se montraient dociles. Je m’étais tellement trompé à leur sujet ! Dédé le gros et Dodo le laid. Qu’est-ce que j’avais pas inventé pour brouiller les pistes ? Les deux Mongols que j’ai jamais eu de voisins ni de cadavre à part celui d’une étudiante que j’avais pas bouffée mais qui avait disparu. A et B étaient deux types tout ce qu’il y avait d’ordinaire, ni ressemblants ni assez différents pour être distingués. Mandale remontait son ressort toutes les 40 secondes, ayant scotché la Krasnogorsk à une Steadicam que Scorcèse avait oubliée dans le désert marocain. Il avait pas trop l’habitude d’opérer avec cet engin, mais il se débrouillait mieux que moi avec la trottinette à deux roues dont une motrice et l’autre que je sais pas à quoi elle sert. On a ainsi cultivé la jalousie des touristes qui rouspétaient parce qu’on était devant alors qu’on aurait dû être derrière vu qu’on était arrivé les derniers. L’ambassadeur, usant de ses dons, s’était excusé dans toutes les langues, mais ça les impressionnait pas et ils tiraient des tronches que si j’en avais eu une comme ça j’aurais eu peur de mon miroir. Qui n’en possède pas un, de miroir, philosophai-je en avançant le long de la queue interminable qui trépignait d’impatience en attendant que les portes de Mongovers s’ouvrent sur le Monde qui était décrit en termes vagues mais explicites dans le prospectus que Myriam me reprochait de pas lui avoir montré comme j’aurais dû si j’avais été un bon époux. Mais maintenant elle s’en foutait. Un, elle était assez bourrée pour voir les choses comme elles sont pas. Deux, elle avait son idée sur ce qu’elle allait faire de moi une fois que les vacances seraient terminées et enterrées. On avait eu une discussion animée à ce sujet et ça avait mis tout l’hôtel au courant de ce qu’on était devenu à force de rien faire pour rester soi-même. J’en avais presque honte. J’en rougissais encore rien que d’y penser. Quel ratage ! Et des années passées à rater. Voilà les pensées qui me harcelaient tandis qu’on se dirigeait vers la porte réservée au personnel de l’institution mongoverselle.

— Dis donc, Juju, tu pourrais sourire au moins un peu, non ?

— Il est impressionné, dit l’ambassadeur. Il le sera encore plus une fois dedans.

Dedans quoi ? Il avait été question que j’y aille à pied, en 14-18. Personne m’avait dit que je devais entrer dedans. Ni trottinette casse-gueule ni autre chose de plus dangereux encore. Ça m’a donné des gouttes que je savais pas quoi en faire. Myriam sortit un mouchoir. Elle en fit une boule que j’ai cru, et les touristes ont cru, que c’était pour jouer à la balle. Avec qui qu’elle voulait jouer ? J’ai allongé le pas.

— Si on ralentissait ? proposa Mandale en lorgnant du côté des touristes.

Ça le faisait marrer, qu’on ait pas de succès. Il a toujours craché dans la soupe, même que des fois j’ai pris un malin plaisir à me l’avaler sans chabrot. Yavait un garde en uniforme devant la porte réservée au personnel.

— Merde ! Les papiers !

Une angoisse que vous savez pas ce que c’est d’être philosophe à ce point. L’ambassadeur me flatta le bourrichon. Mandale frottait son objectif en ricanant, lançant des œillades aux touristes qui pestaient comme s’ils étaient sur les Champs-Élysées un jour de manifestation. Ça me rappelait trop Paris, ces abords de Mongovers. J’avais pas envie de revivre ça. J’avais maintenant hâte d’oublier que tous les endroits du monde se ressemblent tant qu’on est pas entré dedans. Mais la question du dedans allait se poser sous un autre angle une fois que ça serait mon tour d’y aller, à pied et jusqu’au bout, espérant que cette fois la technologie me jouerait pas un tour de son sac à merde. J’avais l’intention de me battre, mais vous savez ce que c’est, l’intention : ça vaut pas grand-chose à côté du possible.

— Il s’inquiète pour les papiers, dit Myriam à l’ambassadeur.

Il haussa ses petites épaules et pinça ses lèvres sans mégot. Les papiers, on s’en passerait. On demande pas des papiers à une délégation qu’on avait tamponné nos culs dans la zone préparatoire que j’avais traversée, en ce qui me concernait, sans m’en apercevoir. J’avais le cul tamponné. Myriam avait aussi le cul tamponné. J’ai pas regardé le cul de l’ambassadeur mais A et B m’ont montré leurs culs respectifs et ils étaient tamponnés. Seul Mandale avait pas le cul tamponné. On tamponnait pas le cul des employés, rien que celui des clients, m’expliqua le chauffeur qui sous-entendait que le sien était même jamais tamponné car il avait un CDI, ce qui n’était pas le cas de Mandale ni de l’ambassadeur, lesquels auraient le cul tamponné comme tout le monde s’ils revenaient à Mongovers sans le statut d’employé qui était nécessaire si on voulait pas avoir le cul tamponné. A et B savaient déjà cela car ce n’était pas la première fois qu’ils venaient, ce qui n’expliquait pas pourquoi ils venaient et comment j’avais tort à leur sujet. Le cul de Myriam invitait à la dépense, preuve qu’elle avait de quoi se faire employer et éviter à l’avenir d’avoir le cul tamponné. Gracias y desgracias del ojo del culo. Le garde vérifia avec son laser que le tampon était authentique. Il avait une tête à la Jean-Sol Patre que si j’avais eu la même j’aurais eu honte d’être philosophe.

— Ça picote un peu, me dit-il en tirant sur l’élastique de mon slip.

— Faites gaffe à pas me bousiller mon outil de travail…

— Vous travaillez là-dedans ?

— Je chôme beaucoup, avouai-je.

C’est fou ce que je comprenais le mongol depuis quelque temps. Et que même il me semblait le parler. Ça m’a picoté un peu et j’ai remonté mon slip. Myriam a pas eu besoin de baisser sa culotte, c’était déjà fait et elle l’a pas remontée pour que A et B puissent se rendre compte qu’on était mieux chez elle que chez Paul Auster. L’ambassadeur tapa des mains :

— Tout le monde a son code authentifié ?

Oui ! Un seul cri. Le garde se bidonnait. Il voyait tellement de culs à l’air chaque jour que Dieu envisage de refaire si jamais c’est mal fait (preuve qu’il existe pas) qu’il en avait pas marre. Il exhibait un laser que s’il m’avait pas dit que c’en était un j’aurais cru que c’était autre chose.

— Faites attention, ça glisse.

La porte s’est ouverte. Une porte à deux battants coulissants comme dans les films américains. Aussi sec une loupiote s’est mise à clignoter rouge. On a attendu que ça passe au vert. Ce qu’on est habitué à avoir des habitudes dans ce monde qui nous ressemble comme si Dieu l’avait pas fait comme on veut ! A et B faisaient preuve d’une patience exemplaire. Ils avaient plus l’habitude que nous qu’on en avait d’autres moins prégnantes, ce qui donne une idée de la différance.

— Vous êtes jamais venus ? me demanda A comme s’il savait pas que j’ai toujours eu autre chose à faire.

— C’est la première fois, exulte Myriam, et on s’amuse comme des fous.

— C’est ce qui est recherché ici, dit B.

— Par qui… ?

Mais j’ai pas attendu une réponse qui m’était d’ailleurs pas destinée. On a eu le feu vert. Et une autre porte qu’elle avait les battants horizontaux s’est ouverte en coulissant, découvrant une étendue que j’ai cru que c’était un écran conçu pour l’illusion, une illusion que je voyais pas en quoi elle consistait…

— Ce n’est pas une illusion, sir, dit l’ambassadeur. C’est…

— La réalité ! fusa Mandale.

— Pas possible ! lâcha Myriam que des fois elle dit des choses qu’on pourrait croire qu’elle a beaucoup lu.

Yavait rien sur l’écran et il était pas prévu qu’il y ait quelque chose, voilà. On avait même pas besoin de le traverser comme on fait avec les apparences. Il est monté dans ce qui servait de plafond. J’ai levé les yeux pour voir et j’ai rien vu que des tringles avec un mec qui allait et venait sur une passerelle dont les entretoises m’auraient pas inspiré confiance si j’avais été à sa place. Il avait pas le cul tamponné, ou alors c’était un travailleur clandestin. Mais la question qui me brûlait les lèvres n’avait rien à voir avec la politique :

— Qu’est-ce que je fais, moi ?

— Bonne question, fit l’ambassadeur.

Je supposais qu’à un moment donné, sans que j’en sois le maître, je me retrouvais seul avec mon destin que j’avais payé pour qu’il arrive comme c’était écrit. Et je me foutais de savoir ce qui était prévu pour les autres. Mandale me suivrait-il avec sa caméra ?

— Ça t’inquiète, hein ? dit-il d’un air mystérieux.

— Ça m’inquiète que j’ai pas prévu de voyager accompagné comme si j’allais en prison ou à l’asile !

L’ambassadeur s’interposa. Il avait de petites mains et c’était avec ça qu’il pelotait Myriam quand j’étais pas là ni Mandale pour filmer. Quoi que…

— Vous voyez ce trou ? dit l’ambassadeur.

Il désignait un trou en effet. Je l’avais pas vu en entrant. Même que j’avais pas failli tomber dedans. Comme s’il venait d’être creusé. Rien que pour moi.

— C’est là dedans… ? dis-je comme si je redevenais la petite fille que j’ai failli devenir avant de recevoir un coup de pied au cul de la part de mon père qui est, je le précise, le petit-fils de mon arrière-grand-père.

— Sauf si c’est votre arrière-grand-père du côté maternel, dit A comme s’il avait été généalogiste ou écrivain faulknérien dans une vie antérieure, que des fois ça arrive, une vie avant l’autre, parce qu’après…

— C’est juste, dit B comme s’il avait les moyens de vérifier. Mais cela ne nous regarde pas. Vous êtes…

— Libre ! s’écria A.

— Poussez pas !

J’avais besoin de réfléchir. On se jette pas dans un trou qu’on connaît pas sans se renseigner un peu sur sa profondeur. Or, j’avais pas eu le temps. Entre le moment où j’ai appris l’existence du trou et celui où on me poussait, il s’était écoulé si peu de temps que Mandale il avait pas épuisé les 25 secondes théoriques de sa Krasnogorsk. L’ambassadeur approuva et alluma un cigare que j’en ai pas un aussi gros.

— C’est là toute la difficulté, dit-il. On veut savoir avant alors qu’il est question de savoir après.

— Ça se complique, dit sagement le chauffeur.

— Sinon à quoi ça servirait ? dirent A et B en même temps.

— Tu déconnes, non ? fit Myriam.

— Il hésite, dit Mandale. Je l’ai toujours connu comme ça : hésitant. Que des fois ça m’a énervé et que je l’ai envoyé chier. Tu te souviens, Jules… ?

Je me souvenais. Chaque fois j’ai cru perdre un ami et ça m’a marqué sans possibilité d’oubli.

— Ah l’oubli ! fit le chauffeur.

Ça m’faisait bander, cette histoire de trou que je savais pas si c’était avant ou après. Myriam se déculotta.

— Tu fais ça vite et tu t’barres.

 

Mongovers
 

Le Gefreiter Adolf Hitler

Fick dich ! Le Gefreiter s’était égaré dans la campagne française. Un écureuil l’observait depuis sa branche cassée. Le Gefreiter le mit en joue, mais il était stupide de se signaler ainsi à l’ennemi, aussi remit-il son Gewehr sur l’épaule et poursuivit son chemin sans siffloter comme il en avait envie. Ni Der gute Kamerad ni la Madelon n’étaient de bonnes idées. Le silence s’imposait. Or, la forêt bruissait sans un signe de présence humaine. Le canon s’était tu au matin. Il était midi. Le Gefreiter avait perdu connaissance entre cinq et huit heures. Il marchait depuis quatre heures. Il avait arpenté la forêt sans trouver de chemin, à part une sente qui aboutissait à un étang. Il avait observé les traces dans la vase. Il soupçonnait une présence humaine, mais son esprit était confus. Il ne s’était pas attardé dans cet endroit sinistre que la nuit n’avait pas complètement rendu au jour. Mais de quel jour s’agissait-il ? Il jura au passage des animaux furtifs, se retint de cueillir un fruit, détala à la vision d’un coin de ciel bleu. La mort rôdait, comme on dit. Pourtant, le décor était picturalement champêtre. Il y manquait une bergère ou un enfant en habit de fête. Était-ce la pluie qui avait mouillé les feuilles ou l’explosion d’un obus dans un lac ? Il avait déjà vu cette gerbe d’eau tourmentée par le feu. Des tas de choses montaient dans le ciel ces temps-ci, mais elles retombaient et quelquefois la terre les ensevelissait et on voyait, depuis la tranchée, les Chinois de l’armée française ratisser les champs et remplir de vieux sacs de toile grise. Mais en levant les yeux, il ne voyait que les feuillages, sans reconnaître les essences, il se reprocha d’avoir trop paressé dans sa chambre d’étudiant. Sans boussole, sans plan, il était perdu. Mais il était décidé à ne pas se laisser prendre. Il se voyait déchiré par la mitraille, à la merci de ces Chinois qu’il haïssait déjà. Comment se repérer ? Il cherchait une orée, mais ne serait-elle pas l’objet d’une surveillance crispée ? Le moindre changement d’aspect pouvait déclencher un tir, ennemi ou ami, la tension était telle qu’on finissait par se sentir seul et enclin à ne penser qu’à soi, sentiment qui dérangeait les idées qu’il s’était lui-même forgées en voyant cette guerre s’approcher comme un animal qui revient parce qu’elle est juste et que le monde doit changer avec elle. Soudain il entendit une plainte.

Ce n’était pas le vent. Plusieurs fois il s’était laissé surprendre par le bruissement des feuillages ou la chute d’une branche, mais l’air ne bougeait pas et un gémissement s’infiltrait dans le silence relatif de la forêt. Allons bon ! se dit-il et il actionna la culasse avec une lenteur de héron à l’approche d’une proie enfouie dans l’herbe haute.

L’humanité de ce sanglot ne faisait pas de doute. Ce n’était pas une voix d’homme. Une femme ou un enfant. Il n’aurait pas à se battre. Il progressa toutefois avec une prudence animale. Il avait localisé l’origine de cette apparition silvestre. Un massif d’églantiers l’en séparait. Il s’en approcha, sentant l’odeur de graisse de ses cuirs et de l’acier. Il en était presque étourdi, de songer à cette odeur comme s’il l’avait oubliée et qu’elle imposait maintenant sa nécessité, sa quotidienneté. Le feuillage frémissait. Il était habité et on s’y tenait immobile, pour ne pas dire paralysé. La voix humaine hoquetait. Qui pleure là… ? Son enfance le taquinait-elle ? Il ne s’en amusait jamais. Il l’enjolivait si la conversation devenait trop intime. Il se revit parmi les autres, posant devant un objectif noir. Un interstice de feuilles déjà mortes s’épanchait.

Ce qu’il vit : un enfant accroupi. Pierre chiait. Toutes ces histoires l’avaient constipé. Il entendit les frémissements du feuillage et s’efforça de mettre au point sa vision. Le soldat qui apparaissait lentement n’était pas français. Ni anglais. Il reconnut le Mauser. Puis le casque. Le guttural d’un juron : Fick dich ! car le visage de l’homme était pris au piège d’une toile d’araignée et l’homme tentait de s’en libérer en agitant le canon de son fusil, grimaçant comme s'il était l'objet d’une douleur panique. Pierre chercha l’araignée sur cette peau zébrée de griffures rouges. Il se reculotta en vitesse.

Maintenant l’homme se tenait debout, la crosse sur le soulier et un doigt dans le ceinturon.

— Sprichst du Deutsch ?

Pierre fit deux pas sur le côté pour s’éloigner de son étron et son pied tenta de répandre des feuilles mortes, en vain. Il fit non de la tête. L’homme se pencha :

— Ché zuis l’anche ti pissare !

Il se mit à rire, mais en sourdine, et ses yeux exploraient les feuillages alentour. Pierre comprit que cet homme avait peur. En tout cas il était sur ses gardes. Il avait armé son fusil de la baïonnette. Pierre comprit qu’il l’avait échappé belle. Mais pourquoi un homme seul ? Il y avait des soldats partout. Des Français. Il venait de passer un moment avec eux. Combien de temps ? Il n’aurait su le dire. Assez pour en savoir plus sur leur existence civile. Puis l’obus était tombé dans le lac. Non… le premier obus était tombé dans le lac mais il n’avait pas explosé. On avait attendu et le second obus avait pénétré dans l’eau que les ondes arrondissaient jusqu’aux berges où elle clapotait ni joyeusement ni tristement. L’explosion avait soulevé une énorme masse d’eau, de terre, de bois, de corps car des hommes jouaient dans les barques des pêcheurs du dimanche. Il avait entendu les cris mais c’était dans le noir et il s’était chié dessus une première fois. La terre projetée contre lui contenait de l’homme, il le savait. Jamais il n’oublierait cette saveur fade, tiède, têtue. Puis il y eut d’autres explosions, plus lointaines, avec de la terre et de l’homme, mais sans eau.

— Il y a eu des tas d’explosions, dit le Gefreiter. Il n’y a plus de géographie. Il faudra tout refaire les plans du cadastre. Renommer les lieux, creuser des tombes, inventer un nouvel empire…

Il se tut. Il ne pleurait pas. N’allez pas croire… Il avait fait signe à l’enfant de se tenir tranquille sinon il le tuait. Il n’avait jamais tué d’enfant, ni violé une femme. Et il n’avait plus envie de plaisanter comme quand il s’était extrait du feuillage et que l’araignée courait affolée sur son visage grimaçant et griffé. Il agita le canon en direction de l’enfant qui comprit qu’il devait s’asseoir et la fermer. L’étron prenait une place inconsidérée. Quelques feuilles mortes… mais le Gefreiter mit le pied dedans. C’était la troisième fois que Pierre avait chié, mais cette fois après avoir baissé sa culotte et s’être accroupi non sans avoir vérifié l’innocuité de cette zone circonscrite par d’autres feuilles tout aussi mortes et en voie de disparition. La deuxième fois il avait fait dans la culotte qui était déjà souillée. Mais cette fois, il courait, alors que la première fois un soldat l’avait protégé de son corps et que ça ne lui avait pas porté bonheur. Pierre avait même pris le temps d’observer cette ouverture dans le dos. Puis il s’était mis à courir, la culotte lourde ballottant entre les jambes et il avait sauté par-dessus un genévrier et son cul avait laissé échapper une deuxième bordée cette fois liquide et tellement puante qu’il en aurait vomi s’il n’avait pas été contraint de traverser à quatre pattes un amas de corps tous plus détruits les uns que les autres. Ensuite il avait encore couru et il était entré dans la forêt.

— Par où ? fit le Gefreiter d’une voix que l’angoisse étreignait sans autre feinte.

Pierre montra du doigt une futaie qu’on aurait dit habitée. Le Gefreiter frémit à cette idée.

— Wer sind Sie ?

— Tous morts.

— Alle tot… répéta le Gefreiter qui caressait le levier d’armement.

Il n’y croyait pas. Pourtant, Pierre était retourné sur les lieux et il avait vu le désastre. Ils étaient tous morts. Et ceux qui ne l’étaient pas avaient fui. Les chiens du village s’étaient approchés. Pierre était alors entré dans la forêt, Da drüben.

— Ja ja, fit le soldat qui maintenant manipulait le levier sans aller jusqu’au bout de sa course.

Il avait une folle envie de se lisser la moustache, mais ses doigts étaient souillés et il pensa que l’enfant avait raison : ce n’était pas que de la terre.

— Les gens ici parlent ma langue, dit-il. Pourtant…

Il réfléchissait.

— Nous ne sommes pas loin de chez vous, dit Pierre. Ce qui explique…

— Ja ja.

Il y avait un village à proximité. Le Gefreiter ignorait l’ampleur de l’attaque d’artillerie qui supposait qu’un assaut d’infanterie avait eu lieu. Mais avec quel résultat ? Il avait raté ce rendez-vous sans doute historique. Et en plus, il avait égaré sa sacoche. Elle contenait des ordres, des renseignements, des hypothèses.

— Par là, dis-tu ?

— Oui, m’sieur !

— Si tu veux ma mort, tu mourras avant moi, Einschließlich ?

Pierre opina. Il avait encore envie de chier. À ce rythme, il allait se vider de tout ce qu’il contenait et il ne resterait peut-être plus rien de lui avant même que la guerre se terminât. Car elle allait se terminer. Mais pas comme ça ! pensa-t-il.

Le soldat ne le quittait pas des yeux. Il pointait son arme vers lui, la baïonnette luisait car il l’avait plusieurs fois plantée dans la terre et il avait chaque fois été obligé d’en retirer les feuilles mortes, par glissement, pensa Pierre. Le soldat jeta un œil dans le feuillage que Pierre montrait encore du doigt en serrant les fesses. Raconterait-il cela à ses petits enfants ? comme disait souvent son père à propos d’autres facettes amusantes ou grotesques de l’existence telle qu’ils la traversaient en famille. La tête du soldat pivotait rapidement et ainsi ses yeux revenaient se fixer sur lui, alors qu’il se tordait de douleur et se tenait le ventre sous la ceinture.

— Tu as envie de chier ? dit le soldat.

Il ne disait rien de son envie à lui. Il hésitait à franchir la broussaille. Il ne savait pas comment s’était conclu l’assaut. On n’entendait plus rien, à part les bruits de la forêt auxquels il commençait à s’habituer et il était conscient qu’il se mettait ainsi en danger. L’enfant aussi était une source possible de danger, de mort pour être plus précis. Il savait comment l’égorger sans lui arracher un cri, mais il n’avait jamais tué d’enfant et redoutait d’avoir un jour à le faire.

— Tu as vu d’autres soldats ? dit-il. Des soldats qui ne fuyaient pas… ?

— Les Boches sont partout !

Pierre chiait, mais avec lenteur, contraignant son anus et ça changeait sa voix en murmure. Le soldat voulait comprendre. Il donna quelques signes d’impatience, comme de remuer sa moustache en montrant ses dents, et Pierre se dit qu’il ferait mieux de l’ouvrir pour en finir une bonne fois.

— Tu ne sais rien, dit le Gefreiter.

— J’en sais pas plus que vous.

— On va aller voir ensemble, et si jamais tu me trahis… Hurensohn !

Il remua le canon, ce qui voulait dire que Pierre devait passer devant et sans doute marcher, ce qui n’était guère facile sans chemin à suivre, la broussaille était dense et épineuse, le soldat aurait pu passer devant et ouvrir un chemin avec sa baïonnette, mais non, il pointait la baïonnette dans le dos de l’enfant, à deux doigts d’y pratiquer un trou, idée qui paralysait Pierre et non pas les griffures que les épines s’employaient à pratiquer dans sa chair tétanisée. On avançait toutefois. On était sorti de la forêt. On traversait un taillis broussailleux. Ici et là une motte de terre noire rappelait que le lac n’était pas loin, mais ça ne sentait pas encore l’homme, Pierre ne pouvait pas oublier ce que sa langue avait mémorisé à jamais.

— Nous ne sommes pas faits pour mourir, dit le soldat. Je veux parler de ceux qui ont la chance de leur côté.

— Comment feras-tu pour ne pas mourir si mes soldats te prennent ?

— Tu seras mon otage.

— Ils nous tueront !

Le Gefreiter frémit. Il frémissait beaucoup ce matin. Il avait besoin de tailler sa moustache devant un miroir, mais celui-ci était dans la sacoche avec les papiers du commandement. Était-il si loin de tout ? Il mesura la perspective qui s’offrait à lui par-dessus la tête ébouriffée de l’enfant qui s’appelait… ?

— Pierre.

— Moi c’est Adolf.

Première incursion dans la zone d’intimité qui autorise toutes les relativisations en matière de prise d’otage. Le soldat regretta aussitôt cette soudaine proximité. Il aurait dû dire « Hitler » et tant pis si Pierre n’était que Pierre qui allait peut-être mourir, qui sait de quoi on est capable quand on prétend sauver sa propre peau ? Frémissement. Avec cette humidité. Et l’odeur de la forêt. Pierre sentait la merde. Le Gefreiter rit en observant le ballottement de la culotte courte. Il y a longtemps que je ne me suis pas chié dessus, se dit-il. Longtemps que je ne suis plus un enfant. Qui sait ce qu’on devient si on s’en souvient ?

— Tu reconnais l’endroit ?

— Je suis jamais venu ici, dit Pierre. On a voyagé. Puis j’ai beaucoup marché.

— Tu n’es pas d’ici ?

— Je ne sais pas où c’est, ici.

Il n’y avait pas de traces de pleurs dans la voix de l’enfant. Il avait gémi en chiant parce qu’il était constipé. Et maintenant il avait la colique et il continuait de chier sans que ça lui fasse mal. Le Gefreiter passa enfin devant.

— On n’avance pas, dit-il en sabrant la broussaille.

Les branches volaient dans l’air saturé d’une humidité de lac en fusion. Pierre se demanda s’il ne ferait pas mieux de se libérer de sa culotte, mais l’idée de se promener la quéquette à l’air ne l’amusait pas. Il avait vu un soldat courir sans son pantalon. C’était pas beau à voir, aurait-il dit si le Gefreiter lui avait demandé de lui confier ses impressions. Il savait qu’elles étaient faussées par l’énormité de la situation. Il n’avait jamais rien vécu de pareil. Il ne pensait que passagèrement à Constance qui avait disparu de son existence comme font les papillons quand on découvre leur secret.

— C’est vrai, quoi ! bougonna-t-il derrière le soldat.

— C’est vrai quoi quoi ?

— On sait pas où on est ! Si ça se fait, voilà des jours qu’on sait plus où on est.

Cette idée, qui avait pourtant effleuré l’esprit du soldat, le fragilisa encore un peu plus. Il accéléra en conséquence le rythme des tailles, y allant quelquefois de la pointe quand le désespoir remontait à la surface de cette profondeur où il avait l’impression de se noyer. Il était où, ce lac ? L’enfant insistait :

— J’ai l’impression que des jours ont passé depuis.

— Depuis quoi… ? fit le soldat sans pouvoir dissimuler son inquiétude.

— Vous savez bien de quoi je parle !

Qu’est-ce qu’il puait, cet enfant ! En fouillant bien dans sa tête, le soldat n’y trouvait pas une pareille puanteur. Même les champs de bataille ne sentaient pas aussi mauvais après trois jours d’abandon. Mais il n’y avait rien à faire, aussi le Gefreiter continuait de tracer un chemin dans la broussaille qui n’en finissait pas de reculer le moment où enfin il se passerait quelque chose. Il fallait qu’il se passât quelque chose. Même un accrochage avec l’ennemi, au détour d’un angle particulièrement découvert qui le prendrait au dépourvu et il se battrait avec toute l’énergie qu’il n’avait pas encore dépensée, sauf pour traverser cette forêt interminable avec un enfant qui sentait la mort plus que la merde.

— Ça n’est pas bête, ce que tu dis, avoua enfin le Gefreiter.

— J’ai tellement mal au crâne !

— Tu as sans doute respiré des gaz sans t’en rendre compte…

— Ce que je respire en ce moment me fait honte !

Dans quel état était l’eau du lac ? L’enfant y avait vu flotter des cadavres. Des animaux et des hommes. Et du bois, beaucoup de bois feuillu, l’eau tournait sur elle-même et des tas de choses étaient englouties, comme à la fin de Moby Dick.

— Ah ouais… ? fit le soldat.

Il ralentissait, non pas sous l’effet de la fatigue, mais parce qu’on n’avançait pas. Il eut un doute qui le pétrifia, posture qui intrigua l’enfant :

— Tu es sûr que c’est par là… ? dit le Gefreiter.

— Je reconnais le ciel.

— Idiot !

Le soldat grogna en levant les yeux. Le ciel était gris, sans nuage, aveuglant. Et si ce n’était pas le ciel ? Pensée qui traverse l’esprit et y laisse sa trace.

— Vous n’avez rien à manger ? demanda l’enfant.

— J’avais un quignon et un bout de fromage dans la sacoche…

Le soldat parut perdre les pédales, mais il reprit le rythme, chantonnant en sourdine, comme s’il souhaitait redevenir seul comme il l’était avant que cet enfant entre dans son existence. Cependant, il tentait de mesurer le degré de réalité de chaque chose visible, la broussaille, les arbres plus loin, inaccessibles, le ciel sans vent, l’ombre chaque fois que quelque chose disparaissait, comme un oiseau par exemple, ou la furtivité d’un animal à peine entrevu. Pourquoi se retrouve-t-on quelquefois dans ce genre de situation ?

— Quel genre ? dit Pierre qui sortait de sa culotte une pâtée immonde que sa main projetait le plus loin possible dans la broussaille immobile.

— La solitude alors qu’un tas de gens se font face en ce moment même.

— Ils sont là, dit Pierre en ânonnant.

— Où ? bégaya le soldat soudain paralysé.

Pierre s’expliqua longuement. Ce temps lui parut long, encore plus long que celui qui attendait, tapi dans l’ombre du lendemain ou au mieux de l’heure suivante. Le Gefreiter l’écouta, le fusil immobile ou inerte, la baïonnette luisait moins maintenant qu’elle était souillée de sève et de chlorophylle. Ce qui se distinguait nettement des feuillages lointains, c’était horizontal.

— Vous voyez ? dit Pierre en clignant des yeux.

Le Gefreiter cligna lui aussi ses yeux bleus. Il voyait un fragment d’une horizontalité métallique, le toit d’une grange ou pourquoi pas la surface blessée du lac. Ses intestins grognaient. Un merle siffla longuement, comme au printemps. Pierre s’était blotti contre la jambe pliée du soldat. Le fusil sentait exactement comme celui de son père. Avait-il servi quelquefois ? Le fil de la baïonnette était émoussé par endroit. Le cuir de la bandoulière avait été briqué, mais il ne brillait plus, la sueur l’avait foncé par endroit, un anneau portait la trace d’un doigt. Le Gefreiter scrutait la futaie sous sa main en visière. Ses joues étaient crispées, comme celle de son père quand il visait et que le canon suivait l’hyperbole de la course. Pourquoi fuit-on quand on vous tire dessus ? Nous n’avons aucune chance de nous en tirer.

— Vous voir quelque chose… ?

— Parle correctement, veux-tu ? Je ne suis pas un…

Il s’interrompit. On entendait nettement des voix, mais comme au cinéma, la voix n’appartenait pas à l’écran et on la cherchait dans l’ombre, ne distinguant, à force d’accommodation, que les brillances d’une chevelure nouée en tresse ou la raie parfaite partageant le dessus d’un crâne. Était-ce plutôt une épaule ? Le Gefreiter plissa ses yeux et se mordit l’intérieur de la joue. Il ne parvenait pas à identifier l’uniforme. À moins que ce fut la chemise d’un paysan. Il fallait être sûr avant de…

— Ce sont les tiens, dit Pierre.

Le Gefreiter parut se détendre, mais seulement l’espace d’une seconde. Sa cuisse tremblait. Il n’avait jamais eu besoin de jumelles. Il posa sa main sur la nuque de l’enfant et serra le cou. Pierre réfléchissait à toute vitesse, passant en revue toutes les possibilités, et il y en avait tellement qu’il dut recommencer plusieurs fois, la main serrait le cou comme si elle se préparait à le briser, mais pourquoi briserait-il ce cou ? Le Gefreiter s’était transformé en statue.

— C’est trop dangereux, dit-il. Nous ne saurons jamais…

Pierre saisit la main qui serrait son cou. Il y eut une courte lutte et la main se détacha comme une sangsue sous l’effet du tison. Il vit alors les grosses gouttes qui perlaient sur le front du soldat. Il ne suait pas, lui. Il éprouvait rarement des émotions capables de provoquer une sudation excessive ou autre chose comme ça arrive à un tas de gens qui en parlent quelquefois avec des mots choisis comme s’ils y pensaient souvent, mais à quel moment ces exercices les soumettaient-ils à la réalité ? C’était pas comme de se chier au froc. Pierre se chiait dessus quelquefois. Et ensuite il avait mal au ventre. En ce moment, caché dans la broussaille en compagnie d’un soldat ennemi, il avait mal au ventre et rien ne sortait de son anus malgré le relâchement ou l’effort. Il avait mal au crâne par intermittence, mais son père n'était pas là pour en tirer des conclusions strictement médicales, avec des mots choisis eux aussi, ils avaient tous cette manie de choisir les mots alors que ceux qui se pressaient dans son cerveau ne proposaient rien d’autre que leur polysémie.

— Retournons dans la forêt, dit le soldat. Nous mangerons.

— Qu’est-ce que nous mangerons puisque tu as perdu ta sacoche… ?

— Je sais des choses que tu ne sais pas…

— Quoi par exemple ?

— Suis-moi avant qu’on soit pris pour cible.

Des Peaux-Rouges criards. La capote voletait au-dessus de la broussaille couchée, taillée en pièces, agonisante. Puis la forêt les broya dans son ombre. Ils se mélangèrent. Les voilà couchés au pied d’un chêne et le même écureuil les observe et le Gefreiter dit Fick dich ! mais l’écureuil ne comprend pas l’allemand.

— Le ton n’y est pas, rit Pierre en mordant dans une racine. Tu ne le regardes pas dans les yeux. Tu manques d’autorité.

— Tu ferais mieux de la fermer, Schmutziger Franzose !

L’odeur de la merde prenait toute la place. Si on s’était laissé faire, on n’aurait parlé que de ça, mais le soldat préparait son fusil pour le combat et Pierre se demandait s’il mourrait lui aussi. Et pourquoi ? Le visage doux de Constance revenait de temps en temps, il ne voulait pas imaginer ce qui lui était arrivé et il n’avait aucune envie d’en parler avec ce soldat ennemi qui avait perdu le sens de l’orientation et sans doute aussi la tête. Mais il fallait reconnaître qu’on ne savait rien de l’issue de l’assaut qui avait sans doute eu lieu après le tir d’artillerie. Le village était-il entre les mains des nôtres ou l’ennemi l’occupait-il en pillard, violeur, païen et maudit de Dieu et de la Communion ? Hormis Constance dont le destin semblait scellé, qu’en était-il de la famille, de la religieuse et de je ne sais qui encore ?

— Il n’y a rien pour se laver, regretta le soldat qui briquait l’acier de son fusil comme jamais il ne s’y était appliqué.

— Non, rien, dit Pierre et il pensa qu’il valait mieux ne pas trop s’éloigner de cet homme qui savait se battre et qui en attendant de se battre prenait le temps de réfléchir et d’affûter ses armes comme dans les livres d’Histoire.

— On ne saura pas si la nuit est tombée, dit encore le soldat qui évitait de regarder en haut où les branchages s’entremêlaient sans nuit et sans soleil ni étoiles.

Cette perspective avait de quoi effrayer un enfant, mais Pierre n’avait pas sommeil. Il avait seulement faim et les choses que le soldat prétendait connaître mieux que lui ne valaient pas grand-chose du point de vue nutritif. Pierre recracha cette bouillie. Sous lui, une chaleur indéfinissable s’était installée. La chaleur de la merde. Il se leva pour aller pisser, mais rien qu’à l’idée de se saisir de sa tige couverte de merde il renonça et se rassit au pied du chêne à la place que le soldat lui avait assignée avec le bout de son canon. Il pisserait par petite giclée et à intervalle aussi régulier que possible, non pas pour mesurer le temps qui commençait sacrément à lui manquer, mais pour profiter à fond de sa crasse, de cette énergie repoussante qui mûrissait en lui et qui ne demandait qu’à en sortir, d’abord avec le plus de discrétion possible, puis un jour en pleine lumière humaine, par temps de guerre ou de paix, il s’en foutait éperdument, quand on n’a jamais envie de pleurer et qu’on ne veut pas se donner corps et âme à la douleur, on s’encrasse et c’est sans doute une bonne fois pour toutes. D’ailleurs s’il avait voulu il aurait crié tout à l’heure, à l’approche des autres, et il se serait passé ce qui se serait passé. Mais il avait cette obscure envie d’aller plus loin dans le même sens. Et ce soldat lui en donnait une occasion rêvée.

— Demain il fera jour, dit le soldat qui actionna le levier d’armement sans avoir engagé de lame-chargeur. Morgen wird es tag.

— Ja Ja ! fit l’enfant en envoyant une giclée dans le fond de sa culotte.

— Tu devrais dormir. Je te prête ma capote si tu veux…

— Ich habe meine Scheiße und meine Pisse !

Le Gefreiter ne savait pas que penser de cet enfant. Il n’avait jamais beaucoup fréquenté les enfants et les adultes lui inspiraient une rogne qu’il avait du mal à maîtriser même en leur présence. Mais la guerre n’était pas le meilleur moment pour y penser. Non seulement il s’était égaré mais il avait perdu sa sacoche d’estafette. L’explosion servirait d’explication. L’amnésie passagère. Il avait été déboussolé pendant des heures. Et maintenant il se demandait pourquoi il considérait cet enfant comme une prise de guerre. Je dois avoir aussi perdu la tête, se dit-il. Je ne suis pas prêt pour le combat face à face. Je ne saurais pas me servir de la baïonnette. Comment tuer sans être tué ? Je manque d’expérience. Et je ne sais pas comment en acquérir sans y perdre la vie. Tant de temps passé à attendre. Et cette haine qui ne me ronge pas ! L’enfant ne dormait pas. Sûr que s’il y avait eu des étoiles, il aurait passé du temps à les observer, si on peut appeler ça observation, disons plutôt que c’est un spectacle et qu’on n’a plus le temps de se poser des questions juste pour savoir.

— Qu’est-ce que tu as dans la tête, petit… ?

— Vous pouvez dormir tranquille. Je me plais ici. Ça fait des jours que je voyage dans le temps, chez les autres, et je n’ai aucune envie de revenir chez moi.

— Tu ne sais plus où tu habites.

— Il va tout de même falloir qu’on traverse cette ligne… On n’entend plus aucun fracas de combat. Le pays est retourné au silence. Et nous ne voulons pas entrer dans le silence, pas vrai ?

— Quel âge as-tu ?

— L’âge de Pierre !

L’enfant se mit à rire dans ses genoux. Il ne détestait pas cette odeur, mais il n’en avait jamais parlé à Constance.

— Qui est Konstanz ?

— Voisine, cousine… je ne sais plus. Les soldats l’ont emmenée.

— C’est indigne de violer les filles de l’ennemi !

— C’était des soldats français. Pierre. Et Pierre. Et encore Pierre. J’ai pensé qu’ils se foutaient de ma gueule. Et ils ont emmené Constance. Je ne l’ai plus revue. Ensuite…

Ensuite ? pensa Pierre, ensuite quoi ? Pourquoi en parlait-il à cet inconnu qui était aussi un ennemi ? Pourquoi ce besoin d’en parler à n’importe qui ? Est-ce ainsi qu’on finit par devenir écrivain ? Constance le pensait. Les choses qu’on a sur le cœur. Et cette lutte avec l’esprit qui est comme le Diable en personne. Fouteur de merde.

— Impossible de dormir. J’ai faim.

— Mange ce que je t’ai donné.

— C’est dégueulasse ! Scheisse !

Ça lui donnait un drôle d’air au soldat de ricaner en se pinçant le nez. Ça lui secouait les épaules. Ses bottes s’entrechoquaient. On aurait dit qu’il devenait fou. Il finirait peut-être par s’endormir. Le chemin était tracé. On n’y progressait pas sans bruit, certes, mais Pierre se sentait des ailes. Il me tuera si c’est un perdant. Son père lui avait recommandé de se méfier des perdants.

— À quoi on reconnaît les perdants, papa ?

— Ils ont quelque chose dans le regard… Je sais pas…

— Tu en as reconnu beaucoup ?

— Ce sont de tristes rencontres, crois-moi. Mieux vaut les éviter. Et si on ne peut pas les éviter, méfie-toi. Il n’y a rien de plus imprévisible qu’un perdant. Et au moment où tu t’y attends le moins…

Son père avait refermé sa main comme sur une mouche et il l’avait regardé droit dans les yeux et il n’avait pas soutenu ce regard plus de quelques secondes et le vent était entré dans le salon où ils feuilletaient des livres. Il y avait toujours des livres sur la table basse. Ouverts ou fermés. Les rubans voletaient quelquefois. On aurait dit qu’ils voulaient faire mieux que voleter. Mais il n’était pas question de parler de ce genre de chose avec qui que ce soit, sauf avec Constance qu’il s’était toujours promis de ne pas oublier si jamais elle disparaissait un jour. Et voilà qu’elle avait disparu. Peut-être pas pour longtemps. Ou pour longtemps et je n’y peux rien. Pour toujours si je veux.

— Je ne sais pas ce que je fous ici, déclara soudain le soldat.

Il avait ses mains sous les aisselles, comme s’il les protégeait du froid, mais c’était une belle soirée d’un été indien, ils en avaient parlé à la maison avant de partir. Les bottes s’entrechoquaient, mais à quel rythme ? Sur quel air ?

— Tu n’as jamais peur et pourtant tu te chies dessus, dit le Gefreiter.

— J’ai dû respirer des gaz.

— C’est possible aussi. Tu n’as pas peur et tu as respiré des gaz, ce qui explique que tu te chies dessus sans arrêt. Tu es un vrai sac de merde !

Le soldat disait ça comme si la colère montait en lui et qu’il savait qu’il ne pourrait pas l’empêcher de sortir hors de lui quand elle l’aurait décidé. Pierre surveillait ces signes. Il ne pouvait pas savoir en quoi consistait cette colère, quelle était son intention et si elle allait au bout de ce qu’elle avait commencé. Il chiait dans son froc parce qu’il avait peur, voilà ! Et après ? Et bien après il était heureux d’être dans la merde ! Oh il ne dirait pas ça à son père et Constance en avait deviné quelque chose qu’elle ne parvenait pas à nommer aussi facilement que les pommes du pommier. C’était agréable d’être repoussant à ce point, quelques heures avant que la mort prenne toute la place, ne laissant rien à la réalité ni au rêve, pas même aux apparences. C’était mieux que de mourir noyé ou pendu ou éclaté en mille morceaux avec la terre et les autres qui ne vous ressemblent pas tout simplement parce qu’ils ne savent pas qui vous êtes.

— Je ne deviendrai jamais écrivain, dit Pierre qui n’avait aucune envie de sonder la profondeur du regard que le Gefreiter baladait comme le faisceau d’un projecteur sur ce corps plein de merde, de pisse et de sang qui n’a pas encore coulé.

Le Gefreiter parut étonné par cette déclaration Je ne deviendrai jamais écrivain / pas par ce qui vient d’être écrit sur le corps et sur celui-ci (Pierre se désigna d’un doigt inflexible) en particulier.

— Nous avons tous ce désir de ne pas quitter ce monde sans y avoir creusé notre propre tombe, que ce soit par écrit ou autrement.

Cette réflexion à haute voix le dérouta un peu. On aurait dit qu’il avait soif ou quelque chose comme ça. Pierre attendit la suite, mais le Gefreiter avait fermé la bouche et ses joues frémissaient, il s’en voulait qu’elles frémissent sans qu’il pût les en empêcher, mais c’était comme ça et beaucoup de choses sont comme ça et on n’y peut rien changer tant qu’on n’est pas mort. Pierre avait usé de la haute voix pour dire ce qui vient d’être écrit sous le coup de l’émotion causée par l’étrangeté de cette rencontre imaginée allez savoir pourquoi et dans quelles conditions. Le Gefreiter ne fumait pas, il le dit. Il ne buvait pas non plus. Il ne dit rien des femmes ni des hommes. Il semblait n’éprouver aucune attirance pour les autres, ni même pour les enfants. Il était tombé sur celui-ci par hasard. Il n’y aurait pas eu de hasard sans le tir d’artillerie, sans le lac, sans cette merde qui sortait du cul de l’enfant il ne savait en fait pas pour quelle raison. D’ailleurs l’odeur ne l’importunait plus. Il voyait bien que l’enfant s’en délectait, mais ce n’était pas une question. Il aurait très bien pu se chier dessus lui aussi. Les raisons ne manquaient pas. Son uniforme avait à peine souffert. Un accroc par ci par là. La boue et la sève. La transpiration. Il aurait vite fait de retrouver l’ordinaire auquel il s’était habitué par pur esprit de discipline et la discipline était un moyen de lutter contre sa paresse naturelle. Le mot paresse n’était pas nommé et ne le serait jamais s’il s’en tenait à la discipline. Or, cet enfant paraissait aussi peu paresseux que franchement indiscipliné. Par pur hasard. Le hasard des mouvements causés par les explosions, les percées, les ratissages au gaz ou au lance-flamme. L’âge de Pierre… Quelle bonne blague ! Dyl Ulenspiegel.

— Qu’as-tu fait de ta casquette ?

— Comment vous savez que j’avais une casquette, Herr Hitler ?

— Parce qu’elle s’est envolée.

— Vous déconnez ! Vous n’avez pas pu…

— Si, si ! J’ai pu !

Pas question de rire aux éclats. Il fallait étouffer le rire. Ils étouffèrent le rire. Ensuite ils retrouvèrent leur calme et ils regrettèrent de ne pas pouvoir allumer un feu. Le Gefreiter avait des allumettes. Elles pouvaient s’enflammer même sous l’eau. Mais bien sûr il ne pouvait pas en faire la démonstration. Le lac n’était pas à sa portée. Et la terre absorbait le peu d’eau qui tombait du ciel.

— Je les ai toujours dans la poche, des fois que je perde ma sacoche. Tu n’as pas vu ma sacoche, des fois ?

Il imita avec la main la sacoche s’envolant au-dessus des eaux tourmentées du lac et fit « plouf » quand elle atteignit le tapis de feuilles mortes où elle disparut un instant avant de reparaître et de remettre en place le casque qui s’était penché dans la manœuvre. Ils pouffèrent ensemble. Pierre envoya une giclée, serrant les dents parce qu’il crut bien cette fois qu’il ne réussirait pas à couper le jet. Une douce chaleur l’envahit. C’est comme ça que je veux mourir. Et pas dans un lit. Seul ou en compagnie, je m’en fous. Je serais bien assez seul si je m’y prends bien. Le Gefreiter voulait laisser quelque chose. Comme une trace ou un refrain. Ça avait l’air de le préoccuper. Il devait certainement s’en rendre malade. Pierre se sentait en bonne santé. À part ces détails qui tracassaient son père et sa mère. Constance ne s’en fichait pas. Il était le seul à n’accorder aucune importance à ces détails que le Gefreiter observait d’un œil on aurait dit expert. Qui ne naît pas avec un détail que rien ne corrigera jamais et que la mort emportera dans sa zone inaccessible autrement ?

— Ce doit être la nuit qui tombe, dit le Gefreiter.

Une lueur avait éclairé son visage. Il n’était pas difficile d’y reconnaître une instance métallique. Ils tendirent l’oreille. On se battait à distance. Ça n’avait l’air de rien vu d’ici, mais des corps étaient éparpillés dans l’air et la terre et des gorges s’épuisaient à crier sans parvenir à se faire entendre. Et en effet les premiers grondements déstructurèrent les immobilités environnantes. Ça frémissait de tous les côtés. La pluie devenait plus prégnante. Le Gefreiter essuya son visage veiné de griffures. Ce que c’était que la Guerre ! Si on en revenait, on en parlerait comme d’une expérience et non pas comme d’une aventure ou d’un service. Pierre chia un peu. Il pensa à la casquette, à la sacoche, au fromage et au bout de pain, à l’eau sans doute imbuvable du rivage, à la robe de Constance, au tonneau que son père conduisait toujours avec une prudence de vieillard perclus d’expériences et de revers. Toutes ces choses qui viennent à l’esprit quand le feu se rapproche, qu’il devient plus précis, nécessaire, impossible à remettre à plus tard. Une petite merde sortit de l’anus pourtant contracté. Une douceur lisse et sans défaut. De temps en temps, le visage bleu ou rouge du Gefreiter apparaissait, aplati par son ombre projetée sur le tronc du chêne. Un Gefreiter qui ne voulait pas mourir cette nuit ni même jamais. Pierre s’en fichait que ce soit maintenant ou jamais. On est là et on est ce qu’on est. Puis il y eut un autre visage et la baïonnette qui va avec, les mêmes lueurs intermittentes, et le grondement incessant, d’autres visages qui le considéraient comme s’il faisait désormais l’objet d’un examen. Une main se balada un moment devant ses yeux avant de s’ouvrir. Elle contenait un bout de pain ou de fromage, ah ! avec tout ce bruit on ne voyait plus les choses comme on ne se serait pas trompé en plein jour.

— Bist du Pierre ?

— Ja Ja ! Ich bin Lohengrin !

— Fick dich Hurensohn !

 

Minuit vingt-cinq

Le trou était noir et personne travaillait dedans. Mon petit caillou (fourni par l’Agence) produisit un son métallique, un seul. Pas de rebond, pensai-je, Et des tas de considérations mécaniques me venaient à l’esprit.

— Faut y aller, sir.

— Et si je veux plus… ?

Mais je les voyais pas. Le projecteur était braqué sur le trou mais la lumière n’y entrait pas. Moi je pouvais, je devais entrer mais pas la lumière.

— C’est tout noir, mec ! J’suis jamais entré dans le noir, même chez moi.

— Allez-y, sir, ne craignez pas la chute et ses conséquences. C’est un noir de notre fabrication, que la NASA nous envie. Vous n’avez pas besoin de sauter ni de fermer les yeux. Vous entrez comme si c’était un c.

C’était pas écrit. Ils vous remettaient pas un mode d’emploi avec le contrat où il était écrit « on vous expliquera le moment venu » et le voilà, le moment, que je l’ai attendu des années et que j’ai bien failli redevenir enfant à force de croire que j’avais pas le choix. Ils avaient pas prévu la fessée, mais si c’était ce que je désirais en ce moment, j’avais qu’à m’déculotter et présenter mon cul à la tangente du trou. Je pouvais même compter les coups. Et quand j’en aurais marre de compter, j’entrerais dans le trou comme dans une grande porte que j’ai jamais eu cette chance. On pouvait même essayer avant mais j’avais déjà l’expérience, certes sans le trou, mais je savais comment ça se terminait et j’avais pas envie de ça.

— C’est comme qu’est-ce que vous voulez, sir. Le compte à rebours a commencé il y a une minute déjà, sir… Nous vous conseillons…

— Ah fermez-la et poussez-moi !

Ils m’ont poussé mais le manche s’est coincé et yavait personne en bas pour le retirer. Je dis pas que ça me procurait pas du plaisir mais avec un truc dans le cul j’ai jamais avancé sans me la secouer. Or, c’était pas ce que j’avais de mieux à faire vu que j’étais pas venu pour ça.

— Vous y êtes, sir ? Qu’est-ce que vous voulez comme brise… ?

— Celle du soir un jour d’été sur la playa del Zapillo.

Ça s’allumait pas. J’entendais qu’ils actionnaient un interrupteur mais ça s’allumait pas. Ce soir-là, la brise caressait nos corps que le soleil avait bronzés toute la sainte journée. On était deux et on voulait pas être trois alors on a pratiqué la sodomie derrière les rochers.

— Ça vous va comme ça, sir ?

— Comme si j’y étais, sauf que c’était allumé à l’époque et que c’était pas en 14-18…

— Encore quelques paramètres à ajuster au pif et vous y êtes, sir.

— Si on pouvait aller au bout de ces préliminaires…

— C’est pas prévu par le programme, sir. Mais nous assumons l’erreur et en attendant qu’on retrouve les données initiales, n’hésitez pas à enculer…

— Mais c’était moi l’enculé !

— Arrrgh ! Encore un bug ! Nouvelle correction des données.

Ça gambergeait là-haut. Ils ont fini par remplacer le manche à balai par une queue que je voyais pas la couleur mais que je m’en foutais autant qu’elle de moi. Comment qu’on passe le temps quand on a rien à faire ! Et des données en veux-tu t’en auras et si c’est pas les bonnes enculez-vous en attendant d’avoir des gosses à nourrir. Mais j’avais pas tout quitté pour ne pas revenir comme c’était avant, sauf que Myriam elle se mettait en couple à trois sous la yourte et que l’État civil mongol reconnaissait pas la paternité que me devait Altantsetseg. Quand on peut faire simple, pourquoi compliquer ? Bien sûr, la question des géniteurs de Normandie continuait de se poser avec une acuité que si j’avais su que c’était ça, l’acuité, j’aurais changé de style et de domicile. Mon arrière-grand-père en savait peut-être plus que moi sur le sujet. J’allais pas tarder à le savoir. Je sais pas si on a orgasmé ensemble mais le système m’a fait savoir que la période préliminaire venait de s’achever. J’avais plus qu’à reprendre mon souffle. J’ai remercié au cas où le possesseur de cette énorme bite soit un chômeur indemnisé au plaisir qu’on sait pas avec qui on le prend mais que c’est toujours mieux que rien.

— Toujours pas de lumière, sir ?

— Le noir complet, mec. J’avance pas. Ou si j’avance, je l’fais pas exprès.

— Correction des données !

J’en avais plein le cul. Ça me dégoulinait sur les pattes jusqu’aux pinceaux. Et je glissais. Et encore je suis poli. Parce que ça allait vite. Comme que si j’étais en route vers Kármán que c’est pas si loin que ça si on est bien poussé. Le temps qu’il faut pour débander. Puis ça s’est mis à clignoter et j’ai vu les rails. J’étais dedans un chariot à mine avec du charbon, signe qu’ils avaient corrigé les données dans le sens de l’Histoire impériale.

— Chargez la chaudière ! plaisanta mon interlocuteur.

Des fois on rit et des fois non. Je voulais pas me dire que ça commençait mal mais j’avais des signes d’angoisse dans la voix. Pourtant, je parlais, que si j’avais eu de quoi écrire ce que je parlais j’en aurais mis plus que don Quichotte dès la première page. Ça descendait pas, mais j’étais pas convaincu que ça allait dans l’autre sens que ça montait pas. Je me suis mis à gueuler et ils tournaient les potards dans un sens et dans l’autre pour corriger les défauts de capture. Tout était enregistré, comme ça après j’aurais un souvenir à emporter chez moi, sauf que c’était monté et que Mandale n’y était pour rien. Je savais qu’il filmait, assis dans un cagibi plein d’écrans et de potards en tout genre, avec une assistante qu’elle faisait l’ENSAV dans un pays que c’est tous des enculés et des cons selon la plaisanterie en vigueur à Paris où que je suis pas né de la dernière pluie mais que je me rappelle plus quand à cause des orages islamiques et viraux. Petit à petit, la lumière récupérait les détails de l’opération. Yavait deux rails parallèles et les stations m’aveuglaient chaque fois que j’avais pas le temps de recevoir en clair les messages publicitaires. Au passage, Ignatius m’enfilait des hot-dogs dans la gueule que j’avais grande ouverte à cause de la pénétration de l’air ambiant à une vitesse qu’on peut pas la garder fermée. Je m’demandais même plus pourquoi j’étais venu.

— On arrive quand vous voulez, sir !

— Ah merde ! C’est comme dans Flaubert alors ?

Sauf qu’on m’avait pas instruit au point que je susse comment que je faisais pour vouloir que j’arrive. Yavait bien un écran dans le charbon mais y jouait sans moi avec les autres et j’avais beau tracer mes graphes intimes y s’passait rien comme j’avais l’habitude dans les drives du coin que c’est là que j’habite et que je me fais chier du matin au soir et la nuit que je sais même pas comment on fait pour y voyager ni combien ça coûte quand on sait. Je perdais pas que les pédales dans mon chariot et j’savais plus comment me faire enculer sans risquer le découvert que c’est pas l’État qui paye le loyer.

— On arrive quand vous voulez, sir !

Ils allaient finir par perdre patience, les techniciens de Mongovers, mais je savais pas et je savais pas comment savoir même en demandant. J’ai creusé dans le charbon jusqu’au plancher et j’ai trouvé le trou. J’y étais. 14-18. Y f’sait plein d’trous à l’époque. Même qu’on pouvait rentrer dedans et pas en sortir. Ça s’est mis à jubiler dans les trous vire et laisse, que ça m’a déréglé le manche et l’ombilic et que j’en ai eu des acouphènes tellement que je comprenais plus ma langue nationale. Une angoisse que sans cet idiome j’avais aucune chance de comprendre ce que mon arrière-grand-père savait que je savais pas. C’est que c’est compliqué la généalogie, que des fois on sait plus de quelle race on est ni si c’est vrai ce qu’on raconte au sujet des autres. J’arrivais quand c’est que je voulais ! Je savais où, mais quand ? Ils expliquent pas ça dans les fonts baptismaux ou alors c’est qu’on est mal parrainé dès le départ, comme si on faisait le tour de France pour se retrouver là même d’où qu’on est parti. Mais c’était le bon trou. J’ai mis à l’air mon outil de travail séculier qu’était déjà prêt à l’emploi depuis je m’étais mis à rêver à un monde meilleur. Une main que je savais pas à qui elle appartenait ni d’où qu’elle sortait me l’a enduite sans insister jusqu’à la limite de sa capacité à attendre son tour. J’avais plus qu’à l’y mettre sans me soucier de savoir qu’est-ce que c’était comme trou. Un trou est un trou et si on fait pas avec faut faire sans mais alors on s’complique et on sait pas comment que ça va finir si c’est pas déjà commencé.

— Introduction parfaite, sir !

— Et un hot-dog en prime !

J’avais pas vraiment envie de grossir à ce point, aussi j’me suis mis en position du banderillero qui s’la colle entre les cuisses des fois que le taureau il ait la même idée. Et le trou s’est ouvert comme c’était prévu dans le prospectus.

— Avec un peu de patience, sir, on arrive à tout.

— Même en 14-18 !

Des pages que j’en avais écrit avant d’y arriver que ça s’ouvre et que j’en devienne pas fou de joie ou d’autre chose que je préfère pas en parler ! Ça s’ouvrait mais on entrait pas. On restait en dehors et on la fermait en attendant. J’étais tout ouïe. Et le silence me respectait. À peine si j’entendais le tic-tac de l’horloge interne alimentée par ma propre énergie vitale. Ça caressait mais à la limite, que c’est la définition même de l’attente. Comme dans le métro sauf que quand il arrive on est pas tout seul.

— Vous aimez mes hot-dogs, sir ?

— Chut !

Le charbon s’effritait dans mes mains. J’avais jamais autant effrité de ma vie. J’pensais même plus à Myriam ni que c’est une salope ou qu’en regardant de plus près elle a jamais eu assez de pot pour pas tomber sur un mec comme moi. J’étais clean comme si j’avais jamais été dirty. Que je l’avais été, j’étais pas devenu con au point de me laver de tout soupçon, mais je vous parle d’une sensation parce que c’est avec ça que j’écris ce que j’arrive pas à parler, même en abusant de l’alcool et des additifs qui en concrétisent le côté abstrait. Faut avoir vécu pour écrire des trucs pareils que c’est pas le premier con venu qui s’y colle.

— Vous n’avez pas répondu à ma question, sir…

— Chuuuuut !

Le hot-dog coulissait et le charbon tombait en poussière. J’en aurais fait des jaloux s’ils avaient été là ! Avec leur musiquette et leurs paroles jamais tenues. Comment que je me sentais ? Comme Pesquet quand il repère une miette de pain dans son habitacle. « Qui qui a une baguette sur lui ? »

— J’en ai aussi que c’est pas des hot-dogs mais que ça se mange…

— Chuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuut !

— Jules ? C’est toi ?

 

Une voix chevrotante comme on dit dans les romans réalistes. Il a reconnu la bite familiale, le vieux. Il a la même depuis toujours. Il tire dessus et je glisse dans le boyau. Jamais j’ai connu une telle lenteur de l’action ! C’est l’effet que ça me fait d’avoir attendu si longtemps. J’en ferme les yeux comme que si j’étais sur une table de massage. Le même anus. Pareil que moi les os même vus de l’extérieur.

— Si ça se fait, dit le vieux, on est tellement pareil qu’on se ressemble.

Comme si on vous avait placé devant un miroir et que ce qui est dedans est un autre que justement vous êtes venu pour le voir et qu’on est en 14-18. Il m’a apporté un casque qui a servi mais il a pas la tête qui allait avec. Même qu’en 40 il s’en est coiffé tellement il trouvait ça drôle. Comment que je l’appelle si c’est pas moi ?

— Je m’appelle Pierre. Mettons.

— Papy Pierre !

Mais entre lui et moi ya l’épaisseur du verre que c’est du Saint-Gobain de fabrication locale. On m’a prévenu dans le prospectus ou dans le contrat, je sais pas comment qu’ils ont fait pour me faire avaler ça mais j’y ai cru et j’ai eu raison d’y croire puisque j’y étais et que c’était de la chair et de l’os et même du verre fixé à un endroit précis de la cavité que ça résonne 14-18 ou quand vous voulez que vous avez payé d’avance parce que l’Agence fait confiance qu’à elle-même et qu’elle a raison parce que les types de mon espèce ont du mal à trouver de quoi inspirer confiance.

— Ne touchez pas le miroir, sir. Je sais que la tentation est forte, mais vous fausseriez la circulation aléatoire des particules temps-espace.

— Fais ce qu’ils te disent, Jules. J’ai pas envie d’être venu pour rien.

— Ya pas moyen de régler le collimateur autofocus ? dis-je comme si je savais de quoi je parlais. J’vois pas bien si c’est moi…

— Mais c’est pas toi, Jules ! C’est moi : papy Pierre. Comme sur les photos.

— J’dois avoir besoin de lunettes… À mon avis, le champ magnético-temporel a zappé une donnée que sans elle le vieux sort flou comme dans les photos du Kodak de mamy…

— C’qu’il est chiant des fois !

— C’est-y qu’j’aurais payé pour que je vois pas bien ?

— Vous y êtes, oui ou non, en 14-18 ?

— Que j’y suis ! Et que même j’en suis sûr ! Mais…

— Ferme-la, Jules. (voix de Myriam)

Le miroir s’est alors incliné de quelques degrés par rapport à la verticale.

— Ça te va comme ça ? (voix de Myriam)

— Ça me va et ça m’va pas…

— Ah merde ! explique-toi, vieux ! (voix de Mandale)

— Ça me va que je suis en 14-18 mais ça me va pas que papy y sort flou !

— Putain de Krasnogorsk !

Quelque chose me grattait le cul pour me signifier que j’avais intérêt à patienter sinon le film pétait et on avait pas de quoi coller. J’fais ça des fois avec mes doigts quand je sens que c’est pas moi qui maîtrise. J’entendais le ressort qui remontait. Dans le miroir, papy Pierre patientait lui aussi. Et sur la table, le casque supposait que je me le mette sur la tête pour m’en coiffer en souvenir même si c’était pas la tête de mon arrière-grand-père qui y avait explosé au shrapnel. Yavait pas de trace qu’il avait eu aucune chance de pas en mourir le soldat inconnu. Papy avait pas trouvé ce casque contrairement à ce qui était écrit dans le prospectus : c’était le Gefreiter Adolf Hitler qui l’avait sur lui comme un trophée qu’à cette époque papy il avait pas dix ans. Et que c’était pas le Gefreiter qui avait causé la mort de ce soldat français. Et que ça le faisait chier que c’était pas lui, Adolf Hitler. Et qu’il avait pas fini son histoire ou plus exactement il avait pas eu le temps de la finir parce qu’il était temps pour lui de prendre la poudre d’escampette vu que l’armée française venait de réduire à néant la tentative de percée allemande à cause que le soldat Louis Ferdinand Destouches il avait trouvé la sacoche avec le quignon et le bout de fromage dedans.

Pendant que le système tentait de corriger les bugs qui affectaient l’autofocus, papy m’a raconté la suite. Tantôt je me coiffais du casque, tantôt j’y mettais le doigt dans le trou et je réfléchissais que ça me servait à quoi que je le susse.

— Ça te plaît comme cadeau 14-18 authentique ?

— Si ça me plaît ! C’est qui qu’a nettoyé le sang… ?

— Tu veux jouer pendant que le système s’occupe de ma netteté ?

— Si je veux !

— Approche-toi de la table.

Je m’approche. C’est une table de camping pliante mais comme elle est déjà dépliée il faut pas la plier « parce que c’est logique ». Ya des choses que je comprends pas depuis qu’on me demande de comprendre, mais dès qu’il faut faire appel à la logique, je suis fortiche. Réponse : Faut pas plier la table même si elle est dépliée parce qu’on en a besoin pour poser des choses dessus. Et qu’est-ce qu’on pose dessus si c’est pas :

— Des cadeaux !

C’était écrit dans le prospectus que je reviendrais pas les mains vides mais je sais pas pourquoi j’avais pensé que ce serait de la merde mongole et que je saurais pas quoi en faire une fois à Paris de retour que j’en avais pas vraiment envie surtout sans ma Myriam. Mais bon, faut faire avec ce qu’on a, même si on l’a pas toujours gagné. J’avais le casque qui était un trophée d’Adolf et que même il était crevé sans s’en souvenir. Ça en fait une histoire ! Et quelle pub pour la marque Shrapnel !

— T’en veux un autre de cadeau, fiston ?

Ça m’faisait drôle, pour pas dire bizarre, que mon arrière-grand-père il m’appelle son fiston alors que j’avais trente ans de plus que lui quand ça se passait en 14-18, mais l’eau avait coulé sous les ponts depuis. Va pour fiston, des fois que ça complique pas vraiment la lecture. Comme yavait rien pour s’asseoir ni pour se mettre dans le cul, je suis resté debout comme un gland devant la table dépliée. J’avais le casque sur la tête des fois que ça devienne trop réaliste et que mon arrière-grand-père y me montre comment c’est que ça explosait à cette époque qu’on en a encore des traces dans l’écorce de nos arbres et dessous la terre qui remonte lentement mais qui remonte avec ses galets et ses os brisés. Yavait pas de bouton non plus alors j’ai pas appuyé.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dis-je en reluquant ce qui venait de tomber du ciel en admettant que je fusse dedans.

Ça ressemblait à rien cette fois et j’ai tout de suite pensé à une relique que c’est des morceaux que si tu les assembles ceux qui sont au même saint tu mesures à quel point le type était plus grand que toi. Dans le miroir, papy Pierre s’améliorait pas question netteté, mais il s’exprimait clairement au cas où je comprenne de traviole :

— C’est un morceau du Gefreiter Adolf Hitler.

— Tu déconnes !

Des morceaux, j’ai assez vécu pour en avoir vu des tas, que j’en ai même écouté, mais c’en était un qu’était pas passé par les mains des soviétiques et qu’on pouvait donc considérer comme vierge d’un point de vue historique. Je pouvais toucher.

— Comment que tu ferais pour l’emporter avec toi à Paris sans le toucher ?

Je le touchais, mais du bout des doigts, qu’un observateur inexpérimenté aurait pu penser que j’avais peur d’esquinter une preuve archéologique que le Gefreiter il a réellement existé, mais j’étais surtout préoccupé par la question virale que j’avais pas envie de me faire remarquer dans les réseaux sociaux qui ont vite fait de vous associer aux pires conceptions de l’humanité que l’Histoire elle en est pas avare et que j’ai pas les moyens de m’en payer la tête.

— Ça t’impressionne, hein ?

— C’qui m’impressionnerait vraiment c’est que t’arrêtes de sortir flou…

— Puisqu’on te dit qu’on est en train de s’en occuper ! T’as pas confiance ou quoi ? Des années que je fais ce métier ! Tu vas pas me l’apprendre…

J’étais pas venu pour le foutre en rogne mon arrière-grand-père qu’avait pas dix ans au moment des faits mais que depuis il avait vieilli et que même il avait fini par mourir, ce qui me laissait, du point de vue romanesque qui était le seul que je pratiquais depuis que j’avais entrepris d’écrire un bouquin sur mon arrière-grand-père qui venait de m’offrir un bout du plus grand salopard que l’Histoire ait jamais conçu que même Dieu c’est rien à côté, du temps.

— Ça va ! dis-je sans regarder le miroir de peur de me voir. C’est quoi le cadeau suivant ?

— Un bout de fromage.

— De l’époque !

— Céline l’a pas bouffé. Par contre on sait rien du quignon qui a disparu avec les bocaux on sait pas où dans les arcanes du Palais. Tu le veux ou pas… ?

— Si je le veux ! Même que je le boufferai pas, comme qu’il a pas fait notre bon vieux Céline que si j’avais été plus jeune j’aurais été faire un tour à Meudon pour lui enseigner la sodomie côté anal.

J’avais pas fini ma harangue, que quelquefois j’en ai une qui m’secoue le diaphragme comme si j’avais le bel canto dans la peau, que le bout de fromton s’est posé sur la table comme un oiseau qui se demande plus pourquoi il est né sans ailes et que ça l’empêche pas de voler. C’était du fromage de pied, que Céline l’avait pas ingurgité entre évier et latrines parce qu’yavait pas la jambe qui va avec sinon il aurait réclamé l’autre et il en aurait fait tout un… mais n’anticipons pas.

— Et de trois !

— Je vois que mon arrière-petit-fils est content…

— Que je l’serai plus quand je pourrai te serrer dans mes bras, papy !

Ça a pas l’air de l’enchanter, le papy Pierre, cette perspective de corps à corps familial. Il montrait pas les signes habituels de la joie qui s’impatiente, mais le flou qui me séparait encore de lui n’était pas artistique et j’avais confiance dans les possibilités offerte par la technologie du XXIe siècle que même en Mongolie ils savent ce que c’est.

— Un, deux, trois ! m’écriai-je comme si j’avais eu une enfance heureuse et que ça m’était déjà arrivé de compter sur le bonheur.

— Et de quatre !

Je me serais cru à la messe un jour de résurrection. Yen avait combien des cadeaux ? Des tas que disait le prospectus. Fallait prévoir un bagage de plus pour le voyage de retour et Myriam avait pensé à prendre son filet extensible que si j’avais su qu’elle avait d’autres projets j’aurais embauché un Jivaro quitte à lui fournir de faux papiers que c’est pas difficile à trouver à Paris en ces temps de progrès philosophique inarrêtable. Mais j’avais bien le temps d’y penser, à la tristesse de ce retour que j’aurais pas la chance que le zinc se crashe dans le désert de Gobi. Un truc est tombé sur la table. Il s’y est même planté. Et c’était pas une épine du pied que Céline même réduit à l’état de cadavre il est encore en train d’essayer de se l’arracher pour pouvoir enfin entrer au Panthéon.

— Qu’est-ce que c’est-y, nom de Dieu !

— Ma plume ! dit le vieux qui sortait toujours flou. Une Sergent-Major des Établissements Gilbert et Blanzy-Poure Réunis.

— Dis-moi pas que c’est avec ça que je dois écrire le bouquin sur toi… !

— C’est une plume à pâtés…

— Mais où c’est-y que j’me la plante ?

— Devine !

— Et l’encre violette ? Elle est où l’encre violette ? Me dis pas que…

Ce que c’est de trop parler. J’avais une bouteille à secouer avant de m’en servir. Ce que c’était que le bon vieux temps que sans lui le XXe siècle il aurait pas marché sur la Lune. Des fois que le cahier y venait avec…

— T’écriras dessus exclusivement.

— Pour le pupitre…

Si tu trouves pas ce que tu cherches, c’est que t’es pas au bon endroit. Or, j’y étais en 14-18. Et mon arrière-grand-père il était pas si excité que ça de devenir net quand on le regarde. La main de Myriam me caressait mais j’étais loin d’éjaculer. Et j’entendais le moteur et le ressort de la Krasnogorsk que Mandale il arrêtait pas de s’en plaindre.

— Comment c’est qu’on s’assoie ici ?

— Pas sur la table, fiston. Elle supporterait pas. Par terre.

— Avec tout ce charbon ! Que j’en ai plein le cul du charbon mongol ! J’étais pas venu pour m’encrasser l’anus !

— C’est tout de même ici qu’on a inventé Mongovers. Et si Mongovers n’existait pas, vous ne seriez pas en 14-18 en ce moment où je vous parle.

La voix de l’ambassadeur. Le miroir. Ils étaient tous derrière. Et Mandale filmait pour mémoriser ma connerie de touriste du Temps qui n’a pas sa ligne de Kármán parce que le Désir n’a pas de limite. Dis merci à la Mongolie éternelle, Juju ! Qu’est-ce que tu serais si tu n'écrivais pas un bouquin sur ton arrière-grand-père ? Tu crois que je me suis pas posé la question ? Que je me la posais avant que j’y pense à ce bouquin et que si j’y avais pas pensé je serais pas en 14-18 en train d’attendre que les choses s’éclaircissent dans ma tête et que je voie mieux dans celles des autres. Il était anachronique, Adolf Hitler, et mon arrière-grand-père l’a laissé filer que sinon on aurait eu le même mais sous un autre nom parce que l’Histoire se construit sur les confusions temporelles que l’imagination impose à l’invention.

— À ce train-là, on est pas arrivé.

— De quoi te plains-tu, fiston ?

— Que ça en met du temps la mise au point !

— Il a fallu adapter la technologie de XXIe siècle à ce siècle-ci.

— N’empêche que c’est pas net.

— Tu as des tas de cadeaux en attendant. T’en as jamais eu autant.

— On peut pas jouer avec.

— Mais c’est pas des jouets, fiston !

— Au XXIe siècle les cadeaux c’est des jouets sinon c’est des trucs qu’on sait pas quoi en faire et on les fout à la poubelle.

— Tu en feras ce que tu voudras. Je ne suis pas là pour te dire ce qu’il faut en faire. Je suis mort et enterré.

— Même que tu sors flou et que j’ai pas confiance dans la technologie mongole en matière de voyage dans le temps que c’est pas la même chose qu’au bout de la nuit. Tout le monde sait ça au XXIe siècle.

Je sais pas pourquoi je râlais. Ni ce que finalement je foutais dans ce trou qui m’appartenait même pas. Avec dedans un arrière-grand-père qui sortait flou et qui m’offrait des trucs que je pouvais pas jouer avec comme quand j’étais petit et que je savais pas encore jouer comme quand je serais grand. Ya des trous que quand on y va dedans on en sort pas. Peut-être que j’avais vocation à pas sortir du bouquin que j’écrivais à la première page. Et que le film de Mandale deviendrait un documentaire sur comment on devient con quand on l’est déjà. Dire que j’allais avoir un fils et qu’il deviendrait Mongol parce que Madame en avait décidé que ce serait ça ou je pouvais aller me faire mettre ailleurs que chez elle. Seul que je reviendrais. Avec un filet aux mailles extensibles et des foutus cadeaux de l’ancien temps que ça ferait marrer mes potes que je peux pas jouer avec et que même ça les amuserait pas longtemps, histoire que je me retrouve encore plus seul, jusqu’à ce que ça fasse zéro. Comment que je brise un miroir avec mon arrière-grand-père dedans ?

— J’veux bien m’asseoir sur le manche à balai mais à condition qu’il soit horizontal, na !

— T’as qu’à le poser par terre qu’ya pas plus horizontal.

— Mais je veux pas m’asseoir par terre !

— Alors assieds-toi debout, merde ! (voix de Myriam)

— Ça vaut pas la Bolex…

— Elle a plus d’ressort, ta Bolex.

— Ça pète jamais le ressort de la Krasnogorsk.

J’avais pas collé mon esgourde au miroir parce que ça faisait gesticuler mon arrière-grand-père qui devenait alors plus flou et qu’il en perdait la voix, mais ce que j’entendais était derrière le miroir et je savais à qui appartenaient ces voix. Si vous voulez : mon arrière-grand-père se situait entre moi et une antichambre où la Krasnogorsk ramait de remontage en remontage et la main de Myriam se frayait un chemin dans le champ magnético-temporel qui circulait à la surface du miroir et que je devais pas perturber outre mesure sous peine de perdre le peu de pognon qui me restait sur mon compte à rebours. L’ambassadeur devait veiller au bon déroulement de l’expérience que je tentais de mener à bien malgré les doutes qui m’assaillaient comme les piranhas qui s’en prennent à la bête égarée dans le gué où qu’elle avait pensé que c’était le bon moyen de traverser le fleuve que c’est toujours une tragédie de se retrouver avec un fleuve en travers de la route qu’on a demandé à personne de prendre dans un sens ou dans l’autre. Certes j’étais pas seul comme j’aurais dû être si j’avais payé plus, mais entre le panier A et le panier B des fois et même souvent, pour pas dire tout le temps, on a pas le choix et on y va en Mongolie parce que c’est là que se trouvent les fabuleuses installations temporelles de Mongovers que si tu y as pas été une fois tu peux pas savoir ce que ça fait d’en revenir sauf que dans mon cas j’allais revenir sans ce qui m’appartenait si j’avais eu le fric et les bonnes relations. Ils parlaient. En sourdine, et ils me voyaient, à travers mon arrière-grand-père que c’est un truc qu’il faut le faire mais la technologie de notre siècle peut t’en mettre plein la vue si t’es pas aveugle au point de pas savoir où en est l’humanité par rapport au temps. Mais je perturbais le champ magnético-temporel et ce comportement inadapté m’exposait à une interruption sans conditions de l’expérience mongoverselle que j’en avais vu la pub à la télé. J’exagérais.

— Le mot est faible, dit l’ambassadeur qui déclinait pas son identité mais le système avait aussi perdu ses capacités de dissimulation.

— C’est pas des jouets ! On avait dit « jouet » et on l’avait même écrit que j’ai signé dans la marge.

— C’est bien la première fois qu’on se plaint de la qualité de nos cadeaux ! Tous ceux qui sont passés par là vous le diront…

— Et bien qu’ils y viennent !

— Calme-toi, mon chou-rave. C’est qu’un mauvais moment à passer…

— Mais je suis pas venu passer un mauvais moment !

— Elle veut dire (reprit l’ambassadeur) que le système est en train de corriger le défaut et que vous allez pouvoir jouer comme si vous y étiez…

— En 14-18 ?

— En 14-18.

— C’est quoi ce charbon… ?

Encore une question que j’aurais mieux fait de me la poser à moi-même que si j’y réponds pas je me formalise pas.

— Me dites pas que c’est la source d’énergie…

— Reculez, sir. Nous allons procéder à une augmentation du champ magnético-temporel.

— Qu’est-ce que je fous là, nom de Dieu !

J’ai reculé. Mon arrière-grand-père bougeait plus, mais son regard était aussi vivant que moi. Ils devaient lui injecter quelque chose que ça le rendait momentanément indifférent à ce qui se passait. Pas plus épais qu’un miroir qu’il était, ça devait avoir de l’influence sur son comportement, mais ça pouvait pas être pire qu’un manche à balai dans le cul et un tapis d’anthracite sous les pieds. J’sais pas s’il avait des jouets dans son espèce de tombe, mais j’avais pas encore joué avec et ça me rendait que je savais plus où me mettre pour qu’on en arrive à la conclusion et que je retourne dans mon chez moi et lui dans sa tombe. On aurait dit que l’image se précisait. La focale variait entre deux flous sans passer par le net. Ça pouvait pas me tranquilliser et je m’étreignais les mains jusqu’à la douleur comme si que j’étais en train d’attendre que l’agneau sorte du four sans avoir eu chaud.

— Vous voyez quelque chose, sir… ?

— Je vois que si ça continue je verrai plus rien dans pas longtemps et il faudra m’expliquer jusqu’à ce que je comprenne !

— Et là, c’est plus net… ?

— Ça serait net si yavait pas un Mongol à la place de mon arrière-grand-père.

 

Retour de Pierre à la maison

Pierre pensa se réveiller avec le soleil. Un rêve étrange venait de s’effacer, laissant dans l’esprit encore sommeillant sa trace d’étrangeté, mais rien sur les faits ni les personnages. Son visage était couvert de rosée. L’écureuil s’était immobilisé sur une branche. Il semblait soliloquer, mais comme il fallait s’y attendre aucune parole ne sortit de sa petite gueule excitée. Pierre frotta ses yeux, s’étira, chercha le drap, ne rencontra que l’herbe humide et couchée, se vit à table devant un bol de lait chaud, le chien à la fenêtre, source de joie sans raison apparente. Il pouvait voir le ciel à travers les feuillages. Le Mauser avait disparu. Pierre scruta la broussaille alentour. Aucun signe du Gefreiter. Il avait quitté les lieux et Pierre se reprocha de le remercier de lui avoir épargné la vie. Il le remercia pourtant plusieurs fois, vite, les yeux fermés comme s’il ne croyait pas qu’il s’était réellement passé ce que sa mémoire était en train de structurer pour une prochaine narration, si toutefois il rentrait chez lui. Les yeux trompent rarement, sauf si on ne regarde plus rien et que l’esprit s’entête à voir les choses comme elles ne sont pas. Cependant, l’odeur de sa culotte était bien réelle. Il rouvrit les yeux et constata que le Gefreiter avait laissé sa trace au pied du chêne où sans doute il n’avait pas trouvé le sommeil alors que Pierre ne se souvenait même pas de s’être endormi. Le casque troué gisait dans l’herbe cassée qui jaunissait à vue d’œil. Le Gefreiter lui avait parlé de ce casque, comment il l’avait trouvé en marge d’un champ de bataille, pourquoi il en avait cherché le cadavre sans le trouver. Il n’y avait pas de conclusion à cette histoire, sauf que le Gefreiter avait disparu et qu’il avait oublié ou abandonné son trophée sans valeur ni objet.

Les soldats qui patrouillaient ce matin-là dans la forêt de *** aperçurent de loin ce petit homme en culottes courtes et c’est en s’approchant, sans prudence excessive, qu’ils constatèrent qu’il était assis sur un casque, les coudes sur les genoux, semblant parler à un écureuil qui prit la fuite au premier craquement. Pierre reconnut des soldats français, mais il ne retrouva pas les visages qui avait disparu dans l’expansion du lac, de son eau, de sa terre profonde, de ses habitants et de ses morts. Il avait honte de son odeur, mais il n’y pouvait rien. Le soldat qui le souleva sentait aussi la merde. Pierre s’agita : le casque lui appartenait désormais et un soldat se pencha pour le ramasser, en observer le trou et l’attacher à son ceinturon. Pierre se détendit. Il était bien dans ces bras solides. Son père n’en avait pas d’aussi solides. Et les bras de sa mère trahissaient une faiblesse de constitution qui avait un rapport évident avec sa claudication. Puis il pensa à Constance, à sa main, car il ne connaissait pas ses bras, sa main qui le conduisait où elle voulait et jamais il ne s’opposa à ces aventures circulaires. Ensuite on arriva dans une clairière où stationnaient des véhicules. Le sol était retourné sans métier, il n’y avait plus de trace de végétation et les hommes qui marchaient là-dedans étaient silencieux, car ils entassaient des morts sur un fardier. Pierre n’avait jamais vu autant de morts, ni autant de mutilations, l’hôpital où son père œuvrait une fois par semaine était propre et la lumière avait l’odeur des jardins environnants. Le soldat desserra son étreinte et Pierre sentit à quel point la terre était chamboulée. Ses pieds, chaussés de bottillons comme toujours après les vacances, s’enfoncèrent dans cette bouillie noire qui contenait sans doute de l’homme. Depuis quelques jours, il avait mesuré à quel point l’homme s’était mélangé à la nature et à ses vivants piliers. Le soldat dit « suis-moi » et Pierre lutta contre la succion. Il eut juste le temps de s’accrocher à la capote. La crosse d’un fusil lui caressa la joue.

— Où est mon casque ?

— C’est pas ton casque, fiston. Oublie-le.

Il ne voyait pas le visage du soldat, mais il était peut-être radieux comme sur les images du missel.

— Je suis sûr que tu as faim, dit le soldat.

— J’ai besoin de me laver…

— On a pas ça. Mais on a de quoi remplir ton petit estomac. Ensuite on te ramènera chez toi. Le pays est tout chamboulé.

— C’est mon casque. Le Gefreiter…

Mais il s’interrompit. Il poserait la question à quelqu’un de moins têtu, après avoir pris le temps de manger et alors la question de la maison se poserait, peut-être aussi celle de Constance et pourquoi pas celle du Gefreiter. Qui sait ce qu’ils voudront savoir ?

— De quel village es-tu, fiston ? Il y en a deux dans le coin et l’un d’eux n’existe plus. Quant à l’autre…

Le soldat s’arrêta, ajusta son fusil sur son épaule et souleva de nouveau Pierre. Mais cette fois, il le posa sur le plateau d’un camion qui ne servait pas au ramassage des morts, ni même des blessés. Le plancher était étrangement propre, comme s’il venait d’être briqué par une conscience têtue. Pierre pouvait voir toute la clairière. D’un côté, les arbres étaient abattus, brisés, couchés comme les morts qu’ils étaient et l’horizon s’enorgueillissait d’un soleil de carte postale, simplement posé sur les collines où rien ne s’était passé. De l’autre la forêt imposait une rude futaie que des hommes s’acharnaient à pénétrer sans y parvenir toutefois.

— Bouge pas, dit le soldat, je vais te chercher de quoi bouffer.

Pierre vit les casques parmi les morts, les ceinturons entortillés dans les capotes avec des bras et des jambes que des hommes tentaient de ranger comme on fait des fagots. Des fusils étaient entreposés sur un plateau dont les brancards s’enfonçaient dans la boue. Que peut faire un enfant si plus rien de ce qu’il connaît n’existe ? Il fallait bien se poser la question. Le soldat n’avait pas mâché ses mots à propos de ce que le pays était devenu. Pierre se sentit définitivement seul, mais il n’avait pas ce sentiment d’avoir tout perdu que son père avait évoqué au cours d’une conversation alors que les combats étaient lointains et chargés de légendes. Je n’aime personne, pensa-t-il, mais il se peut que je sois aimé ou que je l’ai été si plus personne ne peut en témoigner. Quelque chose comme ça.

Le soldat revenait avec un quart de soupe. Il y avait un morceau de viande dedans. C’était de la bonne soupe qui sentait sa campagne éternelle. Quand tout ceci va-t-il disparaître définitivement ?

— Je te trouverai un casque sans trou, comme ça tu pourras le mettre sans qu’on te pose des questions.

— Mais ce ne sera pas le casque que le Gef…

— Mange !

Pierre avala tellement bien cette soupe que le soldat se fit un devoir d’aller en chercher un autre quart. Il revenait quand quelqu’un dit, d’une voix presque éteinte :

— Pierre…

Ce n’était ni son père, ni sa mère, ni son oncle, ce n’était pas la voix de la douce Constance, la religieuse avait perdu sa blancheur et elle trépignait dans la boue. Le soldat lui tint le coude.

— J’ai perdu mes souliers, dit la religieuse.

— Je vois ça, fit rudement le soldat.

— C’est le petit Pierre.

Pierre ne pouvait pas dire le contraire. Il sourit et empoigna le quart que lui tendait le soldat. La religieuse leva les yeux au ciel et lui parla.

— Tu vas retrouver les tiens, petit, dit le soldat qui souriait comme si c’était lui qui rentrait à la maison.

Il se tut soudain et chercha le regard de la religieuse. Une lueur de terreur avait tétanisé son visage poilu, sale, crevassé. Mais la religieuse ne lui parla pas dans l’oreille. Elle n’avait que de bonnes nouvelles.

— Et Constance ? dit Pierre qui avalait en même temps.

— La diablesse ! fit la religieuse. Elle est revenue sans toi.

— Elle est revenue, dit Pierre qui n’y croyait pas.

— Achève donc cette soupe ! dit le soldat qui retrouvait son visage et le montrait comme s’il niait l’avoir jamais perdu. Si tu as encore faim, nom de Dieu ! il en reste de quoi nourrir cent petits hommes de ton espèce !

— Mon espèce… ?

— Je veux dire, gamin, que tu as de la chance.

Il salua et rejoignit ses compagnons pour prêter main forte au rangement géométrique des morts sur le fardier. La religieuse examinait ses pieds. Le docteur avait parlé souvent de la boue des thermes qui fait un bien fou à la peau, aux muscles et aux articulations, que peut-être même ça ne faisait pas de mal aux organes et à l’esprit qui y trouve refuge quand on ne sait plus quoi penser de tout ce « raffut ».

— Quelqu’un te prendra en croupe, dit-elle. On te croyait mort, mais tu as la peau dure, comme ton…

Un aéroplane passa en rase-motte. Pierre ferma les yeux. Il n’avait jamais connu un monde aussi bruyant. Tout vibrait. Rien ne tenait plus en place. On rencontrait des morts qui s’en allaient sous terre et des vivants qui se prenaient pour des oiseaux mais qui ne rêvaient plus, qui priaient ou s’accrochaient à ce qui restait de réalité, pauvres plumes emportées par le vent de l’Histoire ou de la Bêtise. Qui sait ce qu’on écrira sur le sujet une fois que ce sera fini ? On écrit toujours trop et on recommence si le vent tourne.

— Tu as fini ? Je comprends que tu avais faim, mon pauvre. Tu as de la chance, comme a dit ce brave homme. Je crois même que je n’ai jamais rencontré quelqu’un d’aussi veinard que toi, petit diable !

Pierre mâchouilla encore pendant quelques minutes, puis il avala le reste de bouillon qui était bien chaud et gras. Un cheval s’approcha. Pierre croisa ce regard patibulaire ou blasé. Il flatta le museau et le cavalier, qui portait des épaulettes dorées, lui offrit son bras.

— Je reviens vous chercher, ma sœur. Et toi, tu me montreras le chemin.

— Tout est tellement chamboulé ! dit la religieuse et Pierre eut soudain du mal à respirer.

 

*

* *

 

Ce n’était pas le même casque, mais il était troué. Le dragon l’avait cueilli au passage.

— Voilà, avait-il dit sans trop d’irritation, tu es content ?

C’était bien un casque Adrian M 1915, comme lui avait appris le dragon, mais ce n’était pas celui que le Gefreiter avait abandonné ou oublié, il n’y avait plus aucun moyen de le dire, mais cela n’aurait sans doute aucune importance au moment de l’écrire. On ne serait pas forcé de raconter ce détail. Il y aurait un casque troué, un Gefreiter un peu honteux de l’avoir un instant considéré comme un trophée et puis le sommeil avait causé un trou énorme dans le récit, parallèlement à celui qui avait vidé le lac de tout ce qu’il contenait de siècles et de passages migratoires et autres, comme la fuite ou l’égarement. Il aurait bien le temps d’y penser. Un sien cousin avait commencé à écrire, de son propre aveu, à treize ans. Était-il nécessaire, encore une fois, de préciser qu’il n’avait plus rien écrit à dix-sept, comme si sa virginité avait eu cette importance. L’essentiel était le trou, car sans ce trou, le passage furtif du Gefreiter non seulement n’avait plus de sens mais en plus il n’y avait plus rien à raconter, tant en invention qu’en détails véridiques. Le dragon n’en témoignerait pas. Mais était-ce si sûr ? Il semblait connaître le pays. S’il survivait, son témoignage ficherait tout en l’air et c’en serait fini de l’originalité du récit. Pierre étreignit plus fort cette taille ceinturée de cuir. Il posa même sa joue contre le dos dont les muscles travaillaient en relation étroite avec la musculature du cheval. Son père s’y connaissait. Il connaissait tellement de choses qu’on le regretterait une fois qu’il serait mort et enterré. Le casque pendait au ceinturon du dragon. On voyait le trou et les effets de l’impact sur la tôle. La crête était intacte. Qu’est-ce qu’un casque s’il n’est pas un trophée ? Le Gefreiter ne s’était pas posé la question en le ramassant et donc il fallait conclure qu’il ne l’avait pas oublié. C’était bon, cette idée d’abandon, cette volonté de dissimuler l’idée originale qui n’était pas la bonne et qui par conséquent n’avait aucune valeur narrative digne d’un récit destiné à valoriser le narrateur. Mais en abandonnant le casque, le Gefreiter avait jeté son premier manuscrit au feu, il en avait détruit la possibilité. Que trouverait-il pour alimenter sa soif de reconnaissance ? Ou que chercherait-il ? Il faudra que j’en parle à Constance.

Mais le dragon connaissait-il le pays ? Il n’en parlait pas. Il connaissait le chemin malgré le chamboulement. Il allait droit au but, sans hâte. Il y avait beaucoup de monde dehors. Forcément, pensa Pierre en se félicitant de cet humour, il n’y a presque plus de dedans. Mais la souffrance était sur les visages, les échines, la lourdeur des pas, la lenteur des enfants. Les regards fuyaient. On a toujours honte de se retrouver dehors sans rien de ce qui nous a appartenu. Il manque des gens. Leurs cadavres, pour ceux qui avaient eu de la chance, étaient soigneusement rangés sur des plateaux sans chevaux. Le dragon saluait sans rien dire.

On arriva enfin à la maison. Elle était debout. La cheminée fumait. Les vitres renvoyaient les reflets de l’automne. Le portail était bancal cependant et on voyait la trace des roues. Le bras du dragon l’enveloppa et, posant son pied sur la botte, il sauta dans la boue. Le dragon dit :

— Je n’entre pas. Tu salueras tes parents de ma part.

Et il partit sans se presser. Il n’avait pas dit de la part de qui. Il avait détaché le casque de son ceinturon et il s’était penché pour que Pierre pût le prendre. Ainsi, ce visage s’était rapproché, mais il n’était pas familier. Pierre attendit que le dragon disparût. Il était midi, selon une femme qui passait.

— On a bien cru… dit son père en le serrant dans ses bras.

Il piquait. Sa mère les embrassa tous les deux, pleurant sans doute. L’oncle, une épaule appuyée contre le montant d’une porte, fumait sa pipe, l’air heureux, il n’avait jamais perdu patience, cet homme. Pierre lui fit signe de s’approcher pour participer à l’embrassade, mais l’oncle secoua sa pipe et retourna dans le salon. Constance apparut. Elle ne s’était pas coiffée ce matin et avait donc noué un foulard sur sa tête. Elle se contenta de serrer un peu le bras de Pierre, trois ou quatre petites pressions entre le pouce et les doigts, il voyait son profil et ses lèvres étaient blanches.

— Nous revenons chez nous, dit le docteur.

Fini les vacances. Pierre fut posé sur le tapis où un peu de cendre se souleva. Il tenait le casque par la lanière et il heurtait son genou comme un balancier. On ne voyait pas le trou. Le moment était peut-être mal choisi pour en parler. Il prit soin de ne pas l’exposer aux regards. Mais personne n’avait envie d’en parler. La religieuse apporta une gamelle de la même soupe et un morceau de pain qu’elle avait écroûté car il était tombé en chemin. Le docteur lui demanda ce qui était arrivé à ses souliers. Elle se jeta aussitôt dans un fauteuil.

— Ne m’en parlez pas, dit-elle en s’essuyant le front avec le revers de sa main.

Elle était sale elle aussi, même s’il était sans doute improbable qu’elle se fût chiée dessus. Le docteur et sa femme étaient sales. Par contre, Constance paraissait propre, sauf que le foulard dénonçait une chevelure impossible à exposer au regard des autres. Sinon sa robe était blanche. Et ses sandales montraient des pieds aux ongles propres. Elle portait un collier de perles. Pierre ne connaissait pas ce collier. Il avait donc une histoire qu’elle lui raconterait sitôt qu’ils auraient l’occasion de s’isoler du reste du monde, si c’était possible avec ce chamboulement. Ils mangèrent. Ensuite la femme du docteur, la religieuse et Constance rangèrent la vaisselle préalablement lavée et essuyée. Pierre suivit son père jusqu’au garage où le cheval s’impatientait. Les bagages étaient déjà ficelés. Pierre trouva un interstice pour y glisser le casque. Le docteur ne lui posa aucune question. Il en poserait peut-être plus tard. Mais la question de la survie prenait toute la place. On n’avait même pas parlé de ce que Pierre avait fait dans sa culotte ni de la peur qui en était la cause. Il ne fut pas question non plus du Gefreiter ni des autres personnages qui avaient peuplé le récit de ces jours passés à écouter les autres sans se soucier ce que qui avait bien pu arriver à Constance. Les soldats ne l’avaient pas maltraitée. Ils avaient tenté de la séduire, mais sans violence. Pourtant, le foulard était un mauvais signe. Ils partirent en début d’après midi.

 

*

* *

 

Le docteur avait confisqué le casque. Il n’avait pas donné d’explication à cette privation, de sorte que Pierre ne pouvait décider si elle était injuste ou autre chose. Ici, aucun chamboulement n’avait changé les paysages, les rues, les habitudes, les gens. Constance avait enfin dénoué son foulard et sa chevelure était apparue un beau matin de soleil automnal. On était au lavoir, seuls et désœuvrés. Il était arrivé le premier. Il avait l’intention de parler du casque qui n’était pas celui de l’histoire qu’il avait racontée à Constance. Elle était descendue par le chemin qui monte à l’église, entre les laurières étincelantes descendant les mains dans le dos et le pied sûr. Sa chevelure éblouissait. Pierre ne trouva pas d’autre mot. Elle en rit. Depuis le retour de vacances, elle ne cachait pas sa joie de vivre, ce qui ne laissait pas d’inquiéter Pierre qui l’avait connue soucieuse et souvent lointaine. Elle secouait le foulard comme un fanion. Elle en frotta le visage contrarié de Pierre qui fit la moue et roula des yeux de tragédien. Il ne savait pas comment raconter l’histoire du casque, comment avouer qu’il ne connaissait pas celle de ce casque-là qui de toute façon était confisqué, remisé dans un placard où le docteur conservait les drogues et qui n’était plus accessible depuis que des fioles avaient mystérieusement disparu.

— C’est bizarre comme ton père se retient de poser des questions, dit Constance. Il se doute bien que…

— Parlons d’autre chose !

— Oh la la ! Comme tu veux.

Il avait voulu dire : parlons du casque, celui que le Gefreiter avait abandonné (mettons de côté la thèse de l’oubli) et que le soldat avait jeté quelque part avec les morts d’un air si autoritaire que Pierre n’avait pas osé rouspéter.

— Voilà pourquoi je me fiche que père ait confisqué le casque numéro 2.

Constance avait l’air de ne pas comprendre. Il venait de la condamner au silence. Ils étaient assis sur la murette et le lierre courait autour d’eux, agité par le vent qui s’en prenait aussi à la chevelure de Constance qui, pas agacée du tout, retenait les mèches sur ses tempes.

— Tu ne peux pas passer ton temps à ruminer ce genre d’histoire… finit-elle par dire.

— Veux-tu qu’on parle de ce qui t’es arrivé avec les soldats… ?

— Ça ne te regarde pas !

Pierre se leva brusquement et envoya de la poussière devant lui avec la pointe du pied.

— On n’a pas le droit de laisser une histoire dans l’ombre, déclara-t-il. Une histoire c’est fait pour…

— Pour être racontée, je sais, tu me l’as déjà dit cent fois ! Mais tu ne m’as rien dit sur les histoires fausses et tu m’en as raconté une…

— Mais je viens de rétablir la vérité !

Il avait failli ajouter « mon amour » et il se mordit la langue.

— Qui te dit que mon histoire en est une ? dit Constance qui ne le regardait plus.

— Tu veux dire que…

C’était facile à deviner. Il jeta un caillou dans l’eau. Des fois il y entrait à la demande des femmes pour ramasser les cailloux que les autres avaient lancés depuis le parapet jouxtant l’église. Il n’aimait pas ces jeux, surtout depuis que Constance lui avait posé la question de savoir s’il était capable d’aimer.

— Un jour tout sera chamboulé ici aussi.

Constance haussa les épaules. S’il n’y avait pas eu cette guerre, elle coulerait des jours heureux avec ses sœurs. Pierre haussa les épaules à son tour :

— Ce ne sont pas tes sœurs.

— Et tu n’es pas mon frère !

Elle noua le foulard, en fit une boule et l’enfouit dans un buisson. Elle ne le jetait pas, elle le réservait à un futur proche ou lointain selon ce que l’imagination concède au désir.

 

Minuit vingt-six

J’y dis, au Mongol :

— Qu’est-ce que tu fous là, dans le miroir de mon arrière-grand-père ?

Il devient flou, se remet net, hésite encore sur le grossissement puis l’image se fixe. J’y répète :

— Qu’est-ce que tu fous là ? Que c’est pas ton miroir !

Il se met à ricaner que moi ça me donne des frissons que j’en ai sur tout le corps jusqu’au gland. Je réclame :

— Des Mongols, j’en vois tous les jours ! J’ai pas payé pour les revoir sans que je veuille ! Virez-moi ce technicien de surface avant que je le brise !

— Calmez-vous, sir.

— Que je me calme que ça fait depuis le début que je suis censé communiquer avec mon arrière-grand-père et que mes vacances se terminent demain à l’heure que je prends un vol pour Paris et que cette fois je vais y rester jusqu’à ce que j’en peux plus !

— Calmez-vous, sir. Ce Mongol n’est pas un Mongol ordinaire. Réfléchissez, sir : qu’est-ce qu’on voit habituellement dans un miroir…

— Que je suis pas beau à voir ! Et que ça m’arrive tous les matins que sinon je me coupe !

J’en ai la gorge nouée de savoir ce que je dis. Le type qui est dans le miroir peut pas être moi puisque je me ressemble comme tout le monde. Ya même pas un bouton pour régler le contraste !

— Vous avez raison, sir. Ce reflet n’est pas le vôtre.

— Faut-il que je me retourne des fois que je sois transparent… ?

— Ne touchez pas à la surface. Vous perturberiez…

— Le truc magnético que j’en ai rien à foutre si ça sert à rien qu’il marche ! J’en veux pour mon pognon ! Ou alors remboursez !

Il s’en faut pas de beaucoup que je le brise, ce miroir, mais j’ai rien sous la main à part le casque troué que j’y tiens à pas le casser plus.

— Dites-lui que je l’ai assez v. J’ai pas de pourb. sur m. Même en fouill. le fo. de mes po. Voyez voir des fois q. Myr. Elle en a dans son sac à m. Comment qu’il faut q. j. v. l. dise ? J’ai plus d’pincettes à mon serv. Même pas le désir de le péter ce m. de m. !

Je sais pas pourquoi, mais ça m’a toujours calmé de gueuler un bon coup. J’ai pas gueulé longtemps. Juste le temps qu’il faut pour le dire. J’étais d’accord que le mec que je voyais dans le miroir c’était pas moi sinon ce serait pas un Mongol. Je m’vois pas en Mongol. Et en Mongolie en plus. Que c’est pas mon pays. Et que j’ai épousé une Juive. Et que j’en ai des tas d’histoires à vous raconter si vous avez le temps et de quoi payer les verres que moi j’ai plus les moyens parce que je suis un homme mûr qui a tout investi que c’est comme ça qu’il lui reste plus rien que ce désir de papoter avec son arrière-grand-père qu’à sa place ya un Mongol. Et vous savez pourquoi ?

— Parce que ce Mongol, sir, c’est Pierre, votre arrière-grand-père.

— Un trisomique ? Vous voulez dire que je descends des testicules d’un trisomique ? Regardez-moi !

— C’est le miroir qui vous regarde, sir…

Il y était toujours dedans, sans son arc ni son cheval, mais c’était un Mongol que c’était pas moi parce que je me regardais pas. Il disait rien, le mec. Je savais même pas s’il me regardait ou si c’était moi que je me demandais si quelque chose foirait dans ce système de merde qu’avait plus rien d’américain où je suis pas né parce que je suis d’Paris et que j’ai pas fait exprès de pas avoir assez étudié pour mettre mon nez dans les génomes des uns et des autres. Touchez pas la surface, qu’ils disaient ! Et j’avais pas envie de me servir du casque troué pour éprouver la résistance de ce verre d’un genre nouveau que des fois les Mongols y sont pas si cons que ça.

— Si ce mec est mon arrière-grand-père, pourquoi qu’il dit rien, qu’il fait rien et qu’il arrive rien ?

— Ça freeze, sir. On y travaille. Go ! Go ! Go !

Immobile qu’il était et moi je bougeais histoire de pas me tromper de reflet. Le matin, quand je fais le singe devant mon miroir, c’est un singe que je vois et ça me fait pas toujours marrer d’en être un et de pas en descendre. Qui c’est qui activait le manche dans mon cul ?

— Et là ? fit la voix que ça pouvait venir d’Andromeda comme de plus profond où je suis jamais allé ou alors j’étais pas seul.

— Et là qu’il bouge toujours pas. Et pourtant je bouge. Vous êtes sûr que c’est un miroir, cette invention mongole que ça sent la vodka et le baijiu qu’on sait plus qui est qui quand on y réfléchit ?

— On y travaille, sir. Ce temps sera décompté, ne vous en faites pas.

— Mais je m’en fais pas. Comme si je remontais les Champs-Élysées la queue à l’air et bien bandée. Que c’est pas rare qu’on tombe pas sur un flic que c’en est un pour donner raison à Villon. J’vous laisse imaginer la suite.

— C’est ça, sir, racontez-nous. On travaille dur, vous pouvez nous croire. La hantise de l’écran bleu, vous connaissez ?

Ils travaillaient. Et j’avais rien pour m’asseoir. Le Mongol du miroir semblait en penser quelque chose. Un balayeur qui avait égaré sa serpillère dans un circuit intégré. J’aurais pas aimé être à la place de ce type. Je me demandais ce qu’il voyait. Qu’est-ce qu’on voit quand on peut pas bouger parce que le système comprend pas ce qu’il fout là cet octet de malheur que c’était pas prévu dans le programme ? Imaginez ce qu’on peut ressentir au fond de soi quand on se regarde dans un miroir et que ce qu’on voit c’est pas soi et qu’en plus ça bouge pas alors qu’on bouge pour en être sûr. Des heures que j’ai poireauté et j’arrivais pas à éjaculer, même sans plaisir que ça m’aurait fait du bien de remettre mon pendule à zéro. Ça peut rendre fou ce genre de tic-tac. On a pas toujours les moyens de se dire que c’est normal qu’un pendule oscille dans une spirale que si je l’avais pas vu à la télé on me l’aurait expliqué pour des prunes et je serais pas là devant un miroir de type mongolien à tenter d’en extraire la substance pour voir si ça recommence ou si je suis fini. Ils travaillaient. Ils travaillaient tellement que le Mongol a cligné d’un œil. J’ai rien écrié, j’ai pas bougé sauf pour me gratter le cul, le système venait de manquer ce rendez-vous avec l’improbable. L’œil a cligné encore deux fois et j’ai cligné le mien qu’aussi sec l’œil a cligné et l’autre a laissé couler une larme. Merde alors ! que j’me suis dit comme quand je pense que si on m’avait écouté ils sauraient pourquoi je suis comme je suis et pas comme ils veulent. Yavait rien d’autre qui bougeait et pourtant j’oscillais de la queue. Je surveillais la surface, mais c’est pas facile avec seulement deux yeux. Silence black-out du côté du système. À croire que j’étais seul dans ce trou et que j’avais qu’à me démerder si je voulais en sortir. Sauf que j’en sortirais pas si j’étais déçu. Le Mongol clignait plus, ni de l’œil ni d’autre chose, mais la larme brillait sur sa joue, elle s’accrochait à cette joue jaune et dure pour pas tomber je savais pas où que c’était à ses pieds.

— Papy ? murmurai-je des fois que j’étais pas aussi malade que j’en avais l’air.

Le Mongol eut soudain l’air qu’on prend quand on chie et que ça sort pas sans douleur. Ya pas d’miroir dans mes chiottes mais quand ça m’arrive je m’imagine que c’est moi. Mais ce que je vois alors dans ce miroir virtuel, ça s’active exactement comme je grimace. Alors que dans ce trou, le Mongol est tendu comme une peau de tambour qu’un tour de vis de plus et elle se déchire dans un cri de douleur qu’une fois Myriam a défoncé la porte pour me sauver. Je pouvais pas croire que ce Mongol était mon arrière-grand-père. Et ça pouvait pas être moi, comme c’est dans un miroir chez soi et pas dans un trou perdu au fin fond de l’Asie, parce que ça bougeait pas comme je bougeais. Qu’est-ce qu’il foutait dans ce miroir, ce mec que je savais pas non plus qui il était si jamais il était complètement étranger à mon existence de vacancier temporel ? Le manche coulissait bien. Ils font ça bien dans les agences de voyage. D’abord on a des doutes que ça nous empêche d’embarquer et puis arrive le moment où ça coulisse comme si on avait fait le trottoir depuis qu’on existe. On est sur le point d’y croire que même souvent et peut-être même toujours on revient avec des certitudes que si on nous croit pas on devient violent. Ça coulissait en douceur. Je m’faisais entuber sans résistance translationnelle. On était pas loin du plaisir rotatif que j’en avais entendu parler mais c’était pas à la télé qu’on se torchait pas que le cul. Un bon va-et-vient ça prépare au rotatif hélicoïdal que ça explique ce qu’il fait le pendule pour pas qu’on le prenne pour autre chose que ça oscille pas aussi bien ni aussi loin. Il est vrai qu’on paye d’avance. Et qu’ensuite on vous annonce que c’était pas le tout et qu’il faut encore y mettre du sien qu’on en a pas toujours si on a tout misé au départ que c’était mon cas. J’étais déterminé à profiter du système que j’avais payé pour. Je savais pas si les Mongols y zétaient toujours aussi durs avec les débiteurs que ça les excitent pas de passer un supplément de vacances dans une boîte cadenassée de l’extérieur qu’on peut savoir à quoi il ressemble en passant sa tête dans le trou. Et vous avisez pas à y exposer votre cul. Des fois, dit la légende, un bras sort tout entier, avec rien dedans la main que de la crasse. Ces histoires finiraient par me rendre bon pour le service. Et j’avais pas prévu que ça me coûterait si cher de revenir à Paris sans Myriam.

— Et là ? demanda le système.

— On voit mieux que c’est en 3D, dis-je en reculant comme si j’étais en train de peindre le chef-d’œuvre de ma vie.

— Est-ce que ça bouge ?

— Je fais ce que je peux mais ça bouge toujours pas. Peut-être que ça bougera jamais, votre satané truc que si j’avais su j’aurais fait le voyage en Arabie Saoudite.

— Ils n’ont pas la qualité mongole en Arabie, sir. On vous l’a déjà dit. Pourquoi nous obligez-vous à nous répéter ? Ce sont ces répétitions qui compliquent l’exécution du programme.

— J’avoue que j’ai pas bien tout appris, mais j’veux pas retourner à l’école que j’y ai laissé mon âme d’anarchiste.

Ça leur en bouche toujours un coin quand je me remets à la politique et du coup ils se taisent et j’en profite pour pas voter. C’est le temps que je trouve long, pas comment ça se passe.

— Voilà ! s’écrie le système.

En même temps le Mongol lève une main et chasse une mouche qui le faisait chier depuis le début. Ça le rend pas vraiment joyeux mais on sent qu’il est pas mécontent de pouvoir se remettre à la recherche de sa serpillère. Je l’encourage :

— Fais gaffe à pas en trouver deux, parce que dans ce cas yen a une qui t’appartient pas et tu vas passer le restant de tes jours à pas savoir laquelle que c’est la tienne et que personne te dira comment on fait pour se sortir de ce genre de merdier que des fois on est payé pour avoir la retraite.

Mais ça le fait pas marrer que je lui dise ce qu’il sait déjà. Puis il laisse la mouche lui harceler les tifs où elle doit trouver de quoi bouffer et, comme il a pas de balai avec lui, que c’est peut-être la serpillère qui est partie avec, il croise ses bras de tireur à l’arc et me regarde droit dans les yeux que ça me fait de la lumière. Il a une tête que si j’en avais une pareille je sortirais pas avec elle.

— Puisqu’on te dit que je suis ton arrière-grand-père, dit-il pour commencer ce que je m’attends à que ce soit un long discours sur les possibilités généalogiques que Faulkner y s’est pas foutu dedans pour qu’on fasse pas pareil.

Il hoche la tête puis pointe son menton et la tête pivote avec ses yeux en l’air comme si la foule de ses admirateurs se trouvait déjà dans le ciel. Je fais pas pareil des fois que ça crée la confusion que je suis moi et qu’il est pas ce qu’il prétend être. C’est comme ça que ça arrive toujours si on fait pas gaffe que se faire enculer, surtout par une agence de voyage, ça rend perméable aux idées que c’est pas les bonnes relativement à ce qu’elles devraient être si on était en état de raisonner avec les outils du raisonnement et pas avec la clé à molette que le tour d’écrou il demande que ça.

— Alors comme ça tu veux pas croire que je suis ton arrière-grand-père ! Tu veux peut-être toucher…

— On peut pas à cause que la surface est un champ que ça supporte pas qu’on le perturbe, sinon tu penses bien que j’aurais déjà traversé pour me rendre compte. Mais si ça se fait, tu peux le faire, toi…

— Je peux pas. Je n’existe que de ce côté du miroir.

— C’est complexe comme truc ! Un miroir qu’on se voit pas dedans quand on se regarde sans se poser trop la question de savoir dans quoi. C’est comme ça qu’on se fait enc.

— Personne ne t’en veux à ce point, fiston…

— Pas même Myriam… ?

— Ne me poses pas de questions dont je ne connais pas la réponse. Je ne suis pas un conseiller, ne sachant rien des grâces que ta Myriam met en œuvre pour séduire. Je peux te parler de Constance… Tu as une photo d’elle ?

— C’est pas avec des photos qu’on revient où qu’on a pas pu être parce qu’on était pas encore de ce monde.

— Je suis d’accord avec toi. Et c’est la raison pour laquelle je te propose de nous adonner au récit. As-tu déjà essayé le récit ?

— C’est ce que je me tue à faire en ce moment.

— Croisons-les !

Il souriait comme si je lui avais proposé de payer la tournée sans la jouer au 421. C’était quoi, les dés… ? On m’avait bien remis un cornet à l’entrée, mais je croyais que c’était pour le remplir, pas pour jeter ce qu’yavait dedans que d’ailleurs pour l’instant yavait rien. Il sourit encore, qu’à côté le ricanement d’un Arabe c’est rien ou pas grand-chose. Ça me la refroidissait et le manche chauffait à blanc pour compenser. Pour une fois que je me faisais pas baiser par la politique, on me racontait des histoires que ça me donnait pas sommeil, comme si on pouvait dormir sur le dos avec un manche dans le cul.

— Qui c’est qui commence ? dis-je que j’étais déjà au bout du désespoir où qu’il fait tellement jour qu’on voit tout ce qu’on a jamais voulu voir et que maintenant que c’est presque fini on l’a dans le cul.

— Mais c’est déjà commencé !

Le système donnait des signes que ça se déglinguait de l’intérieur que c’est toujours plus crade que dehors où que c’est aéré et qu’on y respire tout de même mieux. On entendait des grésillements à l’ancienne. Les fréquences hurlaient. Ça sentait la bakélite qu’on a écrasé un mégot dessus. Je haletais comme si je me retenais pour que ce soit vraiment long et que je mette autant de temps à me souvenir de comment ça s’est fini.

— Tout ça c’est bien joli, dis-je en m’accrochant au bastingage, mais mon arrière-grand-père il était pas Mongol.

— Il ne l’était pas, en effet. Mais il était… mongolien.

— Quoi ! Comme les ceusses qu’Ignatius y veut éradiquer qu’il en reste plus rien une fois qu’on a compris pourquoi son auteur s’est suicidé ? Tu charries !

— Regarde-toi…

— C’est pas un miroir qu’on se regarde dedans.

— Alors quel genre de miroir est-ce ?

— De miroiresse ? Yen a aussi des miroirs avec un trou devant que c’est pas assez d’en avoir un où il faut pour que la citoyenneté ait des airs d’humanisme ? On en apprend tous les jours…

— Jules ! Reprends-toi ! (voix de Myriam)

— Ça va être compliqué si vous lui donnez la parole…

— Tu ne veux pas lire le manuscrit qui vieillit mal dans le grenier familial ? C’est bien toi, Jules, qui l’a retrouvé.

J’avais trouvé le casque troué, je l’avoue. Mais yavait pas de manuscrit au fond de cette malle qui avait appartenu à notre famille qu’on est pas né de la cuisse. Faut tout de même pas exagérer. J’avais dit aux flics que j’allais, mais que c’était pas encore commencé, écrire un livre sur mon arrière-grand-père et que c’était comme ça que j’étais tombé sur le cadavre ou plus précisément sur le sac que les Mongols A et B transportaient dans l’escalier pour le descendre, pas pour le monter qu’il y était déjà en haut !

— Je m’assoirais bien même si c’est pas inclus dans le forfait…

— Avec ce que tu as dans le cul, mon Juju… (voix de Mandale)

Y f’saient pas que se narrer derrière le miroir et le Mongol que ça pouvait pas être mon arrière-grand-père y s’retournait pas des fois qu’il ait vue sur ce qu’ils étaient en train de fabriquer en coulisses pour que je finisse par ressembler à quelque chose comme quand on se regarde dans un miroir. À voir qui c’est qui déduisait le mieux.

— Qu’est-ce que t’en penses, Jules ? dit le Mongol qu’en regardant bien il était pas plus trisomique que moi.

— J’en pense que Constance elle a pas été violée comme tu le laisses entendre, preuve que t’es pas mon aïeul que j’écris dessus.

— Mais je ne sais pas comment elle a été violée, ni même si elle l’a été ! Qu’est-ce que tu sais que je ne sais pas, Jules !

De l’angoisse. Quand ça se fiche dans la voix, c’est que tu files du coton qu’on pourra pas s’en servir pour autre chose. Il allait pas bien le Mongol. On arrivait à la fin de son récit, que du plus loin possible, ou si j’ai suivi Myriam dans l’espoir de la ramener des fois qu’elle change d’avis. J’avais pas envie qu’elle me quitte et j’avais inventé cette histoire pour qu’on me croie, pas pour écrire un bouquin que j’avais même pas une idée pour en écrire la première phrase qu’il paraît que c’est la dernière mais j’ai pas bien compris ce qu’Auster disait dans sa préface.

— Si tu as trouvé une lettre ou autre chose, Jules, il est de ton devoir de m’en communiquer la copie conforme. Je ne t’en voudrais pas de me l’avoir caché si longtemps. Ah ! Qu’est-ce que j’ai souffert ! Et personne pour souffrir avec moi.

Il jouait bien, le Mongol. Ah ça l’empêchait pas de jouer d’avoir un chromosome en trop que moi j’en ai que deux du même comme le prouve l’image que je me fais de moi quand je me regarde dans mon miroir du matin où que je verrais plus Myriam si j’ai voyagé pour rien ! Constance avait suivi le soldat Pierre. [ici le récit jusqu’à que Pierre se réveille et même jusqu’à ce qu’on arrive à la maison] Le cuirassier partit sans dire au revoir. Ses épaulettes brillaient dans le soleil de midi. Il y avait quelqu’un dans le jardin et ce n’était pas Constance, quelqu’un qu’il ne connaissait pas et qui l’attendait, et Pierre pensa ils sont tous morts et il eut envie de fuir avec cette idée absurde dans la tête : rejoindre le Gefreiter Hitler derrière les lignes ennemies. Mais il était paralysé, il se chiait encore dessus et pour compliquer encore plus les choses il pleurait. Il avait toujours eu honte de pleurer devant les autres, mais bien souvent on ne peut pas s’en empêcher, il y a des raisons pour ça. L’être qui l’attendait n’était ni homme ni femme, ni enfant ni adulte, ni vieux ni jeune. Certes les larmes brouillaient sa vision. Il hoquetait sans pouvoir se l’interdire. Et il n’avançait pas. L’Être passa le portail sur la pointe des pieds, évitant flaques et bourbier, se posant sur ce qui restait d’herbe et de gravier. Des pommes rutilaient au-dessus de la haie que des rouges-queues habitaient en été. Comme il s’approchait, l’Être devint femme, d’un certain âge, le foulard gris sur les oreilles et la dentelle sous le menton. Elle souriait.

— Tu ne veux pas entrer ? Tu sais, tout le monde est là. On t’attend.

C’était bon de savoir que personne n’était mort, mais cette femme ne disait pas son nom et on aurait très bien pu la prendre pour la Mort. Si elle te touche, pensa Pierre, mais il ne termina pas sa pensée et accepta qu’une main se posât sur sa tête. Elle se retira aussitôt. Qui éprouve du plaisir à caresser une tête dont la chevelure a connu les pires instants de la guerre ? Il se laissa conduire. Elle ne lui tenait pas la main. Elle marchait devant lui, ondulant à cause des flaques, et son chignon avait l’air d’être habité. Pierre jeta un œil morne sur les plates-bandes où se couchaient les roses trémières, la tête tournée vers le ciel, semblant l’implorer ou simplement morte. Il ne se laissa pas emporter par ces sentiments. Il savait que la mort rodait et ça l’embêtait un peu de penser que cette femme en était la réification. L’ombre avait envahi l’allée malgré un soleil parfaitement vertical, autre sensation de bouleversement des équilibres de naguère. Le perron était désert et les fleurs y finissaient de fleurir. La femme se retourna. Elle l’invitait à passer devant, ce qu’il fit sans sautiller comme il en avait soudain une envie folle. La porte était ouverte. La femme ne le suivit pas. Il la vit s’éloigner dans l’allée et même refermer le portail derrière elle. Ça ne s’expliquait pas aussi facilement que le silence qui pesait à l’intérieur. Où étaient-ils, ces vivants qui n’étaient pas encore morts ?

D’abord il vit son père, qui ne bougea pas. Il était assis sur une chaise, le dos au buffet, comme appartenant à la scène sculptée dans le bois massif, animaux surgissant pattes et museaux en avant. La pipe fumait. Puis il vit les assiettes verticales, la lampe sans sa flamme bleue, les rideaux tirés, sa mère qui tamponnait ses gros yeux de poisson, quelqu’un, puis encore quelqu’un, l’oncle qui examinait les reliefs de son makila, le dosseret aux pompons grotesques, le coussin, énorme et fripé, le visage tranquille de Constance, ses mains l’une sur l’autre, la croix, celle de sa communion, il la reconnaissait car il avait la même. Sur la table, un chandelier chantait. Un enfant avait posé sa tête sur des genoux et il dormait. Constance était morte.

Pourtant, la femme avait dit le contraire. Ou elle n’avait pas inclus Constance dans les vivants parce que Constance n’appartenait pas à la famille. Quel tour elle m’a joué ! Des bras le pressait contre une poitrine chaude.

— Dieu merci !

Puis sa mère lui prit le visage à pleines mains. Il se perdit dans ce regard, mais pas aussi longtemps qu’il l’avait espéré quand la mort de Constance était devenue une certitude. Racontez-moi ! — Non, toi, raconte !

— Dieu merci !

Son père dit quelque chose comme « on verra plus tard » et il prit la main de Pierre qu’il étreignit longuement dans sa tiède humidité.

— Viens.

Ils quittèrent le salon. Il vit le profil tranquille de Constance, l’éclat de lumière sur la croix, le regard glissa sur le drap, puis sur le tapis et il montait maintenant. Son père montait devant lui. Ils entrèrent dans le cabinet et son père l’aida à se coucher sur le lit. Ensuite il écouta, rangea le Pachon et décida que tout allait pour le mieux. Justement sa mère était à la porte et elle attendait. Le docteur lui fit signe que tout allait pour le mieux, ce qui voulait dire que ça n'allait pas tout à fait bien. Elle se mordit les lèvres, mais ne dit rien. C’était maintenant son tour de s’occuper de Pierre. Elle le conduisait à la salle de bain. L’eau chaude n’avait encore servi à personne. Elle était limpide et Pierre y entra avec plaisir. Sa petite queue apprécia cette chaleur et elle se gonfla. Puis l’eau se troubla, s’agita, la peau frémissait à la fois d’angoisse et de joie. Sa mère l’habilla promptement et ils descendirent. Justement le docteur expliquait à quelqu’un que Pierre ne souffrait d’aucun mal, « à part bien sûr ce que vous savez ». Pourquoi avait-il ajouté cette précision ? Pierre se retrouva coincé entre le lit et les cuisses dures de sa mère.

— Tu vois ce qu’ils lui ont fait !

Non, il ne le voyait pas, sauf qu’elle était morte et que son visage était tranquille.

— Il faudra que tu dises tout au monsieur.

Le monsieur en question inclina une tête appartenant à l’espèce inévitable de la police. Mais Pierre ne ressentit aucune inquiétude. Il dit :

— Je ne sais pas ce qui s’est passé. Je n’étais pas là.

— Mais si tu étais là, voyons !

Pierre secoua la tête. Il n’y était pas. Constance avait suivi Pierre. Il s’appelait Pierre (le policier nota cette indication dans son calepin). Ensuite ? J’ai voyagé, pensa Pierre, mais il ne le dit pas. Il ne souhaitait pas recommencer ce récit, de peur de le dénaturer.

— Et c’est tout ? dit le policier.

— C’est tout. Non…

— Je t’écoute.

— La lac a explosé et après je ne savais plus où j’étais et…

— Pauvre garçon !

C’était le docteur qui s’interposait. Il dit au policier :

— Vous n’en saurez pas plus.

— Nous le ferons parler, dit la femme du docteur.

Le policier griffonna encore quelque chose puis le calepin disparut dans la poche de son veston. Pierre dit :

— Qui est cette femme ?

— C’est ma collègue, dit le policier. Elle s’occupe des enfants quand…

— J’ai cru que c’était…

Mais le policier ne souhaitait pas savoir ce genre de chose. Il sortit et le docteur l’accompagna jusqu’à la porte et avant qu’il la refermât Pierre eut le temps de revoir celle qu’il appellerait désormais la Mort. Sa mère se pencha pour respirer ses cheveux. Elle grognait. On n’enlève pas l’odeur de la guerre avec du savon. Son père aurait aimé le dire, mais le moment était mal choisi pour rigoler. On alluma d’autres chandelles. Pierre les compta plusieurs fois puis il s’attarda enfin sur le visage de Constance. Quelque chose de coupant (il ne trouvait pas d’autre mot) lui serrait le cœur. La douleur était si lointaine qu’il eut peur de saigner vraiment. Son père lui avait parlé de cette façon de s’en aller. Petrone avait-il écrit le Satiricon ? On n’entendait plus la rumeur des combats.

— Nous partirons demain matin, dit le docteur.

— J’espère qu’il ne sera pas trop tard, dit sa femme.

Pierre frissonna. Ils étaient à table. Le pain manquait.

— Qu’est-ce que j’ai fait de mon casque ? s’écria-t-il soudain.

Voyons : Quand la Mort m’a conduit jusqu’à vous, j’avais le casque dans une main et je retenais ma culotte de l’autre. Je me souviens très bien de ça. Ensuite j’ai vu Constance et là, curieusement, je n’ai plus conscience du casque, et pourtant je retiens toujours ma culotte. Mais qu’est-ce que j’ai fait de ce casque ?

Tout cela pensé à toute allure, l’espace d’une seconde tout au plus. Il se leva brusquement et courut dans la chambre. Constance était seule. Il regarda sous le lit, derrière le rideau, souleva le drap, elle portait sa robe d’été, ses petits pieds nus ne frémissaient pas comme dans l’herbe folle du lavoir. Pas de casque !

— Quelqu’un me l’a piqué ! déclara-t-il en revenant dans la salle à manger.

Sa mère rougit. Elle savait qui. Son père fumait déjà sa pipe et l’oncle tapotait la sienne. Les autres avaient l’air de se demander ce qui se passait et s’il était opportun de se le demander sans en parler au moins à voix basse, comme pour ne pas savoir et se sentir satisfait de s’être efforcé de savoir. Ce qu’on appelle s’en foutre !

— Ce casque ne t’appartient pas, dit enfin le docteur qui enfumait tout le monde. Je l’ai rendu à son propriétaire.

— Mais qui ça !

— L’armée française, dit l’oncle.

Et sa mère ajouta :

— Tu devrais le savoir.

Les autres reniflaient. Il attendit quelques secondes dont il mesura l’importance puis :

— Vous ne saurez rien d’autre ! lança-t-il.

Et il monta dans sa chambre. Il avait eu le temps d’entendre sa mère dire « il parlera, je m’en charge » et le docteur dit « si c’était des Boches, mais non, ils sont des nôtres » et le briquet de l’oncle répandit ses grésillements d’amadou. Pierre entra dans la chambre. Il n’avait pas demandé ce qu’on allait faire du corps de Constance, à part l’enterrer, je veux dire : en attendant de l’enterrer. Cette histoire de casque. Et ce n’était pas le bon. Il y avait des tas de casques du même genre. Il n’y avait qu’à se baisser. Il se promit d’en trouver un autre. Il ne s’adresserait à personne. Il le trouverait seul. Et cette fois il ne se laisserait pas avoir par les circonstances. Il n’était déjà pas facile de se concentrer en temps de paix. Cette guerre allait tout compliquer. Et Constance ne serait plus là pour démêler les fils. Une histoire à tant de fils que la présence de Constance est une nécessité. Or, elle n’est plus là. Elle n’existera plus que comme souvenir, avec ce que cela suppose d’oubli. Il ne souhaitait même pas savoir ce qui s’était passé. Sans doute s’y prendrait-il beaucoup mieux que le policier pour enquêter sur cette « affaire ». Il savait par quel bout commencer. Mais c’était quelque chose à remettre à plus tard. Il remettrait aussi la recherche du casque à plus tard. Il avait besoin d’une nouvelle aventure. Et il s’endormit sur cette espèce de promesse.

 

Le suicide de Pierre

Quel jour sommes-nous ? C’était tout de même bizarre de se coucher avec une parfaite conscience du jour et de se réveiller sans avoir ni la plus petite idée du jour qui se lèverait bientôt. Il n’y avait pas d’horloge dans la chambre et l’oignon de l’aïeul avait perdu ses aiguilles depuis longtemps. On ne pouvait en admirer que le verso orné d’une scène de chasse en bas-relief. Trois personnages dont aucun ne portait une arme. Pourtant, des animaux gisaient sur une espèce d’autel, la tête pendante. L’un des personnages était une femme, il y avait un enfant et l’homme appuyait une jambe sur ce qui pouvait être une souche. On n’en finirait pas de décrire cette scène et même d’en extraire la conversation, voire les monologues intérieurs. Les feuillages seuls avaient l’air irréels. Pas une trace de ciel. Et en retournant l’objet le cadran exhibait ses chiffres romains, la vitre ayant explosé on ne savait plus au cours de quelle bagarre. À l’intérieur, le mécanisme était mort. Le remontoir ne remontait rien. Il manquait des pièces, fragiles engrenages usinés sous la loupe. La nuit n’en finissait pas.

Pierre avait tout bien rangé. Chaque chose était à sa place. Il avait seulement entrouvert la porte de la grande armoire afin d’assister à sa mort dans le miroir aux veines rouillées. Un bec Auer sifflait en sourdine, un minimum d’éclairage était nécessaire. On n’avait pas l’électricité dans cette partie de la maison, le docteur y travaillait, mais la guerre avait remis cette question à plus tard. Il y avait un tas de questions qui attendaient leur solution et on s’en inquiétait quelquefois, mais pas plus que ça. Le poison endormait, puis le cœur s’arrêtait. Pierre ne se souvenait pas de ce que le mode d’emploi disait au sujet du temps dont on disposait avant de s’endormir une fois la substance ingérée. Peut-être même n’en était-il rien dit, raison pour laquelle il ne le savait pas, l’oubli n’avait rien à voir avec cette attente, avec ce qu’elle supposait de lenteur, cette lenteur peut-être terrible qui donne à réfléchir alors qu’il est trop tard. La fenêtre était fermée, les volets clos, c’était l’hiver, les corps se conservent mieux l’hiver, mais que dit la loi au sujet de cette autre attente qui ne nous appartient pas ?

Il convoqua ses personnages, les interrogea individuellement, ne rechercha pas le dialogue entre eux, il avait déjà écrit tout cela. Il y avait aussi la lumière rose de la cheminée, elle ne dansait plus avec les ombres, elle s’était apaisée elle aussi et maintenant elle couvait dans la braise à peine sollicitée par le courant d’air qui, de temps en temps, soulevait un coin de feuillet, lui arrachant des chuchotements, car il s’en était passé des choses là-dedans ! Il avait prévu une serviette en cuir du Maroc qui avait elle aussi appartenu à cet aïeul bagarreur qui était mort le ventre crevé par l’estoc d’un makila. Comme les choses se tiennent quand on y pense ! Évidemment, vu son manque d’expérience, il n’avait pas mis tout cela dedans. Il le regrettait un peu, mais le temps n’est pas conçu pour servir de moteur aux ouvrages de l’esprit et du cœur. Il écrivait à la mine, il détestait l’acier des plumes, cette encre était le signe de l’éducation et il n’en avait rien appris, sinon que le roman national est une bonne manière de se faire enculer. Le vrai roman était à l’intérieur, c’était la leçon du cerveau qui fait ce qu’il veut quand on n’est plus là et qui s’emploie à presque tout effacer avant que le jour ne s’en mêle. Que de jours passés à tenter de retrouver les traces de ce passage du réel entre le jour et la nuit, interstice d’aube ! Hélas, il fallait bien admettre une bonne fois pour toutes que l’écrit n’en était qu’une approximation. Et à quoi ça sert cet à-peu-près, hein ?

Il se sentait un peu, comment dire ? fatigué. Il sortait tout juste d’une angoisse et il s’en était fallu de peu qu’il se donnât en spectacle. Mais le dîner s’était bien passé. Il avait même félicité et pourquoi pas remercié sa mère d’avoir réussi à composer un repas digne de ce nom malgré les restrictions d’usage en ces temps de désordre et de trahison. Il avait même avalé un fond de vin au quinquina. Cela ne lui avait pas ouvert l’appétit, en vérité ces odeurs de cuisson l’écœuraient, il avait préparé lui-même sa chambre, la fenêtre, les volets, le feu, le moine monterait ensuite, sa mère finissait sa journée par cette tournée hystérique dans les chambres. Le docteur avait déjà dénoué sa cravate.

Mais maintenant il était épuisé. Il n’avait plus rien à faire. Tout ce qu’il savait faire était fait, y compris le mal qu’il allait causer inévitablement, cette histoire de suicide d’enfant qui alimenterait longtemps la chronique familiale et même locale. L’écrit, dans sa serviette marocaine au cuir craquelé, finirait son existence quelque part qu’il était pour l’heure impossible d’imaginer, alors que l’armoire puis le grenier constituaient déjà un récit probable et circonstancié. Dans le miroir, il souriait. Il avait aussi un peu l’impression de leur jouer un tour et il était inutile de parier qu’ils s’en souviendraient comme d’un malheur, une culpabilité impossible à enfouir dans les incohérences du souvenir. Il n’accusait personne pourtant, pas même la guerre ni ses soldats adversaires. Il n’en savait pas assez sur le sujet. Il avait seulement fugué et sa balade était maintenant écrite et posée comme un trophée sur la table noire près de la serviette entrouverte qu’il avait briquée dans l’après-midi, ce qui lui avait valu des encouragements, peut-être même des félicitations. L’air circulait entre la porte et la cheminée, à peine perturbé par les défauts d’assemblage de la fenêtre. Il n’y avait pas de vent. On n’entendait pas les feuillages. Point de roues sur le pavé des rues. Même l’horizon ne s’illuminait pas ici. Il s’était soigneusement vidé dans le pot et cette odeur flottait dans l’air, soumise à ses caprices, la table de chevet était fermée et la flamme bleue semblait habitée. Le cerveau commençait à donner des signes d’instabilité, comme dans Bovary, que d’ailleurs il n’avait pas terminé, qu’il avait oublié au lavoir, n’ayant pas retrouvé le foulard de Constance, sans doute chouravé par une fille qu’il aurait bien poursuivie pour la violer d’amour.

Jules Sarabande, son personnage du XXIe siècle, s’était perdu dans le climax d’un récit inachevé par manque d’imagination. Fallait-il attribuer la tentation du suicide à cet échec ? Certes non. Il s’en fichait. Il n’avait d’ailleurs jamais rien achevé. Et Constance n’en avait rien lu. Elle doutait même qu’il n’eût jamais rien écrit de tel. Mais ils en parlaient et il se sentait aussi fou et sûr de lui que le funambule qui étonne encore les foules, à l’heure où le cinématographe pousse le spectacle dans l’enfermement et la critique à tout va. Il ne l’amusait pas ainsi. Elle s’inquiétait pour lui, le trouvait déjà vieux et rêvait de partir. Au lieu de ça, la guerre est intervenue et le fil s’était rompu. L’industrie, d’après le docteur, était en ébullition. Les idées fusaient de partout et, hélas, des deux côtés. L’affrontement promettaient de nouvelles trouvailles, des choses qu’on était parfaitement capable d’imaginer et qui deviendraient aussi réelles que ce qui revient à nous une fois qu’on s’est éveillé. L’existence aurait cette saveur de l’aube, heure après heure, nuit après nuit, et la terre oublierait tous ces morts dans son système à la fois minéral et végétal. Que de livres à lire pour saisir la profondeur de ces propos villageois ! Ce soir même, après le repas, Pierre avait mesuré le point de rupture qui avait finalement mis fin à ces rêvasseries positives et, pourquoi ne pas le dire, criminelles. Il s’étonna de la lucidité de son fils. On savait alors peu de choses sur le mongolisme, mais alors ça… !

— Il est l’heure de ne plus en parler et d’aller se coucher, dit sa mère qui débarrassait la table dans un grand bruit de porcelaine et de métal, de verre et d’os, de liquide renversé, de miettes chassées.

— Nous avons encore des livres, dit le docteur mystérieusement.

— Vous les lirez plus tard !

Le moine était déjà à l’étage où se trouvent les chambres. On entendait les pas pressés amortis par les tapis. On s’y prenait tellement les pieds ! Le corridor était mal éclairé, « l’éclairage électrique n’en est qu’à ses débuts, encore que dans les grandes villes, Paris… »

Jules Sarabande était parisien. Pourquoi ? Pierre l’avait affublé d’un pseudonyme qui pouvait prêter à confusion : Ben Balada. Arabe, Juif, Espagnol… Rosbeef… ? Sir Ben. Sœur Ben. Dommage que je n’en sache pas plus. Mais en savoir assez pour devenir l’auteur d’un véritable roman supposait que la guerre et ses acteurs ne s’en mêlent pas. Pierre imagina la prise du village par l’ennemi, le sac, les viols, les animaux affolés, la serviette marocaine entre les mains d’un ignare n’ayant aucune idée des souffrances que peut endurer un jeune Boche pris au piège de l’Histoire et de l’Érection, spectacle et conséquence du spectacle, Charlotte écartelée sur la place publique par ses propres frères de race. Constance n’avait pas moins souffert de cette chute de l’estime de soi comme principe fondateur de l’état de soldat. Pourquoi Paris ? Pourquoi cette sorte de descendant, à un siècle de là, existait-il au cœur du problème que jamais personne n’a résolu ? Pierre voyait ce futur dans les interstices de gloire. Colonies, tranchées, trajectoires, des types qu’on avait toujours méprisés revenaient avec des médailles et souvent même mutilés, défigurés, fous. Le personnage futur serait la conséquence de cet affrontement dont on disait déjà je suppose qu’il ne serait pas le dernier. Le retour de cette conflagration tenait du solstice. Il y avait là de quoi se mesurer aux générations futures. Mais Pierre, quelques jours après l’enterrement de Constance, n’avait pas retrouvé la force qui l’animait avant que tout ceci ne commence à prendre forme. Il avait sournoisement traîné la patte toutes ces journées suivantes et les nuits avaient été loin de lui porter conseil comme le prétendait ou l’espérait le docteur. Il n’avait pas tout relu. Il n’avait laissé aucune indication de structure. Les feuillets étaient-ils pour autant disposés au hasard ? Qui se poserait cette question essentielle quant à la pérennité de l’objet ? Il haletait maintenant, mais sans souffrance, à peine terrorisé, effaçant de temps en temps une larme avec un coin du drap. Il avait connu des sanglots plus douloureux, quelquefois honteux s’il n’avait pas pu s’empêcher devant les autres. Tout est si simple une fois qu’on n’y touche plus !

À moins que ce futur, entrevu l’espace de peut-être une fraction de seconde, n’eût aucune réalité, qu’il eût rêvé tout cela et que seule la mort pouvait avoir raison de cet instant. Il n’y avait pas d’écrit sur la table noire, pas de serviette marocaine (bien qu’il en existât vraiment une mais à quel endroit de ce décor familial hérité d’un passé qui pouvait encore exercer son influence sur le temps présent), le bec de gaz s’était tu juste avant que la femme du docteur eût refermé la porte, tenant le moine par le manche, comme en riait la vieille peau qui avait disparu il y avait des années de cela. Il était couché et ne se voyait pas mourir dans la porte de l’armoire. D’ailleurs, il n’y avait pas de miroir sur cette porte. Il ne se regardait jamais dans les miroirs. Il ne ressemblait à personne qu’à lui-même, bien qu’il eût constaté dans les livres de son père qu’il partageait sa difformité avec un tas d’autres malheureux, au-delà des particularités territoriales, raciales, culturelles. Jules Sarabande partagerait aussi. Il mentirait aussi sur la conscience qu’il avait (qu’il aurait eu si…) de son apparence qui était la chose la moins contestable pouvant faire l’objet de discussions sans doute étrangères au roman que Pierre projetait dans un avenir qui n’était ni le sien (finalement il se suiciderait) ni celui de son personnage (qu’il avait tout de même fait mieux qu’ébaucher dans une série de scènes à faire qui, mises bout à bout, finiraient par ressembler à un roman digne des meilleures tables).

J’espère que j’ai bien lu, se dit-il soudain comme il était parcouru d’une chaleur de métal en fusion. Le mode d’emploi était-il clair ? Était-il écrit dans une langue accessible au commun des mortels ? Ça te va bien de parler de toi comme d’un mortel ! Qui parle ? Puis la fusion interne diminuait d’intensité, il sentait à quel point ça se solidifiait, prenant forme à l’intérieur de lui-même, comme s’il en était le moule et que ce serait tout ce qui resterait de lui quand il serait mort et froid comme le temps qu’il fait. Constance aussi avait refroidi à ce point, mais avait-elle connu la fusion ? Personne n’avait parlé de l’arme du crime, à part ces bites dressées hors du falzard il ne savait rien ni des mains ni de la baïonnette ni, si ça se fait, de la balle. Personne ne le violait. Il n’était pas en proie à ce fantasme, alors que Constance en avait évoqué le spectre, mais jugeant qu’il était « trop petit pour comprendre » elle avait chaque fois éludé le sujet de ces conversations que le curé tentait de déchiffrer de là-haut, perché sur la murette qui jouxte l’église ou lui sert de limite à ne pas franchir si on ne veut pas dégringoler dans le lavoir. De quoi riions-nous encore ?

Le sommeil promis tardait à venir. Des lueurs apparaissaient par intermittences dans les persiennes, mais c’était peut-être l’artillerie, même si on s’en sentait loin, très loin, pourquoi pas l’artillerie après tout ? si ce n’est pas le jour qui se pointe sans l’ami de l’amant au bord de la rivière. Il aurait l’air de quoi s’il ne s’endormait pas et s’il mourait subitement au milieu du repas ? « De quoi est-il mort ? » Qui s’étonnera qu’on n’en cherche pas la raison là où elle se trouve ? « Est-ce ainsi que meurent ces pauvres créatures ? » Subitement, sans signes précurseurs, alors qu’on était occupé à autre chose, mais n’est-ce pas ainsi que ça arrive toujours si aucune maladie ordinaire ni aucun acte criminel ou guerrier ne s’interpose « entre l’idée et l’acte » ? Il y avait eu du monde aux funérailles de Constance, aucun familier n’ayant pourtant pu franchir les limites imposées par les combats ou les occupations du sol. Il y en aurait pour lui, autre mort tragique, mais cette fois les causes en seraient internes, ils n’iraient pas trifouiller là-dedans. Alors qu’il n’était pas difficile d’imaginer les bites et les faciès qui leur ressemblent. Le policier avait insisté.

— Tu es sûr de ne savoir rien d’autre ? avait dit la femme qui l’accompagnait et qui avait l’air d’en savoir trop sur la mort.

— Comment voulez-vous qu’il soit sûr ? gronda la femme du docteur.

— Des fois on est sûr et des fois on l’est pas !

— Ya des fois aussi qu’on est bête comme ses pieds !

Ça avait franchement bardé entre la femme du docteur et madame la Mort. Le policier avait tenté de tempérer la discussion et il avait caressé la tête de Pierre qui n’avait pas cherché à esquiver cette main, détail que le docteur avait noté et il avait attendu que le policier renouvèle sa tentative d’approche par le moyen de la caresse, du contact physique à teneur sentimentale. Mais le policier s’en tint à cette seule approche, non pas qu’il renonçât à ce qu’il considérait comme une approche professionnellement irréprochable, mais les deux femmes n’étaient pas loin d’en venir aux mains et cette fois il s’interposa. Il se montra très prévenant avec la femme du docteur. Il voulait qu’elle sache qu’il la comprenait et elle se calma, caressant à son tour la tête hirsute de Pierre qui regardait son père non pas pour lui demander d’intervenir à son tour, mais comme si le message était clair. Cette scène, Pierre ne l’avait pas écrite. Il en aurait été incapable. Il ne se souvenait d’ailleurs pas des paroles. Or, que vaut ce genre de scène si on n’y introduit pas les répliques qui lui donnent tout son sens. Ah il était trop tard pour y penser. Le jour se levait et la fusion s’achevait sans douleur. Il appellerait ça une tentative de suicide et il n’était même pas sûr de recommencer. Il avait mal lu. La langue n'était pas la sienne. Relirait-il ? Improbable : dès ce matin, le docteur constaterait la disparition du flacon. Cette fois, il ne s’agissait pas de laudanum, mais d’un poison hautement toxique. Ce n’était pas la même toxicité. Et puis non seulement le père de Constance n’était plus de ce monde pour tenter d’en atténuer les effets sur son esprit aux abois, mais Constance était morte et on ne pouvait donc plus la soupçonner de vouloir mettre fin à ses jours et à la honte qui les dénatureraient ad vitam aeternam. Quelqu’un d’autre s’était donc emparé du poison et ce n’était ni lui ni sa femme et encore moins l’oncle qui d’ailleurs était en voyage d’affaires de l’autre côté de la frontière. Comme il savait pertinemment que naguère, du temps du père de Constance, le laudanum était volé par Pierre dans une très louable intention, il n’était pas la peine de réfléchir longtemps pour penser qu’il était aussi le voleur du flacon de poison. Mais ceci ne s’était pas encore passé. Le jour hésitait aux persiennes. Et ce n’était peut-être pas le jour. La guerre s’épanchait selon les journaux. Elle gagnait du terrain, pas seulement en force industrielle. L’artillerie était une bonne explication, bien qu’un silence pesant accompagnât ces réflexions. Cependant (admettons) le poison n’avait pas agi. Le docteur surgissait dans la chambre, il avait préparé un vomitif, sa femme transportait une bassine qui avait heurté les murs et les meubles et Dieu sait quoi encore. Mettons. Qu’est-ce que ça changera ?

Ceci : tu ne te suicideras plus car désormais nous t’avons à l’œil. Plus de poison, plus d’armes de chasse, plus de couteaux dans la cuisine, pas de corde dans le grenier et aucune chance d’arriver à la rivière avant les autres. Voilà ce qui arriverait. Ce qui était ennuyeux, car ce n’était pas prévu. Et cette fraction de seconde pendant laquelle il avait entrevu le futur de son personnage, à un siècle de distance, perdait tout son sens et même il n’en était plus question. Comment exister sans la possibilité de suicide ? Faudrait-il passer son temps à guetter la seconde d’inattention ? Mais quelle seconde suffirait à se donner la mort ? On n’a jamais vu ça ! Il en faut, du temps, pour se préparer à mourir et personne ne vous vient en aide comme c’est le cas du supplicié dont les minutes sont comptées par des fonctionnaires qui connaissent leur métier sur le bout des doigts. Je suis fichu, pensa Pierre. Je vais vivre. Et dans ce cas, que devient mon personnage ?

Curieusement, l’angoisse lui fichait la paix. Elle était là, tout près de lui, couchée avec lui, sa forme en creux dans le matelas, à quoi ressemblait-elle si elle ne ressemblait à rien ? Jamais il n’avait assisté au lever du jour avec autant d’attention. Il avait lu des tas de choses sur l’amour qu’on fait la nuit et sur le chant du guetteur qui inaugurait une nouvelle journée d’attente joyeuse. En quoi consistait cette amitié toute poétique ? Et les rôles étaient-ils interchangeables ? Pouvait-on reproduire la même poésie un vallon plus loin ? Quelle sorte d’existence était-ce là ? On n’en rêve même pas si l’on a les pieds sur terre. Or, qu’est-ce qu’on écrit sur le plancher des vaches ? Description de la bouse. Ou examen du colchique. On en vient vite à laisser toute la place à l’imagination. Cent ans. Il n’en faut pas plus pour se projeter dans l’infini. Et sans eschatologie. Juste pour le plaisir de la démonstration. Un Jules Sarabande qui apprend qu’il a un arrière-grand-père trisomique ce qui expliquerait qu’il est trisomique mais ne dirait rien sur ce qui s’est passé entretemps. Ça ne tenait pas bien debout comme un tabouret, c’t’idée-là ! Mais c’en était une que si je l’avais pas eue j’aurais été mort avant. Un petit spasme le secoua brièvement. Mais c’était peut-être le diaphragme relativement à l’envie de rire qu’il avait en singeant son personnage imité du péïzous du coin, un péïzous à Paris, quel joli titre pour un bouquin qui n’existe pas ! Comment en était-il arrivé au Syrphe ? Un autre spasme le redressa à l’équerre, douloureux celui-là, porteur d’une bonne nouvelle, le docteur n’aurait pas à enquêter ce matin, tout serait clair sans investigation, le même autre docteur signerait l’acte de décès et chacun penserait à Constance et on se raconterait des histoires avant de les partager avec les autres. On aurait bien le temps de s’occuper l’esprit avec ce qui saute aux yeux. Sans oublier que les morts revenaient avec des histoires de villes dont on n’avait jamais entendu parler. On ne se battait pas à Paris. La grosse Bertha tuait des enfants. Mais comment diable les Boches parvenaient-ils à propulser leurs obus au-delà de ce que la Connaissance savait ? Spasme. Il se plia et sa tête retrouva le coussin. Il constata qu’il était humide. Le prospectus parlait de cette humidité, mais impossible de la situer dans un compte à rebours à propos duquel il n’avait lu que des obscurités. Comme c’est facile de mourir si on n’arrête pas d’y penser ! Il aurait pu se servir de cette constatation dans son roman désormais inachevable. Car enfin : si le poison le tuait avant que le docteur ne fît usage de son vomitif, Jules Sarabande mourrait avec lui. Il n’avait rien écrit sur ce sujet mais c’était tellement évident qu’on pouvait s’en passer. Et s’il survivait à cette tentative, ses écrits passeraient à la moulinette de la censure, comme en temps de guerre, et il n’écrirait plus, il remplirait les cases, comme un écrivain ordinaire. Spasme. Ça fait de plus en plus mal. Il craignait de ne pas parvenir à étouffer un cri si jamais la douleur dépassait le seuil du supportable. Il ne connaissait pas cette limite. Il s’en était toujours tenu à des broutilles en matière de torture et n’avait jamais sollicité les autres, pas même Constance qui était loin de se douter qu’elle passerait « à la casserole » sans même se faire engrosser. L’avaient-ils torturée ? On imagine mal plusieurs hommes, la bite hors du falzard, ménager leur temps à ce point. Puis ils l’avaient tuée. Personne ne dit comment. Sur son lit de mort, elle ne paraissait pas avoir souffert. Il avait bien observé, le temps de jeter un œil sous le drap sans se faire prendre, ses petits pieds blancs et fripés, ses mains étaient gantées de dentelle, sa gorge exhibait le même motif, le visage ne portait aucune trace de violence, le poison, avait-il lu, vous fait grimacer et c’est cette grimace qui effraie celui ou celle qui découvre le cadavre, une grimace qui a chassé le sang et déformé la ressemblance familiale tellement qu’on ne vous reconnaît plus, le croquemort se chargera de la ressemblance, il n’ira pas chercher loin pour trouver l’inspiration, ils seront tous là. « Nous n’avons plus de café, » ils comprenaient, ils n’en avaient plus non plus, ils buvaient la piquette de saison, par petites lampées gourmandes et les yeux s’évitaient ou ne se consultaient pas longtemps. Tout ceci serait reproduit dans trois jours. Il offrirait un visage familial peut-être plus ressemblant que celui qu’il possédait de son vivant. La modification des traits n’est guère possible tant que la chair est fraîche. On injecte des substances propres au remodelage après que la personne ait rendu son dernier souffle. Pas avant ni pendant. Il mourrait donc avec son visage impérial déformé par une douleur dont il ne savait encore rien, le prospectus n’en disait pas grand-chose ou alors en termes sibyllins destinés aux praticiens, mais quel mal ce poison était-il censé guérir ? Ce n’était pas écrit. Vous ouvriez l’armoire vitrée parce que vous possédiez une copie exacte de sa clé, le flacon était enveloppé par un prospectus ou mode d’emploi et vous lisiez le lisible, un peu inquiet de ne pas comprendre l’illisible, mais rien ne vous arrêterait, vous étiez décidé à en finir avec cette existence de merde ! Spasme. On s’habitue à la douleur. Celle-ci s’épanchait comme le rêve du pendu national. Elle gagnait des régions plus obscures de la personnalité. On se sentait épié par des équations qui finiraient par prendre vie, littéralement. Comme la langue est belle si on oublie sa chair et ses charniers ! Une dernière fois (peut-être) il entrevit les déambulations mongoles de son personnage. À quelles absurdités ne l’avait-il pas soumis ! Peut-être pas si absurde que ça ces complexités narratives. Un vol Paris-Oulan-Bator en aller simple. Ce pauvre imbécile du XXIe siècle ne savait plus à quel saint se vouer. Mais il n’aurait aucune existence maintenant que le poison se réveillait et détruisait méthodiquement la construction patraque qui avait fait de lui (Pierre) un suicidaire sans œuvre. Ce qu’il voyait maintenant, dans ce même miroir où il n’aurait dû voir que lui-même et son agonie, relevait du roman tel qu’il en avait rêvé sans toutefois lui trouver de quoi se nourrir. À qui la faute ?

Bien. Les dés étaient jetés. Il fallait maintenant attendre que leur énergie s’éteignît, ce qui prend toujours plus de temps que la projection elle-même. Ils tournoyaient. Il n’était plus question de temps, mais d’attente. La grimace, la torsion, les déjections diverses, l’inexplicable mise en scène de la serviette de cuir et des feuillets non écrits, la position du miroir, ce qui achevait de se consumer dans la cheminée, ils ne rateraient rien, ils agiraient comme des flics, il y aurait un rapport, une rumeur, des opinions, des sentiments, un lendemain de guerre. Mais de Jules Sarabande, rien. Pas un fifrelin. L’interstice n’avait provoqué aucune déchirure dans l’espace-temps. Le bec de gaz continuerait de siffler longtemps avant que quelqu’un ne tourne le robinet. La lumière serait désormais celle des chandelles. On en avait ramené une brassée de l’église. Constance en avait été toute illuminée et plus tard il n’en restait rien que de tristes coulures et les chandeliers avaient l’air de bites tourmentées par un priapisme têtu. Voilà pour le futur immédiat. Il s’inspirerait de l’expérience sans en changer les rituels. Le corps, sa mongolienne grimace retravaillée à la cire, les particularités faciales conformes, de loin, à l’héritage familial et à ses complexités de croisements et d’accidents imprévus. Traduisez le sens et ne perdez pas votre temps en prosodie.

 

Minuit vingt-sept - La vérité sur Mongovers

Deux types sont entrés.

— Ya rien pour s’asseoir, dis-je.

Ils haussent les épaules comme s’ils étaient un. Un ici et l’autre dans le miroir.

— Les cadeaux vous plaisent ? me demande A.

Je fais oui. B met son doigt préféré dans le trou.

— Il a l’air authentique, ce casque, dit-il.

— Il l’est, dit A.

Je sais pas quoi dire. Pourtant, je sais qu’il faut que je l’ouvre, pas forcément pour dire quelque chose d’intelligent, mais je veux pas paraître que je comprends pas la situation, comme si que je souhaitais pas être là et que je sais pas où que je veux y être. J’en sue. Ça me colle à la peau, la Tesla.

— Heureusement que vous avez pas des cheveux sur la tête, dit A.

— Où c’est-y donc qu’il les aurait si c’était point sur la tête ? dit B.

J’essaie de rire, mais ça vient pas, comme si que je sentais que la situation se compliquait d’une autre situation que c’est pas de mon domaine. J’ai connu mieux comme contexte, que des fois yavait pas de contexte et qu’alors je savais où j’allais parce que j’ai appris comme ça dès ma plus tendre enfance qui l’a pas toujours été quand j’en avais une telle envie que j’en crevais de jalousie. A n’a pas pu résister à mettre son doigt préféré dans le trou. B le regardait dans le dos comme s’il allait se passer quelque chose que je me demandais ce que c’était moi que j’ai jamais regardé le dos de quelqu’un si c’est pas pour voir à quel point ça lui fait du bien que je l’encule.

B — Fais attention de point te couper.

A — C’est déjà fait, merde ! Tu aurais pu en parler avant !

B — Maintenant que c’est fait, c’est fait. Vous aimez nos cadeaux, sir ?

A — Comment ne pas les aimer ?

B — Son arrière-grand-père n’a rien écrit sur le sujet.

A — On sait même pas ce que c’est le sujet…

B — Vous savez, vous, monsieur Sarabande… ?

A — Plus tard, il signera Ben Balada.

B — À moins que Pierre soit mort avant de l’écrire. J’aimerais pas être un personnage.

A — Qu’est-ce que t’es alors ?

B — Qu’est-ce que t’es toi-même ?

Ils vont se disputer alors que je sais même pas ce qu’ils foutent ici. Je me demande ce que je ferai si ça arrive. Ya pas trop de la place entre le miroir et la porte que je sais pas où elle est mais que je sais qu’elle existe. On voit pas les interstices. J’ai jamais vu une porte sans interstice. Et ben celle-là elle en a pas. Ce qui explique que je la voie pas.

— En voilà un raisonnement ! dit B qui se sépare de A.

— Il raisonne plus, mec. Au point où il en est, il sait plus combien ça fait A+B ni A*B ni A2 ni B2 ni…

— Ferme-la, merde ! On s’entend plus !

Disant cela, B bouscule A qui rebondit sur le miroir. Je sais pas pourquoi, mais je sais que si le miroir se brise, pour une raison ou pour une autre, et celle-là en est une que je sais que c’en est une, je vais me retrouver quelque part que c’est pas de l’autre côté.

— Est-ce que vous avez envie de tuer quelqu’un, sir ?

— Il a jamais tué personne…

— Tout le monde peut tuer quelqu’un. Tu devrais le savoir.

— Il ne sait pas ce que je sais.

— Répondez à la question, sir…

L’inquisition que j’y étais pas puisque j’étais en 14-18. Le Mongol qui se faisait passer pour mon arrière-grand-père revient d’aller pisser. Il reboutonne sa braguette d’un air satisfait plus que soulagé.

— On en était où ? dit-il.

— Dieu seul le sait !

Je sais pas pourquoi je me mets à parler de Dieu, mais j’ai la merde au cul. J’aurais pas dû avaler ces chipolatas aussi goulument. J’en aurais avalé le double. Le Mongol écarte A et B de son chemin que c’est pas long entre le miroir et la table et lui aussi met son doigt où que vous savez déjà. Comment qu’il a fait pour sortir du miroir ?

— Il parle plus, dit A. L’aphasie est à quel stade de l’évolution… ?

— Il évoluera plus. Pierre a eu un dernier spasme à 7 heures du matin. Le soleil était déjà levé. La maison commençait à peine à s’éveiller. Un gosse qui se suicide, ça donne à réfléchir…

— Qu’en pensez-vous, sir ?

— Qui suis-je ?

C’est tout ce que j’ai trouvé à dire pour mon retour dans le monde du parlant.

— Vous avez déjà mis le doigt dedans ?

— Comment on sort d’ici ?

Deuxième parole. Était-elle inspirée par la première ? Et qu’est-ce que je savais encore qui m’a inspiré la troisième :

— Je ne veux rien savoir.

Ils se bidonnent. Ya rien à boire, sinon ils auraient trinqué. Ces airs joyeux me détruisent, comme si que j’allais pas mourir, Morgan II.

— Vous avez une quatrième parole dans votre sac à malice ?

Je dois pas en avoir puisque je dis rien. J’ai seulement voulu poser les conditions de l’attente.

— Il veut pas se contenter de crever, dit A.

— Il complique pour continuer d’exister.

— J’ai pas de baguette magique, dit le Mongol.

Dans quoi j’ai mis les pieds ? On va peut-être m’expliquer. Il paraît qu’ils expliquent à la fin de leurs bouquins, les Mongols. Ce qui se passe après qu’ils ont expliqué, c’est pas écrit. Ou alors en petits caractères. Que même des fois c’est plus compliqué et qu’il faut revenir mais on a pas forcément les moyens que moi je travaille pas pour en avoir. Ça pouvait pas se terminer ainsi. Je me suis approché de la table et j’ai tapé dessus. A ou B a retenu mon poing à la deuxième volée.

— Vous allez esquinter vos cadeaux, sir.

— Si vous n’en voulez pas, ils feront le bonheur de quelqu’un.

— Je le connais ?

Qu’est-ce qui me prend de poser une pareille question ? Mon poignet devient terriblement douloureux. A ou B prend plaisir à me faire souffrir, pourtant je suis pas une gonzesse. Le Mongol s’applique à effacer les traces de doigts sur le miroir.

— Quand est-ce que je le vois, mon arrière-grand-père ?

— Je suis ton arrière-grand-père.

— Mon arrière-grand-père n’était pas Mongol.

— Mais il était trisomique.

— AAA ou BBB pas A et B ni A sans B ni…

— Ferme-là, A, ou je te fous mon poing sur la gueule !

— J’aimerais m’asseoir… récupérer… je suis… fatigué…

— C’est le premier effet de la colocaïne, dit le Mongol.

— Pierre n’a rien écrit sur le sujet.

— Il a eu tort, parce que sinon monsieur Jules Sarabande n’en aurait pas absorbé autant.

— Ça ira plus vite que pour son arrière-grand-père.

— Bien avant 7 heures du matin. Il est…

— Vous comprenez maintenant ? me demande le Mongol.

J’ai envie de lui dire non et même de lui cracher dessus, mais si je dis oui je mentirais et c’est pas ce que j’ai de mieux à faire si je veux pas mourir dans la mésestime de moi.

— Qu’est-ce que c’est que ce binz ?

— Touchez pas au miroir, sir ! Le champ magnético…

— Je suis Pierre, dit le Mongol, je suis ton arrière-grand-père, nous sommes en 14-18, A+B=B+A. Répétez après moi. A*B…

— Je veux sortir !

— Vous êtes jamais sorti, sir.

— Vous savez pas comment on fait pour sortir.

— Et il est trop tard pour apprendre, dit le Mongol qui joue avec la buée de sa bouche.

Le chiffon…

[7 heures du matin]

 

Fin du dialogue entre Jules et Pierre.

Début du film de Bob Mandale une fois « monté ».
 

À l’épaule II

Film de Bob Mandale (montage)

(aller à la fin si on n’aime pas le cinéma de Mandale)

 

Avant la vaisselle, rectifiai-je à mon tour. Elle s’en va toujours avant le café. Sa patience a des limites, dit-il. Il répandit l’eau d’une cruche autour de la table basse où fumait le café. Mais vous avez besoin de cette lumière plus que moi, riait-il encore lorsque nous nous installâmes sous la véranda. À ma manière. Je prophétise la lumière moi aussi. Il n’y a que la lumière, dit-il. Il ouvrit tout grands les volets que j’avais entrecroisés. Vous me flattez, c’est tout. Une condamnation, rectifia-t-il en riant. Mon film était un procès. Vous ne trouverez rien, dit-il d’un ton faussement détaché. Je ne prétendais rien d’autre que d’occuper une place en marge de l’œuvre dont il était l’auteur. Mais je n’exigeais rien. Pourquoi ces exigences alors ? me dit-il. Je lui répondis un peu sèchement que je ne pensais jamais rien de ce que je venais à peine de tourner. Qu’en pensez-vous ? dit-il sans transition. Il la joua nonchalamment et il la rejoua, à peine mieux, sans attendre que je le lui demande. Il ne croyait pas à la nécessité de la scène que je réinventais devant lui. Il m’observe sans m’interrompre. J’improvisai à sa place. Il prétendit ne plus s’en souvenir. Une demi-heure plus tard, je lui demandais de recommencer la scène. Il essuya les verres, les rangea dans la vitrine d’où il les avait lui-même extraits deux ou trois heures plus tôt (comment mesurer ce temps ?), referma la vitrine, un tour de clé qui attira notre attention. Nous nous mîmes à l’ouvrage. Elle doutait de mes sentiments, vous vous rendez compte ? Elle était partie sans faire la vaisselle. Elle n’a pas osé frapper à notre porte. Je suis resté plusieurs jours sans sortir. Il pleuvait lorsque nous sommes revenus, au printemps dernier. Elle n’a pas changé, dit-il. Il reste un fond de vin dans la bouteille et il se sert, boit et revient près de la fenêtre. Elle n’a rien compris, dit-il quand elle est partie. Je comprends, fait-elle. Nous n’arrêtons pas de tourner, dis-je. Ils partiront demain matin, à la première heure. Vous ne pouvez pas rester plus longtemps, dit-il. C’était délicieux, dis-je, inoubliable. Mais il se tait au lieu de nous l’expliquer, d’expliquer, de donner un sens à cette différence, à ce qui les sépare au même moment le plus clair d’un mot qui peut tout changer. Elle veut dire aussi facile. Vous filmez ? dit-elle et elle s’émerveille que cela soit possible. C’est la caméra, dis-je pour expliquer le bruit mécanique qui nous précède. Ah ? dit-elle et elle nous regarde comme nous sortions de l’ombre. Nous nous reverrons demain, dit-il, ils seront partis. L’intérieur de la cuisine s’obscurcit peu à peu et la lumière se tempère à l’extérieur qui est un rectangle clairement découpé dans cette ombre. Il la pousse sur le perron, sous la treille qui rutile. Tu te souviens ? J’étais folle. Leurs réponses. Les poseurs de questions. Comme les autres. Comme lui. Combien aurais-je donné de ma tranquillité pour que tu te mettes à fouiner toi aussi. Tu ne fouinais pas. Mais je te voyais toujours immobile et je doutais de sa sincérité, juste le temps de te donner raison. Tu fouinais des choses dont il avait lui-même une idée précise pour en avoir hérité avant toi. Il disait qu’il venait de te surprendre à fouiner. Il fallait tous les jours se méfier de ta curiosité. Et tellement pudique. J’étais sauvage. Jamais violent. Il était tendre ou bourru. C’était la bonne question et il le savait. Il n’aimait pas répondre aux questions et il n’en aurait pas posé de crainte qu’on lui demande pourquoi il les posait. Que t’aurait-il répondu ? C’était un homme inachevé. Tu ne lui aurais rien demandé, à lui. Tu ne m’as jamais rien demandé. En fait, tu ne sais rien. J’en sais plus que toi sur le sujet. Mais ce n’est pas le cas. Il te semble que tu as toujours vécu avec nous. Tu te souviens des premiers temps ? Non, bien sûr. Nous ne l’avions pas vraiment désiré. L’enfant était une trouvaille. Et tu ne dis rien. Je t’en parle. Je ne filme plus. Il s’est levé aussi pour la raccompagner jusqu’à la porte et elle continue de parler des mêmes choses. Pour soi, pour les autres. La vie est un ouvrage (j’aurais dit une œuvre). Pour moi, pour les autres. Mais j’ai lutté. Elle me regarde. Vous savez, dit-elle, je n’ai jamais eu d’ambition, pas même de l’espoir. Elle se lève et trottine jusqu’au potager où elle récupère le panier vide maintenant. Il est tard (ou : il se fait tard, non ? C’est mieux). Mais continuer quoi ? demande-t-elle. Continuez, dis-je. On ne rejoue pas ce qu’on a joué. On ne le recommencera pas. Cette demi-lumière sera favorable au dialogue qui s’installe. J’ai discrètement entrecroisé les volets. Elle rougit encore et accuse le vin. Elle ne contient pas dans une phrase, certes. J’ai ma propre version, dit-il. Il était rarement sujet à des transes et on ne s’inquiétait pas si cela lui arrivait, à l’improviste et toujours à la suite d’une crise de jalousie provoquée par des préférences dont il se prétendait la victime, ce qui était loin d’être la vérité. L’enfant se signalait d’abord par son immobilité. Au milieu de la table, le plat en terre rouge est vide, le fond un peu maculé de sauce, je me surprends à tenter d’en identifier les reliefs, des mots me harcèlent, des mots absurdes sans doute mais ce sont les noms exacts que je cherchais tout à l’heure et je me demande si je vais avouer ma propre légèreté. Il s’est réfugié dans ce silence obstiné. Il écoute sans rien dire. Ce temps devra durer aussi longtemps que le temps qu’il est nécessaire de percevoir entre la fausse candeur qu’elle lui a infligé et le retour de son visage dont les yeux baissés se contentent maintenant de décrire l’enfant qu’il a été. Il la condamne d’un regard que j’ai le temps de figer. Je ne me rends pas compte, dit-elle. Un seul verre de vin a coloré ses joues. Ce temps perdu à tout recommencer pour que ça ressemble au modèle qui ne ressemble à rien. Ce travail insensé. Seulement l’illusion ? Rien sur ce qui arrive vraiment. L’illusion ? dit-elle. Nous obtenons l’illusion de la vie à ce prix, lui expliquai-je. Elle accepte de refaire les scènes plusieurs fois, sans question, sans commentaire. Sa nourrice ? Sa génitrice ? Je filme une femme aux prises avec le passé. Qui est cette femme ? demande-t-elle. Ce que nous partagions. Je filmais le fauteuil roulant qui était plié et rangé entre un radiateur et le meuble d’une bibliothèque où j’avais reconnu quelques titres. Il parlait en marge de l’écran. Elle écartait du bout de la cuillère les morceaux d’oignons brûlés et il se désolait en l’accusant de négligence. Mais cela ne durait pas. Par moment, le fourneau paraissait la fasciner. Non, non, dit-il, elle est insouciante, elle l’a toujours été malgré des apparences de méticulosité. Elle finit par avouer son incurie. Il les appelle des traquenards et aussitôt il nous renseigne sur l’étymologie de ce mot. Il adore ces pièges. Il jubile. Je filme le silence, le tremblement des mains, ma victoire sur l’erreur d’être ce qu’on est avec simplicité, courage, générosité. Sa moue nous renseigne sur les sentiments qui la condamnent au silence. Elle est discrète, polie, elle parle peu et toujours pour s’étonner, pour dire qu’elle ne comprend pas, elle ne dit pas qu’elle voudrait comprendre, je la force à m’avouer son impuissance à parler des choses simplement parce qu’elles existent et non pas parce qu’elles font partie de notre vie. Elle mange avec nous. La femme est encore là. Vous avez changé le sens ! Je regrette pour la grimace. Bien, dit-il, elle ne dit plus rien. Gros plan sur le visage de cette femme qui est la mienne. Coupez. Ne vous laissez pas aller. Vous en souvenez-vous ? Je me souviens de tout, mais approximativement. Je filmais et j’ai superposé ces séquences. Il ne l’écoutait pas. La lessive était à recommencer, lui confia-t-elle presque à l’oreille. La femme accepta de remonter le pré plusieurs fois. Ces différences l’irritaient, d’autant qu’il ne pouvait pas les mesurer. Il ne retrouvait plus la place des choses. Il est vrai que nous avons tout rejoué. La femme a moins d’importance. Je rembobine et nous revoyons la fin de la séquence. Il prend le temps d’ajouter : je ne la connais même pas. Mais je n’explique rien, dit-il, en tout cas vous ne pouvez pas prétendre que j’exerce quelque influence sur les reliques de votre mémoire. Je lui explique que je conserve cette chute depuis longtemps et qu’il me semble enfin avoir trouvé le moment qui l’explique. Pourquoi elle ? dit-il. Tu nous as épargné ta grimace, fait-elle en aparté. Ne vous laissez pas aller, dit-il. Il me rappela que nous étions ici justement pour filmer. Nous n’avions pas filmé. Je rougis. Il me surprenait. Que regardez-vous ? me dit-il. L’immobilité les saisissait au vol et elle les rectangularisait avec la même tranquillité véloce. Les draps s’envolaient de la corbeille, elle semblait tenter de les en empêcher et ils se déployaient dans l’air, blancs et tonitruants. J’aimais cette vision. Elle reviendra. Il dit non ce n’est pas le moment. Je m’étais avancé vers la clôture pour la héler. Nous la retrouverons chez elle, dit-il. Il en serait bien incapable maintenant. Il savourait cette honte. Les draps étendus le protégeaient des regards. Il s’y promenait nu quand il était enfant. Il nous le montra. Elle traversait un pré, portant sur l’épaule une corbeille de linge qu’elle allait étendre au soleil d’un autre pré. Nous l’avons aperçue de loin. Le ratage de la séquence me tourmentait déjà. Nous revenions du torrent. Il en a parlé. Elle n’a aucune raison de rechercher une intimité que nous ne sommes pas en mesure de respecter. Elle ne le dit pas. Elle n’a pas enfanté. Une petite fille, c’est joli, dit-elle simplement. Mais c’est trop tard, dit-elle en riant doucement. Elle aurait préféré l’enfance. Elle ne s’aime pas en femme. Elle ne sait pas si elle acceptera de se voir. Elle avoue qu’elle est un peu gênée. Elle fait face à la caméra. Elle choisit une chaise qu’elle pose près du fourneau. La femme consent à s’asseoir. Il n’a plus rien à dire. Il est sur le chemin des effluves. Et se rassoit près de la fenêtre qui est ouverte. Nous tuerons le temps, dit-il. La réduction va durer une heure. Elle a jeté une poignée d’herbes dans ce bouillon. Il a vidé toute la bouteille. Le vin débouché, il le verse lui-même sur les morceaux fricassés, provoquant la friture et la vapeur sur quoi s’achève la séquence. Vous comprendrez ce qui m’arrive quand elle revient. Observez de près sa peau. Vous vous contenterez d’être là. Vous ne direz rien. Il m’a prévenu. Pas question de prononcer le mot étranger. Cette habitude vous classe, ou il serait plus exact de dire quelle vous range à un endroit précis du temps que vous êtes en train de partager avec ces autres qui ne sont pas les vôtres. Elle a accepté de cuisiner ce plat dont tout le monde ici connaît les saveurs. Il l’a appelée hier soir au téléphone. Comme elle me tourne le dos, je la soupçonne de ne pas vouloir jouer avec nous. La voix de la femme paraît chercher à le tranquilliser. La voix de l’homme trahit une angoisse déguisée en crainte de ne pas retrouver les saveurs que l’enfance a définies une bonne fois pour toutes. Une cuillère en bois retourne soigneusement les morceaux de chapon dans la sauteuse. Le seuil de la maison apparaît, ou les premiers étalages du marché, volailles tranquilles, lapins suspendus par une patte, des sacs de pommes de terre et une bâche couverte d’oignons. Le jeu du contraste révèle tantôt la netteté de l’ombre où elle marche d’un pas rapide, tantôt la profondeur des perspectives ébauchées dans la lumière. La caméra arpente le chemin avec elle. Elle a perdu sa sérénité ou elle va la retrouver, ou la jouer pour lui. Elle va au marché ou elle revient de la maison. Ensuite, la femme est sur un chemin, portant le même panier, mais sans provisions cette fois. Il retient son bras lorsqu’elle s’apprête à jeter les morceaux de chapon dans la sauteuse où l’oignon se colore vite maintenant. Il aime moins les fricassées. Il aurait préféré un rôti. Il continue de la sermonner. Elle écrase le foie dans un mortier. Il pose le persil sur la planche où le chapon est en morceaux. Il s’est levé pour aller cueillir une poignée de persil qui s’épanche dans un vase. Elle ne l’écoute plus. Leurs voix se perdent dans le fracas du potager où elle découpe la viande du chapon, tranchant les os, tranchant du couteau. Sinon sa peau est ferme, on ne devine pas la tendresse des paupières, la mollesse peut-être des lèvres, le nez impose une courbure soignée, presque voulue, consciente. Elles sont provoquées par le sourire dont elle accompagne ses galéjades. Ses rides m’obsèdent. L’œil de la caméra glisse alors de l’œil du chapon à celui de la femme. Je m’étonne de ces familiarités. Elle le taquine à son tour, le menaçant de le plumer s’il continue. Il s’adresse à la femme pour lui recommander de ne pas abîmer la peau. On entend la voix de l’homme que je suis venu filmer. Pendant ce temps, les plumes sont arrachées avec un bruit de tissu qu’on déchire. Je m’attarde sur cette tête renversée dont l’œil me regarde. Elle s’assoie, plie en quatre le torchon qui couvrait le panier et tire par les pattes, d’une main, le chapon au cou tordu. Elle est solide et vive. Elle a l’air aimable. La femme a posé le panier de provisions sur la table. Pensif, cette fois, la tête inclinée sur la poitrine, et ses mains dénouent le chapelet dont il n’a pas encore parlé, malgré mes allusions, ou contre ma sagacité... C’est vrai. Vous ne savez même pas où je veux en venir. J’en parlerai, dit-il, je trouverai cette force, il faut commencer par le début. (Mais, dis-je, ces images n’existent plus, c’est impossible. La terre creusée, les racines sortant des brèches, l’outil au manche luisant de lune, son oblique contre l’ombre, les yeux des chats qui habitaient sous la route à la place des canalisations entassées maintenant sur le talus. Oui, c’est cela, commencez par le lierre, l’angle parfait de la maison au nord-ouest, le lierre se mélangeait au houx parasite d’un frêne dont une branche touchait le mur sous l’appentis. Le lierre frémissait. Des tuiles bougeaient. Vous souvenez-vous de ces sensations ? L’air des cimes atteignait le toit en pleine nuit. Tais-toi, avait-elle fini par dire, très douce et claire, comme si je venais de m’aventurer sans elle, ou comme si elle s’était sentie étrangère au voyage que j’avais commencé avec elle. Mais elle ne m’avait pas laissé le temps de la réduire elle aussi à cette géométrie. Celui-ci ne l’avait pas fascinée comme je m’y attendais. Et je demeurais seul, halluciné par le parallélisme des chevrons qui descendaient de chaque côté du ciel rectangulaire. Elle s’endormait sans me souhaiter la bonne nuit. Je ne le saurai jamais. Il nous séparait peut-être. Nous n’en parlions pas. Nous en étions à ce ciel, dit-il enfin. Je ne lui ai pas encore dit que la scène du torrent est à recommencer parce que je n’en ai pas trouvé l’idée. Soyons patient. Il s’interrompt pour se frotter les yeux et prendre le temps de critiquer l’éclairage... Le rectangle de ciel dont je parlais. Ce sont les souvenirs de n’importe qui si nous ne trouvons pas la clé des champs. Un temps. Des loirs nous observaient, attendant le moment d’aller visiter les restes de la table. Nous regardions le ciel dans la toiture. Le vent soufflait dans les vallons. Nous entendions ses grattements. Derrière la porte de la cuisine, le cheval ne trouvait pas le sommeil. Nous dormions dans le rideau du salon. Ma seule chemise sentait l’anis de nos alcools. Elle possédait une garde-robe inépuisable. L’automne avait été indien. L’hiver nous a surpris en flagrant délit de paresse. Nous adorions la campagne. Nous gambadions à cheval. Vous y étiez ? Parfaitement en forme à cette époque. Une fricassée d’oignons nous inspire un retour crispé à des lieux où le plaisir a remplacé avantageusement le bonheur. Le chapon est encore chaud. La femme que nous avons vue ce matin dans sa maison, revient, cette fois avec un panier de provisions. L’eau me communique la douleur des noyés. Ces gouffres m’obsèdent. Lieux de l’être, je n’en approche pas. Il en parle au repas de midi. Il a rêvé cette noyade. La forêt se referme. Travelling arrière. Il déclamerait quelques-uns de ses premiers vers. La scène du torrent pourrait s’achever par une citation. Dans la chambre qu’il a aimablement mis à ma disposition, j’ouvre le cahier où les séquences sont réduites à des intentions clairement exprimées. Silence. L’image mettra à jour des instants, comme si nous en parlions. Pas pour tout le monde, comme vous le savez. Le brouillon s’est perdu. J’ai dressé l’inventaire des métaphores. J’aime cette encre. Pages d’écriture. Les travaux, les institutions, les règles, les miroirs du bonheur. Entre l’humanité et l’être, je choisis l’humanité. L’image de soi est fidèle. Ne jamais se demander pourquoi. Comment. Passer la nuit. Il rit encore, une main au cou où se gonfle la jugulaire. Je vous en veux de me condamner à cette comédie. Il n’y a pas de film. Regardez l’album. Le mot est une photographie de l’être. J’ai conservé cette manie. Mais mon hétéroclisme me condamnait plutôt à l’accumulation. Je collectionnais des objets. Ce pouvait être long, exaspérant. Il nous faut l’enfance, toute l’enfance et la mémoire de l’enfance. Les bêtes sont finies depuis le début. Être fini n’est rien, dit-il. Vous comprenez ? Il me regarde comme s’il attendait cette fois que je réponde à ce que je ne dois pas confondre avec de la curiosité. Les dernières heures de la journée, il les consacre à ce bavardage solitaire qui noie le poisson de l’attente. Où le trouvez-vous vous-même ? Il n’attend pas de réponse. Je ne trouve pas le sommeil rapidement, dit-il, pas sans aide. Ils redoutaient cette amitié. Les chats la guettaient. La corneille est morte depuis longtemps. Des chiens et des chats. Il aime s’asseoir avec les bêtes. Toutes celles que j’ai connues en tout cas, dit-il. Toutes les femmes agissent dans ce sens. Mais quoi, autre chose ? Elle ne répond plus. La vie est un segment d’autre chose. Elle est rebelle à toute idée d’infini. Mais elle ne me donne pas raison. Je ne supporte pas cette réduction. Il y aura un documentaire à la place du spectacle que j’avais prévu. Il faut réduire le métrage. Nous n’avons pas avancé. Nous parlons depuis des heures. Nous sommes dans le lit. Un rire de quoi ? dit-elle. Il a un rire de fillette surprise en flagrant délit de gourmandise. Vous l’entretenez, vous nous faites languir ? Mais oui, répond-il, c’est cela même. Impossible ? dis-je, toujours cette distance. Mais il était impossible de croire à cette tendresse. Il l’imaginait nue et obscène, s’efforçant d’être grossière pour plaire au mari qu’elle aimait sans doute tendrement. Encore une lutte qui se terminait par une injure que sa mère qualifiait d’obscène tandis que son père la trouvait simplement grossière mais sa mère ne mesurait pas cette différence. Il n’était pas possible de lui assigner une horizontale définitive. L’horizon se situait quelque part entre la lande et le ciel. Il avait compté les arbres de l’adret où paissaient des moutons. Sous le soleil, la lande paraissait infinie. Il était puni pour une autre raison. Il ne regardait plus les lucioles parce que c’était le jour. Le mouchoir tombait sur les pieds immobiles au bord du perron. Le nœud même ne tenait pas ses promesses. Je t’en prie, disait sa mère, empêche-le de prononcer ces obscénités ! Le père le bâillonnait en prenant soin de ne pas trop serrer le mouchoir. Or, son père se réduisait à une conversation, entretiens formateurs, badinages prudents, énigmes cohérentes, pas plus. Les lucioles de la nuit n’étaient pas un sujet de conversation. S’il croisait son père, ils ne se disaient rien. Il montait dans sa chambre en s’efforçant de la haïr. Mais le mensonge n’avait pas le pouvoir d’explication nécessaire et sa mère le punissait. Il mentait. Celle-ci ne la convaincrait pas. Sa mère l’entendait et lui demandait une explication. Il était sur le perron. Il prononçait un gros mot. C’était le nom qu’il leur donnait, aux lucioles, à la nuit, à l’angoisse de les atteindre et de les expliquer autrement. Quand il était enfant, il observait les lucioles de la nuit. Je m’apprête à lui démontrer le contraire, mais il n’a plus le temps. D’ailleurs, dit-il, il n’en a jamais été question. Je ne mets pas en doute sa sincérité. C’est encore trop long, dit-elle, pas assez nécessaire. Cela dure trois bonnes minutes. Plan par plan. Tous les rires. Rires. Ne vous laissez pas faire. Je le décortique comme s’il était le fruit de mon impatience. Je m’en prends au premier venu. Prémisses de l’angoisse. L’amertume, dit-il. Il critiquait une journée de travail. Mais vous ne surprenez personne avec votre manière de vous mettre à portée de l’esprit. Je vois, c’est facile. On lui reconnaissait toujours ce talent, ce don disait-il. Il devait me confondre avec un autre ou bien il exerçait sur moi ses dons de divination. Je n’insistais pas. Il était persuadé du contraire. Elle ne m’avait pas encore quitté et je le lui dis. Que vous a-t-elle laissé ? dit-il. Il tripotait la caméra maintenant. Et il était toujours surpris par la fin, surpris qu’elle arrivât alors qu’il avait cessé de la souhaiter. Il perdait vite le fil des intrigues ou des documentaires. Les images cinématographiques ne l’avaient jamais émerveillé. Il riait. Vous monterez la séquence à l’envers, dit-il un peu plus tard quand je lui fis ce reproche. L’écriture parcourait plusieurs fois le périmètre de la page et il tournait le livre sans se rendre compte que c’était dans le mauvais sens… Cette ombre, dit-il. Dans l’allée, il s’était arrêté pour ouvrir le livre et montrer la page qu’il venait d’annoter... Veux-tu voyager avec nous ou bien préfères-tu. C’est obscur, dit-elle, impénétrable... Ne vous étonnez pas si. Je sais ce qui va arriver. Je n’attends plus. Vous reviendrez, dit l’homme. Une femme en bras de chemise montre des chaises. Une cuisine propre, mélange d’ancien et de nouveau. Changement de façade pour une plus courte. Bruit de pas sur un plancher... Le bonheur. Nous y avons habité. Un chat roupille sur le couvercle d’une potiche. La porte est ouverte. Une table et des chaises à l’ombre d’une façade grise. Coupez. Commence la voix qui se perd dans une apnée interminable... Je voulais vous montrer. La clôture guide nos pas. Nous débouchons sur un pré. Le son retourne des froissements, des glissements, des avertissements brefs, aigus, incompréhensibles. Nous remontons un sentier, en file indienne, entre le mur en ruine d’une cour et les fougères. Ici les champs en friche. Oh ! ces phrases ! Écrites, elles seraient à portée de voix. La glace se formait dans la rigole étroite, où nous trempions nos derrières. Jamais ce bleu que la caméra trahit encore. Des ciels gris, ou blancs. Il y avait tant de choses à posséder, à vaincre, à comprendre peut-être. Le bruit des coups, des trépignements m’obsède encore. Nous entrions dans cette cour pour régler nos comptes. Il dit : j’ai oublié toujours. Il répète la phrase : les rebondissements de la balle imprévisibles. Les ricochets de la balle toujours choisir de. Je me souviens parfaitement de cette surface. Depuis combien de temps n’y habite-t-on plus ? Combien de morts ? Qu’est-ce que je dis ? Ce mur servait de fronton. Nous jouions dans cette ruelle parce qu’elle était déjà désertée, dit-il dans le plan suivant. Fin de la séquence. Mon ombre est réduite à un fil. J’entre dans le soleil. Il s’arrête tandis que je continue. Nous arrivons au bout de l’allée. C’est une dissertation cohérente, agréable même, bien que prévisible. Il me parle du malheur d’être conscient. Nous sommes des ombres. La caméra sautille sur le gravier. Ne résistez pas au charme de ces effleurements, dit-il en passant une main experte à la surface de la haie. Nous sommes dans l’allée où il a l’habitude de méditer, un livre dans la main, où il prend des notes verticales. Ne créez pas le personnage, dit-il, ne touchez pas à la fleur de cette nécessité. Je ne me souviens plus, dit-il, peut-être un enfant, nous n’avions pas d’enfant, elle adorait les enfants des autres, ils jouaient pour lui plaire, je crois, ici-même et ailleurs. Son reflet dans le miroir révélait une brèche de sa face cachée. Le vase n’avait pas bougé. Ses mains me retenaient. Partageait-elle son temps entre lui et moi ? Ou bien lui et moi partagions-nous le temps qu’elle consacrait à notre désir de la posséder ? Gare ! s’écria l’homme à fleur de l’image, vous allez briser quelque chose d’important ! Mon épaule touchait un vase qui me parut laid, inutile, haïssable. Il me haïssait peut-être. Il prit le temps d’en rire. Mais à la même chose que vous ! lançai-je comme une plaisanterie. Il me tirait d’un mauvais pas. À quoi diable pensez-vous ? me demanda l’homme que je filmais. Elle ne me regardait plus. Son corps devenait cohérent. Tu ne m’aimes plus, fit-elle. Je n’écris pas des livres, dis-je finalement pour mettre un terme à notre dispute, j’écris, tout simplement. Elle était exaspérée par ce qui était maintenant de la paresse. Mais cette dernière fois, il n’y eut pas de réponse. Je ne répondis pas. Tu ne peux pas te passer de moi ? Je ne répondais pas. Est-il possible que tu m’aimes seulement ? me confiait-elle tandis que nous rentrions chez nous. Il la possédait. Il la fascinait. Elle était passée de la cruauté à l’écoute. J’entendais leur conversation. Sur la terrasse, la nuit me sidérait. Je sortais. Il lui donnait raison. C’est obscène, s’écriait-il. Le bronze rutilait sous la lampe. Et elle finissait par soulever le voile. Indolence, disais-je dans un poème qu’elle n’a pas lu. Ensuite elle s’en prenait à mon inertie. Le premier verre l’enivrait et elle était agréable pendant une bonne demi-heure. Nous buvions du vin. Reliquaire cette fois, à la place du bestiaire dont elle lui parlait sans pudeur tandis qu’il déposait un voile sur la reproduction fidèle de mes traits. Il reste une copie chez l’un de nos amis qui en prend soin comme d’une relique. Le moule a disparu. Elle en avait détruit l’original en plâtre. Je n’ai pas conservé ce visage. J’ai trempé une fois ma tête dans un liquide qui s’est figé, je respirais à travers un tuyau, mes yeux étaient désespérément fermés, je n’ai pas attendu longtemps. Peu à peu, le masque apparaît. Sur l’écran, le visage de l’homme se soumet à la lumière crue d’un projecteur braqué obliquement d’en haut. Ou bien c’est son enfant qui m’accompagne. Elle me regarde avec les yeux de son enfant. Notre intimité, dit-elle, je n’avais pas pensé qu’il pouvait en être question au moment de parler d’autre chose. Pas de titre cependant, juste un temps d’arrêt qui n’est pas de l’attente, en tout cas pas de ma part. La première section du film s’arrêtait là puis un carton indiquait que la deuxième était sur le point de commencer. Puis apparaît le torrent, magnifique, c’est le mot qu’il prononce, puis le fracas de l’eau nous réduit au silence. Il marche devant nous, montrant avec sa canne, on n’entend pas ce qu’il dit, on ne le rattrape pas... Ce matin, dans la forêt, vous êtes témoin. Et vice et versa, tout dépend du point de vue sexuel. Soyez amoureuse, avait déjà dit l’autre. Soyez amoureux, dit l’un comme si c’était un bon conseil. Puis toutes les choses m’ont semblé répondre à ces nécessités rhéologiques. D’où l’effet de pronation. L’un ou l’autre, dit-il. Qui êtes-vous ? dis-je (comme on demande : pourquoi écrivez-vous ?). Silence peuplé d’abeilles, encore. Je vomissais en cachette. La chanson, dit-il, une merveilleuse expérience, j’ai couché avec la chanteuse, c’était une exploratrice, non, non, pas une aventurière (ricanement, j’interpose un plan de l’horizon où le soleil se couche), une exploratrice, la douleur l’inspirait, elle savait presque tout de son bestiaire. Vous avez réussi pourtant, dis-je enfin, le livre, le cinéma, le théâtre même. Il parle pour meubler le silence qui a remplacé ma curiosité. L’homme revient, inexplicablement. Je n’ai pas inséré ce plan malgré mon désir de trahir notre intimité. Je dis que je lui pardonnais. Je ne comprends pas cette approche, dit-elle. Il avait relevé la manche sur l’avant-bras, lentement, ralentissant le geste comme s’il luttait contre l’oubli, les doigts roulaient le tissu de la manche, se rappelant, ayant besoin de cette imitation pour ne pas oublier, la main le plongeant dans le doute parce qu’il la voyait. Les bras n’expliquaient pas les mots. Elle ne comprenait pas. Deux jours avant la première, elle me reprochait cette attente. Plan rapproché du visage, en trois-quarts, un peu en contre-plongée, l’accoudoir révèle une dentelle mélangée sous l’avant-bras nu qui a servi de cobaye aux explications précédentes. Et les mots ne servaient qu’à décrire (au mieux) cette rhéologie. Vous voulez dire dessiné ? Oui, la main. Les personnages de roman étaient déjà des êtres graphiques. Mais ces meurtrissures révélaient ma pratique de l’air ambiant, j’y ai renoncé assez vite. Plus tard j’ai remplacé l’angoisse de l’air (celui qui entrait et sortait de mes poumons) par des essais de cisaillement de la chair. L’image révèle d’autres bouteilles du même type, le même fil de fer entortillé autour du goulot, et en même temps l’homme lutte contre une crise de larmes : c’est cette instabilité, vous comprenez ? Cette sensation d’équilibre menacé. Silence habité par les abeilles qui meurent. Vous aimiez cette douleur ? Celle-là ou une autre, mais je me souviens de celle-là, et je tentais de l’appliquer à tout le corps, l’adjectif pronatoire m’est venu à l’esprit, je ne voulais pas contredire l’expérience comme on me le conseillait. Ce qui est créé, c’est le texte, ou si ce n’est pas le texte (parce que c’est impossible par exemple et je n’en sais rien), ces trouvailles, ces surfaces du possible, petits bouts de la lorgnette. J’ai toujours évité la création des personnages. Je ne veux pas créer le personnage, vous comprenez. Mais il est vrai qu’il tordait le bras dans un sens ou dans l’autre, indifféremment, et c’était toujours une pronation, la torsion associée à la douleur, son attente, sa chair blessée pour tout expliquer. Plus tard, j’ai découvert l’autre sens de la torsion. La pronation, c’était cette douleur. Il nous avait appris le mot pronation. Il régnait. J’aimais ces séances d’élucidation de son propre mystère. Un de nos camarades de classe nous tordait le bras et il réussissait parfaitement à nous soumettre à ses désirs qu’il n’exprimait d’ailleurs jamais clairement. J’ai toujours adoré ces images, j’en possède des milliers, vraie souffrance. Dis-je... Cette pronation dont vous parliez improprement à propos d’un corps. Seins obèses. Même plan de l’arbre en question. L’œil de la caméra plonge dans le vert de la forêt. Cette femme me terrorise, dit-il. L’homme montre la forêt à l’adret d’une colline. Le soleil de nouveau. Il n’a pas prononcé le mot souffrance, dis-je dans le commentaire, après un temps de silence où le mot solitude apparaît sur l’écran. Je connais cette solitude. Ou elle s’en va sans prévenir. Les premiers apprennent leur métier et s’insurgent facilement contre les ateliers d’écriture qui soulèvent le voile de leur autodidactisme caché ; les seconds attendent l’heure, et elle arrive. Deux catégories d’écrivains (écrivant ou pas) : – continue l’homme, on a perdu le début de la phrase par quoi commençait aussi le plan, l’homme est assis dans l’ombre, le visage tacheté de lumière – ceux qui veulent écrire et ceux qui écrivent... Même le plaisir. Tout est facile avec elle. Clarté facile. Signe facile. La voisine ne manque pas de me poser la question : qu’est devenue la mouche ? Je hausse les épaules. J’ai coupé ce plan avant la fin. L’homme se contente d’expliquer le fonctionnement du piège. L’ascension n’en finit pas. On découvre les abeilles mortes dans le sirop et une mouche qui remonte la paroi. Il a fait si froid cet hiver, dit l’homme qui se tient debout, le visage à dix centimètres d’une bouteille de verre qui est suspendue. On devine un soleil de plomb. La véranda sous les rosiers. Coupez. Oui, oui, dit l’homme, ne me laissez pas seul, les mots ne font qu’effleurer la surface, la surface du film je crois. Essayons de construire une conversation, dis-je. Le profil a quelque chose de diabolique, fidèle à l’imagerie diabolique. L’homme se met à rire, à ricaner plutôt. C’est une visite. Ce n’est pas un voyage. Mais ceux qui y entrent en ressortent assez vite. La littérature est plus probable. Châteaux en Espagne. L’œuvre est un parallèle qui s’écroule à un moment ou à un autre. Toute ma vie j’ai pensé à une lente érosion qui expliquerait tout. J’ai le mal. J’ai du mal ce matin, dit l’homme. Une main apparaît, blanche et osseuse. Le visage de l’homme tente désespérément de plaire. Ce n’est pas grave, dis-je, continuez d’écrire, ne vous souciez pas des apparences, seule compte cette écriture qui s’achève. Nous étions bien sur cette roche blanche et bleue, je m’en souviendrais, dis-je et l’homme dit : genou, je ne me suis pas rendu compte. J’ai attrapé froid ce matin près du torrent, dit l’homme. Ce n’est pas grave, dis-je. Ses mains ont décrit une figure dans l’espace qu’il croit exploré par la caméra qui oscille. Vous, moi, non justement pas vous ! Je voulais expliquer cette phonétique ! C’est raté ! L’homme décroise ses jambes... Je, nous. Il n’y a pas d’écriture, dit l’homme, tout juste un exercice de la prophétie. La mise au point hésite dans la profondeur de l’œil. Maintenant la caméra explore le profil de cet homme. On n’a pas entendu la voix qui disait qu’on a toujours tort de simplifier pour être simple. Deux éternuements ponctuent le plan suivant, les mains. Tournez donc une bonne fois ! dit quelqu’un. Devant moi, le chapeau est animé de frémissements. Pourtant le visage en dit long sur la souffrance de l’être qui se donne à l’image dont je suis l’auteur. Vous exagérez, me dit-elle. Ma voisine soupire. Ses jambes sont croisées, la droite sur la gauche, le buste incliné, un coude repose sur la dentelle d’un accoudoir. Il s’est habillé de noir et a chaussé des croquenots marrons. Il offre son visage, ses mains. L’homme est maintenant assis dans un vieux fauteuil de cuir rouge et noir. Le plan s’achève sur un fondu au noir. La caméra tourne un peu sur la droite, le personnage passe en vitesse, on voit l’arbre en forme de femme nue, une femme obèse, en pronation, c’est la voix qui prononce ce mot qui aussitôt s’excuse d’en détourner le sens au profit de ce qu’elle appelle sa tranquillité. Une femme nue... L’heure. Du temps. Pas question de temps. C’est là toute mon œuvre. Question d’heure. Je ne rencontre jamais personne, dit la même voix. Plan fixe. Le plan suivant montre les arbres d’une forêt. Le plan est coupé par un générique où apparaît mon nom. Il souffre de la chaleur. Il dit qu’il ne rêve plus. Homme ou femme ? Un être fatigué, on pense à ses nuits. L’hiver, la fontaine est gelée, dit la voix. Un temps. Je suis le premier levé, dit cette voix. Quelqu’un secouait l’eau. Le son était celui d’une fontaine. Le plan était interminable, la rue déserte, les volets fermés, les rideaux tombés. La voisine trouvait le temps long. Je le voyais par-dessus un chapeau. Le film s’ouvrait sur la rue principale.

 

FIN