Patrick Cintas
Hypocrisies
roman
Égoïsmes *
© Patrick Cintas
La lecture de cet ouvrage est gratuite.
La version brochée est en vente chez Amazon.fr
Écrivez pour empêcher les autres d’écrire…
Sans craindre de nous exposer au reproche d’avoir été méticuleux à l’excès, nous inclinons au contraire à penser que seul est vraiment divertissant ce qui est minutieusement élaboré. Thomas Mann – Dessein de La montagne magique.
Ici, peu de schizos, beaucoup de paranos et surtout énormément de cons. Gor Ur.
Table
C’est Julien Magloire qui parle
C’est Quentin Surgères qui parle et écrit
C’est Pedro Phile qui avoue (roman de Quentin Surgères)
Les derniers jours (mots) de Pompeo
...« les chefs-d'œuvre de la littérature selon Gog » :
Alfred Tulipe ressentit les premiers signes de la maladie qui allait le tuer la veille, je crois, du jour où le Temibile accosta. Nous étions à Brindisi. Je ne connaissais pas Alfred Tulipe. Je l’eusse connu s’il eût pris le soin de faire figurer son nom dans nos manuels de littérature. J’en transportais un dans mes bagages. Aucun passager, à ma connaissance, n’y était inscrit. Certes, je n’avais pas eu accès à cette liste ni au rôle. Mais j’avais beaucoup marché sur les ponts pendant ces six jours de cabotage. Avec le beau temps. Cela va sans dire. La côte rutilait au soleil. Je m’ennuyais. Je me nourrissais d’entrées et de desserts. Buvant peu, car je sais danser et même nager. On me connaissait maintenant.
Aussi, quand Alfred Tulipe se mit à vomir au bord de la piscine, je fus étreint par la même angoisse. J’étais en proie à une paralysie douloureuse pendant qu’on lui prodiguait les premiers soins. On l’emmena. Il disparut. Et tandis que je descendais la passerelle le brancard me dépassa et roula prestement vers le quai où l’attendait une ambulance toute blanche. Il disparut encore. J’atteignis le quai. Nous n’étions pas arrivés au bout de notre périple. Mais j’étais seul. Et c’était l’heure de déjeuner. Je me retrouvai bientôt attablé avec d’autres voyageurs que je ne connaissais pas mais donc je savais qu’ils n’entretenaient aucun lien avec la littérature. Je ne touchai pas au plat de résistance, ce dont personne ne s’étonna, car on me connaissait. Je parlais sans arrêt des trois jours que durerait encore la croisière, jusqu’à Naples, je crois. Puis retour à Paris. Je suis marié. À un mannequin taille XS. Chacun sa place ici bas. Je m’occupe, ce qui ne surprend personne.
Je retrouvai Alfred Tulipe à l’hôpital local. J’avais pris un taxi, car je ne connaissais pas Brindisi. Personne ne m’accompagnait. La voiture me déposa au bord d’une esplanade qui grouillait. L’employé du guichet me renseigna. Chambre 1954. L’année de ma naissance. Tout avait été troublant pendant cette traversée qui n’en était pas une, mais nous parlions de traversée en buvant nos apéritifs. La vision constante de la côte, de jour comme de nuit, m’avait rassuré. J’entretenais jalousement ce sentiment. Je n’en parlais donc pas. De quoi voulez-vous parler avec moi ? m’avait demandé Alfred Tulipe. Cette étrange question m’avait amené à penser qu’il en savait plus qu’il ne le disait aux autres.
« Et bien, dis-je, je n’ai pas de sujet de conversation préféré… En principe, je prends le train en marche… »
Ils rirent. Alfred Tulipe, qui cachait bien son jeu, ne prit pas de notes. J’étais loin de penser qu’il écrivait. Comment l’aurais-je deviné ? Aucun signe dans son comportement, et moins encore dans ses paroles. Personne ne le savait. Nous nous exposions à son intuition sans le savoir. Pour tout dire, il semblait bien que tout le monde s’en fichait. Il y avait peut-être d’autres écrivains parmi eux, mais aucun n’avait décroché un prix, sinon je l’aurais su. Et alors j’aurais engagé une autre conversation, celle-là même que j’aurais eue avec Alfred Tulipe si j’avais su. Puis il se sentit mal. Il était presque nu. Il vacillait doucement, se reflétant dans le bleu de la piscine. Quelqu’un le soutint. On se mit tout de suite à évoquer toutes sortes de malaises, selon leur nature. Mais ce n’était rien. Il s’épongea le front et regagna seul sa cabine. Il ne souhaitait pas que je l’accompagnasse. Je suis resté au bord de la piscine sans me décider à plonger. Les femmes sont chahuteuses.
Me voici à l’hôpital, dans un couloir, suivant scrupuleusement le déhanchement d’un corps qui ne porte pas grand-chose sur lui. La porte s’ouvre puis se referme.
« Oh ! Il ne fallait pas ! » s’écrie Alfred Tulipe sans réussir à se redresser. Autour de lui, les coussins se sont gonflés. Il est pâle et sans lèvres. Je pose le bouquet sur la table de chevet, je le couche car je n’ai pas pensé au pot. Alfred Tulipe en oublie aussitôt les fragrances. Il a l’air vaguement effrayé de quelqu’un qui sait qu’il va mourir. Le blanc des draps reçoit le soleil avec gourmandise.
« Il ne fallait pas… répète-t-il. Je n’ai pas l’habitude…
— Moi non plus… Les autres…
— Les autres… vraiment… ?
— Les autres m’ont demandé de vos nouvelles, alors j’ai pensé…
— Vous avez bien fait ! »
Il semble retourner à la vie en disant cela. Ce qui me tue un peu.
« Asseyez-vous… euh…
— Magloire… Julien Magloire… Je suis…
— Si ! Si ! Je vous reconnais… Nous étions…
— En effet ! »
Je ne le reconnais pas moi non plus. On dirait qu’il s’est vidé, comme un poisson sur l’étalage. Ses yeux se sont arrondis. Sa langue est enfin sortie du bocal de sa bouche. Les draps me paraissaient glaciaux maintenant. Mais le soleil trottait gaîment dans les plis. Plus d’une fois je m’étais posé la question : Voulez-vous mourir maintenant… ou plus tard ?
Alfred Tulipe, dont je ne savais pas encore qu’il s’adonnait régulièrement à l’écriture dans ce qu’elle a de plus noble et de moins intéressé, me regarda comme si je possédais le pouvoir de le retenir. Mais je n’étais pas celui qui l’avait empêché de dinguer dans la piscine au milieu des femmes en petites tenues. Je le lui dis.
« Ah ! Bon… Je croyais… Il me semblait… vous reconnaître…
— Non ! Non ! Je suis celui qui vous a proposé de vous raccompagner à votre cabine, mais…
— J’aime être seul dans ces moments-là ! »
Encore une exclamation qui redonnait de la vie à sa mort in progress. Il s’accrochait. Sans ma présence, à quoi se retiendrait-il de… ? Quelle chaleur de mon côté !
« Asseyez-vous donc… euh… Julien… »
Je le fis. Quelqu’un s’empressa de placer un coussin sous mes fesses. Je n’aime pas être seul, surtout quand quelqu’un s’en va. Je compris qu’il voulait me confier quelque obscur secret. Mais quel secret ne l’est pas ? Il ne me suppliait pas. Il m’invitait, étendant son mince bras dans ma direction, comme une femme propose ses doigts pour qu’on les honore d’une certaine dose de soumission. Je frémis. Je n’étais pas venu pour ça. La porte se referma encore. Ce sont ses personnages, pensai-je aussitôt. Ce diable d’homme écrit. Il cherche un éditeur…
« Mon ami, ânonna-t-il en laissant retomber son bras dans les plis figés de son futur linceul, je vous le confie : je n’ai jamais rien publié…
— Moi non plus…
— Ah… ? Vous aussi… ? »
Cette fois, ses yeux implorèrent ma connaissance de la douleur, mais sa bouche ne sut dire que
« Pourquoi… ? »
Il savait que je n’avais pas le désir de répondre à cette question fondamentale. Alors que lui brûlait de tout me dire. Il dit :
« Je suis têtu comme une mule. Et vous ?
— Non, ce n’est pas pour ça…
— Je ne vous demande pas de tout me dire, quand c’est moi-même qui veut tout avouer… »
Étrange procès que l’homme propose à l’inconnu qui ne le connaît pas…
« J’ai tout écrit là-dedans ! » s’exclama-t-il dans un dernier sursaut d’existence.
Et, comme je viens de le dire, il mourut.
*
Les feuillets qu’il me confia constituent en quelque sorte une nouvelle dans la nouvelle. Je ne peux pas m’y prendre autrement. Mais chacun, s’il me lit, pourra constater que le lien entre les deux parties est ténu, car Alfred Tulipe y conte, non pas les causes dont sa mort en hôpital est le sinistre effet, mais la raison pour laquelle il n’a jamais rien publié. Jugez-en vous-même :
*
« J’ai toujours voulu être écrivain. Aussi me suis-je donné les moyens d’y parvenir. J’ai étudié soigneusement tout ce qu’il est possible de savoir pour écrire à la hauteur de la littérature, étant entendu qu’en dehors de ce territoire clos, il n’est pas nécessaire d’en savoir trop. Dans cet état d’esprit, il va de soi que je n’avais pas l’intention de n’écrire que pour ma propre édification ; que j’ambitionnais clairement de convaincre ce monde restreint de la pertinence de mon choix d’existence. Vive la liberté ! m’écriai-je en me lançant dans la cohue, car c’en est une.
N’allez pas imaginer que je me crus publiable dès le premier essai. Je ne suis pas de ceux-là. Ma conscience en est une. Aussi écrivis-je maints essais avant de me déterminer. Enfin, au bout d’un temps dont je conserve la mesure (je ne sais pas pour quelles raisons), j’obtins de ma plume un récit construit exactement comme je l’avais conçu. Car ma démarche était intentionnelle. Souhaitant par-dessus tout être moderne, j’en avais imaginé le moyen. Et partant du fait incontestable que le classicisme ne cherche que l’objet et qu’il ne le trouve que dans la perfection (et non dans la pureté), je décidai, comme entrée en matière, et pour me faire connaître sans ambigüité, de concevoir un objet, narratif en l’occurrence, et de le détruire de la manière la plus moderne qui soit.
1. Certes, la première partie de ce projet plus que sensé est la plus facile à concevoir et à entreprendre. J’imaginais une histoire pleine de psychologie littéraire, je la contais avec un savant mélange d’écriture et de parole, et au moment même où elle prenait un sens, je mis en œuvre sa destruction.
2. Certes, la première partie de ce projet plus que sensé est la plus facile à concevoir et à entreprendre. J’imaginais une histoire pleine de psychologie littéraire, je la contais avec un savant mélange d’écriture et de parole, et au moment même où elle prenait un sens
JE MIS EN ŒUVRE SA DESTRUCTION
JE MIS EN ŒUVRE SA DESTRUCTION
JE MIS EN ŒUVRE SA DESTRUCTION
Celle-ci consistait à interrompre la série des évènements et autres péripéties. Comment ? Par quels nouveaux moyens ? Quelle invention était la mienne ? Ah ! je pourrais vous en parler ici avec pratique et conviction ! Cela ne fait pas de doute. C’est que j’ai vécu l’affaire. Une deuxième partie arrachée à mon imagination révoltée par les effets de perspective qui ne font apprécier le classicisme que parce qu’ils en facilitent la lecture et la compréhension. Ah !
(Attention : j’ai dit interruption, pas bifurcation.)
Mais je ne vais pas en dire plus. Il faudra lire l’ouvrage dans son entier, première et deuxième partie, pour comprendre la profondeur et l’importance de ma découverte.
Ce que fit l’éditrice à qui j’envoyai mon joyeux manuscrit. Elle ne tarda pas à répondre :
« Quel gâchis ! m’écrivit-elle. Et pourtant, que tout cela commençait bien ! On était accroché par cette histoire, fasciné par ses personnages. Et quelle écriture ! On ne peut pas être plus proche du lecteur qui n’est plus, comme vous le savez puisque vous écrivez, sujet à trop de goût et de connaissance pour avoir maintenant accès aux œuvres anciennes. Mais qu’avons-nous à faire de ce qui n’a plus même d’existence ? Vous avez parfaitement réussi la première partie de votre roman. Tout le monde vous le dira ! (C’est moi qui souligne)
» Alors comment expliquer le ratage complet de la deuxième partie ? Rien ne l’explique mieux que votre incapacité à écrire un roman digne de ce nom (Je souligne encore). Vous vous êtes perdu en chemin parce que vous manquez de ce talent rare qui consiste non seulement à aller au bout de l’entreprise romanesque mais aussi et surtout à bien concevoir les tenons et les mortaises de l’ouvrage. Votre deuxième partie est un cache-misère.
» Aussi, je suis au regret de … etc. »
Comment réagir à une pareille insulte ? Mettez-vous à ma place. J’avais inventé ! J’avais peut-être du génie ! Et cette… cette… éditrice me retournait sa médiocrité intellectuelle et artistique, pour ne pas dire littéraire, et en des termes qui… Ah ! Mais à quoi bon lui expliquer ? Elle ne comprendrait pas de toute façon. Ce serait du temps perdu avec une… une… Et puis me revenait-il de mettre noir sur blanc la théorie parfaitement cohérente qui expliquait ma destruction au moyen d’une interruption de la série ? D’autant que cette série n’avait d’autres charmes que ceux que j’avais empruntés pour la cause et qu’ils appartenaient à la médiocrité même que recherchait, pour publication, cette… cette… ?
Je n’y ai pas pensé deux jours. Pas même un. Il ne se passa pas une heure. Et je me remis à l’ouvrage. Oh ! pas pour arrondir les angles de ma savante destruction ! Car où trouver la force de cette insupportable humiliation ? Non ! J’avais mon idée pour réduire cette… cette… à ce qu’elle était : une éditrice des pires cochonneries que l’écriture contemporaine peut produire en ces temps de disette mentale. Un de mes amis écrivains (qui publie) à écrit ce slogan véritable : « Ici, peu de schizos, beaucoup de paranos et surtout, énormément de cons ! » Je ne me souviens pas s’il ponctuait dans l’exclamation ou autrement. Peu importe. Il ponctuait, voilà tout. Tout le monde finit par ponctuer. Alors moi aussi je ponctue.
Et fort de cette détermination inébranlable, je me mis à l’ouvrage, ou plutôt, je m’y remis. Et je conçus alors, intrigue et écriture réunis, une deuxième partie qui s’emboîtait parfaitement avec la première, le tout formant un de ces romans que le commun des mortels arrache aux rayons flambant neuf de la librairie. La réponse à ce nouvel envoi ne se fit pas attendre :
« Je retire tout ce que je vous ai écrit ! Vous êtes génial ! Je publie ! Vous êtes avec moi ! Ci-joint le contrat. »
Que croyez-vous que je fis, mon cher Julien (Tiens, il me connaissait…) ? Vous savez maintenant pourquoi je n’ai jamais rien publié. »
*
C’est ce que je devrais faire, mon cher Alfred, mais je suis moi.
Pendant la traversée (un cabotage ordinaire en vérité), nous n’eûmes pas l’impression de nager dans les péripéties d’un roi en vadrouille. Nous n’en parlâmes même pas. Tout le monde y songeait, mais cet équipage avait d’autres chats à fouetter. L’amour est-il une aventure ? J’avais posé mes yeux sur une adolescente prometteuse. Elle en parut flattée, mais je ne saurais en dire davantage. Elle attirait les regards et se prêtait docilement aux conversations qu’elle semblait inspirer. Je me suis souvent attardé près d’elle, en tout cas pas trop loin de sa facile présence. Je coudoyais ainsi Alfred Tulipe qui riait en offrant aux dames les verres que le steward apportait sur un plateau. Quel soleil ! Et ces embruns ! Je n’eus pas à curer mes narines de la poix parisienne. Mes poumons revivaient joyeusement. Pourquoi étais-je si seul ?
« Nous ne sommes pas seuls, disait Alfred Tulipe aux dames qui ruisselaient, claquant leurs langues en montrant leurs dents plus blanches que l’écume que soulevaient les dauphins.
— En tout cas nous faisons ce qu’il faut pour ne pas le rester ! » s’écria l’une d’elles.
La côte émergeait de la brume matinale. On entendait les clochers, peut-être la rumeur. À Paris, nous ne rêvons plus de la campagne aux cocoricos insensés. Nous préférons maintenant le soleil et ses sables, la perspective de la solitude rompue comme le pain à table. Je voyageais seul, comme certains d’entre nous, mais c’était pour affaires. Je revenais de loin. Elle s’appelait Hélène. Nous finîmes par le savoir. Elle était bien plus attirante que les autres. Je passais plutôt pour un adepte du bleu adonis. À cause de mes manières plus qu’en raison de mon apparence. Les filles m’ont toujours trouvé inoffensif au premier abord, puis mes perversités remontent à la surface et je les fais rire avant de les posséder. Alfred Tulipe ne me laissait jamais seul avec Hélène. Il clignait de l’œil en direction de celle qui pouvait être sa mère ou sa servante. Tout se compliquait chaque fois que je m’approchais de quelqu’un. Il en a toujours été ainsi, autant que je me souvienne.
« Vous voyagez seul… ?
— En effet…
— Joignez-vous…
— Je ne bois pas…
— Parlons d’autre chose…
— Ma conversation… vous savez… je… »
On me taxera de timidité, mais je suis téméraire. Je crois avoir violé des filles. Elles ont tenu leurs langues. Ou j’ai rêvé. Qui sait ce qui se passe en nous quand on s’apprête à quitter le pays ? Je n’emportais presque rien dans mes bagages. Je remarquai Alfred Tulipe dès l’embarquement. Bel homme un peu distingué, mais pas trop, toujours prêt à redresser sa colonne si le portique de ses épaules se mettait à pencher du côté de l’objet de son attention ou de ses désirs. Je le pris pour un comédien. La chemise s’ouvrait sur un poitrail aussi glabre que musclé. Il se frottait aux femmes avec une discrétion de chat dont la caressante queue paraît toujours plus agréable que formelle. Je me frayai un passage jusqu’à lui :
« Pour répondre à votre question, monsieur…
— Alfred… Alfred Tulipe.
— Julien Magloire.
— Ma question était…
— …consistait à savoir si je voyageais seul ou si j’étais accompagné… comme vous l’êtes peut-être… ?
— Je ne tarderai pas à l’être ! »
Il éclata de rire. On voyait bien que j’avais provoqué ce rire sans retenue. J’en rougis et, dans le même instant, j’aperçus Hélène qui essuyait ses larmes. Elle venait de se faire reprendre. Pour quelles raisons ? J’abandonnai Alfred Tulipe à ses rieuses et m’approchai d’Hélène qui ne pleurait plus. Le soleil avait séché sa joue qui reprenait de la couleur. Quel fruit ! Quelle peau dont le duvet a blondi ! Elle sentait les fruits de l’été. Et légèrement vêtue. Presque nue. On me l’enleva et aussitôt le rire d’Alfred me rattrapa. Il était dans mon dos, suant et délirant.
« Vous la connaissez ?
— Nous nous retrouvons souvent ainsi…
— Comme c’est romantique !
— Vous trouvez… ? »
Il posa une main de marbre sur mon épaule et me poussa dans l’ombre. Son visage ruisselait. Une goutte perlait sous sa lèvre inférieure, qu’il avait saillante. Comme nous sommes différents quand on y regarde de près ! Personne ne ressemble à personne. Ou alors de si loin…
« Nous aurons tout le temps d’en parler, n’est-ce pas… ?
— Mais parler de quoi, monsieur que je ne connais pas ?
— D’Hélène, pardi ! De Troie qui n’a pas eu lieu !
— Troie peut-être, monsieur, mais la guerre !
— Vous avez toujours raison… »
Ce fut ainsi qu’il conclut notre première conversation sérieuse. Du moins me persuadai-je qu’elle avait bien eu lieu, alors que le bateau s’éloignait du port. Heureusement, j’avais emporté des livres.
*
Je ne sais à quel moment il inséra ce conte dans notre nouvelle vie quotidienne… Encore une nouvelle dans la nouvelle. Mais c’est ainsi que ça s’est passé. Peut-être pas chronologiquement, comme on s’y attend quand on lit un roman, mais il n’arrive pas toujours ce qu’on voudrait qu’il arrive à nos personnages, si tant est que de tels passagers se réduisent à cet état de l’imagination, sans compter un équipage aussi méthodique que sa représentation graphique sur l’affiche de la vitrine du voyagiste. N’attendons pas plus longtemps :
*
« Dans le pays de mon enfance, ou de la vôtre si vous le souhaitez, il y a un village peuplé de suffisamment d’habitants pour recevoir les touristes que l’été lui confie chaque année. Un village de la campagne française, avec son clocher immanquable et même une école où l’enseignement primaire est un devoir familial. Vous savez ce qu’est ce genre de village. Sinon, allez en faire le tour. Quelques étés studieux vous renseigneront mieux que moi qui y ai pourtant vécu plus que de raison. (Je dis ça à l’attention de mon ami Julien Magloire. En voilà une nouvelle !)
Vous allez croire maintenant que ce village est organisé autour de son activité touristique ; que rien ne dépasse cette enceinte bien conçue pour rapporter le plus d’argent possible à ses promoteurs et à ses ouvriers. Et bien non !
Car il est une rue que personne ne fréquente. Une rue sans nom de personnage ni d’autre chose. Une rue qui commence à l’angle d’une impasse et qui se finit Dieu sait où. On ne l’emprunte jamais, ni à pied ni autrement. Même le touriste encore vierge sait, parce qu’il est bien renseigné, que cette rue ne mène nulle part. On a même peur d’y tourner en rond ou pire encore de finir par s’y ennuyer et y trouver le sommeil. Or, on ne serait pas venu là pour dormir. On saurait bien pourquoi on y aurait eu l’intention d’y aller et venir. On ne s’arrête même pas à l’entrée, au bout de l’impasse dont la façade terminale est un mur qui a appartenu à quelqu’un aujourd’hui oublié. L’activité touristique réduit la mémoire collective à l’essentiel.
Bien sûr, il arrivait qu’un étourdi ou un curieux de nature s’y aventurât, mais ce n’était jamais sans crainte de ne pas en revenir ou pire d’en ressortir tout changé. En quoi ? Je laisse ça à l’imagination de chacun. J’ai déjà fort à faire, ce n’est pas mon ami Julien qui me démentira. C’est vrai ! Je ne me mêle jamais des travaux que les autres, à tort ou à raison, entreprennent pour occuper mon temps libre…
Ainsi, il se trouva (allez donc savoir pourquoi) une créature, humaine de nature et même de conception, qui se mit dans la tête, malgré ce qu’elle savait, d’aller faire un tour dans cette rue, histoire de renseigner sa curiosité et son goût de la contradiction.
C’était une petite fille. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Entre la première communion et la solennelle. Plus proche de la première. Elle avait bel aspect et s’habillait en conséquence.
C’était l’été. Faut-il en conclure qu’elle n’était pas d’ici ? Sans aller jusqu’à affirmer qu’elle n’entretenait aucun lien avec la race ici conçue et perpétuée, poursuivons.
La petite fille (appelons-la Hélène si vous le voulez… enfin, si mon ami Julien Magloire y tient toujours…) s’engagea résolument (comment aurait-il pu en être autrement ?) dans cette artère particulièrement inconnue car, si on l’avait sévèrement informée, elle n’en savait pas plus, ce qui explique sans doute l’acuité de sa détermination.
C’était, et ce sera toujours, par une belle après-midi d’été, qu’Hélène bifurqua à l’angle de l’impasse, frémissante au contact du mur ancien contre lequel elle s’était appuyée pour prendre son élan. Élan qui tardait à se prononcer sur l’avenir de cette aventure peut-être sans lendemain. (Vous savez ce que c’est, Julien…)
La rue, malgré un soleil éclatant, était plongée dans l’ombre. Une ombre presque impénétrable, mais suffisamment éclairée pour susciter des idées favorables à la pénétration. Hélène serra ses poings dans sa robe et gravit la hauteur d’un trottoir que les services municipaux négligeaient depuis longtemps et même depuis toujours. Les herbes sèches craquaient sous ses sandales. Mais jusqu’où donc fallait-il aller si on voulait voir quelque chose qui valût la peine d’être raconté par la suite. La suite… brrr… ce mot, naguère si ordinaire, prenait tout son sens maintenant.
De ce côté de la rue, des arbres alignaient une ombre tenace. Il semblait même qu’il y eût une clôture de fil de fer, mais c’était difficile de l’affirmer. Et puis ça n’avait aucune importance. Si tout ce côté de la rue était ainsi fait, il ne présentait aucun intérêt. Et si donc il existait une raison valable de se risquer au pire qui puisse arriver à une petite fille, c’était de l’autre côté que ça se passait. Aussi, sans cesser d’avancer, Hélène ne quittait pas des yeux l’autre côté de la rue. Or, il n’était guère différent. On distinguait clairement la clôture et son fil de fer rouillé et les troncs têtus que surmontait un feuillage aussi broussailleux que la pensée du moment.
Pour l’instant du moins, il ne se passait rien, rien ne s’annonçait. Hélène, un peu déçue tout de même, ne ralentit toutefois pas. Elle avait même tendance à se hâter, comme si, au fond d’elle-même (ce quelque chose qui est au fond, n’est-ce pas, Julien ?) elle ne désirait pas autre chose que d’en finir avec cette tentative d’en savoir plus que les autres sur un sujet qui embarrassait tout le monde.
Et puis soudain, une grande grille de bois rongé par la vermine s’imposa entre les troncs. Elle était fermée par une chaîne d’acier. Un gros cadenas la bouclait fermement. Hélène s’arrêta. Était-ce ce qu’il fallait voir, enfin… ce qu’il était fermement déconseillé d’approcher sous peine de… mais la rumeur ne disait rien de ce qui attendait le contrevenant ; elle laissait la chose à l’état de projet.
Et puis, pensa Hélène, ne faut-il pas aller plus loin, et même jusqu’au bout, pour tout savoir ?
La rue, plus loin, disparaissait dans l’ombre. Et tant qu’il y avait de l’ombre, il était impératif de l’explorer. C’est ainsi qu’on voyage. Bien sûr (n’est-ce pas, Julien ?), il n’est pas interdit de s’arrêter en chemin pour en observer les phénomènes les plus évidents, comme cette grille de bois pourri qui aurait pu aussi bien être d’acier rouillé. Hélène traversa la rue.
Il ne se passa rien d’autre. Si on l’observait, ce qui était possible, on ne l’empêchait pas de faire ce qu’elle voulait. Elle se trouva vite devant la grille. Et quel ne fut pas son étonnement quand elle vit que la boîte aux lettres contenait des lettres ! Elle y plongea sa petite main rapide et en retira une. La date était récente !
Bien sûr, elle eut la tentation d’ouvrir le pli. Le récit gagne toujours à s’enrichir de ce genre d’information, mais c’était une intrusion interdite. Elle n’était pas venue pour ça. Le mieux était de se cacher dans la broussaille et de guetter la venue du destinataire. Qui était donc cet être dont personne ne donnait des nouvelles, été comme hiver ?
Hélène entra dans la broussaille heureusement dépourvue d’épines. Quelle heure était-il ? Le facteur ne passe-t-il pas le matin, avant midi ? Et en principe, les destinataires ouvrent leurs boîtes avant de se mettre à table. Ce n’était pas le cas de cet habitant. Hélène réfléchit : il fallait encore fouiller dans la boîte pour déterminer depuis combien de temps cet habitant négligeait son courrier.
Elle allait s’extraire de son feuillage quand des pas nettement humains firent crisser le gravier d’une allée. Une branche cassée érafla sa joue. Et à peine eut-elle le temps de s’empêcher de crier qu’une voix lui proposa ce qui pouvait être un mouchoir. Comment expliquer ce qu’elle faisait dans ce buisson qui s’en prenait maintenant à ses cheveux non moins broussailleux ?
« Entre, dit la voix. Il faut désinfecter ça. »
Hélène avait souvent entendu sa mère le dire. Mais ce n’était pas la même voix. Une main caressa doucement son bras avant de l’étreindre tout aussi délicatement. (C’est fragile, une petite fille, hein, Julien ? Je ne dis pas le contraire !)
« Dis-moi ton nom. »
La voix n’avait pas dit, comme tout le monde : « Comment t’appelles-tu ? » ou « Qui es-tu ? » comme cela arrive plus souvent dans un village où tout le monde se connaît. Cette personne marchait devant elle. Elle avait lâché le bras aussitôt la fillette extraite du buisson, puis elle avait refermé la boîte aux lettres, la grille, le cadenas et elle avait fait signe de la suivre, sans se soucier plus longtemps de l’égratignure que visitait déjà une mouche obtuse. Il y avait du sang dans la paume de la main d’Hélène qui pensait tourner de l’œil comme le jour où elle avait glissé sur un rocher à la mer et qu’un coquillage avait fendu la peau délicate de son pied. Sa tête avait voyagé sous l’eau. Elle s’était cru morte puis la mort l’avait envahie pendant des heures et elle s’était réveillée sous un parasol qui n’était pas le sien. Quel monde ce jour-là autour d’elle ! Et les cris de sa mère ! Elle ne les supportait plus depuis et se mettait même en colère quand ça arrivait pour un oui pour un non.
Mais cette après-midi-là, il n’y eut pas de cris ni personne d’autre que cette personne qui marchait devant elle dans l’allée, silencieuse et lente comme si elle attendait quelque chose qui allait se passer. Hélène trottinait derrière cette jupe noire qui voletait, laissant apparaître de temps en temps des jambes aussi belles que les siennes. Et ça saignait. C’était profond. Et ça piquait. C’était presque douloureux. L’allée était interminable.
Enfin, on atteignit un espace d’où partaient deux autres allées, l’une en face de l’autre. Et entre les deux, un escalier monumental élevait ses marches une à une vers un perron où attendaient deux chiens de pierre moussue et conchiée. La personne gravit ce nouvel espace qui se proposait comme si on n’attendait que ça de lui. Hélène, épuisée autant par l’idée d’hémorragie que par la peur d’avoir été trop loin, suivit sans se faire prier. La porte, grandiose et vermoulue, était ouverte.
« Je te préviens, ma petite, dit la voix, ici porte refermée ne s’ouvre plus. »
Justement, Hélène s’apprêtait à pousser un des battants. Elle interrompit ce geste peut-être fou. Elle avait déjà entendu ça quelque part. Pourtant, à la maison, il était interdit de ne pas refermer les portes, sous peine de cris et d’explications, toujours les mêmes, censées lui permettre d’entrer dans la vie active en connaissance de cause. Elle laissa donc la porte ouverte et suivi la personne qui s’engagea dans un autre escalier. Elle les gravit cette fois sans solennité, rapide comme une domestique que la clochette agace mais motive. Hélène se demanda s’il était encore question de sa joue et du sang qui ne cessait de couler dans son cou et sur la dentelle de sa robe ancienne. Comme elle avait eu l’impression de vieillir en l’enfilant ce matin, suivant en cela les conseils de sa grand-mère… ! »
*
Était-ce ainsi que se concluait la nouvelle qu’Alfred Tulipe avait prétendu immiscer dans notre chronologie voyageuse ? Le steward apportait un autre plateau ; notre aède en distribua les victuailles à ces dames qui se pâmaient déjà sous l’effet du porto.
Ce fut sans doute sous le même effet que Titien Labastos entra dans une vive colère. Son verre en était tombé aux pieds des dames qui aussitôt frottèrent leurs genoux nus. Jambes pliées sous elles et grimaçant comme sous l’emprise de la douleur, elles se turent, laissant à Titien Labastos tout l’espace pour exprimer le plus clairement possible sa colère et ce qui la suscitait. Alfred Tulipe avait reculé, ajustant son maillot de bain qu’un récent plongeon avait situé à la limite des poils. Je faillis, je fus à deux doigts d’intervenir, car ce n’était pas la première fois que les deux hommes s’affrontaient. Et c’était de nouveau pour les mêmes raisons, si on peut appeler ça raison. Je ne sais qui me retint cette fois. Hélène se situait de l’autre côté de la piscine, une serviette négligemment posée sur ses épaules cramoisies.
« Mais enfin, s’écria Titien Labastos, qui êtes-vous, monsieur Alfred Tulipe… ! »
Alfred haussa ses épaules osseuses et accepta un verre que le steward lui proposait avec humour.
« Je sais bien qui vous êtes, se corrigea Titien. Mais jusqu’où irez-vous… ?
— Je n’ai jamais été plus loin que mon village d’enfance…
— Il fait votre fortune, oui !
— Pas autant que vous l’imaginez…
— Quelle honte… !
— Mais quoi donc… ?
— Oh ! Vous le savez bien…
— Ces dames ne savent peut-être pas de quoi vous parlez…
— Pas difficile de le savoir, allez ! C’est dans le journal. N’est-ce pas, mesdames ? »
L’une d’elle replaça son soutien-gorge. Alfred contempla cette chair en mouvement. Comme le port du slip était obligatoire, chacun put se faire une idée de ce qui lui passait par la tête. Pendant tout le temps de son récit, que Titien avait peut-être interrompu (nous allions le savoir), je n’avais constaté aucune érection à cet endroit précis. Quelques tétons durcissaient dans la brise. J’interrogeai Hélène du regard, mais elle ne comprit pas. Son paréo rutilait dans le soleil. Avait-elle écouté le récit d’Alfred Tulipe avec la même attention que la mienne ? Visiblement, la dispute que Titien Labastos venait d’initier ne l’intéressait pas. Elle agitait un filet à papillon. C’est fou ce que les papillons de mer adorent les roofs de nos croisières !
« Mais enfin, dit Alfred, expliquez-vous, mon vieux… !
— Je ne suis pas votre vieux ! Et je n’explique rien ! Tout le monde sait comment cela va se terminer !
— Nous retournerons à Paris, fit Alfred en levant le nez vers les cheminées.
— Je veux parler de cette… Oh !... cette petite fille que vous… Tout le monde sait !
— Ce que vous ne savez pas, c’est que cette petite fille, comme vous l’appelez, c’est moi ! »
Il y eut un soupir du côté de ces dames. Alfred, bien que chétif et proportionné comme un enfant, n’avait rien d’une fille. Que voulait-il dire par là ? On ne pouvait pas compter sur Titien pour le savoir. Sa colère réduisait son intervention à ce qui l’expliquait et non pas aux véritables intentions d’Alfred qui jubilait maintenant. Je ne me souviens plus s’il avait déjà vaincu Titien sur ce terrain délicat. C’était peut-être la première fois que j’accordais de l’importance à ses discours aux dames du roof principal. J’avoue qu’Hélène me troublait. Je ne la désirais pas. J’éprouvais seulement le besoin d’être près d’elle, sans doute parce que je lui attribuais, à tort ou à raison, un pouvoir dont la nécessité se faisait sentir jusqu’à la douleur. Pourquoi elle ? Et pourquoi donc Alfred avait-il intitulé sa petite fille Hélène ? Je ressentais vivement le besoin de remplacer Titien sur cette scène toute nouvelle pour moi. Il n’était pas le bon personnage. Alfred devait le savoir mieux que moi. Mais ses yeux ne croisèrent pas mon regard. Il donnait plutôt l’impression de vouloir se défendre. Mais contre quoi ? Contre quelle critique qui l’atteignait aussi profondément ? Titien en savait-il trop ? Les dames devenaient avides. Des jambes se croisèrent à fleur de l’eau bleue. Une tête d’enfant émergeait de temps en temps. J’en conçus une espèce de vertige, mais sans fléchir. Le vent, chargé d’embruns, secouait ma chemise. Hélène protégeait sa bouche avec sa main. Elle riait, me semblait-il.
« Ce n’est pas la première fois que vous m’interrompez, dit Alfred en acceptant un autre verre. À croire que mon imagination s’introduit par effraction dans votre conscience de vacancier méritant… Vous ne comprendrez jamais rien à la littérature…
— Il n’est peut-être pas fait pour ça, fit une dame qui semblait s’y connaître.
— Bien sûr, continua Alfred sur un ton presque professoral, si je vous ennuie…
— Oh ! Non ! » s’écria Hélène.
Une dame se précipita vers elle.
« Ne plonge pas maintenant, petite idiote ! Tu es gorgée de soleil ! »
Elle retenait Hélène par le bras.
« Je n’ai pas dit ça ! » rouspéta l’adolescente.
Et elle se dégagea de l’emprise. Sa mère, si c’était elle, prit les autres dames à témoin. Une discussion s’établit aussitôt. La même que la veille, car quelques jours plus tôt, on avait signalé un cas d’hydrocution. Alfred Tulipe prenait des notes, ce qui éloigna le triste Titien Labastos. Une dame assise sur un baril me confia que ça se terminait toujours comme ça.
« Ne cherchons pas à comprendre, » conclut-elle en recroisant ses jambes flasques et noires, comme si tout ceci n’avait au fond aucun sens.
Je rejoignis Alfred, car le steward le côtoyait obstinément, portant toujours son plateau chargé de verres incandescents. La soif est une bonne raison de changer de monde. Réflexion que je fis ou qui tomba dans mon oreille de sourd. Le fait est qu’Alfred allait reprendre le cours de son récit quand Titien Labastos s’interposa :
*
« Être français, mesdames, c’est s’opposer à tout ce qui ne l’est pas… »
*
Exposant ma stricte érection aux embruns du soir, j’essayais de me souvenir des évènements de la journée. Au fond, il ne se passait pas grand-chose sur ce pont. Ni dans mon étroite cabine, d’ailleurs. Résolu de ne m’énivrer que d’alcool, j’en calculais soigneusement les heures, sans me laisser prendre aux pièges de la précipitation, même pendant les repas. Une branlette avant de me coucher satisfaisait passablement mon désir de survivre à cette médiocre et coûteuse aventure. Le lavabo, conçu dans la même étroitesse, ne témoignait que de sa blancheur immaculée. On est toujours tenté, dans ces moments de morose observation du réel, d’y aller à la pointe du couteau pour laisser au moins une trace définitive. Encore faut-il la concevoir la plus discrète possible. Qui se plaindra en effet d’une courte éraflure sans signification ? Les seins d’Hélène étaient eux aussi affligés de cette absence de courbe. Elle en avait honte sans doute. Ou bien possédait-elle d’autres arguments, plus bas, entre ces fines jambes qu’elle exhibait sans jamais les croiser, les séparant plutôt à la moindre sollicitation du jeu ou de la conversation. J’éjaculai à travers un interstice de rideaux.
La comtesse Iris de la Rubanière, propriétaire d’un salon de coiffure, m’offrait le dernier verre. Elle inaugura ce rite dès le premier soir. Nous bavardions de tout et de rien en laissant promener nos doigts sur un échiquier qui servait de guéridon aux derniers joueurs. Elle possédait une assez vaste culture dans le domaine de la poésie. Un bouquin dépassait toujours de son corsage. Elle s’amusait à me voir tenter d’en déchiffrer le titre et par conséquent l’auteur. Elle ne l’ouvrit jamais. Du moins pas tant qu’Alfred Tulipe serait de ce monde, celui auquel elle appartenait et dont elle espérait que j’y entretenais quelque propriété d’intérêt. Je n’ai jamais décrit la femme en déclin de beauté, mais j’en admirais les séduisantes séquelles en retrouvant de la vigueur, ce dont je ne l’informais pas, de peur d’avoir à prouver le contraire.
Je ne me couchais qu’une fois accompli ce rite partagé. Et j’ignore encore aujourd’hui où elle couchait et avec qui. Je n’évoque ce triste personnage que parce qu’il a existé, ou plutôt parce qu’il s’est imposé à moi. Il est vrai qu’à cette heure tardive, le roulis et autres tangages qui me transportaient dans ma couchette n’entretenaient plus aucun rapport avec la mer. Je ne me souviens pas d’avoir autant vomi au cours d’un voyage. Et pourtant, j’en ai parcouru des territoires ! Toujours à l’affût de la nouveauté et trouvant le temps long.
Une fois immobilisé par les draps qu’une esclave nue nouait autour de moi en me conseillant de ne pas rêver d’elle, je revenais à la lumière d’un faux hublot dont l’intérieur dinguait devant mes yeux comme les flammes d’une cheminée d’hôtel américain. Le sommeil procède par bond. Il recule l’échéance du néant qui s’impose toujours comme la seule hypothèse. Je craignais de crier et ainsi d’alerter je ne savais quel responsable de la santé mentale des passagers. Au matin, il m’était impossible de dire si j’avais dormi ou si j’en avais seulement rêvé. Le premier verre avait cette saveur douce-amère.
*
« Je ne joue pas. Je n’ai jamais su jouer. Ce ne sont pas les règles qui me retiennent de participer à l’attente commune, celle que nous partageons depuis, me semble-t-il, toujours. Je dors le matin, après avoir veillé toute la nuit. Je n’y travaille pas. Je ne m’y amuse pas. Je me laisse porter par le temps. Et l’aurore finit par avoir raison de mon impatience. Ainsi, ce jour-là, un jour comme les autres, je m’éveillai sur le coup de trois heures de l’après-midi. J’étais seul cette fois. Mon lit ne sentait pas le parfum. Je frottai longuement mes yeux dans la lumière tombant de mon vasistas préféré. J’avalai un verre sans y attacher l’importance que je lui avais accordée pendant la nuit. J’avais rendez-vous avec Pedro Phile, un ami et concurrent de longue date. Nous allions fêter ses n ans. Restons discret. C’est le conseil qu’il m’avait donné la veille. Dans cette ville maudite, tout finit par se savoir.
J’enfilai mes bottines d’or et descendis l’escalier qui ne monte jamais sans moi ; une bizarrerie que je me garde toujours de commenter. Hier, j’avais pris le temps d’acheter un cadeau dans une boutique que fréquente le gratin des amateurs de voyage en chambre. Heureusement pour moi, je l’avais dans la poche, sinon j’en eusse été quitte pour remonter. Je me hâtai. Pedro n’aime pas mes retards. Et si je suis (en retard) malgré tout, il me tire la barbichette pour me pousser à jouer, ce que je me refuse à faire. Aujourd’hui, ma claire barbe ne sera pas tirée.
N’allez pas croire qu’il est si facile que ça de parcourir sans retard la distance qui sépare mon appartement de la maison où Pedro se livre à ses exagérations. C’est un vrai parcours du combattant ! Aussi, si je devais (parce que mon éditeur l’exigerait ou que la justice m’y contraindrait de la même manière) en faire le récit, le présent texte dépasserait tellement le cadre de la nouvelle que je ne retrouverais plus ma place dans la société. Mettez ici ce que vous voudrez tant que vous ne savez rien de ce qui devrait y être écrit.
Il y a cependant un pont à traverser. Un pont qu’on chante d’habitude. Je me contente de le traverser quand je me rends chez Pedro. D’ordinaire, je n’y croise personne, mais il arrive que Dolorès revienne par le même chemin sans toutefois aller chez moi. Nous nous saluons aussi brièvement qu’il est possible de se saluer quand on s’est aimé. Qu’est-ce qui peut bien me fasciner chez elle ? Je n’y vais jamais plus. Elle ne m’invite pas. Je ne parle pas de ma chambre où je l’ai connue pour la première fois. Nous nous nourrissons maintenant de banalités et elle ne m’explique pas pourquoi elle revient de chez Pedro. Cette après-midi-là, je ne la vis pas, ni sur le pont, ni avant, ni après. Ce que je vis n’avait aucune importance. Mais j’y allais. »
*
Cette manie d’interrompre le narrateur de nos ennuyeuses soirées ! Titien Labastos se laissa choir dans un fauteuil, entre les jambes de la comtesse et celles d’une autre comtesse avec laquelle je n’entretenais aucun rapport. Et contrairement à ce que j’avais craint un instant, Alfred Tulipe n’y était pour rien. Je crois même qu’il était couché ; sans avoir achevé son récit. Le fait est que mon verre venait de se fracasser entre les mêmes jambes. Hélène riait. La comtesse frotta ses jambes avec son châle ; l’air du soir était aussi frais que le rire en question. Titien plia ses feuillets et les replaça dans sa chemise. Son front perlait. Il y avait mis du sien, au dire de la comtesse. On l’admirait déjà. C’était la première fois qu’il se prêtait au jeu. Je n’avais pas posé ma candidature. Hélène m’y encouragea encore dans l’après-midi tandis que je caressais son dos nu au lieu de le badigeonner.
« Voulez-vous que nous montions là-haut ? »
Une échelle y parvenait déjà sans nous. Le corps alerte de la fille sembla s’envoler à la verticale. Elle me héla sans craindre d’ameuter le quart. Comment lui dire, sans provoquer son esprit gouailleur, que j’étais sujet au vertige ? Mes pieds s’obstinaient sur le premier échelon.
« Mais montez donc ! »
Je ne monte jamais si haut, sauf en cas d’escalier. La paralysie gagnait mes bras. J’en avais mal aux doigts. Elle redescendit alors et son petit cul se posa sur mon front. J’y pensais en regardant la comtesse user d’une pelle pour ramasser les débris de mon verre. Un autre verre toucha mes lèvres.
« Vous êtes suffisamment ivre, » me dit-elle et le verre me quitta comme s’il ne m’avait jamais appartenu.
« Puis-je continuer… ? » dit Titien Labastos en secouant ses feuillets.
Personne ne répondit. On s’occupait de moi. On commentait mon malaise et je me sentais aussi bien que sur l’échelle tandis que le petit cul d’Hélène descendait sur moi.
« Je n’ai pas l’habitude d’être interrompu, se plaignait Labastos. Surtout pour si peu de choses…
— Vous avez bien interrompu notre excellent Alfred…
— Ce n’est pas la même chose !
— Vous m’expliquerez alors comment et pourquoi ce n’est pas la même chose !
— Rendez-lui son verre, comtesse ! »
Mais plus rien ne toucha mes lèvres, hormis la peau pisseuse des fesses d’Hélène qui me tendait la main le long de sa jambe.
« Il ne sait plus où il habite, commenta quelqu’un en riant.
— Laissez-moi faire ! » dit la voix d’Hélène.
Quelqu’un la suivait. Sa mère sans doute. L’épaule d’Hélène me conduisait à ma cabine. Elle venait de s’imposer à cette clique de pâles patachons. Mais sa mère veillait. Je ne chassai pas la sensation de fesses posée sur mon visage, le nez dans le pli profond du slip. Croyez-vous que ce soit raisonnable ?
« C’est quel numéro ?
— C’est ce pont en tout cas. »
Ça l’était. De ma cabine, j’entendais les clapotis de la piscine et les cris des enfants que rien ne faisait taire.
« Là ! Là ! »
Je grattais le bois de ma propre porte, le nez dans une aisselle qui pouvait être de l’une ou de l’autre.
« Comme c’est petit ici ! »
J’ai même du mal à me tenir allongé dans ma couchette.
« Oh ! Ne me dites pas ce que c’est… !
— C’est quoi… ?
— Tu le sauras bien assez tôt ! »
Me pliant :
« Laissez-vous faire ! Tu vois : jamais tu n’aurais pu le transporter toute seule. Heureusement que je suis là ! Occupe-toi des jambes. Il a un beau visage… »
Cette fois, le hublot s’est éteint. Je suis dans le noir. Mais les cloisons n’ont pas le pouvoir de m’éloigner des autres. J’entends Titien Labastos réclamer le silence :
*
« — Les fables, monsieur, doivent être simples et courtes. Si vous les compliquez, ce ne sont plus des fables, mais des énigmes ! Et vous voilà en demeure de les résoudre ! La belle ouvrage qui vous attend, monsieur ! Et de pied ferme, vous pouvez me croire !
Certes, Pedro Phile s’y connaissait mieux que moi en la matière. Je n’avais que peu d’expérience et, pour tout dire, je n’avais rien publié. Il était reconnu, lui, au moins par son éditeur.
— Ne me dites pas que ça ne vaut rien…
— Rien… C’est beaucoup dire… Pensez à autre chose…
— Mais je ne pense qu’à ça, monsieur !
— C’est en tout cas le conseil que je vous donne.
Il me congédia. Je devrais ici ajouter : comme d’habitude. Dolorès m’attendait sur le pont. C’est ce que je m’imaginai. Elle était revenue sur ses pas. Dans quelle intention ?
— Je pensais… balbutia-t-elle tandis que je m’approchais d’elle.
— Je ne veux pas le savoir ! dis-je un peu brusquement, regrettant aussitôt mon impatience.
Mais qu’est-ce que j’attendais d’elle ? Le savait-elle elle-même ? Je pouvais paraître lui barrer le chemin. Je m’écartai, mais elle ne bougea pas. Elle allait nous plonger dans le silence, comme d’habitude.
— Je retourne chez moi, dis-je, cette fois sans fièvre.
— J’habite chez Pedro maintenant…
— Ah ! Oui ? Depuis quand ?
Comme si c’était mon affaire. On a vite faite de pousser quelqu’un par-dessus le parapet d’un pont. Je ne lui inspirais aucune peur, aucune douleur. J’étais le seul à souffrir. Et à m’effrayer.
— Je n’habite plus chez moi, se contenta-t-elle d’expliquer.
Pourquoi ? Mais je ne posai pas cette question idiote. Je le savais sans doute, comme on dit : au fond de moi. Savait-elle de quoi nous nous entretenions Pedro et moi quand elle n’était pas… là ?
— C’est son anniversaire aujourd’hui, dit-elle. Mais tu le sais bien puisque…
— Oh ! Merde, le cadeau !
J’avais oublié de donner le cadeau. Mais savait-elle que Pedro s’adonnait aux paradis ? J’avais fourré rapidement ma main dans la poche qui contenait la substance. Je ne l’en sortis pas. J’étais mal renseigné. Je ne la connaissais pas si bien que ça, au fond. Elle attendait cependant. Elle sourit :
— Retournes-y, pataud ! Je vais aller faire un tour en attendant.
Je la regardai s’éloigner. Elle n’a jamais été curieuse. À moins qu’il lui dise tout. Je ne lui ai jamais tout dit, moi. Le nécessaire. Il y a toujours une certaine dose de nécessaire à respecter. Mais j’en ai perdu l’habitude depuis que je vis… que je suis seul. Elle disparut sur le quai au milieu des cargaisons. Mais je ne retournai pas chez Pedro. Je n’en n’avais plus le cœur. Un jour, je me tuerai. »
*
« Un bien triste personnage, ce Labastos, dit la comtesse. Le malheur le poursuit. Je me suis naguère trouvée dans la même situation : heureusement, j’ai pu acheter tout ce que je désirais… Achetez-vous ce qui vous fait envie, Juju… ?
— Rarement, je dois le dire… Mais cela m’arrive… si ce n’est pas trop cher.
— Nous ne sommes pas nés avec la même chance d’échapper à l’ennui et à ses tragiques conséquences… Pourtant, je suis d’une famille de suicidaires. Curieux sujet de conversation, quand on y pense… mais nous n’en parlons plus depuis que…
— Je vous écoute…
— Depuis que Fredo est entré dans notre vaste maison. Par la « grande porte » comme dit mon frère aîné. Je suis la grande porte. Je l’ai toujours été. Mon frère est architecte de formation. Pas de métier, cela va de soi. Mais il a trouvé le terrain de ses métaphores familiales. Ça n’en fait pas un poète. Il y a d’autres poètes chez vous… ?
— À ma connaissance, non… Je suis…
— Oh ! Je sais ! Le seul. N’est-ce pas ? Pas facile d’être le seul. En poésie ou autre chose. Il n’y a pas de poète chez nous, sauf depuis que Fredo courtise…
— Votre fortune…
— Vous le connaissez si bien… ?
— Je connais son goût pour les jolies femmes…
— Et je n’en suis pas une… Merci pour le compliment, Juju ! Prenons un autre verre. Rappelez le steward avant que Fredo mette la main dessus. […] Oui, il est vraiment triste ce Labastos. Titi pour les amis. Si nous en sommes. Vous en êtes ?
— Je… Je ne comprends pas…
— Je voulais dire (ah ! ah ! oh ! oh !) : de ses amis…
— Je ne comprends toujours pas… Certes… mon physique… peut laisser penser que… Mais non ! J’aime les femmes autant que Fred.
— Mais je n’ai pas dit le contraire… Vous êtes si beau en Encolpe !
— Ascylte… cependant…
— Fredo fera figure de vieil Eumolpe… Ah ! Voilà le verre. Mais où est le vôtre… ?
— Je crois que j’ai assez abusé pour aujourd’hui… Je m’apprêtais à me coucher…
— Seul… ? Oh ! je ne vous propose rien. Fredo en serait terriblement fâché. Il vous a à la bonne, je crois…
— Nous nous connaissons à peine… Autant dire que nous ne savons rien l’un de l’autre.
— Oh ! C’est si vite fait dans l’espace forcément confiné d’un vaisseau aussi géant soit-il… ! Il parle de vous comme…
— Il parle de moi… ? Déjà ? Nous avons à peine…
— Il est comme ça, Fredo. Voyez : le fait de disposer à peu près librement de ma fortune ne l’empêche pas de continuer à se livrer à ses petits trafics… Je vous en apprends peut-être…
— Cela me regarde-t-il… ?
— Vous voulez dire : cela vous concerne-t-il ? Vous ne tarderez pas à le savoir. C’est ainsi avec Fredo : on finit toujours par le savoir. Et vous savez quoi ? On agit alors comme si on ne le savait pas.
— Vous tenez à lui à ce point ?
— Vous n’avez pas couché avec lui ?
— Mais je vous ai dit que…
— Je sais ! Je sais ! La petite Hélène vous a tapé dans l’œil. C’est de votre âge. Bien qu’elle soit un peu jeune pour vous. Voulez-vous savoir de quoi je parle… ?
— Nous avons trop bu…
— Vous ne buvez plus !
— Je vais me coucher…
— Seul… Après avoir satisfait au rite hygiénique. Cela m’arrive même depuis qu’Alfred… je veux dire Fredo… est entré dans mon existence… par effraction…
— Aurait-il forcé la porte ! Ah ! Ah ! Hi ! Hi !
— Petit malin ! Vous voulez tout savoir. Et l’air de rien, vous me faites parler. Vous en savez maintenant un peu plus que tout à l’heure au début de notre conversation. Mais ce que vous savez n’a aucune importance. Demain, j’aurai tout oublié. Vous même…
— Je n’ai pas assez bu pour…
— Et bien buvez ! Steward !
— Non ! Je vais me coucher… je tombe de sommeil…
— Et de désir… Cette petite… décidément… Elle ne laisse pas Fredo indifférent. Mais qui ne l’a pas observée pour seulement en rêver ? Vous êtes mon Hélène, en quelque sorte… si vous voyez ce que je veux dire… Allez donc vous coucher, jeune homme. Et rendez à la mer ce qu’elle vous doit ! »
Mais qui sont ces gens-là ? Des Parisiens. Nous sommes extraits du cœur de la France. Et non contents de prendre possession de nos colonies historiques, in situ et in vitro, nous voilà embarqués, avec d’autres conquérants, sur les engins qui sillonnent les meilleures routes touristiques connues du commerce et de l’espionnage industriel et politique.
— Non, vraiment… ? Juju… C’est ce que tu penses ? Je ne te croyais pas si… Quel métier exerces-tu dans la vie réelle ?
— Aucun métier… à proprement parler. Mais je travaille… je me rends utile.
— Autrement dit tu ne sais rien faire.
— Je n’ai pas appris à faire. En tout cas à bien faire. Mais j’en ai rêvé, tu peux me croire. J’ai même commencé à…
— Mais qu’est-ce qui t’as empêché… ?
— Rien ni personne. Avoir tant étudié, jusqu’aux mathématiques ! et vendre du savon à ceux qui aiment les bulles plus que la propreté. J’aurais aimé…
— Oui ! Parle-moi de toi.
*
Trouver le sommeil n’est pas donné à tout le monde. En principe, c’est lui qui finit par nous trouver. Et dans quel état ! Cette nuit-là, pour tout dire, la mer était houleuse. Et le ciel si clair que les pas se multipliaient sans précaution dans la coursive. C’était le moment d’ouvrir un livre, pour laisser la parole à quelqu’un de mieux adapté à la solitude du grand large. Encore que la mer nous emprisonne plus qu’elle ne nous donne à voyager plus loin que de raison.
En vacances, sur un bateau ou ailleurs, il n’y a que l’alcool et la danse pour nous fatiguer au moins un peu. Il paraît que l’orgasme ne coûte pas plus d’effort que de grimper un étage. Or, je n’avais pas bu au-delà de la conscience qui est la mienne quand je me méfie de ce qui m’entoure. Quant à danser, avec Hélène par exemple, qui s’étourdissait tous les soirs en compagnie des gens de son âge, ce n’était pas dans mes gènes. Je n’aime pas me donner en spectacle. Même au travail. Je suis aussi discret que la poussière tant que le soleil ne l’irise pas. Abusez de l’orgasme et vous finissez par descendre à la cave avec les vieux qui ne dorment que pour oublier qu’ils sont plus proches de la mort que du plaisir. Dehors, la musique n’était plus aussi furtive que la veille. Sortir à ce moment-là, c’était prendre le risque de participer d’une manière ou d’une autre au dérèglement rituel en cours. Jusqu’à quelle heure ? Je craignais de rencontrer la comtesse, qui n’était pas plus comtesse que moi sans doute, sachant qu’elle rôdait autour de son pot aux roses. Je n’aime pas ce type de romancière. Il faut consentir à aller chez elle pour la lire. Je n’en ai jamais rencontré dans les escaliers de nos immeubles de bons rapports intellectuels. Connaît-on amertume plus tenace ? Des hommes me cherchaient du regard. Hélène s’en amusait peut-être. Ses seins n’étaient pas plus affriolants que les miens. Cette jeunesse tintait de blanc le rouge du vin répandu ici par l’expérience acquise au travail et dans la merde. D’autres jeunes créatures erraient à la recherche d’elles-mêmes, sous le regard sceptique de la comtesse qui avait encore des choses à me dire sur ce qu’elle savait de l’existence et de ce qu’il est nécessaire de posséder pour ne pas appartenir à quelqu’un ou à un système de machines ou d’hommes. Mes yeux scrutaient maintenant la piste de parquet portant malgré tout la trace de talons aiguilles. Hélène dansait pieds nus malgré la même interdiction. Comment revenir parmi eux alors que je ne voulais qu’elle ?
*
Labastos fumait dans sa cabine. La porte était grande ouverte. Un tabouret la maintenait. Il était assis au pied de sa couchette, jambes en tailleur, et sa pipe allait et venait entre son genou et sa bouche qui ne cessait de rejeter une fumée épaisse et nauséabonde. J’étais passé une première fois pour le surprendre dans cette sorte d’extase. Il m’avait salué mais je n’avais pas répondu, passant comme si je ne l’avais pas observé le temps d’une seconde. Puis je suis revenu sur mes pas car j’avais avisé la bouteille de scotch. J’amenais un verre. Je ne bois jamais au goulot, ni dans le verre des autres. Je doutais que Labastos en possédât plus que le seul nécessaire s’il éprouvait la même aversion que moi pour le goulot. Je fis tinter mon verre contre la poignée de la porte. Il sembla sortir d’un rêve et même me remercier de lui en avoir épargné la suite.
« Tulipe me cherche, dit-il en remplissant mon verre. (Ce ne sera pas le seul, ajouta-t-il entre) Vous ne savez rien de nous. En tout cas pas grand-chose, car je sais que la comtesse ne dit jamais tout. Il vous suffira de savoir que nous nous haïssons. Ne voulez-vous pas connaître la suite de mon histoire ? Suis-je rentré chez moi ou me suis-je jeté dans la Seine ? Je ne peux absolument pas vous renseigner sur ce qui est arrivé à la petite Hélène… vous savez : dans cette grande maison de village habité par une… personne. Promesse de voyage sans doute. Cherchez la divinité par qui tout arrive. Haïssez-vous quelqu’un… ? Oh… ! Tout le monde connaît la haine. Mais ce qu’on ignore souvent, c’est le degré qui la porte vers le sommet. On a tôt fait de redescendre sans pousser plus loin nos recherches. Êtes-vous de ceux-là ? Je vous pose la question parce que je ne sais toujours pas si vous êtes un garçon ou une fille… »
Je suis… commençai-je, mais ce diable d’homme s’était endormi, recroquevillé sur la bouteille qu’il me fut impossible d’extraire de cette complication d’homme et de transe. Je renonçai à m’emparer de l’objet de mon désir. Il me restait le bar, fort peu fréquenté à cette heure, ce qui me fit soupçonner qu’Alfred Tulipe en occupait le comptoir à lui seul. Cependant, nul Alfred ni comtesse dans la place. Seuls quelques visages rougeauds, pour ne pas dire vultueux, d’hommes comme de femmes, tiquèrent à mon entrée. Pas un enfant, du moins d’un âge raisonnable. Je m’approchai du comptoir et fis signe, je ne sais comment, que j’avais soif. Le barman comprit que j’étais un adepte du scotch, peut-être à cause de mon haleine ou que j’en avais renversé sur ma chemise. Il colla sa bouche sur mon oreille :
« Ici, monsieur ou mademoiselle, on ne vomit pas. Compris ? »
Je fis un autre signe pour signifier à la fois que j’avais compris et que je n’étais pas venu pour ça. Quelque chose de particulièrement voluptueux se posa sur mon visage, mais cette fois ce n’était pas le cul d’Hélène. Il y avait un miroir au-dessus de moi. Qui donc avait prévu qu’un ivrogne s’efforcerait de lever la tête pour se voir de si haut ?
*
« Je sais, je sais. Et je comprends, dit Alfred Tulipe qui ne me connaissait pas aussi bien que le disait la comtesse à qui voulait entendre ce qu’elle savait du petit monde qu’elle pouvait encore atteindre de ses futilités. On n’en dit jamais trop qu’au lecteur. Enfin… vous le saurez bien assez tôt. Vous n’en êtes pas encore là. Concevez-vous un instant que je puisse vous raconter la suite de mon histoire en l’absence d’au moins notre chère Iris ? Elle m’en arracherait les yeux devant témoins. Et vous savez aussi bien que moi que sa famille n’attend que ce moment de douleur et de fuite éperdue. Non, jeune homme, renoncez à me faire parler dans la seule intention d’en savoir plus que les autres sur les dessous de mon récit ou en tout cas de le savoir avant eux. Finissez de vous souler avant la nuit ! »
Nous en étions loin. Hélène m’avait rejoint pour renouveler l’expérience de l’échelle. Mais cette fois ses cuisses se posèrent sur mes épaules et je sentis l’aspiration insensée qu’exerçait son con sur ma nuque. Nous étions à mi-chemin de cette échelle. Qui nous observait ? La comtesse peut-être, car le soir venu, elle évoqua ses dispositions vaginales en termes si crus que j’en rougis.
« L’alcool a cet effet sur moi, prétextai-je. Je cours me rafraîchir…
— Comme une garce ouvre la porte des toilettes pour se repoudrer ! Vous m’amusez énormément, mon Juju ! »
Elle attendit que ma rougeur s’atténuât sans le recours à l’eau fraîche du robinet.
« Ainsi, poursuivit-elle, il a eu cette attention pour moi… ?
— Puisque je vous le dis.
— Il ne m’en a rien dit cette nuit… Pourtant, nous avons baisé comme l’appelé des Aurès viole toujours la Berbère aux yeux verts. Et quand compte-t-il nous révéler la suite et la fin de cette histoire ?
— Il ne m’en a rien dit. Il m’a parlé de la haine que lui inspire Labastos.
— Je n’y suis pour rien, si c’est ce que vous voulez savoir…
— Mais on n’en sait jamais assez pour en faire un roman, madame !
— Je vois qu’il vous a fait la leçon… Appelez le steward. »
Le cul d’Hélène. Son con suceur. Ma tête prise en sandwich entre ses cuisses. Nous atteignîmes (la comtesse m’avoua qu’elle avait assisté à la scène) ce roof en même temps qu’un marin descendait une autre échelle le long m’a-t-il semblé d’une cheminée. Une poussière fine comme l’or se déposait doucement sur nos visages. Les cils d’Hélène en étaient exubérants. Je mordis ses lèvres, indifférent à la présence du marin et à celle, supposée, de la comtesse. Puis nous nous mîmes à l’ombre d’une paroi où la rouille sous-jacente formait de petits cratères hystériques.
« Je n’aime pas les filles, m’avoua Hélène en replaçant dans son endroit ma queue encore rigide.
— Ah bon… ?
— Je ne voudrais pas en avoir.
— On peut choisir…
— Je ne veux tuer personne !
— Palsambleu ! Je n’y ai pas encore réfléchi ! »
Encore deux jours de cet intolérable vertige et je me jette par-dessus bord, pensai-je en revenant sur mes pas. Je n’étais pas venu de si loin pour me prendre dans les filets du hasard et de la logique. J’aurais mille fois préféré rencontrer le peuple et son langage, ses histoires si humaines et ses rêves de bourgeoisie à l’encan des marchés internationaux, pour ne pas dire mondiaux. Mais il en est ainsi chaque fois que je quitte Paris pour aller ailleurs : j’y reviens sans le peuple que j’étais allé chercher dans un élan d’humanisme. Les peuples de la mer. Ces voyageurs de l’Histoire. Ces noblesses ferrailleuses. Et toutes ces femmes dont on exige plaisir présent et population future. Je ne pouvais pas me résoudre à demeurer cet enfant gâté jusqu’au pourrissement de sa physiologie intime.
La pluie dégoulinait impatiemment sur la baie vitrée. Un interstice canalisait un courant d’air presque chaud, mêlé de gouttes pulvérisées et peut-être de sel, lesquelles se déposaient sans acharnement sur le visage fané de la comtesse. Elle en essuyait les surfaces anguleuses avec un mouchoir. Quelques mèches grisonnantes s’agitaient sur sa joue. Un bijou vert et rouge se balançait dans cette profondeur. Le temps s’était perdu dans cette perspective, à jamais. Sous elle, le fauteuil craquait à chaque croisement de jambes, dans un sens puis dans l’autre. Elle était nerveuse ce matin, à cause du temps, si vous voulez, me confia-t-elle comme si la seule pluie inspirait sa pensée du moment.
« Il est mort, dites-vous… Mais qui va s’occuper de son corps ? Vous y avez pensé ? »
Non. J’étais revenu de l’hôpital avec un document scellé portant le nom et les références de la comtesse. L’appareillage était reculé de quelques heures.
« Je n’aime pas quitter Brindisi comme ça ! s’agaçait la comtesse.
— Mais vous n’avez pas même mis les pieds à terre…
— Il allait mourir de toute façon… À Paris, le médecin ne lui avait rien caché. Sitôt que ça le reprendrait… Vous savez : ces spasmes du diaphragme… eh bien il ne pouvait pas s’attendre à autre chose. Nous étions préparés. Le dernier voyage…
— Oh ! Vous voyagerez encore. Je vous connais.
— Je ne l’oublierai pas, si c’est ce que vous voulez dire. Nous avons trop vécu dans la proximité. Nous savions pas mal de choses l’un sur l’autre. Sans certitudes, toutefois. Qui peut être certain de savoir ce que l’autre ne dit pas ? Je lui ai caché tellement de choses ! Comprenez-vous de quoi je parle, Julien… ?
— Je suis peut-être un peu jeune pour ça… Mais vous savez : les jeunes lisent beaucoup les vieux. D’ailleurs, ils ne lisent que ça. Tout le monde s’attend à ce qui arrive de toute façon.
— Il n’a jamais rien publié…
— Il se l’est interdit.
— Qu’en savez-vous ? Il vous a raconté des histoires. Labastos est-il au courant ? Il en écrira le roman, vous verrez. Il est publié, lui. Mais il lui faudra se priver d’un décor historique. Il se contentera de ce décor d’acier. Il n’est pas descendu lui non plus. Il a eu trop peur d’être invité à vous suivre. Lui qui rêvait (je ne sais plus dans quel bouquin) d’une sérénade au pied de la Loggia Balsamo.
— Nous nous sommes séparés au pied de la colonne. J’ignore où il est allé. Il avait l’air si affecté par le verdict du médecin de bord…
— Il ne voulait pas voir ça ! Le pauvre homme ! Il n’aura plus l’occasion de se chamailler avec son meilleur ennemi. Je me demande d’ailleurs s’il écrira encore. Il n’en trouvera pas l’inspiration. Comme j’ai été jalouse de lui ! Il a toujours réussi à me séparer d’Alfred, au moins le temps d’approfondir un sujet de querelle. Avait-il bu ?
— Je ne crois pas… Nous n’avons croisé personne sur la via Apia.
— Nous n’avons même pas le temps de visiter la région… Carovigno, Cellino San Marco, Latiano, Mesagne, San Donaci, San Pietro Vernotico, San Vito dei Normanni... (riant) J’ai trouvé ça dans Wikipédia, comme Michou. Je ne suis jamais venue dans les parages. Il paraît que nous poursuivons notre route dans l’Adriatique. Vous connaissez… ?
— Pas plus que vous…
— Labastos connaît ce voyage. Il en a énuméré les étapes dans un roman où on assassinait. Aimez-vous qu’on vous plonge dans l’énigme alors que vous n’avez rien demandé ?
— Il m’arrive de consentir à ouvrir un polar du genre, en effet. Vous ne vous ennuyez jamais… ?
— Pas avec toutes ces queues qui se dressent à la demande ! »
Alfred Tulipe était mort. Son corps demeurerait à Brindisi le temps de je ne savais quelle enquête de nature administrative, voire policière. Le Temibile reprendrait sa route dans quelques heures que j’avais à tuer. La comtesse, tout à l’œuvre d’une érection qui s’obstinait malgré moi dans l’incomplétude, s’absenta de la conversation et sembla m’oublier. Nous étions dans sa cabine. Le luxe, en effet, communique avec le calme et la volupté, mais à la condition de n’avoir pas un mort sur la conscience.
*
Comme j’aurais aimé que tout ceci se passât dans un pays lointain au décor hautement métaphorique ! La comtesse avait raison : Labastos, qui avait l’habitude de ne pas perdre une miette du spectacle que le hasard du voyage soumettait à son génie, aurait bien du mal à développer les actes de son récit entre ces cloisons de métal, dinguant sur une eau toujours agitée de vents et de profondeurs. Il nous manquait les heures d’une civilisation, ses fêtes et ses mystères sans solution, ses personnages historiques et romanesques, ses possibilités de bonheur constitutionnel… Son esprit créateur n’était pas fait, ou imaginé, pour se heurter aux murs d’une réalité de conception industrielle et touristique. Les monuments et les ruines, les cimetières et les banlieues, les fleuves et les égouts, les filles de joie comme les épouses, les personnages inventés de toute pièces comme ceux qui les détruisent par la seule force de leur réalité… toute cette chimie nécessaire aux sens traqués du lecteur glissaient maintenant entre ses doigts de fée du logis éditorial et apparemment littéraire. Alfred Tulipe n’étant plus de ce monde, j’avais trouvé de quoi m’y ancrer peut-être de façon définitive. Qui sait si la comtesse à la langue hardie n’en savait pas quelque chose ?
Elle n’eut pas l’air déçu. Elle cracha ma substance dans un mouchoir et le plia consciencieusement avant de le jeter dans une corbeille. Un mouchoir de coton portant ses initiales en lettres brodées. Je m’en étonnai à haute voix, comme si ce geste m’importunait. Elle sourit. Mon avarice n’avait plus de secret pour elle. Elle alluma enfin sa pipe sans m’inviter à en tirer aussi quelques nouvelles conceptions de la nature humaine.
« Vous a-t-il confié quelque chose… ?
— Ma foi…
— Je ne sais pas : en paroles ou en écrit. À part ce pli qui ne contient qu’un testament…
— Mais vous ne l’avez pas ouvert !
— Je vous dis que je sais. Vous n’avez pas répondu à ma question…
— Nous ne connaîtrons pas la fin de l’histoire…
— Bien sûr que si ! Il est mort et le monde continue d’exister comme s’il ne l’était pas. Voyez-vous ici quelque preuve de son existence ?
— Je voulais parler d’Hélène…
— La vôtre ou la sienne ? Labastos vous les enlèvera toutes les deux. Il n’a jamais procédé autrement. Il a peut-être déjà dans l’idée de vous confier le rôle qu’Alfred tenait dans sa tragédie du bonheur… Nous le saurons bien assez tôt.
— Alfred n’était que le personnage de Labastos… ? Vous m’étonnez… Il ne m’en a rien dit. Pourtant, sur son lit de mort…
— Vous en êtes le seul témoin… Était-il branché ?
— Branché… ?
— Oui… Des tuyaux, des fils, des capteurs, des liquides, des bruits de pression exercée sur des pompes… Que sais-je moi ! Était-il en état d’agonie assistée par la science des hommes ?
— Mais pas le moins du monde ! Il était… libre.
— Et cependant il est mort… Sans souffrances je suppose. La science s’applique à nous épargner les douleurs du déracinement. Comment est-il mort ? En silence ? Au cours d’une phrase ? Voulez-vous que nous en inventions une qui restera peut-être dans l’histoire locale ?
— Locale ? À Paris… ?
— Nous avons du pain sur la planche vous et moi, mon Juju. Ce maudit Labastos ne doit pas prendre la place ! Unissons nos forces, Juju. Voulez-vous goûter à mon anus ? Non point du bout de la langue, mais dans le seul plaisir d’éprouver vos turgescences ? Je serai discrète quant aux autres particularités de mon corps. Vous ne connaîtrez que mon anus.
— Votre bouche… cependant…
— Mon anus et ma bouche, si vous voulez. Pactisons ainsi ! »
J’avoue que je ne sais pas si cette conversation n’a eu lieu que dans la réalité de la suite où la comtesse se mit à ranger les petites affaires d’Alfred, peu encombrantes à vrai dire : des chaussettes, des slips, deux ou trois chemises associées à des pantalons, deux chandails, une brosse à dents, un rasoir, une lotion au cachet de cire… pas un livre, pas un manuscrit, pas même un crayon. Le tout tenait dans une valise de cuir assez ancienne pour évoquer d’autres voyages. Mais le cuir, noir et poli, à peine craquelé aux angles, présentait une surface exempte d’étiquettes aux noms lointains et toujours attachés à quelque roman jadis en vogue chez nous comme ailleurs. Le rêve n’avait pas eu lieu. La comtesse referma la valise et tourna la clé dans chacune des deux serrures.
« Le sort en est jeté, dit-elle sans sarcasme.
— Elle flottera… Il faut y mettre un poids…
— Oui, mais lequel ? Vous avez une idée ?
— J’ai l’impression… Oh ! Vous allez rire. Et pourtant ce n’est pas le moment…
— Dites toujours…
— J’ai l’impression que cette valise contient les morceaux…
— De son corps ! Nous avons eu la même imp… idée. Mais comme nous le savons tous deux, son corps est à la morgue, parfaitement conservé dans l’attente de sa mise en bière et d’un voyage qui se fera par les airs, horizontalement
(elle imita l’avion avec la main)
et non pas verticalement
(autre imitation avec l’autre main)
comme le fera cette valise qui, bien que ne contenant que peu d’air, va en effet flotter à la surface de notre mare nostrum si nous ne la lestons pas d’une charge adéquate.
(cherchant du regard)
Mais je ne vois rien qui convienne à cet effet de plouf définitif…
— Pourquoi tenez-vous tant à faire disparaître ce peu de choses ? Des sous-vêtements, des objets relativement utilitaires… rien d’autres que ce que tout le monde emmène avec soi en voyage. Il est encore temps de descendre à terre et d’offrir ces quelques effets ordinaires aux sœurs des pauvres ou au pauvre lui-même qui priera pour nous et animera quelque automate dans la chapelle de son nom ou de celui de sa mère défunte.
— Quelle imagination de roman de gare vous avez, Juju ! Voyez plutôt ce qui peut s’emprunter dans le matériel d’usage dans la marine. Il faut que ce soit assez lourd pour contrecarrer la densité insuffisante de cette valise et de son contenu. Avez-vous au moins une idée de ce qui sert à quelque chose dans ce décor de pacotille ?
— Je ne sais pas… Je vais chercher…
— Mais fouillez donc avant que je change d’avis ! »
Qu’est-ce qui me retenait auprès de cette femme que je n’avais jamais vu nue et dont la tenue de plage consistait en un paréo aussi grand qu’une voile d’artimon ? Ses pieds bleuissaient au soleil et la chair de ses bras semblait clapoter sous les os. Certes sa langue connaissait bien des secrets et la promesse d’un anus expérimenté n’était pas étrangère à mon comportement domestique. Il n’y a pas loin entre cette profondeur et les abîmes d’un sexe en quoi consistait peut-être le paroxysme de cette relation dont elle possédait seule la maîtrise.
Sur le pont des cocktails à partager avec l’inconnu ou l’instant, je retrouvai Hélène qui était accompagnée d’un non moins joli spécimen de l’adolescence surprise en flagrant délit de curiosité. Dans le seul but d’affirmer un droit de possession que je ne lui contestais pas, elle empoigna mon sexe et le travailla si bien que sa copine put constater que cette relation de propriété ne relevait pas de la vantardise dont elle était elle-même, cela se voyait clairement dans son regard, sujette et esclave malgré elle. Les yeux du barman s’embrasèrent et ce n’était certes pas pour me féliciter. J’éloignais la main qui se posa alors sur mon épaule pour continuer de signifier.
« Alfred Tulipe vient de mourir, dis-je d’un air si triste que le barman comprit de quoi je parlais.
— Tu as donc fini par l’assassiner ! » lâcha Hélène en éclatant d’un rire si métallique que j’en conçus une fusion séminale.
Sa copine se mit à rire elle aussi, mais sans ouvrir la bouche, agitant ainsi des seins qu’Hélène devait sans doute lui envier.
« Tu ne devrais pas plaisanter avec ça ! dis-je toujours sous la surveillance du barman.
— Mais je ne plaisante pas, Juju ! »
La copine cessa de rire. L’objectif d’Hélène à son endroit était atteint. Le comptoir empêchait le barman de voir la tâche qui s’épanchait sur mon slip.
« Vous buvez quelque chose, les filles ? Je pourrais être votre père, ne l’oubliez pas.
— Alors pas d’alcool, dit le barman d’un air irrité.
— Je m’en fous, fit Hélène en montrant du doigt le petit dauphin rouge qui était brodé sur la face antérieur de mon slip. J’ai ce qu’il faut. Allons nous asseoir.
— Vous boirez sans moi, les filles. J’ai à faire…
— Ah ! ouais… Quoi donc ? dit la copine.
— Je cherche un truc assez lourd pour faire couler au fond de la mer une valise contenant un cadavre.
— Merde alors ! s’extasia la copine. Vous l’avez découpé dans la baignoire ?
(se tournant vers Hélène)
Ils ont des chouettes baignoires dans les suites. Tu verrais ça ! »
Hélène me lança un regard furieux puis accepta les sodas que le barman lui tendait. Les filles prirent place plus loin à l’écart des autres consommateurs. La copine me dit quelque chose que je ne compris pas mais je supposai qu’elle m’invitait à les rejoindre sitôt que j’aurais trouvé ce que je cherchais, quoique ce fût. Je payai le barman qui grogna. Ces types qui se permettent de juger les autres descendent tous du chien.
L’autocar me déposa devant chez moi, dans ma rue. Élise Gagnate habitait de l’autre côté de mon arrondissement. Nous aurions sans doute l’occasion de nous revoir. Elle essuya plusieurs larmes dans son mouchoir de dentelle puis, après l’avoir fourré dans son sac, y plongea une main agitée de spasmes ; et, sans cesser de commenter notre séparation provisoire, certes, mais pas facile à assumer après tout ce qui s’était passé, elle en sortit un petit objet en forme de lion qu’elle me tendit en espérant à haute voix que rien n’avait eu lieu sans une ou plusieurs raisons cachées. Le chauffeur haussa les épaules, main caressant le pommeau du levier de vitesse. C’était un très vieil autocar, affrété à notre seul usage par on ne savait quelle association de bienfaisance. Certes, je ne méritais pas toutes ces attentions humanitaires ; le quartier était tranquille et cossu ; belles façades en perspective ; quelques voitures rutilaient dans les pâles rayons d’un soleil encore matinal. Élise, qui retournait dans son existence d’attente contrainte, me rappela qu’elle avait connu le bonheur à Venise et qu’elle ne l’oublierait jamais, bien qu’il ne lui restât que peu d’années à survivre dans ce monde cruel. Je la laissai déposer le petit lion de cristal dans ma main. Il suffisait de la fermer pour qu’il change de couleur. Pendant que je lui donnais, une fois de plus, la possibilité de vérifier cette propriété touristique, le chauffeur donnait des signes d’impatience, d’autant que le moteur chauffait, barbouillant ce gentil cadre citadin d’une fumée trop blanche pour être naturelle. Le petit lion changea de couleur comme elle put le constater avec ferveur. Elle se souleva pour embrasser ma joue embrasée. Elle avait les lèvres froides, pas même fraîches. Les larmes sillonnaient cruellement ses propres joues que je n’osais pratiquer avec la même attention désespérée. Son haleine empestait le gin. Et ses cheveux exhalaient une fragrance citronnée.
« Partez ! dit-elle au grand soulagement du chauffeur. Et revenez quand vous voulez. N’est-ce pas que vous reviendrez ?
— Vous savez maintenant où j’habite.
— Oh non ! Je n’oserai pas… Venez plutôt. Vous avez mes deux adresses. L’une ou l’autre, selon les caprices auxquels je suis soumise, comme vous le savez. Vous viendrez, n’est-ce pas… ?
Elle me suppliait comme elle l’avait toujours fait depuis le naufrage. Je l’avais prise pour la comtesse et, dans la précipitation et l’affolement, c’était elle que j’avais empoignée pour lui épargner la noyade. Depuis, nous avions connu Venise et ses souvenirs.
« Je vous le promets. N’ai-je pas toujours tenu mes promesses, Élise… ?
— Nous nous connaissons si peu… Mais oui, je dois reconnaître que vous n’avez qu’une parole. Mais qui sera heureux de savoir que j’ai failli perdre la vie ?
— Que dites-vous !
— Vous souvenez-vous de cette… cette aspiration vers les profondeurs ? Comme dans un lavabo ! Vous teniez tellement à me sauver de cette mort effroyable…
— Pas si terrible que ça, ma chère. On dit même que ce n’est pas désagréable du tout…
— Oh Julien ! Vous m’avez privée de ce dernier plaisir ! Mais j’en connaîtrai d’autres, pas vrai ? Venez me visiter. L’une ou l’autre adresse. Vous connaissez mon histoire. Je sais bien que je ne peux pas habiter chez vous. Je ne vous le demande plus. »
J’en étais tout simplement ravi. À cause d’elle, la comtesse était morte et disparue dans les profondeurs de l’Adriatique. J’avais dit adieu à cet héritage prometteur. Pourquoi avait-il nécessairement fallu que ça tombe sur moi ? Jamais je n’aurais approché Élise si la couleur de ses cheveux ne m’avait pas induit en erreur. Comme je m’étais accroché à la vie ! Et à la perspective d’une vie encore meilleure. Alfred Tulipe était très riche. Tout cela reposait maintenant sur un haut-fond ou dans un gouffre obscur. Quel sens donner à ce qui ne devrait pas arriver ?
Je regardai l’autocar disparaître au bout de notre petite rue mythique et prospère. Un policier me salua. Sans doute le fils d’un domestique. Je n’ai pas la mémoire des visages. Je crois avoir oublié celui de la comtesse. Une vague gigantesque nous a séparés tandis que nous sirotions nos scotchs sur le pont. Jusqu’au quai salvateur, j’avais cru la sauver. Mais au moment de pratiquer le bouche-à-bouche, c’est le goût du gin qui m’a prévenu que je venais de me tromper de la plus tragique manière. La perruque auburn gisait près d’un visage inconnu. Un mince jet d’eau consentit à jaillir de cette bouche édentée. Puis les bras m’ont étreint jusqu’à la douleur. Un pompier me souleva et me transporta plus loin où on me posa des questions. Non point sur qui j’étais, mais sur ce que j’allais devenir si je ne prenais pas mes médicaments. Ils savaient cela aussi. Ils savaient tout. Notamment, elle s’appelait Élise Gagnate et était pauvre comme il n’est pas possible de l’être. Elle avait gagné ce voyage homérique dans un jeu télévisé. Elle s’en plaignait maintenant. Et elle était entrée dans ma vie.
Je saluai le flic à mon tour. Je ne le reconnaissais pas. Ils grandissent si vite !
*
À l’intérieur, Juliette prenait un verre avec Erik Sturme. Ils étaient assis l’un près de l’autre sur un des canapés qui se sont toujours fait face pour je ne sais quelle raison décorative. Elle avait replié ses jambes nues sous elle et portait le chandail qui excitait toujours ses seins. Il avait retroussé le bas de ses pantalons de toile comme à la plage. Ses lunettes de soleil reposaient sur la table basse. Un appareil photo exhibait un trou béant qu’un miroir renvoyait avec opiniâtreté. Une optique de longue focale était calée par un cendrier, car le plancher a toujours manqué de cette horizontalité parfaite dont je ressentais encore la nécessité. Juliette déplia ses jambes comme un ressort qu’on a bandé. Lui se contenta d’un sourire de madone.
« Nous revenons de Rio, dit-elle en éparpillant quelques gâteries salées entre nous.
— On a bien travaillé, confirma-t-il.
— Nous le saurons dans une semaine, précisa-t-elle. Pas avant, ajouta-t-elle en rebouchant la carafe. Quelle chance tu as eue ! »
Je ne parlai pas d’Élise, ni de la comtesse, ni de l’étrange et insoutenable confusion qui me déroutait encore. Hélène avait survécu, mais sans moi, et je ne savais dans quelles conditions.
« Quand nous avons appris ça dans les journaux… Ça a fait le tour du monde. J’ai dit : le Temibile ? Et quelqu’un a tout de suite évoqué un voyage dans cette mer sans issue.
— Il y avait une liste… dit Erik Sturme.
— Où ça… ?
— Au consulat… Impossible de t’avoir au téléphone. Ils avaient bien ton nom et disaient qu’il ne t’était rien arrivé. Tu allais bien. Pas une égratignure !
(à part celles que les ongles d’Élise ont creusé dans mes bras ; je les dissimulais maintenant)
[elle reprit, après un instant destiné à en savoir plus, mais je me taisais, presque obstinément :]
Comme je te savais seul (Quelle idée de s’aventurer ainsi sans au moins un ami !) je te croyais malheureux comme tu sais l’être quand tu n’es plus chez toi. Mais impossible de t’avoir. J’ai insisté. Tu sais comme je perds facilement patience…
— Ils nous ont vidés comme des malpropres à la sortie d’une boîte…
— N’exagère pas ! Ils nous ont demandé de sortir. Il y avait des morts. Et j’ai compris cette douleur, ce qu’ils ont apprécié. Nous sommes rentrés sans autres nouvelles de toi. Tu t’imagines ?
— C’est dingue ! » fit Erik.
Je remis l’objectif à la place qui était la sienne. Juliette était une bonne photographe, mais sans plus. Je n’ai jamais fréquenté des gens de talent. De bons ouvriers, même si leur origine sociale disait le contraire. Je pensais à Titien Labastos. Peut-être était-il connu sur la place de Paris. Je ne posai pas la question et acceptai un second verre. Juliette croisa ses jambes sans culotte. Erik se leva et trouva un prétexte pour prendre la tangente. Je ne l’ai jamais trouvé sympathique. J’ai même pensé quelquefois à lui casser la gueule. Je casserais bien la gueule aussi à Juliette, mais ce serait uniquement par plaisir. Elle connaît mon goût pour l’adolescence. Elle me tient.
« Et pourquoi ce séjour imprévu à Venise… ? fit-elle sans cacher son impatience.
— À Murano… Pas à Venise. Je t’ai ramené un petit lion. Il change de couleur…
— Ils ont les mêmes à Rio… Ça t’aurait plu. Tu aurais dû venir avec nous. Erik se serait tenu à distance. Il a peur de toi. Il te croit capable de tuer ! Il me l’a dit. Il y avait de jolies filles. Ces mannequins sont de plus en plus de la chair à pédophile.
— Tu as entendu parler de Pedro Phile… ?
— L’écrivain ? Je ne l’ai pas lu. Comme toi, je suppose. Personne de sensé ne lit cet individu. Comment oser parler d’écriture à propos d’un…
— J’ai entendu une histoire le concernant…
— À bord du bateau ? Tu m’étonnes…
— Titien Labastos l’a racontée…
— Tu le connais si bien ?
— J’aurais tellement voulu que tu sois là pour m’assister ! »
Elle s’absenta quelques minutes pour enfiler une robe de chambre. Elle reprit ensuite sa place sur le canapé d’en face, me reprochant du regard les manipulations que je faisais subir à son appareil photo. Clic ! Clic ! Pourquoi m’avait-elle encore abandonné à mon destin ? Cette fois, les choses avaient mal tourné et j’avais failli disparaître corps et âme dans le néant d’une non-histoire. Avait-elle au moins conscience de ce que j’avais subi sans elle ?
« Tu t’en es très bien sorti, dit-elle en riant un peu. Je ne crois pas que tu aies vécu pareille aventure au cours de tes innombrables fuites en avant, toujours sur des bateaux en voyage circulaire. Quand te décideras-tu à traverser l’océan ? »
Elle m’avait déjà posé cette question et savait depuis que je n’y répondais pas.
« Ramènes-tu quelques clichés ? Quelques notes ? »
Toujours les mêmes questions. La seule photo que j’ai ramenée d’un voyage (je ne sais plus lequel) était floue, mais on y distinguait nettement l’objet de mon désir. Cela avait suffi à la renseigner. Elle s’en tenait depuis à cette impression.
« Non, dis-je. Je n’ai rien écrit dans mon journal. Mais je ne peux pas te le prouver : il a péri avec les autres malheureux. Des pages blanches… Une semaine, dis-tu, avant de voir tes photos ? J’ai hâte…
— De jolis modèles comme tu les aimes… Des lycéennes, mais en plus belles. Et beaucoup de couleurs car nous étions à Rio, tu comprends ? Mais en l’absence de vent, nous avons utilisé des ventilateurs.
— Rien n’est jamais tout à fait vrai sitôt qu’on invente, » dis-je en secouant ma langue dans mon verre.
*
Elle attendit qu’on soit au lit, bien ficelés dans nos pyjamas de soie, pour m’annoncer que quelqu’un était venu et que cette personne, un homme à peine plus âgé que moi, souhaitait me poser quelques questions. Je me crispai dans les draps :
« Un policier ? Mais en quel honneur… ?
— Je ne crois pas qu’il s’agisse d’honneur… Je n’ai pas réussi à lui arracher les vers du nez. Il me fuyait comme s’il regrettait d’avoir frappé à notre porte. Erik a voulu lui aussi en savoir plus…
— Mais de quel droit, nom de Dieu ?
— C’était sans mauvaise intention… Je me suis mal exprimée, voilà tout. Il ne voulait évidemment pas en savoir plus : il ne pensait qu’à moi… à ma légitime curiosité. Imagine : à peine débarquée, me voilà confrontée à un inconnu qui veut savoir quelque chose que toi seul connaît… Il y a de quoi intriguer même la plus indifférente des compagnes, ne crois-tu pas ?
— Ce n’est pas une raison que ce… qu’il se mêle de ce qui ne le regarde pas !
— Si tu as un secret… quelque chose de relatif à ton récent voyage… Je ne sais pas moi : un témoignage à propos d’une affaire, d’une ambigüité… d’un personnage rencontré dans le cadre de cette réunion… comment dire : forcée… Tous les voyages organisés se ressemblent. Mais pourquoi ne tentes-tu pas une bonne fois pour toute de t’aventurer sans programme à la clé ? Et encore : un programme que tu n’as même pas conçu toi-même ? Tu laisses faire les autres et après tu te plains…
— Je ne me plains pas… Je m’en suis bien tiré. J’ai même sauvé quelqu’un. Elle habite…
— Tu as sauvé une femme… Toi ?
— Une inconnue. Ce pouvait être n’importe qui… Le pompier m’a plaisanté en disant à ses collègues que c’était elle qui m’avait sorti de l’eau.
— Ça crée des liens… Tu la connais ? Je veux dire : tu sais qui elle est… ?
— Tu penses bien que ce remue-ménage nous a séparés… Non, je n’ai aucune idée. Et je n’ai pas cherché à savoir.
— Pourtant… Si elle t’a sauvé…
— Ne plaisante pas toi aussi ! Il avait l’air de quoi, cet étranger… ?
— Comment sais-tu qu’il était étranger… ? »
*
Il frappa à la porte une heure avant l’heure prévue, au lieu de sonner. Juliette a toujours eu beaucoup de mal avec les heures, un problème lié à une enfance troublée par les pratiques sexuelles de ses parents, d’après elle. Elle en parle à qui veut l’entendre. Je m’approchai de la porte, qui est monumentale, car je n’attendais personne avant l’heure fixée, je crois, par Juliette elle-même. Elle était au studio avec ses collègues. Je ne me mêle jamais à eux. Je ne comprends pas ce qui les motive. Pourtant, ils ne parlent que de vivre et d’en profiter jusqu’à vider leur compte en banque. Je collai mon œil au judas. Un type pas plus grand que moi me regardait. Il portait une casquette de bouliste avec une marque de bière dessus. J’ai grogné dans l’hygiaphone :
« Qu’est-ce que vous voulez ? On est fermé…
— C’était pourtant ouvert en bas…
— Il ne faut pas entrer sans autorisation. Le logiciel est bogué. Ce n’est tout de même pas la faute de l’habitant. Le bonjour chez vous.
— Monsieur Magloire… ? Julien Magloire ? »
Je me suis dit alors que ce type était celui que j’attendais, mais il arrivait avec près d’une heure d’avance. J’avais préparé mes réponses. Sur le bateau, la veille du naufrage, la police de Brindisi m’avait posé des questions sur ma visite à l’hôpital. J’étais, paraissait-il, le dernier à avoir vu Alfred Tulipe vivant. On voulait simplement savoir si je l’avais vu mourir…
« Entrez… euh… et mettez-vous à l’aise. Il pleut ?
— Je suis sorti sans parapluie… »
Le type qui entrait chez moi avait l’habitude de pénétrer chez les autres, et pas seulement par effraction. Il récompensa mon hospitalité par un sourire qui lui fendait le visage jusqu’aux oreilles. Et des dents à foison, blanches et têtues. Alignées comme des soldats à la parade. J’aperçus aussi une langue prête à tous les sacrifices pour en savoir plus.
« Vous boirez bien quelque chose… ?
— Ah mais cé qué… à cette heure… voyez-vous… ?
— Je n’en sais pas plus que ce que j’ai dit à la police italienne…
— Vous en avez parlé à la police italienne… ?
— Ils ne vous en ont pas parlé… ?
— Je ne sais pas tout, à cette heure… Et qu’est-ce que vous avez dit… ?
— Ce que vous devriez déjà savoir : Alfred Tulipe respirait encore quand je l’ai quitté. Il m’a confié un manuscrit, mais je n’en ai pas parlé aux policiers que ça n’aurait sans doute pas intéressé comme ça vous intéressera peut-être… »
Le flic me regardait comme s’il se rendait soudain compte que je n’étais pas le type qu’il était venu interroger. J’avais le manuscrit sous la main, préparé de la veille sur le conseil de Juliette. Il se leva, car je venais de le pousser dans un des canapés. Il ôta enfin sa casquette et la posa délicatement sur la table basse où gisaient nos verres de la veille. Il marmonna quelque chose de guttural, comme venu des profondeurs tragiques de l’Enfer. Puis je compris :
« Je ne me suis pas présenté : je m’appelle Roger Russel et je suis l’avocat des parents d’Hélène Nevski…
— Vous n’êtes pas policier… ?
— Si nous pouvons éviter d’en arriver là… n’est-ce pas ?
[tendant la main vers le manuscrit que je présentai à son attention :]
Cet objet contient-il des… disons des choses… des choses qu’on pourrait aussi vous reprocher… ?
— Aussi ? Mais de quoi parlez-vous, nom de Dieu ? »
Je jetai le manuscrit sur le canapé que je jouxtais, prêt à m’asseoir dessus pour en défendre les révélations contre la curiosité de cet intrus qui n’était donc pas l’inquisiteur que j’attendais. Il n’avait jamais été question d’Hélène avec la police italienne, ni avant ni après le naufrage. Et j’avais trouvé presque normal qu’on vienne me relancer chez moi à propos d’un Alfred Tulipe qui non content de me confier un secret avant de mourir était mort sans avoir vu quelqu’un d’autre que moi. La situation était assez étrange pour qu’on recherche un complément d’information. Je n’y voyais pas d’inconvénient. Et j’étais d’ailleurs prêt à offrir le manuscrit du mort avant même d’en avoir pris connaissance moi-même. Au lieu de ça, c’était Hélène qui refaisait surface. D’ailleurs, elle ne s’était pas noyée. Ce que le type confirma. Elle se portait même très bien et parlait de moi avec un tel bonheur que ses parents la croyaient sans chercher à la contredire. Or, précisa le chat-fourré en essuyant les gouttes de son front, elle était mineure.
Et comme un malheur n’arrive jamais seul, on sonna à la porte. L’horloge indiquait clairement que s’il s’agissait du type que j’attendais, il avait de l’avance. Comme j’hésitais à me lever, mon visiteur s’agita et décroisa ses jambes pour les écarter, glissant dans cet intervalle sa sacoche de cuir craquelé. Les jambes se resserrèrent aussitôt sur cette espèce de proie providentielle. Il m’interrogeait du regard, d’autant que la sonnette retentit plusieurs fois, comme si on s’impatientait de l’autre côté de la porte.
« Vous attendez quelqu’un… commença-t-il.
— En tout cas ce n’est pas vous que j’attendais…
— Et nous avons à peine évoqué ce qui m’amène ici… »
Il se leva, retirant la sacoche de son étau.
« Je repasserai plus tard… À quelle heure voulez-vous…
— Je vais voir s’il ne s’agit pas d’un importun… le logiciel est bogué…
— Nous avons le même ennui au cabinet.
— Au cabinet… ?
Je lui fis signe de s’asseoir. Je n’avais peut-être pas tout à fait l’air de quelqu’un qui maîtrise la situation à laquelle les aléas de l’existence le réduisent momentanément. On insistait lourdement. Je n’avais pas l’intention de jouer au domestique des circonstances inattendues. Roger Russel sourit puis cessa de m’observer, à moins que mon reflet à la surface d’un des verres renversés sur la table… J’ouvris. C’était Erik. Il avait cet air affolé de celui qui est déjà en train de craindre le pire, des fois que je me sois absenté sans en avoir discuté avec Juliette qui l’avait mis au courant de mon rendez-vous avec le destin ou avec ce qui s’ensuit nécessairement. Mais il me rassura tout de suite :
« Juliette a oublié le blog !
— Le blog… ?
— Le journal de bord ! Elle l’a oublié. Sur sa table de chevet ! »
Il entra dans la chambre comme s’il avait déjà pratiqué cette intrusion sans empêchement. Et il en ressortit avec le blog en question, l’exhibant sous mon nez au cas où je serais rongé par le doute, comme il devait savoir que cela m’arrive plus souvent qu’à mon tour, vu la nature de la relation qu’il entretenait avec Juliette, dites aussi Juju dans sa bouche de colporteur des mauvaises nouvelles comme des bonnes. L’avocat s’était remit sur ses pieds, dansant maintenant avec une joie non dissimulée. Qu’est-ce qu’il attendait d’Erik ? Au nom de quoi ?
« Roger Russel… Avocat au barreau de Paris…
— Un avocat ! Hou la la ! C’est donc de ça qu’il s’agit ? caqueta Erik en m’écartant de son chemin.
— Rien d’important, fis-je en haussant mes lourdes épaules.
— C’est forcément important ! » glapit Erik.
L’avocat hocha la tête en signe d’approbation. C’était grave : détournement de mineur par des moyens sexuels. Erik en savait peut-être déjà long. Cette visite impromptue le renseignait totalement. Il n’éprouvait visiblement pas le besoin d’entendre l’avocat s’exprimer sur ce sujet. Il ouvrit et feuilleta rapidement le journal. C’était le bon. Celui de Rio. Il y en avait d’autres. Des tas d’autres. Juliette voyageait beaucoup. Toujours avec Erik aux trousses. Il la poursuivait plus qu’il ne la secondait. Il savait tout d’elle. Et elle lui parlait de moi comme si elle voulait me quitter depuis longtemps. Je ne sais pas combien de temps. Nous avons vécu dans ces conditions pendant des années. Erik était un ami d’enfance de Juliette. Il l’avait connue avant moi. Un tas de détails qui auraient satisfait la curiosité toute professionnelle de Roger Russel. Erik s’ébroua, prêt à s’élancer dans l’autre sens. Il n’avait pas refermé la porte de la chambre. On distinguait nettement la bouteille de scotch de la lampe au pied de flacon.
« Je vous laisse entre amis, fit Erik en passant sur le paillasson.
— Très heureux de vous avoir rencontré, fit l’avocat.
— Je ne vous ai cependant rien appris, dit Erik en frottant ses pieds comme s’il s’apprêtait à revenir à l’intérieur.
— Je ne vous ai rien demandé, » sourit l’avocat.
Il n’attendit pas la réponse d’Erik et referma lui-même la porte. J’ironisai :
« Faites comme chez vous, » et je lui indiquai de nouveau le canapé d’en face dans lequel il reprit place, la sacoche voletant autour de lui pour finalement se poser sur la table. Il me jeta un regard perfide, signe que nous n’étions pas encore entrés dans le vif du sujet.
« Ainsi les parents d’Hélène se… plaignent de moi… Mais sur la base de quel aveu… ? Je doute qu’Hélène ait consenti à témoigner contre moi…
— Puisque vous lancez la première flèche et que je ne suis pas chez moi… je veux dire : dans mon cabinet… je vais me contenter de vous remettre les conclusions que j’ai rédigées à votre seule attention. Vous en soumettrez la teneur à votre conseil…
— Vous n’avez aucune preuve… Sans preuves…
— Nous avons des doutes, cher monsieur. Et je ne suis ici que pour en examiner la légitimité avec vous… si vous consentez à éviter avec nous le terrain des disputes que je suis le premier à vouloir éviter comme… la peste.
— Je n’ai pas d’argent…
— Qui vous parle d’argent ? Hélène ne prétend que vous épouser… si vous consentez à en faire autant de votre côté… »
Il avait de l’humour, cet emmerdeur de tourner en rond. Et pas une preuve à me mettre sous la gorge pour m’empêcher de dire non. Je n’avais pas épousé Juliette. Il devait le savoir. Il ouvrit sa sacoche et en sortit une feuille aussi rose que mes joues à cet instant. Je rougissais toujours avec lenteur, prenant le temps de me laisser envahir par une anxiété bien connue de mes cellules les plus vitales et les moins sujettes à caution.
« Voici le rapport de l’obstétricien… Jugez par vous-même… Et pour ne pas laisser de traces au doute, voici celui du laboratoire d’analyses médico-légales… Vous constaterez avec moi… »
Je ne me souvenais pas d’avoir pénétré Hélène autrement que par le cul. Était-il possible qu’il y eût, dans cette récente anatomie encore peu expérimentée, une communication entre le rectum et le vagin ? J’avais lu ou entendu quelque chose sur le sujet. J’avais aussi utilisé la bouche. Je pouvais m’expliquer. Moi et cet embryon… ? Mais comment avaient-ils, ces oiseaux rares, recueilli mon ADN ? Hélène m’avait-elle trahi à ce point ? Tout matchait à la perfection. Et sans avoir tué personne. De l’influence des assassinats télévisuels sur la réalité quotidienne. J’étais devenu leur personnage. Et je n’avais pas les moyens mentaux ni judiciaires de contester ces maudites conclusions. Roger Russel se rengorgea puis :
« Elle souhaite conserver l’enfant…
— Conserver… ?
— Oui… Lui donner le jour… C’est une famille très croyante.
— Mais je ne le suis pas, moi, « très croyant », ni croyant du tout d’ailleurs. Cette union n’est pas raisonnablement possible.
— Ce sont des quakers, voyez-vous ?
— Non, monsieur, je ne vois pas ! »
J’avais dit ça comme si je voulais en informer le voisinage. Et je me mis à penser à Juliette. Comme jamais je n’avais pensé à elle. Je pensais aussi à Erik. Au Brésil, à l’Argentine, à l’Espagne, au Japon et à tous les pays où ils avaient mis leurs quatre pieds de témoins assistés. Tout ça comme suite et conclusion d’une croisière qui avait de toute façon assez mal tourné pour qu’on ne puisse imaginer pire. Je n’avais jamais été papa. Je savais pour les histoires de communication entre le plaisir anal pur et les questions de reproduction qui peuvent s’ensuivre si on ne sait pas tout de sa partenaire. Jamais je n’avais eu l’intention d’aller plus loin que la fin du voyage. Achevé dans un naufrage ou comme il aurait dû se terminer si j’avais eu de la chance pour changer, je n’avais pas envisagé une suite. Le papier rose que j’examinais avait l’air si authentique que je me voyais déjà chez le maire, en admettant que cette famille de grenouilles de bénitier consentît à m’épargner les douleurs d’un enfantement par l’hostie. Mais étaient-ils bien chrétiens ? L’avocat me rassura :
« Non ! Non ! Ni juifs, ni musulmans. Vous pensez… »
Et tolérants avec ça. Le curé Meslier n’était pas invité aux noces, mais Voltaire aurait droit à l’apéritif. Enfin, l’avocat referma sa sacoche, me laissa le papier rose et se leva pour aller ouvrir une porte qui prenait maintenant plus d’importance qu’un simple élément du décor dramatique qu’on venait de planter pour moi.
« Pour l’instant, dit-il en frottant lui aussi ses souliers sur le poil dur du paillasson ongi etorri, je n’ai aucune raison de pousser plus loin le bouchon. Voici le numéro de téléphone des Nevski. Ils attendent votre appel. Je vous conseille, sans vous réclamer d’honoraires y afférents, de bien réfléchir à ce que vous leur direz, si toutefois vous n’avez pas l’intention de recourir au dispositif judiciaire. Vous auriez bien tort. Cette affaire est d’une simplicité homérique…
— Oh non ! Pas encore Homère ! »
*
C’était l’heure ! L’heure prévue. J’avais attendu que l’avocat atteignît le rez-de-chaussée où même des espadrilles font un bruit de semelle à clous. J’entendis la porte s’ouvrir juste après un grésillement de serrure, signe qu’on entrait. Comme c’était l’heure, je supposai que c’était mon homme qui gravissait maintenant les trois étages pour ne pas prendre un ascenseur aux allures de films français des années trente. Je reconnus la casquette : c’était celle d’un flic ordinaire, puis le visage me parut familier : c’était celui du flic qui m’avait respectueusement salué dans la rue à ma descente d’autocar, sans doute étonné de me voir pratiquer ce moyen de transport populaire. J’attendis qu’il me rejoigne sur le paillasson. Juliette et moi avons acquis, contre de l’argent français, un paillasson aux dimensions exceptionnelles. Il n’est pas rare qu’on y reçoive le visiteur toujours intrigué par cette pratique étrangère ou en tout cas taxée de lointain inaccessible autrement que par le voyage.
« N’êtes-vous pas le fils de Noelia… ? demandai-je en composant un visage complice d’un passé commun capable de ressurgir à tout instant pourvu qu’on s’en souvienne de bonne foi. Et c’était le cas, d’un côté comme de l’autre.
— Non, monsieur, me répondit le roussin. Vous pensez à Pierre, mon cousin. Noelia était ma tante…
— Ah bon… ? Elle ne l’est plus… ?
— Elle est morte de chagrin quand Pierre est mort au champ d’honneur.
— Je n’en suis pas moins chagriné… Et votre maman… ?
— Fatima… Elle se porte bien, grâce à Dieu ! Je lui dirai que vous avez pensé à elle.
— Et alors vous êtes…
— Frankie… Mon père est mort sous les coups d’un adversaire…
— Je dois confondre… »
Je me triturai le menton en signe de mémoire à l’épreuve de l’oubli.
« Voulez-vous entrer… ?
— Oh non ! C’est qué… monsieur Magloire… je vous apporte un pli…
— Un pli ! Ma parole ! D’où vient-il ? Leur avocat vient de me quitter…
— Vous êtes convoqué au commissariat auquel je suis attaché.
— Vous êtes attaché à un commissariat… ? Voyons de quoi il s’agit…
— Oh ! Il n’y a là rien d’autre que le jour et l’heure, mais je suis chargé de vous dire que si ça ne vous convient pas, monsieur l’inspecteur Chercos ne voit pas d’inconvénient à accepter vos… directives, si vous voyez ce que je veux dire…
— Je ne vois rien d’autre en effet que la date d’aujourd’hui et une heure fixée en plein une après-midi que je comptais consacrer au repos car, voyez-vous, je reviens de voyage…
— Oh ! Ça nous ne le savons bien ! »
Il avait presque sauté de joie, comme s’il ne pouvait plus la contenir et que sans le vouloir je venais de lui offrir l’occasion de s’exprimer sans retenue d’aucune sorte, surtout pas de celle qui tiennent au respect et à l’honneur à la place de l’honnêteté et de la sincérité. Je me frottai cette fois le front.
« Avions-nous rendez-vous ce matin, monsieur l’inspecteur…
— Chercos… Frank Chercos… Frank comme moi…
— …monsieur l’inspecteur Frank Chercos et moi ici même, sur ce paillasson qui sert d’antichambre aux raseurs… ?
— C’est cela même, monsieur Magloire. Mais monsieur l’inspecteur s’est vu retenu par une autre affaire…
— Il y a donc une affaire ! Et elle me concerne ? Rien à voir avec les Nevski, j’espère…
— Oh je ne connais rien aux Nevski, monsieur Magloire. Pas plus qu’à l’affaire qui vous concerne. Je ne sais rien de rien. Vous savez, moi…
— Et bien dites à monsieur l’inspecteur… euh…
— Frank Chercos…
— Dites-lui que je me passerai de ma sieste pour le rencontrer dans son bureau au jour et à l’heure prévus, autrement dit cette après-midi. »
Je fis reculer le sbire sur le palier, laissant le paillasson libre pour d’autres rencontres, puisque c’était le jour des rencontres apparemment prévues sans me consulter. Il fallait maintenant que je téléphone à Juliette pour lui parler de mes malheurs. Mais si j’omettais prudemment de ne rien lui révéler de mes négociations avec les Nevski qui se contenteraient peut-être de l’argent que je n’avais pas mais qu’elle possédait, que lui dirais-je de la curiosité policière de ce Frank Chercos qui s’en tenait pour l’instant à la plus parfaite des discrétions ? Roger Russel, lui, au moins, avait été clair. Mais c’était un avocat. Pas un flic. Je m’enfermai à double tour en attendant de trouver de quoi meubler ma conversation téléphonique avec la femme de ma vie. Mon père avait vécu ce genre de situation pour le moins… tendue. Et il en était mort.
Erik Sturme s’amena sur le coup de midi pour m’annoncer que Juliette et lui prendraient leur déjeuner avec moi et qu’il avait commandé les repas au restaurant du coin, comme quoi je n’avais pas de souci à me faire à propos de la qualité de ce que j’allais ingurgiter. Il ne m’avait pas demandé mon avis sur la question faute de temps car, ânonna-t-il pour la nième fois depuis dix ans, Juliette ne lui laissait jamais le temps de réfléchir. Sans doute parce qu’elle réfléchissait à sa place. Mais du moment que la qualité attendue était au rendez-vous, je n’avais évidemment pas de souci à me faire. Juliette dixit. Juliette que je n’avais toujours pas appelée. Erik redescendit les étages sans ascenseur. Il avait l’habitude. Et il s’essoufflait ainsi tous les jours que Juliette faisait à la place de Dieu. Pas question de s’en passer. De quoi ? Mais de Dieu ! Question liminaire qui replaçait mon esprit dans la perspective Nevski. Il y avait toujours ce personnage romanesque entre moi et la réalité, quoique je fisse pour m’en passer. J’étais de nouveau seul, entre l’instant présent et celui où Erik reviendrait sans doute au bras de Juliette qui ne tarirait pas de plaisanteries en évoquant mes préférences alimentaires. Nous ne nous sommes jamais mis d’accord sur ce sujet qu’elle voulait épineux. Parce qu’en ce qui me concerne, hein…
De nouveau seul dans cet appartement princier, qui ne m’appartenait pas, je me mis à réfléchir à ce que j’allais dire à l’inspecteur Frank Chercos s’il se mettait à tourner autour d’un pot dont je ne savais pas grand-chose, par définition. Était-il question d’Hélène, alors que ses parents prétendaient négocier avec moi un mariage improbable et surtout que j’allais être père, et/ou allait-il encore être question de la mort d’Alfred Tulipe que j’étais le dernier à avoir vu vivant… et peut-être mort si je l’avais tué ou si je m’étais enfui pour ne pas avoir à témoigner d’une mort étrangère en terre étrangère ? À moins qu’on ne m’accusât d’avoir provoqué le naufrage du Temibile… On ne sait jamais avec ces flics à la con. Ils lisent beaucoup, beaucoup plus que la moyenne des citoyens, et les séries n’ont pas de secrets pour eux. J’en étais à mon quatrième verre de scotch quand le téléphone se mit à chanter. C’était Juliette. Elle voulait savoir si Erik était passé et s’il avait fait ce qu’elle lui avait demandé de faire.
« Il est en train de le faire… dis-je sans y croire vraiment.
— Et ce type, il est venu… ?
— Il en est venu un autre…
— Merde ! À quel sujet… ?
— On en parlera à table, ma chérie. Je crois qu’Erik est devant la porte…
— Il en fait toujours trop ! »
Elle raccrocha. Ce n’était pas Erik. C’était Frankie. Le fils de Fatima. Le neveu de Noelia. Qui porte le même prénom que ce maudit Chercos. Il s’agissait encore de lui, Chercos. Frankie était essoufflé. Son récit se compliqua de détails parfaitement inutiles à la compréhension de ce qu’il était venu m’annoncer une fois de plus : des nouvelles de monsieur l’inspecteur Chercos qui…
« …demande si vous êtes toujours d’accord pour cet après-midi à quinze heures… Quinze ça fait trois… »
Encore un fort en math. À force d’embaucher des intellectuels, la police nationale va pouvoir présenter des candidats à l’Institut. Je répondis que je n’avais, pour l’instant du moins, aucune raison de ne pas répondre à l’invitation de son supérieurement hiérarchisé.
« …parce que si ça change, meugla-t-il, il faut que je le sache avant quatorze heures au plus tard. Vous ne voulez pas créer des problèmes, pas vrai, monsieur Magloire… ? Depuis le temps qu’on se connaît…
— Vous ne voulez pas vous rafraîchir et vous réchauffer en même temps… ? » proposai-je en désignant la bouteille de scotch qui trônait entre les canapés au milieu d’un tas de débris nocturnes.
Nous avions nos quatre pieds disposés en carré sur le vaste paillasson de notre seuil matrimonial à Juliette et à moi. Je ne vais jamais plus loin avec les importuns, mais Frankie avait toute ma sympathie, autant comme neveu de Noelia que comme fils de Fatima. Ou Leïla, je ne me souviens pas de Fatima. Leïla est restée comme une pierre d’achoppement dans ma mémoire. Je voulais peut-être en savoir plus sur cette réminiscence inattendue. Il accepta, mais sans décoller ses pieds. Je le tirai par la manche. Je n’avais jamais procédé ainsi avec un uniforme, même du temps de la conscription. Il se laissa conduire vers les canapés, un peu ébahi par la hauteur du plafond et leur éclairage compliqué d’angle et de couleurs. Je lui servis une copieuse rasade. Que voulais-je savoir ? Il m’avait déjà indiqué qu’il ne savait rien et que s’il savait quelque chose, il n’en dirait rien. Midi sonna au clocher de Saint-Sulpice. Frankie posa son verre sans le renverser avec les autres. Il avait changé de couleur.
« Je suis à la bourre ! s’écria-t-il. J’ai fini mon service.
— Raison de plus… constatai-je avec générosité.
— Il faut que je rentre. Bon alors c’est d’accord pour quinze heures ? Aujourd’hui, hein, monsieur Magloire ? Pas demain ! »
C’est fou ce que le cerveau est d’autant plus enclin à rire de n’importe quoi qu’il ne contient rien ou juste le nécessaire. J’en profitai pour descendre de l’échelle et me mis enfin à son niveau, exhalant des bouffées de tonneau de chêne ancestral.
« Ne vous en faites pas, mon vieux Frankie, je récupère vite… »
Il se mit à rire plus librement encore. J’avais l’impression de m’adresser à son inspecteur en le vieillissant ainsi. Il ne jouait pas, moi si. Et Juliette entra à ce moment-là. Elle ne connaissait Frankie, le petit Frankie, que de vue. Elle pensa tout de suite à son Austin de secours qu’elle gare sur le trottoir depuis des années sans jamais avoir fait l’objet de la moindre remontrance. Alors un piment, vous savez… Mais Frankie la rassura :
« Monsieur Magloire accepte un rendez-vous avec mon chef cet après-midi même... »
Elle tiqua. Elle aurait préféré être concernée. Elle me connaît. Le nez rouge et bouffon de Frankie de l’inspirait pas. Elle se mit à rire sans en trouver la véritable cause.
« Je croyais… » commença-t-elle.
Mais Frankie venait de traverser le tapis. Il n’était plus sur notre territoire. Elle faillit le renvoyer comme un domestique, mais elle se retint de commenter ce qu’il la contraignait à vivre en ce moment. Il descendit et sa voix se perdit dans la cage de l’escalier tandis que l’ascenseur couinait de toutes ses poulies. La grille s’ouvrit sur les bras chargés de victuailles empaquetées non pas d’Erik qui connaissait les caprices de l’ascenseur mais d’un employé du restaurant.
*
Je n’aime pas les repas à trois, surtout quand le troisième ne fait pas partie de la famille, et qu’il est une pièce rapportée, pour des raisons censées être strictement professionnelles, par celui des membres de cette famille qui a le bonheur de posséder l’environnement, ses récits ordinaires et même son langage. Juliette ne s’adressait pas à moi quand elle dit, sans le regarder :
« Julien a encore des ennuis. Mon pauvre Erik ! Il va falloir encore que tu uses de ton influence… »
J’écrasai ma fourchette dans ma serviette.
« Je m’en sortirai bien tout seul… !
Et j’ajoutai plus timidement encore :
« …cette fois. »
La bande-son du naufrage s’imposa à mon esprit et au cerveau qui prétendait le servir.
« Je m’en suis bien sorti, non ? J’ai même sauvé une âme… a soul…
— Le rapport de police dit que c’est elle qui t’a sauvé…
— Ah bon… ? » fit Erik négligemment.
Mais Juliette jubilait maintenant :
« J’ai appris hier (il faut croire que je retarde, ou peut-être n’est-ce qu’un faux bruit, l’un de ces sales ragots comme il s’en colporte entre évier et latrines à l’heure de la mise aux baquets des repas une fois de plus ingurgités), j’ai appris hier qu’elle s’appelle Élise qu’elle habite (tiens-toi bien mon Erik !) à quelques rues d’ici, du côté de la domesticité sans laquelle nous ne sommes plus rien, n’est-ce pas, mon Juju… ?
Tout lui appartient en ce monde. Elle s’empare de tout ce qui passe à sa portée, comme un rocher de pleine mer se nourrit de vents et de marées. Ses baguettes s’agitaient devant sa bouche. Erik me lança un regard inquiet. Il n’avait plus faim. Il ne connaissait pas Élise. Il pouvait se renseigner si c’était ce que Juliette désirait.
« Mais je sais déjà tout ! Elle a sauvé notre Juju de la noyade. Je crois même qu’elle en a sauvé d’autres de moindre importance, raison pour laquelle on n’en parle pas. »
Je hennis :
« Ne raconte pas n’importe quoi, ma Juju ! (et me tournant vers Erik) J’exige, si ce n’est pas trop te demander, que tu te renseignes sur cette Élise et ses exploits de pleine mer.
— Vous étiez encore dans le port quand c’est arrivé, mon Juju… Sinon… (à Erik) Je te laisse imaginer ce qui se serait passé si les bouées et les canots n’avaient pas afflué de toute part. (riant) Elle vous l’a sorti de là par les cheveux ! »
Elle fit claquer ses baguettes. Erik semblait maintenant regretter d’avoir choisi chinois. Les siennes reposaient dans son riz blanc et épars. La bouteille était vide.
« Nous ne saurons jamais la vérité, dis-je comme si je connaissais le moyen infaillible de m’en sortir une fois de plus. Tout est faux, ma chérie.
— Tu veux dire qu’elle ne t’a pas sauvé et que ne l’a pas sauvée non plus… ? Comment vous en êtes-vous donc sortis tous les deux ?
— En nageant de concert vers le quai où nous étions attendus, pardi ! Et c’est sous la même couverture que nous avons imaginé ces deux récits, l’un contredisant l’autre…
— Mais dans quel but, nom de Dieu ! » gueula soudainement Erik en frappant la table comme un Russe.
Juliette fondit aussitôt en larmes. Erik retrouva son calme légendaire et m’expliqua que le séjour à Rio avait été stressant au-delà de ce qu’on peut imaginer à propos d’un travail qu’on n’a pas envie de faire. Il était maintenant plus sage de parler d’autre chose. Mais de quoi ? Juliette continua de sangloter, confiant sa joue à la grosse main d’Erik qui pratiquait la charpente à ses heures perdues. Je ne savais pas ni où ni comment il les perdait. Je n’ai jamais entretenu aucun contact avec les… travailleurs, les petits comme les mieux payés.
« On voit bien que tu n’attends pas la mort, toi… » gémit-elle sans autre précaution oratoire.
Erik la transporta dans notre chambre, grommelant :
« Il faut se calmer maintenant… »
Il s’adressait à moi, bien entendu. Il était presque une heure. J’avais deux heures à tuer. C’est fou ce que je tue quand j’attends. Et c’est impensable ce que j’attends quand je n’ai personne à tuer. C’est alors qu’il ne me reste plus que le temps pour penser et m’éloigner du champ du possible.
*
Pensées :
La seule chose que je sais faire, et qui ne sert à rien, c’est écrire, dans les limites que l’imagination impose à la réalité. Savoir-faire que j’ai reçu en même temps que les autres attributs de mon être. C’est ce qui me différencie de la créature. Et contrairement à mon ami Bernard qui écrit mais qui sait faire un tas de choses qui le nourrissent et l’entretiennent, suite à divers apprentissages, je ne sais rien faire d’autre. J’ai su m’associer à l’existence de Juliette qui d’ailleurs ne me quitte plus. Peut-être s’y résoudra-t-elle un jour. Peut-être sous l’influence d’Erik. J’y pense, mais sans angoisse. J’ai tellement confiance en ma morgue ! Certes j’ai eu beaucoup de chance de ne jamais me trouver en situation de perdre le confort qui me protège de tout apprentissage nourricier. Il y a bien eu ce naufrage. Et ce sauvetage in extremis. Peu importe Élise et ce qu’en pense Juliette. Je ne demande son avis à personne. En parlant de personne, je n’avais pas oublié la petite Hélène d’Alfred Tulipe (chapitre II). Cet auteur inédit (à le croire) nous avait laissés dans l’attente d’une suite que l’intervention de Titien Labastos (souvenez-vous) avait interrompu sans explications ni excuses d’aucune sorte. La « personne » dont il avait fait un personnage n’avait pas eu l’occasion d’exister aussi pleinement que nous l’avions tous espéré. Quel genre d’attente est celle-ci ? Par contre, le personnage d’Hélène, surpris en pleine croissance, avait lui-même donné suite à mes désirs de sublimer l’improbable. Mais pour quelle fin qui me pendait maintenant au nez ? Et quel prix à payer en dehors de l’imagination qui me fuit à présent ? Et voilà que j’en suis à écrire un roman où ma propre personne joue le rôle de l’étranger. Les choses finissent toujours par se savoir, surtout si elles exercent une influence sur le cours des choses. À intervalle peut-être régulier, une de ces choses m’arrive. Et je m’en sors. Ou j’en suis sorti. Il y a toujours une Juliette ou une Élise à proximité de mon corps ballotté par les évènements et leurs phénomènes adjacents. De quoi Hélène m’extraira-t-elle si cet enfant prend réellement le chemin de l’existence ? Je n’ose y songer en ce moment. Et je regrette presque amèrement la disparition en bulle de savon de cette chère comtesse qui me promettait d’autres horizons plus conformes à mes ambitions terrestres. Voilà ce que c’est l’attente quand je suis interrompu.
Quinze heures ! On peut toujours remplacer l’attente par l’expectative. Ça m’arrive, mais sous l’effet de la colocaïne. Sinon j’attends. Et ce jour-là, j’attendais. Je suis sorti. Je ne suis pas « allé » au travail. Je n’y vais jamais. Ce n’est pas que je sois à l’abri du besoin. Loin s’en faut. C’est Juliette qui « va » au travail. Et la plupart du temps au bout du monde. Je ne l’attends pas. Elle revient et on recommence. Avec Erik qui sait la remettre sur les rails de l’emploi du temps. Cette année-là, tandis que les élections suprêmes approchaient sur les écrans et dans les rues, et même sur les visages, j’ai moi aussi voulu « aller » au bout du monde. Pas pour travailler. Pour voir ce que ça fait. J’ai commencé par la Méditerranée. Ils organisent tout. On arrive seul et on en repart seul. J’« allais » peut-être vivre quelque chose que j’attendais presque joyeusement. C’était une bonne idée, d’après Juliette. La première qui ne l’empêcha pas de penser à autre chose en compagnie de son espèce de domestique amoureux et platonique. On sait maintenant comment ça s’est terminé. Et alors que je croyais revenir pour attendre sans espoir de retour, j’ai coulé avec un bateau et un tas de gens où j’avais cru trouver mes prochains personnages. Quel cynisme ! Et j’ai sauvé Élise en croyant récupérer la comtesse pour une autre aventure. Pourquoi dit-elle le contraire à qui veut l’entendre. Et qu’est-ce que c’était cette histoire de deux adresses de résidence à une rue près ? Après tout, c’était une énigme comme une autre. Point de personnage sans au moins une énigme à la clé et sans personnage : pas de roman. Or, j’avais bien l’intention d’en écrire un. Le roman avec Juliette, je l’ai déjà écrit. Refusé par une poignée d’éditeurs qui en ont marre de toujours publier les mêmes conneries où le couple trouve les raisons de sa séparation ou de son malheur. Élise avait apprécié mes érections et mes petits tétons tout excités par les effets annexes de la colocaïne sur mon cerveau. C’est la substance à la mode. On en trouve partout, même dans le tiroir de la table de chevet de Juliette qui n’en mesure plus la consommation. Je suis plus circonspect. C’est ma nature, je crois. J’attends que ça s’arrête. Je rêve ma mort en fusillé. Je me vois percé, le dos arraché et la poitrine à peine saignante. Mais le rêve me prive de la petite minute de conscience qui explique ma soumission à la sentence. Je meurs d’un coup, en me réveillant, assoiffé et tremblant comme une feuille d’automne. Je n’ai jamais su à quel arbre j’appartiens. Je sais à peine comment je suis né. Je n’ai pas le courage du suicide.
Bref, je déambulais dans l’attente de rencontrer dans son bureau cet inspecteur Frank Chercos dont l’existence m’avait été signalée par Frankie. Je pouvais me l’imaginer en attendant, mais moi aussi j’en ai marre d’imaginer des flics qui finissent tous par se ressembler parce qu’au fond l’objet de leur recherche n’est que la vérité. J’ai cessé de penser à lui en me voyant dans une vitrine, habillé en jeune mariée pour l’occasion. J’aurais pris le même temps avec une robe de communiante ou un costume d’Halloween. Il m’arrive rarement de confronter mon reflet avec la couverture d’un roman à succès. Mais ça m’arrive. Et j’en conçois quelquefois de l’amertume, ce genre de maussaderie qui se construit dans le ragot et l’envie qui va avec. Où « aller » quand on sait qu’on est attendu à une heure si précise et si impérative qu’on en devient l’esclave rêvant de domesticité ?
« Ça vous plaît… ?
— Je suis bien jeune pour avoir une fille en âge de convoler en si justes noces…
— Moi aussi ça me plaît.
— Il est vrai que Juliette et moi avons renoncé à nous marier… Et puis si nous l’avions fait, elle n’aurait pas accepté de porter une pareille création de l’imagerie populaire. Je préfère le deuil.
— Oh ! Vous n’êtes pas gentil !
— C’est dans le deuil que le peuple est divin.
— Moi aussi j’écris ! »
Je ne sais pas si quelqu’un était là, avec moi, devant la vitrine. Les habitants de ces rues endormies même au cœur de la journée devaient être occupés à ranger leur vaisselle. Dure est l’attente que personne n’accompagne pour au moins guider les pas de l’aveugle qui risque la solitude. Je me fais la conversation, mais pas par ennui. On ne sait jamais : l’idée est peut-être, enfin ! la bonne.
Deux heures à tuer au lieu d’être tué. Je me hâtais maintenant, dans l’autre direction, celle des rues où le domestique et le petit commerçant exercent leur sommeil de pacotille. C’était là qu’Élise habitait, si toutefois elle ne m’avait pas menti sur son identité ni sur ses résidences. C’était un bon début de roman, même si la suite, et surtout la fin, échappaient pour l’instant à mon esprit d’aventure pas loin de chez soi. Dire qu’on revenait de loin, elle et moi. Et que si elle n’avait pas porté une perruque, je serais revenu avec une comtesse pleine aux as. À quoi tient le lendemain ! À un cheveu, m’aurait soufflé Frankie.
La première rue indiquée sur le carton que m’avait remis Élise était étrangement étroite et limitée à quelques portes d’un côté, car de l’autre un mur affichait une enfilade de réclames théâtrales et autrement culturelles. J’entrai dans les territoires du peuple par sa seule porte. J’en parcourus rapidement la longueur jusqu’à un croisement où elle s’éteignait sur un chantier, lequel semblait se limiter à un trou. Un ouvrier était assis au bord et mangeait dans un carton encore tiède, comme si j’y étais. Je le saluai. Il me rendit un salut sans curiosité. Il avait l’œil dans son spectacle. Je pivotai sur mes talons et reprit la même longueur dans l’autre sens. J’avisai la porte du logis où créchait celle que j’avais définitivement réduite à un personnage porteur de mon angoisse malgré ses petites épaules de menteuse. Comment se venge-t-on de ceux qu’on n’a pas inventés ? Je montai. L’escalier du deuxième étage était condamné par des palettes ficelées entre elles. L’écriteau indiquait que les travaux prendraient bientôt fin. On voyait la cage de l’ascenseur dans les déchirures d’une bâche. Il y avait eu un accident.
Sur le palier où je me trouvais, un couloir pénétrait une ombre infinie. J’ai toujours préféré le non finito au sfumato. La minuterie grésillait mais rien ne s’allumait. Je suis tombé sur le bon numéro peut-être par hasard. J’ai frappé, d’abord prudemment, des fois que ça finisse mal, puis presque énergiquement, sans transition. La porte a laissé échapper des rayons de poussière, puis le silence est revenu. Élise était absente. J’en eu confirmation :
« Si c’est Élise que vous cherchez, monsieur l’Huissier, elle est aux courses.
— Élise joue !
— Ça l’amuse pas plus que moi ! Mais faut bien s’entretenir, non ? »
La porte ouverte l’instant de cette conversation s’est refermée. Son paillasson s’est éteint. Encore de la poussière. J’étais aux anges : Élise ne m’avait pas menti. Mais alors, qu’en était-il de la deuxième adresse ? Je consultai ma montre : encore plus d’une heure à tuer. Il fallait tenir compte de l’éloignement progressif que ma curiosité de romancier augmentait malicieusement : mais le chemin inverse est toujours plus rapidement parcouru. Il semble qu’à l’« aller », on se laisse retarder par de petites curiosités, quelquefois même imperceptibles. Je serais à l’heure. De nouveau dans la rue, je m’enquis auprès de l’ouvrier. Il ne vit aucun inconvénient à me renseigner. D’après lui, j’y étais « presque ». Il avait fini de manger. Il fumait maintenant. Il me regarda m’éloigner ou m’abandonna à mon sort de passant aux habits du dimanche.
Je ne rencontrai aucune épicerie ni gargote. Pas une trace d’Élise en vadrouille alimentaire. Personne non plus. Les effets de la colocaïne sont pervers : elle agit souvent à retardement, surtout en cas de surdosage. De même, l’irradié se confronte au fantôme qui marche avec lui avant de pousser son dernier cri. Je ne me méfie jamais assez, d’autant que Juliette ne sait pas acheter. Je saurai si j’en avais les moyens. Mais je ne les ai pas. Je me limite à la taper avec un certain art de la discrétion et même de la dissimulation. Il y a longtemps qu’elle a franchi la zone où l’esprit est encore en alerte. Cela m’arrivera tôt ou tard.
La rue en question n’était pas plus accueillante, mais pas de chantier pour égailler les trous. Des soupiraux exhalaient leur haleine d’ancien charbon. Les toiles d’araignées ont cette odeur. Je m’attends toujours à les traverser avant de plonger dans ce noir. Le numéro donné par Élise existait. Je fis un effort de mémoire et me rendis compte qu’en réalité j’étais exactement de l’autre côté du pâté de maison dont j’avais atteint le premier étage pour m’entendre dire qu’Élise jouait aux petits chevaux avec sa patience de retardataire. C’était le même immeuble, mais avec une autre porte d’entrée. Je la poussai. L’ombre agitait de sinistres clartés. Qu’est-ce que j’« allais » pouvoir faire de ce matériau si Élise n’apparaissait pas enfin ? Je perdais peut-être mon temps, comme je vous le fais certainement gaspiller en ce moment. Mais j’attendais, vous comprenez ? Cette histoire d’un enfant dans le ventre d’Hélène « allait » me rendre fou. Et l’inspecteur Frank Chercos voulait en savoir plus sur la mort d’Alfred Tulipe, en tout cas plus que ce que vous savez vous-même. C’est peut-être lui qui « va » faire avancer ce roman de l’attente et de l’oubli. Je sens que ça va être lui !
Je grattai la surface boutonneuse de la porte. J’y collai une oreille inquiète. Pas de réponse. On allait sans doute me dire qu’Élise était « aux courses ». Et cette fois je me renseignerais sur la situation de cette épicerie par rapport à l’endroit où je me trouvais. Mais le silence m’imposa d’autres hypothèses et je redescendis l’escalier sans chercher à explorer les étages supérieurs. La rue me sembla étrangement ensoleillée. On ne s’y promenait pas. On ne la traversait pas pour « aller » ailleurs. J’étais plus seul maintenant qu’au moment de quitter Juliette tout à l’heure. Tout ça pour rien. Mais je ne le savais pas encore : j’ignorais presque tout de l’attente que les circonstances « allaient » seringuer dans mon triste et solitaire organisme en proie aux démons de l’écriture. Comme j’étais loin des préoccupations du moment ! Une affiche en cachait une autre. Ces visages sereins qui promettent l’avenir aux foutus d’avance de la solitude ! Au fond, ce n’est pas l’attente qui nous tue inexorablement ; la prévision est autre : tout s’achève dans la plus brève des solitudes, celle qui ne nous laisse pas le temps d’en penser quelque chose.
Je me revis dans la même vitrine. J’étais revenu sur mes pas. Sans Élise, alors que j’avais prévu de l’interroger sur les circonstances du voyage qui pour moi s’était terminé dans l’erreur de casting. À cause d’une perruque alors que la comtesse n’en portait pas : son crâne ancestral était couvert d’assez de cheveux pour lui autoriser la teinture. Certes, Frank Chercos, dont je ne savais rien sinon qu’il m’attendait, se ficherait de savoir ce qui m’était arrivé, matière qu’il chasserait des marges de son rapport au profit de faits qu’il finirait par mettre en lumière si l’invention n’y suffisait pas. Frankie m’attendait devant la porte du commissariat. Il épongeait un front boursoufflé de gouttes froides. Je n’étreignis pas cette main. Il s’en servit pour pousser la porte crasseuse. J’étais à l’heure. Il s’en félicitait. À l’intérieur, l’air était saturé de murmures et de glissements de pieds à la surface d’un plancher qui ne cachait pas son âge. Les visages, les uns comme les autres, appartenaient à un autre monde, mais quoique j’envisage au moment d’entrer dans un de ces ailleurs que j’exclus de mes mystifications érotiques et inspirées, l’attente qui vient de me presser comme un citron laisse la place à l’irréversibilité du poteau d’exécution. Frankie revint avec un type de son espèce qui ânonnait alors qu’il avait les bras chargés d’un bout de papier où, je le savais, figurait mon nom. L’un et l’autre se renvoyaient la balle avec laquelle j’« allais » jouer, comme on va le lire au chapitre suivant, avec une attente autrement signifiante que celle que je venais d’offrir à leur curiosité de larbin, car j’étais en train de leur raconter ce que je viens d’écrire dans le présent chapitre. Bref, l’inspecteur Frank Chercos, d’habitude si ponctuel et même précis comme un scalpel, affectait leur attente domestique d’un « léger retard ».
« Si ça vous fait rien d’attendre… dit Frankie en échangeant quelques gouttes avec moi.
— Si vous voulez bien signer là… dit son collègue non sans rechigner à me prêter sa plume.
— Ils tuent les journalistes maintenant, dit Frankie.
— Bientôt ce sera les flics, ajoute le collègue qui lorgne le stylo.
— J’en ai marre de vivre comme ça, dit Frankie.
— On en a tous marre.
— On se demande à quoi on sert… »
Le siège était déjà tiède.
Qu’est-ce que j’« allais » bien pouvoir foutre de ça ? Je veux dire : d’Élise, de ses deux portes dont j’ignorais les intérieurs, de ces déambulations dans le quartier adjacent, du « léger retard » qui affectait déjà ma relation avec Frank Chercos… Frankie avait disparu, mais son collègue me surveillait, les yeux au ras du comptoir que visitaient d’autres mains à la recherche d’une pièce manquant à je ne pouvais imaginer quel dossier destiné à peupler les tribunaux et les boîtes aux lettres. Le fantôme d’Alfred Tulipe me turlupinait jusqu’aux genoux que j’avais ankylosés et douloureux. Mes pieds gonflaient lentement mais sûrement. J’avais soif. J’avais surtout envie de foutre le camp sans me faire remarquer, mais les regards étaient si exercés que je ne pouvais lever les yeux sans en croiser un qui en disait long sur ses intentions et sur les ordres qui les inspiraient.
On raconte, on raconte, on y met du sien et puis la langue revient au galop et on se fait mal voir par la chiourme. Alfred Tulipe – Croisière avec Hélène.
Quinze heures et des poussières. L’attente commence. Non pas du genre de celle que m’a inspiré Élise. Rien à voir avec ces rencontres dont je cherche l’incipit, ce qui m’occupe jusqu’à l’angoisse, certes, mais donne un sens à mon choix d’une existence parfaitement inutile aux autres. Cette fois, je suis entré dans un lieu qui n’appartient pas à ma géographie. J’ai traversé la frontière qui me sépare de la connerie. J’ai laissé dehors mes compagnons et mes compagnes de schizophrénie et de paranoïa. Je suis chez les cons. Juste à l’entrée de leur territoire. Dans cette périphérie de mercenaires qui ont une chance de passer pour des héros si la mort les frappe dans le dos. La chiourme qui « va » d’un point à l’autre par le plus court chemin, celui du salaire, du loyer, des assurances et de la reproduction à l’identique. Quand je sors de chez moi, je ne m’éloigne jamais au-delà du possible, évitant les moyens de transport et les pluies battantes des parapluies ouverts. Pour tout dire, je n’ai jamais répondu à une convocation et rarement à une invitation.
Et voilà qu’il suffit que j’arrive à l’heure pour qu’on me demande d’attendre, moi qui pensais entrer dans le vif du sujet avant de me retrouver à la fin de l’histoire sans avoir compris comment et pourquoi ça a commencé parce que j’existe. Sous moi, le siège est mou et la chair humide. On m’a amené un cendrier sur pied. J’en manœuvre le poussoir qui fait tourner un disque chargé de contraindre la poussière à se soumettre aux lois de la centrifugation. Et ça lève le nez, inspiré par un instinct exercé depuis longtemps à ne s’étonner de rien, des fois qu’il arrive quelque chose à cause de moi et de ma supposée impatience dépendante et inconséquente. Mais peut-être que, pas mieux que ces minables de la fonction publique, vous ne comprenez pas de quoi je parle. Je n’ai pas été à l’école du bonheur, moi. Et si je n’ai pas souvent agi comme je le voulais, je me suis toujours cassé la gueule avec un sens indigne du malheur. Vous ne comprenez toujours pas ?
Au bout d’une heure de monologue intérieur et de fragmentation du temps, j’ai donné des signes de déshydratation et on m’a apporté un verre d’eau sans rien dedans, comme si j’étais capable de simuler. Ma répugnance confinait à la haine, mais j’avais encore les moyens de lutter contre les mauvais côtés de ma personnalité. Heureusement, je suis un sentimental. Je ne fais rien ni ne subis rien sans éprouver des sentiments avant de me mettre à ruminer des idées. De temps en temps, ils amenaient un pauvre type et le poussaient sans ménagement dans un couloir qui se poursuivait par un coude assez droit pour disparaître sans laisser de traces. Je ne m’intéressais pas à ces déchets de la société en mal d’affirmation de soi. Des créatures se rebiffaient chaque fois qu’on leur demandait d’écraser leur mégot dans le cendrier qui ne m’était pas affecté comme je l’avais cru au début. Mais le temps passait et le cendrier se remplissait, hurlant comme une toupie que manœuvre un gosse excité de l’intérieur à cause de l’extérieur qui lui sert d’exemple.
Frankie s’est amené au bout de deux heures, je crois. Il ne savait rien. Ça arrivait souvent. On ne lui expliquait rien. De toute façon, il n’avait pas le niveau requis. Il allait et venait entre ce placard humide et poussiéreux et la rue où il attrapait des maladies non moins professionnelles. Il m’offrit une cigarette, mais pas de ma marque. Je l’acceptai.
« Vous devriez vous dégourdir les jambes, » dit-il en jetant des regards de bête traquée sur les nuques qui circulaient sans ordre bien défini.
Il y avait de l’hésitation partout où il posait ses yeux d’employé approximatif. Je ne le plaignais pas, mais enfin : je l’avais vu naître. Il n’y a que le monde qui ne change pas.
« J’ai le droit de sortir… ?
— Oh mais c’est que j’ai pas dit ça ! Vous pensez ! Monsieur l’inspecteur peut arriver d’un moment à l’autre !
— Je ne voudrais pas le décevoir, en effet… »
Le cendrier débordait depuis un bon moment. Le poussoir ne s’enfonçait plus et le disque à force centrifuge était coincé. Frankie n’avait aucune idée de comment on faisait pour vider l’engin. Et puis ce n’était pas son boulot (pas dans ses attributions). Nous déposions nos cendres respectives sur les autres cendres et sur les mégots qui formaient une espèce de charnier. J’avais vidé mon verre, ce qui amusait Frankie, parce qu’il avait soif lui aussi. Je pouvais aller le remplir aux toilettes si je voulais. Et en profiter pour me vider. J’avais l’air moins compliqué que le cendrier.
« Bon maintenant il faut que je vous quitte, dit-il comme s’il n’avait rien appris de nouveau.
— Bien. Je vais attendre encore un peu.
— Attendez le temps qu’il faudra, monsieur Magloire.
— C’est si sérieux que ça… ? »
Il y avait de l’anxiété dans ma voix, mais il était trop tard pour le nier. Frankie s’arrêta de nouveau, car il avait commencé à me quitter. Il réfléchissait. Et du coup je me suis mis à réfléchir moi aussi. Mise en abîme.
« Enfin… murmura-t-il comme s’il me confiait quelque chose que personne ne devait entendre sous peine d’en savoir plus sur lui-même que sur moi. J’ai pas entendu quelqu’un le dire…
— Dire quoi… ?
— Si c’est sérieux ou pas. C’est cette histoire du type qui est mort après que vous ayez été le dernier à l’avoir vu vivant…
— Alfred Tulipe… !
— Je savais que c’était un nom de fleur !
— Je n’y suis pour rien, moi, s’il est mort avant que quelqu’un d’autre me remplace à son chevet…
— C’est compliqué ces histoires… »
Je n’en sus pas plus. Il partit cette fois. Où ? je ne m’en souciais guère. Je repris place sur la mollesse du siège, me rendant compte soudain qu’il pouvait recevoir deux personnes : quelqu’un était assis à cette place. Nous ne saluâmes même pas. Le type lisait un feuillet aux armes de la république. Et son pied s’agitait au bout d’une jambe croisée sur l’autre. Il avait l’habitude de l’attente résultant des impératifs d’une convocation. Il ne fumait pas, car ma fumée l’incommodait. Je fis signe à un intellectuel que le cendrier ne pouvait plus jouer son rôle dans cette représentation sans doute écrite d’avance. Il remit son calot sur son crâne déplumé et haussa les épaules. Il était du genre à ne jamais rater un examen faute de prétendre à ses promesses d’avenir. Un type un peu éméché entreprit un discours sur les états de la politique du moment. Je compris qu’il ne figurait pas sur la liste des employés de l’établissement.
Trois heures plus tard, je sautillais sur le carrelage sans poser le pied sur ses joints quand un flic me demanda pourquoi j’attendais sans rien demander à personne.
« J’ai déjà demandé… dis-je sans conviction.
— Et on vous a répondu quoi… ?
— Que monsieur l’inspecteur Frank Chercos n’allait pas tarder à arriver… »
Le flic qui me posait toutes ces questions se mit à rire comme si sa femme lui chatouillait les fesses. Il montra des dents jaunes et éparses qui ne dénotaient pas entre ces murs d’un autre temps.
« L’inspecteur Chercos ne viendra pas, déclara-t-il.
— Pourtant, il m’a convoqué… Et je suis là… depuis des heures…
— On vous a mal renseigné, monsieur. Revenez demain.
— À la même heure… ?
— Téléphonez avant. »
Je sortis sans demander mon reste. Dehors, le soleil brillait encore, comme quand j’étais entré. C’était la première fois que je sortais d’un endroit où je m’étais fourré sur convocation officielle. N’avais-je pas survécu à un naufrage ? Grâce à Élise ou parce que j’avais cru sauver la comtesse. Quelle importance ces détails ? Sans doute aucun. Rentré chez moi, Erik m’annonça que Juliette était devenue folle et qu’elle était à l’hôpital.
« En métro, c’est vite fait, dit-il en m’empêchant de sortir de mon manteau.
— Mais qu’est-ce qui a provoqué cette crise… ?
— Notre séjour à Rio ne s’est pas bien passé… Il y a eu des histoires… Vous savez… ?
— Non ! Je ne sais pas ! Expliquez-vous ! »
*
Si vous n’êtes pas convoqué, on vous enferme, sinon on vous fiche la paix. Je ne connais pas d’autres situations où se trouver quand le temps vient à manquer. On me fit avaler un autre verre d’eau, car je me suis mis à donner des signes de déshydratation dans l’ascenseur. Erik, qui n’était pas de la famille, fut forcé à attendre dans un couloir. Je le vis se mettre à la recherche d’un banc ou de n’importe quoi susceptible de recevoir ses fesses fatiguées par les émotions de la journée. Dans le métro, il avait débité tout le récit de son après-midi, tandis que je passais la mienne avec des flics vendus et des paumés sans rachat.
« Vous pouvez la voir », me dit un type en blouse blanche.
Je le suivis. Il marchait plus vite que moi. Ce que c’est que l’habitude des couloirs… Il atteignit le territoire des chambres d’isolement avant moi et dut en tenir la lourde porte dont le ressort frémissait. Je trottinai enfin. Il apprécia. Puis je dus le suivre encore et nous rencontrâmes une infirmière qui n’avait pas l’air content du tout. Je ne sais pas s’ils se sont engueulés ou s’ils ont seulement échangé des informations me concernant de près ou de loin, mais ça s’est bien terminé : j’ouvris la porte moi-même.
« On ne les ferme jamais, me dit l’infirmière. C’est inutile. »
Je compris pourquoi : Juliette était ligotée comme une héroïne de film muet dans l’attente angoissante de la locomotive à vapeur dont la fumée envahit déjà le ciel. Elle bavait. Une mousse genre restauration moléculaire. Je saisis sa main. Elle était froide comme celle d’un mort. Je n’ai jamais serré la main à un mort, mais ainsi « va » notre rapport à la réalité : aux antipodes de la poésie qui sait ce que nous ne pouvons plus savoir. D’ailleurs, qui irait étreindre la main d’un cadavre s’il n’y est pas contraint comme je venais de l’être ? Mais des fois la douleur est telle…
« Elle peut parler… ?
— Elle ne sait pas ce qu’elle dit, alors… »
Dit l’infirmière qui refusait de sortir, la porte pouvant toujours se refermer sur moi. Elle la tenait d’ailleurs avec son pied colossal. Une forte femme avec laquelle je n’aurais pas aimé avoir affaire. Les yeux de Juliette ne me regardaient pas, pourtant, ils étaient tournés vers moi. Je prononçais quelques paroles d’usage, enfin : ce que je m’imaginais être d’usage en ces circonstances inattendues et délicates. Que s’était-il passé à Rio ? je n’en sais rien. Elle ne m’en avait pas parlé. Ne lui avais-je pas tout raconté de ma croisière à bord du Temibile ? Voir la première partie de ce roman si jamais on lui a fait le sort qu’on réserve souvent, après la première page, au premier chapitre de Under the Volcano.
« Elle ne comprend pas, dit l’infirmière. On lui a administré une forte dose de colocaïne.
— Elle a l’habitude…
— Pas à cette dose, monsieur. Personne n’y résiste…
— Je vous assure que… »
L’infirmière fit « tsss… tsss… tsss… », jouant avec la poignée mais sans céder à la pression d’un ressort bandé à fond. Moi aussi je bandais, mais dans l’autre sens, de telle manière que mon dos courbé ne trahissait rien de mes désirs. Plusieurs capsules de colocaïne gisaient sur un mouchoir déplié sur la table de chevet. Elles étaient toutes vides et étêtées comme autant de bouteilles de champagne sabrées par un Russe. La seringue avait été emportée. Nulle trace d’elle en tout cas. Je me penchai encore, car le tiroir était entrouvert. Je dus lire à haute voix, car l’infirmière grogna que c’était le manuel destiné au patient qui réussi la première série d’épreuves. Je pouvais le lire si je voulais en savoir plus sur leurs méthodes. Il y avait un fauteuil où je pouvais passer la nuit. On m’apporterait à manger, mais il fallait d’abord que je passe par l’accueil. Sottement, je rétorquai presque impatiemment :
« Je n’ai pas faim ! Et puis je ne suis pas difficile…
— Vous faites ce que vous voulez, mais je vous conseille de rentrer chez vous. Vous ne réussirez pas à dormir ici.
— J’ai vu pire… »
Je faillis lui parler de mon rendez-vous raté avec l’inspecteur Frank Chercos.
« J’ai l’habitude, « allez » ! dit-elle sans répondre à mon agacement. Revenez dans deux jours. C’est le temps qu’il nous faut pour la ramener à la raison.
— L’a-t-elle perdue… ?
— C’est une crise, monsieur ! Les crises, ça passe si on les fait passer. On est là pour ça. Mais je ne crois que vous nous serez de quelque utilité. Soyez raisonnable et rentrez chez vous avec votre ami.
— Je n’ai pas d’ami ! J’ai voyagé tout autour de la Méditerranée sans avoir réussi à m’en faire un seul ! Vous ne savez pas ce que j’ai vécu…
— On en parlera dans deux jours… En attendant, rentrez chez vous et appelez-moi demain. Je vous donnerai des nouvelles. Des bonnes, je vous le garantis. On a l’habitude. »
Nous sortîmes de la chambre. Elle attendit de m’ouvrir la lourde porte du service pour me demander :
« C’est quoi cette histoire de Rio… ? »
Pourquoi ne suis-je pas devenu fou moi aussi après mon voyage ? Sans doute me posais-je la question parce que j’ignorais tout du séjour de Juliette à Rio « pour des raisons professionnelles ». Erik en savait donc plus que moi. Mais nous sommes revenus de l’hôpital sans conversation. Il m’a déposé dans ma rue et a filé vers son logis, de l’autre côté de Paris. Heureusement pour moi, il avait songé à me rendre le passe, sinon j’étais bon pour passer une nuit à l’hôtel. C’était déjà arrivé, à peu près dans les mêmes circonstances. Mais je ne me souvenais plus, en montant l’escalier, quelle ville ou quelle contrée du bout du monde leur servait alors de décor. Et toujours ces fausses adolescentes voletant comme des plumes sur la page blanche du succès. J’ai attendu Rio pour me décider à voyager moi aussi. Il y a toujours une mère avec sa fille dans ce genre d’aventure. Et une comtesse à la clé pour ne pas manquer de ressources. J’avais aperçu ces possibilités dans la vitrine du voyagiste. Je me demandais si je recommencerais. Les crises de Juliette se rapprochaient. Elle finirait par ne plus s’en passer. Et je ne voyais rien de prometteur du côté d’Élise, d’autant qu’Hélène devenait une source d’ennuis dont un enfant roi et sujet d’une union improbable. L’inspecteur Frank Chercos avait son idée là-dessus. Je ne m’étais pas renseigné sur la personne d’Alfred Tulipe, ses influences et son environnement. Jamais je n’avais éprouvé de telles complications. Et quand il m’était arrivé de me trouver confronté à une situation intenable, j’avais toujours trouvé le moyen de changer de trottoir. Juliette me le reprochait assez ! Je rentrai.
J’aime me retrouver seul, mais pas dans ces conditions d’enfermement, mejor dicho : d’encerclement. Le fantôme qui marche, le malade qui se sent soudain revivre et la mort qui attend. On ne peut pas se sentir plus mal. On ne sort pas de soi-même sur un simple claquement de doigts. Mais je n’avais pas été initié. Je ne savais même pas prier. Dans ces moments de tragédie en herbe, il n’y a guère que le suicide ou la perte de conscience pour en arriver à l’acte III, celui du dénouement par l’action. Je ne sais même pas si j’ai bien exposé le sujet de tant de soins palliatifs. J’en suis à l’acmé. Et seul comme le moindre des branleurs. Une bouteille dans la perspective de mon corps allongé, les pieds de chaque côté d’un écran muet et prometteur de moments de bonheur et de richesse si on veut bien tenter sa chance. Il y en a pour tout le monde, sauf moi. Enfant, je me plongeais dans un livre. C’est comme ça que j’ai appris à aimer les livres et à avoir envie d’en écrire moi aussi. Tout le monde écrit pour cette seule raison. Des millions de pages qui disparaissent dans le suicide ou l’abandon à de plus tristes fins. Il n’y a que les cons qui ont quelque chance de trouver le bonheur.
Il était midi passé quand j’ai rouvert les yeux. Directement sur le cadran de l’horloge qui se reflète dans le miroir de notre armoire à déguisements urbains. Comme je l’ai dit, je ne suis soumis à aucune obligation professionnelle. Et si Juliette est en voyage comme c’était le cas (dans un hôpital), je me laisse aller jusqu’au bout de cette approche du néant qui vaut mieux que l’émasculation d’Abélard. L’intérieur de mon crâne ne se remettait pas des nouvelles recettes de cuisine thérapeutique que je m’étais infligées pour ne plus avoir faim de vivre. Je n’avais pas connu la peur, une fois de plus. Et les battements de mon cœur, sonores et douloureux, me servaient de rythme. Je ne savais plus si j’entrais en poésie ou si j’en sortais. Je n’ai jamais trouvé la porte. Je ne connais que les seuils de la détresse. Puis je descends ou je monte, selon une loi ou un ensemble de lois peut-être liées par la même constante qui me détruit à petit feu. « Écrivez pour empêcher les autres d’écrire, » dit l’autre. Tu parles si j’écris ! Et ça n’empêche pas les autres d’exister à ma place.
C’est Frankie qui s’amène sur le coup de la demie. Il a pris l’ascenseur pour aller plus vite, ce qui explique la régularité de son souffle certes un peu chargé d’anis et d’étoiles, mais en parfaites conditions, celle que le devoir professionnel exige de ses putains. On tient à l’aise sur le paillasson surdimensionné qui est une idée de Juliette, pas de moi ; je précise parce qu’à force de m’entendre on pourrait s’imaginer que je suis la seule source de cette inspiration romanesque. La porte est restée ouverte derrière moi. Les voisins de palier, s’ils existent encore à cette heure méridienne, ont l’oreille collée sur l’envers de leur porte, autrement dit mes endroits. Dites-moi si je vous fatigue…
« Je viens chercher le rapport, dit Frankie en consultant sa montre. Je suis pas de service mais je le prends sur moi.
— Le rapport ? Quel rapport… ?
— Ben j’en sais rien moi !... Monsieur l’inspecteur…
— Frank Chercos… ?
— Comme de juste ! Il dit que vous avez un rapport à lui remettre et comme il est pas là
(Frankie fait un geste circulaire)
c’est à moi qu’il faut le remettre. Enfin… j’imagine que c’est ce que j’ai compris…
— Mais je n’ai aucun rapport en ma possession ! J’ai même dormi seul cette nuit ! Juliette…
— Oh ! je sais, monsieur Magloire !
(il semble parler à travers un masque)
Tout le monde sait. Enfin… chez nous. Même que monsieur l’inspecteur y est allé faire un tour, à l’hôpital, des fois que…
— « allé »… ?
— Il en est pas revenu à cette heure… Faut que j’aille bouffer. Bobonne va s’impatienter. On est encore jeune…
— Vous êtes marié… ?
— Que oui ! Deux salaires. Ce qui nous met au niveau du cadre. Dire qu’y en a qui font des études ! »
Je me suis retourné pour jeter un œil dans mon propre intérieur. La table basse du salon était nette de rapport ou de quelque chose qui s’en approche. Même les coussins n’en savaient rien. Il me parlait de quoi, le Frankie ?
« Monsieur l’inspecteur m’a seulement dit ce que je vous ai dit, rien de plus. Vous l’avez, ce rapport… ?
— Je ne me souviens pas…
— Me dites pas que je suis venu pour rien… ! Il peut pas s’être trompé, Chercos ! »
Le pauvre Frankie redoutait maintenant d’être dans l’erreur. Et dans l’administration, on a vite fait d’être poussé à la faute, surtout si on vient d’arriver et qu’on se fout de vous histoire de vous apprendre à vivre comme les autres.
« Mais je ne l’ai même jamais rencontré, votre inspecteur, dis-je sur un ton presque enjoué. Il ne m’a donc rien demandé. À moins que…
— À moins que madame Juliette lui en ai touché un mot à l’hôpital…
— Ça doit être ça… Je vais l’appeler…
— Mais c’est qué monsieur l’inspecteur est allé en banlieue…
— « allé »… ?
— Comme je vous le dis… Or, madame Juliette étant confinée…
— Je n’aime pas cette situation… Il faut que je réfléchisse…
— Ah mais c’est qué j’ai pas trop le loisir… »
Et sur ces entrefaites, voilà Erik qui s’amène. Il a perdu haleine dans l’escalier. Il ne savait pas que l’ascenseur était réparé. Je n’ai pas le temps de le lui expliquer. Il a entendu notre conversation. Il sait pour le rapport. Frankie me lance un sourire de satisfaction glorieuse.
« J’étais avec Juliette ce matin quand l’inspecteur de police est venu pour l’interroger, débitte Erik dans un souffle court.
— Il l’a interrogée ! Mais bon sang à propos de quoi ? De quoi se mêle-t-il à la fin ? »
Frankie, outrée par mon propos, donne des signes d’impatience. Ce n’est plus mon ami. Erik continue, assoiffée et tout en couleurs :
« Juliette lui a parlé du récit que tu as écrit…
— J’en ai écrit des tas… !
— Le seul qui l’intéresse, c’est celui de la croisière…
— Je m’en suis bien sorti… Peu importe si Élise…
— Je me doutais bien que tu ne comprendrais pas… Alors j’ai couru… Je ne dis pas ça pour vous, Frankie… »
Pas besoin d’« aller » longtemps à l’école pour devenir flic. Même qu’on le devient parce que l’école ne veut plus de vous. Mais ce n’était pas le sujet de la scène qui se jouait sur mon paillasson démesuré. Frankie m’opposait un air de satisfaction définitive. Je n’avais plus qu’à lui remettre le « rapport », sauf que ce n’en était pas un, comme vous avez pu le lire en première partie de ce roman. J’étais sur le point de m’en excuser, mais Frankie n’avait pas l’intention de subir :
« Faisons comme le demande monsieur l’inspecteur… Pas la peine de compliquer…
(et se tournant vers Erik)
Je suis heureux d’apprendre que madame Juliette va mieux… »
Erik se contenta d’opiner d’un signe de tête qui pouvait aussi bien signifier le contraire. Que penser quand on ne pense plus rien ? Il était temps d’agir. Je retournai ou j’« allai » dans la chambre pour en extraire le manuscrit d’un début de roman que je me promettais d’écrire si la mort m’en laissait le loisir et le temps. Je le remis à Frankie sous les yeux terrifiés d’Erik qui se contenta d’écouter la porte de l’ascenseur s’ouvrir et se refermer. Enfin il expira :
« Mais c’est un manus ! Personne ne peut exiger que tu te soumettes à cette… cette humiliation !
— Mais enfin de quoi parles-tu… ?
— Tu t’es mis dans de beaux draps, mon Juju ! »
Je crus entendre Juliette. Nous traversâmes l’immensité spectrale du paillasson et pénétrâmes de concert dans l’appartement labyrinthique que Juliette nous offrait en partage depuis si longtemps et à parts égales.
*
On ne peut pas poursuivre deux lièvres à la fois : c’est ce que j’expliquai à Erik après qu’il m’eût vertement reproché de m’être laissé berné par un inspecteur « jaloux et hypocrite » : le romancier donne dans la psychologie du personnage ou la sociologie des lieux ; c’est l’une ou l’autre de ces imitations de la science. Sinon, que lui reste-t-il à explorer : le temps, passé de mode, à quoi tient le récit ; et l’écriture, qui n’intéresse plus grand monde depuis que la salvation est une affaire de publicité mise en réseau. Où en étais-je moi-même ? Côté psychologie, j’avais Juliette, mais je l’aimais trop pour la réduire à la peau d’un personnage en proie à ses démons. Pour ce qui était de la société, je n’y travaillais pas ; je ne me sentais pas compétent en la matière dans un domaine où le vrai est aussi faux que le faux. Erik me fit remarquer :
« Pourtant, le temps… Avec cette histoire de la première partie de ton roman qui revient… L’inspecteur la lira comme une pièce de l’instruction…
— Instruction !... Mais il n’y a pas d’affaire !
— Qu’en sais-tu ? D’ailleurs tu n’es pas doué pour l’écriture.
— Ah bon… je croyais… »
Pas facile de se dire qu’on a glissé ainsi de la faveur du roman à la légèreté de la comédie. Il ne me restait plus qu’à souligner les jeux de scène. Les comédiens adorent ça, qu’on souligne à leur place. C’est un secret bien gardé. Erik avait fait du théâtre dans son adolescence. Il avait encore bonne mémoire, mais son père avait disparu dans Alzheimer avant de mourir d’autre chose. Il n’avait pas connu sa mère, ce qui est pire. Juliette non plus n’avait pas de problèmes de mémoire. D’après Erik, cet inspecteur avait peut-être du bon après tout : il allait agir en serviteur d’une instruction qui aboutirait à un procès. C’était le genre d’homme qui aurait dû devenir ébéniste et qui avait sombré dans la police comme on se perd en chemin devant les portes des cafés populaires. D’ailleurs Juliette lui avait proposé quelques pistes. Elle avait lu, comme vous, la première partie de ce roman et, comme de juste, elle avait estimé qu’elle ne savait donc pas tout. L’inspecteur, circonspect, avait approché sa chaise du lit où la femme de l’auteur était encore retenue par des liens aussi solides que le règlement sécuritaire de l’hôpital. Erik n’avait pas assisté à la scène, pas plus que moi, mais on en a parlé et pas seulement pour oublier :
Chercos palpa dignement le drap sous lequel Juliette transpirait depuis qu’elle était revenue à la réalité. Elle avait retrouvé la mémoire, celle qu’elle avait perdue après avoir lu, en compagnie d’Erik (il me l’avoua en rougissant), le manuscrit in progress que j’avais négligé d’enfermer comme elle l’était maintenant. Le policier tendait sa meilleure oreille :
« Vous devriez le lire, monsieur l’inspecteur… Vous en apprendriez, des choses, surtout en cherchant à la compléter…
— Je ne suis pas compétent en la matière… Je m’en tiens à ce que tout le monde peut savoir… Je n’ai même jamais tenté d’écrire…
— Vous faut-il une commission…
— …rogatoire, non ! Nous n’en sommes pas là. »
Il cligna ses yeux déjà discrets sous l’épaisseur des sourcils.
« Ce serait en effet un élément de plus à verser au dossier de nos amis italiens… Vous avez excité ma curiosité, ma chère madame ! Mais je ne sais comment m’y prendre pour…
— Le manuscrit est dans le tiroir de sa table de chevet. Il n’est pas fermé à clé.
— Vous prétendez vous en emparer sans sa permission et me le confier… en tout bien tout honneur… ? Ou pire : vous me voyez pénétrer par effraction dans votre appartement…
— Tout est possible… Et puis il y a Erik. Il vous aidera si vous le souhaitez. Erik ne m’a jamais rien refusé. Depuis l’enfance. C’est dire…
— Je vois… »
Chercos sortit de la chambre en compagnie de l’infirmière. Il croisa ledit Erik dans le couloir avant d’en sortir, le pied de l’infirmière ayant retenu la porte. Dehors, l’air s’abattit sur lui et se mit à peser lourdement sur ses épaules. Il n’allait plus à la campagne ou à la plage pour retrouver le vent de bout qui favorise la recherche de l’expérience…
Enfin… c’est ce que j’écrirais si…
Six heures du matin. Le soleil point dans les persiennes. L’absence de Juliette, depuis des jours, a fait de moi un zombie. Je ne dors pas. À six heures moins une, j’ai entendu le paillasson crisser. On écrasait ses poils de sanglier. Pas d’autres bruits. La sonnerie a retenti. Un son de cloche à l’ancienne. J’ai tout de suite pensé qu’on venait me chercher. Et je ne me trompais pas : Frankie avait mis ses pieds cirés sur le paillasson et il tenait une paire de menottes dans ses menottes. Il me regardait comme s’il me voulait du bien. J’étais en pyjama à rayures, mes lunettes de vue sur le bout du nez comme si je m’apprêtais à lire l’écrit justifiant cette visite quasi nocturne. Mais il ne me remit rien qui y ressemblât. Derrière lui, un autre flic tenait ouverte la porte de l’ascenseur mais ne me regardait pas. Personne dans l’escalier. Je m’étonnai :
« Vous n’êtes que deux ? »
Ce qui aurait pu être mal interprété, surtout par des cerveaux déjà éprouvés par la dure éducation nationale. C’était aussi un humour que Frankie pouvait apprécier en y mettant du sien. Mais il avait l’air triste de celui qui accomplit une tâche honteuse malgré lui. Les menottes tintinnabulèrent et disparurent aussitôt. Je résumai :
« Vous êtes venus me chercher… ?
— Je sais que c’est un peu tôt mais…
— Il ne fallait pas vous déranger. Je connais le chemin. Et puis je n’ai rien à me reprocher.
— Faudra voir ça avec monsieur l’inspecteur…
— Chercos ? Il est réveillé ?
— Ne plaisantez pas avec ça, monsieur Magloire ! C’est du sérieux…
— Je peux m’habiller… ? »
J’enfilai ma tenue du matin, prêt à me planter devant mon écran, mon dictionnaire et mon clavier. On a eu vite fait de descendre. L’ascenseur était réparé, mais ça : je le savais déjà.
*
De nouveau l’attente. Il était huit heures passées quand Frankie est venu m’offrir un café fabriqué par une machine à sous. Le gobelet se tortilla dans mes doigts pressés d’en finir avec cette comédie orchestrée dans la seule intention de m’arracher des aveux. Mais je n’avais rien à mettre sur la table. Les menottes figuraient d’ailleurs sur elle, bien en vue, des fois que je les aurais oubliées en pensant à autre chose. Il y avait aussi une lampe, mais elle était éteinte pour l’instant. Le générique tardait à laisser la place à la scène inaugurale. Frankie sortit par une autre porte. Je me rendis compte que la pièce où je me trouvais, un vulgaire bureau de fonctionnaire crasseux, comportait trois portes du même modèle. Une seule fenêtre éclairait la scène, les murs étant occupés par des armoires métalliques d’un gris douteux. Une autre table, portant les mêmes ustensiles, jouxtait la mienne, si tant est qu’elle m’appartenait. J’évitais d’explorer le plafond. Mes mains étant libres jusqu’à nouvelle information, j’allumais une cigarette. Chercos avait, intentionnellement ou pas, oublié son paquet entre son étui à lunettes et ce qui me parut être un encrier. Il avait même prévu les allumettes. J’aurais pu mettre le feu à ce décor de série. Mon cœur battait sans mesure précise. J’écris tout ça pour figurer l’ambiance très distincte de celle qui baigne chaque matin mes premières heures de travail. Il y avait aussi un écran, mais il me tournait le dos. J’en apercevais nettement les clignotements dans une des portes, celle que Chercos consentit enfin à ouvrir.
Il marmonna quelques mots et s’affala sur son fauteuil de plastique. Tout de suite ses mains se sont mises à taper sur le clavier. Enfin il me demanda mon nom :
« Julien Magloire… Mais vous le savez déjà.
— Je vous demande votre nom, pas votre pseudo…
— J’ai oublié comment je m’appelle. Il y a longtemps que j’ai changé d’existence. Et je n’évoque jamais le passé.
— Titien Labastos… C’est ce que je lis, là… »
Il tapota l’endroit de l’écran, sans doute là où mes données apparaissaient plus clairement qu’ailleurs. Il avait envie d’une cigarette ; la mienne, qui était aussi la sienne, fumait dans sa direction comme une locomotive qui traverse la gare sans s’arrêter. Mais j’étais bel et bien coincé dans ce bureau minable, face à un représentant de l’ordre et du pouvoir qui possédait la seule clé des menottes qui m’étaient destinées si je manquais de chance à ce moment précis de mon existence. Il joignit ses mains en prière sous son menton :
« J’ai lu votre rapport… commença-t-il.
— Un rapport ? Quel rapport ? Je n’ai pas écrit de rapport ! Je ne suis pas un…
— Je sais ce que vous n’êtes pas, monsieur Labastos. Appelez ça comme vous voulez ! »
Il jeta le manuscrit sur mes genoux serrés comme ceux d’une vierge qui refuse d’aller plus loin. J’avais les mains libres, comme je l’ai dit, mais je n’empêchai pas le manuscrit de glisser sur mes cuisses. Il s’éparpilla sur le plancher rustique. Je ne relie jamais mes manuscrits, de peur de réveiller je ne sais quel démon capable d’inspirer le refus à l’éditeur. Mais demandez-moi si je suis superstitieux et je vous réponds que non !
« C’est un truc un peu éculé, non ?
— Qu’est-ce qui est éculé, monsieur l’inspecteur… ?
— Ce truc du dédoublement… Dans votre récit, vous apparaissez comme le narrateur et comme Titien Labastos…
— C’est parce que vous considérez que je suis le narrateur… Or, je ne suis QUE Titien Labastos.
— J’avais pas pensé à ça… »
Il se frotta le front qu’il avait sec mais couvert de piqûres de moustiques.
« Je lis jamais de littérature, avoua-t-il. Alors expliquez-moi qui est le… narrateur…
— C’est si important que ça… ? Dites-moi plutôt ce que vous voulez savoir…
— Avez-vous tué Alfred Tulipe ? »
La question m’a coupé la langue sous les pieds. Je devais reconnaître que c’était plutôt comme ça que devait commencer le roman dont le « rapport » était la seule manifestation, pour l’heure en tout cas. Le « truc » en question était franchement éculé. En plus, je parlais de moi à la troisième personne. Et j’avouais nettement un conflit avec le personnage d’Alfred Tulipe. Même Frank Chercos reconnut que le narrateur n’intervenait que pour brouiller les pistes. Or, son métier consistait justement à désembrouiller n’importe quel type de récit. Il s’y connaissait en récit, peut-être mieux que moi. Et s’il lui arrivait d’utiliser des trucs éculés, c’était aussi dans l’intention de piéger son interlocuteur. On avait un tas de points communs lui et moi, à croire qu’on aurait très bien pu intervertir les rôles. Seulement, dus-je reconnaître humblement, on ne jouait plus. Il fallait que je m’explique, sinon je n’y coupais pas. J’aurais tellement voulu qu’on parlât plutôt de Juliette ! Il était au courant, ce que je ne pouvais ignorer, n’est-ce pas… ?
« Je suis pas particulièrement chien, dit-il en consultant l’intérieur de son paquet de cigarettes, mais il se trouve que mes collègues italiens donnent des signes d’impatience.
— Mais je leur ai tout dit ! Alfred Tulipe était vivant quand je l’ai quitté. Vivant !
— Seulement voilà : le type qui a quitté Alfred Tulipe mort ou vivant ne s’appelait pas Julien Magloire…
— C’est un pseudonyme comme un autre… D’ailleurs je ne m’en sers pas : je n’ai jamais publié. C’est la seule fois… Je me suis inscrit sous ce nom…
— Vous avez des faux papiers… ?
— De quoi m’accuse-t-on à la fin ? »
J’avais gueulé, mais le flic n’était pas impressionné par ma performance. Il tapota son écran, cette fois avec son crayon à papier, tandis que j’observais l’encrier aux traces violettes : un souvenir d’enfance, je n’en doutais pas.
« Il y a loin entre le récit que vous faites de cette croisière et la réalité qui est enfin apparue aux yeux de mes collègues italiens…
— Apparue jusqu’à un certain point ! Alfred Tulipe était vivant… »
Je haletais maintenant, comme si je ne parvenais pas à sortir de cette fiction ensommeillée, peut-être un rêve à ne pas faire sous peine de devenir fou.
« Tout le reste est invention, affirmai-je en claquant la langue. Vos collègues ont beaucoup d’imagination…
— Vous n’en manquez pas non plus, monsieur Labastos… Ça ne vous dérange pas que je vous appelle par votre nom civil… ? »
Je haussai les épaules et soulevai un peu les bras pour aérer mes aisselles. Les mégots que j’écrasais dans le lourd cendrier étaient de moins en moins mégotés. J’en avais les doigts douloureux.
« Vous n’avez pas mauvaise conscience de tromper ainsi vos lecteurs… ? fit Chercos sans me regarder.
— D’abord, je ne les trompe pas, pour la simple raison que je n’ai pas de lecteurs !
— Mais vous m’avez moi ! »
Maintenant, comme dit Alain, son regard semblait me supplier. Que voulait-il avouer par cette soudaine exclamation — une exclamation ne l’est-elle pas toujours ? Mais sa soudaineté vous prend forcément au dépourvu et vous sollicitez alors un délai de réflexion, ce qu’en principe on ne vous refuse pas, surtout si personne ne vous lit. Mais Chercos, par un signe suffisant, me signifia le rejet de ma requête : il voulait tout savoir. Et maintenant ! La dernière cigarette lui passa sous le nez. Je craquai l’allumette avec méthode, prenant le temps des hypothèses. Je n’avais pas d’autre temps à perdre.
« Comprenez, monsieur l’inspecteur, dis-je sur le ton de l’enseignement qu’on prodigue sans espoir d’être compris, que le récit que vous avez lu n’est pas, mais alors absolument pas un… rapport ! Rien à voir avec cette exposition des faits qui contribue aux charmes de votre profession… »
Le bonhomme retenait sa respiration, mauvais signe. Je n’étais pas encore dans la casserole, mais j’allais y passer.
« La vérité, poursuivis-je dans le même sens, celle qui donne à la réalité ses apparences de certitude, n’est pas en jeu dans un roman qui ne prétend rien d’autre que d’emprunter au lecteur un peu de son temps libre. Je me suis, comme tout auteur qui se respecte, vaguement — alors ça oui : vaguement ! — inspiré d’une réalité certes incontestable mais pas photogénique du tout. Une sorte de jolie femme qui donne envie de la sauter mais pas de la photographier. Voilà ce que vous avez lu ! Rien d’autre, monsieur l’inspecteur. »
Je concluais mon intervention dans la gloire, ma gloire. Je suais moins. Chercos, froissant le paquet vide, laissa sa joie perler au bout de sa langue. Il dit :
« Ça, monsieur Labastos, je le sais déjà. Et j’en ai l’habitude. Une habitude de tous les jours. Voyez-vous, monsieur l’auteur inédit, c’est tous les jours que je gratte ces vernis. Certes, je n’ai pas souvent eu l’occasion de gratter du littéraire, l’expérience ne m’offrant que les productions approximatives des voleurs, des escrocs et autres fraudeurs et violents. »
Prenant le temps d’une inspiration à laquelle manquait la fumée d’une cigarette, la dernière venant d’achever sa courte existence parmi les autres dans le cendrier débordant :
« J’avoue que mes collègues italiens m’ont sciemment mis l’eau à la bouche. Je les connais. Et ils me connaissent, car nous avons souvent l’occasion de travailler ensemble. Mais à cette heure, je suis le seul lecteur de votre récit. Il n’y en a pas d’autres, croyez-moi. Je m’en suis tenu à une parfaite discrétion. J’espère que vous l’appréciez à sa juste valeur… »
Pas de signe d’acquiescement de ma part. Il continua :
« Vous allez avoir du mal à expliquer à mes collègues pourquoi vous avez embarqué sous un faux nom, lequel était attesté par de faux papiers… De là à conclure que vous aviez projeté d’assassiner Alfred Tulipe, il n’y a pas loin… On a envie de se laisser tenter… Qu’en pensez-vous, monsieur Labastos… ?
Je n’en pensais rien ! Je ressentais beaucoup. Le moment était bien choisi pour s’adonner à la pratique du monologue virgilien. C’est alors que le coup de grâce m’est tombé dessus :
« Dites-moi, monsieur Labastos, s’il n’y a pas un point commun entre vous, Labastos, et cet Alfred Tulipe ? Son nom de personnage n’est-il pas Pedro Phile… ?
Je me sentis traversé par le fer rouillé extrait d’une fouille archéologique. La tête me tournait. J’avais envie de vomir, effet que me produit habituellement la morphine. J’entendais mes poumons, leur eau giclant du cœur, les caillots heurtant les parois de mes artères. Chercos enfonça le clou :
« Quel est le véritable nom de Pedro Phile ? »
Et le marteau aplatit la tête dans le mur :
« Qui est Hélène ? »
Même dans mes pires romans, je n’avais été aussi loin. Comprenait-il, ce flic moins con que je l’avais imaginé, pourquoi Juliette devenait folle ? J’étais fichu si j’étais destiné aux Assises ! Quel visage leur offrirais-je alors ? Quelles conclusions leur viendraient à l’esprit alors que je serais incapable d’exprimer ma douleur autrement que par la diablerie de mon attitude ? Je devais dès maintenant m’avouer vaincu si je voulais me sauver, même au détriment de Juliette et du peu d’amis qui me restent. J’étais incapable d’écrire ce roman ! Comprenez-moi, monsieur l’inspecteur ou qui que vous soyez : je n’achève jamais ce que j’ai commencé parce que je ne sais pas où je vais. Écrire un roman, pour moi, c’est comme sortir de chez moi sans m’être fixé un objectif : acheter quelque chose, « aller » au travail, rendre visite à quelqu’un, entrer dans un musée et en sortir… Mais tuer ! Je n’ai jamais tué, monsieur l’inspecteur, mon seul lecteur en attendant de me retrouver seul sur un banc maudit par d’autres destins sans génie.
« Vous n’avez peut-être pas tué, ce qui reste à prouver, mais vous savez très bien comment vous procurer de faux-papiers…
— Pour voyager incognito, monsieur l’inspecteur ! Incognito !
— Mais vous n’êtes pas connu ! »
Encore cet acier qui pénètre en soi avec ce potentiel de douleur qu’on ne s’inflige jamais même en couple. Il faut alors être la victime. Je fondis en larmes, l’œil toutefois ouvert entre les doigts pour mesurer le degré d’apitoiement provoqué par ce premier effondrement de l’âme. Mais Chercos tenait de la statue, dans le genre finito. Il balança sa main en l’air et la laissa retomber lourdement sur le bureau. Mon front reçut le message et je le relevai aussitôt pour imiter la servante qui se souvient qu’elle avait oublié un détail :
« Un détail… ? grommela le flic. Quel détail… ?
— Les deux résidences d’Élise… Comment expliquez-vous ça, monsieur l’inspecteur… ?
— Mais cé qué… je n’explique rien… dans quoi cherchez-vous à m’emberlificoter maintenant ? Regardez-moi dans les yeux quand je vous parle ! »
On n’écrit pas des romans pour dire la vérité. On les écrit pour s’amuser. Parce que l’existence n’est pas amusante. Et on voudrait qu’elle le soit. Ce qui explique que l’enfant qu’on a été ne s’est pas donné la mort. C’est si facile, la mort. Il y avait une voie de chemin de fer. Écrasement ou électrocution. Et à l’époque, pas d’Internet pour se renseigner et même en discuter en tout anonymat. Je n’ai pas choisi de vivre. J’ai choisi de ne pas mourir. C’est là l’erreur fondamentale.
Faites la liste des malheurs qui, depuis toujours, frappent l’homme pour lui compliquer l’existence et les finances qui vont avec. Et maintenant mettez un nom en face de chacune de ces calamités d’ailleurs le plus souvent accompagnées des raisons de faire l’amour ou de s’en passer. Vous possédez alors le catalogue des vagues qui ont léché le rivage pour y laisser les cadavres de la Littérature. Ça sent l’écume et le coquillage. Et ça donne envie de partir. Il n’y a pas loin de la plage aux premiers fonds où les navires en partance trempent leurs quilles turgescentes. C’était comme ça que j’avais vu les choses avant de m’embarquer dans cette histoire.
Je ne pouvais pas en parler à ce flic qui pratique le hors-bord. Il venait d’épuiser ma capacité à comprendre les autres. Sa théorie était tellement logique que je n’y avais même pas pensé moi-même. Il écrivait peut-être… Des tas de gens écrivent. La plupart d’entre nous écrivons en nous mettant simplement dans la peau d’un des écrivains de la liste en question. On a tous construit ce répertoire bien rangé. Et on y a déniché les racines de nos choix. J’avais tellement envie d’écrire que je n’écrivais rien. Enfin, j’imagine que c’était la raison de ma stérilité constante et même fidèle. C’est sans doute cette espèce de néant qui m’a inspiré l’idée d’entreprendre un voyage, moi qui n’avais jamais été plus loin que chez moi.
Le choix du sujet se présentait donc sous la forme d’une liste d’auteurs en regard de malheurs correspondant à autant de créneaux littéraires — littéraire dans le sens éditorial du terme, of course. Mais je n’avais pas l’intention de me livrer pieds et poings liés au jugement moral ou esthétique du lecteur toujours enclin à l’identification. Rien ne m’écœurait plus et mieux que cette idée d’un étranger, même foratesro, qui se met dans la tête que lui et moi partageons les mêmes aspects du malheur universel. On finirait par coucher avec les mêmes femmes. Ou par pratiquer la sodomie réciproque. Je n’aime pas les autres à ce point. Ce flic pouvait comprendre ça.
Pour l’heure, il attendait que l’avocat désigné d’office ramène sa fraise et sa souda. J’avais la permission de fumer les mêmes cigarettes car il venait de se réapprovisionner. Il n’était pas chiche, je lui reconnaissais cette qualité. J’ai toujours eu en horreur les égoïstes. D’ailleurs je me fais toujours avoir parce que je ne sais pas être jaloux ni hypocrite. Comment voulez-vous défendre votre égoïsme si vous n’avez pas acquis ces moyens de défense ? Et à quel prix ?
Nous ne parlions plus. Chercos tapotait la surface de son bureau en divers endroits, peut-être pas par hasard. J’essayais d’en savoir plus sur ce qui était sans doute une manie de l’attente. Il tapota aussi plusieurs fois le téléphone pour l’inciter à le mettre en relation avec n’importe qui d’assez malin pour savoir ce qui expliquait le retard de l’avocat. J’avais besoin d’en avoir un, d’après lui. Le mieux était d’attendre, mais si on devait attendre longtemps, alors j’attendrais dans une autre pièce parce qu’il avait un tas de choses à faire qui ne me concernaient pas. Son réveil de voyage était remonté, mais il s’en assura plusieurs fois en tentant de tourner la clé. Et chaque fois, il contracta ses lèvres sèches au contact de dents qui avaient l’habitude de mordre la langue pour l’empêcher de parler. On ne peut pas écrire dans ces conditions. On ne doit pas s’empêcher de tout dire si c’est écrire qui nous tient le plus à cœur. Ce type n’écrivait pas et il était même capable de prendre un texte destiné à la littérature pour un rapport utile aux besoins de l’enquête.
Il se leva enfin. Je m’apprêtai à renouer avec les menottes, mais il ouvrit la fenêtre et se mit à demander des nouvelles de l’avocat. On était au rez-de-chaussée et on pouvait voir les guidons des vélos alignés sous un préau. Il referma la fenêtre et se réinstalla sur son fauteuil. Il alluma une cigarette sans m’en offrir une.
« L’avocat est là, dit-il sans autre affectation. On va pouvoir avancer… »
*
Et qui c’est-y que je vois entrer dans ce bureau sordide si c’est pas ce Roger Russel qui s’était présenté à moi comme le conseil des parents d’Hélène ! Et pour exiger de moi que je l’épouse pour la bonne et seule raison qu’elle attendait un enfant de moi. Autrement dit, on changeait de sujet : il n’était plus question de l’assassinat d’Alfred Tulipe mais du viol de cette adolescente en avance sur son temps. Or, il m’avait promis un arrangement. Il en avait même un tout prêt. Et non seulement il était prêt, mais je n’avais pas le choix. Et ce choix impliquait que je me sépare de Juliette qui était à la fois l’amour de ma vie et mon assurance sociale. Je n’ai pas pu me lever de ma chaise pour dire bonjour. Et même que j’ai ressenti de la colère. Comme un besoin de me calmer en usant sans discernement de la violence « tant verbale que physique ». Mais j’étais paralysé : cet avocat ne venait pas m’assister dans mon malheur aux portes des Assises ; il se parjurait !
Chercos prit le temps de quitter son fauteuil. Il n’oublia pas le paquet de cigarettes et l’empocha, estimant que l’avocat fumait lui aussi et qu’il avait le sens du partage.
« Je vous laisse cinq minutes, pas plus, dit-il en sortant. Je suis pas chien. »
On l’entendit aboyer dans le couloir, puis ses pas piétinèrent lourdement le tapis d’un plancher conçu pour l’accueil et l’attente, autrement dit l’angoisse. Je n’avais pas bougé, les mains crispées sur les bords de ma chaise comme si j’étais assis dans un engin de guerre en pleine action. Roger Russel souriait. Il aurait fait une parfaite victime mais, comme je l’ai déjà dit, je n’ai jamais tué personne.
« Rassurez-vous, monsieur Magloire, dit-il sans prendre place dans le fauteuil de Chercos qui était pourtant le seul moyen de le faire. Je ne suis pas là pour ce que vous savez… J’ai été désigné d’office. Et quand j’ai lu votre nom, je suis tombé de ma chaise… »
Il jeta un regard circulaire dans la pièce, constatant après moi que s’il prétendait s’asseoir, il n’avait pas d’autre choix que d’occuper le fauteuil de Chercos. Mes mains étreignaient le plastique humide de la chaise qui me retenait de compliquer la situation par des paroles ou des actes insensés. Roger Russel s’appuya sur mon épaule pour hisser son cul à la hauteur du bureau, mais il y avait là-dessus un tas de choses qui l’en empêchait. Il s’y prenait mal. N’importe qui d’un peu sensé se serait d’abord appliqué à pousser ces objets assez loin pour ménager une surface égale à celle de son fessier, mais ce type était pressé et je n’aimais pas ça. Quel intérêt avait-il à me défendre contre l’accusation d’assassinat qui pesait sur moi ? Les parents d’Hélène n’avaient-ils pas imaginé que je ferais un beau-fils idéal ?
« Je suis un peu embarrassé… » commença Russel.
Il sortit un paquet de cigarettes de sa manche et le secoua comme un jeu de cartes. Mais une seule clope apparut. Il la porta à ses lèvres et aspira avant même de craquer une allumette. Il était embarrassé et ça se voyait. De quoi j’avais l’air, moi… ?
« Il est évident, monsieur Magloire, que si vous êtes un assassin… Vous voyez ce que je veux dire… ?
— Je ne pourrai pas épouser Hélène… »
Je réfléchissais sans cesser de parler. Réfléchir à autre chose.
« Si ce n’était que ça… dit Russel. Il y a aussi cet enfant. D’ailleurs, s’il n’y avait pas d’enfant, on n’en serait pas là, n’est-ce pas ?
— Je comprends qu’elle ne veuille pas de l’enfant d’un assassin. Seulement voilà : je ne suis pas un assassin. Tout ceci est une plaisanterie de mauvais goût et si je tenais le salopard qui me joue ce tour… ah !
— Calmez-vous ! »
C’était la voix de Chercos. Depuis mon arrivée dans ce bouge judiciaire, il avait craint la crise de nerf. J’avais une tête à la perdre pour un oui pour un non. Il ne referma pas la porte. Derrière lui, le tapis exhibait une pliure, à l’endroit même où il s’était élancé. Mais j’étais calme. Roger Russel ne l’était pas. Il était venu ici dans la seule intention de me compliquer l’existence. Un avortement s’imposait.
« On va reprendre les choses depuis le début, conseilla Chercos en reprenant place dans son fauteuil.
— Depuis le début ! »
Je n’avais aucune idée de l’heure qu’il pouvait être. On ne m’avait pas déshabillé, mais ma montre s’était arrêtée. Je ne sais pas pourquoi j’écris ça maintenant… Quel rapport entre ma nudité et le temps ? C’est exactement ce que je me disais tandis que l’avocat signait un papier que Chercos récupéra après y avoir jeté un rapide coup d’œil de professionnel à qui on ne la fait pas. Il m’offrit une cigarette.
« Je suis pourtant passé devant le bureau de tabac, dis-je en me penchant inévitablement sur les menottes. Mais je n’ai pas pensé que…
— On ne sait jamais combien de temps ça va durer, avoua Chercos en actionnant cette fois un gros briquet qui avait peut-être servi de projectile dans une autre histoire.
— Vous êtes maintenant en garde à vue, » fit Roger Russel.
Il était toujours à la recherche visuelle d’un moyen de poser ses fesses. Chercos n’avait rien prévu pour ça et maintenant qu’il occupait sa place derrière le bureau, il n’était plus question que l’avocat s’y prélasse. Je pouvais céder ma place, mais l’idée m’apparut d’emblée comme incongrue. Le manque de salive me privait de parole.
« Si vous voulez pisser, dit Chercos qui manœuvrait encore le briquet, c’est dans le couloir, au fond à gauche… Demandez au fonctionnaire de faction…
— Et pas de bêtise, fit l’avocat. Vous en avez déjà fait assez comme ça. »
Il y avait en effet un couloir, un tapis, un fonctionnaire et des portes. J’entrai tout seul dans un cabinet qui sentait le printemps. S’il était plus sage que je me suicidasse, le moment était bien choisi. Mais tout en urinant dans la faïence blanc immaculé je me disais que ma situation n’était pas aussi grave ni aussi compliquée qu’elle paraissait à première vue : je n’avais pas tué Alfred Tulipe et je n’avais pas l’intention d’épouser Hélène dans le cas où mon innocence serait reconnue. Je n’avais qu’une bonne chose à faire : m’expliquer. Je ne l’avais pas violée non plus. Faut pas exagérer !
« Vous avez fini… ? »
C’était le flic qui s’impatientait. Il tenait la porte entrouverte. J’avais rarement eu l’occasion d’observer une pareille tête d’abruti, mais il est vrai que je ne m’étais jamais trouvé dans une pareille situation. J’avais désormais les moyens d’en écrire quelque chose de véridique. Mais j’anticipais un peu vite, car le bonhomme avait lui aussi envie de pisser. Il me bouscula un peu en riant et tout en se dirigeant vers les urinoirs, il me fit cette remarque idoine :
« C’est que nous aussi on a des besoins, nom de Dieu ! »
Preuve que les flics peuvent avoir de l’humour et qu’il est temps de le partager.
*
J’étais toujours habillé et assis et ça m’étonnait un peu parce que dans une de mes histoires policières, le gardé à vue était non seulement debout mais aussi complètement à poil. J’avais omis l’avocat par manque d’expérience personnelle. Ah ! s’il fallait réécrire tout ce qu’on a mal conçu ! Mais ce n’était pas le moment de s’en plaindre. Chercos voulait m’arracher des aveux, car il savait que j’avais tué Alfred Tulipe et comment je m’y étais pris pour tenter de tromper les autorités, et Roger Russel venait de me signifier que la promesse de passer sous silence le viol d’Hélène ne tenait plus devant la réalité qui faisait de moi un assassin. Alors non seulement Hélène ne pouvait pas épouser un criminel mais il fallait songer à l’avenir de ce « pauvre enfant dont il était à prévoir qu’il ne pourrait pas vivre avec un pareil fardeau. » Juliette ne sortirait plus jamais du cachot mental où, tout le monde me le reprocherait, surtout aux Assises, je l’avais enfermée avec une cruauté rare et aucun repentir en perspective. Un criminel ordinaire, quoi…
L’église du coin sonna midi. Ensemble, le flic et l’avocat exécutèrent un saut à pieds joints qui les réunit près de la porte. Je compris que c’était l’heure. Voilà comment j’entrais dans leur logique de gardiens des bonnes mœurs et du patrimoine. Les menottes scintillaient dans un rayon zénithal. J’en avais mal aux poignets. Mais je demeurai assis, vaguement saisi d’un tremblement qui des jambes remontait lentement à l’intérieur où je conservais jalousement mes organes vitaux.
« C’est l’heure de bouffer, plaisanta Chercos. Chacun sa peau ! »
L’avocat éclata de rire, m’invitant à le suivre. Sa main s’encastra sous mon aisselle. J’avais le bras à l’équerre, toujours assis parce que je redoutais d’avoir à passer le temps du repas dans une cellule peut-être capitonnée. Mais il me rassura :
« On va à la cafette… Ça vous dit… ? »
Je ne savais pas que ça se passait comme ça, sinon je me serais montré plus proche de leurs préoccupations professionnelles. Je n’avais pas vraiment faim. Et puis je n’avais pas un sou en poche.
« C’est gratos pour le personnel, » précisa Chercos avec des accents syndicalistes.
Et il ajouta en sortant dans le couloir :
« Vous êtes de la maison, maintenant, monsieur Labastos ! »
Pris à part, un flic sent l’après-rasage, mais en troupeau organisé, c’est le cuir mal tanné qui détermine l’ambiance. Je me suis retrouvé pris en sandwich entre Roger Russel qui avait hâte de vider un bon verre et Frank Chercos qui avait oublié ses cigarettes sur son bureau, à l’endroit exact où j’avais reposé le paquet. Je me sentis un peu coupable. Que voulez-vous… Dans ce genre de situation, on n’est plus ce qu’on a été et on devient ce qu’on sera désormais. Je redoutais le pire. Nous prîmes place à l’écart de la ramade, tout contre une baie vitrée qui offrait le spectacle de la pluie tombant sur les toitures des autos. On n’entendait pas les bruits du dehors. Il devait y en avoir des tas, surtout la pluie qui se montrait rageuse par intermittence. Le vent secouait des branches sans oiseaux. Je me demandais où ils pouvaient bien se cacher, ceux-là. C’était une triste journée.
« Comme je disais, grogna Chercos à l’adresse de Russel, il y a des trous dans le récit que monsieur nous a fait…
— Je ne vous ai fait aucun récit !...
— Vous en avez remis le manuscrit contre émargement…
— Mais c’est un projet de roman… commençai-je comme si j’avais l’habitude de publier.
— Vous n’y dites pas tout, monsieur Labastos… reconnut l’avocat qui sifflait comme un merle dans un cerisier.
— Ça ne prouve rien ! » éructai-je, parfaitement conscient que je commençais à tenir le langage du coupable qui sombre dans le mépris de l’enquêteur plus malin que lui.
Chercos avait l’air soucieux du flic qui sait que ça ne va pas être facile. Il ne pouvait pas compter sur moi pour que je me remisse au travail d’écriture. Il n’était pas question de boucher les trous. Avec quoi, d’ailleurs ? Je ne lui posai pas la question, de peur qu’il y répondît. Il avait aussi l’air malin. Roger Russel devait le connaître mieux que moi. Il en était à siffler mon berlingot de pinard fait maison. Pourquoi lui avais-je répondu que je ne buvais pas ? Par défi… Est-ce qu’on défie son propre avocat sur un terrain aussi dangereux… ?
« Je prétends pas être écrivain, dit Chercos en suçant un os. Mais enfin… vous devez bien le savoir et vous en plaindre, monsieur Magloire… tout le monde écrit…
— Le marché du polar ne s’est jamais aussi bien porté, ajouta l’avocat qui lorgnait les distributeurs de boissons. Une vente sur cinq, monsieur l’inspecteur ! Vous vous rendez compte… ?
— C’est justement ce que j’étais en train de me dire… À mon avis… mais ce n’est que celui d’un modeste fonctionnaire au service de la sécurité de tout le monde… à mon avis monsieur Magloire n’a pas l’intention d’en écrire un…
— Écrire un polar ! m’écriai-je comme si on menaçait de me planter une épine dans le pied. Vous n’y pensez pas !
— Si que j’y pense ! fit Chercos qui n’écoutait plus que lui. C’est pour ça que je vous ai fait venir… Russel est d’accord avec moi : vous n’êtes pas taillé pour écrire un bon polar.
— Mais, ajouta l’avocat, vous avez du talent… On veut juste vous aider…
— Le reste, dit Chercos sans mesurer la brutalité de son propos, on s’en fout ! »
À ce moment de notre relation in progress, Roger Russel n’écoutait plus. Il avait rougi comme le fer dans la forge et il n’allait pas tarder à virer au blanc. Il n’arrivait plus à soulever sa fourchette. Quelque chose sortait de sa bouche, mais ce n’était pas des mots. Chercos se pencha sur son assiette pour me demander mon avis. Qu’est-ce qui est publiable de nos jours ? Il devait l’ignorer autant que moi. Et pourtant, il offrait un visage plein de confiance dans l’avenir. Il en avait marre d’être flic, me confia-t-il. Des années perdues, gâchées, irremplaçables.
« Vous ne connaîtrez jamais ça, vous… gémit-il. Vous avez bien manœuvré pour ne pas tomber dans le traquenard du gagne-pain. Je ne vous le reproche pas. Ah ! si j’avais pu en faire autant… ! Mais faut avoir la vocation. Et ne pas rater le coche ! Alors on a eu cette idée, Roger et moi… »
Roger n’était plus là. Son steak saignait abondamment. Il tentait de soulever son verre, mais c’était trop tard. Frank reconnut qu’il allait toujours trop vite. On finissait par ne plus rien comprendre. Il perdait beaucoup de procès. Je frémis :
« Alors cette histoire d’Hélène enceinte de mes œuvres… c’est du bidon aussi… ?
— Pas que je sache, non. »
J’étais bien avancé. La pluie s’acharnait sur les autos. Toujours en silence. On ne l’entendait même pas s’écraser en grosses gouttes laiteuses de l’autre côté de la vitre. C’était fou comme histoire ! Et c’était la mienne maintenant. Comment en parler à Juliette sans mettre les doigts dans sa blessure ?
« Bien sûr, dit Chercos, si vous ne voulez pas nous aider, on trouvera une autre solution…
— Mais ce serait du plagiat ! Vous ne pouvez pas…
— Si ! On peut ! » bava Roger sans prévenir.
Il n’était pas en état d’invoquer le droit, mais il avait l’air sûr de son fait. Frank approuvait. Il connaissait le droit lui aussi. Un avantage que les deux lascars avaient sur moi. Je n’y connaissais rien non plus en médecine psychiatrique. Je devais le reconnaître.
« Vous êtes coincé, dit Frank sans le moindre signe de rigolade.
— Mais c’est du chantage ! Personne ne croira…
— On a tout vérifié en détail, fit Roger comme si l’évocation des conditions juridiques du moment le tirait de son rêve éthylique.
— De A à Z, » confirma Frank.
J’étais victime d’un bizu. On fêtait à leur manière mon entrée dans le monde fermé de la culpabilité. Ah ! J’en avais des choses à me reprocher ! Mais je n’avais jamais entrepris de mettre de l’ordre dans ce fatras. Je vivais avec comme on a l’habitude de la présence d’une poubelle dans la cuisine. On a rarement l’occasion de situer cette poubelle chez le voisin. Peut-être même que ça n’arrive jamais. Il était temps d’en rire, mais l’afflux d’uniformes et de regard soupçonneux me la coupa. Je n’ai jamais pu me marrer franchement sans cette excitation venue des profondeurs de l’être. Il y a des situations qui vous réduisent comme le mauvais linge qu’il ne fallait pas laver. Voilà comment on n’entre plus dans ses propres habits. Et pourquoi on en change si souvent, ce qui ne pimente jamais l’existence ; au contraire, elle finit par se ressembler. Et sans miroir.
« Qu’est-ce que vous en pensez… ? dit Frank qui pouvait encore parler.
— Ne dites rien qui pourrait se retourner contre vous… conseilla Roger avec le plus grand sérieux.
— Faut choisir… » prévint Frank.
Qu’est-ce qu’il savait de ma culpabilité ? Qu’est-ce que vous en savez vous-même, monsieur ? J’étais au fond du trou, cogitant comme jamais, l’anus au ras du slip comme qui entre pour la première fois dans la cellule qui va lui servir de demeure pendant des années. C’était nouveau pour moi. Je n’y avais jamais pensé. Mais j’avais cet espoir fou d’être sur le point de me réveiller, même dans la peau de la vermine que j’étais.
Frankie croquait une pomme, comme de juste. Qu’est-ce qu’il foutait là… ? À en juger par le trognon, il y avait un moment qu’il surveillait les alentours. Je n’ai pas eu le temps de faire demi-tour. Je ne tenais pas tellement à voir un flic alors que je n’étais pas venu pour ça. La porte de la chambre était grande ouverte. Je pouvais voir un tablier blanc s’agiter, mais ce n’était pas le vent, le manche d’un balai en témoignait. Frankie sourit en me voyant hésiter devant la porte de l’ascenseur. Il acheva le trognon en quelques rapides coups de dents puis l’envoya dinguer dans la poubelle hérissée de manches et de flacons. Le visage hilare de la boniche apparut. Elle dut le féliciter, car il gonfla la poitrine comme s’il s’apprêtait à recevoir une médaille. Voilà à quoi le peuple passe son temps…
« Elle est descendue à la cafette, me dit Frankie sans me laisser le temps de le saluer. Elle avait envie d’un café…
— Je peux vous demander ce que vous attendez…
— Mais j’attends rien ! J’étais juste venu pour prendre des nouvelles…
— …de la part de Chercos… ?
— On peut rien vous cacher, monsieur Magloire… Tout le monde est inquiet…
— Et alors… ? Les nouvelles sont bonnes ? »
Je n’en savais rien moi-même. Ce flic en herbe devait en savoir plus que moi. Je jetai un œil amusé à l’intérieur de la chambre où la femme de ménage astiquait tout ce qui pouvait l’être. Je ne comprenais pas de quoi elle parlait. Frankie répondait par de courts éclats d’un rire qui se voulait complice. Il avait amené de quoi manger. Il exhiba un paquet aux reflets métalliques, mais je n’avais pas faim. Le personnel médical avait fui les lieux. Ça ne sentait même pas la désinfection. Pas une odeur de cadavre ou de merde. Rien. On entendait la rumeur de lointaines conversations. Ou bien tout se passait derrière les portes. Frankie n’avait pas de nouvelles, rien que je ne susse déjà. Mais comment savait-il que je m’étais renseigné avant de monter ? J’avais dialogué cinq minutes avec un barjot qui apprenait à rouler ses cigarettes par mesure d’économie. Il se débrouillait bien pour un débutant. Avant d’ « entrer » à l’hôpital, il achetait des clopes toutes faites, ce que tout le monde fait, mais depuis qu’il avait un lit et qu’on s’occupait de ses repas, il avait trouvé ce truc pour ne pas s’ennuyer. Il en parlait si on ne lui posait pas la question. L’ascenseur a coupé la conversation juste après un verbe transitif.
« Je crois qu’elle va bien, suggéra Frankie.
— C’est le fantôme… Ça va toujours bien avant que ça n’arrive. Faut l’avoir vécu pour le croire.
— J’en sais rien, monsieur Magloire… Je suis jeune dans le métier… Monsieur l’inspecteur m’a dit comme ça…
— Vous roulez vos cigarettes, vous… ? »
Personne ne fume dans ces endroits réservés à un pourcentage toujours croissant de la population. On finit toujours par se demander de quel côté on œuvre. Ou alors c’est qu’on n’a pas vécu sa propre existence. Ça peut faire mal. Frankie était d’accord sur ce point. D’ailleurs sa jeune épouse pensait comme lui. Elle en mettait du temps, Juliette, à revenir de la cafette…
« Elle a dû rencontrer le type qui les roule…
— Comme vous y allez, monsieur Magloire !
— J’ai fini ! » claironna la fatma.
Elle mit aussitôt de l’ordre dans son arsenal et entreprit de continuer son voyage au pays de la soumission. Une serpillère répandit ses gouttes. Frankie poussa un dernier cri et se laissa bousculer par le chariot aux odeurs de fruits exotiques. On pouvait entrer dans la chambre pour attendre, mais Frankie consulta sa montre et jugea qu’il était temps pour lui de retourner à ses occupations familières. Il n’en savait pourtant pas plus que moi. Il disparut.
*
Je descendis deux fois : une première fois pour me rendre compte que je me trompais de chemin et une deuxième qui me jeta dans les bras du barjot qui me reconnut. Il laissa éclater sa joie et reprit notre conversation où je l’avais interrompue. Il savait où se trouvait la cafétéria. Il n’y allait jamais à cause des tarifs. Il était à sec. Pas même de quoi se payer du tabac. Non, ce n’était pas du tabac. Il se débrouillait. Il y avait des mois qu’il se débrouillait, peut-être même des années. Nous atteignîmes un hall digne d’une cathédrale gothique. Un regard commun ne nous renseigna pas. Il aurait bien aimé connaître ma « femme », parce qu’il s’ennuyait ferme sans.
« Qu’est-ce qu’elle a qui va pas… ? s’enquit-il sans insistance.
— Si je le savais… ! Elle revient de Rio…
— Ça, je le savais déjà… »
Ce que j’ignorais. Nous collâmes nos fronts humides contre une baie hautement vitrée. Juliette bavardait avec un type qui ne ressemblait à rien que je connusse. Le barjot ne le connaissait pas non plus. Il s’inquiétait sincèrement. On avait des points communs lui et moi. Il se décida à me « quitter ». On voyait bien ce que ça lui coûtait de se séparer ainsi de quelqu’un en qui il avait sans doute reconnu son double. Je le regardai s’éloigner. Il portait un lourd et étrange fardeau sur ses épaules faméliques. Pas question de lui imposer le transport de la croix. Il allait pieds nus.
« Je te présente Gary, » dit Juliette qui venait d’achever un hot dog et qui s’apprêtait à faire sa fête à une crème glacée multicolore dans laquelle était planté un biscuit feuilleté.
Elle n’avait pas perdu ce côté tragique de sa personnalité. Gary me tendit une main humide, molle et chlorotique. Je ne vis pas son visage. À peine observai-je sa nuque dans un miroir. Il portait le col de sa chemise relevé et sa tignasse se hérissait dans le halo d’une lampe descendue du plafond.
« Je suis ravi de vous connaître… »
Dans le genre ravissement, on ne faisait pas mieux. Il ne dit rien de ses occupations professionnelles, mais je sus tout de suite qu’ils s’étaient connus à Rio. Que savait-il de mes ennuis judiciaires ? Juliette manquait de discrétion à ce point.
« Maintenant que nous voilà réunis… commençai-je avant de prendre conscience que je parlais déjà trop.
— Oh ! Je vous laisse… »
Gary… Il s’éloigna et prit une tangente qu’il avait dû emprunter plus d’une fois. Juliette était toute chose, comme on dit en ces temps de populisme. Elle avait posé un chandail de laine sur ses épaules. Elle était assise sur un tabouret et croisait ses jambes. Sans les pantoufles, elle eût l’air d’une putain en attente. La crème fondait doucement dans sa coupe. La langue apparaissait pour s’en imprégner comme un pinceau explore la surface complexe d’une palette. Pourquoi renonçait-elle encore à me regarder ? Ce n’était pas la première fois que je m’employais à signaler ma présence auprès d’elle.
« Tu ramènes toujours un tas de souvenirs de tes voyages, dis-je en repoussant l’offre du barman qui se remit à la plonge comme on se couche pour rêver.
— Qu’as-tu ramené, toi… ? Tu vas me rendre folle !
— Mais tu l’es déjà, ma chérie… »
Elle ne m’attendait pas. Chercos ne lui avait pas tout dit. Il lui avait peut-être raconté des histoires. J’ignorais comment ce flic pouvait se comporter avec les déséquilibrés. Je n’en savais pas plus sur ses véritables intentions. Juliette avait dû lui parler de moi. Il en savait déjà trop.
« Je vais mieux, dit-elle comme si j’étais disposé à la croire. J’ai reçu la visite d’Erik, de Gary, de Frankie, de… »
Et elle se mit à débitter la longue liste de ses connaissances comme si elle me faisait un cours sur l’amitié et peut-être l’amour. J’étais beaucoup plus seul. En fait, je n’avais qu’elle. Mais j’avais essayé d’en savoir plus sur les rapports qu’on a l’occasion d’entretenir au cours d’un voyage et ensuite. Sauf qu’un naufrage avait changé le cours des choses : la perruque d’Élise, l’enfant d’Hélène, les clopes roulées de ce barjot qui ne m’avait pas dit son nom, ces suppôts judiciaires qui me tombaient dessus alors que j’avais envie d’écrire autre chose, de me divertir avec l’espoir d’en finir avec les convulsions de l’intelligence prise au piège de l’attente.
« Je n’ai jamais menti à personne, » dit Juliette en sautant de son tabouret.
Le barman leva la tête. Il n’avait jamais entendu de pareils propos, surtout de la part d’une femme. Il me regarda plutôt que de se laisser séduire par les charmes de Juliette dont la blouse trahissait un envers prometteur. Ou alors il était discret et je venais d’en faire mon personnage. Vous savez ce que c’est, monsieur…
« Montons ! » dit-elle.
Elle avait des choses à me dire. Je redoutai le pire. Je la suivis, concentrant toute mon attention sur la pliure des jambes. Nous ne tardâmes pas à rejoindre sa chambre « solo » où la trace et la place d’un deuxième lit révélaient d’autres fantômes. Les surfaces respiraient une propreté impeccable. J’entrais avec mes chaussures de ville, mais ce n’était pas interdit. Elle n’avait aucune envie de s’amuser. Elle tourna une manivelle et le volet s’abaissa lentement, emprisonnant la lumière dans je ne savais quel intérieur inaccessible. Enfin elle entra dans le lit et m’invita à ranger les coussins dans son dos. Il n’y avait rien d’autre qu’un verre d’eau sur la table de chevet. Rien sur le mur, pas un cadran, un quelconque indicateur de mesure, mais quelle mesure ? On était dans un hôpital psychiatrique.
« Je n’ai pas dit (à Chercos) que je cèderai à cet ignoble chantage… !
— Mais tu n’as pas le choix, mon chéri… As-tu le choix ? »
C’est fou comme les crises affinent son jugement. C’est toujours dans ces moments que son intelligence dépasse la mienne et me coince dans les cordes. Elle n’avait pas peur de moi. Elle n’était pas folle à ce point. Qu’est-ce que j’attendais d’elle ?
*
Je vais encore frustrer le lecteur de tout un pan du roman qui s’écrit malgré moi… Mais ne lui ai-je pas épargné une relation complète de ma croisière avec Hélène ? Qui donc lira les hypothétiques considérations policières de Frank Chercos si je les rejette en note à la fin de ce volume construit dans une tout autre perspective note 1 ? Ainsi, je pourrais insérer ici (immiscer, comme j’aime dire à qui veut m’entendre) le récit circonstancié de mon amour pour Juliette et en profiter pour tracer le portrait de cette créature conçue pour me plaire note 2.
Mais je ne pratique pas ce genre d’interruption, à moins, là encore, d’en rejeter le texte à la fin. Et à force d’annoter la présente relation des évènements véridiques qui justifient ma prise de plume, je finirais par égarer le lecteur, non dans un labyrinthe ni dans les eaux agitées de notre mer à tous, mais en chemin, comme on se retrouve seul après avoir ennuyé ses compagnons de route ou de voyage.
Soit… Une deuxième section pourrait contenir le polar et la romance dont j’écarte même l’écriture en ce moment paroxystique du récit que j’ai entrepris à seule fin de me divertir et de divertir, si jamais vous avez le malheur de vous ennuyer autant que moi dans ce monde qui n’amuse que les gens pressés.
Tenons-nous-en pour l’instant au dénouement de cette tragi-comédie et levons le rideau sur ce qui fut ma dernière nuit de sommeil… avant injection :
*
« Ah… c’est vous… Frankie… Il n’est pas six heures… Vous êtes seul… ?
— C’est que… monsieur Magloire… Je sais pas comment vous dire que…
— C’est Chercos qui vous envoie ?... Dites-lui que je n’ai pas encore décidé si…
— Je suis pas au courant, monsieur Magloire… Il vient d’arriver quelque chose de…
— Nom de Dieu ! Juliette ! »
*
Dix minutes plus tard, on arpentait les couloirs de l’hosto à la recherche du psychiatre. Frankie nous suivait, haletant et l’arme au côté. L’infirmière s’était inquiétée à propos de ce pétard. L’endroit était hanté par des fous, avais-je expliqué au disciple de l’ordre et de la discipline. Avait-il compris notre inquiétude ?... Mais il agissait alors que je désespérais de trouver enfin ce maudit psychiatre qui s’était peut-être fait la malle parce qu’il se sentait responsable du suicide sanglant de Juliette. L’infirmière agissait elle aussi, dans un cadre aussi étroit. Pour un peu, je me serais senti libre comme l’air que j’avais du mal à respirer parce que la rumeur des envers de porte nous accompagnait comme l’effet Doppler un jour de grand malheur national. L’infirmière m’avait déconseillé le spectacle. J’avais insisté en versant toutes les larmes de mon corps. Ainsi, l’aval du toubib était nécessaire. Mais il avait été appelé pour intervenir dans un cas similaire. Frankie avait alors émis un sifflement d’admiration. Il n’avait sans doute jamais eu l’occasion de témoigner sa déférence à un garant de la tranquillité citoyenne. Il n’avait pas plus d’expérience du côté de l’enfermement judiciaire, mais il comptait sur les lendemains qui chantent pour en devenir grand clerc.
Soudain, l’infirmière détala comme un animal qui s’est mis dans la tête de traverser un pré où mugissent d’autres animaux moins enclins à la fuite. Frankie faillit dégainer. J’en profitai pour souffler un peu. On avait atteint notre but. On se sent toujours mieux quand ça s’arrête. Deux types baraqués surgirent d’une chambre, couverts de sang et l’air égaré de l’oiseau qui ne veut pas sortir de sa cage. L’infirmière les interrogea. Ils étaient au courant de tout, même pour Juliette. C’était une nuit qu’ils n’oublieraient pas. L’infirmière était d’accord avec eux sur ce point. Ils s’éloignèrent sans cesser de commenter le double évènement. J’avais déjà lu ça quelque part.
« Mieux vaut attendre ici, me dit l’infirmière. Je vous conseille de vous éloigner… disons jusqu’à la salle d’attente qui… là… vous voyez le cendrier… ? »
Je pivotai sur mes talons. Frankie ne bougea pas. Il était dans mon dos maintenant. Et il parlait à l’infirmière. Une minute plus tard, tandis que j’atteignais le cendrier qui servait de borne, il ne s’arrêta pas pour me dire qu’il retournait au bureau. Celui de Frank Chercos. J’entrai dans une pièce qui sentait le propre, genre fruits et passions en tous genres. Un type attendait, apparemment depuis longtemps. Il portait un costard mais la cravate était posée sur ses genoux. Il avait l’intention de se pendre. J’avisai le plafond qui ne comportait aucun objet susceptible de servir de crochet. Pourquoi avait-il ôté sa cravate et pourquoi l’avait-il soigneusement disposée sur ses genoux ? Il me regarda comme si je venais de commettre une indiscrétion. Je n’avais rien à lui dire. Il ne me salua pas. Depuis qu’on avait quitté en trombe l’appartement que je partageais avec Juliette et que je craignais d’avoir à quitter désormais, je n’avais pas pensé à sa mort. Je ne m’étais même pas approché de la chambre où elle s’était possiblement ouvert les veines. On en était loin Frankie et moi quand l’infirmière nous a interpelés. Mais maintenant, je me sentais parfaitement seul. Je pouvais me laisser aller à penser à cette mort que je n’attendais pas. J’étais pris au dépourvu, une fois de plus. Frankie m’avait dit, sans rire :
« D’après ce qu’on sait, vous êtes la dernière personne à l’avoir vue vivante… »
Dans le couloir, on s’agitait, glissant d’un bout à l’autre en poussant des chariots qui rebondissaient sur le dallage ancestral. Le type qui m’accompagnait assis se bouchait les oreilles fois chaque qu’un de ces engins s’annonçait par le claquement lugubre des portes de l’ascenseur. Il avait peut-être quelque chose à voir avec l’autre suicide. Si c’était un suicide, ne pus-je m’empêcher de penser.
*
Ah ça va vite quand ça ne va plus !... J’ai signé je ne savais et ne sais toujours pas quel papier en triple exemplaires et je suis rentré chez moi. Sans Frankie et à pied. Autant dire que j’ai pris le temps de me faire du mal. Je savais ce qui m’attendait. Autant reculer l’échéance de cette nouvelle humiliation. Mais comme ma chance avait tourné au vinaigre, Chercos est passé par là à bord d’une voiture de service. Je me suis plié pour situer ma tête à la hauteur de la vitre qu’il venait de descendre. Roger Russel était assis à la place du mort. Un malheur n’arrive jamais seul. Un tas malheurs arrivaient et ils se ressemblaient tous.
*
Je n’ai pas mis les pied dans l’appartement que Juliette et moi partagions depuis des années. Et je ne suis pas resté longtemps sur le paillasson. Ses parents gesticulaient à l’intérieur. Je renonçai à écouter ce qu’ils crachaient dans le bassinet de Chercos qui tirait sur un cigare éteint. Il s’était éteint dans la voiture après une longue agonie et l’inspecteur l’avait maudit. Roger Russel n’avait pas souri une seule fois. Je m’étais laissé porté comme un bagage sauf que je savais où j’allais. Enfin l’avocat me rejoignit sur le paillasson. Je ne lui inspirais aucune compassion, mais il affecta un air aussi triste que sa chanson :
« Vous n’êtes pas ici chez vous… L’appart’ leur appartient. Ils ont appelé la police pour prévenir les ennuis que vous pourriez… occasionner… Je ne peux que vous conseiller de partir…
— Mais pour aller où, nom de Dieu ! »
Il haussa les épaules. L’ascenseur étant de nouveau hors service, je redescendis l’escalier, exactement comme j’étais venu, sauf que je n’étais plus accompagné. Jamais je ne m’étais senti aussi seul. Et abandonné. Et soudain, en poussant la porte d’entrée, j’ai réalisé que je venais d’avoir affaire à l’avocat des parents d’Hélène. Vous n’allez pas me croire, monsieur, mais j’ai tout de suite pensé que les parents d’Hélène étaient aussi ceux de Juliette et que par conséquent Hélène était la sœur de Juliette ! Mais au lieu de ne pas sortir dans la rue pour aller n’importe où, je me suis agenouillé sur le trottoir pour tenter de résoudre l’énigmatique question que me posait Élise : j’avais enfin compris que si elle résidait dans deux logis différents et voisins c’était parce qu’elle était une sœur jumelle, comme à Cherbourg. Ah ça allait vite !... Et je me suis relevé comme un ressort pour piquer un sprint jusqu’au bout de la rue.
*
Heureusement, je n’avais pas épuisé ma réserve de colocaïne. J’ai fait un voyage. Un long voyage. J’ai même marché sur les eaux de la Seine en respirant à pleins poumons les poussières de la cathédrale. Ce qui avait commencé par une croisière au pays d’Ulysse devait se terminer dans les couloirs sans perspective du Labyrinthe. Là-bas, j’étais sûr de ne tuer personne, même sans faire exprès d’être là au moment où il fallait justement ne pas y être. On ne pratique pas le naufrage en matière labyrinthique. On n’y a pas le choix entre la profondeur et la paix du rivage. On s’y perd ou on s’y retrouve. Mais pour se retrouver, il faut d’abord s’y être perdu. J’étais bien capable de commencer par ça ! Et je m’en suis injecté jusqu’à la transparence parfaite du verre qui le contenait.
*
« C’est quoi, ce flacon… ? dit Frankie.
— Ça sent rien, dit une voix.
— Ya plus le bouchon…
— Il se visse…
— On saura pas ce qu’il a avalé si on cherche pas dans son estomac…
— Ou dans ses tripes…
— Dans son sang. Mais il a pas l’air de souffrir… (voix de Chercos)
— Pas l’air de s’en aller…
— Il veut vivre… Comme s’il allait parler…
— Vous ne le connaissez pas !... » (voix de Chercos)
Je vis l’éclair bleu de l’aiguille, puis les yeux de celle qui s’employait à soutirer mon sang. Le monde ne me parlait plus. Étrange sensation de repos mérité. Je ne savais pas comment j’avais réussi à me fatiguer, moi qui ne tente jamais l’impossible en matière physique. Mais je l’étais, fatigué. Tellement que le repos me paraissait la meilleure solution. De quel problème s’agissait-il… ? Je reconnus quelques-uns des protagonistes de mon malheur. Chercos me proposait une cigarette. Je n’ai pas bougé, j’en suis sûr, mais la cigarette s’est insérée entre mes lèvres et quelqu’un que je connaissais disait qu’il (Chercos ?) avait tort de me faire fumer du tabac alors que j’avais peut-être pris quelque chose d’incompatible « On ne sait jamais avec la chimie… les mélanges… je me souviens… acide plus base égale sel plus eau… Tu te souviens, chéri… ? » Et Roger Russel examinait les photos sur la table de chevet. De temps en temps, il me donnait à reconnaître un visage. Rien que des inconnus, mais des sensations que je retrouvais avec un réel plaisir. Un plaisir d’enfant. Était-ce la fin du voyage ? Est-ce qu’on avait enterré Juliette ? J’avais sans doute voyagé plus longtemps que le délai légal d’inhumation note 3. Je me suis mis à chialer comme si j’en avais envie. Rien de plus.
Les Surgères (sans particule) possédaient un « château » dans le Médoc. En arrivant sur les lieux certain jour d’automne après les vendanges, je crus que le domaine était habité par des Gitans. Hélène était au volant. La diablesse ne ralentissait pas malgré mes cris. Je crus même nécessaire de hurler vitre baissée, ce qui provoqua la crise de larme de Quentin. Il était emberlificoté dans un support adéquat sur la banquette arrière, mais c’était plutôt la vétusté du chemin qui l’avait tiré de son sommeil artificiel. On avançait en plein soleil. Pas un arbre au-dessus des fossés. Je vis les Gitans dans les rangs de vigne maintenant dénudés jusqu’à l’os de leur existence dorée. Les femmes se courbaient sous le poids des enfants et les hommes examinaient ensemble je ne savais quelle particularité du sep à cette époque de l’année. Hélène tentait d’accélérer, sans doute à cause d’eux. Elle ne devait les apercevoir que du coin de l’œil. Mes cris détournèrent les têtes des hommes. Ils ne me connaissaient pas.
On arriva tambour battant (le hayon n’était retenu que par un tendeur) sur une espèce de rond-point fleuri où nous attendait un type en costume trois-pièces. Un petit chien moutonneux et blanc neige l’accompagnait et sautillait autour de lui. On avait dû lui expliquer qu’on lui amenait un enfant. J’avais eu la même réaction, à six ans, quand j’ai aperçu le museau d’un cochon d’Inde qui soulevait le couvercle de la sacoche de la mobylette de mon père. Je ne pouvais pas expliquer ça à Quentin, ni au toutou qui s’appelait Riquiqui en souvenir des pirateries du vieux Surgères qui allait me servir de père en attendant que j’apprenne à l’être selon les règles de la maison.
Un coup de frein nous précipita dehors, ni Quentin ni moi ne sûmes comment, mais le fait est qu’Hélène trouva le moyen d’enfoncer une haie de buis récemment taillée au carré comme le crâne d’un fusiller marin. Bref, on avait les pieds dans le gravier jaune et rond qui par réverbération illuminait la façade orgueilleuse de notre nouvelle demeure. J’avais trouvé du boulot, moi qui n’avais jamais travaillé que derrière les murs construits par les autres. Surgères avait exigé cette clause et, depuis trois ans que nous étions mariés Hélène et moi, j’avais inventé toutes les excuses possibles pour ne pas m’y conformer, promettant toutefois de le faire sitôt que je serais dégagé de mes occupations présentes. À force de mentir, savamment d’ailleurs car les Surgères, malgré leur fortune et leurs relations républicaines, étaient naïfs comme des pots de chambre devant un parterre de chiottes en céramique. Désormais, j’allais servir à quelque chose et Hélène s’en réjouissait sans ménager la critique et le commentaire judicieux.
Quentin, trois ans, se précipita sur son pépé qui dut s’accroupir pour recevoir ses signes d’affection non singée. Le petit diable avait les jambes si courtes que ses couilles effleuraient dangereusement le sol couvert à cet endroit, comme je l’ai dit, d’un gravier sonore censé trahir l’intrus aussi bien que l’invité. Je n’ai jamais pu regarder cet enfant sans me le reprocher. Surgères s’est redressé avec le gosse dans les bras et il m’a tendu sa main sirupeuse qui s’était habituée au veuvage parce qu’il pensait encore à elle. On irait voir la tombe, promis. Quentin n’était venu que pour ça. Il adorait le marbre fleuri et les pots de terre. Vous l’auriez vu sauter par-dessus les ex-voto ! Il était déjà puissamment bâti et le grand-père, qui aimait le sport comme s’il en avait pratiqué les plus olympiques, s’était solennellement engagé à faire un champion de ce nabot qui n’avait hérité de moi que l’air de ne pas y toucher. Sa mâchoire descendait en outre d’un ancêtre si lointain qu’il n’en existait aucune peinture dans la galerie familiale.
Riquiqui nous suivit. Nous avions nos appartements. Comme j’ignorais qu’on pouvait en posséder plusieurs pour le même prix et que feue mémé n’était plus là pour me le donner à imaginer, j’ai suivi Riquiqui qui était précédé d’Hélène, Surgères et mon unique descendance ouvrant la marche vers cette multiplicité prometteuse d’isolement et peut-être même de solitude. J’ai toujours eu mon coin à moi, même dans le lit de Juliette qui savait tout de moi.
« Vous y serez bien, garantit Surgères qui voletait dans un espace nouveau pour moi, mais qu’Hélène avait sans doute choisi en connaissance de cause.
— Ça te plaît, mon bichon ? » roucoula-t-elle.
Elle ne s’adressait pas à moi, mais au pygmée que j’avais engendré en sa compagnie et en pleine mer. Il sauta à pied joint du haut de son grand-père directement sur le matelas d’un plumard qui avait connu d’autres amours. Je ne savais toujours pas comment j’allais être employé dans cette comédie du bonheur retrouvé. Car, je ne le cache pas, nous l’avions perdu il y avait peu de temps, si peu que les yeux de Surgères ne cessaient de scruter ma nuque bouclée.
« Pourquoi a-t-il l’air d’une fille ? » avait un jour demandé mémé Surgères devant la porte des chiottes que j’occupais.
Je n’ai pas entendu la réponse du vieux, mais l’enfant était déjà né. Le temps avait été bien compté jusque-là. Chacun put imaginer que la nuit de noces avait été propice. Dieu finit quelquefois très bien ce qu’il a mal conçu…
« Nous parlerons travail plus tard, » me dit Surgères en me tapotant le dos comme s’il soupçonnait la naissance d’une bosse qui n’avait pas encore trouvé des raisons de laisser s’exprimer sa maturité.
D’ailleurs Quentin n’était ni malade ni handicapé. Personne dans la famille Surgères n’avait jamais été affecté de ces douloureuses destinées. Je ne pouvais pas en dire autant, mais Hélène tenait sa langue. Surgères, en homme d’expérience, recherchait une explication définitive sur mon dos. Bientôt, il explorerait toute ma surface, et peut-être même quelques-unes de mes profondeurs, sans que je pusse m’opposer à ces intrusions familières.
Enfin il referma la porte devant lui, car il reculait sans cesser de parler et de ne dire que du bien de notre présence tant désirée depuis… Hélène gifla doucement Quentin qui me prit aussitôt à témoin. Pourtant, j’agissais rarement en sa faveur. Même jamais, maintenant que j’y réfléchis. Hélène se laissa tomber dans un fauteuil qui sentait l’histoire familiale (il en était ainsi de la totalité des objets composant l’intérieur de ce dedans) ; elle avait les jambes moulues, à cause de la conduite sous ce soleil écrasant. Pas une seule goutte n’était tombée depuis Paris. Et je n’avais rien bu en prévision de la visite des caves du château dont je n’avais entendu dire que du bien.
Quel malheur cet enfant ! Certes, Hélène avait conservé toute sa jeunesse enfantine, mais ce nabot me vieillissait comme si j’avais mérité de ne figurer auprès d’elle que comme l’ombre de moi-même. Au ras des pâquerettes ces deux couilles qu’il avait aussi grosses que les miennes ! Si je n’étais pas anormal, c’est donc bien qu’il l’était. Et ces couilles manquaient de peu de se frotter à tous les types de sol que ces jambes parcouraient dans le seul élan de la découverte et déjà de la critique. Je devais reconnaître que son cerveau était aussi plus gros que le mien. Hélène envisageait ces dépassements comme autant de dons du ciel. Et comme ni elle ni son père ne connaissaient de cas semblables dans leur famille, aussi loin qu’ils la pouvaient observer sur les murs et dans les rayons de la bibliothèque, il fallait bien que je fusse la seule origine de cette promesse de génie, non ? Mais Dieu s’interposait entre cette réalité évidente et authentique et le désir de remettre la famille Surgères sur les rails de la Providence. Ainsi, quand je n’étais pas coupable de ces malformations grotesques, je n’étais rien. Tout dépendait de la tournure que prenaient nos conversations, à table le plus souvent. Et si celle-ci n’avait pas été occupée par la bouteille que Surgères ne manquait pas d’y couronner, j’aurais quitté cette nappe de communion sans autre procès.
*
Tout ça pour ça ! me répétai-je pour introduire chacune des méditations qui me prenaient à la gorge quand je me trouvais seul, voire inaccessible. Je n’étais pas maître de la situation, mais la chance me souriait quelquefois et je me sentais si seul que je croyais à la solitude. Il n’y a rien comme cette sensation d’abandon de la part des autres pour revivifier un intérieur ordinairement consacré à l’utile et à l’agréable. N’éjaculez que dans ces moments rares ! C’est comme ça qu’on évite de donner des nains aux femmes qui nous accompagnent ou que nous suivons.
Eh oui, j’ai fini par épouser Hélène, contraint et forcé. Et c’est comme ça que ce nain m’est tombé sur la tête note 4. Ah elle tenait à moi, la salope ! Ce que j’ai pu lui renifler le cul à cette époque ! Quelle usine à gaz pour le romancier que j’étais ou que je prétendais devenir ! Juliette n’étant plus de ce monde et ce monde m’ayant jeté dehors où je ne connais personne à part quelques flics et autres personnages secondaires, je me suis accroché à cette bouée comme Ismaël au cercueil vide mais façonné de frais de Queequeg. Trois ans que ça durait… et j’ai résisté à la tentation du suicide qui m’aurait peut-être rendu à Juliette… Qui sait ce qui nous arrive quand il y a toutes les chances qu’il ne nous arrive plus rien… ? Mais on ne va jamais nulle part. On a beau s’immobiliser sur ce qui ne peut être qu’un chemin comme les autres, l’horizon change avec le soleil et la nuit revient avec le sommeil et ses contenus improbables. C’est ça que je devais me mettre dans la tête : le temps interdit le repos, même en cas de paralysie. Et la voilà à peine majeure, inchangée dans le miroir où je l’observe, mais en constante évolution dans le sens de la possession. Elle est possédée et elle me possède, dans tous les sens du terme. Quelle colère j’ai pu dire aux arbres de mon chemin !
Mon travail consistait à donner un coup de main aux Gitanes qui actionnaient l’étiqueteuse. La mère et la fille, obèses et rugueuses, alors que j’avais aperçu de beaux visages et des épaules lisses et lumineuses en m’approchant de leurs logis, un ensemble de maisons assez coquettes qui appartenaient à Surgères comme tout ce qui peuplait ou meublait ce domaine. Curieusement, ces bois et ces chemins ne sentaient pas la vinasse. Les Gitans n’en avaient pas les moyens, pas plus que moi. J’ai même traversé les vignes pour tâter le terrain, enclin que j’étais à préparer de futurs combats où je mourais en héros de je ne sais plus quelle cause qui n’avait rien à voir avec le manque de chance dont mon enfant était le témoignage têtu. Je ne collais rien sur les flacons déjà bouchés quand ils entraient en file indienne dans notre atelier. La fille m’expliquait un tas de choses sur les conséquences des erreurs toujours possibles, surtout quand on n’y connaît rien. La mère veillait à la fois sur son bien et sur celui de Surgères. Le vieux l’avait mise au parfum à mon sujet. Elle s’adressait d’ailleurs à moi comme si j’étais son employé alors que je n’étais là que pour apprendre à me comporter en père d’un enfant anormalement court sur pattes. Le fantôme de Toulouse me visitait quelquefois, mais il montait à cheval et je ne possédais que les jambes de mon fils. Merde au rêve qui noie le poisson !
Bref, je n’avais pas accès à la comptabilité.
« Parce que tu crois que je m’y connais, peut-être… ? rugit Hélène alors que je ne demandais qu’à en savoir plus.
— De quoi on a l’air tous les deux… Pas un seul être de notre race alentour, à part ton papa. Ils sont où les invités ? Les visiteurs ? Les amis ?
— Tu demandes toujours trop…
— Non, justement ! Je ne demande rien ! Et je dois accepter ce qui me tombe dessus !
— Tu souffres encore beaucoup, je le sais…
— Ah ça oui ! Je l’aime toujours ! »
Elle le savait déjà, alors pourquoi ne pas le lui répéter ? Elle finirait peut-être par en crever. Et alors quoi… ? Que deviendrais-je sans elle si le nain ne crevait pas lui aussi ? Et le vieux Surgères… ? Pas si vieux, le vieux pirate ! Ce qu’il pouvait m’empêcher d’écrire !... Et pourtant j’avais mes petits « coins » dans cette vaste propriété dont je jouissais autant que lui et sa fille réunis. Je n’ai même pas cherché à enseigner notre langue au nabot… Il m’était tellement étranger… On dit que les comprachicos… On raconte tellement de conneries dans les bouquins qui ont déjà borné notre enfance… ! Je n’avais plus de projet. Et personne n’en avait pour moi. Il n’y a rien de plus douloureux que cette sorte de solitude. Je n’ai même pas essayé d’entretenir ne fût-ce que de bons rapports avec les Gitanos. Riquiqui pouvait crever lui aussi. Il était doux à caresser, mais un chien est un chien. Pas un ami. Personne ne remplacera jamais Juliette. Je voulais que tout le monde le sache. J’allais justement le crier sur les toits quand mon crapoussin de fils est tombé malade. Enfin… il est tombé et ça l’a rendu malade.
*
Heureusement pour les uns et malheureusement pour moi, l’enfant de ma chair n’était pas tombé de haut. Le vieux Surgères avait tellement vanté « l’esprit d’aventure » de son unique héritier que le petit lutin s’était mis dans la tête de lui donner raison. J’avais connu pareille mésaventure dans mon enfance et ça s’était terminé par l’ablation d’un œil. J’ai longtemps endossé la panoplie du pirate des mers du Sud, jusqu’à ce que quelqu’un décide de m’en offrir un en verre. Je n’avais pas attendu cette offrande pour m’intéresser aux techniques de greffe. J’ai bien pensé à devenir chirurgien et je le serais devenu si l’existence ne m’avait pas interdit les études approfondies que la science exige de ses partenaires humains. Et voilà-t-y pas que ma propre créature de sang s’y met aussi, sur le même chemin sans issue et semé d’ennuis inévitables autrement que par des injections de rêve ! À la différence près, toutefois, qu’il ne perdit aucun de ses deux yeux dans l’aventure inspirée qui avait bien failli se terminer mal. Ce descendant direct du singe était monté sur le toit…
Surgères fut le premier à se demander comment il y était parvenu. Le courtaud n’avait que trois ans et la gouttière se situait trois mètres plus haut. D’après lui, quelqu’un ou quelque chose (il n’accusait personne, pas même le destin) l’avait projeté en l’air, ce qui supposait une trajectoire presque verticale, car le balcon n’était pas large. Le vieux tiraillait sa moustache grise en se léchant les lèvres avec méthode. Hélène emprisonnait le méchant petit homme contre sa poitrine éternellement naissante. Je ne sais plus lequel des deux pleurait, mais ça m’empêchait de réfléchir à la remorque du châtelain qui semblait bien décidé à ne quitter les lieux (c’était chez nous après tout !) qu’une fois « l’affaire » résolue. Et pour corser la recette, il me regardait en coin chaque fois que ses yeux descendaient de la gouttière par le chemin improbable que je suggérais de mon côté. J’avais désigné les anfractuosités et leur succession favorisant l’escalade, mais la longueur des jambes me donnait tort, je devais le reconnaître. J’ai proposé de boire un coup pour oublier, mais personne ne m’a écouté.
Il n’était pas tombé de haut, fallait-il constater avec Hélène qui revenait à sa pratique de la réalité après une absence somme toute sans excès. Car s’il avait chuté de la hauteur de la gouttière, ces trois mètres lui auraient brisé les os qu’il avait fragiles et sans élasticité. Il était dès lors judicieux, d’après elle, de penser qu’il était tombé de beaucoup moins haut et que par conséquent il avait entrepris la descente le long du mur, à l’inverse de ce que je préconisais comme explication logique. Le vieux Surgères s’emporta. Les mots dépassèrent sa pensée. Et Quentin, qui ne donnait pas de signes d’intelligence car le coup avait ébranlé sa cervelle déjà atteinte d’insuffisances diverses, se réfugia dans le lit matrimonial et s’y endormit. Hélène me reprocha alors d’avoir évoqué le penchant de son père pour la boisson et ce qu’elle promet à ses adeptes les plus fidèles. Je dis :
« Imagines-tu quelqu’un lancer en l’air ce petit pataud qui pèse son poids malgré sa difformité… ?
— Je n’ai pas dit ça !
— Il ne dira rien… Il donnera raison à son grand-père. Et il faudra bien imaginer un lanceur et une trajectoire plausible. Ici, je suis le seul à ne pas inventer des histoires. J’en ai assez de faire semblant de croire à vos mystifications !
— Et bien va-t’en… »
La réponse universelle à l’indésirable… Je me répétai :
« Pour aller où… ? »
Puis je m’emportai :
« Ah et puis c’est mon fils autant que le tien ! »
Elle aurait pu me répondre que d’un point de vue charnel, c’était d’abord le mien. Mais elle ne pensait qu’à l’héritage et de ce point de vue, ma présence n’avait aucun sens. Nous constatâmes qu’il s’était endormi, en plein milieu du matelas sans lequel je me morfonds dans les coussins inconfortables d’un canapé. Elle se lova autour de mes jambes, montrant sa petite culotte crottée, car nous avions pique-niqué dans la journée, sans le grand-père toutefois. Jamais je n’avais parlé de monter sur le toit. L’idée ne me serait même pas venue à l’esprit ! J’avais joui d’un petit coin champêtre et fumé de l’herbe parmi les roseaux pensant de la rive. Nous avions emprunté la barque au Gitan qui l’entretenait comme si elle lui appartenait. Et j’avais montré à Quentin comment on nage à la godille. Nous avions effrayé carpes et goujons sous l’œil strict du brochet. La prochaine fois, avais-je promis, on emporterait du matériel de pêche. On voyait bien que Quentin voulait m’admirer, mais il se demandait maintenant comment on s’y prend pour admirer un pêcheur à la ligne. Il n’avait pourtant pas encore lu Moby Dick… à moins qu’Hélène l’eût déjà retenu au bord du sommeil en lui contant cette sombre métaphore de l’inévitable. Qu’est-ce qui nous attendait ? C’était bien le moment de songer au suicide. J’en touchai un mot à mon narcissique reflet, penché sur la rame.
*
Ce soir-là, le soir de la chute et donc de l’ascension, ma théorie voletait comme autant de mouches sur les plats que la domesticité amenait et remportait sans paraître se soucier de nos appréciations fortuites et légères. Le mur qui, de notre balcon, s’élevait jusqu’à la génoise, était en bien mauvais état, il fallait le reconnaître. Et Surgères n’y voyait pas d’inconvénient. Mais de là à s’imaginer qu’un gamin de trois ans pût mettre à profit ces appuis incertains relevait d’après lui de la mauvaise foi. Hélène cligna un œil dans ma direction et l’ouvrit tout grand en regardant son père. Elle osa :
« On ne jette pas un enfant en l’air, plaida-t-elle sans conviction. Et puis oh pourquoi le jeter ? Qui pourrait faire une chose pareille… ? Nos domestiques…
— Que des Gitans, interrompis-je. Et je ne suis pas raciste. Juliette disait de moi…
— Qui c’est Juliette… ? couina le nabot.
— On n’a pas eu d’enfant elle et moi. »
Ma voix trahissait le regret profond et douloureux que contenait cette information. Je m’amusai aussitôt, en mon for intérieur comme on dit dans les feuilletons d’un autre âge, en me disant que ce lutin tragique saurait tout de l’histoire avant même d’atteindre la puberté. Surgères veillait au remplissage de mon verre. Sa générosité ne connaissait pas d’autre expression à mon endroit.
« La prochaine fois, dit Hélène comme si Ronsard chatouillait ses oreilles, Julien nous apprendra à pêcher…
— À pêcher quoi… ? grogna le vieux.
— Du gros ! » m’exclamai-je en jouant à l’enfant de chœur qui découvre les plaisirs de l’éjaculation sous la houlette de son confesseur.
Nous aimons tellement le temps ! Nous nous passerions volontiers des personnages et de la « couleur locale » qui va avec. Nous n’aurions pas d’écriture pour le dire tellement ce serait le cadet de nos soucis. Mais le temps, ah mesdames, le temps ! Le temps de le dire et de s’en passer. Je n’avais même pas de bureau pour me livrer à mes travaux romanesques. La bibliothèque, pourtant orientée vers les jardins d’agrément, était sans cesse visitée par des domestiques que je soupçonnais d’indiscrétion au profit de notre hôte. Je n’y consommais rien de probant. J’y lisais, pour tout dire. Je relisais surtout. J’aimais la pluie sur ces carreaux que les imperfections troublaient d’insectes. Sinon le vent jouait dans les fentes et j’en distribuais les notes et la mesure sur la portée de ma mémoire. Que de temps perdu à le perdre ! Et cet enfant qui ne grandissait pas… Voilà à quoi j’étais destiné depuis toujours. Confinement nécessaire à l’observation de ce qui nous tue à petit feu. Juliette m’avait épargné cette souffrance. J’en mesurais les avantages maintenant. Hélène ne se suicidera pas : elle vivra aussi longtemps que ma présence ou ma mémoire serviront ses intérêts. À quoi peut donc s’intéresser une femme sans poil ?
*
Surgères creva sur le carreau de la bibliothèque pendant que je n’y lisais pas. Je n’aurais pas aimé assister à une aussi courte agonie. Selon le plus fidèle de ses domestiques, il « passa » (de vie à trépas, omit-il de préciser) en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Par conséquent, et en attendant la majorité de mon nabot de rejeton, j’étais le maître des lieux, pas jaloux d’ailleurs de la prépondérance d’Hélène sur la propriété qui nous servait de siège. Je courus hériter le bureau où le vieux Surgères s’employait à gérer ses affaires. Hélène m’empêcha d’ouvrir la porte.
« Tu n’y comprendrais rien, m’expliqua-t-elle.
— Mais je suis rongé par le désir d’écrire ! J’ai besoin d’un bureau. En voici un tout trouvé.
— Pas question que je déménage toute l’histoire de notre château pour laisser la place à tes occupations ! Maintenant, ajouta-t-elle avec un brin de perversité, nous sommes libres ! Profites-en pour visiter le château de fond en comble. Tu y trouveras le lieu nécessaire à tes orgasmes littéraires. Et si ton choix m’agrée, alors nous nous mettrons d’accord sur…
— Tu es un ange, ma chérie ! »
J’avais une bonne quinzaine d’années devant moi. Je savais qu’une fois endossée l’armure de la majorité, mon fils s’emploierait à réduire mon espace vital. Je ne sais pas pourquoi je m’étais mis ça dans la tête, mais j’y croyais. Et puis quinze ans me paraissaient une éternité. Van Gogh a conçu son œuvre en moins de dix. J’allais enfin m’occuper de moi. Même si je n’ignorais pas que ma bourse connaîtrait les inévitables limitations que m’imposerait la fidélité d’Hélène aux principes de la famille et de la propriété. Le soir même de la mort de Surgères, la domesticité me suivit, tapie dans les ombres des parois et des statues, pour observer en silence ma déambulation lente et déterminée, assistant en même temps aux manifestations déplacées de ma joie. Je ne me couchais pas de la nuit, usant les batteries de la lampe torche dans ce qui m’apparut comme les premiers signes d’un infini qui prenait enfin naissance en moi et non plus dans ce que les autres pensaient de moi, de mon être et de mes possessions relatives.
« La nuit allait tomber sur le désert. J’étais debout sur la roche. Et j’admirais le vol circulaire d’un aigle qui pouvait bien être plutôt un condor. Je ne savais pas comment ni pourquoi je me trouvais dans cet endroit que j’aimais comme si j’y étais né, que mon sang y trouvait sa raison d’être ce qu’il est, et que j’étais venu chercher le sens de mon existence. J’étais seul ou je me croyais seul. Personne pour témoigner d’une ascendance liée d’une manière ou d’une autre à cette terre brûlée par le soleil et ravagée par la froideur intense de ses nuits. Soudain, je me sentis observé, presque violé. L’aigle plongeait maintenant. Il allait disparaître, pour un temps impossible à déterminer, dans une vallée étroite et obscure où la nuit œuvrait déjà. J’ai tourné la tête et mes yeux ont rencontré un autre regard : l’aigle a crié en entrant dans l’ombre. J’ai de nouveau scruté cette nuit. Puis, tournant la tête pour revoir les yeux qui m’observaient depuis toujours peut-être, j’ai constaté avec amertume qu’ils avaient disparu avec leur créature. Pourquoi la peur m’a-t-elle envahi ? Homme ou animal ? Mort ou vivant ? Indien ? Arabe ? Noir ? Je n’avais pas eu le temps de voir ce qui m’avait pourtant été offert, pensais-je, par cet aigle maintenant lui aussi disparu à jamais, car c’était ma dernière nuit : j’en avais décidé ainsi, harassé par l’existence et ses personnages familiers et historiques.
— Vous n’êtes pourtant pas mort…
— Je pourrais l’être… »
Voilà le genre de conversation que j’entretenais avec Frank Chercos à travers la vitre de la cellule de dégrisement. Je n’avais pas quitté le quartier. Ni assisté à l’inhumation de Juliette qui avait eu lieu dans sa terre d’origine. Cette page m’était arrachée. Je commençais à en oublier le contenu, incapable d’en écrire un seul mot qui m’eût inspiré toute la séquence romanesque ou poétique, je n’en saurais jamais rien. Dehors, personne ne m’invitait à partager son propre malheur. Je me suis battu avec une cloche qui se réclamait de la schizophrénie. Son chien décousit une jambe de mon pantalon. Et quand Élise m’ouvrit sa porte, elle ne put s’empêcher de constater que je n’avais pas changé depuis qu’elle m’avait, selon elle, sorti des eaux glaciales de l’Adriatique. Je courus me réchauffer contre le poêle qui ronronnait comme un chat dans un angle du salon ou de la cuisine. Élise crut que je venais pour faire l’amour, mais elle avait des « copies » à corriger, ce qui l’occuperait peut-être toute la nuit. Je proposai alors d’aller coucher dans son autre logis. Il était occupé !
« Mais c’est qui… ? » m’écriai-je sans mesurer ma force.
Elle grimaça sans résister et son bras sembla se nouer dans son dos.
« Je t’ai raconté des histoires, Julien… Je ne suis pas celle que tu crois…
— C’est qui, l’autre… ?
— Si je te dis que c’est ma sœur jumelle…
— …je ne te croirais pas !
— Et si je te dis que je suis la comtesse… ?
— Vous vous foutez tous de ma gueule ! Je sors d’une cellule et d’une conversation avec un représentant de l’autorité…
— Tu es… dessoulé ?
— Ils m’ont injecté un excitant et ma pensée va plus vite que mon esprit maintenant ! Donne-moi la clé ! »
Elle me l’a donnée. Dans la rue étroite et noire, je me suis cru avec l’aigle et comme lui, je savais que je ne m’en sortirais pas si cette nuit avait une fin. C’est comme ça qu’on se met à courir après le jour, après la lumière et je ne sais pas quoi encore qui sent son dieu ou sa matière primitive. Je montai sans rencontrer personne. L’appartement était vide. Élise m’avait menti. Il fallait que je me mette ça dans la tête : Élise ment chaque fois qu’elle s’interpose entre moi et la réalité de ce monde en expansion. Pourquoi avait-elle plongé du canot dans cette eau où je cherchais la rousse chevelure de la comtesse ? Et pourquoi s’était-elle coiffée de cette trompeuse perruque ? Il n’y avait pas là de quoi romancer, avait reconnu Frank Chercos qui avait entrouvert la porte pour que je me sentisse moins seul.
*
À l’époque dont je vous parle juste après vous avoir raconté la fin provisoire de mon existence et l’attente que m’imposait la présence d’un fils qui finirait par me jeter dehors (Hélène m’aimait trop pour ça), la question de l’assassinat d’Alfred Tulipe n’était pas encore résolue. Le pouvoir judiciaire et ses sbires s’activaient à proximité de ma propre version des faits. Mais maintenant que j’avais perdu Juliette et l’existence qu’elle offrait à mes loisirs de dilettante, je n’avais plus personne à qui en parler sans provoquer l’hilarité ou l’impatience. Élise ne venait plus dans l’appartement qu’elle m’avait cédé pour ne pas encombrer sa vie professionnelle. Je la croisais de temps en temps à l’épicerie où elle me ravitaillait sans pinailler comme le font les amis quand ils ont perdu patience et qu’ils ne parviennent pas à en rire. Au contraire, sachant à la fois ce qui convenait à ma constitution et à mes goûts, elle s’appliquait à parfaire les effets de mes ingurgitations de telle manière que j’embellissais aux yeux de tout le monde, y compris de Frank Chercos qui commençait à penser que je n’étais que le témoin du meurtre d’Alfred Tulipe. Je ne sais pas d’où il tirait cette nouvelle théorie, mais enfin : je passai du statut de soupçonné à celui de témoin que quelque chose ou quelqu’un empêche de parler. Frank Chercos profitait de mes fréquents D.T. pour entretenir avec moi une conversation approfondie sur les tenants et les aboutissants de cette croisière en Méditerranée qui m’avait inspiré le viol d’une mineure en âge de procréer. Donc, malgré le changement de statut qui affectait ma condition de guignard, les choses n’étaient absolument pas sur le chemin d’une simplification toujours bienvenue quand l’instruction commence à se fatiguer et même à en avoir marre. Certes vous savez maintenant, grâce aux exigences de la composition, que j’ai fini par épouser Hélène, par conséquent avec le consentement de ses parents, les Surgères, lequel consentement était conditionné par mon innocence définitive dans l’affaire qui m’opposait à Alfred Tulipe bien malgré moi. Vous savez aussi que le fils était un nabot de la pire espèce, de celle qui attend son heure pour faire payer sa disgrâce à celui que la science familiale désignait comme le seul responsable. Et en attendant de prendre la porte du château, j’avais joui d’un bonheur sans limites, me livrant à cette formidable activité de l’esprit et du cœur qui consiste à écrire un roman et même plusieurs si le génie n’y voit pas d’inconvénient. Il faut donc bien que j’ajoute quelques explications à cette attente joyeuse.
Heureusement qu’Élise avait deux appartements ! Vous avez sans doute considéré ce détail comme un excès de maniérisme et vous en avez conclu que je n’en tirerai rien du point de vue romanesque. Vous avez maintenant la preuve du contraire.
La générosité d’Élise (avait-elle quelque chose à se faire pardonner une fois là-haut ?) m’avait sauvé de la rue. Élise, c’était ma nouvelle Juliette. Mais Hélène veillait au grain. Je ne la voyais plus. Les Surgères attendaient les conclusions définitives de l’instruction, lesquelles tardaient à venir car, si j’étais témoin du meurtre d’Alfred Tulipe, je n’avais toujours pas témoigné. Chercos me harcelait, profitant, comme je l’ai dit, de mes excès de joie pour m’enfermer avec lui dans son commissariat. Il était tellement obsédé par cette affaire (mais pourquoi… ?) qu’il lui arrivait de m’offrir à boire et même de partager s’il en restait. Jamais je n’avais fumé autant. Je rentrais chez moi au petit matin, les poches pleines d’aiguilles d’injection. Élise n’en croyait pas ses yeux, mais elle ne posa aucune question à l’autorité indiscutable que l’inspecteur représentait à ses yeux. N’était-elle pas elle-même une autorité en matière d’éducation de l’enfance et de la jeunesse ? Je crois même qu’elle donnait des leçons aux adultes. J’en ai croisé quelques-uns dans l’escalier, y compris dans le mien, car d’anciens élèves revenaient une fois passés les effets du savoir qu’elle leur avait inculqué. C’est comme ça que j’ai revu Pedro Phile.
« Vous vous connaissez… ? s’étonna Élise qui, ce jour-là, me rendait visite.
— Je sais tout ! » plaisanta Pedro en lui pinçant la joue.
Ils n’entrèrent pas et redescendirent dans la rue où, de ma fenêtre, je les vis s’amuser tout en se dirigeant vers le logis d’Élise, car c’était là et seulement là à qu’elle donnait ses leçons de rattrapage. Cette part d’obscurité, voire de secret, accroissait ou aiguisait ma solitude. J’éjaculais sur les vitres en croyant renifler l’anus de la belle Hélène.
*
Tant que je ne témoignais pas dans l’affaire Tulipe, je demeurais sous le coup du soupçon et les Surgères refusaient de signer l’émancipation d’Hélène. Et comme je ne parvenais pas à l’approcher pour en discuter avec elle, je parlais aux murs entre les fenêtres. Qu’il soit bien clair aujourd’hui que je ne désirais pas l’épouser ni me trouver responsable de l’existence d’un être vivant qui ne me devrait que la moitié de sa raison. En cédant à la pression exercée par Chercos sur mes fragilités mentales, je sombrais dans le mariage et la paternité, sans compter le passage obligé par des noces dont le rituel à la fois républicain et catholique (quel paradoxe et quelle mystification !) me serait imposé sans concession. Mais résistant, non sans l’apport des substances idoines, à l’aveu qui me brûlait la langue que je n’ai pas toujours bien pendue, je me tenais à distance d’un destin que je ne souhaitais à personne de ma race. Chercos le savait. Il en usait des arguments tous plus grotesques les uns que les autres. Il en arriva à me promettre une place de roi dans la cour des auteurs en vue. Il connaissait, m’affirma-t-il, du beau monde. Et catholique avec ça !
« Vous finirez bien par céder, menaça-t-il un soir de cuite particulièrement sévère. Sinon je reviens à la première hypothèse…
— Mais je n’ai pas tué Alfred Tulipe !
— Alors vous savez qui l’a tué ! »
Il était qui, cet Alfred Tulipe, pour mériter un traitement digne d’un commandeur des Arts et Lettres ? J’interrogeai Pedro Phile qui me répondit, sans cesser de s’occuper de mon verre :
« Pure fiction de policier… Ce Chercos vous mène en bateau. N’avons-nous pas aimé, vous et moi, la même femme… ?
— Je ne vois pas le rapport… Juliette avait dix ans ! Et moi douze…
— Et alors… ? »
Le visage de Pedro se transforma en masque d’un pervers de Fritz Lang. J’en eus le sang glacé jusqu’aux os. Je pouvais mentir à Chercos et témoigner contre Pedro Phile, mais il ne pouvait pas figurer sur la liste des passagers du Temibile. Était-il à Brindisi quand nous y accostâmes ? Les flics italiens pouvaient renseigner Chercos et du même coup je le serais moi aussi : s’il y était, à lui de se justifier face à mon témoignage ; et s’il n’y était pas, on trouverait bien quelqu’un qui lui ressemblât. Mais à quoi bon toutes ces complications si elle se concluaient avec Hélène, un enfant et ces Surgères que je ne connaissais même pas ? Élise, qui lisait dans mes yeux, prévint son ami Pedro qu’il fallait cesser de m’ennuyer avec ces « histoires à dormir debout ». Pedro s’agaça :
« Il n’en reste pas moins qu’Alfred Tulipe a été assassiné et que tout le reste est suspendu au témoignage de monsieur… ! »
Je sortis. Je ne me souviens pas si c’était l’anniversaire d’Élise ou si je m’attendais à autre chose de moins festif. Je rentrai. C’est dans cet appartement que j’ai commencé à haïr la solitude. Je l’avais tant aimée. Du temps où je ne savais rien d’elle. Ou pas grand-chose. Maintenant, j’en souffrais. Je me rendis à l’évidence : je n’aimais plus personne. Et pas question de m’amouracher, sous prétexte d’honneur et de devoir, une fois lavé de tout soupçon, d’une morveuse qui n’avait su faire qu’un enfant au lieu de se transformer en fontaine éternelle. J’étais piégé, que je me tusse ou que je parlasse.
*
« Et l’aigle, dit Chercos, vous l’avez revu… ?
— L’aigle… ? Je n’ai jamais…
— Je vous ai apporté une capsule auto-injectable… »
Pourquoi ne pas fuir ? Là-bas. Mais avec quel pognon ? Chaque fois que je me projette dans l’avenir, j’interroge le pognon que je n’ai pas parce que je n’en gagne pas. Je ne travaille pas pour le gagner sous prétexte d’œuvrer à autre chose. Il me manque. Travailler, voler, tenter sa chance… Tout ce que je ne veux ni ne sais faire. Sans Élise ni Chercos, je me mettrais quoi dans l’estomac et dans les veines ? Et maintenant Pedro Phile prétendait une nouvelle fois se débarrasser de moi. Juliette avait dix ans. Comment pourrais-je oublier qu’il me l’a enlevée ? Plus tard, alors que nous avions décidé de partager l’existence, elle me confessa qu’elle avait passé du bon temps avec lui. Ce n’était pas cher payer, ces caresses innocentes, en échange d’un amour comme elle n’en avait plus connu. Je savais qu’elle correspondait avec lui. Je reconnaissais encore son écriture sur les enveloppes. De quel roman entretenait-il cette relation où l’enfance n’avait plus cours ? Elle m’avait invité à en parler, je ne sais toujours pas pour quelles raisons autrement inavouables. Qu’est-ce que je foutais là, le cul toujours entre deux chaises, jusqu’à ce qu’on me jette dehors ? Élise aussi finirait par me jeter à la rue, une autre de préférence. Et alors je témoignerais et j’épouserais Hélène avec ce que cela impliquait d’enfant, de famille et de château aux oubliettes peuplées de vieux squelettes eux-mêmes perdus dans le temps qui ne commence pas et qui s’achève pourtant.
« Vous ne saurez jamais de qui il s’agissait, me dit Chercos dans l’entrebâillement de la porte. Ça peut être n’importe qui… À quelle race appartenait Alfred Tulipe… ? Décrivez-moi son visage. Il est flou sur les photos du dossier. Forcément, ne publiant pas, il ne connaissait pas la célébrité qui multiplie ses créatures en autant d’exemples à suivre…
— J’étais en Amérique…
— Qu’est-ce qui vous le fait penser, Julien… ? Alors c’était un Indien ? Alfred Tulipe vous faisait penser à un Indien ? Vous n’avez jamais vu d’Indien de votre vie ! À part au cinéma et à la télé.
— Il était noir, Alfred Tulipe. Il suffisait de le regarder pour…
— C’est toujours bon à savoir… Je prends note ! »
On a passé comme ça de longues nuits à attendre que le jour reconnaisse sa dette. Au petit matin, à l’heure prévue par le règlement, et suite aux informations que débitait une imprimante branchée sur le système, je retournais dans la rue, j’évitais de m’y attarder alors que le pain y insufflait ses saveurs bourgeoises, et je montais chez moi. À force de me répéter, je ne haïssais plus la solitude, j’en avais peur.
*
Ainsi, je m’acheminais lentement vers les épousailles prévues par la sagesse des uns et des autres. Personne ne doutait de ma faiblesse. Chacun savait que je finirais par avouer. Le criminel comme le témoin agit sous les principes secrets de sa conscience. Dites ce que vous savez avant de vous taire. Et disparaissez avec ceux qui vous aiment.
Je n’avais aucune envie de me retrouver dehors, sans un sou et en compagnie de la lie qui donne un sens au bonheur. Élise donnait des signes d’impatience. Je savais de quoi elle souffrait. Ou mieux dit : je savais que je la faisais souffrir : son autre appartement, celui que j’occupais en principe de façon provisoire, lui manquait. Manquait à son équilibre. On ne vit pas longtemps sur un pied. On finit par poser l’autre et alors on s’aperçoit qu’on ne sait plus marcher. Pedro n’était pas venu pour l’aider comme elle le croyait naïvement. Il profitait de ma solitude pour m’atteindre. Je savais bien qu’il me reprochait la mort de Juliette. Allait-il me la faire payer ? Qu’avait donc payé Alfred Tulipe en mourant assassiné ?
Sur le trottoir de l’épicerie, Élise procéda au transfert des victuailles de son cabazo à mon filet. J’ai compris, au vu d’une abondance qui n’avait pas de précédent, que c’était la dernière fois. Devais-je revenir chez moi ? Ou m’abandonner au hasard des rues, dans un autre quartier si c’était possible, me disait son regard malgré tout apitoyé. Elle me mettait le couteau sous la gorge et me condamnait à l’errance pour un temps que je n’avais pas les moyens de mesurer, mais qui me détruirait encore un peu. C’est comme ça que je m’en vais. Et cette matière est perdue à jamais. La vie est l’antithèse de l’expansion qui a pris la place de Dieu dans nos esprits joyeux et pressés.
« Je n’ai pas dit au revoir à Pedro… prétextai-je.
— Il est retourné chez lui… Je n’ai plus besoin de toute cette nourriture… Je serai toujours chez moi, si tu as besoin de quelque chose… Comprends-moi…
— J’ai toujours pensé que j’étais le seul être compréhensible… Les autres me paraissent si hermétiques…
— Tu ne les aimes pas, mon Julien… Ne reviens pas souvent… Pedro m’a rendu si malheureuse…
— Le salaud ! Si je le tenais !...
— Ce n’est pas la solution, Julien… Il y aura d’autres croisières, tu verras…
— Avec quel pognon, nom de Dieu ! »
Je ne sais pas si on s’est embrassé. L’épicier m’a regardé comme s’il ne m’avait jamais vu, des fois que moi aussi je fasse du mal à sa cliente fidèle et bien foutue. Élise s’est éloignée, balançant son panier d’alfa comme s’il ne contenait rien, ce qui était possible parce que mon filet s’apprêtait à craquer. Je ne suis pas retourné chez moi. Je pouvais prévoir de passer la nuit chez Frank Chercos, en cellule. Mais avec quel pognon me biturer ? J’avais épuisé ma réserve de coloc. Au fond de ma poche, des dizaines de capsules, toutes vides. Je ne pouvais même pas envisager de les lécher. Je m’y étais déjà appliqué. Pourquoi conserver ces souvenirs s’ils ne contiennent plus rien. Je n’en tenais pas la comptabilité. Et pourtant, je n’avais plus que ça à faire de mes dix doigts : les compter jusqu’à recommencer à zéro faute de pognon.
*
Un soir d’hiver, j’étais sous un pont ou autre chose quand qui c’est qui s’est amené, et en minijupe malgré un froid de chien à coucher dedans, si c’est pas Hélène qu’une seconde plus tôt je me serais pas imaginée aussi près de moi. Je me suis tout de suite mis à bander. Le type qui était avec moi pour me tenir chaud s’est vexé mais dès qu’il a vu qu’il n’y était pour rien, il a sifflé d’admiration. Il a tout de suite compris qu’elle ne venait pas pour lui et il est allé se coucher plus loin dans la broussaille, la queue à l’air taquinée par les gouttes d’un crachin glacial. Je ne sais pas combien de temps ça a duré mais l’éjaculation m’a occupé jusqu’à ce que l’hallucination s’éteigne comme l’écran de la télé un soir d’orage. Le type, qui était toujours collé contre moi, me demanda si ça m’arrivait souvent pendant mon sommeil… Oui, oui, il avait sifflé, d’admiration, mais il n’avait rien vu.
« Tu devrais refermer les yeux, me conseilla-t-il. Des fois ça marche.
— J’aurais mieux fait d’aller délirer devant la porte de Chercos…
— Il est pas de nuit… Je me suis renseigné… Il faut dire que tu prends toute la place… Tu laisses rien aux autres… Mais moi je te comprends… J’ai passé l’âge de pas comprendre ce qui arrive quand on a tout perdu… Tu bandes bien et en plus, tu gicles comme un ado… »
Le voilà parti pour un discours. Il n’avait rien à raconter. Mon hallucination tombait à pic. Je le laissai délirer à son aise. Il était chaud et le ronronnement de ses poumons me berçait. Je n’avais froid qu’aux pieds, qui habitaient dehors parce que je dépassais mon compagnon de plusieurs têtes. Je ne savais pas alors que l’avenir me réservait un autre nain. Si ce n’était pas Hélène, qui était-elle ?
« Ça n’arrive jamais, se plaignit mon compagnon qui nasillait dans mon oreille. Ou alors elles sont laides et crasseuses. Parle-moi encore d’Hélène. J’aime tes sonnets, Juju ! »
Qu’est-ce que j’aurais aimé qu’elle soit là à la place de ce nabot qui me servait de bouillotte ! Pendant que je récitais un de mes sonnets, la Lune s’est installée sur les fils, comme un oiseau. Tu parles si ça n’a pas duré ! L’autre s’est endormi avant qu’elle se transforme en reflet sur l’eau de la rivière. Ce n’était pas le désir qui me harcelait. J’en avais marre du désir et de ses inventions bonnes pour se jeter à l’eau. J’avais peur, pas même enclin à haïr ce qui me blessait aussi profondément. Des éclairs de lucidité traversaient mon esprit comme des feux follets. Je me voyais comme dans un miroir aux alouettes. J’avais connu ça dans mon enfance, tapi dans les sillons gelés et écoutant les halètements du chien. Le chasseur avait l’air d’un automate. Il y avait d’autres chasseurs. Je les connaissais tous. Il fallait que je me souvienne de ça : je connaissais tout le monde autour de moi. Et chacun savait ce que je valais. À la chasse comme dans la broussaille de la rive saturé de moustiques. Mais tout ceci se passait à la campagne, à une époque où je ne rêvais pas d’écrire et de donner des leçons à la république et à ses temples. Ce soir-là, je couchais dehors parce que Chercos était en vacances dans le Sud. Il ne m’avait même pas prévenu. Il s’était envolé comme une garce qui papillonne où ça lui chante. C’est Frankie qui m’avait informé, mais il ne pouvait pas prendre la responsabilité de m’enfermer pour la nuit, même pour de bonnes raisons. Il ne travaillait jamais la nuit, à cause de sa vue. Dès que la nuit tombait, il n’en voyait plus les chats, même gris. Et ça l’amusait tellement que je suis sorti pour penser à autre chose. Des jours que je ne fichais plus rien. On n’a pas encore inventé la connexion gratuite, sinon je me serais branché avec l’espoir de provoquer un court-circuit !
*
Je ne sais même plus si ce que je vais raconter maintenant (le séjour chez les Surgères) relève du délire ou de l’invention romanesque. Chercos était « aux skis » et mon cerveau se refroidissait un peu plus chaque nuit. Le jour, je m’alimentais sous les étalages. Je n’aurais pas aimé me faire attraper. Il y a une grosse différence entre passer une nuit en cellule de dégrisement et coucher et bouffer en prison jusqu’à en avoir marre. Et puis si Chercos cherchait à me dégriser, je n’avais rien commis sur la personne de mon ennemi, en admettant que j’en eusse rencontré un dans la journée ou en fin de soirée. Ce type se documentait et en même temps il me rendait un service d’ami. Mais en partant sans crier gare à la solitude, il m’avait en quelque sorte trahi. Je lui en voulais, quoi. Et je n’en parlais à personne, de peur de provoquer le destin. Chaque jour, sur le coup de midi, je passais devant le commissariat. Frankie veillait à la porte, sans cérémonie. Je crois même qu’il accueillait les gens, sans distinction de race ni de casier. Je lui faisais un brin de causette. Il voyait bien que j’étais trop lucide pour être moi-même. Je lui inspirais de la compassion. Ça se lisait dans son regard, celui qu’il partageait aussi avec sa jeune épouse une fois accomplis les rites de l’ordre et de la paix. Je ne l’enviais pas, le plaignant peut-être, mais je n’ai pas l’habitude de me mêler de ce qui ne me regarde pas. J’étais sur le point de changer de trottoir. Si je n’épousais pas Hélène comme elle le désirait, j’allais finir dans la rigole comme mon aïeul. J’en avais trop entendu sur le sujet pour ne pas finalement céder à la demande. J’aurais préféré céder à la tentation, mais on a toujours le choix. Et c’est ce que j’ai fait : j’ai choisi. C’est Chercos qui allait sauter de joie en l’apprenant. Même sur ses dangereux skis alpins. Allez donc savoir qui j’ai trahi cette fois…
Surgères et moi on était au fond d’un trou. C’est ce que je m’imaginais. Au-dessus, le puits décrivait un cercle parfait et rempli d’un ciel bleu sans traces de soleil. On buvait l’apéro dans des verres ciselés, du cristal si j’écoutais bien. Je lui apprenais à m’enculer sans commentaires, mais le vieux bandait mal et on passait notre temps à critiquer l’époque contemporaine, sans écran pour nous influencer. Il avait des visions d’enfer dans ces moments-là, alors que je peuplais mes murs de taupes toutes plus sympathiques les unes que les autres. Mais le matin, au réveil, ce type avait toute sa tête et c’était moi qu’il critiquait parce que je n’étais pas lavé de tout soupçon. Toutefois, la probabilité que j’eusse quelque chose à voir avec l’assassinat d’Alfred Tulipe, si c’en était un, était égale à un zéro approximatif qui réjouissait la belle Hélène. Elle était grosse comme un buisson qui n’attend que le printemps pour fleurir. Je ne la reconnaissais plus. Et la vieille Surgères rechignait toute la journée, enjambant le trou juste pour donner le spectacle de son énorme fente. Entre le réveil et le premier verre, Surgères avait complètement changé. Il creusait le trou lui-même. Je le rebouchais avant de me coucher, ménageant les taupes qui traversaient la paroi sans demander leur reste. Des journées de fiction et de déni. Et dans le ventre d’Hélène, Quentin prenait ses distances avec le néant d’où je l’avais tiré non sans effort, car Hélène ne jouissait pas facilement. Seule la vieille s’accrochait à la réalité de tous les jours. Je crois que c’est ça qui l’a tuée.
C’est dans ces conditions qu’on préparait les noces. Le maire serait là, ainsi que le curé. Il y aurait de la viande fraîche à gogo, ce qui me replongea chaque minuit dans mon enfance. Pedro Phile, qui n’était pas invité, hantait ces attentes de l’aube. Aussi, au matin, tandis que Surgères rouspétait après la justice et ses procédures, le sommeil me harcelait. Je n’avais plus le droit de toucher à Hélène. Elle en avait envie, mais la vieille Surgères veillait du matin au soir et du soir au matin. J’en perdais mon langage. Je n’avais plus grand-chose à dire quand on sautait dans le trou Surgères et moi. Comment s’y prenait-il pour passer de la colère inspirée par les insuffisances judiciaires au cul que je lui offrais sans cesser de siroter le contenu de mon verre ? Je ne me souviens pas d’avoir rencontré un domestique pendant la grossesse.
Chaque jour que ce dieu inventait rien que pour j’y trouve à redire, l’esprit de Juliette me visitait. Je ne savais jamais d’où il tirait sa substance. J’avais beau tirer la langue pour atteindre le fond de mon verre, rien ne sortait de ma bouche et le vieux ânonnait en me reprochant d’avoir un petit cul. C’était fou ce qu’il devenait grossier tandis que le soleil accomplissait sa parabole céleste. Pourtant, quand Chercos s’amenait à bord de sa triste voiture de service, l’accueil était sobre et distingué. On s’asseyait sous un chêne séculaire autour d’une table du même âge et on buvait du thé ou du café en grignotant des biscuits au gingembre. Je les écoutais parler, de moi entre autres, mais je n’étais pas avec eux et je comptais les trous de taupe dans le gazon encore humide de rosée.
« On ne saura jamais qui a tué mon cher ami Alfred Tulipe, regrettait une fois de plus le vieux Surgères.
— Faut pas désespérer, roucoulait le flic qui aimait le café et le gingembre comme si cet assemblage lui rappelait quelque chose de son enfance ou de son service militaire.
— On a si souvent fait fausse route, se plaignait Surgères.
……………..
— Rien ne dit qu’il a été assassiné, dit Chercos.
— J’aurais dû y aller à sa place… Mais il a tellement insisté… »
Chercos avait sans doute déjà appris que la vieille Surgères avait eu une aventure avec Alfred Tulipe, ce qui donnait tout son sens à cette croisière avec Hélène. Elle n’avait entrepris ce voyage que dans le but de passer du bon temps avec le meilleur ami de Surgères, une aventure qui n’en demandait pas moins pour qu’il arrive enfin quelque chose. Et c’était arrivé. Sans l’enfant qu’Hélène m’avait soutiré comme le vin de son fût, je n’avais pas de mobile et je demeurais complètement étranger à cette folle histoire. Mais pourquoi aurais-je assassiné Alfred Tulipe ? se demandait Chercos qui quelquefois prenait ma place sur le bateau et même partout où il savait que j’avais mis les pieds. Je n’en avais pas fini de souffrir de ce coup de dés. Je me mordais les doigts de les avoir jetés sur ce pont parce que cette petite muse m’avait tapé dans l’œil au premier mot échangé avec elle à propos de je ne sais plus quoi. Voilà ce que Chercos m’avait expliqué en me tordant le bras pour que je comprenne bien que je devais tenir ma langue. Le vieux Surgères, sur qui pesait aussi le soupçon, n’en devait rien savoir.
Je me disais que si ce vieux con était en effet le meurtrier d’Alfred Tulipe, il ne manquait pas d’air en me reprochant d’avoir engrossé sa princesse. Mais la perspective d’un héritier avait sans doute le pouvoir de clarifier la situation dans son esprit. On arrivait toujours lui et moi à se mettre d’accord autour d’une bouteille, quitte à se servir des capotes pour les gonfler.
Le temps ne passe pas de la même manière selon qu’on l’envisage dans l’attente d’une échéance ou qu’on ne trouve pas les moyens de se fixer un but à atteindre sous peine de chercher à en finir avec la nuit. La date de la mise au monde de cette chair de ma chair était gravée de manière définitive. On s’en approchait qu’on le voulût ou pas. Et ça me rendait mélancolique. On n’a jamais attendu comme ça Juliette et moi. La plupart du temps, on attendait qu’elle rentre de voyage ou que je cesse de m’en plaindre, aucune date n’étant en jeu. Je ne sais même pas si elle avait pensé à utiliser ma semence pour se reproduire. Nous n’en parlions pas. Nous ne nous félicitions jamais de rencontrer les enfants des autres. Mais maintenant que je vivais avec les autres, j’avais oublié les sentiments que Juliette m’inspirait en s’en tenant à ce silence obstiné. J’en étais là : incapable de faire son portrait pour donner à lire cette évocation de la vie et de la mort en soi. Je hais les hussards.
Certes, Chercos ne me disait pas tout. Il continuait toutefois de m’approvisionner en substances interdites. Il y en avait des tas dans les placards de la P.J., mais lui ne revendait pas. Il avait la générosité dans le sang. « Un truc de famille ». Il fourrait la main dans sa poche et le papa Noël qui habitait en lui en sortait de quoi m’occuper à autre chose qu’à faire des projets d’entreprise ou de vacances.
« La vieille vous a confié quelque chose… ? me demanda-t-il.
— Elle sait que je sais mais on n’en parle jamais…
— Qu’en pense Hélène… ?
— Elle me suce dans le grenier où on monte sous prétexte de fouiller dans le passé familial, le sien en particulier. En ce moment, je suis hanté par notre enfance à Juliette et à moi. Pedro Phile…
— Il n’était pas sur le Temibile… Nous avons vérifié son alibi.
— Mais nous n’avons plus de rapports par les trous…
— La bouche est un trou !
— Déconnez pas, Chercos ! »
Elle n’avait pas fini de cracher ma substance que déjà je songeais à me coucher dans la seule intention de me replonger dans cette enfance, celle dont j’essaie de vous parler, monsieur. J’avais deux ans de plus que Juliette. Pedro Phile en avait dix, peut-être quinze…
« Je n’ai jamais su…
— Avec ça — c’est nouveau ! — il parlera ! »
Chercos ouvrit la main qu’il venait de sortir de sa poche. C’était une capsule, aussi transparente que les autres, mais pas verte comme d’habitude. Il en bavait. Je m’étonnai :
« Il n’y en a qu’une !...
— C’est la seule ! Vous pensez bien que si j’en avais trouvé d’autres, j’aurais pensé à vous, Magloire…
— Ne m’appelez plus Magloire ! Je n’écris plus…
— Vous m’en voyez désolé… J’avais espéré… Russel et moi on avait pensé…
— Ne pensez plus à ma place, nom de Dieu ! Et trouvez en une autre ! C’est quoi, cette couleur… ? »
Chercos approcha son gros œil de la capsule qui était dans le creux de sa main. Il hésitait. Il n’avait pas pensé à la couleur que ça pouvait avoir, mais il savait que l’effet était « époustouflant ». Il avait lu des tas de choses sur le sujet.
« Et si c’en est pas… ?
— C’en est ! Zavez qu’à essayer vous-même !
— Mais si vous n’en trouvez plus… ?
— Essayez-la sur Surgères ! Il parlera. C’est garanti.
— Vous avez le mode d’emploi ?
— Promettez-moi de pas y toucher, Magloire…
— Ne m’appelez plus Magloire… »
J’en ai mis dans le pastis de Surgères. On était au fond du trou et on travaillait dur. J’avais un mal fou à ouvrir les yeux pour ne pas me tromper de cible. Je me méfiais de mon cerveau dans ces moments de sainte hésitation. Mais ma main a bien versé le contenu de la capsule dans le pastis de Surgères et il a avalé le tout sans rechigner. Ensuite, il s’est mis à parler… de sa jeunesse… puis de son enfance… et enfin d’un passé qu’il n’avait pas vécu lui-même mais qui avait exercé une grande influence sur ce qu’il était devenu finalement : un poivrot. Chercos allait être déçu. Et j’avais raté le coche à cause de son empressement. J’en voulais tellement que je ne pensais plus qu’à ça. Dans le grenier, Hélène se douta de quelque chose. J’éjaculais sur la malle, ce qui l’étonna. Elle fit mine de lécher son nez.
« Ça arrivera que tu le veuilles ou non… dit-elle.
— Je n’ai pas dit que je ne voulais pas que ça arrive… !
— Je n’ai pas dit ça non plus !
— Ton père doit m’attendre… Il faut que je descende… dans le trou.
— Bizarre ce flic qui vient aux nouvelles toutes les semaines… Qu’est-ce qu’il attend de toi… ?
— Il m’aime comme si j’étais son fils, c’est tout. »
Je descendis. La vieille Surgères se pomponnait devant un miroir, s’y cherchant parce qu’elle avait ôté ses lunettes. Comment, ou pourquoi, Alfred Tulipe avait-il aimé un pareil cageot ? Et que savait Hélène de cette aventure extraconjugale ? Était-elle la fille de Surgères ? Ou un produit annexe ? Je doutais soudain de ma participation à la future mise au monde d’un rejeton qui finirait par me souffler un héritage si mérité.
« Ne me regardez pas quand j’ai le dos tourné, Julien…
— Je vous assure que je n’ai pas regardé… Je descends… Papa m’attend…
— Ne l’appelez papapa ! »
Je ne l’appelais pas Maman. Elle avait des seins d’adolescente. Il n’était pas difficile de le deviner, car la vieille s’habillait léger, été comme hiver. La disparition d’Alfred Tulipe ne semblait pas l’avoir affectée. Elle frissonnait pourtant quand il était question de mon encore possible culpabilité. Surgères se demandait maintenant s’il ne m’avait pas trop ennuyé, la veille, le jour où je lui avais fait ingurgiter la nouvelle invention de Chercos. Je me servis un tubo à peine mouillé.
« Vous ne m’ennuyez jamais, Papa… »
Il avait cet air de profil qui appartient aux hypocrites. Chercos l’avait peut-être chargé de me faire cracher la vérité sous l’effet d’une drogue inconnue de moi. En tout cas, le pastis avait le goût de pastis. Je l’engloutis d’un trait, accusant le coup aussitôt. Je me tenais à la paroi du trou. Une taupe montra son museau agité de curiosité.
« Nous oublierons tout ça, grommela le vieux.
— Vous croyez qu’on peut oublier qu’on vous a un jour accusé d’avoir tué un innocent !...
— Peut-être pas si innocent que ça… »
Il aimait s’adonner à la réplique, le vieux Surgères. Il bandait encore plutôt bien de ce côté de sa personne. Je rageais :
« Voilà ce que je n’oublie pas ! Alors que tout ce qui me serait agréable de revoir en pensée m’échappe comme on inspire la peur aux petits animaux…
— Ça s’appelle une obsession… Savez-vous que Chercos me soupçonne… ?
— Vous soupçonne de quoi, nom de Dieu ! »
Je ne devais pas avoir l’air aussi sincère que je voulais. Surgères me servit un sans eau avec addition d’un petit secret à lui, peut-être à l’instigation du flic qui ne quittait plus les lieux depuis qu’il y avait installé toutes les possibilités de soupçon. Même Hélène aurait pu tuer Alfred Tulipe. N’importe qui pouvait le tuer dans son lit d’hôpital où il allait crever de toute façon, qu’on y mît du sien ou pas !
« On ferait peut-être mieux de pratiquer l’abstinence, dit Surgères sans cesser de contempler la bouteille déjà orpheline de ses trois-quarts. Il paraît qu’on réfléchit mieux sans adjuvant. Mais pour ça, il faut en savoir plus sur la façon de se comporter avec le bonheur. Vous n’êtes pas si heureux vous-même, mon cher Julien…
— J’aimerais trouver le temps de penser à autre chose… Mais j’ai beau faire, je ne retrouve plus son souvenir… Je l’ai perdu, semble-t-il, pour toujours !
— Vous n’y êtes pour rien. Je n’aurais pas dû vous imposer cette règle familiale qui veut qu’on ait le droit d’engrosser les filles à condition de devenir le père de leurs enfants.
— Si ce n’était que ça… D’ailleurs, si Juliette était encore de ce monde, je ne serais pas moi-même ici à vous tenir des propos… décousus ! »
Surgères mit toutes ses forces dans la formation d’un sourire qui se transforma en grimace. Son esprit s’activait comme autant de corbeaux autour des yeux d’un mort étendu à ses pieds. Si ce type n’avait jamais tué, j’étais puceau. Mais l’Histoire vous autorise à tuer quelquefois. Il avait peut-être eu cette chance. Il lutta pendant une bonne minute puis retrouva son visage d’abonné à l’incrédulité.
« Je n’avais jamais été autant harcelé, avoua-t-il enfin en se tordant le nez pour en extraire la morve. Pourtant, j’en ai vécu des moments difficiles… Je peux même dire tragiques, sans paraître ridicule le moins du monde. Êtes-vous ridicule quelquefois, Julien… ?
— Nous ferions bien d’ouvrir une autre bouteille. Nous avons l’air ridicule de deux idiots qui prétendent se partager une bouteille vide… Demandez à la taupe.
— Quelle taupe, sapristi ! »
Il valsait sur sa chaise, touchant la paroi avec les pieds et les mains. J’en profitai pour lui injecter une double dose de colocaïne. Il apprécia le geste en embrassant mon anus. J’en conçus une formidable érection. Mais Juliette n’était toujours pas là. Elle me manquait terriblement. Je n’atteindrais pas le midi et je me passerais une nouvelle fois de repas. L’odeur de la cuisine de la vieille Surgères (celle qu’elle enseignait à Hélène qui avait d’autres projets) descendit sur nous comme un vaisseau d’extraterrestres. Surgères voyait la même chose que moi. Nous étions sur le point de nous comprendre. Il reconnut que j’avais l’esprit assez tordu pour préparer en secret le malheur d’Hélène et de son fils. Il n’aimait pas sa femme. Il l’avait remplacée par un domestique qui avait tout juste l’âge de lui épargner les problèmes liés à ce que la morale intitule détournement de mineur à des fins sexuelles. Il ne connaissait son homosexualité que dans ce cas de figure. Il ne me souhaitait pas d’en arriver là à cause d’une femme. Mais il connaissait son Hélène et savait que je n’échapperais pas à cette fatalité familiale. Qu’est-ce qu’on pouvait attendre de mieux pendant que le Parquet cherchait un texte susceptible de satisfaire la partie civile ? Il n’était jamais allé au fond des choses et maintenant il mesurait sa nouvelle science de l’homme. Dans l’insatisfaction, cela allait de soi.
Le soir, retrouvant la lucidité qui me rend malade mais pensant que sans elle je m’éloignais à jamais de mon enfance avec Juliette, je reprenais le récit où je l’avais laissé la veille et ma plume courait dans le blanc du papier à la recherche du détail qui, par magie sans doute, provoquerait l’apparition de Juliette en enfant prometteuse d’une mort sans douleur ni regret. Je me souvenais d’avoir pensé à cette mort alors que nous n’avions pas atteint l’âge des poils. Qu’est-ce que nous explorions sur nos corps ? Elle, la beauté qui ne pouvait pas lui échapper. Moi, le plaisir recommencé dans une stupeur croissante. Nous en avons ri plus tard. Mais tout ceci ne suffirait pas à me la redonner exactement comme je l’ai prise. La fenêtre ouverte de l’été me rappela que l’enfant verrait le jour en automne, ce qui me désolait. Je n’aime que l’été, rien d’autre question saison et enfer.
Un voyage avec Juliette me semblait maintenant tellement possible ! Alors que nous avions vécu nos voyages séparément. Encore que les miens ne connaissaient que l’enfermement provisoire dans les limites de l’imagination et de la dénégation. J’y construisais mon romanesque à défaut d’une poésie dont le langage fuyait par les interstices de ce bonheur transitoire. En attendant, touchant les bords de la mémoire sans y recueillir la moindre impression susceptible d’inspirer la joie au peu de langage qui m’appartenait, je recevais le silence de la nuit et des sommeils que les murs me donnaient à peupler de mes propres rêves. Je n’ai jamais créé mes personnages autrement. Comment parvenez-vous à créer les vôtres, monsieur… ?
*
En attendant que le maire et le curé authentifient notre union charnelle, je me limitais quotidiennement à des éjaculations non moins magistrales, entre chien et loup, matin et soir. Je couchais dans une annexe en travaux que les domestiques négligeaient sans se priver de me le faire savoir. J’allais et venais entre ces pénates sommaires et les lieux privilégiés par les Surgères dans un cadre de vie défini depuis longtemps. Hélène, qui se laissait encore conditionner par ces exigences de fortune, glissait entre mes doigts chaque fois que j’entrais. Ces croisements avaient fini par peser sur mes nerfs, mais je me contenais. J’ai moi aussi reçu une éducation fondée sur l’expérience et le sort. Nous prenions le café ensemble sous le grand chêne qui avait connu plusieurs rois. J’aimais ces moments de solitude à deux, surtout qu’on se promettait l’un à l’autre, même si, de mon côté, je ne perdais pas de vue les possibilités de fuite sans laisser de traces. Je ne craignais pas les Surgères, n’allez pas croire ! Mais j’étais la marionnette de Frank Chercos. Il veillait sur moi comme on réchauffe contre son cœur les lingots issus d’une autre fonte. Évidemment, ces moments d’intimité relative ne duraient pas. Hélène avait encore la main dans mon slip quand la vieille s’amenait avec son petit plateau et ses vivres. Pas question d’aller plus loin, mais je m’étais déjà vidé et j’avais l’esprit tranquille, pas aux abois comme l’espérait la vieille Surgères.
Elle s’appelait Catherine et avait conservé à peu près tous les traits de son passé de jeune fille en instance d’épousailles. Elle était seulement ridée et grasse dans les angles. Le croisement de ses jambes m’inspirait des odeurs qu’Hélène ne possédait pas avec la même maîtrise de la lenteur. Je dois avouer que j’en oubliais Juliette. Je ne m’en voulais pas de ne pas parvenir à la retrouver sur la page unique de mon roman en chantier. L’heure de l’apéro était lointaine et le vieux Surgères dormait encore à poings fermés. Je prenais le risque de me laisser tourmenter par ces douleurs en fusion au cœur même de mon processus créateur. Hélène n’y comprenait rien, l’existence se limitant chez elle à l’attente d’une mise au monde qu’elle n’avait pas préméditée mais qu’elle ne se reprochait plus. Quant à Catherine, elle n’avait pas besoin de me saigner pour savoir que ce qui coulait dans mes veines m’éloignait de l’enfance au point d’avoir perdu de vue ses aventures et autres coups du sort.
« Parlez-moi de Juliette, insistait la vieille qui n’était pas aussi ancienne que son âge.
— Pas devant Hélène…
— Je n’écoute pas de toute façon !
— Il y a des choses que tu dois savoir, ma fille !
— Les morts me font peur… J’en rêve toutes les nuits et…
— …personne pour te réveiller en douceur, ma pauvre ! Je connais ça. Julien, reprenez du café. Vous avez l’air apathique ce matin…
— Mais je le suis, Maman, je le suis…
— Ne m’appelez pas Maman ! »
Chaque fois que je me penchais sur la petite table de formica qui me sert de bureau je me demande bien où ils l’ont dénichée — dans les poubelles de la domesticité les mots me contraignaient à n’évoquer que les moments les moins heureux de cette enfance que Juliette avait traversé en étrangère. Dans la roselière d’un bord de mer où je me livrais seul au plaisir, elle prenait des photos pour son seul usage. Nous en avons ri jusqu’à la veille de sa mort… en admettant qu’elle commençât à mourir bien avant ce maudit voyage à Rio en compagnie de gens qui ne m’avaient jamais considéré d’un bon œil.
« Je n’ai jamais appelé personne Maman…
— Pas même votre… L’avez-vous connue au moins… ? Nous sommes toujours là Julien et moi pour notre toujours petite Hélène… »
C’est fait : vous savez maintenant que le vieux Surgères portait le même prénom que moi, ce qui ajoutait à la confusion, convenez-en. Hélène ne s’en amusait pas vraiment, mais elle y pensait quelquefois et ces moments d’absence m’avaient amené à soupçonner une maladie mentale du genre de celles qui affectaient ma famille du côté maternel. Je ne saisissais pas toujours ses intentions et ça me faisait chier. J’avais les nerfs à la place des veines.
« Vous n’avez pas répondu, Julien…
— Répondu à quoi… ?
— À la question de savoir pourquoi vous n’avez jamais appelé votre mère Maman…
— Je n’ai pas dit ça…
— Vous me fatiguez ! »
Et elle se lève pour disparaître comme elle est arrivée, ce qui attriste toujours ma belle Hélène. Je lui montre à quel point j’ai envie d’elle, à défaut de l’aimer comme un citoyen doit aimer sa compagne. On ne fait pas d’enfants dans d’autres conditions, sinon on est bon pour le bannissement. Et tandis qu’elle reprenait la caresse où elle l’avait abandonnée pour cause d’interruption maternelle, je m’efforçais de reconstituer le visage de Juliette dont je ne possédais pas de photographie. Je n’avais pas eu le temps de remplir mes poches de souvenirs avant d’être jeté dehors. C’est comme ça que je me suis retrouvé dans les rayons de la bibliothèque municipale. Elle jouxtait presque le château. Pas besoin de vélo pour s’y rendre, m’avait précisé un valet en me tournant le dos. Il possédait la seule bicyclette de l’enceinte du château. Je sortis, bien décidé à en trouver une autre car je n’avais aucune idée de la distance à franchir pour atteindre mon objectif.
Je fouillai dans les magazines. Rien sur Rio. Je ne me souvenais même plus des titres que Juliette alimentait de ses prises de vue. J’interrogeais le bibliothécaire, mais il ne lisait pas cette sorte d’ouvrage et moi je n’avais aucune envie de sympathiser avec lui. On s’est quitté en ennemi, mais les raisons de cette inimité ne m’apparaissaient pas clairement. En tout cas, le vol d’une bicyclette ne s’imposait plus.
*
J’étais en train de déchiqueter une feuille blanche quand Catherine est entrée sans frapper. Elle a refermé la porte sans autre bruit que sa voix chuchotant. Tout le monde dormait, y compris la domesticité. Elle s’assit au bord du lit. Elle n’avait pas encore enfilé son pyjama. Elle avait traîné toute la journée dans cette robe d’été et je ne m’étais pas approché d’elle. Elle m’avait longuement observé quand je m’étais assis au bord de la rivière pour me ronger les ongles sans me donner en spectacle. Je le voyais dans un reflet que j’ai fini par briser.
« Vous ne dormez pas, Julien… ?
— Comme vous voyez…
— Vous ne trouvez pas le sommeil… Je vous comprends.
— Alors vous en savez plus que moi.
— Vous êtes amer depuis quelques jours… depuis la dernière visite de cet affreux policier… Je ne supporte pas l’odeur de son tabac ! Ces airs en coin ! Je n’ose même pas regarder sa nuque…
— Il en sait plus que nous… C’est sans doute pour ça…
— Que savez-vous que je ne sais pas, Julien…
— Il est bien temps de me le demander… »
Mais elle n’était pas venue pour se livrer à une joute. Ni pour ce que je croyais en examinant ses genoux qu’elle tenait serrés l’un contre l’autre avec une énergie de pucelle la veille d’un combat décisif. Elle s’était décoiffée pour l’occasion.
« Vous ne savez pas, Julien, que moi aussi j’ai eu l’ambition d’entrer dans le monde des Lettres… Je n’en ai pas trouvé la porte, malgré les relations familiales. Mon père fréquentait le meilleur des mondes, comme il sied à un homme politique. Mais je ne possédais pas la clé. Ou le paillasson. Peu importe la métaphore ! »
Sa langue sortit de sa bouche pour lécher un poil récalcitrant. Son visage était maintenant enfoui dans l’ombre alors que sa robe ruisselait de la lumière de la lampe qui éclairait mon travail en cours. J’avais la gorge nouée, comme on dit.
« Bien sûr, continua-t-elle, je n’avais pas souffert autant que vous. Je veux dire que je n’avais perdu personne. Rien ne s’était écroulé ni n’avait disparu du petit monde qui m’avait vu naître. Mais je me sentais capable d’en dire plus !
— Je vous comprends moi aussi… Mais on a beau souffrir en profondeur, rien ne garantit qu’on ait trouvé le bon filon. Je parle d’expérience…
— Vous n’avez donc rien trouvé… ? »
Son visage reprit sa place dans la lumière.
« Et vous comptez faire ça toute votre vie ? »
Nous y voilà !
« C’est exactement ce que je compte faire ! Je n’ai jamais rien fait d’autre que ce que je devais faire. J’ai un sens du devoir qui pourrait clore le bec à bien des légionnaires.
— Je n’en doute pas… mais cependant, Hélène et…
— Quentin. Elle a décidé de l’appeler Quentin. Vous devez savoir pourquoi, si je ne m’abuse…
— En effet… Hélène est mon quatrième enfant… Avant elle…
— Exactement comme moi, figurez-vous ! J’ai avalé ces histoires pendant toute mon enfance. Je suppose que…
— Non, non ! Vous supposez mal. Je n’en ai jamais parlé à Hélène. Julien et moi…
— Nous nous éloignons de notre sujet…
— J’étais venue vous parler de littérature quand… »
La lumière s’est éteinte. Je l’ai entendue décroiser ses jambes. Le lit grinçait sous elle. J’ai frotté une allumette. Elle n’était plus là !
*
Il y a loin de l’intuition à l’impression. Nos chemins divergent dès l’entrée en matière. Je n’ai jamais eu l’esprit scientifique. Je n’ai pas le goût des hypothèses ni des expériences qui s’ensuivent dans la logique et la rigueur des travaux en jeu. Je suis celui qui ouvre les yeux et qui ne fait que ça pour ne pas les fermer. Tautologie de l’angoisse acquise ou native, je n’en sais rien. Le seul passé qui devrait m’inspirer a disparu exactement comme Catherine la veille au soir. La porte était restée ouverte. J’entendais ses pas sur le tapis épais du corridor. Il y avait un tas de portes de chaque côté. Je n’en ai pas ouvert une seule. Et sans chasser les démons de la curiosité qui voudraient dénaturer ma perception des choses en cours d’achèvement ou de mort. Qui êtes-vous, Julien ?
Le sommeil avait disparu lui aussi, mais était-il venu me hanter tandis que je m’épuisais à recomposer un visage ? La fenêtre était gonflée d’un rideau depuis que la porte était ouverte. Physique des courants d’air. Je demeurais longtemps à observer ce phénomène, n’y trouvant finalement rien à mettre sous la dent de mon système métaphorique. Heureusement, j’habite au rez-de-chaussée, sinon je me serais brisé l’astragale moi aussi. Je savais que je n’irais pas aussi loin, mais la nuit était dense de douceur et de silence. Aucune ombre ne satisfit ma prétention à la nouveauté. Sous les arbres et sans lune, on y voyait, non pas comme en plein jour, mais comme si rien ne se cachait. J’ai vite renoncé à cette fugue insensée. Aucun petit animal nocturne ne m’a visité, au moins par curiosité. L’air se reposait des fragrances du jour. Le ciel laissait deviner les raisons de sa profondeur infinie. J’étais à deux doigts de connaître une intuition qui me servirait de pierre blanche pour le restant de mes jours.
Au matin, ayant à peine sommeillé, je diagnostiquai une amnésie partielle. Le nom de Juliette s’inscrivait dans cet interstice. Il avait suivi les chemins de mes poétiques errances et maintenant il était obscur et avait perdu tout son sens. J’en hurlai de douleur, une douleur imaginaire qu’il me fut impossible de décrire. Comment peut-on se vider ainsi d’une substance qui a longtemps servi de prétexte pour ne pas se tirer une balle dans la tête ?
*
Chercos avait perdu une chaussure en traversant le gué. Il avait garé sa voiture de l’autre côté de la rivière à cause de la crue. Catherine riait. Elle lui conseilla d’ôter la chaussure qui lui restait « fidèle » et d’en profiter pour confier les chaussettes au domestique qui était accouru après avoir assisté à la scène précédente de la fenêtre où le rire de madame avait alerté son sens du devoir. Il reçut les deux chaussettes dans la conque de ses mains et tourna les talons. Je le regardai s’éloigner. Il portait aussi le fardeau de la chaussure. Il gravit les escaliers avec gravité, comme de juste. Catherine riait toujours. Chercos, pieds nus dans l’herbe tiède, tentait d’allumer une cigarette qu’une goutte tombée d’un arbre venait d’éteindre. Catherine cligna de l’œil dans ma direction, comme si tout cela m’inspirait. Il y avait un tas de choses capables de m’inspirer, mais j’étais collé à la vitre de mon amnésie.
« Vous avez du nouveau sans doute ? dit Surgères en arrivant, nouant sa robe de chambre qui prenait l’eau en frôlant les têtes penchées des pâquerettes.
— Quelqu’un a tué Alfred Tulipe, dit Chercos énergiquement. Mes collègues italiens sont d’accord avec moi. Qu’en pensez-vous, madame Surgères… ?
— Rien. »
Elle avait cessé de rire avant même qu’il eût terminé sa phrase, une phrase préméditée qui ne sentait pas la vase rejetée par les eaux en crue. Elle le savait, mais feignait de ne pas saisir le sens caché des propos du flic. Il avait devant lui trois coupables potentiels : Surgères, sa femme Catherine et moi-même pas tout à fait innocenté. Hélène s’ajouta presque naïvement à notre réunion, mal fichue dans une laine empruntée à un portemanteau que j’avais aperçu dans les cuisines. Il ne manquait plus qu’un chapeau de paille pour parfaire le portait d’une évadée de l’asile. Son ventre la précédait, provoquant l’admiration du policier qui ne paraissait pas l’associer à sa liste des coupables possibles.
« Vous avez un nom ? demanda Surgères.
— Il est trop tard pour réunir ces passagers dans le salon du Temibile.
— Ça en fait, du monde ! » s’écria Hélène.
Nous prîmes place autour d’une autre table, car le guéridon ordinairement affecté à cette fonction avait les pieds dans l’eau. Nous dûmes nous satisfaire d’une table de camping prêtée par le même domestique. Il possédait un tas de choses utiles en cas de nécessité. Surgères l’avait toujours connu. Donc, il datait, ne manqua pas de penser Chercos en grattant une autre allumette qui ne mit pas le feu comme espéré par son impatience.
« Il faut aussi avoir de la chance, dit Surgères qui n’aima pas le café, mais c’était celui des moments difficiles et il ne fit aucun commentaire désobligeant à l’adresse de la domesticité.
— Cette eau n’est pas claire en effet… fit Chercos en cherchant à donner une suite à son idée poétique.
— On ne peut donc pas compter dessus, » continua Surgères sans y croire.
Catherine était crispée comme une goutte d’eau sur le point de tomber d’une hauteur dont elle mesure les implications sur son intégrité de goutte. Elle me jetait de courtes œillades sans ouvrir la bouche pour détourner l’attention du policier qui scrutait la composition de la scène en expert de l’attente. Hélène engouffra un croissant encore chaud, puis un autre. Nous sourîmes ensemble, mais sans plus. La pauvre fille était obligée de se pencher sur la table à cause de son ventre qui l’en éloignait. Voilà les seules choses que je pouvais écrire dans l’heure qui suivrait immanquablement. Catherine semblait apprécier ma solitude à l’aune de son propre échec. Elle ne m’en avait pas dit plus, la lumière s’étant éteinte. Je pouvais écrire là-dessus aussi. Il y avait un tas de choses à écrire et elle le savait. Peut-être avait-elle l’intention de m’en empêcher.
« Vous restez manger, bien entendu… ? proposa Catherine.
— Le soleil est de sortie, constata Surgères avec plaisir.
— Nous avions prévu, Julien et moi… commença Hélène.
— …d’aller pique-niquer en amont… »
J’avais bien l’intention de la sauter à l’abri des regards indiscrets, mais la rivière en avait décidé autrement et je la maudissais. Chercos accepta la perspective d’accompagner un bon repas d’un pinard de renom qu’il ne devait sans doute n’avoir jamais tasté. On nous servit d’autres liquides fumant comme des rôts et nous agrémentâmes notre plaisir de petites conversations écourtées dont la suite perdait progressivement son sens. Catherine, veillant à la proximité de mon impatience, me conseilla de poursuivre ma nuit jusqu’à midi :
« Il n’a pas dormi de la nuit, expliqua-t-elle au policier qui commençait à se poser des questions. Il a été le premier à entendre les grondements de la rivière. Personne ne nous a prévenus. Il a sauté par la fenêtre de sa chambre (il dort au rez-de-chaussée) et est allé se rendre compte par-lui-même. Je crois bien qu’il a failli se noyer. Heureusement, il s’est accroché à une branche de notre chêne royal (elle le montra du doigt et Chercos en apprécia la majesté en silence) et les pompiers l’ont décroché comme un fruit mûr… N’est-ce pas, Julien ? »
Surgères et moi tournâmes la tête en même temps, ce qui fit sourire Hélène, mais le policier dut se poser une autre question, car il ignorait le fin mot de l’histoire. Catherine était en proie à une étrange immobilité de plante carnivore. J’écrirais quelque chose à ce sujet en me livrant à l’amour de moi-même faute de pique-nique. Je me demandais ce que je ferais de mon après-midi. Encore une qui m’appartiendrait entièrement, comme si je n’avais que ça à faire.
« On en a pourtant parlé à la télé hier au soir, dit Chercos comme s’il n’était pas sûr du fait.
— Nous nous couchons tôt, marmonna Catherine entre ses dents. Nous n’avons plus l’âge…
— Moi je ne suis pas en état, comme vous savez…
— Mais vous, Magloire… Vous veillez tard dans la nuit. Tous les écrivains veillent tard dans la nuit. On dit même… »
S’il s’agissait de meubler la conversation, nous nous y appliquions fermement. Cohésion familiale dont le sens échappait à l’esprit du policier, mais sans manquer de lui inspirer la vigilance qui annonce les procès les mieux tenus et les moins contestables par conséquent.
« Nous allons avoir une belle journée, constata de nouveau Surgères, le nez en l’air.
— Ils en ont parlé à la télé hier au soir, confirma Chercos.
— Il faudra se coucher moins tôt, plaisanta Catherine. À l’instar de notre ami Julien… »
Surgères résista cette fois à la tentation de répondre à l’appel de son nom. Chercos saisit au vol cette apparence de mouche décidée à enquiquiner son patient.
Je l’ai déjà dit : en attendant les noces, j’habitais dans ce qui n’était même pas une « aile » du château : je n’ai jamais su ce qu’était censé représenter cette « annexe » en forme de capsule spatiale genre Apollo. J’y accédais par un sas perché à trois bons mètres d’altitude après avoir gravi un escalier bordé de garde-fous. Je m’empoussiérais ainsi deux fois par jour, au lever et au coucher. Je ne travaillais plus dans la journée. Je passais le meilleur de mon temps à observer le spectacle des Gitans au travail de la vigne, pas initié au sens de cette œuvre saisonnière qui augmentait chaque année la fortune des Surgères. Catherine me courait après si je m’éloignais au-delà de la limite fixée par la rivière où passaient des barques vertes chargées de chasseurs et de chiens. J’avais les pieds dans l’eau quand elle détalait de son observatoire en forme de belvédère de fer forgé et vitré. Pour l’heure, la rivière avait envahi une partie de la vigne et les barques dérivaient vers l’horizon, vides et tournoyantes.
Je m’étais couché avec ma rage d’en finir avec les attentes qui construisaient et expliquaient mon existence. J’avais soufflé la bougie et à travers les carreaux humides de la fenêtre je pouvais voir l’eau miroiter sous la Lune, les barques y dansant comme autant de cercueils remontés des profondeurs. Trouver le sommeil dans ces conditions n’est pas à ma portée. J’ai vidé une bouteille sans en apprécier le millésime. J’avais l’esprit passablement éteint quand le soleil s’est levé.
Ça a commencé par des éclats de voix, puis un coup de fusil a déchiré ce qui restait du silence animal de la nuit. J’ai ouvert la fenêtre. L’air était doux, à peine venté, chargé de fleurs encore vivaces. Les voix se sont rapprochées. Quelqu’un criait plus fort que les autres. C’était une voix de femme que je ne reconnaissais pas. J’imaginai qu’un noyé s’était approché trop près du château et que la domesticité le chassait à grands cris histoire d’ameuter les chiens. J’ai enfilé une chemise et chaussé mes bottines de caoutchouc. À trois mètres au-dessus d’un sol encore épargné par les flots, je me suis appliqué à distinguer les corps qui s’avançaient dans l’ombre environnante qui semblait tomber des feuillages. Ils étaient quatre ou cinq et deux d’entre eux marchaient devant les autres qui les poussaient sans ménagement. Je reconnus le chapeau de chasseur de Frank Chercos. Il ne portait pas de fusil et les deux animaux qui le précédaient étaient des hommes, si j’en jugeais par le balancement des bras et le style d’effort qui les tenait à une distance constance du petit groupe qui les harcelait de cris et de moulinets pour qu’ils ne cessent pas d’avancer comme c’était leur volonté. Bientôt, je vis qu’il s’agissait d’un homme et d’une femme. Et cet homme, c’était Chico Chica. Je ne connaissais pas la femme.
Derrière, les trois silhouettes étaient reconnaissables : Frank Chercos, qui gueulait comme s’il avait à mener des chiens ou qu’il était chien lui-même ; Surgères qui brandissait un bâton plus gros que son bras ; et Roger Russel qui perdait du terrain à cause de ses « chaussures de ville ». Il en parlait encore quand je me suis approché. Chico Chica me dévisageait. Il avait la tête indécise de celui qui croit reconnaître quelqu’un mais qui doute de ce qu’elle lui inspire. La femme continuait de crier comme si on lui arrachait quelque chose. Ses mains se battaient avec l’air ou ce qu’elle y concevait. Elle n’avait pas l’air d’avoir toute sa tête. Chico Chica n’a jamais fréquenté que des détraquées, mais il ne connaissait pas d’autres moyens de satisfaire ses besoins sexuels. Chercos fit stopper le groupe. Qu’est-ce que j’avais vu ?
« Qu’est-ce que j’aurais dû voir… ?
— Je suis sûr qu’ils étaient trois, beugla Chercos.
— Il y avait un enfant, confirma Russel. Il a détalé comme un lapin quand je lui ai mis la main dessus.
— Sûr que c’était un enfant, dit Chercos, mais pas plus grand que celui-là.
— Alors c’était peut-être un nain, » dis-je en évitant de croiser le regard de Chico Chica.
Il arrivait à la taille de Chercos qui n’est pas particulièrement grand de taille. Et la femme était encore plus petite. Surgères répéta qu’ils n’appartenaient pas à sa tribu de Gitan. Il les connaissait tous. Il n’y avait pas de nains parmi eux. D’ailleurs Chico Chica venait de répéter lui aussi qu’il n’avait rien à voir avec les Gitans et qu’il n’était même pas juif. Il cognait durement le dos de sa compagne pour la faire taire, mais elle continuait d’assourdir les hommes qui s’impatientaient, comme s’il allait arriver quelque chose.
« Je les ai surpris devant la porte, dit Chercos.
— Moi je ne dormais pas, dit Surgères.
— On a emprunté une barque aux pompiers, » dit Russel.
C’était nettement insuffisant pour expliquer la situation. Chico Chica était maintenant certain de me reconnaître. On avait vécu un bout de temps ensemble. Et cette époque maudite n’était pas si lointaine. Nos visages n’avaient pas changé à ce point. Pouvais-je oublier qu’il m’avait nourri pendant les premiers jours ?
« Je croyais que quelqu’un s’était noyé, dis-je comme si je souhaitais changer le sujet de la conversation. J’ai eu peur…
— Personne ne s’est noyé, dit Chico Chica. On enquête Hercule Poirot et moi. On ne fait rien de mal. On n’est pas arrivé là par hasard… »
Il devenait menaçant à mon endroit, ce qui ne pouvait pas échapper à l’esprit toujours en éveil de l’inspecteur en service commandé. Du coup, il cessa de se comporter comme un chien et conseilla à tous de se diriger tranquillement vers la première porte. Surgères passa devant. Il ne restait plus qu’à le suivre.
*
« Hercule, lève la robe pour qu’on voie… »
Et en effet la naine était passée chez un barbier de sa connaissance pour se faire tailler la toison pubienne en forme de moustache en guidon de vélo. Surgères se pinça le nez. Russel émit un petit rire qu’il étouffa dans sa main. Par contre, Chercos plia ses jambes pour mettre son regard au niveau de la moustache. Chico Chica continua :
« C’est pas seulement pour ça qu’on l’appelle Hercule Poirot… Cette fille est douée pour la résolution des énigmes les plus coriaces. Et c’est pour ça qu’on est là. Pas du tout pour ce que vous pensez. »
Surgères grogna. Il en avait vu d’autres et même envoyé pas mal de voyous en prison. Il reconnaissait un voyou quand il en voyait un. Et Chico Chica répondait en tous points à ce qu’il en savait depuis tellement longtemps qu’on pouvait en effet appeler de l’expérience. Pas convaincu, Chercos fit signe à Hercule de baisser sa robe. Il en avait assez vu pour avoir maintenant une idée de ce que ces deux intrus manigançaient.
« On n’est pas des voleurs, dit Chico Chica.
— Ils n’ont rien dans les poches, confirma Chercos.
— On les a pris à temps ! » siffla Surgères.
La naine frissonnait comme si elle résistait au cri qui prenait racine en elle. Je n’avais jamais observé une telle peur sur le visage d’un être humain. Je n’avais jamais effrayé que des animaux domestiques.
« Hercule Poirot, hein ? dit Chercos en grattant diverses allumettes dont Russel suivait la trajectoire. Et quel est le sujet de votre enquête… Poirot… ?
— J’peux pas en parler… ânonna la naine. C’est un secret entre moi et Chiquito…
— Je mange pas de ce pain là, Chiquita ! » beugla Chercos.
Il avait figé les personnages. Et les allumettes continuaient de décrire la même parabole qui fascinait Roger Russel. Surgères se libéra de ses chaînes en s’ébrouant comme un cheval :
« Vous croyez peut-être qu’on peut se contenter de vous écouter sans chercher à en savoir plus ? Ce n’est pas parce que la nature ne vous a pas gâtés qu’on va fondre de compassion et avaler vos sornettes de bouffons ! Mais de quel cirque vous sortez, nom de Dieu ! »
Pourtant, les poches des deux nains ne contenaient rien qui eût appartenu aux Surgères. On me demanda même si j’avais bien vérifié ma malle de voyageur provisoire.
« Des fois qu’ils auraient l’estomac assez grand pour avaler ce qui ne leur appartient pas… suggéra Roger Russel comme s’il était en train de plaider dans un tribunal.
— Je vous dis qu’on est venu pour enquêter, dit calmement Chico Chica.
— Et la piste nous a menés ici, dit Chiquita.
— Au château de Surgères… ? Non mais qu’est-ce que j’ai à voir avec vous, hein ? s’écria Surgères.
— Vous, rien, dit Chiquita. C’est lui. »
Elle me montrait du doigt. Surgères parut soulagé. Chercos prit son air de tigre à l’affut. Et Roger Russel se mit à songer à une autre plaidoirie. Je n’avais pas de cigarettes sur moi, sinon j’en aurais allumé une, mais pas avec les allumettes de Chercos qui demeurait immobile, presque nonchalant, la pipe éteinte et la boîte vide. Chico Chica me lança un regard franchement désolé. Il ne me voulait pas du mal, mais Chiquita était aussi intransigeante qu’une mante religieuse et il ne pouvait rien tenter pour l’empêcher de me nuire. Chercos frémit discrètement, ce qui suffit à lui inspirer des hypothèses déjà revues et corrigées.
« Vous voulez dire que ce monsieur a commis des faits qui tombent sous le coup de vos petites cellules grises ?... dit le policier comme s’il s’adressait à sa maîtresse d’école.
— Tout ce que j’ai à dire, je le dirai à Chiquito. À personne d’autre. Qui que vous soyez ! »
Surgères bondit, prêt à la déculotter pour lui raser les moustaches.
« Vous parlez à l’autorité… »
Mais sa gorge se noua pour une raison de fragilité interne et il ne trouva pas les moyens d’expectorer l’épithète. Chercos lui tapota l’épaule puis en pinça la couture et tira dessus pour le faire reculer. Surgères n’opposa aucune résistance. De son côté, Chico Chica commençait à donner des signes d’épilepsie. J’étais dans de beaux draps. Roger Russel, qui ne s’intéressait plus aux allumettes dont la boîte avait valsé dans l’ombre, s’interposa :
« Tout ceci mérite des explications, non… ? »
J’étais devenu le centre d’intérêt du groupe auquel je n’appartenais donc plus. Et je ne pouvais pas exiger de Chico Chica qu’il fût l’auteur de ces clarifications… critiques. Chercos me dévisageait comme si j’avais quelque chose à cacher, ce qui était le cas. Il ne pouvait tout de même pas tout savoir de moi. Mais pourquoi donc ces nains s’étaient-ils mis dans la tête de mener des investigations à propos de mon comportement ou de mes idées ? N’étais-je pas le mieux placé pour répondre à ce questionnement somme toute légitime ?
« Qu’est-ce qui se passe… ? » fit Catherine en arrivant.
Hélène s’accrochait à ses basques.
« On a cru que c’était un noyé… dit-elle en souriant comme si elle était heureuse de me voir.
— Ce sont des voleurs, affirma Surgères qui retrouvait sa nature de patron après avoir faiblement compris de quoi j’étais le sujet.
— Nous n’en savons rien, dit Chercos.
— On est coincé ici, dit Roger Russel. L’eau est encore montée…
— On finira par l’avoir, ce noyé ! » gloussa Catherine.
La présence des deux nains ne l’inquiétait pas. Elle en avait vu d’autres. Elle s’en approcha pour scruter leur apparence.
« Vous n’êtes pas des Gitans, n’est-ce pas… ?
— On n’est pas juif non plus.
— Et comme vous n’êtes pas… grommela Surgères… comme vous n’êtes rien de reconnaissable…
— Vous feriez mieux de vous taire, Surgères, » conseilla Russel de sa voix de stentor soudain retrouvée.
Nous passâmes dans une pièce mieux éclairée. Le jour s’était levé. L’eau ruisselait sur le gazon et commençait à monter dans les allées. Personne ne s’est assis et Catherine n’a rien servi. On allait en savoir plus sur ma personne et surtout sur mon histoire personnelle avec les autres. De quel autres s’agissait-il ? Chiquita montra sa moustache aux femmes, tournant le dos cette fois aux hommes qui ne s’intéressaient plus à ce détail du moment qu’ils étaient en train de vivre malgré moi. Catherine éclata de rire. Hélène parut choquée, comme si j’avais moi-même inspiré cette pratique grotesque. Je brûlais de m’expliquer. Oui, je connaissais Chico Chica. Il m’avait sauvé d’une mort certaine et terrible à une époque où j’avais été jeté à la rue sans autre ressource que mon imagination. Il m’avait nourri et habillé. Et on avait vécu une belle amitié faite de confidences et de cadeaux réciproques. J’avais trop parlé.
Ou plus exactement, j’avais tout inventé. Je n’avais pas pu m’empêcher d’inventer toutes ces sornettes dans le seul but de me venger de Juliette qui m’avait abandonné en se donnant la mort. Elle devait bien se douter que ses parents me jetteraient dehors sans se soucier de mon devenir. Chico Chica m’avait cru. Il avait avalé toutes mes constructions imaginaires, lesquelles n’accusaient que moi du point de vue judiciaire alors que je ne prétendais rien d’autre que me venger et trouver dans cette vengeance virtuelle la conclusion de ma douleur et de ma malchance. Les Surgères avait mis fin à cet épisode absurde de mon bildungsroman dès que Chercos les eut informés de ma probable innocence dans l’assassinat d’Alfred Tulipe. J’imagine que Catherine fut soulagée d’apprendre qu’ainsi sa fille n’épouserait pas le meurtrier de son amant et que Surgères n’était pas mécontent de satisfaire le désir que j’inspirais à Hélène à qui il aurait tout donné pourvu que son honneur fût sauf.
« Où en étions-nous ? demanda Chercos quand nous estimâmes d’un commun accord que le salon où Surgères nous avait conduits convenait à nos attentes réciproques.
— Elle dit qu’elle sait des choses à propos de ce jeune homme… dit Roger Russel pas plus suspicieux que d’habitude.
— Des noix ! fit Catherine. Nous savons déjà tout. Laissez Hélène tranquille ! Venez, Julien. Éloignons-nous de ces… »
Elle me tenait par la manche, mais j’avais besoin de m’expliquer, ou plutôt : je voulais, à n’importe quel prix, être présent quand la vérité sortirait de la bouche de cette naine que je ne connaissais ni d’Adam ni d’Ève. Il faut dire que je n’avais jamais été au bout des folies que l’existence avait proposées à mon jugement de mystificateur. Je dois reconnaître que je m’étais toujours arrangé pour me défiler. J’en avais même fait un art. Juliette me le reprochait assez…
« Je ne crains rien, dis-je enfin en me libérant de l’étreinte pointue de Catherine. Ce monsieur et moi nous connaissons. Par contre, je ne sais rien de cette dame, ni elle de moi…
— Oh que si j’en connais des choses… !
— Et bien nous sommes tout ouïe, » dit Russel.
Mais la naine refusait de parler. Chico Chica ne parlait pas lui non plus, mais il exprimait ses regrets dans une immobilité que seul son regard animait de tristes proximités. Chercos finirait par exploser. Russel n’attendait que ce moment pour se donner raison de ne pas agir tant qu’il se sentait seul.
« Je vous dis que ce sont des voleurs, insista Surgères. Vous les connaissez, Chercos. Toujours en quête d’une mystification pour détourner l’attention du justicier qui sait qu’il est sur la bonne voie mais qui se laisse tenter par les séductions de l’hypothèse…
— Vous parlez comme un livre maintenant, mon ami ! fit Catherine qui n’entraînait plus sa fille ni moi vers la sortie de ce théâtre d’ombres.
— Je parle comme quelqu’un qu’on est venu voler et que les voleurs continuent de maltraiter en accusant mon futur gendre de je ne sais quelle commission qui affecterait son intégrité…
— Si madame a quelque chose à dire, qu’elle le dise, » fit Chico Chica en caressant la joue de sa compagne.
Elle parut soulagée et aussitôt se vit dans un miroir qui lui conseilla de changer de comportement, voire d’apparence. Elle était douée, la petite ! Chico Chica s’en vantait en évoquant la moustache. Curieusement, nous ne savions rien de ce qu’elle ornait de ses guidons. Certes, je ne savais pas pour les autres, mais je ne voyais aucun inconvénient à en parler en attendant d’entrer dans le vif du sujet. Surgères consulta sa montre comme il le fait souvent quand l’heure de l’apéro ne s’annonce toujours pas par quelque signe familier. Chercos se taisait, car il savait que Chiquita était digne de ses moustaches. Elle ouvrit sa bouche colorée :
« Ce monsieur a tué sa dame…
— Juliette ! »
J’avais d’autres cris à la disposition de l’assistance, mais ce fut celui-là qui sortit de ma bouche. Chercos, qui avait déjà nourri des doutes à ce sujet (n’étais-je pas le « dernier à l’avoir vue vivante » ?) évita de croiser mon regard de bête sur le point d’être traquée au pied d’un mur. Je minaudai :
« Tuer Juliette ? Mais elle n’a pas eu besoin de moi ! Tuer, si vous voulez… mais c’est comme cause… pas plus qu’une cause… Je veux bien le reconnaître… J’y ai beaucoup songé, figurez-vous… Ses parents ne m’ont pas pardonné… Et c’est comme ça que je me suis retrouvé dehors car… comme vous le savez tous… je n’ai jamais travaillé… au sens où vous l’entendez… vous… que vous soyez salarié ou… rentier… épouse… oui… j’étais l’épouse de Juliette… cela vous fait rire, Catherine… ? »
Hélène avait l’air épouvantée par mes propos. Ou par leur confusion. Comment savoir quand on a perdu les moyens de savoir ? Catherine retenait un rire que je perçus comme une douleur, de cette douleur qu’il est impossible de qualifier sans tomber dans les griffes de la vérité. Ô préciosité des instants de malheur !
« Autrement dit on s’en fout ! gronda Surgères en brandissant un glaive fictif qui, s’il ne l’avait été, eût servi d’instrument à son propre sens de la justice familiale.
— Ils n’ont rien dans les poches, dit Roger Russel qui voulait maintenant les sauver.
— Il faut bien s’y résoudre, regretta Surgères derrière son bouclier.
— Ils ne peuvent pas non plus reprendre la route, dit Chercos. On est coincé dans ce maudit… »
Surgères agita un cordon qui fit surgir la domesticité.
« Je suppose qu’on ne peut pas les ligoter et les jeter à la cave en attendant que l’eau se retire…
— Surtout pas la cave ! L’eau continue de monter !
— Quelle vision d’enfer ! Nous pourrions disparaître ainsi…
— Un jour peut-être… Mais il n’est pas encore venu.
— L’eau avance dans les allées, monsieur… »
Nous étions tous sur le perron principal, entre deux statues qui exposaient leur nudité olympique à une pluie fine mais rageuse. On avait l’impression d’être soumis à une colère que chacun expliquait à sa manière. Si tous les anges se ressemblent, les démons ne se distinguent pas de nous.
*
« Tu t’en es bien sorti, » me dit Chico Chica.
Il voulait parler du château, d’Hélène, du vin et même de la future belle-mère qui ne lui déplaisait pas, tant physiquement que du côté de ce qu’il appelait la pensance. Il avait toujours bien vécu, dans les limites qui lui étaient imposées par la chance. Maintenant il vivait une extraordinaire aventure intellectuelle avec Chiquita. L’idée des moustaches était de lui. Je m’en doutais. Nous n’avions pas vécu ensemble assez de temps pour se connaître à fond, mais on en savait assez l’un sur l’autre pour ne pas se laisser tromper par les apparences. C’était le premier nain de mon existence. J’étais loin de penser qu’il y en aurait un autre.
« Malédiction ! »
Le cri de Surgères avait secoué cinq siècles d’Histoire empruntée à l’aristocratie. Quentin avait dix jours, environ. Et depuis dix jours, je me rongeais les sangs car je savais qu’Hélène, que la chose rendait malheureuse jusqu’à l’angoisse, ne pourrait pas tenir sa langue. Mais le docteur Sabatte avait été clair : Quentin souffrait de nanisme. Il ne souffrait pas au sens propre du terme, expliqua-t-il en sirotant sa copita d’Anis del Mono, il ne ressentait aucune douleur dans le sens où j’entendais celle-ci, moi qui en souffrais depuis si longtemps. En y regardant de plus près, je pouvais voir que le corps présentait de curieuses proportions. Et déjà, Hélène m’accusait d’avoir fréquenté des nains. D’après elle, j’avais chopé un virus. Je ne pouvais pas le lui avoir transmis par la voie habituelle puisque les tentatives de pique-nique avaient toutes échouées pour une raison ou pour une autre. J’avais pollué l’air que nous respirions. Elle en avait même informé, entre femmes, une servante qui prit la poudre d’escampette le lendemain même. Mais les Surgères n’avaient rien noté d’anormal dans l’apparence ni le comportement du nouveau-né. Cet espoir de succession enfin tangible les aveuglait à ce point. Il fallut une autre visite du docteur Sabatte pour que la vérité éclate, suivi du cri de Surgères et de sa détermination bourgeoise à venger cette contamination intolérable. J’étais dans la cuisine avec les domestiques tremblants, suçant le bord d’un verre déjà vide. Une servante en âge de commencer à songer à autre chose qu’aux autres tenait la bouteille entre ses seins comme si elle hésitait à la nourrir de son lait. La porte s’ouvrit dans un grand fracas de vaisselle cassée.
« Vous ! » s’égosilla Surgères.
Il brandissait une autre bouteille en menaçant de la vider. C’était une invitation. Nous descendîmes au fond du trou qu’il avait creusé la veille mais que Catherine n’avait pas rebouché pour cause de migraine. Elle se plaignait souvent de maux de tête depuis quelque temps. Hélène n’avait pas manqué de m’en rendre responsable, car mes énigmes, d’après elle, avaient le pouvoir de rendre fou celui ou celle qui tentait de les résoudre. Elle savait qu’Alfred Tulipe avait été son amant. Elle le savait déjà en s’embarquant sur le Temibile. Elle avait beaucoup d’estime et même d’affection pour Alfred Tulipe. Elle en serait tombée amoureuse si sa mère ne l’avait pas devancée. Elle m’avait asséné ces aveux un soir de pluie fine et constante tandis que la nuit tardait à tomber sur nous.
« C’est un nain, dit Surgères en bavant un peu car sa langue était anesthésiée par le singe. Vous le saviez… ?
— Il peut changer, balbutiai-je. J’ai lu un article là-dessus…
— Je vous croyais plus intelligent… Nous sommes maudits ! Trop riches ! Trop chanceux ! Il fallait bien que Dieu nous le fasse savoir ! Et vous savez quoi, Julien… ?
— Nnnn… non… ?
— Il a eu raison d’agir. Il était nécessaire de rafraîchir notre mémoire…
— Il y a eu des nains dans votre famille… jadis… ?
— Que non !... Ni un !... Comment appelle-t-on le contraire d’un nain… ?
— Homo sapiens.
— Et bien nous l’avons tous été, hommes et femmes, sans faute. Dieu n’aime pas la pureté. Il n’aime que la perfection. Et nous ne l’étions pas, parfaits. Voilà ce qui nous arrive… »
Il caressait le dos de ma main avec le cul de la bouteille.
« Vous n’y êtes pour rien, mon cher Julien. Hélène délire un peu. Je l’aimais bien, moi, Chiquita… Vous avez des nouvelles… Pauvre Dodo !
— C’est dur pour eux sans Dodo… Mais ils ont conçu un autre numéro.
— Ils n’ont pas trouvé un autre nain pour le remplacer… ? Je vais leur proposer Quentin… Quel prénom ridicule… On en a des tas de Quentin dans la famille… mais je ne sais plus de qui il s’agissait… Hélène a une mémoire d’éléphante… Elle n’oubliera jamais… Vous pouvez me faire confiance. »
Vous vous souvenez qu’un nain, ou un enfant, un être de petite taille, avait pris la fuite le soir de la crue quand Chercos les avait poursuivis, persuadé que Surgères avait raison quand il disait que ces intrus s’étaient introduits dans la propriété pour voler. Et Roger Russel, qui trottinait dans l’eau montante, avait consulté ses notes en prévision d’une plaidoirie. Chico Chica et Chiquita ne leur avaient pas échappé, mais Dodo avait disparu dans le bois de chênes qui jouxte l’Orient du château. Il était revenu le lendemain matin, gonflé d’eau et flottant sur un tapis de nénuphars. C’est Catherine qui l’avait aperçu la première. Depuis, elle éprouvait de fortes douleurs à l’intérieur du crâne. Sabatte n’a rien pu y changer et il a même renoncé à comprendre ou à décider si elle était en train de perdre la raison ou si son état nécessitait de plus graves examens. Elle était tombée à la renverse dans la boue chargée de végétaux entrelacés jusqu’à l’asphyxie qui les décolorait. Moins deux, elle se noyait dans vingt centimètres de flotte, comme un bébé dans les vaguelettes de l’été. Quelqu’un l’avait emportée, mais Dodo nous regardait d’un autre œil. Celui qui ne connaît pas la mort ne l’a jamais regardée dans les yeux. Hélène, qui traînait dans les parages à la recherche de son doudou, en conçut un funeste pressentiment. Compréhensible si on sait que le flot avait emporté son doudou, pour une cause encore obscure à ce jour, et que cette même eau lui rendait le corps d’un nain sur lequel il était inutile d’exercer des manœuvres de sauvetage. Sa crise de nerfs avait connu son paroxysme deux jours plus tard, tandis que sa mère se remettait lentement et approximativement de son malaise, puis le temps avait œuvré dans le sens d’une accalmie, sans doute parce que la grossesse jouait son rôle de source du bonheur.
Et voilà que Quentin naissait comme nous l’avions tous attendu. Nous savions, Hélène et moi. Nous pensions nous être préparés à cette fumisterie de la nature qu’il nous faudrait supporter jusqu’à notre mort. Elle était plus forte que moi, croyais-je. On aurait dit qu’elle portait le masque de la joie faite femme qui attend de donner le jour au fruit de ses entrailles. Et comme fruit particulièrement conçu, il ne sortait pas de son cul mais c’était tout comme. J’en rageais en silence et même sans laisser paraître les possibles conséquences de ma colère. Il n’y avait pas de nain dans ma famille et maintenant que Surgères m’apprenait qu’il n’y en avait pas non plus dans la sienne, je me suis mis à délirer, façon paranoïaque ou con, je ne sais pas, l’un ou l’autre que j’étais en ce moment de triste destinée !
Il fallait donc bien que ce nain eût une origine familiale. Et si ce n’était ni dans l’une ni dans l’autre qu’elle entretenait ses funestes racines, une troisième famille imposait son existence extraconjugale. La mère connaissait pareille expérience. Pourquoi pas la fille ? Maudite croisière italienne ! Je m’étais pris pour Ulysse et je revenais en époux de la reine.
Y avait-il un nain à bord du Temibile ? Chico Chica m’avait affirmé qu’il ne prenait jamais le bateau pour quitter « la terre natale où nous finissons tous nos jours si nous avons de la chance ». Il ne savait rien du Dodo de cette époque. C’était une amitié récente d’après ma croisière avec Hélène. Mais le « Monde est peuplé d’un nombre considérable de nains ». Je n’en aurais pas fini d’enquêter sur le sujet. Il me conseillait de m’intéresser plutôt à l’esprit de cet enfant qui était peut-être supérieur au mien. Je raccrochais le vieux téléphone. Surgères me regardait sans rien dire de ce qu’il pensait, si toutefois il était en train d’en penser quelque chose qui ne fût pas en relation avec son singe. « Soy el mejor. La ciencia lo dice. Yo no miento jamás. » Là-haut, Hélène jubilait, d’après ce qu’un domestique me confia pour ma gouverne. Malédiction !
*
Je n’avais plus qu’à apprendre à vivre avec ça… Mais je n’avais personne avec moi pour m’y aider. Hélène se tenait à l’écart dans son propre lit, craignant d’avoir à donner le jour à une autre monstruosité. Elle en imaginait d’atroces à mon propos et en parlait à sa mère qui périclitait maintenant de jour en jour. Quentin possédait un thorax d’athlète. Je lui appris à applaudir, ce qu’il réussissait aussi bien avec les mains qu’avec les pieds. Les enfants s’en tiennent toujours à nommer leur père pour commencer à entrer dans le monde du verbe.
*
Si le plus court chemin d’un point à un autre est la ligne droite, je démontrais le contraire. Les signes de l’intoxication apparurent en cours de route. J’étais souvent au fond du trou, pas toujours en compagnie de Surgères qui passait plus de temps avec sa femme pour la regarder s’en aller de l’autre côté de ce que Chico Chica s’entêtait à appeler un Monde.
Le nain s’amenait toujours hors la saison des pluies. Il arrivait à bord d’un taxi en compagnie de Chiquita qui respirait la santé sans atteindre les territoires précaires du bonheur. Surgères buvait moins alors, histoire de bander mieux. Et c’est pendant une de ces visites impromptues que Catherine creva. Une viande pas mâchée comme il faut obstrua son arrivée d’air et elle ne retrouva plus le chemin partagé avec les autres. On finit toujours seul, comme on est venu, sauf que le ventre a changé de nature. Terre ou poussière, c’est la même chose. Nous suivîmes un carrosse affrété pour l’occasion. Le nain trottinait déjà. Je lui bottais le cul pour lui apprendre à courir.
*
Combien de temps m’a-t-il fallu pour que j’apprenne que je n’aimais que moi ? J’en oubliais Juliette. Hélène m’indifférait. Catherine pourrissait, car elle avait refusé de brûler. Surgères creusait toujours plus profond. Et Frank Chercos donnait des nouvelles de l’affaire Alfred Tulipe qui n’avait pas trouvé sa conclusion avec la mort de Catherine. La question de la malédiction le turlupinait. Il n’avait jamais fréquenté quelqu’un aussi souvent que moi. Et pourtant, il en connaissait des cas qui sortaient de l’ordinaire ! Il fut sincèrement peiné quand je lui appris que je n’aimais plus personne, même physiquement. Il lorgna une petite servante en jupette chargée de servir le café et d’allumer la télé pour que Surgères pût s’informer. Il ne remontait plus du fond du trou par ses propres moyens. Le nain ne nous était d’aucune utilité en la matière. La petite servante sentait comme les fruits du verger abandonné. Chercos était d’accord avec moi sur ce point. Il en respirait lui aussi les vapeurs finalement étouffantes.
« Et le nain, me demanda-t-il un jour, il est au courant de la… malédiction… ?
— Je ne suis jamais là quand il s’entretient avec sa mère… Vous avez vérifié la liste des passagers… ?
— On n’y signale pas les difformités… Ce serait trop beau. Mes collègues italiens ont interrogé les témoins. La présence d’un nain n’est pas attestée. On a très bien pu le confondre avec un enfant…
— Elle savait pour sa mère et Alfred Tulipe. Elle ne m’a rien dit. Je suis tombé dans un piège… Et maintenant ce nain…
— Exigez un test de paternité. Aujourd’hui, tout est facile. On appuie sur un bouton, l’écran vous demande vos coordonnées bancaires et le tour est joué. Vous n’aimez pas ce Monde… ?
— Je n’aime personne !
— Vous finirez par tuer quelqu’un… si ce n’est pas déjà fait… »
Chercos refusait de descendre dans le trou où Surgères nous invitait à partager avec lui les bienfaits de la malédiction. Il s’y penchait à peine, les pieds prudemment fixés à bonne distance, prêt à donner un coup de rein si jamais on le poussait, car Surgères insistait et il se mettait même en colère, ce qui donnait lieu à des scènes que Chico Chica qualifiait d’épiques. Mais le vieux était seul contre ses démons. Il se battait comme un héros, à demi conscient et incapable de mesurer l’espace qui le séparait de « l’autre côté de ce Monde ».
« Vous descendez souvent… ? demanda Chercos en grattant les poils courts de sa barbe.
— Moi je n’irai jamais, affirma Chico Chica. D’ailleurs Chiquita ne serait pas d’accord. Je laisse ça aux autres. Mais vous ne pouvez pas comprendre tous les deux : vous n’aimez personne ou vous croyez aimer mais personne ne vous aime. Je vous connais.
— Étiez-vous sur le bateau ? gronda Chercos.
— Vous avez déjà épluché mon alibi…
— Et Dodo ? Il y était, n’est-ce pas… ?
— Il ne savait pas nager. La preuve, c’est ici qu’il s’est noyé. Parce que vous l’avez effrayé !
— Il serait donc mort dans le naufrage s’il avait été à bord… supputai-je avec délice. Tout le monde n’a pas eu la chance de rencontrer Élise… Vous avez de ses nouvelles… ?
— Mes collègues italiens demeurent persuadés qu’Alfred Tulipe a été assassiné. Et je continue de penser que Surgères n’y est pas pour rien…
— Mais il n’était pas sur le bateau…
— Il ne sait pas nager lui non plus…
— Vous pensez à un contrat… ?
— Vous l’expliquez comment le nain, vous qui en êtes un et qui connaissiez mieux que moi le père de cet enfant… ! »
La tête hirsute de Surgères apparut au bord du trou. Il posa le verre dans le gazon, sous son nez en bataille.
« Vous pensez que Julien n’est pas… Vous voulez le sauver ? »
Chercos tiqua. Ses joues grasses frissonnaient sous les yeux à demi clos. Il dit :
« Cherchez la femme… »
Surgères replongea, sans oublier le verre. On entendit la bouteille tinter. Elle sonnait creux maintenant. Je fis signe à la petite servante de s’approcher du trou. D’en bas, il pouvait voir sa culotte, si elle en portait une pour l’occasion. J’en avais fait l’expérience. Elle tenait une bouteille contre elle, exactement de la même façon, mais cette fois le goulot était bouché et cet enfant avait l’air d’un cadavre. Elle la lâcha dans le vide. C’était la bonne bouteille. Surgères la félicita. Elle ne se trompait jamais. Pas comme sa mère qui…
« Il faudra bien qu’un jour je revienne avec le nom de l’assassin… fit Chercos.
— Vous croyez qu’elle l’a tué… ? dit Chiquita.
— Je vous paierai cher s’il avoue… Travaillez-le encore !
— Je descends ! »
Elle sauta à pieds joints dans le trou. Il poussa un cri de victoire. Là-haut, derrière le vitrail représentant l’arrivée de Jésus Christ à Jérusalem, Hélène affinait les comptes pour ne pas me laisser un sou.
*
Je ne vais pas tout vous raconter ! Vous en savez assez pour continuer sans moi. Ici bas, nous n’avons guère le temps d’aller au bout de nos nuits. Et là haut, plus rien n’existe qu’une expansion qui n’a sans doute aucun intérêt du point de vue qui est le nôtre. Si je n’avais pas mis les pieds dans cette agence de voyage, je serais resté chez moi et j’aurais écris autre chose de moins incertain. Autrement dit, il ne me serait rien arrivé et j’aurais eu le loisir de parler d’autre chose, ce qui n’est pas négligeable quand il s’agit de s’élever au-dessus des autres par le moyen de la distinction littéraire. J’imagine toujours cette existence avec Juliette. Juliette en voyage de travail ou au travail de ses voyages au bout du monde. J’en aurais rempli des centaines d’albums. Largement de quoi commenter ma solitude de bon à rien. Mais je connaîtrais l’amour, même cocu. Je savourerais cette lenteur des jours qui passent comme si rien n’arrivait qu’aux autres. Dans la vie de tous les jours ou dans les romans de leurs hérauts, rhapsodes et aèdes confondus.
Chercos pourra un jour témoigner de la croissance de mon nain. Il s’amène souvent en compagnie de Roger Russel qui refuse de m’expliquer pourquoi, « dans cette affaire », il a été à la fois l’avocat des Surgères et des parents de Juliette. Chercos regrettait de s’être laissé pousser la moustache quand j’évoquais ces faits impossibles à rejeter dans les marges de l’enquête en cours. Je posais les bonnes questions et il martyrisait ses poils sans paraître en souffrir lui-même. Quentin jouait dans le gazon avec un chien ou autre chose. Derrière le vitrail représentant le reniement de Pierre, elle observait cette compagnie sans conversation véritable. Elle savait peut-être tout. En tout cas je me plaisais à l’imaginer. Elle réussissait alors à en faire de « l’histoire ancienne » comme le proposait l’avocat. Et le nain, qui partageait avec moi deux ou trois traits qui, à mon avis, appartiennent à tout le monde, jouait avec un chien ou un autre animal de ma connaissance. Elle lui achetait des tas de choses pour le divertir ou le détourner de ce qu’il pouvait, avec ses faibles moyens, deviner de ce qui avait précédé son existence. On finit toujours par se poser ce genre de questions. Il suffit que quelque chose arrive pour changer la place du pivot autour duquel tout s’est mis un jour à tourner, avec le vertige que ça implique et l’angoisse qui borne les rêves mêmes les plus légers. Ne se réveillait-il pas toutes les nuits pour appeler son père ?
*
Chiquita vint me harceler dans ma chambre. Depuis la naissance de Quentin, je n’en avais pas changé. Hélène partageait son lit avec notre nain commun. Je ne lui connaissais pas d’autres relations amoureuses. Chiquita avait des doutes. Ce n’était pas la première fois qu’elle agitait cette puce à mon oreille. Chico Chica avait eu des tas d’aventures avec des femmes… normales. Il possédait une queue de dimensions phénoménales, d’après elle. Elle en avait l’anus tourmenté par un feu perpétuel. Il ne voulait pas d’enfant, alors… Elle ouvrit la bouche pour montrer qu’elle ne pouvait même pas envisager la fellation. Pourtant, elle adorait ça. Surgères aussi adorait ça. Elle savait comment s’y prendre de « façon universelle ». Mais la queue de Chico Chica était d’un diamètre colossal et la profondeur à mettre en jeu n’était tout simplement pas concevable. L’anus seul répondait à ces critères monstrueux. La petite bitte de Surgères s’y égarait chaque fois qu’il prétendait en faire le tour. Il n’y trouvait pas le plaisir et ça le rendait méchant et bavard. Une bouteille servait d’ersatz. Est-ce que j’avais trouvé un succédané au bonheur ? J’avais l’air tellement malheureux !
« Non, non ! Chico n’était pas à bord du Temibile, dit-elle en s’asseyant au bord du lit où je gisais comme si me préparais à mourir.
— Vous connaissiez Catherine à cette époque… ? Chercos n’en sait rien…
— Vous pensez toujours que Quentin est le fils de Chico… ?
— Il n’y a pas de nain dans ma famille… Il n’y en a pas non plus chez les Surgères, aussi loin qu’on remonte dans les siècles. C’est génétique, le nanisme…
— Je ne crois pas, non… Il n’y a pas de nain dans ma famille, à part moi. Chez Chico, peut-être… Ils ont toujours appartenu à un cirque ou à un autre… Vous auriez peur de me faire un enfant ?
— Par le cul ? »
On entendait la nuit. La fenêtre était ouverte et une toiture brillait sous la Lune. En temps de crue, ce pavillon avait les pieds dans l’eau et si on s’y prenait à temps, on pouvait y vivre quelques jours en naufragés.
« Dire que le plaisir est limité par la chair… fit-elle.
— Vous ne connaissez pas les pouvoirs de l’esprit…
— Vous avez déjà joué à Robinson dans le pavillon… ?
— J’en ai parlé à Hélène du temps où nous prétextions un pique-nique pour nous isoler… mais je ne suis pas un aussi fin calculateur. Je n’en prends pas le temps… »
Je réprimai un frisson digne d’un écran.
« Tout le monde dort… Vous en êtes sûre… ? Vous les droguez… ?
— J’y ai pensé, figurez-vous ! Non… »
Son regard se perdit un instant dans l’encadrement de la fenêtre, ainsi que je pus en juger dans les carreaux.
« Chico rôde la nuit… C’est un voleur…
— Il n’oserait tout de même pas… !
— Non ! Il n’est pas fou à ce point. Et puis…
— Et puis…
— Disons qu’il se sent chez lui ici… »
Il était de la famille, voulait-elle dire. Ça me rassurait, voyez-vous, monsieur ? Je n’ai jamais été fier d’être considéré comme le père d’un nain. Je n’aurais pas été malheureux au point de me jeter sous un train si on m’avait annoncé que Quentin n’avait aucun lien de sang avec moi. Je crois même que le vieux Surgères n’y verrait pas d’inconvénient. Après tout, quel que fût le père, il demeurait le grand-père, à ceci près que la monstruosité du petit-fils s’expliquerait… logiquement. À condition bien sûr que le facteur génétique pût être pris en compte… Chiquita se limita au spectacle de ses seins. Je fus presque étonné de bander. Jamais je n’aurais pu m’imaginer… Mais Catherine n’était plus là pour m’aider à assumer mon hygiène. De plus, sa bouche s’adaptait parfaitement à mes dimensions. Elle s’employa à ne rien précipiter. Il était inutile de songer à en faire autant avec son anus. Il n’était pas conçu pour moi. Quant à prendre le risque de me donner un enfant… Le plafond se peupla de petits animaux sympathiques. Je n’ai jamais entretenu de visions d’horreur avec mon cerveau quand il est la proie des diverses toxicités qui bornent mon existence. Je suis resté un enfant. J’ai encore envie de jouer avec des riens et des douceurs sans conséquences. Je ne me suis jamais acheté de jouets. Je laisse ce soin à Hélène pour ce qui concerne notre nabot. L’idée de Chico Chica en beau-fils me ravissait. J’eus le temps d’en parler à Chiquita dont la langue ne m’était pas inconnue. Je la prévins, sans doute sans force à ce moment-là, qu’il m’arrivait de perdre connaissance et que si ça arrivait effectivement, le mieux serait de ne pas ameuter la maisonnée : je craignais autant la colère d’Hélène que l’attente enfin récompensée de Chico Chica.
*
À table, en ce saint jour de je ne sais plus quel martyr, nous évoquâmes Dodo et sa courte vie de poisson dans l’eau. Quentin était assez âgé pour comprendre que ce personnage était mort et qu’il n’avait donc aucune chance de le rencontrer, même en piquant une crise dans le cimetière. C’est que le gamin, court sur pattes et fort comme un mongolien, pourrissait si souvent mon existence de caprices et de violences ménagères que je n’avais guère le loisir de ne pas m’en inquiéter. La domesticité ne cachait pas sa crainte d’assister un jour à un infanticide ou au moins à des voies de fait sur la personne d’un descendant direct. Mes toxicités n’excusaient pas tout. J’achevais les repas le front dans mon assiette, ce qui déplaisait fortement à l’héritier en vigueur. Hélène n’envisageant pas une autre lignée et prenant toutes les dispositions requises en pareil cas, mon champ de manœuvre était aussi étroit que l’espace qui séparait constamment ses cuisses. Surgères, qui vieillissait plus vite que la technologie, dépérissait malgré les visites des deux nains qui cultivaient leur projet sans se trahir. Hélène m’apparaissait comme une complice. Je la soupçonnais d’ailleurs d’avoir organisé ce complot depuis aussi longtemps qu’Alfred Tulipe eut révélé son propre projet à la non moins âgée Catherine. Qu’est-ce qu’ils attendaient pour me foutre dehors, pour me chasser sans me prendre pour cible, veux-je dire… ?
Surgères devenait nostalgique de cette nuit de crue :
« Dire que tu cherchais ton doudou… À ton âge…
— Mais je n’avais pas quinze ans, papa !...
— Oh oui ! J’oubliais… Mais tout de même… un doudou… à l’âge où les filles sont bonnes à…
— Dodo doudou maman dodo… ? » bava le nain dans son assiette.
Je tenais encore assis, le dossier de ma chaise bien raide contre ma colonne. Les trois nains me faisaient face. À bâbord, Hélène découpait une viande et à tribord, le vieux Surgères reniflait un bouchon. Deux ou trois larbins voletaient dans les environs, porteurs de nécessités aussi diverses qu’inutiles selon mon point de vue. J’assaisonnais mes légumes avec mes propres substances en attendant de recevoir la tranche de rôti ornée d’une gousse d’ail tranchée net par l’outil castrateur qu’Hélène manipulait avec une dextérité de révolutionnaire. Je bus dans le verre que Surgères m’offrit en me souhaitant d’en reconnaître les qualités artistiques.
« À ce cher Chercos qui n’a pas pu venir jusqu’ici à cause d’un fait nouveau… trinquai-je.
— Vous en savez quelque chose… ? s’inquiéta Chiquita.
— J’ai du mal avec ces vieux combinés de téléphone… Il m’appelait de Brindisi où Virgile agonise sans trouver la mort… Je n’ai pas bien compris…
— Mais tu as compris quelque chose… fit la lame qu’Hélène brandissait au-dessus de la viande.
— Nous n’y sommes peut-être pour rien… » dis-je sans conviction.
Le couteau décrivit un huit devant mes yeux et la voix d’Hélène prit toute la place, couvrant celle de Chico Chica qui commençait à peine à donner son avis sur la question :
« Avec toi c’est toujours pareil ! grogna-t-elle à la manière d’une chatte qu’on importune une fois de trop. Tu ne sais jamais… Tu ne prends pas le temps de…
— Il a parlé de Juliette… Alors mon esprit s’est embrouillé… Je ne m’attendais pas à ce que Juliette soit mêlée…
— À la mort d’Alfred Tulipe… ? » siffla Surgères comme au stade.
Roger Russel avait-il évoqué un conflit d’intérêt entre ces deux clients : les Surgères et les parents de Juliette ? N’agissaient-ils pas en commun ? Mais dans quelle perspective judiciaire ? Certes, le présent récit eût gagné en clarté si j’avais adopté le point de vue du policier… me reprocha Chiquita en plongeant sa main dans sa culotte.
« Mais… balbutiai-je. Je suis… Je suis moi !
— Reste à savoir qui il est, lui… » fit Surgères sans désigner personne.
Le ciel descendait sur nous, gros nuages gris traversés de lueurs aveuglantes que multipliaient les objets du couvert. J’avais besoin d’une injection de type 3, mais je n’en avais pas sur moi. Hélène me retint par le bras. Elle avait tout de même trouvé le temps de se débarrasser du couteau. Sa main était si douce sur ma peau ! Elle ne dit rien, pensant que je n’insisterais pas, mais j’avais besoin de cette injection de malheur ! Sans ce malheur, je sombrais dans la folie, ou plus exactement dans son spectacle. Les yeux de Chiquita craignaient le pire. À tribord, Surgères jouait un air de valse musette sur le corps de la bouteille maintenant vide. Le couteau, rapidement jeté sur la table, avait l’air d’un mort qui saigne encore malgré l’arrêt du cœur. Quentin s’amusait parce qu’il attendait, ses menottes raccourcies s’agitant au-dessus de la pâtée. Le ciel s’obscurcissait pour me donner raison.
« Dis-moi ce que tu veux et j’irai le chercher moi-même, dit Hélène d’une voix trop douce. Tu n’es pas en état d’aller aussi loin…
— Mais tu ne sais pas où je veux aller !
— Je m’en doute… Crois-tu que ce soit le moment… ?
— Avec toi, je ne sais jamais en quoi consiste le moment qu’on est en train de vivre… Quand je suis descendu à Brindisi, à la demande de tous, où étais-tu… ?
— Mais tu le sais bien : avec Maman. Elle ne t’a rien demandé, elle. Nous savions qu’Alfred allait mal. Tu le savais toi aussi. Il était sur le point de mourir. Il avait toujours rêvé de mourir en Italie…
— En Sicile… Comment le savais-tu ? Ta mère…
— Tais-toi devant papa ! »
C’est le moment que Surgères choisit pour crever. Mais il ne mourut pas comme il avait toujours rêvé : le goulot à la bouche ; c’est la fourchette qui s’est plantée dans sa gorge. On aurait dit un assassinat, pas un suicide. Il est venu un tas de gens concernés par la mort des autres quand elle arrive dans des circonstances aussi confuses qu’un règlement de compte familial en préparation. Chico Chica voulait convaincre un flic qu’il n’avait rien à voir, pas plus que sa compagne, avec la série de circonstances qui avait placé cette fourchette à un endroit aussi sujet à caution. Mais le vieux Surgères donnait plutôt des signes d’attaque cérébrale, n’est-ce pas ? Alors pourquoi ennuyer deux pauvres petits nains condamnés à bosser dans un cirque, si on pouvait appeler ça bosser. Il portait encore des traces de maquillage près de l’oreille et les donna à constater avec une insistance qui mettait la puce à l’oreille, forcément.
« Vous en étiez où de votre conversation avec votre épouse quand c’est arrivé ? me demanda quelqu’un qui n’était pas Frank Chercos.
— Je voulais aller chercher… mais vous ne comprendriez pas si je vous en parlais…
— Si, si ! Parlez-m’en ! Je vous écoute, je n’ai que ça à faire. Non… Je n’ai pas soif…
—Il va pleuvoir et on n’a pas débarrassé la table…
— Ne touchez à rien, monsieur Labastos… Vous savez ce que c’est qu’une enquête. Votre ami Frank Chercos vous l’a… »
L’orage prit la place des conversations. On avait formé de petits groupes bavards sous les arbres, mais maintenant que la foudre menaçait, il était prudent de se mettre à l’abri. Nous nous regroupâmes comme par instinct. Le nain trottinait devant nous sans que je lui botte le cul. Mais je n’ai fait aucun effort pour le rattraper. Le vieux Surgères était toujours à table, trempé jusqu’aux os.
*
Si ça n’avait tenu qu’à moi, on aurait viré toute la domesticité et on aurait vécu dans le bordel jusqu’à ce que ça devienne insupportable et qu’on aille voir ailleurs, chacun de son côté. Elle pouvait prendre le gosse à sa charge si c’était ce qu’elle souhaitait et même se mettre en ménage avec Chico Chica. Chiquita, qui avait des goûts de luxe et réclamait la plus grande hygiène, ne me suivrait pas, d’autant que je n’avais pas les moyens d’aller bien loin. Mais je n’étais pas seul. Je ne l’ai jamais été, comme vous le savez, monsieur. Je n’avais donc pas le pouvoir de changer l’environnement familial. Il était ce qu’il était et il allait le rester. La richesse de ce patrimoine parlait pour moi. Je ne l’ai pas beaucoup évoquée ici parce que je n’y connais pas grand-chose en vin, ni en château, encore moins en terre et de ce qu’il est humainement possible d’en tirer. Nous étions inférieurs en nombre à la domesticité, voilà ce que je peux dire. Ça ne me tracassait pas outre mesure. J’avais hérité du trou que Surgères avait fini de creuser pour moi et on m’y trouvait souvent quand on me cherchait, ce qui n’arrivait pas autant que je le souhaitais.
Chercos ne s’était pas dérangé pour m’encourager à ne pas sombrer dans la mélancolie à cause des tourments que la société environnante m’a infligés après la mort du vieux. On m’a posé tellement de questions qu’on a conclu que je n’étais pas en état d’y répondre. On évoquait une confusion passagère malgré les corrections qu’Hélène appliquait à ces propos somme toute compassés. Seul le docteur Sabatte parla de malédiction. Il n’expliquait pas autrement la monstruosité qui avait changé ma douce existence de dilettante en enfer digne de la pire poésie épique. Mais heureusement, personne ne l’écoutait. Il acheva sa thèse en s’adressant à moi, ce qui n’affecta pas sa conviction.
J’ai toujours su de quoi serait fait mon lendemain, car je n’ai jamais rien changé à mes habitudes. Avec le temps, cependant, j’avais acquis quelques infirmités qui avaient le pouvoir de modifier jusqu’à la nature desdites habitudes. Cela me chagrinait bien un peu, je dois l’avouer, mais je n’ai jamais plus songé au suicide. Le docteur Sabatte approuvait les petits trafics de Chercos, dont il profitait lui aussi, ce qui nous rapprochait. C’était heureux, car à part la tronche évasive des larbins qui ne me servaient à rien d’ailleurs, je ne voyais pas grand monde : Hélène me supportait avec patience, je le reconnais. Le nain me cassait les pieds, mais je connaissais mille moyens de m’en débarrasser sans provoquer le doute à l’égard de mes véritables intentions. Je n’ai jamais tué personne. Je ne le répèterai jamais assez, nom de Dieu !
Aussi, les visites du docteur Sabatte me ravissaient à proprement parler. Si j’avais bien compris, il infligeait au nabot un traitement destiné à l’étirer un peu dans le sens de la hauteur. Hélène y croyait dur comme fer, d’autant que c’était suisse comme heuristique. Hélène parlait souvent d’un hôtel perché au sommet d’une montagne ou au-dessus d’une vallée. Elle s’y était soumise à un traitement elle aussi, mais elle en gardait jalousement le secret. Sabatte était-il au courant ? Je n’en sais toujours rien. Des traitements, j’en ai subi moi aussi dans mon enfance, et voyez maintenant dans quel état je suis…
Mais Sabatte avait d’autres projets que l’agrandissement géométrique du nabot qui me servait de fils. Chercos l’avait embobiné et comme c’était justement ce que recherchait le docteur, on avait lui et moi des relations plus qu’amicales. Il prenait des notes alors que j’avais cessé toute activité littéraire. Chiquita lui avait tapé dans l’œil. Chico Chica en profitait pour entretenir ses rapports avec Hélène. À l’école, les gamins caquetaient dans le dos de Quentin : « Qui c’est ton père ? » Personne ne croyait que j’eusse pu y mettre du mien. Quelqu’un avait même écrit à la bombe sur la pierre tombale de Dodo : À mon papa chéri. La fureur bien compréhensible de Chico Chica s’était alors appliquée au maire qui s’était enfermé dans son bureau. Les gendarmes avaient relâché le nain en lui tapant amicalement sur l’épaule. Ils étaient maintenant sûrs de pouvoir assister au spectacle sans payer. Chico Chica avait les poches pleines de billets gratuits.
Quand on en arrive à ce point d’anéantissement, on retourne chez soi, pas vrai, monsieur ? Mais je n’habitais nulle part ailleurs. En plus, j’avais peur des croisières et même de tout véhicule censé m’emporter loin de chez moi. Encore un peu, et je m’enfermais sans l’aide de personne. Le monde est plein de fous qui ne sortent pas de chez eux et que par conséquent la société n’enferme pas ailleurs. La seule distraction qui m’apaisait un peu, puisque je ne m’intéressais pas aux travaux œnologiques, c’était la crue annuelle, toujours à la même époque. C’était comme si la mer me rendait visite pour me rappeler qu’elle avait bien failli m’engloutir. Il n’y a rien de plus reposant pour l’esprit que de dialoguer avec son assassin en puissance, celui qui vous a raté et auquel vous ne donnez plus aucune chance de vous avoir.
« Nous ferions bien de quitter les lieux si on ne veut pas y passer la nuit… Elle tombe en ce moment même… Le ciel en est rouge comme… »
Qui parlait ? Je ne m’en souviens plus. Le silence, c’est-à-dire l’absence de conversations et de bruits liés aux verres et aux coussins, nous environnait depuis une bonne heure. La pluie nous avait réduits à cette tranquillité crispée. Elle était tombée (la pluie) en trombes d’une violence inouïe pour qui ne connaît pas les charmes de la campagne aussi familièrement qu’il est nécessaire si on ne veut pas passer pour un étranger à toute sensation véritablement issue de la seule nature. Nous venions justement d’évoquer quelques faits en relation avec ses accidents imprévisibles sauf pour celui qui travaille la terre et ses gens avec l’obstination et l’intransigeance de l’héritier. Nous avions ri de quelques-unes de mes saillies, mais Hélène était déjà à la fenêtre, qu’elle tenait obstinément fermée malgré les bouffées de chaleur qui nous humidifiaient. L’orage n’a pas tardé à obscurcir ce qui restait de ciel et toutes les fenêtres, dont les volets étaient ouverts, se sont mises à jouer avec la fragilité de leur constitution. Plusieurs volets se libérèrent de leurs loquets. Le vent en profita pour s’acharner sur leur sensible faculté de pivoter à 180 degrés. Il devenait imprudent d’ouvrir une fenêtre pour y remédier. Personne ne proposa de sortir et de fouler les plates bandes déjà harassées de gouttes dures et vicieuses. Le toit nous écrasait maintenant de sonorités menaçantes. Ceux qui se tenaient encore debout finirent par prendre place sur les coussins disposés autour de la table basse où circulaient les boissons et les cendres. Nous étions pris au piège.
Pourtant, le ciel s’ouvrit comme un drap se déchire et le soleil illumina nos visages inquiets jusqu’au mutisme. Même les verres se limitaient aux lèvres. Nous attendîmes quelques minutes dans cette disposition presque théâtrale, comme si nous étions devenus le spectacle du jour. Et quelqu’un, je ne sais plus qui, proposa de revenir au château par le plus court chemin. Mais le connaissais-je moi-même ? J’interrogeais Hélène du regard.
« Si jamais l’eau monte jusqu’ici, nous monterons dans la mezzanine, dit-elle. Elle a été conçue pour ça… en cas d’inondation…
— Et les meubles… ?
— Tant pis pour eux ! »
Elle avait l’air presque joyeux, comme si elle se préparait à nous entretenir dans l’angoisse jusqu’au lendemain. Chacun put goûter à sa propre vision des choses, le front collé au carreau ou se tenant à distance mais sur la pointe des pieds. Roger Russel posa son verre et commença à réunir tout ce qui pouvait « prendre l’eau », cigarettes et biscuits salés, exemplaires de nos ouvrages, feuillets extraits du journal, notes prises sur le vif… Il rassembla ces objets dans un plateau que Chico Chica élevait au-dessus de sa tête. Frank Chercos, pipe aux dents, les observait en souriant, plié au fond d’un assemblage de coussins tous plus tendres les uns que les autres. Le péril à venir ni la perspective d’une nuit au milieu des eaux ne semblaient pas l’inquiéter outre mesure. J’étais assis contre la cuisse minuscule de Chiquita, avec Quentin sur les genoux. Hélène, de sa fenêtre, me foudroyait avec une insistance qui ne passait pas inaperçue.
« Il est trop tard en effet, constata Frank Chercos sans toutefois s’approcher d’une fenêtre pour vérifier la pertinence de son propos.
— Le pont est dans l’eau à présent, dit Hélène qui connaissait les particularités des lieux depuis l’enfance. Nous n’atteindrons pas le château sans le pont.
— La prudence nous recommande de ne pas bouger d’ici, fit Chercos en plongeant un index dans le culot de sa pipe. Quitte à nous serrer sur la mezzanine…
— Il n’y a qu’un lit là-haut, dis-je comme si je savais de quoi je parlais. Quentin y dormira…
— Je veux pas dormir ! »
C’était clair : ce sous-produit d’une généalogie incertaine comptait bien m’imposer ses caprices de noctambule. J’aurais de quoi m’occuper toute la nuit pendant que les autres s’emploieraient à se divertir avec les moyens du bord. D’autres trombes étaient attendues, sans certitude toutefois car l’endroit se situait en dehors des réseaux. Et le nabot s’acharnait sur un écran qui refusait de satisfaire son désir de communiquer avec le reste de l’humanité. Il finirait par balancer cet objet de la modernité prise en défaut de connexion dans la cheminée qui hurlait déjà car Roger en maintenait le volet complètement ouvert. Il avait pris le soin d’entrouvrir la porte non sans en avoir ajusté le loquet. Il semblait posséder une saine habitude des lieux, mais cette hypothèse ne fit que traverser mon esprit déjà en proie à d’autres soupçons plus à ma portée.
« L’eau est dans l’allée, dit Hélène toujours tranquille comme si ce qui devait arriver arriverait de toute façon. Dans moins d’une heure… »
Roger redescendit l’échelle de meunier qui donnait accès à la mezzanine. Arrivé à mi-hauteur, il jeta un regard circonspect sur la table peuplée de verres maintenant vides. Un disque liquide scintillait encore. Il (Roger) toucha le sol. Son pied droit tâta le tapis.
« Il faudra aussi monter le tapis, suggéra-t-il.
— C’est ce que nous faisons toujours, dit Hélène toujours inaccessible. Nous ne pouvons tout de même pas nous passer de tapis à cause de… de…
— Il y en a plusieurs ? » demanda Chico Chica.
Il souleva un angle d’un beau tapis persan et constata que j’avais le coup de balai clandestin. Il me lança une œillade complice. Je me demandais s’il était en couple avec Chiquita ou si leur proximité n’était qu’un numéro de cirque. Le ciel s’obscurcit de nouveau. Cette fois, il prit la couleur du plomb, classique et prévisible comme tout ce qui l’est. Ce n’était pas la nuit. Dehors, l’ombre se laissait explorer si c’était ce qu’on désirait. Je n’ai jamais eu d’autres rapport avec l’ombre. Mais la perspective de l’eau me privait du plaisir inhérent à cette pratique particulière de la solitude.
« Le rideau va se lever, » murmurai-je comme si je soufflais dans l’oreille d’un complice les derniers détails à ne pas négliger si la représentation en était une.
Incertitude de celui qui ne joue pas et se situe entre le spectateur et son comédien. Je désignais la mezzanine du menton :
« Nous jouerons là-haut, sans doute…
— Rien n’est jamais certain avec le temps, philosopha Roger qui préparait une plaidoirie sans en laisser deviner le bénéficiaire.
— Nous avons souvent joué là-haut, n’est-ce pas, Hélène… ? »
Elle ne répondit pas. Elle ne répond jamais aux questions qui exigent une réponse sur l’immédiat en jeu. Frank Chercos se servit un verre et agita la bouteille pour signifier qu’elle ne servirait plus à personne. Je fis coulisser la porte de la bibliothèque, prenant grand soin de ne pas provoquer un niveau sonore préjudiciable. Les goulots exposaient de capricieux cachets de cire. Roger s’extasia encore devant cet alignement impeccable de « non-livres ». Il n’y avait pas de livres dans ce pavillon. On s’en était toujours passé.
« Elle arrive ! »
Puis le commentaire, tandis que le vent faiblit et que le rythme imposé par le volet perd sa régularité d’horloge :
« Désormais, les allées sont impraticables, à pied comme en voiture. On peut emprunter les talus, mais au risque de se retrouver dans une impasse, voire dans l’impossibilité de revenir sur nos pas.
— Ce doit être… terrible…
— Ça l’est ! Surtout quand on n’a pas dix ans. La nuit était plus avancée. Quelqu’un m’appelait depuis le perron. Je ne reconnaissais pas cette silhouette qui se détachait dans le rectangle de lumière de la porte. Vous comprenez : l’électricité n’était pas encore coupée…
— Vous voulez dire que… Oh non ! Vous avez des bougies ?... Chez moi, nous avions toujours des bougies à portée de la main. À l’abri du vent…
— Nous avons tous des souvenirs de peur bleue ! Tenez, moi : j’étais dans un phare. Vous savez : à dix milles de la côte. Seul, sachant que la tempête allait durer dix jours. Et seulement huit de nourriture et d’eau. Le canot avait été emporté par la première vague. Elle avait atteint les fenêtres du premier étage.
— En colimaçon… ?
— Oui. Je me souviens de ce colimaçon… Quelle horreur ! Mais je ne suis pas sûr d’avoir tout mémorisé… La cheminée était éteinte. Pas d’électricité.
— Pourtant… un phare….
— Comme je vous le dis… Seule la radio… mais le voyant de batterie indiquait…
— Titien ! Tais-toi ! Tu vas effrayer Quentin.
— Il dort. Je le monte. Les couvertures…
— Sont au pied du lit. »
Elle avait tout prévu. Nous nous étions mis en marche dans l’après-midi, sachant que le temps se compliquait. Elle avait pris la tête de notre colonne. Frank Chercos fermait la marche, cognant sa pipe sur les troncs je ne sais pour quelle raison. Il tapotait l’écorce sans insister. Le culot devait être vide, mais il émettait ces messages sibyllins. Roger Russel avait repéré un mycélium. Il prit du retard, entraînant l’enfant dans sa théorie du peuplement de la forêt par des êtres invisibles selon nos critères de vue. Quant aux deux nains, ils allaient main dans la main en se concertant à propos de ce qu’ils croisaient après moi, car ils me suivaient strictement. Où nous emmenait-elle ?
Frank Chercos se souvenait de l’existence du pavillon de chasse. Roger l’avait oublié. Il doutait d’ailleurs de cette possibilité de rencontre. Le nain Dodo avait été trouvé quelque part dans cette sinuosité bordée de fougères et de taillis. Catherine en était revenue aussi échevelée qu’une évadée de l’asile. Personne, en ce moment (cette après-midi-là) ne souhaitait évoquer ces circonstances, mais Dodo était mort et enterré. Chercos avait été accusé (par Chiquita) d’avoir causé cette mort prématurée en poursuivant le nain après avoir capturé les deux autres.
« C’est bien comme ça que ça s’est passé, Frank… ? » dit l’avocat qui préparait une plaidoirie.
Pas de réponse. Chercos ne posait pas la question de savoir où on allait ni pourquoi on prenait le risque de se faire piéger par les eaux qui avaient, selon la radio, commencé à monter dans le canton voisin. Hélène avait parlé de son enfance et cela avait suffi à lui inspirer ce voyage bordé d’aristoloches. L’impatience de Quentin pendant que la domesticité préparait les en-cas !
Maintenant, la nuit tombait comme la neige, emprisonnant les lieux visibles que l’imagination ne pouvait plus concevoir autrement. La cheminée ronflait comme quelqu’un qui se sent chez lui, alimentée par l’interstice que la porte formait avec son montant. Sinon elle fume, avait expliqué Quentin à Roger. Il connaissait aussi ce détail. Il avait déjà mis les pieds dans ce pavillon. Et Dodo ? Se dirigeait-il vers ce même pavillon quand il a pris la fuite ? Pourquoi était-ce possible ?
« J’ai du tabac pour dix jours, » plaisanta Chercos qui tentait d’allumer sa pipe avec une brindille portée au rouge comme un morceau de fer à forger dans l’instant sous peine de ne plus participer à cette histoire comme personnage ni comme prétexte psychologique.
Ce commentaire était de Roger Russel qui ne fumait pas, selon la confession qu’il initia à ce moment, mais qui ne négligeait pas de boire un aussi bon vin. Il regrettait de ne pas en savoir plus que moi sur le sujet, mais je n’étais qu’une pièce rapportée à l’édifice familial qui hantait les lieux depuis des siècles, si j’en croyais la légende résumée sur les étiquettes.
« Je ne vois pas de fusil… constata Chercos.
— Personne n’a l’intention de commettre un assassinat… compléta Roger en souriant dans les reflets de son verre.
— Je me disais qu’au petit matin…
— Vous auriez dû en parler plus tôt, dit Hélène. Depuis le temps qu’on se connaît… »
Chiquita m’observait comme si son esprit venait de s’approcher de la solution à son problème : Avais-je tué Juliette ? N’étais-je pas le dernier à l’avoir vue vivante… ? Pourquoi Hélène tenait-elle tant à recevoir ces nains qui réussissaient à obscurcir même les coins les moins secrets de mon âme ? Il ne manquait plus qu’Élise pour compliquer encore les choses. Cette histoire de perruque auburn ne cessait pas de m’intriguer. Jamais je ne l’aurais rencontrée si la comtesse n’avait pas été rouquine. Mais je ne pouvais tout de même pas soupçonner Élise d’avoir provoqué le naufrage du Temibile… Des années que je ruminais le même foin tombé dans mon râtelier. Mais tombé d’où ? Et qui s’activait à la fourche ? N’importe qui d’autre que moi en serait devenu fou. Cependant, malgré le flux et le reflux de ces possibles solutions aux divers problèmes qui agitaient mon esprit, je tenais bon, hardi sur le pont du château de Surgères dont j’ignorais le fonctionnement, certes, mais que j’habitais encore grâce au principe catholique qui interdit le divorce sous peine de radiation de la liste des Justes. Hélène, à force de prières, vieillissait beaucoup plus vite que moi.
« Nous dormirons dans les coussins, dis-je comme si j’avais déjà vécu ce style de nuit. Je vais descendre autant de couverture que le besoin l’exige… »
Là-haut, le gosse dormait déjà. J’ai pensé encore à pénétrer dans sa tête pour en savoir plus sur son génome particulier. Hélène refusait toute idée d’analyse légale. Une croix nous séparait, au lit comme à table et dans toutes les circonstances que la vie invente dans le seul but de nous égarer en chemin. Voilà comment on meurt si on ne prend pas les précautions d’usage. C’est triste à mourir. Les murs de mon palais souffraient de manquer de chaînage. L’écroulement menaçait à cause d’un défaut de conception. Et j’avais beau m’injecter les meilleurs arguments hallucinatoires, je craignais le vent et surtout l’eau qui revient pour fragiliser les fondations d’un mental mal conçu pour durer plus longtemps que sa raison.
Vous écoutiez les succions que Roger Russel infligeait à son verre, les tapotements prudents de la pipe de Frank Chercos contre le bord du cendrier, les gémissements du gosse qui dormait dans la mezzanine, Hélène secouait ses jambes, ses talons s’enfonçant dans la laine du tapis et même vos propres paroles que personne n’écoutait. Les deux nains étaient montés dans la mezzanine après avoir promis d’en redescendre pour nous jouer leur numéro de cirque : Hercule Poirot et son capitaine. Je craignais le pire. Et en effet Chiquita se montra la première, nue de la tête aux pieds, ayant sans doute pris le temps d’empeser sa moustache et d’en affiler les pointes en agrafes cette fois tournées vers le haut.
« Tout le monde est là ? nasilla-t-elle comme si elle descendait des cintres d’un cirque tout à sa disposition d’artiste présumée.
— Il manque les morts… fit Chercos sans cesser de tapoter sa pipe, mais cette fois dans le creux de sa main.
— En effet, dit Roger. Alfred Tulipe, les Surgères, Dodo et Juliette Magloire…
— Magloire… ? crissa Chercos sur la chaussée glissante d’une nouvelle perspective policière. Je croyais…
— Vous pensiez que Magloire est le pseudonyme de Labastos, continua Roger. Et d’où pensez-vous que Titien l’a tiré… ? De son chapeau ? Il n’en porte pas !
— Il a pris le nom de sa femme pour nom d’écrivain… hum… Lui qui n’a jamais rien publié…
— Ça ne m’a pas empêché d’écrire ! » éructai-je.
Après tout, si j’avais des choses à cacher, ce n’était certes pas celle-là. Tout le monde connaissait cette particularité, à défaut d’en savoir plus sur le contenu de mon œuvre.
« Vous voulez dire…
— Que les Surgères de notre connaissance sont morts…
— À part Quentin qui ne porte pas le nom de son père, dit Hélène comme si elle poussait un cri de victoire.
— I see… fit Chercos.
— But I presume… » renchérit Roger.
Ils éclatèrent de rire. Hélène leur opposa un masque colérique, comme au théâtre, disant :
« Vous allez réveiller Quentin ! Quand on le réveille…
— Nous l’avons drogué ! » continua de rire Roger.
Il leva son verre et le vida pendant que Chercos le remplissait. Du haut de la mezzanine, Chico Chica fit signe qu’il appréciait le gag, mais nous nous gardâmes d’applaudir tandis qu’Hélène retenait sa colère dans sa poitrine d’enfant. Je remarquai que ses tétons étaient dressés sous la soie de sa chemise et souhaitai en même temps que personne ne le remarquât. Chiquita se gratta la gorge pour signifier qu’en ce qui la concernait, elle était prête à jouer le rôle pour lequel elle était employée. Sa nudité d’enfant quelque peu difforme ne constituait même pas un costume. Par contre, la moustache soigneusement enduite de cire et sans doute de teinture aussi noire que possible nous rappelait à l’ordre qui d’ordinaire s’impose au parterre. Chico Chica emboucha sa trompette et souffla dedans en gonflant ses énormes joues. Aucun son n’en sortit comme c’était convenu. À partir de cet instant, toute la conversation, si c’en était une, se fit en sourdine et les pieds qui ne se situaient pas sur le tapis, en l’occurrence ceux des deux nains encore perchés sur l’échelle de meunier, étaient réduits au silence par la lenteur exagérée des corps raccourcis qui se rapprochaient du niveau du sol. J’étais bouche bée, même si mes mains tremblaient d’applaudir. J’ai toujours adoré ces moments de retour à l’enfance. Mais l’esprit méthodique de Frank Chercos s’en tenait à la réalité :
« Bon… Maintenant que nous avons éclairci cet aspect du problème (le nom de Magloire), et que nous sommes en possession de la liste des morts suspectes… rendues suspectes par le seul fait que celle d’Alfred Tulipe l’est au plus haut point — selon ce qu’en disent mes collègues italiens… reste à préciser que d’autres absences caractérisent cette réunion impromptue…
— Qu’est-ce que vous voulez dire… ?
— Le récit que vous nous faites, mon cher Julien… ou Titien… signale d’autres absences… Les Magloire, toujours en vie si je suis bien informé… Je passe sur les personnages secondaires… mais l’absence d’Élise Gagnate et de Pedro Phile se fait aveuglément remarquer… ! »
Pour les Magloire, rien n’était plus facile à expliquer… Mais Élise et Pedro… ? Qu’est-ce que j’avais à dire sur le sujet… ? Je ne consommais plus depuis l’apparition de Chiquita en moustaches d’Hercule, ce qui ne manqua pas d’intriguer la pointilleuse Hélène qui donnait l’impression d’avoir envie de tricoter pour penser à autre chose.
« Inviter ces deux… personnes que je ne connais même pas… ? dit-elle comme s’il était évident qu’elle ne les avait jamais rencontrées.
— Il y a en effet tout un monde entre connaître et rencontrer… suggéra Roger dont le visage connaissait bien le feu rencontré une fois de plus.
— La question est « en effet » judicieuse… » roucoula Chiquita.
Elle avait sans doute prévu de ne pas descendre plus bas que le milieu de l’échelle, la moustache bien en évidence entre son petit ventre parfaitement plat et ses cuisses légèrement ouvertes qui laissaient deviner les lèvres bavardes. Elle avait de gros orteils que j’évitais de regarder, non pas parce qu’ils me faisaient horreur, mais parce que je voulais demeurer aussi discret que ce qui hantait mon esprit. J’en savais moins qu’elle, certes, mais je savais. Et je m’en étais tenu à une espèce de discrétion narrative qu’on allait finir par me reprocher. Mais l’énigme n’est-elle pas le produit de l’anacoluthe ?
« Tout le monde est prêt… ? dit-elle sans trompette cette fois.
— Tout le monde n’est pas là, dit Roger en postillonnant, mais ceux qui vont se battre et peut-être mourir (certains mourront) te saluent !... »
Un rire de surface fit frissonner nos peaux en alerte. Je n’avais jamais autant bandé. Les tétons d’Hélène ni les moustaches de Chiquita n’y étaient pour quelque chose. Je bandais comme un supplicié au pied de la potence, à deux doigts de devenir un personnage de William Burroughs. Je haletais, sans rien boire ni m’emparer d’un des ustensiles qui rutilaient sur la table basse en attente de servir à quelque chose, comme l’art au Mexique. Mes fesses connaissaient la moiteur inhérente à l’attente de la sentence. Le visage de Chiquita prit toute la place. Et Chercos cessa de tapoter sa pipe qui s’immobilisa au-dessus de la paume de sa main gauche. J’aperçus le reflet métallique du cure-pipe coincé entre l’index et le majeur. Et plein d’autres petits détails dont la liste pourrait maintenant servir de prétexte pour mettre en retard le train des circonstances aggravantes.
« Excellent, » se contenta-t-il de lâcher dans l’oreille cramoisie de son voisin de canapé.
Celui-ci tenta vainement de raidir sa colonne vertébrale dans l’espoir de dégager ses voies respiratoires de sortie :
« La question est posée, mon cher Poirot : qui est Pedro Phile… ?
Cette fois, Chico Chica mima une volée de coups portée sur un tambour imaginaire mais sonore, sans doute par irruption de sa mécanique intestinale associée à la géométrie de ses fesses.
« Nous sommes, Chico et moi-même, les employés de Pedro Phile. »
Un cri d’étonnement s’étouffa. Elle reprit, après un instant de regard circonspect :
« Vous connaissez Pedro Phile de réputation… »
Elle s’adressait à Frank Chercos, mais ce fut Roger Russel, un peu défrisé, qui acquiesça.
« Il n’est certes pas le pédophile le plus célèbre de la littérature, mais son goût pour la petite chair de nos enfants… »
Nos yeux s’étonnèrent de ce nouveau détail, mais sans interrompre la révélation qui nous était proposée en substance :
« …est bien connu des services chargés de leur protection. Cependant… »
Elle prit un air faussement mystérieux, mal joué quoi !
« …cependant, chaque fois qu’on s’est approché de trop près, on a pu observer, en lieu et place des enfants tant recherchés… »
Coup de trompette suivi d’un pet tonitruant.
« …la présence de petits nains de notre espèce, en âge d’être libres de leurs actes et autorisés à signer tous les types de contrats prévus par le Code Civil.
— L’illusion était parfaite, reconnut Chercos en reprenant ses tapotements.
— Et pourtant, ajouta Roger, la pratique reprochée à cet ignoble individu n’était pas le moins du monde un effet d’optique !
— Quelle ruse ! m’écriai-je. Et quel esprit supérieur à tous ces… »
J’avais parlé trop vite, sans doute parce que je n’étais plus le maître des situations mises en jeu dans ce roman en cours.
« Si vous vous reportez au chapitre III, continua la naine en lissant ses moustaches, l’apparition de ce personnage ne manquera pas de perturber votre esprit habitué à la stricte continuité des faits exposés page après page dans l’intention d’achever le roman dans les meilleures conditions possibles de clarté et de lisibilité.
— C’est exact, fit Chercos qui tenait la pelure du manuscrit pourtant inachevé à ce moment du récit.
— Vous connaissez mon goût pour les recherches extra muros… Je les confie presque toujours à mon capitaine… Saluez Chico Chica !
— Hourra !
— Et voici ce qu’il vous apprend : Pedro Phile entretenait avec… Juliette Magloire…
— Non ! »
J’avais crié, mais en moi-même, ce qui me fit très mal. Personne ne mesura cette atroce douleur, aussi la naine moustachue put reprendre son discours :
« Pedro Phile n’était autre que le frère de Juliette Magloire ! »
Quelle révélation ! Chercos faillit en briser son chalumeau. Roger étreignit dangereusement son verre qui prenait le sens d’une savonnette au péril du voisinage. Hélène me regarda comme si je m’étais transformé en têtard lui-même sur le point de subir la métamorphose initiée il y a des lunes par la nature, avant même qu’elle ait eu l’idée de penser l’homme à son image.
« Tu le savais… ? » dit-elle de sa voix d’enfant traumatisée dès son plus jeune âge par toutes sortes de vérités pourtant cachées.
J’opinai. Le passé revenait à la charge sur son lourd destrier. Et mon anus se remit à vouloir tout dire sans rien cacher cette fois. La moustache pointue et soigneusement recourbée vers le haut secoua ses lèvres et tira sa petite langue de vipère. Chercos posa sa pipe en danger d’être brisée. La bouteille vide lorgna Roger qui en étranglait le goulot comme s’il s’agissait de son propre phimosis. Et là-haut, prenant toujours soin de ne pas péter plus fort pour ne pas réveiller l’enfant, Chico Chica me singeait, écrivant sur le dos légèrement bossu de sa compagne de jeu. Je me redressai aussi droit que possible :
« Oui ! grognai-je comme si je m’exprimais à travers les barreaux d’une cage. Pedro Phile était… euh… est mon beau-frère… enfin… je ne sais plus s’il l’est toujours maintenant que Juliette n’est plus de ce monde…
— Vous le saviez… ? dit Chercos à l’adresse de Roger qui tiqua comme s’il reconnaissait enfin être sujet de La Tourette.
— Vous autre, flics… » commença l’avocat en soulevant la bouteille pour l’agiter devant mes yeux comme si je n’avais aucune chance d’en constater le vide sidéral.
Je sortis une autre bouteille de la bibliothèque conçue à cet effet. Il s’en empara sans remerciement et la sabra. Tout le monde tendit son verre, même moi.
« 75 cl ne suffiront pas à combler le vide que vous avez creusé dans nos esprits, Labastos ! »
Je sortis deux bouteilles et les débouchai moi-même, mais avec un tire-bouchon pneumatique.
« Vous ne buvez pas ? demanda Roger aux deux nains qui ne descendaient pas de l’échelle.
— Pas en service ! »
Ils s’égosillaient de rire. Le visage bouffi de l’enfant parut entre les barreaux.
« Voilà ! s’écria Hélène sans lâcher son verre ni la capsule qui l’accompagnait. Vous avez gagné ! »
Elle se fraya un chemin sur l’échelle de meunier et atteignit la mezzanine. L’enfant avait l’air encore plus abruti que d’habitude, et je m’y connais !
« Dors, l’enfant dodo… »
En bas, c’est-à-dire à mon niveau, Chercos s’impatientait. Il bourra sa pipe dans l’espoir de ne rien tenter qui pût changer le cours des choses. Au fond, il n’était pas mécontent d’avoir appris quelque chose, même s’il ne cachait pas son irritation envers Roger Russel qui était retourné dans son autre monde.
« C’est plus compliqué qu’Absalom, me confia-t-il.
— Moins le contexte…
— Cela manque de couleur locale, en effet… Un peu de légende, voyez-vous… ? Vous devriez y songer…
— Je n’y manquerai pas. »
Mais j’avais d’autres chats à fouetter. L’ombre avala Hélène. Le silence planait comme une mouche en arrêt sur image. Bon, d’accord ! Pedro Phile était pédophile. Il utilisait des nains pour dissimuler adroitement ses activités dégueulasses. Et j’étais l’amant de sa sœur. Mais les Magloire étaient-ils ses parents, hein ?
« L’enfant dort, dit enfin Chico Chica dans sa trompette réduite au silence.
— Reprenons ! bougonna Chercos qui en avait marre d’occuper sa pipe qui perdait patience.
— Mais c’est tout ! m’écriai-je.
— Vous avons encore faim… dit le flic qui avait renoué entièrement avec sa pipe. Vous disiez, ma chère Chiquita…
— Hercule… corrigea-t-elle.
— Si vous voulez… Hercule. Vous disiez que Julien… Titien Labastos ici présent a été le dernier à avoir vu vivante la défunte Juliette aujourd’hui accusée… euh… soupçonnée d’avoir mis fin à ses jours par ses propres moyens…
— Dans un environnement peu adapté à ce genre d’action… euh… je dirais insensée…
— Mais personne ne l’a vu vivante après vous…
— Je l’aimais ! Comment pouvez-vous imaginer que…
— Ce qui ne vous a pas empêché d’engrosser la petite Hélène à peine en âge de…
— Mais qui vous dit que je suis l’engrosseur !... Elle refuse obstinément de soumettre ce nabot à un test de paternité qui… Il n’y a jamais eu de nain dans ma famille ! »
Chercos prit une petite lampée de l’excellent vin de Surgères, ce que Roger lui reprocha car les bouteilles s’étaient vidées malgré lui.
« Bien sûr… Le Parquet peut en décider autrement… Mais je ne tiens pas le bon bout… Ce satané procureur ne se fie pas à l’intime conviction, lui ! Dites-nous-en plus, Chiqui… heu… Hercule…
— Julien… C’est le petit nom que Pedro lui avait donné… Julien a toujours voulu se venger…
— Il faudrait maintenant évoquer ce qui s’est passé avant le chapitre premier, si je comprends bien… soupesa le flic.
— Je sais tout ! lança Chiquita comme un défi.
— Mais pouvez-vous le prouver ! » criai-je dans la seule intention de réveiller l’enfant.
« Justement ! Pedro Phile a embauché Dodo dans ce but. Nous ne connaissions pas Dodo. Pas plus que je ne connaissais Chico Chica quand il est entré dans notre équipe. Pedro prenait d’infinies précautions dans le choix de ses partenaires. Il savait exactement ce qu’il faisait et je lui faisais confiance.
— Vous en parlez comme si lui et vous…
— Oh non ! Je n’étais pas la première, ni la dernière. Nous avions chacun notre rôle à jouer…
— Il s’agit de complicité !
— Nous n’étions pas censés savoir ce qu’il manigançait. Le cirque Philo est un spectacle comme les autres, sauf que ses artistes sont tous de petite taille.
— Y compris les enfants ?
— Je n’ai jamais vu d’enfants chez nous. Nous étions tous des…
— Et comment s’y prenait-il avec les enfants… ?
— Vous en savez plus que moi sur le sujet…
— Ne plaisantez pas avec ces… choses. Vous n’avez jamais été témoin de… quelque chose… ?
— Jamais ! Les enfants applaudissaient puis retournaient chez eux après le spectacle, accompagnés par leurs nounous, leurs mamans ou leurs papas célibataires… Juliette venait quelquefois si nous passions près de Paris. Mais ce n’est pas une enfant.
— Qui était l’enfant, nom de Dieu ?...
— Demandez à l’avocat… Il en sait plus que moi sur le sujet…
— Vous ? Roger…
— Vous êtes-vous posé la question de savoir pourquoi il est l’avocat des Magloire ET des Surgères ? Quel rapport entre ces deux familles… ?
— Vous ! Julien ! Titien Labastos… Hélène est presque une enfant… Nous avons trop bu ! »
Il n’était pas insensé de se dire que Roger Russel, avocat des Surgères (dans, croyais-je si naïvement, l’affaire concernant les abus sexuels commis par moi-même sur la jeune personne d’Hélène), connût les lieux mieux que moi qui y habitait pourtant et particulièrement ce pavillon de chasse maintenant encerclé par les eaux montantes de la rivière en crue depuis deux jours. Il y était arrivé avant nous mais n’en possédait pas la clé. Il avait patienté sur le dur perron de granit rouge en sautillant car la bibliothèque n’avait aucun secret pour lui. Ses bottes de caoutchouc avaient pris l’eau en traversant un ruisseau que son obésité l’avait empêché de sauter comme nous le fîmes nous-mêmes. Hélène enfonça la clé dans le trou de serrure, ce qui excita les esprits, chacun en proie à ses obsessions disons discrètes plutôt qu’inavouées. Nous avions hâte de nous réchauffer, prévoyant donc une période impossible à mesurer pendant laquelle nous sautillerions nous aussi avec un verre à la main, mais le feu avait déjà pris dans la cheminée, preuve que cette visite n’était pas aussi impromptue que le prétendait ma chère épouse devant Dieu et les autres. Je me réduisis au silence comme d’habitude. Elle me connaissait. Je m’employai plutôt à organiser les coussins tant dans les canapés antagonistes que sur le tapis qui courait à grands plis vers l’âtre en pleine combustion. L’oxygène me manquait déjà, mais Roger s’appliqua à régler le tirage en ajustant le rapport de l’ouverture de la porte d’entrée à celle du volet de la cheminée, ce qui l’occupa de longues minutes que je consacrais à l’établissement d’un buffet sur la table basse qui trônait au milieu de la pièce, laquelle était unique au rez-de-chaussée, du moins à ma connaissance. Cependant, la pluie dégoulinait à quelques mètres de la baie vitrée dont Hélène avait ouvert les volets, ce qui trahissait l’existence d’un appentis d’ailleurs non équipé d’une gouttière. Le vieux Surgères m’avait entretenu des négligences qui avaient affecté la construction de ce qui aurait dû devenir une véranda, mais je ne me souviens pas si nous en avions parlé au fond du trou ou si j’étais déjà venu ici. Mon esprit n’arrêtait pas de tournoyer, emportant avec lui mes idées les plus simples et mes sensations les moins complexes. Je ne craignais pas la crue.
Plus tard, c’était alors que la nuit tombait dans la vallée, si c’était une vallée, tandis que le ciel se rapprochait de nous sans changer de couleur, Chiquita descendit de la mezzanine, nue pour exhiber sa moustache d’Hercule, et Chico Chica jouait de plusieurs instruments sur lesquels il frappait ou qu’il embouchait, mais dans un silence parfait parce que l’enfant (ce nain ! cet étranger !) dormait dans la mezzanine, à bord du seul lit du domaine dans lequel je n’avais jamais couché moi-même. Roger Russel, sans doute dans le cadre de l’enquête qu’il avait menée au sujet de la grossesse d’Hélène, avait visité les lieux et c’est comme ça qu’il était tombé sur la bibliothèque, en l’ouvrant.
« C’est Catherine qui a trouvé le corps de notre compagnon, » dit Chiquita.
Nous étions sans doute en train d’évoquer cet épisode sans queue ni tête qui s’était déroulé pendant une crue précédente et que je crois avoir raconté plus haut, si je ne me trompe pas… Que faisaient ces trois nains dans le domaine un jour de crue et de danger de mort ? Rien ne fut expliqué par la suite, du moins pas en ma présence.
« Imaginez la colère et le désarroi de Pedro, dit Chiquita en remontant les boucles de sa moustache vers ses hanches.
— Il a été le premier à parler d’assassinat, je crois, dit Roger Russel.
— Le coupable était tout désigné ! » riais-je sans rencontrer un seul regard approbateur.
Chiquita fit baisser l’intensité de la lumière. D’elle on ne voyait plus que ses dents, ses noirs tétons et les reflets de la moustache cirée. On aurait dit un masque africain. Dodo était noir de peau.
« Nous l’avons accompagné, Chico Chica et moi, car il ignorait tout de cet endroit et risquait de s’y perdre…
— Il s’y est noyé…
— Aucune trace de lutte sur son cadavre…
— Les poumons contenaient de l’eau, l’eau boueuse de la rivière…
— Nous ne savions même pas qui il était ni pourquoi il était là…
— Mais vous, vous, mes nains, vous connaissiez les lieux… puisque Pedro vous a chargés de guider Dodo jusqu’à l’endroit le mieux placé pour surveiller le château. Quel était cet endroit ?
— Autrement dit : voulez-vous nous faire croire que cet endroit existe… ? Que vous le connaissiez ? Et que vous espériez… que Pedro Phile espérait qu’à partir de cet affût il finirait par découvrir l’assassin de sa sœur ?
— Mais c’était vous, l’assassin, Labastos !
— Les investigations n’ont rien prouvé dans ce sens…
— Vous avez tué Dodo ! »
Chiquita jouait très bien son rôle d’accusatrice dans une imitation grotesque mais pas absurde du tout du détective belge. Tout ceci n’était qu’un jeu. Frank Chercos et Roger Russel écrivait un livre (roman ou essai, ils n’avaient rien précisé) s’inspirant de près ou de loin de ma propre aventure domestique. L’eau étant montée jusqu’au pavillon et menaçant maintenant de pénétrer dans la pièce où nous nous laissions aller à nous entretenir dans la fiction (qu’aurions-nous inventé sinon ?) je n’avais aucune chance de m’en sortir, je dirais : physiquement. Je ne sais pas nager, sinon Élise ne m’aurait pas sauvé de la noyade, à moins qu’elle m’eût menti (elle qui connaissait Pedro) et que par conséquent je susse nager… Le vin ne coule jamais dans le sens de la logique et de ses suites convergeant toutes vers une fin tout aussi probable. Mais « l’eau, c’est ce qu’on met dans le vin, et on a tort, » répétait aussi souvent que possible le vieux Surgères, en ma compagnie, au fond du trou que Catherine ne parvint jamais à reboucher. Quelles cuites !
« Il faut le coucher, entendis-je.
— L’eau va entrer dans moins d’une heure…
C’était bon à savoir… Je ne connaissais pas ce phénomène aussi bien qu’Hélène. Des années que je vivais ici ! Et je ne savais rien ni du pavillon ni de la rivière qui lui donne un sens.
— Il faut le monter là-haut…
— Les deux hommes peuvent s’en charger, malgré leurs bedaines !
— Je ne suis pas un homme moi, peut-être ! Trois ! Je dis trois ! »
Je sentis les angles durs des marches dans mon dos. J’avais donc le visage tourné vers le plafond. Ils n’avaient pas songé à déployer un tapis sur l’échelle, mais ils voulaient me sauver de la noyade, comme j’avais sauvé Élise du même danger lors du naufrage du Temibile, si la comtesse a existé… si elle n’a pas seulement existé dans mon imagination… On me giflait sans douceur. Mains d’Hélène.
« Tu choisis bien le moment pour faire ta crise ! »
Mais ce n’était pas une crise. Je pensais me sortir de cette inconfortable et dangereuse situation pour ne pas avoir à affronter une fois de plus les effets d’une fiction mal maîtrisée. Mais savais-je nager ? Qui sait nager dans les eaux d’une rivière en crue ? Et dans la nuit qui avance sans promesse de matin ? Goyen, à mon secours ! Bientôt, nous serions tous couchés dans le même lit, là-haut, avec la toiture sous le nez et pas un espace disponible pour aérer ses orteils. Serrés l’un contre l’autre sans autre solution à proposer aux autres. Je montais.
« Il pèse un âne mort ! se plaignit Chercos.
— Vous n’en avez jamais pesé, mon ami ! Mais vous avez raison : il est lourd de… conséquences !
— Si vous croyez que le moment est bien choisi pour plaisanter !...
— Les plaisanciers ne partent pas sans une annexe… Le canot de survie…
— Vous le saviez, non ? que nous n’aurions pas le choix ?
— Elle sait tout ! »
Elle savait que je choisirais cette nuit obscure pour prendre la poudre d’escampette, cette fois définitivement. Je ne partirais pas en croisière comme me l’avait proposé plus amoureusement Juliette. Mais à la nage ! Je n’aurais pas dû raconter à qui voulait m’entendre que j’étais le sauveur d’Élise, la copine de Pedro Phile, laquelle pouvait, avec une chance pas minime du tout, avoir fréquenté Juliette. Ils étaient tous de mèche…
Mon dos se plia à l’équerre au sommet de l’échelle, puis ce furent mes jambes qu’on souleva dans l’autre sens, toujours à l’équerre. Il était nécessaire de me plier pour que je ne prisse pas toute la place, d’autant que notre nain enfant occupait les trois-quarts de la surface mise à la disposition du sommeil par le lit. Je les entendais se livrer à des calculs compliqués. La moustache de Chiquita effleura mon visage, dure et odorante, une vraie fleur à épines. Je ne sortirais pas d’ici vivant ! Ils savaient tout ! Ils m’avaient piégé. J’avais bu dans une autre bouteille, celle que Roger m’avait donnée pour que je la vide sans avoir besoin qu’on m’aide. Pourquoi ne m’abandonnaient-ils pas au rez-de-chaussée où je serais promis à la noyade ? Que voulaient-ils savoir encore ? En quoi consistaient mon incohérence ? J’avais répondu à tellement de questions au cours de ces diverses enquêtes, les officielles comme les privées ! Je m’étais bien illusionné en croyant que mon existence avait changé de cap, toutes voiles dehors vers d’autres territoires de l’imagination associée au désir. Ils me cajolaient. On jeta mes bottes en bas où j’entendis leurs ploufs simultanés. Je me retrouvai face contre le mur de lambris, dans le noir le plus parfait que je pusse redouter. Je n’avais même pas vidé ma vessie. Au fait, où étaient les chiottes dans cette turne ?
Ils savaient tout. Quelque chose foirait dans ma série. Le drap m’emprisonnait. Je ne sentais pas d’autres liens, genre saucissonnage. Mais je m’en tins pour l’instant à l’immobilité. La vessie m’aiguillonnait. J’entendais la respiration du gosse qui haletait comme s’il me courait après pour entrer dans mon rêve. La pluie harcelait la toiture, à cinquante centimètres de mon oreille, l’autre oreille reposant sur le plancher et entendant nettement les ruissèlements de l’eau. Personne n’avait refermé la porte ni éteint la cheminée. L’eau s’était chargée de l’ouvrir en grand et de dissoudre le feu. Le froid s’installait. Aucun signe d’autres présences que la mienne et celle du nabot qui me servait encore de fils. Ils dormaient peut-être. Ils ne pouvaient pas s’enfuir. Pas plus que moi. Et pourquoi auraient-ils abandonné l’enfant ? Mais je ne pouvais pas me retourner. Mon dos était bloqué par un autre corps, une rigidité qui pouvait être celle d’un mort mais qui n’était sans doute qu’une paralysie due à la peur. Qui avait peur au point de se transformer en cadavre ? Un homme, un des trois autres hommes. Hélène ne tenait pas à coucher avec moi et elle n’aurait pas permis que le corps de Chiquita, nu comme il était, se proposât à ma concupiscence. Je ne parvenais pas à identifier l’auteur de cette rigidité. Et ça me faisait chier ! Pas moyen de sortir de là sans éveiller leur attention de trouillards en attente du jour. Je me doutais que personne ne dormirait cette nuit-là. Mais pas une déglutition, un pet, un gargouillement, une caresse involontaire, irrépressible. L’eau semblait bouillonner maintenant. L’odeur de la cendre mouillée montait jusqu’à nous, retenue par la pente du toit à peine calfeutré de l’intérieur. Et les tuiles créaient des rencontres qui se précipitaient vers le bord où aucune gouttière ne les recevait. En tendant l’oreille, la seule disponible de ce côté de la réalité, je pouvais entendre les arbres et le gémissement des branches que le vent croise dans une nuit de feuilles et d’eau en vrac.
Me livrant à ce concert de bruits et de torsions de l’espace, je m’efforçais de ne pas me figurer l’inévitable graphe des relations qui unissaient ces morts comme ces vivants, présents ou lointains. Ces derniers avaient-ils été invités ? Avaient-ils refusé de m’approcher ? Ignorais-je la mort de certains d’entre eux, car je ne me tenais plus au courant depuis des lunes ? J’avais d’autres occupations pour meubler l’espace créé par l’ennui qui me détruisait à petit feu. Comment les avais-je découvertes ? Comment étaient-elles venues à moi ? Nous n’en parlions jamais avec Hélène. Et je n’étais jamais retourné dans le trou de peur de m’y retrouver seul et peut-être sans soif.
« Ne laissez pas le coupable vous raconter ce qui s’est passé, avais-je proposé à mes invités (si j’étais l’hôte de l’hôtesse). J’ai connu un châtelain qui écrivit ses mémoires et donna la parole à son chien quand il fut question de l’assassinat de son épouse : le chien s’en accusa. Et écrivant cette sotie, je pensais m’être débarrassé moi aussi de ce qui entachait ma conscience d’écrivain.
— Je demande à lire ! s’écria Chercos toujours à la recherche de la goutte qui ferait déborder son vase sans solution de remplissage.
— Allez-vous enfin parler, Julien ! »
Roger Russel avait pris l’habitude de me nommer par le petit nom de mon pseudonyme. Il n’ignorait pas, grâce aux révélations de notre Hercule, que ce petit nom m’avait été donné par Pedro Phile. Je vous laisse deviner l’âge que j’avais à cette époque. Je me souviens de l’apparition de Juliette au milieu de ce concert d’enfants et de nains. Elle ne pensait pas alors devenir photographe. Elle pratiquait le funambulisme, en tutu et avec une ombrelle pour solliciter l’air et la distance qui la séparait du sol. De qui étais-je le fils si j’apprenais moi-même à dompter les tigres ? Comment s’y prend-on, lorsqu’on se targue d’écrire mieux que les autres, pour parler de ce qui a précédé le sujet même du livre qu’on est en train d’écrire : flash-backs ? Prologue (sans doute interminable) ? Épilogue (en prenant le soin de prévenir le lecteur que ce qui va suivre n’est pas forcément utile à la compréhension de l’histoire qu’il vient d’achever) ? Des notes ? Des insertions ? Des parenthèses ? Mais cette mémoire est-elle bien nécessaire ? Elle revenait me hanter une fois de plus parce que je me sentais piégé. Et je l’étais si j’en jugeais par l’étroitesse des draps et par la dureté du corps cadavérique et anxieux qui jouxtait ma propre chair. Est-il d’ailleurs bien utile, dans l’intention d’être compris, de raconter comment tout cela s’est (enfin) achevé ? Ce que vous lisez présentement est en quelque sorte la version courte du film. Une version longue, mais incomplète par définition, chahuterait votre patience, je le sais bien, je ne le sais que trop puisque c’est celle que je proposerai à l’éditeur si j’ai la chance d’en rencontrer un avant de disparaître dans je ne sais quel autre récit peut-être signé par mes amis Chercos et Russel ? Je ne vois pas quels autres plagiaires pourraient me succéder, si toutefois je suis digne d’une postérité, avec inscription au dossier national. Qu’est-ce que ça peut me foutre, au fond, puisque je ne suis plus ce que j’étais ?
Nous eûmes (mais je ne peux pas affirmer aujourd’hui que ce fut cette nuit-là, tandis que les eaux pénétraient au rez-de-chaussée et que nous nous étions réfugiés dans la mezzanine) cette conversation (impossible pour moi de distinguer les voix sauf la mienne ainsi : elle apparaîtra en italique tandis que les autres se chercheront un personnage) :
— Je ne suis pas un adepte de l’absurde que vous évoquez un peu vite à mon propos…
— C’est pourtant ce que je ressens à les entendre !
— Vous n’avez rien publié… La critique ne vous a même pas remarqué. Vous vous êtes perdu dans la marée montante des réseaux. La Lune changera tout ça, vous verrez !
— Vous voulez dire : grotesque plutôt qu’absurde… ?
— Il ne veut rien dire du tout. On ne tue pas l’inconnu sauf en cas de guerre.
— Mais nous sommes en guerre…
— À en croire nos gouvernements successifs qui se ressemblent comme les jours…
— En effet… en réalité, nous ne disposons que des nuits pour…
— Chut !... Vous allez réveiller Bébé !
— Avez-vous la liste des morts en mémoire, mon cher Roger… ? Notez au passage que nos soupçons nous empêchent pour le moment de donner forme à notre projet…
— Vous avez toujours le projet d’écrire un livre là-dessus ? Parce qu’Alfred Tulipe est mort…
— Mes collègues italiens…
— Tout ceci ne tient pas debout. Je n’ai jamais tué personne.
— Laissez-nous en décider.
— Mais mon personnage m’appartient ! Julien prétend commettre un assassinat de masse. Je l’ai entendu dire que jamais il ne tuerait personne pour des motifs aussi bas que la jalousie ou la haine. Votre projet ne tient pas debout…
— Il faut de la haine pour tuer plusieurs dizaines de personnes sur la place d’un marché ou à l’intérieur d’un local destiné plutôt au divertissement…
— Je ne crois pas… Je ne sais pas si je les hais… Ils sont… disons… plus accessibles que le haut du pavé. Et puis ne sont-ils pas la cause des effets que j’ai à subir ? Ils votent, ne l’oubliez pas !
— Vous les haïssez donc. L’apologie de la haine…
— « Je ne vous parle pas de Droit ! Au diable la morale et l’esthétique qui nous gâtent le plaisir d’exister ! »
— Le Diable… ?
— Façon de parler… Mais vous citez juste. Je vous remercie de me lire.
— Voilà qui n’est pas si bête que ça : Comment un homme qui a tué Alfred Tulipe, voire quelques autres de plus, pourrait-il être celui qui envoie ad patres un échantillon aussi populaire de l’électorat que cette poignée d’acheteurs ou de spectateurs ? Je ne crois pas que Julien Magloire soit le coupable…
— C’est le majordome !
— Et Titien Labastos… ? Vous oubliez Titien Labastos. Pedro Phile, qui porte bien son nom, vous conduira à la solution de ce whodunit un peu particulier tout de même…
— Tellement particulier que vous ne l’avez pas invité à se joindre à nous pour cette fête des vendanges.
— Mais nous sommes là, nous !... Dodo nous manque…
— L’électricité ne reviendra pas cette nuit, je le crains…
— Nous allons manquer de bougies… Et la cheminée est noyée maintenant… Ce n’est pas votre pipe…
— C’est encore un brasier, mon cher. Et j’ai assez de tabac pour tenir le coup plusieurs jours. À condition de prendre soin du feu. Je m’accroche à cet objet comme si ma vie dépendait de lui. Voyez comme mon poing a blanchi…
— On ne voit presque plus rien !
— Bien sûr, je ne passerai jamais à l’acte…
— Peur de Dieu… vous aussi ?
— Avez-vous monté de quoi manger ?
— De quoi boire… ?
— Qui conserve par devers lui (ou elle) les petites capsules de verre comestible que j’ai substitué aux archives… ?
— Je n’ai jamais tué personne…
— Sans aveu, nous ne saurons jamais qui a tué Alfred Tulipe. Mais Roger et moi avons décidé d’écrire ce roman, coûte que coûte, nom de Dieu !
— Damien Sagas !
— Qui diable est-il… ? Jamais entendu ce nom… Dites-le-nous ! Parlez, Julien !
— C’est le nom que vous donnerez à mon personnage. Vous n’oserez tout de même pas révéler mon… identité à vos lecteurs (possibles)…
— Quelle identité ? Celle de l’homme que vous êtes malgré vous ? Ou celle de l’auteur qui ne publie rien et qui pourtant écrit… à la pelle ?
— Imaginez que j’ai déjà confectionné la bombe…
— Dans un de vos inédits ou dans cette réalité plus probable… ?
— Je vous parle d’avoir piégé les lieux…
— Ce pavillon ! Mais à quel moment de notre vie commune, Titien… ? Nous ne nous éloignons jamais assez l’un de l’autre…
— Sauf la nuit… ma chérie…
— Vous ne couchez pas dans le même lit… ? Notez ce détail, Roger. Il a eu tout le temps de la fabriquer, cette bombe. Et de la transporter jusqu’ici.
— Il y a assez d’eau maintenant pour la neutraliser définitivement !
— Ne soyez pas stupides…
— Vous voulez dire qu’il s’agit maintenant de trouver la bombe… ? Ne seriez-vous pas en train d’essayer de détourner notre attention parce que vous sentez que nous sommes tout proches de la preuve (la seule peut-être) qui vous accuse ?
— La surface de cette mezzanine est si réduite que nous sommes contraints d’y passer la nuit les uns sur les autres… Cherchons !
— À la lueur de votre pipe, peut-être… ?
— Et s’il la portait sur lui ! Fouillons-le !
— Ce ne sera pas facile… Nous pouvons à peine bouger…
— Ne réveillez pas l’enfant !
— La fermeture Éclair est coincée ! Ces sacs de couchage de fabrication chinoise ne valent rien dès qu’on projette d’en savoir plus sur ce qu’ils contiennent.
— Ne riez pas, je vous prie ! Vous me faites perdre le fil !
— Perdre Phile… Je suis sûre que si nous fouillons du côté de ce…
— Je vous empêcherai ! Chico Chica et moi ne sommes pas ici pour que vous…
— Deux femmes ! Et il faut qu’elle se chamaillent !
— Ne réveillez pas l’enfant !
— Mais d’abord en est-ce un ? N’est-ce pas plutôt un de ces leurres de petite taille que Pedro Phile entretient autour de lui pour dissimuler ses pratiques interdites… ?
— Je vous conseille de ne pas le réveiller… !
— Non, non ! C’est bien mon enfant. J’ai vérifié. Enfin… jusqu’à ce qu’un test de paternité en décide autrement…
— Je me charge de ce détail… Le procureur est un ami de longue date. Il ne me refusera pas…
— Vous auriez pu y penser plus tôt, Frank ! Mon carnet de notes ne contient rien de relatif à ce que vous appelez un… détail. Je vais être contraint de tout repenser !
— C’est votre travail d’avocat, mon cher Roger. Moi, je vous apporte la matière… les personnages… mes collègues italiens… Ah ! Nous l’écrirons ce sacré bouquin ! Avec ou sans vous, Julien !
À croire que tout le monde dormait… J’étais emberlificoté dans le drap qui servait maintenant de sac, le visage contre la plinthe, tournant le dos à ce que de toute façon je ne pouvais pas voir car la dernière bougie s’était éteinte et le briquet de Frank Chercos ne contenait plus rien d’inflammable. Aussi lentement que son attention, sa pipe avait perdu définitivement son petit brasier. Et la nuit était noire, même si de temps en temps un rayon de lune traversait l’obscurité. Je ne les entendais même pas respirer. Ils avaient renoncé à me fouiller, cette histoire de bombe ne les avait finalement pas convaincus à ce point. Je pouvais me tenir éveillé sans craindre de supporter ces palpations dont la perspective m’avait horrifié plus sans doute que la suspicion de la bombe qui avait affecté leurs esprits dérangés. Mais j’étais solidement empaqueté, coincé dans l’angle du mur et du plancher, le nez dans cet interstice poussiéreux que j’avais déjà visité dans d’autres conditions. Je n’ai jamais perdu mon temps sans projet.
Dans mon dos, le corps rigide et maintenant froid de ce qui ne pouvait être qu’un cadavre (si je n’étais pas en proie à un de ces délires qu’on me reproche assez !) m’interdisait la roulade qui m’aurait libéré du mur. J’ai dû leur adresser la parole pour leur demander de mettre fin à cette plaisanterie… grotesque. Mais je m’en suis tenu au silence qu’ils m’avaient conseillé car ils tombaient tous de sommeil… sans s’interroger d’ailleurs sur ce qui le provoquait ou alors la dose d’alcool ingurgitée dans la soirée, accompagnée de diverses substances additives, avait suffi à satisfaire leur trouble curiosité de passager de la nuit et de l’eau.
L’eau et le vent, la pluie et les arbres, les craquements de la charpente et de la maçonnerie qui réagissaient aux pressions exercées sur leur fragile structure, constituaient tout ce que je pouvais savoir de la nuit. Le drap qui m’enserrait craquait lui aussi et enfin j’en trouvais la couture. Je n’avais pas affaire à une fermeture Éclair. J’avais perdu beaucoup de temps à en chercher la glissière. Un de mes ongles s’employait à trouver un point plus lâche que les autres et je finis par le trouver. Le fil cassa presque instantanément.
Je craignis que ce petit bruit sec, qui m’avait surpris en plein effort, n’alertât mes compagnons. Mais même l’enfant ne se réveilla pas. Le drap, ou le sac, s’ouvrit enfin. Je me retournai aussi silencieusement que possible compte tenu de la vétusté du plancher. J’eus l’impression d’entrer par effraction dans un poulailler endormi. Enfin, après ce qui me sembla être des heures de patience et de contraction douloureuse, je me trouvai nez à nez avec… ce qui n’était nullement un cadavre, mais le cadre du lit surmonté de son matelas. Comment avais-je pu croire que…
Je me pliai en prenant soin de ne pas heurter ma tête aux solives apparentes… que je ne voyais pas. Je ne voyais rien d’ailleurs. Les bruits s’amplifiaient au fur et à mesure que je reprenais conscience de la conformation des lieux. Ma main parcourut le bord du lit sans rien rencontrer qui ressemblât à une jambe d’enfant ou au ventre de sa mère qui dort toujours sur le côté, tournée vers l’extérieur, par conséquent tournant le dos à l’enfant… rien ! Mes pieds explorèrent un bon moment ce qui s’offrait à leur portée. Rien. Et rien pour éclairer discrètement l’endroit. Cependant, un autre bruit s’ajouta aux autres déjà identifiés par mon cerveau aux aguets. Un cognement régulier, bois contre bois me sembla-t-il. Bong ! Bong ! Comme le tic-tac d’une horloge. Le temps. Je me glissais vers ce que je savais être le bord de la mezzanine. Ma tête entra dans le vide. Mes mains étreignaient la poutre entre les barreaux. Mes oreilles s’y frottaient. Dessous, l’eau ruisselait encore. La Lune s’ajouta heureusement à cette vision, parcimonieuse mais pas avare de détails. Les coussins, si c’était eux, flottaient entre les dossiers des canapés. Des bouteilles, maintenant distinctes, se cognaient de loin en loin. Je m’assis contre la barrière, cette fois tourné vers l’intérieur de la mezzanine. La Lune me révéla alors que j’étais seul !
Vous vous en doutiez un peu, non, monsieur… ? Mais cette soudaine solitude ne limita en rien ma fiévreuse observation des lieux. Le toit était ouvert, comme écartelé, et sa toile de goudron pendait en lambeaux sinistres dans le ciel maintenant opaque comme le verre dépoli de nos bouteilles. Pourquoi ne m’étais-je pas éveillé ? Pourquoi avais-je pensé que je ne m’étais pas endormi ? J’avais même bu et sniffé plus que tous les autres réunis. Et le pavillon s’était ouvert comme un fruit au milieu des eaux tranquilles mais puissantes. Comme je vous le dis !
Et je n’avais rien entendu du fond de mon sommeil. J’avais continué de rêver sans ouvrir l’œil car mon cerveau était à l’écoute d’un autre monde, un monde que je connaissais bien à force de répétition. J’y suis la momie de mes peurs d’enfant !
(Voilà qui donne un sens, si vous le cherchiez, à mon empaquetage et même à la proximité de ce qui n’était finalement pas un cadavre…)
Le bruit… ? Le cognement… ? Moins pénétrant que celui du marteau sur l’enclume du forgeron… Bois contre bois… C’était la proue aigüe d’une barque qui heurtait la paroi penchée du côté de l’appentis. Elle n’était pas amarrée. Nous n’avions pas prévu d’annexe au pavillon. Ni même un canot de survie. Ni la solitude du chasseur surpris par les eaux et maintenant accroché aux ruines d’un pavillon qui avait connu des heures moins sombres, si toutefois j’avais bien écouté ce que m’en avait dit le vieux Surgères au fond du trou. Il n’était jamais rien arrivé de pareil. La bombe que j’avais imaginée était-elle la cause de ce désastre ? Les corps de mes victimes dérivaient-ils maintenant au fil de l’eau de la rivière grossie par les pentes et le ciel tourmenté de nuages et d’éclairs ? Quelle folie ce serait !
Malgré le peu de clarté, sachant que la lumière de la Lune peut être trompeuse, surtout quand on a perdu la tête, je ne repérai aucun corps en surface, ni personne alentour. Avaient-ils fui ? Ne pensaient-ils plus à moi quand la catastrophe les a surpris dans le même sommeil ? Par quel moyen pouvaient-ils avoir regagné la terre ferme, si toutefois ce genre de terre existât encore ? Avaient-ils abandonné cette barque à mon attention, les sauvages ! Elle n’était même pas amarrée ! À quoi pensaient-ils donc au point d’oublier que l’eau charriait tout ce qui tombait en son pouvoir ? Je les haïssais. Ils n’avaient plus de noms. Je ne les appelais pas, je les maudissais. Jamais je n’avais écrit de pareilles inepties !
Cependant que je réfléchissais, le pavillon continuait de se laisser démembrer par les eaux. La barque cognait, cognait ! Elle m’attendait. Les poutres enchevêtrées me proposaient leurs surfaces et leurs angles humides et glissants. Je m’y brisais les ongles. Coulissant comme un pantin au mât de Cocagne, je descendis le long de cette ombre où la barque se reflétait, seule planche de salut ! J’y posai vite les pieds, les trempant dans une eau tiède sous laquelle le bois gonflait déjà. Une seule rame était prévue. Je m’en emparai avant que le roulis l’emporte. Je savais godiller. J’avais appris ça dans mon enfance. Mais le moment était mal choisi pour se souvenir de ces purs moments de joie. Au diable sèches et anguilles de l’estuaire ! Les temps avaient changé, et pas à mon avantage ! Ma jambe repoussa ce qui restait du pavillon et la barque recula en ligne droite. Je m’éloignais, rempli de haine et imaginant malgré moi les conséquences de ma colère. Je godillai.
La Lune m’accompagnait. Dans quelle direction ? Je l’ignorais. La plaine était un lac d’où surgissait de loin en loin un feuillage ébouriffé par le vent et la pluie. Le jour se levait-il ? La proue dressait son gland turgescent dans l’opacité trouble des flots sans rivages. Des cordages suintaient distinctement. J’en aurais sans doute l’utilité, à un moment ou à un autre de ce qui s’annonçait comme un périple. Je finirais bien par apercevoir une toiture, un tumulus, quelque chose tenant encore debout malgré les forces en présence. J’avançais avec le jour, la nuit dans le dos. Et bientôt la lumière parcourut le fond de la barque. J’étais debout à la poupe, godillant sur le côté pour voir devant. L’ossature de la barque prit forme, traversée par le banc, l’eau bouillonnant par-dessus car la manœuvre imprimait un tangage. Je vis alors que j’emportais aussi une voile, ce qui pouvait être une voile même si aucun mât ne s’élevait devant moi. Une toile en tout cas. Genre momie. Comme je venais d’en rêver. Sans tête ni pieds qui dépassât pour mettre fin à mon interrogation crispée, au bord de la paralysie. Je transportais un cadavre. Si j’ouvrais cette toile, de l’extérieur comme je l’avais fait de l’intérieur sur le plancher de la mezzanine, j’étais sûr de mettre à nu un cadavre. Mais le cadavre de qui ? Il y avait déjà trop de morts inexpliquées ou douteuses dans mon existence d’auteur inédit. Je redoutais de me retrouver face à une énigme. Ou pire : en présence de l’évidence.
Je me fis appeler Damiano Sagazzi. Je vivais quelque part au bord de la Méditerranée, parmi ses habitants séculaires. Je partageais mes jours et mes nuits avec ceux que je connaissais le mieux, me limitant à leur présence et aux métiers qui m’employaient. Loin de moi ce que je fus ! Je voyais la télévision sans la regarder, oblique observation de la fatigue et de l’attente. Les souvenirs valsaient dans l’ombre et selon les saisons. Ai-je écrit en ces temps ? C’est en tout cas ce que je suis en train de faire depuis quelques centaines de pages. Un roman se profile dans l’encadrement de la porte qui m’enferme aussi souvent que je le peux. Un rideau me sépare de la réalité, celle de tous les jours. Aujourd’hui, le soleil revient avec la même ardeur qu’hier. Et rien n’annonce un lendemain de pluie ou de vent seulement. Le poste ronronne en sourdine près du seuil ombragé par la vigne aux insectes vivaces. La courbure d’un dos reçoit une intense chevelure. J’en ai caressé les fils d’Ariane toute la nuit en rêvant à d’autres mythologies. Pourquoi ne suis-je pas devenu ouvrier comme les autres ? Pourquoi mes jouissances ne veulent pas d’enfants ?
Je me souviens d’avoir participé à une joute derrière le fronton d’où remontaient les ânonnements des joueurs. Nous étions nus debout sur la murette où descendait un vert gazon fraîchement tondu. Des cadavres de pâquerettes jonchaient l’allée de graviers ronds et jaunes. La fille, un peu moins que notre âge, voire enfant, s’appliquait sérieusement à faire lever les queues. Je craignais l’éjaculation chaque fois que son regard se posait sur la mienne. Elle procédait à un examen attentif de la longueur et de l’angle. Ses préférences en matière de couleur et de forme entraient en ligne de compte, nous le savions. Cette attente me tenait au bord d’un plaisir dont je redoutais le spectacle. Je ne m’y étais essayé que dans la nuit, avec ou sans elle, mais le jeu ne consistait pas à reconnaître le meilleur hédoniste. Elle acheva son examen par un sourire prometteur et désigna ma queue sans la toucher, approchant cependant un index aussi turgescent, me sembla-t-il. Et maintenant ?
Je ne sais pas où j’ai trouvé cette chance, mais elle était avec moi quand j’abordai la vieille. Elle était assise sous un auvent de toile dont les pans jouaient avec la brise venant de la mer. Je la saluai, car j’étais censé passer et lui offrir peut-être le spectacle de mon éloignement sur la piste de sable et d’herbes folles. Elle portait un chapeau de paille qui devait avoir appartenu à sa mère ou plus loin encore dans le passé de sa race. Ses jambes nues jusqu’à mi-cuisse avaient suffi à m’inspirer une érection digne du concours dont je venais de remporter la palme. Mon seul slip la contenait approximativement. Elle sourit et jeta en même temps un regard sur les dunes et leurs panicauts en fleurs. Aucune ombre furtive dans ces horizons croisés. Nous étions seuls et je le savais. D’ailleurs l’heure ne se prêtait pas aux promenades ni aux errances.
Je m’approchai d’elle, bombant mon torse sans poils dans un rayon oblique et poussiéreux. Elle exhiba des dents factices et se frotta un œil avec le pouce. Que comprit-elle de ce que j’attendais d’elle ? Ma queue coulissait déjà dans sa main hâlée. Je fis non de la tête. La main cessa de branler, mais sans lâcher sa proie.
« Quel âge as-tu… ?
— Soixante et quelques… Et toi ? mentit-elle.
— Quinze… prétendis-je. Bientôt seize…
— C’est toi qui as gagné la joute… ?
— Il n’y a pas eu de joute…
— Si ! Il y en a une tous les ans à cette époque. Je suis au courant de tout. Et cette année, c’est toi. Qu’est-ce que tu préfères ? On se met à l’abri ou tu ne crains pas leurs photos ? Comment t’appelles-tu ?
— On m’a dit que c’était anonyme… Je ne suis pas d’ici….
— Alors… ? Photo ou pas ? Leurs réseaux…
— Je ne suis pas obligé, m’ont-ils dit…
— Tu peux m’enculer ou comme tu veux…
— Vous pensez que je ne l’ai jamais fait… ?
— Pas avec une vieille dans mon genre en tout cas ! »
Elle jeta mon slip à l’intérieur de la baraque. J’entrai nu et excité. Ça sentait la pêche. Le sable s’accumulait dans les angles et contre les pieds de la table et du lit. Elle tira les uniques rideaux et la lumière baissa encore. Ensuite on me demanda si je l’avais fait. Personne n’en doutait. Ça se passait comme ça tous les ans. Maintenant, je le savais, et je pouvais recommencer chaque année, mais je ne participerais plus à la joute. J’appartiendrais au groupe et j’agirais de l’intérieur. Ils n’avaient pas besoin de preuve. Ils savaient que je l’avais fait. Peu importait de quelle manière. Peut-être que la vieille, qui sortait sous son auvent après cette sorte de cérémonie, agitait un mouchoir pour les prévenir que c’était fait. Son signal, quel qu’il fût, ne disait pas comment. Puis je sortis à mon tour, observant les dunes et leur végétation calcinée, ne voyant personne mais interrogeant les ombres en haletant. Je savais que je ne reviendrais pas.
Toutefois, le lendemain, à la même heure, je passais dans les dunes, cette fois en chemise. L’auvent s’agitait dans la brise, mais personne dessous. Ou elle ne me vit pas. Je n’en sais rien. Curieuse pratique de l’adolescence autochtone que cette élection du touriste en vadrouille… L’année suivante, tandis que je les rejoignais, on me demanda de quoi je parlais et on se mit à rire. Mais la vieille existait. Elle ravaudait sous l’auvent. Une barque retournée exhibait son ventre mal calfeutré. Aucune trace de pêche. Le treuil ne servait plus depuis longtemps. Sa graisse n’était plus que du sable. Aucune autre barque sur cette plage. Mon père n’y venait plus depuis longtemps.
« À cause des égouts, m’expliqua-t-il. Cette eau attire les poissons, mais ils en deviennent incomestibles. Je m’y connais ! Je vais t’enseigner quelques coins plus propices. Ne te laisse pas avoir par les indigènes. Ils ne pensent qu’à s’amuser. Nous, nous avons le sens du travail, même en vacances ! »
*
Ouais… Je ne sais pas si cette anecdote a sa place ici. Comme je vous le disais, monsieur, je me faisais appeler Damiano Sagazzi. Le temps se jouait de ma mémoire, la peuplant de retours sur soi qui agitaient mes rêves. Je voyageais peut-être. Le rideau de la chambre s’ouvrait sur le dallage de la pièce principale qui donnait sur la rue. Le seuil était occupé par une éternelle chaise de rotin. Je pouvais voir la chevelure qui descendait derrière le dossier. Quelle angoisse ! Les bras nus sur les accoudoirs ne tenaient rien qui ressemblât à un livre ou à un quelconque autre ouvrage. Et près de la porte, toujours sur le seuil, le poste clignotait en ronronnant. Je me vis !
L’écran exposait mon visage, non pas celui que je possédais en ce moment, mais celui qui avait été le mien quand j’avais triomphé au jeu de la queue et de la vieille. Personne ici ne connaissait ce jeu. Autres mœurs. À l’époque, je portais une fine moustache sur le dessus de la lèvre. Rase et noire sans nécessité de cosmétique. C’était mes cheveux que montrait l’écran. Mes yeux n’avaient pas changé, excepté quelques rides vite effacées dans les moments de rire ou d’autres tensions du visage. Je sautai du lit et m’avançai pieds nus sur le dallage chaud. Le rideau caressa mon visage, comme d’habitude. Je voyais le dos presque nu et à sa gauche l’écran qui clignotait. Elle ne pouvait pas me reconnaître, car j’avais changé. Je ne porte plus la moustache et mes cheveux sont rares. Mon regard, pourtant…
« Monte le son, chérie…
— C’est un écrivain, dit-elle. Il signe chez Ambrosio. Ce n’est pas ton genre.
— Comment le sais-tu ? Tu l’as lu… ?
— Tu n’aimes pas les énigmes… Il ne fait que ça, lui !
— J’aime son regard…
— Eh bien va le regarder de plus près chez Ambrosio !
— Il ne me reconnaîtra pas…
— Personne ne te reconnaît, mon chéri ! Habille-toi ! Tu es dehors…
— Je suis derrière toi… le fauteuil… »
Nos explications tranquilles, à elle et à moi, depuis des années. On ne se comprend plus, même à demi-mot. Mon gland se laissait caresser par la chevelure tombant le long du dossier, la brise aidant. Ces passants qui ne comprennent pas parce qu’ils ne se doutent de rien, ne voyant pas.
*
La librairie Ambrosio se cache dans une cour. Il faut savoir. Deux voitures étaient garées : celle d’Ambrosio et une autre que je ne connaissais pas. En principe, les visiteurs viennent à pied. On les voit aller et venir dans la rue. Ils savent où ils vont et reviennent avec un bouquin dans les mains ou sous le bras. J’en ai salué quelques-uns que je reconnaissais, mais sans m’arrêter. Je tends rarement la main le premier. On me croit pressé. J’entre et je sors comme je suis entré, sans rien dans les mains ni sous le bras. En tout cas je n’en ai pas le souvenir. La vitrine formait un intense reflet. Chacun portait la main en visière, moi comme les autres. Pourtant l’affiche finit par apparaître. Nul portrait comme à la télé. Mais le nom était écrit en gros caractères et en travers, comme rajouté sur le texte contenant l’information : Quentin Surgères.
*
…je n’attendis pas l’été suivant. Ni la joute qui s’y attachait. Je repérai une femme qui me sembla correspondre à nos critères (en admettant que j’appartinsse désormais à ce club fermé). Elle descendait sur la plage au petit matin. À cette heure-là, la brise de terre caresse les peaux déjà nues. J’arrivais du chemin des dunes où je ne rencontrai personne, pas même un animal. Aucun volatile à cette hauteur. J’aperçus la vioque qui commençait à se déshabiller avec méthode, sans quitter son chapeau à peine irisé dans les embruns mourants. J’arrivais nu. Elle n’était pas encore couchée dans son transat criard. Elle serra les genoux, les plia sous le même effet de sidération et trouva la serviette de bain dont elle se couvrit sans laisser de place au soleil qui m’éclairait. À sa portée, je déclinai mon offre. Elle ouvrait une bouche sans cri, ce qui faillit me pousser à penser à autre chose. Et tandis que je m’attendais à un cri ou à une parole de bienvenue, le sable se souleva à ses pieds et le cadavre blanc qui se leva prit son élan pour me sauter dessus. Il était nu lui aussi, mais d’un autre âge et peu outillé pour l’amour des trous que la nature a percés dans les corps animaux que nous sommes. Je fuis !
…on me rattrapa bien sûr. Je m’étais vêtu à la hâte au milieu des dunes. Un peuple d’insectes me harcela pendant tout ce temps. L’autre me cherchait en me maudissant, comme si j’avais commis la pire des fautes punies par sa religion. Je courus plus vite que lui et me réfugiai sur la terrasse d’un café qui s’éveillait, les tables étant encore occupées par des chaises penchées comme des fleurs sous la pluie. Le barman me fit un signe que je ne compris pas, ce qui n’empêcha pas les policiers de me saisir en flagrant délit de dissimulation de preuve. On m’amena au poste dans cet état.
…mon père était déjà attablé, parlant à un écran qui lui tournait le dos. Je perçus nettement les cliquetis d’un clavier. Le mot « priapisme » revenait de temps en temps, ponctué d’un point ou d’une virgule selon que le ton montait ou qu’au contraire il s’apaisait. Mon père était victime de l’émotion que lui causait ce qu’il appelait mon « mal ». Je n’avais pas mal, ce qui étonna le flic. « En principe (mais peut-être que je me trompe…) c’est douloureux… Laissez-moi penser que si ça ne l’est pas, c’est que ce n’est pas non plus ce que vous dites… ce n’est pas la première fois… »
…nous rentrâmes à l’hôtel qui sentait le café et le pain grillé. Nous montâmes directement dans la chambre que nous occupions « en attendant de trouver mieux ». C’était une chambre étroite où ma mère avait pris possession du lit, nous laissant le tapis et l’usage de la porte-fenêtre qui donnait sur un balcon sans panorama. La rue s’animait à la vitesse des livraisons et des meubles qui revenaient à leur place. Mon père expliqua la chose à ma mère qui rougissait en dissimulant ses yeux dans un mouchoir. Je bandais toujours. Sans douleur. Mais je commençais à souffrir quelque part au fond de cet être qui prétendait me posséder. Dire que la salle de bain était libre et que je restais là à les écouter évoquer des précédents familiaux aussitôt contestés par la partie adverse au lieu de me vider dans le lavabo, sans cri mais sans oublier que j’étais conçu pour le plaisir et pour les yeux.
*
Je me racontais ça en entrant dans la librairie. J’en oubliais presque pourquoi j’étais venu ni comment ma mémoire parvenait à m’imposer ce détail de mon adolescence. L’odeur des livres ne m’enivra pas. J’esquivai un kiosque et longeai un rayon. La salle de lecture s’ouvrait dans le fond, bornée par deux enceintes acoustiques dressées sur des trépieds. Un panneau reprenait mot pour mot les termes de l’affiche de la vitrine, mais dans un ordre différent. La pièce contenait assez de chaises pour laisser espérer une audience rentable. Au fond, une table avec un type derrière, déjà à l’œuvre de sa signature, le doigt dans le corps d’un exemplaire prudemment ouvert pour ne pas en briser le dos. Je reconnus Quentin. Il avait certes beaucoup changé car, de gosse qu’il était quand j’ai quitté le château, il était devenu un adulte, mais un adulte à mon image, avec en plus des cheveux et une moustache à la Gable Clark. Deux lecteurs attendaient au premier rang, assis bien sagement, avec sans doute un exemplaire non signé sur les genoux, pas pressés d’en finir avec ce moment de pure haleine littéraire. Comme on avait prévu une allée centrale, je la pris. Elle était de courte durée mais proportionnée aux dimensions de la pièce. Enfin, Quentin leva sa lourde tête et ouvrit plus grand ses yeux.
Il me reconnut lui aussi. Par quels moyens ? Je n’en sais rien, mais il se prépara à une conversation que son agent n’avait pas prévue. J’avais disparu depuis si longtemps. Et j’étais toujours recherché. Pas pour meurtre, mais pour déterminer si j’avais quelque chose à voir avec la mort d’Alfred Tulipe. Bon Dieu ! Le passé me revenait en pleine gueule, comme en face d’un fronton ou en compétition sur un court. Le bonhomme sauta de sa chaise. On aurait dit Faulkner, en encore plus réduit.
« Papa ? »
Il y avait longtemps qu’on ne m’avait pas appelé par mon nom. J’en avais si souvent changé ! Je me reconnus presque, sans cesser d’avancer. Et il avançait lui aussi. Les deux lecteurs, de chaque côté, se retournèrent pour assister à un souvenir inoubliable. Un homme et une femme qui ne se connaissaient sans doute pas, vu la distance et l’allée qui les séparaient. Des êtres sans nom prêts à servir de réceptacle à une rencontre dont ils ne doutaient pas de l’importance exégétique. Une tombe qu’aucun décret municipal ne détruirait jamais.
« Quentin… ! Comment dire ma… ? »
J’avais longtemps douté de ce matériel génétique, mais les cheveux et la moustache confirmaient que j’avais eu tort de m’inquiéter. Je ne me souvenais même plus pourquoi je m’étais inquiété. Le gosse était dur comme un pantin de bois. Il sentait le cosmétique dont usait son grand-père qui lui était sûr de l’être. Mon front cogna cette joue piquante. J’avais fermé les yeux pour ne rien dire de trop. J’avais bien le temps de les ouvrir maintenant qu’il avait écrit un livre. On ne parlerait pas de tous ceux que j’avais proposés à l’industrie éditoriale. Pourquoi compliquer ? Pas maintenant compliquer. Plus tard. Après avoir refait connaissance, car à part nos apparences et nos noms, nous ne savions plus rien l’un de l’autre. Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est d’avoir un fils écrivain, surtout quand on est écrivain soi-même.
« Comment va maman… ? »
Dring ! Les enceintes acoustiques lancèrent un appel qui inonda tout l’intérieur de la librairie. Mon pantin de bois se sépara de moi tandis que ses admirateurs se bousculaient à la surface des chaises. Il n’y en avait plus pour moi. La femme qui était arrivée avant les autres parut se lever, mais sans aller jusqu’au bout. J’avais déjà tourné le dos à cette scène du crime.
*
« Tu peux bander à la demande ?
— C’est déjà fait, m’dame !
— Montre-moi ça… »
Elle parut satisfaite, mais sans excès. Elle me fit signe de remballer mon engin et quitta sa chaise derrière son bureau. Elle portait des culottes courtes et allait pieds nus. Elle avait prévu d’ouvrir sa chemise en cas de difficulté, mais je n’avais pas eu besoin de ça. Dans le couloir, les filles attendaient leur tour. On entendait les bouts d’essais d’une répétition. Le mur qui séparait ce couloir de la salle n’était pas bien épais. Je n’avais pas demandé si c’était bien payé ou si je pouvais aller me faire voir ailleurs. Je la suivis. Les modèles de contrat se signaient dans une autre pièce. En entrant, je vis tout de suite le stock de capotes sur une étagère. Il y avait aussi beaucoup de livres et de cassettes. La lumière tombait d’une ampoule nue qui mit un temps infini à trouver sa pleine puissance. Elle relisait le contrat, une feuille sans verso, disant « gna gna gna » en tortillant une mèche au-dessus de son oreille.
« C’est tous les soirs, dit-elle sans me regarder. Tu tiendras le coup… ?
— C’est tous les soirs que je le fais, m’dame…
— Avec une fille, c’est pas pareil…
— Vous voulez dire que c’est elle qui le fait… ?
— Tu n’aurais rien d’autre à faire que de te laisser faire. C’est à prendre ou à laisser. La question est de savoir si je peux compter sur toi… tous les soirs…
— Je me tiendrai en forme…
— Je me demande comment… Ne fais rien dans la journée. Ni le matin en te réveillant.
— J’ai bien compris, m’dame…
— Maintenant on va voir le metteur en scène.
— Je signe pas… ?
— Tu n’as pas confiance en moi ? »
Ce qu’elles peuvent être excitantes à cet âge ! Je les aimais consentantes et bien à poil. Dire qu’on m’avait soupçonné de n’aimer que les petites filles de mon âge… Le metteur en scène était un Noir. Il était du genre à « passer derrière les affiches sans les décoller », comme disait mon père. Toujours prêt à se répéter, celui-là. Il n’avait pas beaucoup inventé dans le courant de son existence de domestique patriote. Le Noir m’examina de la tête aux pieds. La Vieille le renseigna. Il me regardait en penchant sa tête en arrière. Je ne voyais que ses trous de nez. Pourtant, sa langue finit par sortir, verticale et rose comme un cornet de glace à la fraise.
« Ya pas grand-chose à faire, me dit-il sans s’approcher de moi (il tenait à me voir du plus loin possible, un possible limité par les dimensions de la loge où il recevait les nouveaux). Les filles connaissent leur boulot. Je vais t’apprendre à hurler de plaisir, mais pas comme une fille, comme une bête ! »
J’appris à grogner, à rugir et même à hennir, un truc qui plaisait beaucoup aux dames en âge de se préparer à mourir. La loge était insonorisée, me dit-il pour me rassurer car je craignais d’avoir à retourner dans le couloir et à supporter le regard inévitablement amusé des filles.
« Pas d’érection avant l’heure, dit-il en dépliant son index sous mon nez.
— Le matin, pourtant…
— Le matin tu banderas plus. Tu n’en auras plus la force. Aussi est-il nécessaire que tu te nourrisses des aliments les plus aphrodisiaques. Viens par ici. »
Je le suivis dans l’antichambre. Il alluma. C’était une boutique. Il monta sur un marchepied pour atteindre les pots contenant ma future alimentation exclusive et nécessaire.
« Tu fais ce que je te dis, continua-t-il, sinon ça ne marchera pas et tu me devras assez de pognon pour t’en soucier sérieusement jusqu’à la fin de tes jours. Voici le menu… »
Il me tendit une ordonnance de sa médecine. C’était clair. Je ne pouvais pas me tromper. Les étiquettes portaient des signes en couleurs au cas où je n’aurais pas su lire. Mais je savais lire. Même ces noms aux consonnances purement commerciales. Je lui devais de l’argent. C’était son commerce à lui. Il ne se mêlait pas de ce que la vieille organisait pour gagner sa propre croûte. Sa main contenait déjà les billets qui m’avaient si peu accompagné dans mes pérégrinations de fugueur. Mais j’avais l’âge de penser ce que je voulais. Seulement, je devais aussi de l’argent à mon père, d’où mon engagement de fidélité au foyer familial. J’y passerais la journée à éviter de bander pour un oui pour un non, ingurgitant les aliments achetés au Noir et vomissant la cuisine de ma mère qui était bandante.
Ensuite la Vieille me montra la scène. Je n’avais jamais vu une salle du point de vue du proscénium. Elle me montra comment les spots m’empêcheraient de voir les spectateurs alors qu’eux-mêmes ne manqueraient pas une miette du spectacle.
« Tu n’es jamais venu… ? dit-elle en me flattant le dos.
— Non… Jamais… Je n’ai jamais…
— En tout cas ne vient pas en spectateur. Jamais ! Tu fais ton boulot et tu vas te coucher. Seul. C’est un métier exigeant, tu verras. Et tu y prendras peut-être goût. Tu commences demain soir. »
Quelle angoisse ! Personne ne me reconnaîtrait. Le Noir garantissait un maquillage exemplaire dans ce sens. Et pour pas cher selon ses critères d’évaluation commerciale. J’avais trouvé comment faire des économies sans trop me la fouler. La Vieille m’avait conseillé de ne fréquenter personne, ni aucun endroit où je risquais de me lier d’amitié avec des objets sexuels.
*
Des vieilles, il y en avait quelques-unes dans la salle. Ambrosio était caché dans l’ombre, ne laissant apparaître que son regard professionnel. Quentin, derrière sa table pliante, parlait dans le micro sans lever les yeux. Il ne me voyait donc pas. Et pourtant j’étais là. Toujours aussi délirant qu’à l’époque où il m’avait connu et dont il ne devait conserver qu’une mémoire fragmentaire et fragile. S’était-on chargé de la conditionner ? Et dans quel sens ? Dans quelle intention, veux-je dire ? Tous mes manuscrits avaient été confisqués et le juge d’instruction refusait encore de m’en délivrer copie. Dans quel pétrin j’étais ! Et à des milliers de miles du château de Surgères. Sur le point de renouer des liens avec un fils qui m’imitait à la perfection, à part la taille. Comment l’aborder ? Certainement pas comme je l’ai dit plus haut. Il n’y avait aucune chance qu’il me reconnût. Sur la base de quels traits ? J’avais des allures d’Hemingway, sauf la barbe et la tignasse qui se faisaient rares chez moi. J’étais devenu un lecteur comme les autres à ses yeux simplement parce que j’étais assis avec ses autres. Ambrosio avait sans doute remarqué que je n’avais pas un exemplaire dans les mains, mais pouvait-il s’en étonner, lui qui me connaissait et ne savait rien de moi ?
« Voilà comment, mes chers lecteurs, j’ai résolu le mystère de la mort d’Alfred Tulipe. Je ne vous en dis pas plus, ni s’il est mort de mort naturelle ou s’il a été assassiné et par qui… Vous lirez tout ça en sortant d’ici. Et d’un trait car, comme vous le constaterez vous-mêmes, je connais les moyens de tenir le lecteur en haleine. Vous ne saurez rien de définitif avant la dernière page… ou presque…
— Définitif… ? murmurai-je comme si je n’avais pas ouvert la bouche. Comment peux-tu dire ça ? »
Ambrosio s’étonna d’abord (je le connais) de m’entendre tutoyer un écrivain appartenant au cercle sacré de ses invités de marque.
« Comment ose-t-il… ?
— Ils se connaissent…
— Je l’ai trouvé bizarre dès qu’il est arrivé… Nous étions seuls vous et moi à ce moment-là… Souvenez-vous…
— C’est à moi que vous parlez… ?
— Voyons ! Voyons ! Mes amis ! Vous allez pouvoir vous exprimer dès que monsieur Surgères vous y invitera, car il me semble, n’est-ce pas, Quentin ? que vous n’en avez pas encore terminé avec…
— Si, si. J’ai terminé… Heu… Monsieur a posé une question… ?
— (Il l’a tutoyé, oui…)
— (Je ne l’ai pas dit à ce moment-là, mais il m’avait paru bizarre et… inconvenant…)
— ( ?)
— (Je ne sais pas… Vous savez… avec les signes…)
— (Chut !)
— Monsieur… ? Oui, vous. Il me semble que vous avez contesté le caractère… heu… définitif… de mes conclusions au sujet de cette mort qui n’est plus… ne sera plus… un mystère… Monsieur ! »
Je bousculai Ambrosio qui s’interposait. Qu’étais-je venu chercher dans cette librairie ? Un fils ? Une confirmation ? La continuation de mes précieux travaux aujourd’hui mis sous scellés ? Étais-je devenu assez inconscient, après toutes ces années de clandestinité, pour prendre le risque de me trahir ? Il y avait une foule de bicyclettes maintenant dans la cour. J’aurais pu en emprunter une pour rentrer plus vite chez moi… enfin… chez elle… car je lui rendais visite… J’étais en quelque sorte en vacances… Elle savait tout de moi et m’avait même sauvé plus d’une fois. Vous ne la connaissez pas, mais elle a beaucoup compté pour moi. Sans elle…
Je ne volais pas le vélo qui lorgnait dans ma direction. J’allais à pied, rapide et sans intention de semer les suiveurs, si jamais l’un ou plusieurs d’entre eux s’avisaient de se mettre sur ma piste, celle que je faussais depuis si longtemps. J’atteignis la maison sans me retourner. Elle était toujours assise sur le perron, dans son ample fauteuil de rotin, façon Emmanuelle, ne puis-je m’empêcher de penser. Mais elle n’était plus seule. Une autre femme avait amené sa chaise et tenait sur ses genoux la cuvette en émail blanc et bleu où l’eau de rinçage scintillait. Les légumes de midi seraient accompagnés de côtelettes de mouton, comme j’aimais et comme j’aime toujours. Elle connaissait le secret de ce jus légèrement aillé. Elle me fit signe d’aller chercher le pain. Je pivotai aussitôt sur mes talons pour revenir sur mes pas. Et je me retrouvais nez à nez avec un des lecteurs de la librairie Ambrosio. C’était la femme qui avait parlé de moi. Elle m’avait suivi !
Justement, j’avais mis la main dans ma poche pour secouer ma monnaie. Elle observa cette bosse agitée puis me regarda enfin. Elle me souriait. Elle devait avoir dans les soixante ans. Voire plus. Et ouvrait une bouche pleine de dents qui avaient l’air aussi vrai que la fermeté de sa poitrine, car je l’examinai pendant qu’elle se préparait à me poser la question qui lui brûlait la langue.
« En réalité, entendis-je, je suis d’accord avec vous…
— Vous avez lu le livre… ?
— Je l’ai acheté hier en prévision de cette…
— Et vous trouvez que sa conclusion est loin d’être définitive, n’est-ce pas… ?
— Tout comme vous l’avez exprimé… heu… monsieur… ?
— En vérité, je n’ai pas lu le livre… J’en ai découvert l’existence ce matin… devant la télévision…
— Mais alors !... Mais alors comment pouvez-vous penser que…
— Je n’ai pas besoin de lire ce satané bouquin pour savoir de quoi je parle ! Na !... »
Je fis un pas, mais dans sa direction, et elle m’arrêta en me tenant le bras, celui dont la main agitait les pièces de monnaie du pain. Ce bruit incessant la troublait, manifestement, mais elle n’avait pas l’intention de s’exprimer sur ce sujet. Elle semblait vouloir mettre fin à cette agitation sonore. Et les deux femmes du seuil de la maison que j’occupais parce que j’étais en vacances observaient cette scène somme toute pas aussi banale qu’elle en avait l’air aux yeux des autres témoins derrière d’autres rideaux. Je sortis la main de ma poche, les pièces cessèrent de bruiter ma pensée comme au cinéma, la main glissa jusqu’à mon poignet et s’y enlaça comme si quelque chose de définitif venait de se déclarer.
« Elle lui tient la main… Vous voyez ça d’où vous êtes… ?
— Aussi bien que vous… Je ne crois pas la reconnaître… Il a une sœur…
— …ce qui expliquerait ce… cette… Je ne sais pas quoi en penser…
— Et moi donc ! »
Plouf ! Le légume épluché plonge dans l’eau de la bassine qui agite ses reflets sur le mur blanc et ombragé.
*
À deux heures de l’après-midi, la brise de mer commençait à réchauffer la terre et malgré l’interdiction de bander, je bandais, sur le balcon étroit, la queue soumise à ces douces pressions. Certes je n’en jouissais pas autant que je l’aurais désiré. La perspective de la nuit et de son spectacle me ravissait à ce point. Et je ne voyais personne. Personne ne me voyait. Mes parents négociaient encore avec la police, mais l’avocat leur avait assuré que rien ne m’arriverait si je ne recommençais pas ces « bêtises ». J’avais promis. C’est pourquoi je me cachais maintenant : sur le balcon l’après-midi et la nuit derrière l’adroit maquillage que le Noir appliquait à mon visage. Qui reconnaîtrait cette queue ? Ma vieille initiatrice ? J’y pensais. Je construisais du romanesque là-dessus, sans parvenir à en achever les ébauches. La Vieille ne savait pas que je passais mon temps à écrire. Ou plutôt que j’écrivais beaucoup plus à cause de sa prescription. Me payait-elle assez pour que je m’acquittasse de ma dette envers le Noir ? Ce flux monétaire, appliqué à l’ensemble de ses employés, devait lui rapporter gros, mais j’étais bien incapable d’en mesurer la portée. Ces réflexions occupaient mon esprit et j’en couchais toujours quelque chose sur le papier. Ainsi, je m’éloignais de tout espoir de construction romanesque. Je ne me promettais plus rien qui ressemblât à une existence future. Tu ne toucheras pas à la colocaïne ! Je sais que tu en consommes ! Ne me dis pas le contraire je suis bien renseignée !
Qui ne l’était pas, bien renseigné, à mon sujet ? La fille qui était chargée de mon orgasme nocturne (et spectaculaire) n’avait pas de nom. Ou plutôt elle portait le nom d’un objet. Un objet appartenant à l’usage quotidien. En changeait-elle selon la queue qu’elle avait pour mission de dresser et de réduire finalement à sa dimension d’origine sans que cela se vît, car s’il était bon pour le spectacle qu’on l’aperçût avant érection, sa réduction mécanique n’appartenait pas au spectacle. Enfin… quelque chose comme ça… La Vieille parlait vite et ne prenait pas le temps de vous laisser respirer avec une ponctuation peut-être trop poétique pour être nécessaire.
Ensuite, la mer inondait l’espace de sa chaleur humide et je me couchais comme le recommandait le manuel d’instructions. Le sommeil m’envahissait sans ses draps. Et je rêvais que je n’étais plus de ce monde, que j’avais le pouvoir de m’en évader avec autant de talent qu’un autre. Pourquoi ne pas noter ces accès de fièvre dans un petit carnet toujours à portée de la main ? Parce que j’en étais jaloux ou parce que je craignais qu’on en sache trop sur mes voyages sans les autres ? Puis le matin : la promenade dans les dunes ; le passage devant la baraque de ma vieille initiatrice ; son absence têtue ; l’érection tout aussi obstinée ; le fantôme de la Vieille qui retenait ma main ; le montant de la dette qui s’accumulait dans un coin de la tête du Noir ; la fin des vacances ; le retour à la normale, dans un autre pays moins propice à l’évasion par le bas.
« Ne pense pas à autre chose, veux-tu ?
— Mais je ne t’aime pas…
— Ne parle pas si fort ! Ils vont nous entendre…
— Tu ne parles pas fort, toi. Ils adorent voir tes lèvres remuer sans qu’il en sorte une seule parole sensée…
— Je ne comprends pas… heu… Tu m’expliqueras plus tard… Il paraît que tu écris… ?
— Je n’ai plus de secrets que pour mes parents…
— Ils vont t’entendre ! Tu ne sais pas parler à voix basse ?
— Remue tes lèvres sans rien dire… Je n’ai jamais assisté à ce spectacle…
— Ouais, c’est ça ! Ils en ont de la chance ! »
Pourquoi se donne-t-on en spectacle si ce n’est pas pour en tirer de quoi se payer ce qui nous manque ? Imagine-t-on un écrivain assez génial pour ne rien laisser paraître de son activité littéraire ? Un semblant d’ouvrier ou d’artisan qui nourrit les siens comme si c’était tout ce qu’il avait à faire pour que son existence soit reconnue comme telle ? J’en ai entretenu des conversations stupides avec mes… collègues, mais pas plus que n’importe quel employé qui possède au moins le pouvoir de jouir de lui-même et des autres quand ça lui chante ou au moins quand c’est possible. Il m’arrivait même d’espérer la fin des vacances. Je me pourrissais la vie alors que les autres s’en amusaient en attendant de ne plus pouvoir s’en payer les moyens.
« Ne part pas sans régler ta petite dette… hein, Titi… ?
— J’ai rien dépensé…
— Alors tu feras un bénéfice, Titi. Il n’y a rien comme le bénéfice pour rasséréner son homme. Et je parle en tant que femme… d’expérience. Quel âge me donnes-tu… ?
— J’aime les vieilles… J’ai commencé comme ça… Et je finirai comme ça si j’ai de la chance. Je ne me vois pas en train de violer une écolière…
— Tu n’as pas répondu à ma question, Titi… »
Non.
*
J’achetai le pain, me délestant ainsi de toute ma monnaie. Elle me tenait le bras comme si je la promenais à l’anglaise. La brise était tombée. À cette heure, les moustiques sont couchés. Nous en profitâmes pour descendre sur la plage et marcher au pied de la roche. Elle mit ses pieds nus dans chaque flaque, détectant l’oursin ou la coquille brisée. Je ne m’étais pas déchaussé, de crainte qu’on nous prît pour des amants. Je me tenais à distance chaque fois qu’elle me quittait pour entrer dans une flaque. Je ne craignais pas qu’elle m’éclabousse. Nous n’étions plus des enfants. Le bouquin de Quentin formait une bosse sous la toile de son sac à dos. Elle l’avait lu. Que savait-elle de plus ? J’étais en droit de me le demander, non ? Si jamais on apprenait que j’étais revenu à Brindisi, je serais précipité du haut de leur suspicion à mon égard et relativement à Alfred Tulipe. Non, je n’ai jamais tué personne, mais cela pouvait arriver ; il suffisait que les circonstances rendissent possible cette sorte d’épiphénomène. Et j’étais loin de me douter que j’en écrirais la relation.
« Vous demeurez à Brindisi ou vous êtes en vacances… ?
— Je suis en vacances.
— Moi aussi. C’est la première fois que vous venez… ?
— C’est toujours la première fois…
— On ne sait jamais qui on va rencontrer…
— Si on rencontre quelqu’un…
— Vous êtes venu seul… ?
— J’habite chez une amie…
— De longue date… ?
— De toujours… si je me souviens bien.
— Je n’ai pas d’amis ici…
— Vous en cherchez… ?
— N’est-ce pas l’intérêt des voyages ?
— Mais j’ignorais que vous fussiez en voyage… !
— Et vous-même ?
— On ne peut guère parler de voyage quand on revient chaque année à la même époque et dans les mêmes conditions… d’amitié.
— Je ne pensais pas lire un roman… plutôt visiter… me perdre un peu dans le dédale des détails historiques…
— Virgile… Broch… J’ai connu ça… au début… et par hasard. Je ne savais même pas qu’on jetterait l’ancre dans ce port. Alfred Tulipe ne le savait pas non plus. Je crois même que ce n’était pas prévu. Mais vous connaissez la suite…
— Je ne connais que ce qu’en dit Quentin Surgères… Vous étiez à bord du Temibile… ?
— Pourquoi diable le supposez-vous… ! Je…
— Vous avez parlé d’Alfred Tulipe… Et pourtant, vous n’avez pas lu le livre de Quentin Surgères…
— Mais j’en ai entendu parler ! Ah mais !... Qu’est-ce que vous allez imaginer ?
— Mais rien… Je vous assure… »
Je me connais cette fragilité. Elle m’a soumis à ses perversités en de si nombreuses occasions ! Et depuis si longtemps ! Pourquoi ne pas me taire ? Et même mieux : fuir ! Mais elle jouait maintenant avec le soleil à la lumière encore rasante. Mon pain se ramollissait.
« Nous n’aimons que les mystères, au fond… dit-elle sans me voir. Quentin Surgères a raison…
— Ah oui… ?
— Nous passons notre temps à tenter de deviner ou à jouer pour gagner…
— Nous travaillons aussi beaucoup… pour nous rendre utiles… d’une manière ou d’une autre…
— Nous fuyons le suicide qui nous court après dès qu’on a mis les pied sur terre…
— C’est ce que dit Quentin… ? Je veux dire : Surgères…
— Nous avons besoin de câlins et de shoots. L’un et l’autre. Entre les travaux et les heures nécessaires au sommeil. »
Je connais ça aussi. Digne fils de son père. Je le retrouvai dans la conversation d’une inconnue. Elle en savait plus que moi sur le livre, je devais le reconnaître sous peine de m’égarer dans ses traversées de l’apparence. Le bas de sa robe était mouillé et collait à ses mollets. Elle se retournait de temps en temps pour m’envoyer un sourire de toute beauté. Peut-être se moquait-elle de moi ? De ma façon maladroite de cacher le pire. Entre ce qu’elle savait et ce que je cachais, imaginait-elle un autre roman que celui que Quentin distribuait dans les librairies de notre monde occidental ?
« Il faut que je rentre, dis-je en m’arrêtant à l’ombre de la roche. Je ne vous invite pas… Je ne suis pas chez moi…
— Je ne peux donc pas vous inviter moi-même… »
Mais qui êtes-vous ? cria mon cerveau. Elle reprit mon bras sous le coude. Nous marchâmes ainsi en silence jusqu’à atteindre le quai que Virgile avait foulé comme on entre dans la mort, avec cette détermination qui n’appartient qu’à celui ou celle qui a tout écrit. Je n’avais plus de monnaie. Le pain qui pendait sous mon bras n’était plus en état d’accompagner le mouton dont les morceaux gras et croustillants m’attendaient avec cette fidélité que je mérite si je suis moi-même conforme au modèle que j’ai imité pour ne pas me perdre ailleurs qu’ici. Je le jetai aux chats parmi les débris de la pêche. Elle rit.
« Les animaux nous ressemblent ! s’écria-t-elle.
— N’est-ce pas plutôt nous qui leur ressemblons… ?
— Non ! Ils nous imitent si bien ! Dans la fureur de vivre ! Comme s’il n’y avait pas d’autres solutions.
— Quentin… Surgères vous en a-t-il soufflé quelques-unes, de solutions ? Tous les écrivains à la mode proposent des solutions à leurs fidèles qui sont quelquefois des disciples. Je n’ai pas lu son livre, comme vous le savez, mais…
— Vous connaissez Alfred Tulipe mieux que moi…
— Par ouï-dire, ma chère… Uniquement par ouï-dire. »
*
Je martelai le plomb sur le fer d’un autre marteau. Les bobines de fils alignaient leurs couleurs criardes sur la même table. Puis j’entrepris de les ficeler autour du plomb pour lui donner l’aspect le plus chatoyant possible. Je l’imaginai déjà dans l’eau claire de l’estuaire, touchant le fond pour en soulever le sable bleu et remontant par saccades jusqu’à la barque penchée de mon côté. Mon père s’employait à démêler la ligne de nylon vert. C’était un travail moins plaisant, je le reconnaissais, mais il fallait bien que quelqu’un s’en chargeât. Je n’avais pas cette patience. Dehors, l’eau clapotait contre le flanc de la barque déjà mise à l’eau. J’avais remonté le câble une heure avant. C’était sympa de la part du pêcheur de nous prêter cet attirail dont il ne se servait plus mais que mon père ne voulait pas acheter. J’ignorais en quoi consistait leur traité. Ma mère lisait dans son transat rouge délavé, sous un parasol que le soleil n’avait pas épargné non plus. Elle passait des heures dans cette ombre filtrée par la toile. Ses jambes rougissaient. Elle les montrait le soir aux terrasses où nous absorbions nos consommations estivales alors que mon père était déjà saoul et prêt à se coucher comme s’il allait mourir avant la fin de la nuit. Mais la ligne verte était loin de se laisser embobiner sur la planchette qu’il s’agirait, une fois en mer, de tourner dans le bon sens pour que la ligne, lestée par le plomb, s’enfonçât dans les eaux tièdes de l’estuaire. Il sectionnait le fil de temps en temps et les fragments de ligne jonchaient le plancher sablonneux de la barraque. La brise entrait par la fenêtre et les verres se couvraient de gouttelettes qui inspiraient la fraîcheur. Ma mère redoutait ces aventures en pleine mer à cause de la bière que mon père emportait avec les appâts dans un seau qui avait appartenu à l’ancien temps, celui que ni lui ni moi n’avions connu. Nous ne partagions pas grand-chose question souvenirs. Nos mémoires disposaient de leur propre effaceur. Par la porte grande ouverte, on pouvait voir ma mère couchée sur le transat, les jambes au soleil et la tête au plus profond de l’ombre que le parasol projetait sur elle à travers je ne sais quel filtre chimique imprégnant la fibre pourtant délavée. Mon père adorait cuisiner les seiches. Si la plage n’avait pas été systématiquement envahie par les moustiques, il les aurait calcinées près de la roche et dégustées sur place en notre compagnie. Pas facile d’être l’enfant unique d’un couple mal conçu pour la reproduction et ses corollaires affectifs et éducatifs.
Sur la plage, je n’étais pas reconnaissable. J’avais l’air d’un enfant de mon âge, mais il ne fallait pas m’aguicher, comme s’y appliquaient certaines de ces filles délurées, sous peine de se délecter du spectacle de ma queue dressée comme un symbole derrière l’élastique de mon maillot de bain. Mais à la pêche, je portais des pantalons aux jambes retroussées jusqu’à mi-mollet. Seul mon torse bouclé pouvait attirer le regard. Ma mère y appliquait ses onguents censés eux-aussi filtrer les mauvais rayonnements. Il n’en manquait pas, d’après elle. Elle maudissait même la nuit et pas seulement à cause de la Lune.
« Tu la connais ? dit mon père sans cesser de dénouer.
— Tu parles de qui, cher papa… ?
— Cette vieille qui regarde par ici… Je n’ai pas l’impression d’être regardé…
— Elle se demande à quoi on s’occupe. Les touristes sont curieux de nature, tu devais le savoir. Maman…
— Laisse ta mère où elle est ! Hum… Cette vieille insiste. Je sais de quoi je parle.
— Tu as connu ça ?
— Pas avec des vieilles ! Et ça m’étonnerait que…
— Elle s’en va ! »
C’était elle, bien sûr. La Vieille ou l’Initiatrice. Je les confondais depuis quelque temps. Pourtant, elles n’avaient pas la même odeur. Celle-ci portait un paréo dont les franges noires recevaient les ondulations de la brise. Beau corps de loin. On pouvait s’y tromper à cette distance, mais mon père avait un regard de lynx et il en était fier. Il prétendait voir les seiches à travers l’eau et me disait à quel endroit je devais laisser filer ma ligne.
« Elle cherche peut-être à se faire embarquer, dit mon père.
— Moi je dis qu’elle est curieuse.
— Elle n’a pas d’appareil photo. Les curieux ont toujours un appareil photo à portée de la main ou pendu autour du cou. Je ne prends jamais de photos, moi ! Ta mère me le reproche assez. Elle et ses souvenirs…
— Elle revient ! »
Mon père sursauta. J’étais en train de percer le trou vertical dans le plomb maintenant paré de ses fils de couleurs. Ensuite, j’y glisserais le fil de fer et je formerais la boucle nécessaire à la ligne et les crochets qui faciliteraient la remontée de la prise une fois leurrée. La vieille s’approchait. C’était une autre vieille, inconnue de moi. Mais elle reconnaissait mon père. Il en rougit quand elle entra en disant d’une voix de petite fille :
« C’est donc les préparatifs de la pêche dont vous m’avez parlé l’autre soir… Bonjour, jeune homme…
— M’dame…
— Je ne vous en ai pas parlé, précisa mon père qui exhibait les nœuds pour justifier à la fois l’effort que ces complications exigeaient de lui et la rougeur qui s’installait sur son visage. J’en ai parlé, si je me souviens bien, à la ronde…
— À la ronde, en effet, dit la vieille. Mais j’étais là…
— On ne peut pas se souvenir de tout le monde. »
Ils rirent ensemble et de bon cœur, ce qui ôta un peu de rouge aux joues cramoisies de mon père. Elle aussi rougissait, mais moins franchement malgré une haleine parfumée au genièvre. J’adorais déjà la peau flétrie de ses genoux.
« Je crains qu’il n’y ait pas de place pour vous, ma chère, dit mon père qui s’activait. J’emmène mon fils que voici.
— Je m’en doutais. J’ai… J’ai déjà entendu parler de lui…
— Ah ouais ! s’écria mon père qui virait maintenant au blanc. Et qui en parle, si ce n’est pas indiscret de le demander à quelqu’un qu’on connaît à peine… Je veux dire : pas du tout… ?
— Souvenez-vous…
(Mon père crispa ses grosses joues en feu.)
Vous nous avez parlé de votre fils avant même de nous enseigner la pêche à la seiche…
(Ouf !)
Sinon je n’en sais pas plus, continua la dame.
— Est-ce que vous êtes curieuse à ce point ? » demanda mon père qui n’aimait pas qu’on évoque devant lui ses moments d’absence.
La vieille ne se vexa pas. Je bandais. J’avais promis que je ne banderais pas. Il était impératif que je ne bandasse pas. Je risquai le bide. Et ses conséquences sur mon revenu fiscal. Heureusement, j’étais en pantalon. La vieille se pencha en même temps que ses petits seins pour observer de plus près le travail qui compliquait l’existence de mon père.
« Est-ce bien utile ? commenta-t-elle.
— Ça m’occupe, grogna mon père. Pendant ce temps, je ne fais rien de mal, si vous voyez ce que je veux dire…
— Je ne vois pas, non… Mais je suppose que vous nous expliquerez ça ce soir… à la ronde. Vous serez des nôtres, n’est-ce pas… ?
— Si Neptune n’en décide pas autrement ! »
L’absence de slip me contraignait à la position assise. Je ne me levai pas quand la vieille prit congé de nous. De dos, il n’y avait guère que ses fesses qui étaient couvertes. Et encore… en imaginant que le paréo ne fût pas conçu pour tomber à cet instant même.
*
Le ragoût manquait de céleri.
« Tu vas manger sans pain… ? »
D’un air de dire :
« Où étais-tu ? »
Le sachant.
L’amie m’avait surveillé depuis le balcon du premier, les pieds dans la vigne et à travers la vigne scrutant cet horizon où ma chemise rouge est un signal. Qui était-elle ? Un tas de romans commencent de cette manière. La vie elle-même ne commence-t-elle pas au moment d’une rencontre ? Mais celle-ci était-elle fortuite ?
« Tu devrais te méfier… »
L’amie mâchait son morceau de gigot, évitant d’évoquer le pain avec lequel je n’étais pas revenu. J’avais prétexté des poches vides.
« Mais tu n’as rien acheté chez Ambrosio ! Pas même le livre de ce…
— Quentin Fougères.
— Comme tu dis. Je le lirais bien. Moi.
— Ce n’est pas ce que tu lis d’habitude.
— Mais je n’ai aucune habitude de lecture ! Où vas-tu chercher ça ? Je lis… Je lis…
— Ce qui te tombe sous la main, n’est-ce pas [ici le nom de l’amie qui a avalé tous les morceaux de viandes de son assiette et qui maintenant hésite à remplir sa cuillère de haricots] ?
— Je n’en sais rien, moi ! Je ne lis pas souvent.
— Elle regarde la télé.
— Je me suis toujours demandé si vous n’étiez pas sœurs…
— Ce qui veut dire… ?
— Il écrit des romans que personne ne publie.
— Il y a longtemps que je ne propose plus rien…
— Mais tu écris encore ! Et encore ! Et encore !
— Il fait ce qu’il veut, non… ? »
Que veut-elle dire par là, l’amie ? Sa chair commence à faisander. Ses bras s’alourdissent au fil des ans. Je n’ai fait qu’entrevoir sa poitrine de statue grecque. Et ses jambes ne se décroisent que pour marcher. Sinon elle occupe les fauteuils, tous de rotin, et connaît tous les coussins de la maison. J’y fourre mon nez quelquefois, ne reconnaissant aucune odeur, pas même la mienne. L’influence des fleurs en pot qui jalonnent pièces et couloirs. Un dédale de parfums dans lequel je finis toujours par me perdre. Sans compter ses fragrances sophistiquées. L’olivier en perd son charme. Et le feu de bois de nos coquillages. Sans cette géométrie, elle angoisse, comme quand nous allions à l’hôtel à Tripoli ou à Beyrouth. Je n’ai plus participé à aucun naufrage.
« Fougères… ? N’y a-t-il pas des Surgères dans ta vie… ? [c’est l’amie qui parle, qui suinte de venin]
— Tu confonds avec Ronsard…
— Ou avec Napoléon…
— J’irai chercher le pain cette après-midi. Et le bouquin. Je le lirai peut-être…
— Tu ne lis jamais les autres !
— Je ne lis que ce qui me tombe sous la main ! »
Heureusement, Quentin ne m’a pas suivi. Mais Ambrosio connaît mon adresse. Ce qui me laisse du temps pour réfléchir. Combien de temps ? Pourquoi ai-je abandonné la Vieille sur la plage ? Je veux dire : cette vieille, celle qui a lu le bouquin de Quentin… Le soleil m’est tombé dessus alors que je sirotais sur la terrasse. Le soleil tourne. J’oublie toujours ce détail astronomique malgré ma fragilité solaire. Surtout depuis que les cheveux se font rares. Je hais les chapeaux et autres coiffures. Je préfère l’ombre, mais elle se déplace pendant mon sommeil. Qui surgit de la lumière ?
« [ici le nom de l’amie] n’a pas pu saucer son assiette…
— Tu m’en vois désolé… La prochaine fois, je penserai à la monnaie. On n’a pas idée d’aller chez le boulanger sans monnaie.
— Tu y penses toujours, à la monnaie… Qu’est-ce qui s’est passé chez Ambrosio… ? »
Que sait-elle ? Qu’a-t-elle appris pendant que je me promenais en compagnie de la vieille lectrice ? De quoi ont-elles parlé ensuite sans cesser d’éplucher les légumes ? De quoi se mêle Ambrosio, si c’est lui ? Quentin éprouve-t-il vraiment le besoin d’en savoir plus sur mon existence actuelle ? A-t-il parlé ? Savent-ils maintenant ? N’est-il pas temps de reprendre la route pour échapper à leurs questions ? Mais avec qui ? Ma dernière rencontre n’est pas si fortuite que ça, ô André… ? Et je suis là, en plein soleil, sans rien sur le crâne, pas même une pommade, pensant que depuis que maman est morte je crains le soleil comme si c’était ma punition. Il n’y avait rien dans ses papiers à propos d’onguents. Elle en connaissait un rayon sur le sujet. Ses fioles et ses pots s’alignaient sur une étagère. Noms inconnus de moi. Latin des philosophes. Qu’est-ce que j’en aurais fait sans recettes pour leur donner un sens ? Ma peau en souffre depuis.
« Réponds au moins à cette question, Damiano…
— Quelle question… ?
— Celle que je t’ai posée…
— Ambrosio… ?
— Non ! Quentin Fougères… Le livre que tout le monde lit dans le Nord et au-delà des Alpes.
— Je t’en trouverai un autre… Fais-moi confiance.
— Mais c’est celui-là que je veux lire !
— Ambrosio ne t’en a-t-il pas offert un exemplaire ?
— Ambrosio VEND ses livres. Il ne les donne pas.
— Tu n’avais pas de monnaie toi non plus ?...
— Mets-toi à l’ombre ! Tu vas cuire. »
Elle rit finalement.
« Tu n’en seras pas plus mangeable ! »
Joli coup tiré dans l’ombre qu’elle a créée je ne sais comment.
[…]
« Madame [ici le nom de la vieille lectrice] a quitté l’hôtel ce matin…
— Ce matin ! Mais j’étais avec elle ce matin !
— Alors je confonds… Excusez-moi, monsieur… J’avais mal compris… son nom…
— Mais je ne le connais pas ! Je vous l’ai déjà dit !
— Dans ce cas…
— Ah et puis merde ! »
Ça y est. Ça me reprend. Le livre, le pain, le [nom], les [noms]… la monnaie… Il y avait longtemps que je ne m’étais pas affolé. La dernière fois, sous la pluie, j’ai fui. Aussi loin que je connaissais le monde. Rien à voir avec une croisière cette fois. De Charybde en Scylla. Pour en arriver là. Le ragoût remontait. Elle le pimente à point pourtant. Depuis des années qu’on se connaît. Je ne cherchais pas Quentin. Il m’avait sans doute retrouvé. Ou Ambrosio m’avait trahi, lui qui ne croit pas à mes livres inédits. J’étais entré dans cet hôtel parce que j’en avais retenu le nom au cours de notre conversation. Le nom de l’hôtel, mais pas [le sien]. Le maître en question savait-il de qui je parlais ? Elle s’habillait comme personne d’autre. Où allait-elle chercher ces idées vestimentaires, en plein été ? Je sortis de l’hôtel comme on s’évade par la fenêtre d’un roman de Faulkner, impatient de ne pas l’achever. La rue grouillait d’existences, d’exigences, de cette impatience particulière. Pas assez de monnaie pour payer un taxi. Pas un vélo en vue. J’étais mal chaussé. J’en boitillais. On aurait pu me prendre pour un ivrogne qui a perdu son chemin. Et en effet je ne souhaitais pas revenir. Mais je ne trouvais pas la force de m’éloigner non plus. Les croisières coûtent cher. L’âge interdit les chemins et même toutes les routes, sur terre comme en mer. Quant à l’air…
« Vous ne pouvez vraiment rien faire ? Vous me dites qu’elle a quitté l’hôtel…
— Je me suis corrigé, monsieur ! J’ai dit que je ne savais pas… Je ne sais pas de qui vous parlez…
— Je vais attendre ! Là !
— Si vous êtes patient… »
Je ne l’étais pas. Je voulais partir. Pourquoi pas avec elle ? Elle était en vacances, avait-elle précisé. Elle reviendrait accompagnée. À moins qu’elle ne le fût déjà. J’ignorais tout d’elle, à part sa connaissance intime du bouquin de Quentin. Mais pourquoi m’avait-elle choisi entre tous ceux qui étaient venus pour écouter Quentin et lui faire signer leur exemplaire humide de larmes ou de sueur ? Je ne pleurais pas. Je ne suais pas. Il n’a pas suffi d’autre chose pour me faire remarquer. Mais non… cette explication ne pouvait pas me satisfaire. J’abandonnais l’hôtel et son maître, bousculant le touriste sur les marches de ce palais trop libéral pour être vrai.
*
Nous mîmes la barque à l’eau, chacun la guidant de son côté, éclaboussés également par les vagues qui semblaient s’acharner sur nous comme si la mer nous était étrangère. Je sautai dans la barque le premier. Mon père poussait toujours et je me mis à ramer de mon côté pour compenser son effort. Il ahanait entre les tasses, joyeux et rouge comme le vin qu’il n’avait pas partagé. Le soleil commençait à illuminer les collines sur l’autre horizon. Les ombres s’étiraient jusqu’à la plage, trempant leurs sommets dans l’écume des vaguelettes pour enfant. Mais la mer s’opposait avec rage à nos efforts d’amateurs. Nous embarquions de l’eau et mon père me cria, alors qu’il perdait pied, qu’il me fallait souquer au lieu de m’en préoccuper. Et je m’arcboutais sur la rame, les pieds dans l’ossature qui me parut aussi douce que la peau d’un ennemi. Je frisais la joie, mais sans me donner à l’effort. Mon père coula, reparut, m’engueula parce que je m’éloignais avec la barque et que ce n’était pas le but du jeu. Il était heureux comme ça. Sans bouée. À la seule force de ses bras et de ses jambes. Enfin il s’accrocha au plat-bord et me demanda de l’aide. Son ventre lui interdisait tout rétablissement. Et la mer le tenait par les jambes. Il riait moins, et sa poigne indiquait clairement qu’il ne me lâcherait plus. Je réussis à attraper une de ses jambes, celle qui remontait désespérément à la surface. Et je tirai sur le pantalon, quitte à le déchirer. Le pied s’ancra enfin, par le talon. Et il se mit à grogner en montrant ses grosses dents familiales. Puis son corps roula dans le fond, imprimant à la barque un dangereux roulis. Il ne lui restait plus qu’à se redresser, ce qu’il fit en s’accrochant au banc transversal, presque gueulant comme si on lui arrachait une dent. Je ne mens pas.
« Quelle matinée on va passer, mon fils ! Le soleil est au rendez-vous. Regarde voir si on n’a pas perdu le pot de ta mère. »
Il sentait comme les flancs de la montagne à l’automne sous le soleil après la pluie. J’y enfonçai un doigt et montrai le résultat à mon père. Il fit le geste de s’en badigeonner le visage et les bras. On avait promis de garder nos chemises. J’avais noué la mienne au-dessus du nombril. Maintenant le tangage faisait valser l’horizon. J’en avais la nausée.
« N’oublie pas la nuque, dit mon père. Pas question de revenir à l’hôtel avec la preuve qu’on a mal appliqué sa maudite pommade qui sent la charogne ! Non mais qu’est-ce qu’elle met là-dedans ? »
Il se pinçait le nez en riant. Les lignes étaient prêtes.
« Mais d’abord le café ! »
Il dévissa le bouchon du thermo, y versa le café fumant et me le tendit comme s’il me cédait la priorité d’un rituel. Je m’y brûlai la langue, mais qu’est-ce que je n’aurais pas fait à cette époque pour plaire à mon père, simplement parce que ma mère me faisait bander ? J’achevai la tasse dans un cri de douleur, tirant la langue pour la rafraîchir au contact des embruns portés par la brise trop tiède. Il se versa sa part et la but sans autres commentaires. Je l’entendais déjà me seringuer :
« Qu’est-ce qu’on est bien ! Il faudrait que ça dure. Ça et la montagne en hiver. La chasse dans les bois à l’automne. Et… Et… ?
— Les filles au printemps ! »
C’était le premier hémistiche de son alexandrin, sauf qu’il n’y en avait pas de deuxième. Depuis le temps qu’il y pensait… Et si vous lui demandiez pourquoi il n’avait rien trouvé pour que son alexandrin fût complet et digne de son nom, il répondait que la suite ne concernait que les filles et ce qu’on leur donnait en dehors de toute prétention poétique. Mais ce matin-là, nous n’en discutâmes pas. Il était ravi que je m’en tinsse au premier hémistiche. La question de la césure n’avait jamais été évoquée. Nous n’étions jamais allés jusque-là.
« C’est en tout cas ce qu’en dit Alfred Tulipe dans son dernier ouvrage…
— Mais Alfred Tulipe n’a jamais publié ! »
Je sortis. D’où ? Je ne me souviens pas. Comme j’ai oublié la majeure partie de cette conversation que je résume si mal ici. Nous en reparlerons… peut-être. Je continue :
Nous voguâmes au large du cap. La chaîne se présentait de face, perdue dans les nuages. Mon père prétextait-il une pêche à la seiche uniquement pour admirer ce point de vue ? Il le documenta encore, me reprochant de ne pas avoir un cerveau conçu pour la prise de notes sans carnet. D’ailleurs, je n’avais pas le carnet sur moi. Ni rien dans les poches à part le briquet que mon père égarait s’il l’emportait avec lui. Ma mère et moi nous mettions alors à la recherche de ce petit lingot d’or hérité de la famille, je ne sais plus de quel côté. Ainsi, pas question de l’envoyer par le fond :
1) Je ne savais pas nager ;
2) Mon père était bien incapable de pratiquer l’apnée, bien qu’il flottât avec aisance sur le dos en l’absence de vagues ; la houle le terrifiait mais ce jour-là, la mer était d’huile, comme on dit. Nous observions ensemble la pénétration phallique de la montagne dans la mer tandis que la masse nuageuse formait un horizon tout aussi pénétrable comme en témoignaient les mèches grisonnantes qui descendaient sur les flancs, au gré d’un vent qui tournoyait le plus souvent ou qui élevait ces espèces de volutes dans un ciel aussi bleu que les promesses de la journée. Mon père n’avait rien sur lui pour immortaliser cette composition exceptionnelle selon lui. Pas de carnet, pas d’appareil photo, rien que ma mémoire d’adolescent en crise priapique. Les bateaux de pêche rentraient au port, poursuivis par les mouettes aussi agressives que braillardes. Mais leurs sillages ne nous atteignaient pas. La journée promettait et promettait encore et mon père répétait les mêmes banalités que la veille. J’allumai sa cigarette :
« Nous avons tous été jeunes, dit-il en envoyant la première bouffée. Tout le monde peut en dire autant, à part ceux qui n’ont pas connu l’âge adulte, comme mon cher frère que tu n’as pas connu… »
Il recommença à larmoyer. À croire que ses souvenirs ne concernaient que sa vie de famille. Qu’est-ce qu’il pensait de moi ? Nous n’en parlions jamais, je veux dire que nous n’eûmes aucune conversation sur le sujet, jamais ! Il me taquinait sans gentillesse, mais sans cruauté non plus. Comment qualifier cet entredeux ? Je me suis souvent creusé, jusqu’à la douleur, pour trouver ou retrouver (qui sait ce que l’enfance nous réserve ?) ce mot jamais prononcé, en tout cas devant moi. Je ne fumais pas.
« Sers-moi un verre, l’ami ! »
Je ramenai la bouteille qu’il avait plongée dans l’eau dès le départ. Elle n’avait jamais été débouchée elle non plus. Je m’y employai avec vigueur et retrouvai ma forme ithyphallique à l’abri des ampleurs de mon pantalon. Impossible de tenter de plonger nu sans provoquer des commentaires. Par contre, mon père ne bandait pas. Sa queue avait même pris froid. Il me montra ses fesses, debout à la proue, les pieds dans le cordage que j’avais négligé. Plouf ! Les pieds les premiers. Il remonta aussitôt, suffoquant comme s’il revenait d’une mission romanesque. La cigarette finissait de se décomposer à la surface de l’eau maintenant écumante. Il riait. C’est ce qu’il faisait le mieux quand ma mère n’était pas là pour critiquer son comportement enfantin. Il aimait cette enfance, mais sans avoir jamais dit si elle avait été totalement heureuse. Elle ne pouvait pas l’être. Je venais de quitter la mienne, sans regrets d’ailleurs, et j’en savais autant que lui sur ces zones d’ombres et de terreur. Mais je n’étais pas un homme. Pas de visage en tout cas.
« Sers-t-en un ! cria-t-il comme si je n’avais aucune chance de l’entendre. C’est du bon. Les vins de ce pays sont meilleurs que les nôtres. Bois si tu es un homme ! »
Dessous, ma queue caressait les plis. Il se hissa dans la barque sans réclamer mon aide, car il était nu. Il n’avait plus de queue. Un bouton violacé ornait un coussin de poils roux. Puis je revis ses fesses et il replongea, les pieds devant, éclaboussant cette fois mon pantalon gibbeux. Se donnait-il en spectacle ? Une pareille diminution de son pouvoir sur le fantasme ne l’y invitait pourtant pas. Il ne flottait pas sur le dos. Ma mère n’était pas là pour commenter l’érection. J’imagine.
« As-tu bu ? » cria-t-il.
Je ne répondis pas. Sa tête semblait plonger puis l’eau atteignait le menton et elle remontait comme mue par un ressort rencontré dans l’abysse. Ce n’était pas un endroit à seiches, bien sûr. Nous nous étions d’ailleurs rapprochés de la côte. Plus loin, la roche perçait la surface, formant de petits jets d’écume jaune. Une plage que je ne connaissais pas jouxtait les eaux mouvementées du cap.
« Cette fois la tête la première, » dit mon père.
Il remonta comme un noyé, les yeux et la bouche grands ouverts, et le ventre comme celui d’un poisson mort, soumis aux feux du soleil, les poils se hérissant, jambes tranquilles mais anxieuses. Il ne plongeait jamais la tête la première. Il en était à la première leçon. Et elle m’était destinée. Il rit enfin, me demandant si j’avais goûté au rosé qui rutilait dans son verre légèrement teinté. Je fis signe que non. J’étais sur le point d’éjaculer, gorge nouée en attendant. La Vieille et le Noir m’avait prévenu : pas de ça ! Je débouchai la bouteille, exhaussant son contenu au-dessus de ma gorge. Mon père exultait. Je crois que c’était son côté enfant qui séduisait ma mère. Le vin me barbouilla un peu, mais ma chemise était soigneusement roulée à la proue, à l’abri des jeux que mon père répétait pour que j’en apprécie la leçon. Pourquoi ne savais-je pas nager ? À mon âge ! Il était de nouveau debout à la proue, formant figure, mais loin de la côte où tout ceci n’était pas aussi visible que je me l’imaginais, voyant les balcons alignés et leurs baies comme des portières à canon. Autant de navires étagés sur la côte comme des jardins d’oliviers. Je n’avais pas encore acquis une connaissance parfaite des lieux, vus de l’intérieur comme de la mer. Les fesses de mon père se contractèrent, il plia ses jambes sans muscles saillants, je vis la blancheur extrême des talons, le dos couvert de gouttes dorées par le soleil, les bras qui s’élevaient vers le ciel comme en prière… Il plongea, piquant de la tête.
Curieusement, son corps s’arrêta, jambes en l’air et la tête immergée. Puis il s’inclina mais ne tomba pas à l’oblique. Il se plia, se déstructura, sembla s’éparpiller dans l’écume soulevée. Je me levai instantanément, la barque roulant aussitôt et mes jambes cherchant l’équilibre tandis que mes yeux scrutaient l’écume. Elle était rouge maintenant, inexplicablement rouge comme si des algues étaient remontées dans le remous causé par le corps qui ne s’était pas enfoncé comme prévu. L’écueil n’était pas plus grand que la bouteille que je tenais par le goulot. Il exhibait une pointe déchiquetée. Quelques coquillages y brillaient de tous leurs éclats de nacre et de cristaux. Ça ne sentait rien pour l’instant. Une bande très organisée de petits poissons explorait cette région minuscule de l’océan en jeu. La barque menaçait de se retourner. J’en étais le tourmenteur. Je devais m’en convaincre avant de réfléchir à ce qui venait de se passer. L’eau cessa d’écumer. Les petits poissons happaient la surface de sang. Je me penchai enfin, la barque s’étant stabilisée, et je vis le corps entre deux eaux, désarticulé, harcelé maintenant par des animaux venus de toutes parts du fond de cette immensité impossible à contenir d’un seul regard, d’un seul cri. Et le corps continuait sa descente, perdant rapidement sa luminosité, semblant gesticuler mais je voyais bien qu’il n’était plus question de vie. J’étais seul. La barque heurta le petit écueil qui présentait sa pointe comme si elle m’invitait à m’y accrocher. J’eus la présence d’esprit d’y nouer un cordage et de me tenir à distance avec une rame qui s’écaillait comme un poisson entre les mains de ma mère. Cet effort m’épuisait, je le savais. Les bateaux qui rentraient au port m’ignoraient, ils ignoraient qu’un drame venait de se produire et que j’avais perdu mon père au moment où j’avais le plus besoin de lui. J’avais beau crier, personne, pas même les oiseaux, ne s’approcha de cette scène tragique qui était la première ou la dernière, impossible de le savoir à ce stade de la douleur ou de la peur, l’une ou l’autre selon la nature de mes sentiments filiaux.
Le corps avait disparu et les animaux marins avec lui. L’écume était blanche autour de l’écueil. Le soleil était haut quand je repris mes esprits. J’eus la sensation de remonter des profondeurs après y avoir perdu mon souffle. Je haletais, incapable d’envisager un effort, la rame ripant sur l’écueil et chaque fois la barque s’en approchant comme si elle voulait s’y frotter. J’envisageai alors de périr de cette sinistre façon. Il n’y aurait pas de sang, pas tant que les morsures contribueraient à ma souffrance, si j’en étais encore là au moment de ne plus pouvoir remonter à la surface. C’est fou ce que mon imagination de noyé projetait par le petit trou de la bouteille qu’on appelle goulot parce que c’est en effet une petite gueule !
Je savais maintenant qu’au moment de ne plus rien posséder de tangible ni de raisonnable, on achève son existence ou on se laisse achever par elle. J’avalais le contenu de la bouteille, chaud régal de terre et de soleil, encore aux anges dans mon pantalon. Aussitôt lampée la dernière goutte, je me mis à regretter de m’être limité à une seule bouteille alors que le marchand lui-même avait calculé que deux hommes (il m’avait traité d’homme devant mon père hilare) en consomment au moins « trois fois plus » en un jour, surtout que c’était un jour de détente et de réussite, car il était sûr qu’on ramènerait de quoi alimenter la soirée en nourriture et, proposa-t-il, en une autre boisson moins colorée mais plus adaptée à ce style de régal. Mon père avait dressé deux doigts et, bêtement, j’avais déclaré que je ne buvais pas, refusant de répondre à la question de savoir pourquoi alors qu’il n’y avait aucune raison. Mon père paya la bouteille et promit de revenir pour s’approvisionner plus sérieusement, ce que le marchand de vin prit pour un mensonge. C’était le genre d’homme à vous qualifier de menteur sans vous le dire en face comme je l’aurais fait si j’avais été à sa place.
Le soleil déclinait lorsqu’un bateau à moteur me rejoignit. On s’était inquiété sur les quais ou sur la plage. Il n’y avait qu’un seul homme à bord. Il se tenait debout à la poupe, le bras du gouvernail sous l’aisselle. Il portait une casquette et je pouvais voir ses petits yeux inquiets. Il coupa le moteur et se pencha pour saisir ma rame le long de laquelle il remonta. Je le voyais s’approcher comme s’il était venu uniquement pour me poser des questions. Ou une seule si la situation n’en imposait pas d’autres.
*
« Il dit que son père s’est noyé…
— Vous le connaissez ?
— C’est la barque d’Alfonso… Faut lui demander à lui.
— Où on peut le voir, Alfonso ?
— À cette heure… ? Hum… Chez lui. »
Le policier me fit signe de le suivre. Il marchait d’un bon pas. Ses bottes heurtaient le pavé comme le marteau sur l’enclume, à croire qu’il s’annonçait ainsi dans les rues que nous traversions. En passant devant les boutiques, il saluait en portant deux doigts à sa visière. On entendait les voix à l’intérieur et, en me retournant, je les voyais sortir sur le trottoir et regarder dans notre direction. Le policier ne s’adressait pas à moi quand il parlait, ralentissant entre les présentoirs, écartant d’une main légère les ballons et les bouées et sa tête quelquefois disparaissait derrière un rideau, secouant les mouches. Personne ne me demanda si j’avais mal. Je marchais moi aussi d’un bon pas, torse nu, les jambes de mon pantalon retroussées sous les genoux, pieds nus. Le sel avait changé ma coiffure en balai usagé. Pourtant, je n’avais pas plongé. Comme je l’ai dit au pêcheur qui m’avait ramené au port (la barque d’Alfonso dansait dans la houle puis faillit nous dépasser dans les vagues), je ne savais pas nager. Je n’ai pas nagé quand le Temibile a coulé. Donc, Élise ne mentait pas quand elle affirmait à qui voulait l’entendre qu’elle m’avait sauvé de la noyade. Ce jour-là, cet été-là, j’étais loin de penser que j’avais absolument besoin d’apprendre à nager. Et aujourd’hui, je ne peux pas vous dire si je l’ai appris. Ni si j’ai appris à nager avant d’embarquer sur le Temibile. Ma mémoire est à ce point imprécise. Elle retient les faits, mais éprouve quelque difficulté à se les rappeler dans l’ordre de leur apparition. J’y pensais en suivant le policier. Je pensais aussi à ma mère que je n’avais pas songé à faire prévenir. Cette idée de la voir toute nue sur la terrasse, exposée comme une toile au soleil du matin avant que les rayonnements ne la chassent, était une idée faussée par l’évènement même qui devancerait le premier rayon nocif. Nous nous enfoncions dans un labyrinthe de rues et de façades tristes. L’absence de volets me parut incongrue. Les fenêtres sans reflets ne trahissaient aucun regard. Plus de boutiques à cette latitude. Des portes et des fenêtres et les ouvertures noires des garages où on s’activait. L’odeur de terre et de métal, les étincelles, leurs gerbes, les coups, sourds ou claironnants, des voix qui s’interpellaient, et l’étrange sensation de ne pas appartenir à cette espèce de monde souterrain. Je haletais maintenant. Le trottoir avait disparu. La terre battue me réservait ses émergences pointues. Ici, tu marches les yeux baissés pour ne pas mettre les pieds dans la flaque aux origines douteuses. Le flic sautait par-dessus et je l’imitais, sentant mon seul vêtement menacer de me quitter. Je le tenais comme si j’avais aussi perdu ma ceinture. Enfin le flic s’arrêta. Il ne se retourna pas pour me demander d’attendre. J’entendis : « C’est lui ? » et la voix d’Alfonso dit : « Oui… Mais… Qu’est-il arrivé… ? »
J’ai toujours évité de me mêler à la foule des sentiments qui envahissent les témoins. Il pouvait témoigner jusqu’à un certain point. Il me désigna sous le regard du policier qui hochait la tête en murmurant. Puis Alfonso tourna sa tête hirsute et ses yeux de pauvre propriétaire ne montèrent pas plus haut que mes genoux. Il ne voulait pas en savoir plus. Le flic le rassura : la barque était à peine éraflée à la proue. Il l’avait lui-même amarrée au ponton. Par contre, il enverrait quelqu’un pour récupérer les affaires appartenant aux turistas. Il était content d’apprendre qu’Alfonso avait été payé d’avance. Je ne me souvenais pas du montant de la caution. Il couvrirait la réparation, une éraflure, rien de plus. Alfonso connaissait ces écueils au large de la plage principale. Oui, oui, il avait prévenu mon père. Même le chaval était au courant. Il leva encore la tête pour voir ma ceinture. Il n’eut pas besoin de la lever encore : j’avouais avoir entendu son avertissement au sujet des écueils. Le policier ne voulait pas en savoir plus. Il revint vers moi, me dépassa et je le suivis.
*
Le corps et nos affaires reposaient sur une table dans la maison de la pêche. Ma mère était là. Le flic passa derrière moi. J’entrai. Il y avait un petit morceau de toile sur l’entrejambe, pas de bosse, rien. Ma mère inondait un mouchoir pas assez grand. Elle se tenait debout à l’écart. Le policier la salua discrètement mais elle ne répondit pas. Il alla directement dans l’autre pièce et se mit à parler à son supérieur. Celui-ci me regardait à travers une vitre sale. J’entendis : « Oui, c’est le dernier à l’avoir vu vivant. Vous savez ce qu’il convient de faire avec ce type de témoin. Vous sortez de l’école. Voilà une occasion de mettre en pratique la théorie. Interrogez-le ! »
Le flic revint dans la pièce où un type vêtu d’une combinaison d’ouvrier était en train d’installer un système de réfrigération. Le compresseur émettait un bruit poussif. Un autre type vérifiait les fils. Ou peut-être s’agissait-il de tuyaux. Je ne m’approchai pas de ma mère. Ou elle ne me vit pas. Le policier me tapota l’épaule et je le suivis.
« Il a plongé la tête la première… ?
— Oui.
— En sautant de la proue… ?
— Oui.
— Et vous ne vous êtes pas souvenu de ce qu’Alfonso vous avait dit… ?
— Je n’y ai pas pensé… Mon père plongeait toujours les pieds devant…
— Et ce matin, il a voulu vous impressionner… ? Il n’y avait personne d’autre avec vous… ?
— Non.
— Vous aviez bu ?
— Je ne bois pas.
— Je veux dire : votre père… ?
— Je ne sais pas. La bouteille s’est brisée.
— Qui l’a brisée… ? Vous ?
— Je ne sais pas. La barque bougeait. J’allais perdre l’équilibre…
— Vous teniez donc la bouteille à la main…
— Peut-être…
— C’est peut-être ou je ne sais pas… ?
—Je ne sais pas.
— Ensuite, vous avez eu peur de plonger. Vous auriez pu sauver votre père. À moins qu’il ne fût déjà mort. À cause du coup. L’autopsie le dira…
— L’autopsie… ?
— Comment voulez-vous qu’on sache ce qui s’est passé exactement si on ignore s’il était mort ou vivant quand il s’est enfoncé dans l’eau ? Les poumons…
— Il bougeait… Ses bras… Ses jambes… Des milliers de poissons… Je ne sais pas nager…
— Je comprends…
— Non ! Vous ne comprenez pas ! Je crois qu’il était mort quand il s’est enfoncé dans l’eau. Il y avait du sang. Les poissons… »
Le policier prenait des notes dans un carnet semblable à celui que j’entretenais de mon côté. Je ne l’avais pas sur moi. Je m’en plaignis.
« Il doit être avec vos affaires dans la barque, dit le policier sans cesser d’écrire.
— Non. Les affaires sont ici.
— Allez chercher votre carnet si c’est important.
— Ça ne l’est pas. Je n’ai pas parlé à ma mère. Je ne sais pas… »
Le policier me regarda exactement comme quelqu’un qui ne s’étonne pas de constater que la personne qu’il entend n’éprouve aucun sentiment pour la victime. S’il en avait parlé, j’aurais approuvé ce jugement, mais il se tut et se replongea dans sa rédaction apparemment laborieuse. Il ne leva la tête à nouveau que quand la porte s’ouvrit. C’était son chef qui l’interrogeait du regard puis qui me regarda en me disant de m’asseoir. Ma mère était derrière lui, toute droite, mais cette fois sans mouchoir. Ses yeux étaient secs, mais rouges. Je n’ai jamais su si elle aimait mon père ou s’il lui était utile. Le chef s’effaça pour la laisser passer. Je ne m’étais pas assis.
« Qu’est-ce qu’elle vous a dit ? demandai-je au chef sans mesurer la dureté de ma voix.
— Elle ne m’a rien dit, dit le chef. Elle aurait dû me dire quelque chose… ? »
Le subalterne cessa d’écrire. Il ne leva pas la tête. Il écoutait maintenant, le crayon encore sur le papier.
« Nous ne savons pas ce qui s’est passé, dit ma mère.
— Nous savons ce que vous nous avez dit, dit le chef.
— J’ai dit ce qui s’est passé ! »
J’insistai sur le fait que je ne savais pas nager. Admettez un instant qu’il n’en soit rien, que je sache nager, ce qui est le cas d’à peu près tout le monde, reconnaissait le chef. Et toute la trame de ce récit s’en trouverait changée. Élise n’existait pas encore. Je n’avais pas d’imagination. Je demandais à ma mère de le répéter. Elle me le disait si souvent ! Pourquoi pas maintenant ?
« Il va y avoir une autopsie, dit-elle.
— Je le sais, grognai-je. Les poumons contiendront de l’eau ou pas. Voilà ce qu’on ne sait pas. Et je ne suis pas en mesure de le savoir. Qu’on me reproche de ne pas savoir nager et l’affaire est classée ! »
Je criai cela. Personne ne se boucha les oreilles. On voulait m’entendre. Le chef avait connu deux types qui avaient tué leur père. Et deux autres qui avaient tué leur fils. Il expliquait à son subalterne que l’existence n’est pas aussi absurde que le prétendait la mode française à l’époque de sa jeunesse. L’existence est compliquée. Il dit : l’existence est simplement compliquée. D’un air de dire qu’ils étaient là, lui et son subalterne, pour le constater et en tirer les conclusions qui s’imposaient à l’esprit. Ma mère s’assit. Il n’y avait pas d’autres chaises. Le subalterne était assis sur le bord du bureau, un pied à terre et l’autre se balançant nerveusement. Le chef et moi étions debout, épaule contre épaule. Et pourtant, il voulait m’avoir en face de lui. Il y avait renoncé et j’essayais de savoir si le subalterne se demandait pourquoi, comme s’il était encore en formation alors qu’un galon rutilait sur sa manche. Ma mère se remit à sangloter. Je pouvais voir le corps à travers la vitre et les « affaires » (cosas) qui l’environnaient comme autant de pièces à conviction. Le type en combinaison d’ouvrier poussa un cri de joie quand un autre type, dans la même combinaison, entra avec un carton dans les bras. Il le déposa sur la table après avoir poussé quelques affaires. Ensuite ils se mirent à l’œuvre et le corps fut recouvert. On ne voyait plus que la tête défoncée. En clignant des yeux pour mieux voir, on pouvait observer le vide du crâne. Le cerveau avait été emporté par l’eau et en ce moment même les petits poissons achevaient un repas royal. C’était comme si la seule preuve avait été définitivement soustraite à l’investigation en cours. Elle contenait toutes les données, mais les policiers et moi ne songions pas au même type de données. Le cerveau de mon père m’eût été utile pour comprendre pourquoi j’étais ce que j’étais.
*
Les poumons ne contenaient pas d’eau. Il fallait en conclure, comme à la télé, que la mort précédait la plongée du corps dans l’eau. Mon père s’était tué en se brisant le crâne sur le petit rocher. Le policier insista sur la petitesse du rocher. Un rocher aussi petit ne pouvait pas, selon lui, occasionner de pareils dégâts : une ouverture du crâne telle que le cerveau s’en était échappé. Bien sûr, on pouvait objecter que les petits poissons étaient entrés dans le crâne et avaient dévoré le cerveau sans en sortir puisqu’il était dedans. Le policier n’arrêtait pas de réfléchir. Il se tordait le menton en grimaçant comme si cette torsion provoquait la douleur nécessaire au bon fonctionnement de son esprit. Il finit par objecter qu’il fallait une grande quantité de petits poissons pour engloutir un cerveau aussi imposant, et il n’était pas idiot de penser que le volume du crâne n’y suffisait pas pour les contenir, mais j’évoquai aussitôt des allées et venues, comme sur un chantier. Certes, je ne les avais pas observées, car l’eau s’était troublée. Il n’y avait plus rien à voir quand le pêcheur s’est amené à bord de son canot à moteur dont l’hélice n’avait pas effrayé les petits carnivores.
« Vous avez quitté les lieux sans vous soucier du corps… ? Il était peut-être encore possible de…
— Il était mort, je vous dis !
— Alors vous saviez pour le crâne… Vous pouviez constater qu’il était si gravement endommagé que les petits poissons n’eurent aucune difficulté à y pénétrer pour se livrer à leur carnage…
— Je n’en savais rien ! On ne voyait plus rien. Le sang ! Les poissons ! L’hélice ! Et j’ai dit au pêcheur qu’il fallait aller chercher du secours !
— Mais cela prendrait du temps… Trop de temps pour envisager de sauver la vie de votre père.
— Il était déjà mort, je vous l’ai dit…
— Pourquoi aller chercher du secours alors ? Vous auriez pu plonger pour remonter le corps…
— Je ne sais pas nager !
— Le pêcheur aurait pu plonger… Plus rien ne pressait…
— Je crois qu’il a voulu me sauver…
— Vous sauver de quoi… ?
— Je ne sais pas nager… Je ne saurai jamais… Personne ne pourra m’apprendre… J’ai peur de l’eau… »
Le policier nota cet aveu, répétant « J’ai peur de l’eau… » Ensuite il me demanda si mon père n’avait pas tenté de m’apprendre à nager malgré moi. Dans ce cas, je lui en voulais peut-être…
« Je ne sais pas ce que vous a raconté ma mère…
— Vous voulez dire qu’elle nous a menti… ? Vous lui en voulez à ce point… ? »
Dehors, le soleil déclinait. Je sentais l’odeur du plat qu’on avait préparé pour moi. Ici, tout le monde s’était montré attentionné avec moi. On m’avait traité comme un fils, les hommes comme les femmes, les gradés comme les larbins. Mais j’ignorais ce que la technique de l’audition prévoyait en matière d’emploi du temps. C’était l’heure de manger un morceau et d’aller prendre le frais dehors dans la nuit tombante. Ensuite, je n’allais pas me coucher. J’avais d’autres travaux à exécuter. On m’attendait. Je me coucherais après m’être donné en spectacle. Personne n’avait besoin de savoir qui était cet athlète de l’orgasme. Peut-être même que le flic qui m’interrogeait y avait emmené sa copine ou son épouse. Il avait cherché des excuses à la médiocrité de ses propres performances comparées aux miennes. Et il savait que ce n’était pas du cinéma. Elle aussi le savait. Et elle avait envie de le taquiner sur ce sujet délicat pour un homme qui n’est pas d’exception. Maintenant, il traçait des lignes sur une feuille posée bien à plat sur un sous-main de cuir qui sentait encore l’usine.
« Je n’ai pas tué mon père…
— Votre mère prétend le contraire… Vous avez déjà essayé de le tuer. J’ai le rapport de la police parisienne…
— C’est du passé ! Croyez-vous que mon père se serait aventuré au milieu de l’océan avec un assassin à son bord ?
— Pas au milieu… tout de même…
— On s’entendait bien papa et moi, mais ma mère…
— Parlez-moi de votre mère… Elle n’a pas eu d’autres enfants…
— Elle en a sans doute rêvé… Ah ! Et puis je n’en sais rien ! J’ai faim ! Et j’ai à faire ce soir ! Vous allez me faire manquer…
— De quel rendez-vous s’agit-il ?
— Ça ne vous regarde pas.
— Vous allez lui poser un lapin, je crois…
— À cause de vous ! À cause de votre… Ma mère…
— Essayez de finir vos phrases… »
Mais il était trop tard pour en parler. La Vieille savait-elle que j’étais la proie de la police parce que ma mère leur avait soufflé la solution à leur problème de flics ?... Je n’avais aucune envie de passer la nuit en cellule. Qu’est-ce qui les autorisait à me retenir dans leurs locaux ? Pas la seule parole de ma mère en tout cas… Ils avaient mis la main sur quelque chose qui les poussait à penser que ma mère n’était peut-être pas aussi dingue qu’elle en avait l’air. Mais quoi ? Le crâne ? Le cerveau dont il ne restait rien ? Quelques petits poissons dont on était en train d’examiner le bol alimentaire ? Le témoignage du pêcheur qui avait tout vu avant de s’approcher des lieux du drame ? Que leur avait-il raconté que je ne savais pas moi-même ? La bouteille avait explosé sur le fond de la barque… Ils avaient prélevé un échantillon de ce vin… ? Et après ? Qu’est-ce qu’une enquête policière à côté de ce qui se passait en ce moment dans ma tête ? À la fenêtre les barreaux s’entrecroisaient. Mon poignet n’était pas menotté comme à la télé. J’étais même sorti du bureau pour aller pisser. Personne ne m’avait suivi. Il y avait des barreaux à toutes les fenêtres, les petites comme les grandes. Et pas un angle mort malgré l’apparent cafouillage de l’agencement des pièces qui composaient cet espace clos. J’étais revenu sans un plan d’évasion. J’avais renoncé à sortir d’ici sans y être invité. Il ne me restait plus qu’à satisfaire la curiosité du flic qu’on m’avait collé aux fesses. Et il était curieux, le bougre ! Mais je n’avais pas les bonnes réponses, celles qui l’auraient satisfait au point de m’indiquer la sortie ou au contraire de m’en interdire les promesses. En attendant, pour la première fois de ma carrière d’artiste de music-hall, j’étais sur le point de rater mon entrée. Et sans souffleur !
*
« Je vous lâche, dit le policier, mais c’est sur ordre… parce que vous êtes mineur… Normalement, je devrais vous raccompagner à l’hôtel. On se reverra sans doute…
— Vous ne prouverez rien.
— Veremos… »
Il ajusta sa casquette sur ses yeux. Il ne s’était pas rasé lui non plus ce matin. Il allait sans doute s’y employer aussitôt que j’aurais disparu à l’angle de rue prochain. Le hall de l’hôtel résonnait de rares pas. Le liftier venait de remonter sa braguette. Une gonzesse en jupette me salua comme si elle me reconnaissait. J’en frissonnai, mais pas de désir. Je vis une anxiété constante depuis que je me produis dans ce spectacle. Et maintenant ma mère recommence et m’accuse d’assassinat devant des policiers qui ne demandent qu’à ne plus s’ennuyer à force d’intervenir dans les disputes de couple. Je grimpai l’escalier cotonneux, un vrai nuage. Deux étages et me voilà devant la porte, la mienne tant que l’été durera. À moins que mon père ne nous ait laissé que des dettes. Je ne m’annonce pas. J’ai ma propre clé. La suite est plongée dans le noir. Ma mère ronfle. Elle a laissé la porte de sa chambre ouverte. Je n’ai pas sommeil. Les flics m’ont permis de dormir toute la nuit, à l’écart des cellules de dégrisement. J’ai même fumé du tabac. Sans rien dedans. Et après le café et la confiture des tartines grillées, j’ai absorbé un puissant café. J’ai soudain songé, en ressentant les premiers signes de pèse-nerfs, que je ne bandais pas. Et mon cerveau s’est mis à repasser le film en commençant par mon érection dans le pantalon pendant que mon père s’approchait sans le savoir de sa mort sanglante. Je me souvins du moment où j’ai constaté que c’était son éloignement agité dans l’eau qui provoquait la détumescence. Depuis, plus rien. Je me couchai à même le couvre-lit.
Ah ! si on m’avait lâché à temps, j’aurais peut-être failli sur la scène. Et sans me douter que ça allait arriver. Je ne me savais pas alors en proie à l’impuissance, mais ce matin, recroquevillé dans mon lit d’hôtel, entrant dans la sueur de la journée qui s’annonçait tétanique, je ne pouvais pas ne pas savoir que quelque chose avait changé en moi : à cause de ce stupide accident de plongée. Car c’en était un. Puisque je vous le dis ! Comment vérifier le bon fonctionnement de ma mécanique théâtrale ? Un corps m’eût excité, juste le temps de me rassurer. Je pouvais entrer dans le lit de ma mère. Elle avait adoré ça dans le temps. J’étais plus petit mais je promettais. Sa peau était beaucoup plus douce que la mienne. Ses courbes moins rapides. Le temps la dessinait tout entière. Et alors la nuit pouvait passer sans nécessité de sommeil.
Ma mère se leva. Je sentis le déplacement d’air autour de mon lit. Elle m’observa pendant une bonne minute puis sortit de ma chambre sans rien emporter. Elle téléphona, ouvrit puis ferma la porte de la salle de bain, la céramique résonna plusieurs fois, je n’entendais pas l’eau gicler du pommeau. La sonnette retentit, aussi discrète qu’un chien de garde réveillé par une odeur étrangère. Elle ouvrit, les roulettes produisirent un petit grincement malgré la mollesse du tapis, elle referma et commença à déjeuner sans aller sur la terrasse comme d’habitude. Exactement comme si le vieux était encore de ce monde. Les résultats de l’analyse des traces de vin dans le fond de la barque arriveraient dans la matinée. Le marchand était-il complice ? Je frémis.
« Je sais que tu ne dors pas… »
Je ne répondis pas.
« Papa te manque-t-il déjà… ? »
Je n’avais jamais eu de papa mort, même dans mes aventures romanesques. Des mamans assassinées, oui. Mais pas de papa mort suite à un accident de pêche ou à un assassinat par empoisonnement de son vin. En avais-je bu moi-même ? Comment expliquer autrement la sensation de rêve pendant le retour au port dans le canot du pêcheur ? Le policier n’avait pas songé à une prise de mon sang. Il était trop tard maintenant. La cuiller fit tinter la porcelaine. Je me levai.
« D’où tiens-tu cette chemise ? dit-elle sans lever le nez de sa tasse. Comment ça se passe-t-il une garde à vue ? T’ont-ils nourri ? J’ai l’impression de rêver… »
Elle aussi ! Qu’arrive-il aux gens qui ne rêvent pas ? Éprouvent-ils les assauts du sommeil comme une menace vitale ? Ce café n’avait pas d’effet sur mes nerfs. Je le dis.
« Même en en buvant beaucoup ? dit-elle. Je peux en commander d’autre. Je ne sais pas s’ils ont prévu une échelle de l’effet à produire sur les cerveaux malades. N’est-ce pas que tu es malade, Titien… ? »
Elle n’avait pas encore pleuré ce matin. Elle s’y préparait. Le policier avait été gentil avec elle. Il l’avait raccompagnée à l’hôtel en voiture. Ils avaient eu une conversation vraiment agréable. Après un tel évènement ! Ensuite elle avait mouillé ses draps de ses seules larmes pendant presque toute la nuit, pendant que je dormais sur une banquette à l’abri des poivrots dont certains habitaient là, m’avait dit le policier sans rire.
« Qu’allons-nous devenir ! »
La réplique inévitable… Le tournant de la dramaturgie mise en jeu par celui qui est mort et quel que soit le modus operandi. Était-ce la fin des vacances ? Déjà l’automne ? En plein spectacle ! Alors que l’impuissance menaçait mes revenus. Et mon plaisir. Parce que je ne vous l’ai pas dit, monsieur, mais j’y prenais plaisir. Vous vous en doutiez… ?
Elle acheva son petit-déjeuner en actionnant un briquet, la cigarette entre deux doigts loin de ses lèvres. Son regard cherchait la profondeur mais ne la trouvait pas. Elle allait s’occuper de rapatrier le corps. Je n’aurais rien à faire. À moins que la police ne trouvât de quoi m’ennuyer… Mais ce ne serait que des ennuis. Rien de plus. Pendant que je répondrais à leurs questions, elle ferait le nécessaire pour que papa rejoignît le caveau familial. Le dernier voyage. Retour de vacances. Sujet de conversation mais aussi de silence.
« Finis ton déjeuner, Titien, dit-elle en allumant enfin sa cigarette. Nous avons dormi tous les deux. Toi parce que tu as la conscience tranquille. Moi parce que j’ai pris ce qu’il faut. Non… Pas ce que tu crois. J’ai fait venir le médecin de l’hôtel. Il a été très chouette… As-tu besoin de lui ? Tu trembles… Je ne veux pas savoir pourquoi ! Nous ne saurons rien aujourd’hui.
— L’analyse du vin, cependant…
— De quoi parles-tu ?
— La bouteille de rosé… Il en a bu. Ils veulent vérifier. Ce sont des types consciencieux. Tu aurais assisté à l’interrogatoire… ! J’ai dû dire des choses dont nous avions convenu de ne jamais parler aux autres…
— Mais nous n’avons rien à cacher !
— C’est ce qu’on s’imagine tant que personne n’a été assassiné… »
Ce n’était pas un aveu, mais je sentis qu’elle le prenait ainsi. Elle pâlit, écrasa la cigarette dans le beurrier, se servit une autre tasse de café, il avait perdu son intense chaleur d’origine. Elle rejeta aussi la tasse dans les serviettes blanches et amidonnées.
« Tu n’es qu’un… » éructa-t-elle.
Et elle se leva pour retourner dans la salle de bains où elle se livra à la casse du contenu de sa trousse de toilette. Dire que papa attendait dans sa couverture réfrigérée ! Mais ils l’avaient peut-être emmené à la morgue quelque part dans la capitale. Une place allait se libérer, avait affirmé le chef. C’était toujours comme ça que ça se passait d’après lui. Et il avait une sacrée expérience en la matière. « Ou l’habitude, » avais-je objecté, provoquant la perplexité agitée du subalterne, ce type « sympa » qui avait ramenée ma pute de mère à son hôtel de luxe.
*
J’avais rendez-vous au « poste de police » avant le repas qui se prend ici en plein après-midi alors que le soleil vide rues et plages. Je pris les chemins buissonniers pour rejoindre la Vieille dans son duplex. Elle m’attendait. Elle avait laissé un message à l’hôtel. Laconique. Était-elle au courant de mes ennuis avec la police ? Et surtout de la nature de l’incident qui les expliquaient ? Les bruits courent vite ici, plus vite que mon ombre. Elle dut me voir arriver dans la rue, une impasse fleurie aux pavés historiques. Son balcon est une fontaine de bougainvilliers. Elle me fit signe et j’escaladais le mur d’enceinte, foulant aussitôt l’herbe grasse d’un jardin exubérant. Des fontaines gémissaient dans l’ombre. Plus loin, une baie vitrée, entrecroisée, lançait ses messages de reflets dans ma direction. Elle était assise à même le sol, sans tapis, sans rien, juste un verre à la main, m’indiquant de l’autre main que je pouvais me servir. Elle adorait la fraîcheur, mais sans violence. Je baisai son sein crispé, recevant alors les humeurs de son entrejambe. Un vrai jardin de luxure. Mais je n’en avais jamais apprécié les fruits. D’ailleurs son front était plissé jusqu’à la racine des cheveux. Je m’assis sur un rebord qui pouvait être celui d’un bassin ou d’une jardinière.
« Désolé pour ton père, dit-elle dans son verre. Bois.
— Je n’ai pas soif, mémé. J’ai rendez-vous avec la justice et…
— Déjà ! Ils vont vite en besogne.
— On attend les résultats de l’analyse du vin…
— Du vin ?... Tu veux dire qu’elle l’a empoisonné… ?
— Je n’ai rien dit ! C’est moi qu’ils veulent entendre…
— Des aveux… J’ai connu ça… Mais dans le doute, je n’ai pris que dix ans…
— Tu l’avais fait… ?
— ¡Claro que sí ! Et je recommencerais s’il revenait me faire du mal. Quel mal faisait-il à ta mère ?
— Aucun.
— C’est toi le mal alors… ?
— Tu vas finir par le penser toi aussi…
— Je ne t’ai pas trouvé un remplaçant… Tu es inimitable.
— Tant que ça ! Demande aux filles. Elles en savent long sur ce genre de population. Leurs voyages au fin fond des slips…
— Tu reviens quand ?
— Il faut que je te dise quelque chose, mémé…
— Malas noticias…
— Je ne bande plus depuis hier… Je crois que c’est fini. Je suis devenu…
— Ne me raconte pas d’histoires, ¡hombre ! Je ne te remplacerais pas. Ils en baveront en attendant…
— Je te dis que…
— Je sais bien que je ne te ferai pas bander, amigo…
— Détrompe-toi… Les vieilles me…
— ¡No me digas ! Voyons… »
Rien à faire. Elle m’empoigna le cou pour me plonger la tête dans son antre. Même mon cul ne réagissait pas. Puis elle s’en prit à mes cheveux, vissant ses yeux dans les miens, bouche puante d’anis, la peau frémissante, les muscles tendus.
« Tu ne vas pas me faire ça… ! Je t’ai payé d’avance. Tu me dois…
— Je sais ce que je te dois ! »
Je me libérai aussi doucement que possible de son étreinte, de la douleur qu’elle m’infligeait non sans plaisir. Et à mon tour je me penchai sur elle, les mains autour de son cou, elle tirant sa langue d’anis, montrant ses dents d’anis et de cannelle.
« Je ne sais pas ce qu’a décidé ma mère. On rentrera chez nous maintenant ou jamais, tu comprends ? J’ai tellement peur que je n’arrive plus à bander. Mon père… je veux dire sa mort… sa noyade ou ce qu’ils voudront que ce soit… n’a rien à voir avec ça. Mais j’ai cessé de bander quand il s’est enfoncé dans l’eau. Ce fut rapide et sans possibilité d’intervenir. Je ne sais pas nager.
— Tu ne sais pas nager… ? Tu ne pouvais donc pas… C’est atroce. Je te plains.
— Et ce salaud de flic m’a obligé à regarder à l’intérieur du crâne. Le faisceau de sa lampe y pénétrait jusqu’au fond. Rien. Le cerveau avait disparu. Les petits poissons…
— Merde alors ! Je vais te donner quelque chose… Tu vas mal. Ils ne peuvent pas t’infliger ça. Ta mère doit t’aider à surmonter cette épreuve…
— C’est ma mère qui m’accuse !
— La folle ! »
La Vieille se leva et enfila une chemise sans la nouer. Ses seins avaient l’air de deux cailloux pointus. Elle les dissimula sous le tissu et sous ses bras croisés. N’avait-elle pas caché des rebelles du temps de la Dictature ? Pourquoi pas un jeune touriste accusé par sa mère d’avoir tué son père ? Cette proposition l’amusa. Elle avala un autre verre, se resservit, observa longuement le liquide parfaitement transparent et le versa dans sa bouche comme on arrose une plante. Sa langue se tortilla longuement. Le verre perdit alors son pied sur une table. Elle constata qu’elle ne s’était pas blessée.
« Qu’est-ce que tu veux ? dit-elle.
— Je ne veux pas me présenter aux flics dans un état que je pourrais regretter si…
— Ta mère… et le consul… Tu as des droits !
— On n’en est pas là, je crois… »
Elle commençait à me prendre pour un fou. Elle croyait à l’histoire du père parce qu’elle était conforme à la rumeur, mais en ce qui concernait l’implication de ma mère, elle avait des doutes et elle cessa de bourrer la pipe qu’elle reposa sur son socle doré.
« Ça ne te fera pas du bien, tu as raison, dit-elle. Je ne t’accompagne pas. Personne ne sait. En tout cas tant que tu ne me trahis pas…
— Je ne vois vraiment pas comment elle aurait pu mettre du poison dans le vin… Et puis, j’en ai bu. La bouteille était vide quand elle s’est cassée…
— Tu connais donc les résultats de l’analyse ! Avant eux…
— Je n’en tirerai aucun avantage si ma mère continue de… »
Il fallait qu’on me quitte la peur. Je l’avais en dedans, immense et paralysée en attente de se déchaîner. Je n’avais jamais connu ça, mais j’ignorais toujours quelle en était la cause : la mort de mon père ou la menace d’un procès. La Vieille m’avait traité de petit fou avant de me pousser dehors. Elle n’avait plus besoin de moi.
*
Je ne croyais pas à l’empoisonnement par le vin. Et je savais que je n’avais pas poussé mon père sur les rochers. Or, le flic avait reçu les résultats de l’analyse du vin ; ils étaient « négatifs » ; et il n’avait jamais dit que j’avais « poussé [mon] père » ; on avait retrouvé la rame ; en ce moment même, des experts étaient en train de l’examiner. En attendant, je pouvais m’occuper en essayant d’achever le puzzle qui le tracassait depuis des lunes.
Mais avaient-ils tenté de raisonner ma mère ? Pourquoi s’acharnait-elle sur moi ? Qu’est-ce que j’avais bien pu lui faire pour qu’elle agisse comme ça contre moi ?
« Cherchez encore pendant que j’attends moi aussi dans le bureau d’à côté, me dit le flic qui avait l’air désespéré. J’ai un rapport à rédiger uniquement parce que votre mère délire. Remarquez bien, jeune homme (chaval), que je suis pour l’instant favorable à votre témoignage. Mais rien ne dit qu’on ne trouvera pas des traces sur la rame, bien qu’elle ait séjourné dans l’eau. Si le vin n’est pas empoisonné comme le prétend le laboratoire et qu’on ne trouve aucune trace sur la rame, alors vous êtes le plus veinard des touristes ou bien votre mère est une folle qu’il vous faudra prévoir d’enfermer dès votre retour à Paris. Je vous souhaite d’être un parricide chanceux… »
Il voulait dire qu’il aimait mieux ma mère sans sa folie. Mon père s’y était essayé. Sans succès. Je ne savais même pas depuis combien de temps elle le trompait avec des hommes qui ne s’intéressaient qu’à la beauté extravagante de son corps. Comment agirait-elle maintenant qu’il n’était plus là pour la punir ? L’avait-il même punie une seule fois ? Je me rendais compte que je ne savais rien d’eux. Comment un fils peut-il envisager de vivre sans ses parents s’il tarde à en savoir plus sur la véritable nature de leur union, aussi imparfaite soit-elle ?
Le puzzle représentait une vue de l’intérieur de la mosquée de Cordoue. Pas un personnage pour caresser les colonnes d’une main respectueuse de l’héritage spirituel retrouvé sur cette terre lointaine en morceaux aussi épars que ses versets. La peur ne me quittait pas. Je m’adressai à Dieu en disposant les morceaux par catégories, me semblait-il, logiques. Pourquoi les enfants suivent-ils leurs parents dans les territoires des vacances qu’ils ont gagnées au prix d’une domesticité parfaitement organisée pour que l’enfance finisse par oublier les détails de son incertitude originelle ?
J’entendis enfin la voix de ma mère qui s’excusait d’arriver en retard, mais elle avait succombé à une crise de nerfs et le médecin de l’hôtel, un homme charmant, l’avait retenue au lit. S’était-il endormi sur son sein et en avait-elle profité pour sauter du balcon sur le gazon toujours frais où des naïades étendaient leurs longues jambes au péril des serviettes ? La porte s’entrouvrit :
« Votre mère est là, dit le flic sans son chef (ce qui installait le doute). Je crois que c’est fini. Vous allez pouvoir rentrer chez vous.
— À Paris… ?
— Non ! Elle veut encore profiter du soleil. »
Il me lança un sourire aguicheur.
« Je suis en tout cas ravi d’avoir fait votre connaissance, continua-t-il sur le ton de la confidence. Je regrette pour votre père, bien sûr. Alfonso vous avait prévenus, ne le niez pas…
— Mais je…
— Le médecin de l’hôtel lui a prescrit un petit traitement… Oh ! Rien d’inquiétant. On en a été quitte pour la peur, n’est-ce pas ? »
La porte se referma. J’étais loin d’avoir terminé le puzzle, loin de toute conclusion spirituelle dont je sentais la nécessité impérative. Les voix s’entremêlaient de l’autre côté de la cloison sans doute peu épaisse qui me séparait encore de la liberté. Cette fois, ce serait une liberté « retrouvée ». Après l’avoir perdue. Quelle recherche n’avais-je pas entreprise ?
En attendant, je supposais que la signature du chef était nécessaire pour ratifier définitivement le document qui me rendait mes droits à jouir de l’existence comme je l’entendais malgré l’influence de mes parents. Influence peut-être diminuée de moitié, mais ceci dit sans certitude, car rien n’est moins mathématique que ces réseaux construits sans perspective par des êtres peu faits pour cohabiter. Seule la Loi nous assemble. Et nous n’en connaissons pas les prémisses, même au seuil de la mort qui ne nous inspirera rien d’autre que la peur. Nous ne saurons jamais toute la vérité.
*
« Je ne sais pas ce qui m’a pris, » soupira ma mère dans la voiture qui nous ramenait à l’hôtel.
Elle était conduite par le policier qui m’avait inutilement harcelé, peut-être pour les beaux yeux de ma mère. Il gara la voiture devant l’entrée de l’hôtel et ma mère l’invita à prendre un verre « pour se faire pardonner ». Il se prenait déjà pour mon père. Nous descendîmes de la voiture et un larbin en reçut les clés. Je n’étais pas invité. Ma mère prit la direction des toilettes et le flic celle du bar. Je ressortis et me hâtai pour ne pas manquer le coucher du soleil. La Vieille ne me paierait pas ce soir. Les néons de sa petite entreprise étaient encore éteints à cette heure. Je courus jusqu’à la digue pour observer les vieilles qui attendaient elles aussi que le soleil se donne en spectacle. Assis à califourchon sur le parapet, j’exerçais les pressions d’usage sur ma queue, mais sans résultat. La peur ne m’avait pas quitté. Était-ce l’attitude du chef qui m’empêchait d’y croire ? Il n’avait pas caché qu’il avait du mal à me croire innocent. Était-ce de l’humour ? De la part d’un pareil abruti, j’en doutais. Et je suis sorti du poste avec cette sensation que je ne tarderais pas à y revenir. Ma queue était le témoin passif de mon désespoir. La mort s’en prenait à mon intelligence.
Les vieilles jacassaient comme c’est leur nature d’entretenir des conversations sans queue ni tête. Quel humour j’avais au moment de disparaître du monde que j’avais construit pour mon seul usage ! Des vieux leur servaient de routine, au cas où un évènement extraordinaire les eût transportées entre mes jambes. Mais rien à faire ! J’étais le benjamin de Jack Barnes. Sans guerre à mon actif. Rien qu’un père et une mère et pas un frère ni une sœur pour les leur refiler sans regrets. La solitude. J’avais perdu mon spectacle. Et pas une perspective de changement à l’horizon. Le soleil reprenait les choses où il les avait laissées à la nuit. Et le public s’émerveillait, à peine dissimulé dans l’ombre que le contrejour leur garantissait chaque soir avant d’aller se cacher dans la nuit de leurs draps. Sans queue ni tête. Que peut un homme sans le plaisir ni l’intelligence ? S’associer avec la femme comme papa et maman ? Ou avec l’homme qui prend lui aussi possession ? La peur vous condamne à la solitude, jeunes cons !
*
Le soleil était tombé. Ou la nuit. La promenade, baignée par les brises, était illuminée ; chapeaux de toile et de paille, foulards, cheveux fous ou fixés, des parfums de douche, de patate, de peaux sur le feu, d’asphalte refroidie, de pêche en attente, les chats errant dans l’ombre ou filant dans la lumière, les domestiques entre les tables, les cheminées pétillaient au-dessus des grills. J’attendais. Il ne s’était rien passé au fond. Mon père n’était plus là pour changer l’heure en hâte d’angoisse.
J’y pensais. Ce temps perdu à aller vite, comme en moto dans les virages de la campagne, les herbes cinglant la main sur le guidon et contre soi un corps dont le cœur bat la chamade. Mais ce soir sans promesse de douceur ni de transe pour s’en fatiguer. Ces gens qui passent, ouvriers des usines nécessaires à mon propre confort, ces employés qui l’améliorent chaque jour sans y penser, ces femmes plutôt conçues pour la grossesse, ces filles que la joie attire comme des mouches sur les néons. Et ces gosses qui ne me ressemblent pas, idiots par définition, plus méchants que leurs pères, plus avares que leurs mères. Je peux dire que je n’ai jamais joué avec eux.
Et pourtant l’un d’eux s’approcha de moi, un ballon dans les mains, ou autre chose acquis par mérite ou par envie. C’était une fillette en jupette et sandalettes, le crâne couvert de frisettes et le torse sans bavette mais souillé de vanille ou de pistache, de chocolat. Elle s’est plantée devant moi. J’étais assis sur le parapet tiède sous mes fesses. Elle me regardait comme si elle cherchait à me reconnaître. Je n’avais même pas envie de lui sourire, même si les témoins alentour attendaient que je me conduise comme un adulte, alors que je ne l’étais pas et que ça se voyait. Enfin elle ouvrit sa bouche sucrée :
« Tu s’rais pas par hasard Titien… ?
— Qui est Titien ?
— Le garçon que je cherche.
— Tu cherches les garçons ? À ton âge ?
— C’est une commission.
— De la part de qui ? Je ne connais personne ici.
— Tu connais des tas de gens.
— Mais comment le sais-tu !
— Tiens ! »
Elle sortit de son corsage baveux un billet soigneusement plié et comme il fallait s’y attendre (je parle de ceux qui se renseignaient, assis eux aussi sur le parapet ou sur les bancs) je le dépliai avec la même attention qu’un ongle s’était appliqué à en parfaire les plis. Je connaissais cette curieuse habitude d’envoyer des billets et de les plier d’abord si serrés qu’il n’avait aucune chance de se déplier en chemin. Mais cette fois, le messager était une petite fille qui disparut dans l’ombre de l’avenue au lieu de rejoindre ses semblables dans le parc aux balançoires. Mémé me demandait de la retrouver dans son duplex. Elle savait pourtant que je n’étais pas disposé ce soir. Ma queue gisait au fond de mon slip et mon cerveau, pour une raison sans doute aussi complexe que ses effets, ne prévoyait pas de créer l’illusion nécessaire au spectacle. Je ne cherchai pas la fillette pour la remercier. Il y avait un tas de fillettes alentour et pas une ne lui ressemblait. J’avais, inexplicablement, retenu le moindre trait de son visage espiègle. Aussi filai-je moi aussi en direction de l’ombre, entre deux réverbères dont les halos ne se rejoignaient pas.
Il y avait de la lumière chez Mémé. Les autres duplex de la rue n’y projetaient pas les rectangles de leurs fenêtres. J’entrai sans me faire annoncer. Par qui, d’ailleurs ? Mémé n’emploie pas de domestiques à cette hauteur de son existence ordinaire. J’entendis les bruits d’une conversation arrosée en avançant dans le corridor. Elle trinquait avec un type que je ne connaissais pas, un de ces noctambules auquel il ne manque que le strass pour appeler les spectacles dont il est le producteur et l’animateur, peut-être même l’auteur. Il était habillé de blanc avec des liserés d’or qui descendaient le long de ses jambes. Le col de sa chemise était ouvert sur des poils aussi noirs et drus que la tignasse d’un nègre. Les dents participaient au sourire, ainsi que la fine moustache au ras de la lèvre. Mémé ouvrit la bouche pour les présentations. Le type me salua de loin sans cesser de secouer son verre dans la lumière d’un néon en forme de cul. Mémé voulait aller droit au but : je ne bandais plus (elle ne parla pas de mon père) et le spectacle dont j’étais la principale attraction manquait maintenant d’intérêt. Les jeunes comme les vieilles s’en plaignaient. Le type me toisa comme si je venais de raccourcir.
« Je m’appelle Pedro Phile, dit-il. Vous ne me connaissez pas…
— Il peut faire quelque chose pour toi, dit la Vieille. Pour ce que tu as… enfin : pour ce que tu n’as plus…
— On peut tenter le coup, ajouta Pedro Phile que je rencontrai en effet pour la première fois de ma vie. Je ne garantis rien…
— Tu trouves toujours la solution, dit Mémé.
— J’en ai fait bander plus d’un, dit Pedro Phile, et dans des conditions que tu peux pas t’imaginer ! »
Il fallait le croire sur parole. J’étais déjà à poil. Il me la secoua comme s’il voulait l’essorer puis me fessa doucement du plat de la main. D’après lui, j’avais aussi un joli cul. Si jamais ça ne marchait pas, ce qu’il allait tenter, je pourrais toujours servir dans le corps de ballet, le dos au public. Il ne riait toujours pas. Puis la douleur me pénétra par l’anus. Il n’avait pas une queue ordinaire lui non plus. Dommage que son corps ne fût pas à la hauteur de cette dimension extraordinaire, sinon il aurait servi de doublure. Il connaissait un type, mon genre de beauté, mais il ne m’arrivait pas à la cheville, du moins quand je bandais. Il avait assisté à plusieurs de mes représentations narcissiques. Il avouait sans façon qu’il avait été impressionné par la performance, alors que sa propre queue se donnait tous les jours en spectacle dans le miroir de sa salle de bain où il ne vivait jamais seul.
« Ça te fait rien… ?
— Ça me fait mal ! J’ai jamais…
— Faut un début à tout. Arrrghhh ! »
Il allait vite en besogne, le curandero ! Maintenant, ça glissait sans douleur, mais je ne bandais toujours pas. La Vieille était déçue. Elle reconnaissait que c’était la première fois qu’on essayait cette méthode sur un type frappé d’impuissance. D’habitude, les filles retrouvaient leurs grâces naturelles. Pedro Phile, se reboutonnant, confessa n’avoir jamais eu l’idée de compter le nombre de ces filles qu’il avait remises dans le droit chemin. Il haletait, s’appuyant sur mon dos que j’avais aussi courbe que le profil d’un domestique.
« Tu vas pas pleurer, hein, mec… ?
— Ça servirait à rien, dit Mémé. Faut trouver autre chose. T’as idée… ?
— J’ai Juliette sous la main… Mais elle n’a pas de seins. Pas de poils non plus. Je sais pas si ça va lui plaire…
— Il nous aime bien mûres, le Titien ! »
Elle rit de bon cœur. Je l’excitais encore malgré ma déficience. Elle essuya l’intérieur de mes cuisses avec son châle. Elle me parla d’en-dessous :
« Tu veux essayer, Titien ?
— Essayer quoi ! J’ai mal au cul ! Prenez ce type et peignez-le en jaune. Il fera l’affaire !
— Fais venir ta petite protégée, Pedro… »
*
C’est comme ça que j’ai connu Juliette. Une affaire de pédophilie balnéaire où j’ai moi aussi fait figure de victime malgré mon âge limite. Le flic qui me connaissait avait informé ses collègues de la brigade des mœurs :
« Il vient de perdre son père dans des circonstances dramatiques…
— Ah ouais… ?
— Je vous expliquerai… Entrons ! »
Je ne sais pas pourquoi ils m’ont fourré dans un lit d’hôpital. Je ne pouvais pas voir mon cul, mais ils avaient dû l’observer de près et ils en avaient tiré les conclusions qui, selon leurs critères moraux, s’imposaient sans aucune espèce de doute ni de contradiction. Une gonzesse en blanc avait frotté mon anus avec un coton-tige. Et des tas d’autres techniques que je n’avais pas pris le temps d’apprendre à la télé parce que je préférais les documentaires animaliers.
« Vous ne l’aviez jamais vu, n’est-ce pas ?
— Vous parlez de qui ?
— Vous étiez chez Concha de votre propre gré ou on vous y avait emmené sous la contrainte… ?
— Quel type de contrainte ?
— Vous connaissiez Concha de réputation, non… ?
— Que vous ont-ils contraint à faire à la dénommée Juliette…
— …qui est tout juste en âge de comprendre que vous n’êtes pas une fille…
— Vous considérez-vous comme une victime ?
— Maman ! Je veux ma maman ! »
Elle était là, toute droite dans sa robe d’été, désignant la bosse du drap, disant :
« Il a toujours eu ce problème…
— En tout cas elle a perdu sa virginité…
— Il paraît qu’après, les seins se mettent à pousser plus grands que prévu par le code génétique…
— Ne dites pas de connerie, caporal !
— Ça doit être douloureux…
— Maintenant il sait ce que ça fait quand on ne l’a jamais fait…
— Sortez-le-moi de là, nom de Dieu ! »
Enfin, on nous laissa seuls, maman et moi. Elle s’assit au bord du lit, tournant le dos à la bosse. Elle pleurait.
« Un malheur n’arrive jamais seul, dis-je parce que j’avais envie de rire.
— Tu es aussi con que ce caporal ! Je me demande d’où ils l’ont sorti, celui-là !
— Et moi, c’est quand que je sors d’ici… ? »
Je ne savais même pas où j’étais, ni si on m’avait enfermé, si on me racontait des histoires pour me faire parler, charger la Vieille que j’aimais et qui m’aimait. Je pouvais aussi remercier Pedro Phile de m’avoir sauvé de l’impuissance. Dès que Juliette s’est approchée de la croix sur laquelle j’étais crucifié (peut-être en vue d’un spectacle), j’ai retrouvé ma vigueur naturelle, celle qui me va le mieux, je dois le reconnaître. La Vieille en était toute molle d’amour. Elle ne m’en voulait plus de ne plus m’inspirer. Elle avait assisté au meilleur spectacle de sa carrière, même s’il n’était pas raisonnable de chercher à le reproduire sur scène.
« Ce ne sont plus les vioques qui le font bander, dit-elle à Pedro Phile. Maintenant il a besoin de fillettes. Ça va lui changer la vie.
— Ça arrive, dit Pedro Phile
— Ne me dis pas que c’est ce qui t’es arrivé… ?
— Il ne m’est rien arrivé, Mémé ! Jamais ! J’ai tout inventé.
— Ah ouais ! La différence ! »
Mais je n’ai pas eu le temps d’éjaculer dans le petit con qui se donnait à moi. Les flics ne m’en ont pas laissé l’opportunité. Juliette m’a été arrachée alors que j’étais cloué sur la croix, nu et bandant comme jamais je n’avais bandé. On a jeté une couverture sur mon spectacle inachevé. On m’a décloué. Transporté à vive allure avec crissements de pneus, sirène tonitruante et lumières de feu. Et déjà les premières questions. Les premiers doutes. Les certitudes ébranlées par les signes de plaisir apparent.
« Ça ne vous aurait pas fait plaisir à vous, peut-être… ?
— Qu’est-ce que vous allez imaginer… ?
— Vous êtes tous les mêmes. Les mêmes fantasmes. Les mêmes proies fragiles. Je me demande quand il va changer, le monde…
— Vous pensez trop et vous en oubliez votre travail…
— Il bande encore… Ça serait pas… Comment ils appellent ça… ?
— Je le plains autant qu’elle, allez ! »
Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que je finis toujours par m’endormir. Et ma queue avec moi. J’attendais la nuit. Ma mère dormait dans un fauteuil près de la fenêtre au store baissé. Je savais que je venais d’entrer dans la vie. Par l’entremise d’un spectacle. Non point celui que j’organisais en fonction de mon inspiration, mais cet autre qui m’était imposé sur la croix, avec une fillette à cheval sur ce que je fais le mieux. J’aimais Juliette. J’attendrais. Mais était-elle aussi blessée que le disait les policiers qui stationnaient devant ma porte ?
C’est suite à ces heureuses circonstances, oui, je l’avoue, que j’ai rencontré cet Alfred Tulipe qui fait l’objet de tant de supputations ces temps-ci. J’avais été invité avec ma mère dans les appartements parisiens des Magloire, les parents de Juliette. On s’était à peine croisé à l’hôpital. On ne s’était rien dit, juste regardé en chiens de faïence par-dessus le drap qui me servait d’horizon. Ils se tenaient la main. Mais Juliette était restée dans sa chambre. Elle allait bien. Elle s’amusait avec un jeu vidéo. Le personnel était charmant, vraiment. Et à la hauteur. On aurait dit qu’il ne s’était rien passé. Ma mère avait jeté un coussin sur la bosse, alertée par leurs pas dans le couloir. Elle savait les différencier des autres styles de pas, qui étaient aussi nombreux qu’un hôpital peut en contenir. Elle avait surgi de son fauteuil, un peu comme si elle s’y était perdue le temps d’un roupillon. Ensuite, tout s’était passé comme elle avait voulu. Les présentations, les non-dits, les contournements, l’absence totale d’allusion aux principaux composants de l’évènement en cause : la jeunesse limite de Juliette, ma queue de retour à la normale et même en progrès, papa presque oublié, son assassinat, les seiches que ma mère ne pouvait pas avaler ni même regarder dans le plat noir d’encre et de riz. On s’était privé de rire. Le nom de Juliette n’avait été prononcé qu’une fois, par moi.
Alfred Tulipe occupait le bout de la table, à l’endroit où monsieur Magloire aurait dû trôner alors qu’il se situait à la droite de cet invité ainsi honoré, pour j’ignorais quelle raison, madame Magloire étant assise en face de son époux à côté de moi, ma mère de l’autre côté, observant sans discrétion celui qui se traitait lui-même de fleur ottomane. Je ne me souviens pas de l’avoir entendu disserter sur le sujet. Juliette était en pension et ne rentrait que le samedi. Or, nous étions un lundi.
Après le repas, on nous servit le café et les petits gâteaux sur la terrasse environnée de gaz d’échappement et d’un tel mélange de bruits qu’il était impossible d’y distinguer celui de nos chaises de rotin. Pourtant, d’après Alfred Tulipe, qui s’y entendait en matière de chaise, elles criaient sous nos fesses. Et nos fesses retenaient poliment les effets de la digestion à peine commencée. L’odeur se fût mêlée aux autres avec la même confusion que ses bruits.
« Comment vous sentez-vous, jeune homme ? » m’avait demandé Alfred Tulipe en enjambant la balustrade.
Elle donnait sur les toits de zinc. Il en éprouva la solidité d’un pied apparemment rompu à ce style d’exercice. Il me fit signe de le suivre. Il connaissait les lieux. Et il voulait en savoir plus. L’appartement des Magloire interdisait les apartés. Il le connaissait comme sa poche, le pratiquant depuis des années. Juliette avait cet âge. Que d’années perdues à ne rien publier ! J’appris ce jour-là qu’il avait renoncé à paraître dans le monde en habit de poète ou de romancier. Il était aussi penseur, mais limitait son expression à l’aphorisme et au schéma approximatif autorisé par l’étroitesse de son carnet. Il ne s’étendait que très rarement et toujours dans la conversation. Que voulait-il savoir de ma queue ?
Nous empruntâmes une échelle verticale dont le fer était froid et lisse. Je le suivais. Ses chaussures sentaient, comme on dit, les pieds. Je ne m’inquiétais pas pour les miens. Enfin, nous nous assîmes l’un en face de l’autre sur ce qui pouvait être un ensemble de cheminées. Aucune fumée n’en sortait et l’odeur du charbon pouvait être assez ancienne pour mettre fin aux spéculations qui me venaient à l’esprit. Alfred Tulipe, qui connaissait Pedro Phile et sa bande de lunatiques jouisseurs, était l’amant de madame Magloire. J’appris plus tard, mais vous le savez déjà, qu’il fut aussi celui de Catherine Surgères. Ma mère ne lui déplaisait pas, mais il ignorait la durée du deuil selon nos traditions familiales. Il ne se permettrait pas de se déclarer avant qu’il prît fin. Et pas le lendemain, ce qui serait passé pour de la hâte, un « sordide empressement ». Il regrettait que mon père eût trouvé une fin tragique, mais il n’en souffrait pas autant que moi, cela allait de soi. Je l’écoutais parler en pensant que si nous avions été dimanche, au lieu de lundi, ce serait avec Juliette que je m’entretiendrais en ce moment, et non pas avec un inconnu qui prétendait se faire connaître de moi pour préparer le terrain d’une nouvelle aventure. Dire, pensais-je en frissonnant, qu’elle était là hier, alors que ma mère m’imposait la visite d’un lieu champêtre entre deux gares de chemins de fer. À un jour près !
Alfred Tulipe ne fit aucune allusion à ce que pourtant les journaux, en papier comme télévisés, avaient diffusé à propos de la scène de la croix dont un cinéaste avait déclaré qu’elle ne pouvait que l’inspirer, plaçant ainsi ses pratiquants dans une attente préparatoire aux délices de la consommation par les yeux et les oreilles. D’après ce que je devinais de ses intentions, l’amitié qu’il me proposait de partager avec lui n’avait d’autre intérêt, pour lui, que de le rapprocher de ma mère avec la prudence qui s’impose quand on a affaire à un orphelin encore soupçonné de parricide. Ou bien en était-il aux prémices d’un roman qu’il ne publierait pas de toute façon, qu’il l’eût écrit ou pas. Sa légende était tenace. Et je m’y attelais déjà.
« Dans quel siècle vivons-nous ! Pourquoi sommes-nous si malheureux ? Vous trouverez la réponse dans mon livre. Seulement, les amis, je ne l’ai pas publié !
— Mais écrivez-vous vraiment, monsieur Tulipe ? Comment le savoir ? L’écriture, qui ferait de vous un écrivain, est-elle le mobile du crime qui, selon vous, consiste à vivre et à donner la vie, ou la prendre, sans avoir trouvé de succédané à la mort ni de véritable solitude… ?
— On dirait bien que vous m’avez lu, ma foi ! Qui êtes-vous ?
— Un personnage peut-être…
— Je ne m’intéresse pas au personnage. Ni à son histoire passée ni future. Et vos cultures ne sont pas les miennes. Au diable vos monuments et vos ruines de civilisation et de guerres ! Foutez-le camp avant que je vous casse la gueule !
— Mais je suis chez moi ! Vous êtes mon invité !
— Oups ! J’avais omis ce détail anecdotique… Revenons à la case départ, si vous le voulez bien… »
« C’était il y a si longtemps…
— À bord du Temibile… ?
— Comment m’avez-vous retrouvé ?
— Je vous ai cherché…
— Qui me dit que vous n’êtes pas seule… ?
— Je suis seule, mais rien pour le prouver.
— La preuve ne prouve rien, au fond. J’en ai examiné des tas depuis que je suis en mesure de penser à autre chose qu’au sein de ma mère.
— Les journaux ne vous accusent pas… La police veut vous interroger, c’est tout. Elle veut en savoir plus. Vous allez les laisser longtemps dans l’expectative ?
— Imaginez ce qu’ils attendraient de moi si j’avais tué ! Non… Ils veulent savoir parce qu’ils ne savent rien d’Alfred Tulipe. A-t-il existé d’ailleurs ?
— La question a été posée…
— Par qui ? Par mon fils… ?
— Je vous aime ! Qui que vous soyez… »
Ses tétons étaient en cuir tanné par le soleil ou d’autres pratiques plus intimes, voire secrètes. Nous étions enfin nus dans un lit et la terrasse était à l’abri des regards. Plus loin, entre les rues éclairées, un jardin recevait les lumières et les agitations d’une fête. Des guirlandes se balançaient dans la brise. Ils avaient lâché des lanternes célestes et les flics couraient après sur les toits. L’un d’eux finirait par nous rendre visite. Nos corps fanés ne se touchaient pas.
« Regardez celle-là ! Elle vient vers nous ! Oh Titien ! »
Je me penchai sur la balustrade pour l’attraper, mais elle se mit à jouer avec la brise. Si elle se fracassait sur la toiture du dessous, le feu se répandrait vite. Mais elle (celle qui était avec moi) ne se souciait pas de ce genre de détail narratif. Elle en avait vu d’autres. Bien rasée et enduite, elle brillait dans la nuit. Enfin, la lampe se posa dans ma main. Elle (toujours elle) jubila comme si l’enfance revenait la chatouiller. Elle pensait si souvent à la mort. Alfred Tulipe en parlait souvent sur le roof en fête. Elle était peut-être déjà parmi toutes ces femmes. En tout cas, elle en savait long sur moi et mes existences.
« Vous la tenez ! Approchez-la ! Éclairez-moi !
— Un flic va se ramener pour la saisir…
— Pas un flic… Un pompier… Approchez. J’aime cette lumière.
— On ne peut pas s’y fier. Elle danse.
— Je ne sais plus danser… Et vous, Damiano… ?
— Je vivrais dans l’orgasme si c’était possible.
— Sans amour… ? Comme… comme ce soir… ?
— Vous allez me faire pleurer… Je ne connais même pas votre nom… Je veux dire : votre véritable nom. Je n’aime pas les personnages moi non plus.
— L’amour, ça se joue…
— Encore faut-il en écrire la tragédie… »
On entendait les voix de nos voisins. L’architecture était conçue pour éviter la vue sur le voisinage. Mais rien n’avait été prévu pour les voix pourtant inévitables. Ainsi, on tendait l’oreille sans le vouloir. Ou bien c’était exactement ce qu’on voulait et on exigeait le silence autour de soi. Mais elle était bavarde. Aussi bavarde que la femme jalouse qui cherche à vous tirer les vers du nez. D’où venait-elle ? Et où allait-elle ? Je lui aurais posé la question pour provoquer son envol dans le ciel parmi les lanternes. Mais je voulais moi aussi en savoir plus. Elle respirait lentement, comme si elle retenait son angoisse. La lampe, au-dessus d’elle, éclairait un corps qui avait été tout ce qu’elle avait désiré offrir aux autres. Ma queue, en suspension dans l’air tiède qui l’environnait, ne montait pas aussi haut.
« Nous finissons peut-être par trouver le bonheur, dit-elle comme si je ne savais pas que c’est le contraire qui arrive si on ne perd pas la tête dans la maladie ou l’alcool ou tout autre moyen de se tuer à petit feu. Vous n’êtes pas d’accord avec moi, Titien… ?
— Je n’attends plus rien de la vie ni des femmes.
— Le désespoir empêche d’écrire, comme le vin !
— Qu’est-ce que vous en savez ? Vous n’écrivez pas…
— Mais je lis !
— Moi, je voudrais bien publier… Je croyais avoir répondu à la question de savoir pourquoi Alfred Tulipe y avait renoncé.
— Mais l’avez-vous tué comme le prétend votre… fils… ?
— Foutu bouquin que celui-là ! Et si je ne n’étais pas ce que je suis, personne n’aurait eu l’idée de le publier. Voilà où j’en suis… Voulez-vous un verre ? »
Un flic, ou un pompier… une ombre pressée d’en finir avec le travail qui lui est confié… longeait la crête d’un toit, ce qui provoquait des commentaires. Une lampe s’échappait, animée par on ne savait quel esprit espiègle ou lunatique. Elle (ma compagne d’un soir) riait pour ne pas écouter et le contenu du verre recevait sa langue. Je posai mon cul bien ouvert sur le frais gazon d’une jardinière peut-être prévue à cet effet. D’où me venait ce désir de me faire enculer ? Elle y avait enfoncé son doigt préalablement trempé dans la liqueur de son verre.
« Nous dormirons jusqu’à midi… dit-elle.
— Ils vous ont laissé ce temps… ?
— De qui parlez-vous… ? Titien ! Qu’allez-vous imaginer ? À force d’inventer des situations improbables, vous ne savez plus vous en tenir à la réalité et à elle seulement. »
Écrivait-elle ? Elle agissait peut-être uniquement pour son compte. Ou elle avait passé un accord avec eux. Je ne pouvais pas croire que mon fils se trouvait à Brindisi par hasard. Les ombres sur les toits n’avaient rien à voir avec les lampes célestes. Cette histoire de flics qui prennent des risques insensés pour nous éviter le feu et son enfer était une invention. Mais qui en était l’auteur ? Elle ou moi ?
« Venez vous laisser éclairer, Titien, » dit-elle, la lampe dans une main et le verre dans l’autre.
Ses genoux luisaient sur un fond de feuillages indéfinissables ou sans nom. Ce n’était pas une invitation. On entendait à peine la musique de la fête. Le martèlement nous parvenait à travers les voix. On s’attendait à un feu d’artifice. Elle battit des mains à cette suggestion qui ne venait pas de moi, mais que des voix commentaient dans cet environnement d’angles savamment construits pour que personne ne soit le témoin de personne. Une sorte de labyrinthe où chaque cellule n’est pas moins conçue pour s’y sentir proche du bonheur, voire en plein dedans. On vous mettait en situation de le rencontrer et, pour peu que vous croyiez, il arrivait et vous autorisait toutes les possessions possibles, y compris celle du ou des corps vous accompagnant dans cette espèce de voyage circulaire où ils pouvaient croire à leur tour qu’ils étaient maîtres du jeu. Elle souriait tendrement en observant ma lente érection. Elle avait soigneusement effacé toutes les traces précédentes, comme si j’avais souillé sa propriété provisoire, étant donné que c’était elle qui payait. Elle était entrée et sortie de la douche autant de fois. La flamme de la lampe vacillait maintenant. J’éteignis la chambre derrière nous dans l’attente que la lampe en fît autant, nous plongeant alors dans le noir relatif des nuits qui ne font que commencer. Les voix ne chahutaient pas ; elle se répondaient, ménageant des silences sans doute utiles à la réflexion exigée par les contenus. En tendant l’oreille, on ne comprenait plus rien à la nécessité d’entretenir des conversations pour ne pas se retrouver finalement seul.
« J’ai la vague impression que quelque chose va s’achever, dis-je dans le noir que j’avais désiré.
— Pour toi ou pour moi ?
— Je peux encore fuir… Ce ne serait pas la première fois…
— Je ne te le conseille pas. Il faut crever l’abcès.
— Quentin n’est-il pas venu pour ça ?
— Je n’ai lu que son livre… La Presse aussi… Je ne sais que ce que tout le monde sait…
— Et tu voudrais en savoir plus ! »
On ne peut pas se contenter de la fiction pour pallier les déserts de la réalité. Et pourtant, on passe plus de temps à imaginer qu’à constater. J’avais perdu un sacré temps de cette manière ! Et je savais que je ne le retrouverais pas. Ce qui est perdu gît au fond d’une poubelle. Il faut trouver autre chose pour continuer de vivre. En fuyant, par exemple. J’ai déjà essayé. Et j’ai peut-être considéré à tort que j’avais réussi. Mais qui me dira le contraire ?
*
Cet hôtel d’architecture et de dissimulation sans risque était la première étape de ma nouvelle aventure. Pas question de rentrer chez moi et encore moins chez ma copine brindisina. Si Quentin était sur mes traces (non, décidément, je ne pouvais pas croire qu’il était ici par hasard), il les avait perdues au moment même où j’étais entré dans cet hôtel. Et s’il était à Brindisi, il n’y était pas venu seul. Il était temps que je me carapate, une fois de plus. Ils voulaient entendre la vérité. Je la connaissais, mais je n’avais pas l’intention d’en faire un roman comme ce sacré imbécile de Frank Chercos doublé de Roger Russel. Tout ceci n’était que le passé et j’avais les moyens de l’empêcher de revenir occuper le premier plan de mon existence quotidienne. Remarquez bien que je ne dis pas que je lui avais tourné le dos définitivement. Il revenait me hanter chaque soir, y compris contre la chair d’une ou d’un partenaire. Mes tremblements n’étaient pas le signe d’une maladie cachée au fond de moi, qui n’attendait que le moment favorable pour se déclarer à la vue de tous. Je prenais d’infinies précautions pour paraître ne pas me soucier de ce qui pouvait me tomber dessus à tout moment. On m’entendait souvent poétiser sur les lendemains et sur le suivant en particulier. J’avais quelquefois l’air d’un devin au chapeau de travers, entre Merlin et Napoléon, mais personne n’en riait en ma présence. Nous parlions d’autre chose, de la journée que nous venions de perdre comme au jeu et de la nuit qui s’annonçait aussi amoureuse qu’on pouvait le désirer. J’avais appris, après une enfance plongée dans la réalité, à pratiquer sciemment la jalousie et l’hypocrisie dans la seule intention de passer pour un égocentrique sans soupçon de pathologies aussi complexes que celles qui les affectaient eux-mêmes. On me demandait souvent conseil, à propos de tout et de n’importe quoi. J’avais la réputation d’être un bon compagnon si on ne cherchait pas plus loin que mon apparence. Au fond, je devais leur paraître passablement menaçant (maintenant que j’y pense…).
Elle dormait comme dans un poulailler, guidée par le rêve et ses démangeaisons constantes, nue sur le drap encore impeccablement tendu, ayant égaré sa perruque et ses chaussettes. Je ne lui avais pas parlé de mon projet de fuir devant l’adversité qui, une fois encore, allait changer le cours de mon existence. Elle ne m’avait pas aidé à répondre à la question de savoir comment Quentin avait retrouvé ma trace. Elle avait même évité de l’entendre jusqu’au bout, car je m’étais montré soucieux d’examiner les détails qui appelaient mes soupçons de complot. C’était dans le sang des Surgères cette faculté de ne jamais lâcher l’hypothèse dans le bayou de ses raisons d’exister. Elle ne s’y noyait jamais. Au contraire, elle gagnait toujours à se compliquer de situations toxiques au point d’empoisonner la vie familiale et d’inspirer les pires fictions aux esprits les plus fragiles comme l’était celui de Quentin, le nain difforme né de mes glandes, écrivain publié par ses soins ou autrement, là n’était plus la question depuis que j’avais quitté la librairie d’Ambrosio.
« Nous irons nager, proposa-t-elle, le nez dans les vapeurs d’un café moussu.
— Et nous cueillerons des coquillages… Je sens que je vais m’amuser…
— Oh ! Tu t’ennuies déjà. Au deuxième jour de notre…
— J’ai des choses à faire. On se retrouvera sur la plage.
— Mais où sur la plage ?
— Je te reconnaîtrai de loin, fais-moi confiance ! »
Je l’abandonnai. Je sortis dans ces rues où je savais qu’on pouvait me surprendre. Je fuyais les vitrines. Je pris un autocar qui cahotait déjà en direction d’une campagne où on recevrait mon argent sans me poser de questions. J’avais l’impression de passer à travers les mailles d’un filet, convaincu que j’en donnais le spectacle et que je finirais par m’y empêtrer. Les voyageurs m’ignoraient, ce qui ne me rassura pas. À la vitre sale se collaient des insectes qui ne comprenaient rien à la transparence. Ma voisine m’invita plusieurs fois à baisser la vitre, tournant la main plus vite chaque fois. Puis elle enfouit mon visage dans la mollesse de ses seins et le vent fit sauter mon chapeau qu’elle attrapa au vol comme s’il s’agissait d’un jeu. Le rire fut de courte durée. Elle montrait de gros genoux et la moitié de ses cuisses. C’était une baigneuse comme j’en avais beaucoup observé en me caressant lorsque j’étais enfant et que mon père s’épuisait à m’enseigner l’art de piéger les seiches au moyen de la couleur ou plutôt d’un assemblage de couleurs dont le secret ne lui avait pas été révélé, avouait-il. Cette recherche avait de quoi transformer ma vie en enfer. Les femmes légèrement vêtues avaient la couleur de leur peau et rien ni personne ne s’y laissait prendre. Ma voisine avait cette même odeur de cristaux. Nous ne parlions pas la même langue, ni elle celle des habitants de la contrée. Nous ne pouvions nous entendre que sur des questions de chair. Elle descendit avant moi.
Je m’arrêtai moi-même sur une place ombragée où passaient des visiteurs harassés de culture. Aucun ne vint prendre place sur la terrasse où je m’enivrais sous l’œil attentif du troquet. J’avais le feu en moi. Mon verre s’embuait aussitôt posé sur la table. L’horizon d’un trottoir s’inclinait doucement, me menaçant de verticale. Je finis par poser ma tête sur la table, sans mes bras pour la recevoir. Je n’attendis pas longtemps avant d’être embarqué, mais au lieu de me retrouver en bonne compagnie, mon nez dut se contenter de flairer l’herbe rare et brûlée d’un talus sans ombre ni direction. Ensuite elle m’expliqua que je n’avais pas été aussi loin que je l’avais cru car, selon elle, j’étais déjà saoul avant de monter dans l’autocar. J’étais même sorti de l’hôtel dans un état d’ébriété, selon le portier, lamentable. Mon récit, une fois de plus, ne correspondait en rien avec la réalité dont elle était, témoins à l’appui, garante. Elle comprenait pourquoi on refusait systématiquement de publier ce que j’écrivais.
*
La matinée était à peine entamée. J’avalais une mixture de café et de poudre de perlimpinpin. Elle connaissait des tas de secrets de ce genre. Elle me proposa de m’en révéler quelques-uns, ce qui me serait peut-être utile pour donner du sens à mes écrits. Il n’y a rien comme une bonne dose de réalité pour satisfaire le lecteur en proie à sa propre perdition. Elle ne connaissait pas de bonnes histoires, mais pour ça, elle me faisait confiance. Elle avait été l’agent d’un écrivain dans mon genre et elle savait exactement de quoi elle parlait. Je ne lui donnais toujours pas de nom.
« Tu as dû boire dans un autre verre que le tien, dit-elle. Tu ne devrais pas fréquenter les comptoirs, surtout dans un hôtel. Des tas de types n’y retrouvent plus leur chemin et laissent traîner leurs verres. C’est la faute des barmen si on ne sait plus reconnaître le sien.
— Je n’ai jamais d’hallucinations… Je ne prends pas ce genre de chimie, même naturelle.
— Mais le cerveau s’y entend pour fabriquer ces maudites molécules qui empoisonnent notre sens de la réalité. Moi, par exemple…
— Oh je t’en prie ! Ne me parle pas de toi !
— Mais tu me connais à peine…
— Je connais ton âge.
— Tu vas me le reprocher maintenant… ? Je te plaisais bien pourtant…
— Tu as lu le bouquin de Quentin… Ça me suffisait… comme raison… d’en savoir plus… sur ta science de l’amour… Et tout le reste !
— Tu vas devenir odieux… Je peux partir… Mais tu n’as pas de quoi payer la note…
— Tu as raison. Je ne tiens pas à me retrouver en garde à vue pour expliquer pourquoi je n’ai pas les moyens de payer mes factures.
— Et tant d’autres choses… que Quentin Surgères…
— Je n’irais pas jusqu’à prétendre qu’il ment ! Mais pourquoi s’est-il mis sur ma piste puisqu’il prétend tout savoir, hein ?
— Il y a encore des zones d’ombre…
— Tu parles ! Il n’est pas seul. Ils veulent me mettre la main dessus. Et pourtant, tout était clair. Rien ne manquait à mon innocence. C’est ce satané Chercos qui a foutu la merde dans notre vie ! Ses « collègues italiens » … ! Tu parles ! Il faudra que je lise ce bouquin. Après tout, j’en suis le protagoniste. Le seul. Il n’y est question que de moi.
— Et d’Alfred Tulipe…
— Ah oui… Le tülbent… Je lui ai toujours trouvé une drôle de gueule… Pas d’ici… Des airs d’arriver du fin fond de l’Asie pour envahir notre culture ancestrale et… sacrée. J’aime pas les Turcs !
— Laisse-moi m’occuper de ça ! »
Ça, et sa bouche pleine de langues, la confusion qui s’ensuit, là, sur la terrasse où personne ne peut observer nos actes, seules les voix se laissent porter par l’air, comme les lanternes célestes de la nuit. Et ces ombres qui courent sur les toits pour prévenir les incendies… Puis :
« J’aimerais… Ah mais nous ne connaissons pas assez…
— Dis toujours… Tu en sais tellement sur moi… puisque tu as lu le livre de Quentin…
— Je ne sais pas… »
Elle feint d’hésiter. Nous sommes tous plus ou moins hypocrites. Et nous avons nos raisons. Cette hypocrisie ne vient pas de loin. Nous la portons dans nos bagages. C’est fou comme ça peut changer un visage, l’hypocrisie, quand elle revient juste le temps qu’il faut pour nous ouvrir les portes du désir et le soumettre à l’attente.
« Tu connais quelqu’un… dit-elle comme si je ne connaissais qu’elle.
— Des tas ! Merde ! Dis-le et n’en parlons plus !
— J’aime les enfants…
— J’en ai déjà fait un ! Ça me suffit. Il a changé ma vie en poubelle multifonction.
— Je veux dire : je les aime comme tu aimes les femmes de mon âge…
— Tu veux dire : que tu n’aimes pas tant que ça les types de mon âge… ?
— Tu devrais savoir de quoi je veux parler… Dans son livre, Quentin évoque… Oh il ne fait qu’évoquer… Il craint le procès… Ou il n’en est pas sûr… Mais les enfants… Les petites filles… Moi c’est les petits garçons… Tu sais : leurs petites queues dressées comme des fleurs… Les cueillir… Cela m’arrive mais ici… je ne connais personne… Je ne connais que toi… Et toi tu connais…
— C’est vrai qu’on se connaît à peine ! »
Elle m’en bouchait un coin, la vieille. J’aurais mieux fait de descendre avec la touriste rondelette qui avait joué avec mon chapeau. Je n’avais jamais vu un être aussi joyeux. Non qu’elle le fût intrinsèquement, mais elle avait su se donner tout entière à ce moment inattendu. Le vent emportant mon chapeau et son corps se déployant comme les ailes d’un papillon pour l’attraper et le remettre sur ma tête chauve. Aurions-nous parlé de cette absence de cheveux si nous avions pratiqué une langue commune ? Maintenant, je regrettais amèrement de n’avoir pas pensé à une autre suite que la continuation du voyage sans elle. Old man…
« Mais Quentin invente peut-être…
— Oh non !... Comme l’ouvrier français, il invente peu mais améliore beaucoup…
— Tu connais quelqu’un qui…
— Je connais Pepe… P. P. Je le connais depuis si longtemps qu’il appartient à ma famille de personnages. Peut-être te confierai-je un rôle dans ma tragédie, ma vieille… Pourquoi pas en contribuant à satisfaire ton désir de petites queues…
— Mais toi… Les petites filles…
— J’étais cloué sur une croix ! Même le fils de Dieu eût conçu des sentiments illicites pour elle si les Romains lui en avait donné l’occasion.
— Qui est Pepe… ? On peut compter sur lui… ?
— Et même lui faire confiance. Un vieux de la Vieille. Quentin n’a pas pu raconter ça dans son bouquin. Et je n’ai aucune envie d’en parler avec toi.
— Nous faudra-t-il voyager longtemps avant d’atteindre cet endroit… ?
— Je déteste les croisières ! Mais il nous faudra embarquer. C’est toi qui paies… Tu paieras jusqu’à ce que la mer décide de m’engloutir. Je finirais comme Hart Crane, avec les petits poissons. Seul le cerveau de mon père…
— Tu connais donc le nom du bateau… Il faut bien que j’en parle à l’agence…
— Ce sera peut-être mon dernier voyage… Sans naufrage. Juste le saut dans ce qui n’est pas conçu comme un vide mais avec le même effet de disparition. À moins qu’une nouvelle Élise ne surgisse d’entre les passagères et remette ça ! L’éternel recommencement à quoi l’esprit doit bien finir par se soumettre en attendant que ça finisse vraiment. Mais comment cela s’achève-t-il… ? La maladie, la mort dite « naturelle », autrement dit l’épuisement sans remède sensé, ou même le passage par l’oubli de soi et des autres, quelque part derrière le miroir de la réalité, miroir des cheminées alimentées par ce que nous sommes, arbres non prévus pour la charpente nécessaire à l’expansion de l’univers… ? »
*
La poudre de perlimpinpin était aussi une spécialité de ma mère. Elle en mettait partout. Les flics se sont intéressés à elle suite à mes confidences sur le sujet. Mais la saisie de ses fioles et autres flacons ne donna rien. Ces panacées n’avaient aucun pouvoir toxique. Quelques étiquettes ont provoqué leurs éclats de rire. Ils avaient ouvert la valise qui contenaient cet attirail philosophique. Et répandu son contenu sans ménagement tandis que leur chef rouspétait en les traitant de bons à rien. C’est toujours ce que pense celui qui s’est élevé au-dessus de sa condition de plouque sans toutefois la perdre de vue. Ma mère trimbalait ces usages médiévaux d’hôtel en résidence et de château en goélette conçue pour la plaisance et le tape-à-l’œil. Que de claques dans son existence de démonstratrice ! Les yeux en prenaient plus souvent qu’à leur tour. Et voilà que je croisais le chemin erratique d’une alchimiste mi-guérisseuse mi-spiritualiste. Elle en dénaturait mes ingurgitations tant liquides que consistantes. Je ne m’en portais ni plus mal ni mieux, mais elle en constatait les effets avec une satisfaction d’entrepreneuse des travaux finis. J’avais beau tenter de me soustraire à ce que je considérais comme des expériences inutiles et pitoyables, elle en étalait les hypothèses sans se soucier des raisons qui les avaient fait naître dans son esprit peut-être dérangé par un défaut de connexion avec la réalité de nos triviales rencontres charnelles. Pour tout dire : je ne la sentais pas. Mais je ne me méfiais pas assez. Le rythme soutenu des orgasmes tous plus inouïs les uns que les autres faussait mon jugement alors que j’étais dans l’urgence de trouver une solution à mes récents déboires. Je me suis demandé si elle ne m’avait pas harponné uniquement parce qu’elle connaissait au moins un détail de mes relations douteuses. Et maintenant qu’elle m’entretenait de pédophilie dans l’espoir de satisfaire ses propres besoins, j’étais fixé sur la sincérité de ses sentiments. Mais je ne pouvais plus reculer. Quentin me forçait à tourner le dos à l’existence qui fut la mienne depuis que j’étais en cavale.
C’est en voyant les flacons dans sa valise que j’ai pensé à ma mère. J’eus la tentation de jeter un œil discret sur les étiquettes. Ça ne pouvait pas me faire de mal, mais elle veillait au grain et ne s’éloignait jamais trop longtemps de sa pharmacie. Aucune tête de mort ni autres signaux de danger pour la santé. Pourquoi moi ? J’avais maintenant la réponse. Elle avait envie de petits garçons et je savais qui en possédait et à quel prix. Elle m’enquiquina toute la soirée avec ma prétendue inclination pour les petites filles. Moi qui avais été cloué dans mon adolescence !
« Comment sais-tu que je connais quelqu’un… ?
— Je ne le sais pas ! C’est toi qui me le dis…
— Ça m’étonne… Je n’en parle jamais. Même en dormant.
— Comment sais-tu de quoi tu parles quand tu dors… ? »
Impossible de retrouver le sommeil dans ces conditions. Mon aventure manquait de romantisme. Ni elle ni moi n’avions l’intention de sacrifier notre intégrité à l’idéal qui nous faisait pourtant rêver. Nous n’avions pas encore appareillé. Pas même posé le pied sur le pont. Nous étions loin du quai et l’horizon se cachait derrière le store. Elle décapsula un flacon qui n’avait jamais servi. Une substance tellement nouvelle qu’elle ne parvenait pas à en mémoriser le nom.
« Je ne parle pas assez distinctement quand je dors… ?
— Que vas-tu imaginer ! C’est pour moi. »
Elle fit goutter le bouchon sur sa langue. Je pouvais voir à quelle angoisse elle se livrait, mais j’en ignorais les raisons. Elle devenait bizarre depuis son aveu pédophilique. Elle se tuait peut-être à petit feu. Elle ne me proposait rien. Elle reboucha le flacon et attendit, le dos dans les coussins, les jambes étendues sous le drap, bras croisés comme une bonne élève qui attend son tour pour satisfaire les exigences du maître ou de la maîtresse. À quel jeu jouait-elle ? Que soignait-elle ? On ne devrait jamais aller plus loin que le lit quand on ne connaît pas celle ou celui qui s’y donne. Je commençais à sentir les titillements impatients de la panique sous ma peau. Bientôt, j’aurais le ventre en proie à des contractions inimaginable en d’autres circonstances. Si je partais maintenant, ou avant le lever du jour, ce serait sans valise et sans aucune idée de la direction à prendre.
« Ça sert à quoi… ?
— Tu ne comprendrais pas…
— J’aimerais comprendre…
— On ne se connaît pas assez. Sois patient. »
Elle n’avait plus l’âge d’exiger de moi la fidélité ni la patience qui me caractérise quand j’y crois. Je bandais mal depuis que j’étais avec elle. Et elle ne paraissait pas s’en soucier, un peu comme si elle n’avait pas connu autre chose, ce dont je doutais. Ce soir-là, la veille du jour où j’allais lui révéler une bonne adresse pour qu’elle puisse renouer avec le plaisir, elle ne me donna rien à avaler ni à injecter. Rien sur la peau ni dans les poumons. Le sommeil en prenait un sacré coup, tellement qu’on ne le trouvait pas, ni l’un ni l’autre. Les voix des terrasses se turent, mais la Lune avait transformé les persiennes en passoires. On n’attend rien de bon les yeux ouverts dans ce qui manque d’éclairage. J’en éprouvais des palpitations. Elle ne parlait plus. Où était-elle ? Il était temps de mettre les voiles. Mais j’étais prisonnier d’un hôtel où la perspective de la mer n’était qu’une idée comme les autres. Et je ne suis pas parti. J’en parle parce que j’imagine ce qui se serait passé si je l’avais abandonnée à ce qui lui restait de temps utile. Merci pour votre patience, monsieur… à moins que vous ne soyez une femme à barbe…
*
J’avais dormi ! À quel moment de la nuit le sommeil m’a-t-il tué ? Elle était levée et sa tasse de café tintait sous la cuiller. J’étais en sueur. Et du rêve que je venais de vivre, il ne restait aucune trace. Pas un mot, rien. La paralysie faisait le chemin à l’envers de sa cigüe. Je retrouvais lentement l’agilité familiale de mes orteils. Le type qui était entré dans la chambre pour apporter le petit-déjeuner avait profité du spectacle des élans de ma nudité. Une envie folle ! Elle secoua la tête pour dire qu’elle avait autre chose à l’esprit, mais sans rien expliquer. Je sautai du lit et courut presque jusqu’à la table à roulettes, mais sans intention d’en tacher la nappe immaculée. Les ustensiles brillaient de tous leurs feux d’argent et de laiton. Le pain sentait le feu aussi. Et le café ne brûla que mes lèvres. Elle attendait encore, car je n’avais pas parlé dans mon sommeil. Et elle n’avait pas trouvé le moyen de m’arracher les vers du nez. Elle paraissait plus soucieuse qu’énervée. Ces obsédés finissent toujours par sombrer dans le noir. Elle se tuerait ou me tuerait. Je n’envisageais aucun autre scénario. Mais il y avait longtemps que je n’écrivais plus. Pour m’achever en tant qu’écrivain, Quentin m’avait coupé l’herbe sous les pieds. Je marchais sur le gazon de mon jardin. Il y a toujours quelqu’un pour s’en occuper à ma place. Fuir Brindisi, l’Italie, la Méditerranée même devenait nécessaire. Jamais je ne m’étais fourré dans un pareil guêpier. Je veux dire que jamais je ne m’étais autant laissé manipuler. Je n’avais même pas de quoi payer la note qui devait être salée. Elle avait ces moyens extraordinaires qui vous placent au-dessus des autres. Mais si quelqu’un paie pour vous, vous demeurez ce que vous êtes. Et pour la première fois de ma vie, ce sentiment d’infériorité me turlupinait. J’exhibai en riant mon érection exemplaire, entre la cafetière et le pot de marmelade.
« Si quelqu’un entrait…
— Ne frappent-t-ils donc pas pour s’annoncer, ces… ces larbins d’un autre âge… ?
— Ils ont l’âge que nous avons.
— Tu les plains… ?
— Tu as déjà montré ce que tu sais faire… Inutile de recommencer.
— Qui ne connaît pas ce langage ?
— Je t’en prie ! Pas sur la nappe ! Je t’aiderai tout à l’heure. Mange…
— …et tais-toi ! »
Nous mangeâmes tant et si bien que nous achevâmes, ce qui étonna le larbin quand il revint sans s’annoncer. Il ne put se priver de commentaires et elle les alimenta de quelques finesses convenues. J’étais dans la salle de bain, en attente d’aller au bout de ce qu’elle considérait comme un achèvement. Quelle banale héroïne !
« J’en ai tellement besoin ! couina-t-elle.
— Renseigne-toi sur les quais…
— Je ne veux pas me faire remarquer ! C’est dangereux.
— Je croyais que la peur faisait partie de ce plaisir particulier…
— Tu n’y connais rien… ! à part la bonne adresse…
— Tes drogues n’ont pas arraché d’écailles à mon sommeil de poisson dans l’eau…
— Je ne t’ai rien donné, crois-moi… Nous ne nous connaissons pas assez…
— C’est ça ! Tu attendras…
— Tu connais donc la bonne adresse !
— Je n’ai pas dit ça ! Je sors ! »
Elle s’écria « Pour aller où ? » mais sans conviction. Je reconnais l’anxiété à sa prosodie inaltérable. Je ne sortis pas. Elle me retenait.
« Pas de nom… Une adresse… Un bateau peut-être…
— Qui t’a parlé d’un bateau ? Tu l’as lu dans le bouquin… ?
— Tu ferais bien de le lire toi-même… Profite de la tranquillité de la terrasse.
— La terrasse n’est pas tranquille ! Elle est discrète si l’on s’en tient au silence, ce qui n’est jamais le cas du voisinage. On dirait que l’architecte a recherché ce moyen de compliquer l’existence de ceux qui sont venus pour trouver ou retrouver la tranquillité.
— Tu compliques toujours les choses !
— Tu ne me connais pas assez pour l’affirmer. Il est où, ce satané bouquin ? »
Je n’avais aucune envie de découvrir le fin fond de l’histoire. Je n’ignorais pas que Quentin en savait plus que moi sur le sujet. Il avait pris le temps d’enquêter. Il était du genre journaliste ou flic qui se prend pour un écrivain. Aucune ressemblance avec le père. Mais je possédais je ne sais plus quelle preuve qui disait le contraire.
*
Je lis la moitié du bouquin. Je n’apprends rien que vous ne sachiez déjà. Je ne suis pas parti. Ma Brindisina doit me chercher. Chez Ambrosio où je ne suis pas et n’ai pas l’intention d’aller, au marché où le poisson est encore vivant, au café où j’ai une ardoise, chez son amie qui lui a toujours été fidèle, sur les quais où il y a tellement longtemps que je ne rêve plus que mes traces ne sont plus les miennes. J’ai la nostalgie des côtelettes de mouton au céleri, du pain ramené à l’heure, des draps qui sentent la simplicité de la douceur. Ma vieille compagne du moment ne me dérange pas. Elle tient tellement à ce que je lise ce maudit livre qui est la cause de mes malheurs futurs ! La réponse à sa question ne s’y trouve pas, sinon elle n’aurait pas eu besoin de moi. Pour l’instant, à la moitié du livre, rien n’indique que je connais les bonnes adresses. Il faut que je lise l’autre moitié, la plus longue, pour me persuader que si elle sait ça de moi, c’est que Quentin l’a écrit, sans toutefois révéler ladite bonne adresse puisqu’il ne la connaît pas.
Il est midi quand j’atteins le dernier mot. Aucune révélation, comme je m’y attendais. Mais le plus grave, c’est que Quentin semble ignorer que je connais la bonne adresse. Dans ce cas, pourquoi ma vieille amante sait que je connais ce qu’elle veut savoir ? Il y a du flic là-dessous. Et un lien entre elle et Quentin. Et un autre lien entre Quentin et les flics, italiens ou autres. Cet hôtel est ma prison. Je sais maintenant que je n’en sortirai pas libre. Qui va me clouer sur la croix cette fois ?
Si j’avais des raisons de trahir Pedro Phile… mais je n’en ai pas. J’ai eu du plaisir sur sa croix ! En aurai-je si je me laisse clouer sur la croix de la justice ? Je me vois mal en concevoir une érection ! Quoiqu’on ne sache jamais avec la douleur… Mais de l’érection au plaisir, le chemin est long. Toute cette histoire se terminera mal pour moi si je ne trouve pas le moyen de m’évader. Car je suis maintenant dans la situation du prisonnier qui se met au travail d’un plan d’évasion. Hier encore, j’étais libre de m’enfuir sans projet d’itinéraire ni de planques. Je pourrais toujours tenter une sortie. Le larbin qui fit entrer et sortir la table à roulettes ne servira pas de complice. J’ouvre la porte, m’attendant à déclencher une sonnerie d’enfer, de quoi ameuter tous les ploucs épris de justice que le Monde peut contenir. Mais elle s’ouvre comme une porte et j’entends la voix de ma vieille amante qui ne bouge pas de son fauteuil à bascule :
« Ramène-moi un paquet de Kool. Ils en ont en boutique. Tu n’auras pas besoin de sortir de l’hôtel. »
C’est pourtant ce que j’ai projeté de faire, cigarettes ou pas. Deux étages en descente par les escaliers où je croise des petits culs surmontés d’un nœud tout blanc et repassé. En bas, le monde ne me remarque pas, exactement comme si je n’existais pas. Il faut que je prévienne Pepe. Ils sont à ses trousses et comptent sur moi pour les mener à la bonne adresse. Que me veulent-ils à part cette information que je détiens mais qui ne sortira pas de mon cerveau ? L’affaire Alfred Tulipe est enterrée depuis longtemps. Si je les fuis, c’est pour ne pas me surprendre à en parler encore. Pedro Phile, c’est autrement plus judiciable. Des croix et des enfants. J’en sais quelque chose. J’en souffre encore, voyez-vous ? Mais je ne lui en veux pas. Je n’éprouve même pas le besoin d’en causer avec lui. Ni de rien écrire sur le sujet. Non pas que j’ai tourné la page au point de me retrouver en forme dans le futur que je ne connais toujours pas, mais je ne connais pas de raisons de haïr celui qui m’a ouvert les portes du plaisir sans le dénaturer au fil du couteau de la respectabilité.
Ainsi, je sors. Personne ne me suit. Je ne sens aucun regard se poser sur ma nuque. Pas question de se rendre à la bonne adresse. J’ai jeté mes godasses dans une poubelle à cause d’un polar où le coupable était piégé par les talons. J’ai bien regardé avec le miroir et la lampe torche dans mon anus. Rien sur la peau ni dans les coutures. Si on me suit, c’est du regard. Or, je ne sens rien. Je prends les rues comme elle viennent, je me mélange même au tourisme, aux travailleurs, aux chalands et je suis des promeneurs erratiques dans les parcs et sur les places. Si on m’a pisté à la sortie de l’hôtel (mais je ne sentais rien), je ne vois pas comment je le serai maintenant que je ne suis plus moi-même, que j’ai perdu ma propre trace et que je ne sais plus où aller pour que mon existence prenne la tangente. Mais on ne se méfie jamais assez.
On est bien mal entouré quand on est seul. J’avais chié jusqu’à avoir faim. On ne sait jamais avec ce qu’on a ingurgité quand on se trouve en territoire ennemi. La technologie connaît le minuscule comme mon fils n’ignore rien du nanisme. On est finalement le moins informé sur ses propres tares. J’étais sur un quai que je ne connaissais pas et je relisais pour la troisième fois le nom du navire que je connaissais (le nom). On allait et venait sur la passerelle. J’étais à la hauteur de la poupe, à peu près. Je les voyais monter et descendre, certains par une échelle de coupée. Si mes yeux ne me trompaient pas, ce qui leur arrive, c’étaient les passagers qui descendaient et les flics qui montaient, chacun cédant le passage à l’autre selon une modalité convenue, comme sur la route. Et bientôt le hangar ouvert qui jouxtait le quai fut plein à craquer de passagers sans valise qui ouvraient des yeux étonnés, voire effrayés, tournés vers le navire dont la passerelle se dépeupla, les flics ayant tous atteint le pont. Je dis les flics, mais pas tous. L’un d’eux s’approcha de moi. C’était un Italien moustachu et denté de blanc ivoire. Il me souriait et semblait me dire que je ne devais pas m’inquiéter : on allait s’occuper de moi !
*
Mon flic me poussa sans violence dans un coin d’ombre à l’intérieur du hangar. Il s’épongeait le front avec des airs de tragédie, me demandant si je n’avais pas chaud, avec ce soleil et tout ce monde. J’étais plutôt contrarié par le brouhaha provoqué par les conversations. On distinguait nettement les innocents des coupables. Ils s’étaient d’ailleurs scindés en deux groupes qui continuaient à élargir le fossé que quelques flics s’amusaient peut-être à arpenter, le bâton dans le dos et l’œil sous la visière. Les enfants étaient réduits au silence et à l’immobilité et des femmes en uniforme s’employaient à les séparer des adultes d’un côté comme de l’autre. Les flics veillaient sans commenter ni même admonester. Mon flic et moi, nous nous en tenions à une parfaite immobilité, excepté le mouchoir et la main qui l’appliquait sur les zones humides d’un visage qui n’appartenait pas à la race méditerranéenne. Mais comme il s’obligeait à ne pas entretenir avec moi aucune espèce de conversation, je ne lui adressai pas la parole pour lui conseiller d’ôter sa lourde veste militaire. Il était chaussé de grosses chaussures de ville. On devinait l’épaisseur des chaussettes. Nous n’avions pas grand-chose à nous dire de sensé ni de simplement convivial. Je demeurais sous sa surveillance. Il ne me demanda plus si j’avais chaud.
Un autre flic dans le même accoutrement nous rejoignit, cigarette aux lèvres et dandinant comme un gosse de banlieue. Il portait lui aussi la moustache, mais il n’était pas rasé d’aussi frais que mon lazarille. Celui-ci grommela :
« Qu’est-ce que j’en sais, moi… !
(L’autre avait dû lui poser une question…)
— Ils t’ont rien dit ? Ou tu devrais le savoir…
— Je ne sais rien parce qu’ils ne m’ont rien dit…
— Et s’il prend la fuite… ?
— À mon avis, il se tiendra bien tranquille.
— Tu le traites comme si ce n’était pas un salaud de proxénète ! Et encore : le trafic d’enfants à des fins bassement sexuelles…
— Je suis policier, pas magistrat. Ce type sait ce qu’on lui reproche. Il est en train de réfléchir à la gravité de ce dont on l’accuse.
— Il prépare sa défense, oui ! Euh… Il parle notre langue… ?
— Mieux que toi et moi réunis. C’est un professeur. Ou quelque chose comme ça…
— Vous n’avez pas l’intention de vous soustraire à la justice ? »
Le second flic me regardait comme si j’en avais l’intention. Il jouait avec les reflets des menottes qui cliquetaient à la place de ses dents jaunies par l’abus du tabac ou du piment rouge. Le premier flic s’interposa et ils recommencèrent à se chamailler à propos de mes intentions et de ma responsabilité pénale, exactement comme s’ils étaient en train de lire le journal autour d’un verre et à l’ombre d’un parasol. Plus loin, les trois groupes étaient enfin formés. Les flics circulaient dans les travées, le nez au niveau des visages, se courbant devant les enfants comme s’ils passaient en revue sous le regard impitoyable de leurs supérieurs. Je souriais peut-être trop. Ou trop visiblement. Pourtant, il y a belle lurette que j’ai appris à sourire sans le montrer. Mais sans me sentir parfaitement bien dans ma peau, je ne m’y sentais pas plus mal que celui qui va passer aux aveux pour libérer ce que le commun des mortels appelle la « conscience ». Un troisième flic s’amena, légèrement vêtu, sans doute mieux informé que les deux autres des prévisions météorologiques. Il n’était même pas coiffé. Seule sa cravate l’étouffait. Il se contenta de dire « Je l’embarque avec moi », n’interrompant pas une seconde le mouvement qu’il avait entrepris depuis l’entrée du hangar où il avait jeté un regard circulaire avant de reprendre sa marche forcée. Il empoigna la manche de ma chemise et me contraignit, toujours sans violence, à sortir du hangar. Nous traversâmes le quai immense, mais je ne sais plus dans quel sens. Il avait une voiture. Il ne me lâcha que pour m’inviter à y prendre place. Au volant, un chauffeur autochtone ne cachait rien de son haleine alcoolisée mais dignement parfumée. Ensuite, je me suis retrouvé assis sur une chaise en face d’un bureau qui attendait que son propriétaire vienne y prendre place. La surface de cet outil de travail était encombrée de journaux et de chemises de carton. Il y avait aussi un paquet de cigarettes qui laissait échapper ses miettes brunes.
« Nous vous remercions de nous avoir montré le chemin, monsieur Sagazzi… Ou devrais-je dire Magloire… Ou je ne sais quoi encore… Labastos ? Vous êtes ce type bizarre qui a été mêlé à l’affaire Alfred Tulipe, non… ?
— Je ne l’ai pas tué !
— C’est ce que pense la police française… Mais vous trouverez encore ici des partisans de la thèse contraire… Ne vous inquiétez pas. Moi, je vous remercie d’avoir permis d’arrêter un des plus grands criminels de notre temps… Flora ne savait plus où donner de la tête avec vous…
— Flora… ?
— Nous connaissons vos préférences sexuelles, monsieur Sagazzi. Mais on a bien cru que vous alliez disparaître à nouveau. Vous avez l’habitude de disparaître, n’est-ce pas ? Mais il est vrai que personne ne vous recherche. Ça rend la tâche moins difficile…
— Mon fils me recherche… Et il m’a trouvé.
— Il n’y a pas de récompense. Seule Flora sera payée, encore qu’elle agisse par conviction personnelle. Elle a été victime de pédophiles dans son enfance.
— Victime de Pedro… ? Pedro Phile… Je l’ai vu descendre la passerelle entre deux flics. Je ne crois pas qu’il m’ait remarqué dans la foule. Nous étions pourtant à l’écart, le flic et moi. Mais à l’ombre, car le flic avait chaud. Pas habitué à ce climat. Et il avait mal lu la rubrique météo dans le journal. Conséquence : il était chaudement vêtu. Ou bien s’agissait-il d’une tenue de combat. Personne ne s’était battu sur le pont. Tout le monde avait fait preuve d’une grande discipline, les adultes concernés ou pas comme les enfants. On aurait dit une mise en scène. Et le flic m’avait placé dans un endroit relativement frais d’où je pouvais assister au spectacle. Pedro Phile est descendu le dernier, avec une colonne de flics devant et derrière lui. Il ne pouvait pas savoir que je l’avais trahi. Et je ne savais pas moi-même si j’avais agi délibérément ou si je m’étais fait piéger par ladite Flora, vieille de la vieille que je ne reverrais sans doute jamais plus…
— Qu’est-ce que vous en savez ? Moi-même je revois souvent mes anciennes amours… Mais il est vrai que je ne me suis jamais éloigné de la terre qui m’a vu naître et grandir. Et faire l’amour. Je n’ai pas voyagé plus loin que ça, monsieur Sagazzi. Pas comme vous… Le bout du Monde ! L’autre côté ! L’hiver à la place de l’été. Et vice et versa ! Je ne dis pas que je n’ai pas eu de chance, mais des fois, j’ai la nostalgie de ce que je n’ai jamais habité…
— Tout le monde en est là, je crois… Vous dites… qu’elle souhaite me revoir… ?
— Je n’ai pas dis ça ! Mais à mon avis, elle ne vous déteste pas. C’est que vous avez entretenu des relations ! Ça ne s’oublie pas. Même quand on agit en professionnelle…
— Professionnelle… ? C’est une pute ? Vous voulez dire que j’ai couché avec une pute… pour la première fois de ma vie…
— Certes mais vous ne l’avez pas payée ! Et vous ne lui devez rien non plus. Voilà ce que j’entends par professionnalisme : être payé de toute façon et quoiqu’il arrive ! Comme à la guerre !
— Si je suis libre (c’est en tout cas ce que vous me donnez à comprendre), j’aimerais en effet récupérer mes affaires à l’hôtel où… vous savez… ?
— Vos affaires sont ici. À votre disposition. On n’y a pas mis le nez. Aucune raison pour justifier la curiosité. Nous autres, flics, nous devons motiver nos actions, tandis que vous, écrivains, vous agissez comme bon vous semble, au hasard même s’il ne vous reste rien d’autre dans le portefeuille. Vous ne voulez pas savoir ce qui est arrivé à votre ami Pedro Phile… ? Ça pourrait alimenter cette conversation comme dans un bon vieux roman…
— Je l’apprendrai bien tôt ou tard, bien que la lecture des journaux ne soit pas mon fort…
— Vous regardez la télé… Votre amie… brindisina… nous l’a dit… sans qu’on le lui demande d’ailleurs…
— Je ne la reverrai pas… Sait-elle pour Flora… ?
— On ne le lui a pas demandé. Je n’ai rien là-dessus. Il faudra vous renseigner vous-même. Tout de même : vingt ans d’amitié, ça compte ! Enfin… c’est vous que ça regarde.
— Je verrai Flora d’abord… si c’est possible.
— Vous ne voulez rien savoir de votre fils… ? Son livre connaît un franc succès auprès des brindisini. Vous en êtes le héros. Alors je me disais… Mais vous avez peut-être décidé, une fois de plus, de rompre les amarres… ce que je n’ai jamais osé faire, moi… Je vous accompagne ?
— Où voulez-vous donc m’accompagner… ? J’ai… J’ai peur !
— C’est tout l’effet que vous fait la liberté, mon vieux ? Je n’ai pas connu ça non plus. La liberté ne semble exister pour soi que quand on la retrouve. Mais est-elle intacte ? Exactement fidèle à ce qu’on a exigé d’elle ? Flora connaît des tas de choses sur ce genre de sujet. Je crois même qu’elle a voyagé plus que vous. Et plus loin. Elle a des tas de choses à apprendre aux types dans mon genre. Mais ce n’est pas moi qui paye…
— Je n’ai pas payé moi non plus…
— C’est ce que je voulais dire. Venez ! »
Je n’ai pas revu Flora. Quentin m’attendait à l’aéroport. Il s’était même chargé de mes bagages. Je me pliai pour lui embrasser le front et recevoir l’humidité de ses grosses lèvres. On ne s’est pas dit grand-chose avant d’embarquer. Je savais que je retournais « à la maison ». Personne ne m’y attendait, mais Quentin y résidait entre deux voyages universitaires. Il avait des relations, des fois que j’aurais encore dans l’idée de publier mes bouquins. J’en avais écrit plus que lui. Ça devait bien constituer une œuvre, supposait-il sans en avoir la moindre connaissance. Je n’avais rien laissé au château. Tout emporté dans ma fuite, au fil de l’eau en crue. Nous prîmes place avec les privilégiés de première. Il s’occupait de tout. Inutile de me saouler pour faire face aux imprévus. Le hublot donnait sur les nuages. Quelle lumière ! Quelle pureté ! Non, il ne m’en voulait pas d’avoir assassiné Alfred Tulipe. Ce type était un salaud qui ne méritait pas autre chose que de crever loin de chez lui.
« Mais il est mort à Brindisi, comme Virgile… Et puis, je ne l’ai pas tué. Sa mort restera un mystère. Une erreur médicale, à mon avis. Mais la direction de l’hôpital avait des complicités dans la police… italienne. Et cet imbécile de Frank Chercos avait des « collègues » italiens. Des décennies qu’il tente d’en finir avec ce bouquin ! Il n’y arrivera jamais. Tout ce qu’il possède comme matière première, ce sont les notes qu’il a prises pendant la garde à vue. Je l’ai tellement emberlificoté qu’il ne sait plus mettre un mot devant l’autre sans sombrer dans la confusion la plus bête et la moins lisible.
— Mais je l’ai écrit, moi, ce livre… ?
— Pas avec mes notes ! Il ne te les a tout de même pas confiées ! Ce n’était pas une garde à vue officielle. Le Parquet n’en a jamais eu connaissance. C’était entre nous. Il me l’avait promis. « Laissez-vous aller, Julien (il m’appelait par mon pseudo d’écrivain), personne n’en saura jamais rien. C’est entre vous et moi. Je changerai les noms. De la pure fiction.
— Et votre… collaborateur… Ce Roger Russel qui est à la fois l’avocat des Surgères et des Magloire ? Il ne m’inspire pas confiance…
— J’ai besoin de sa plume…
— Pourquoi pas la mienne ?
— Julien ! Ne vous êtes-vous jamais posé la question de savoir pourquoi personne ne veut publier vos bouquins ? »
Et maintenant je me demande si mon propre fils ne l’a pas écrit, ce livre… Escroquant ces deux idiots qui se prenaient pour des… auteurs !
— Mais tu l’as lu, papa ! Est-ce qu’il est conforme aux notes de Chercos ? Ces notes dont tu es le seul auteur ? »
Voilà la dernière question qu’on m’a posée. Et si je n’y ai pas répondu, c’est parce que l’avion avait pris de la gîte. Le hublot était noir de suie. Une hôtesse s’adressa à moi pour me conseiller d’attacher ma ceinture. Je me suis concentré sur cette boucle. Je voyais mes doigts s’agiter à la surface de ce métal gravé aux couleurs de la compagnie qui nous transportait encore. Heureusement que j’étais attaché, sinon j’aurais disparu comme mon fils dans la brèche qui s’était ouverte dans la carlingue. Un bruit d’enfer. L’air irrespirable. La chaleur qui s’intensifiait. Aucun cri. Je n’entendais pas le mien. J’avais mal dans tout le corps. Des forces surnaturelles le contraignaient dans la douleur. Pas un moment je n’ai eu la sensation de la chute.
Ainsi, vous vous dites que s’il (moi) a écrit ce qu’on vient de lire, c’est qu’il n’est pas mort dans le crash. Or, cette situation romanesque est-elle crédible ? Vu la gravité des dommages subis par l’avion en vol (une brèche dans la carlingue au niveau des premières, suffisamment importante pour laisser passer le corps de Quentin et, si on en minimise l’importance à cause de son nanisme, le siège sur lequel il avait pris place), il est impossible de se laisser tenter par l’idée d’une survie. On imagine l’air en feu, la terre ou l’océan recevant la carcasse (car c’en est déjà une au moment de l’impact) dans une explosion de matières en feu ou en ébullition. Que l’avion ait pu se poser, sur l’eau ou sur la terre, est improbable. Jamais on ne croira le romancier qui se livrerait à cette facilité pour expliquer qu’il est bien l’auteur du roman dont il est plus visiblement le narrateur.
Évidemment, on peut imaginer que la cause de ce terrible accident n’a pas produit une puissance suffisante pour mettre en péril l’intégrité de l’appareil et que, grâce aux finesses de l’avionique et de la technologie de construction aéronautique, le pilote a réussi à sauver un maximum de passagers, excepté Quentin qui est allé mourir comme un oiseau blessé, peut-être non loin du lieu d’atterrissage ou d’amerrissage. On sera tous d’accord pour dire que Quentin est inévitablement mort, le siège relax en question n’étant pas équipé d’un parachute. Quoiqu’il en soit, l’avion piqua du nez et je n’eus à aucun moment la sensation que nous descendions à une vitesse vertigineuse et croissante vers la terre qui avait toutes les chances d’être constituée d’eau au moment de l’impact. Si je vous en parle, c’est que j’ai survécu. Comment pourrait-il en être autrement ? De sorte que je suis censé être l’auteur du livre, un roman, que vous êtes en train de lire.
Cependant, miraculé ou pas, rien ne dit justement que j’ai écrit y compris ce que je suis en train d’écrire. Je suis peut-être mort et « quelqu’un » s’est chargé de romancer mes notes ou ce qui en tient lieu à ses yeux. Ou je suis toujours en vie et cette même personne s’est livrée à un travail consistant à donner un aspect littéraire, voire romanesque, à ces « notes » forcément nécessaires (on ne peut pas douter de leur existence) sinon comment expliquer les révélations autobiographiques que contient le roman à presque toutes ses pages ? Le fait est que l’avion s’est crashé, que j’étais à bord et que l’impact a eu lieu sur terre, quelque part dans les Alpes par un temps sinistrement orageux et pluvieux à torrent. Il pleuvait tellement que l’incendie qui commençait à me consumer s’est éteint. Je ne dis pas que le feu s’est soumis à la tempête au point d’en mourir comme victime expiatoire ; je dis que ma proximité en feu a cessé subitement de s’élever en température et en douleur et j’ai alors compris, de façon nette et indiscutable, que j’étais sauvé. Je l’étais tellement que mon cerveau, occupé à mille tâches plus urgentes, n’a pas eu une seule pensée pour Quentin que j’avais vu sortir de l’avion par la brèche et non par la porte comme il aurait pu le faire et l’aurait sans doute fait si nous nous étions posés à Paris. Le feu ne me menaçait plus directement. Cependant, tout autour de moi, la brume et la fumée étaient illuminées de l’intérieur par une formidable combustion dont le vacarme était épouvantable. J’avais perdu mes vêtements et ma peau avait étrangement noirci. La douleur provoquait de violentes contractions qui en suscitaient d’autres plus malignes encore.
J’ignore combien de temps je suis demeuré le prisonnier de ces murs infernaux. Je savais que j’étais en vie et que j’allais mourir dans cette attente, comme Quentin qui a vécu la chute seul dans l’atmosphère et sans ressources pour espérer s’en tirer. Mais je ne pensais pas à lui. Ni à d’autres dont les spectres auraient pu venir me hanter (ceci n’est pas un aveu). J’étais assujetti à une structure métallique (la carcasse de mon relax touristique) par une ceinture impossible à déboucler. Mes doigts n’en avaient pas la force ni la consistance. Je me suis mis à hurler au milieu de cette fiction libre de déni. Personne ne m’entendit ou tout le monde était mort. Si quelque survivant se débattait dans la fumée et la pluie, il avait d’autres chats à fouetter que de songer à me venir en aide, moi qui en avais tant besoin ! Le temps s’écoulait pourtant. Mais sans mesure, sans ruban à couper d’un élan de poitrine victorieuse, sans rien à toucher pour servir d’unité. Et je vivais toujours, pétri de douleur jusque dans mes os, l’esprit à la fois aux aguets et soumis au tournoiement des idées noires et des remords. Le sommeil veillait sur moi, comme le prédateur sadique au chevet de sa victime perdue désormais pour toujours. Le feu ne s’éloignait pas. Des explosions l’illuminaient devant moi tandis que leurs clameurs grondaient dans mon dos. Je n’y connaissais rien en explosion ni en feu. Je n’avais pas assisté à la déflagration qui avait détruit le pavillon de chasse des Surgères. J’étais déjà loin, emporté par la crue qui, de mascarets en tourbillons, me rapprochait puis m’éloignait de la mer et du port que je voulais atteindre. J’avais tellement voyagé depuis ! Toujours emporté par des courants contraires, submergé quelquefois par la vague de la vérité qui revient à l’assaut des prestiges conçus à la fois pour illusionner mais aussi pour impressionner. Je ne sais pas si j’en ai parlé clairement dans les pages qui précèdent…
En revenant sur les lieux du « crime », à l’initiative de mon propre fils, j’avais accepté non seulement de monter dans un avion mais surtout de me soumettre, dès mon arrivée à destination, à d’autres interrogatoires visant à parfaire le récit qu’on m’avait arraché au cours de diverses gardes à vue plus ou moins officielles et de conversations que je consacrais essentiellement à vider mon verre dans les pots de fleurs, soucieux de tenir ma langue en tout état de cause. Personne ne peut se vanter de m’avoir arraché les vers du nez. On y a bien distingué quelques nymphes mais les papillons qui en sortaient, sans amuser le moins du monde mon entourage tant policier que familial, ne proposaient à l’intelligence de chacun que leur diversité de couleurs et de figures acrobatiques. Éphémères spectacles qui, s’ils n’avaient pas été fixés par l’enregistrement sonore, n’auraient aujourd’hui pas plus d’existences que mes jeux d’enfant.
Le premier être dynamique qui apparut entre les gouttes de pluie et les escarbilles faillit perdre ses moyens en constatant que je respirais et que j’étais en un seul morceau, couvert de suie et ruisselant d’eau glacée tombée du ciel. Je savais que nous étions entourés de montagnes. Le type me le confirma. Il était passé de la stupeur à la joie. D’autres types dans son genre s’extrayaient du noir brouillard que le feu zébrait encore. Quelqu’un dévissa quelque chose et je fus soulevé avec mon siège réduit à sa carcasse métallique. Ils étaient noirs eux aussi. On aurait pu croire à une fête rituelle au cœur de l’Afrique, moi roi nu et brûlé jusqu’aux os, hurlant de joie et de douleur, parlant le langage des hommes et parfaitement compris par mes porteurs en habits de combat. Voilà ce qui s’est passé. Que vous le croyiez ou non. J’ai survécu à cette diablerie sans nom !
*
Plus tard, des mois plus tard, des années… ! tandis que ma peau rétrécie m’arrachait des hurlements de bête prise au collet, j’ai lu dans la Presse que « Julien Magloire, écrivain, est le seul survivant de cette terrible catastrophe aérienne ». Julien Magloire, écrivain… On avait retenu mon nom d’auteur… pas Labastos Titien ni Damien Sagazzi… Et on me rendait mon statut d’écrivain comme si j’avais été édité par une maison reconnue elle aussi… ! Hélas, le lit et divers autres appareillages me retenaient dans les limites d’un établissement où on ne me voulait que du bien. Il n’était jamais question de mes ennuis avec la police italienne qui me soupçonnait toujours de l’assassinat d’Alfred Tulipe, moi qui n’ai jamais tué personne ! D’ailleurs le flic qui avait tenté de lancer cette affaire dans nos limites nationales (Frank Chercos) était mort à la suite de l’explosion accidentelle du pavillon de chasse des Surgères. Ils étaient tous morts, sauf Quentin qui avait fini par mourir lui aussi. Et de quelle sinistre façon ! Comme un oiseau sans ailes tombé du ciel avec pour seul spectacle la terre qui conservera à jamais les secrets de fabrication et les raisons de cette formidable entreprise. Mort fracassé dans un siège confortable qui n’avait pas été touché par le feu. On tentait de me rassurer en m’expliquant, théorèmes à l’appui, que l’explosion l’avait tué avant qu’il fût projeté dans l’espace. La bombe, en effet, se trouvait sous son siège. Le souffle avait servi de système de lancement, car s’il avait porté la bombe sur lui, il aurait été déchiqueté. Or, on l’avait retrouvé en état de parfaite conservation, vu les circonstances de la tragédie qui mettait fin à ses jours. Personne ne disait s’il était l’auteur de cet attentat. L’enquête suivait son cours, mais le ministre du gouvernement avait évoqué les origines arabes de Quentin alors qu’il n’y a aucun Arabe dans ma famille, aussi loin qu’on remonte. Pas d’Arabes ni de nains. Et à ceux qui (comme moi) pensaient qu’il n’était pas mon fils, Hélène elle-même avait opposé les résultats d’un test ADN tout ce qu’il y avait d’officiel. On en contesta aussitôt la validité, car des complicités avaient montré le bout de leur nez. Que des complications pour m’embrouiller l’esprit !
Les gens sont naturellement méchants. Il faut les domestiquer pour leur trouver les qualités nécessaires à l’amour et à l’amitié, sinon on finit par leur déclarer la guerre. Voilà comment j’explique mes tragédies, je veux dire : celles qui m’ont imposé le personnage que je suis finalement devenu aux yeux de tous : Julien Magloire, écrivain. Peut-être pour plus longtemps que je vivrais… En voilà un au-delà possible et raisonnable ! mais j’étais prisonnier de ma peau et de ma chair, sur tout le côté gauche, une sorte d’hémiplégie de surface avec des clauses de profondeurs qui justifiaient mon internement en milieu spécialisé. Pour combien de temps ? « Le temps qu’il faudra ». Les gens que je fréquentais parce qu’ils étaient employés à cet effet commençaient à perdre patience. Je posais trop de questions. Personne n’apprécie les questions qui demeurent et demeureront sans réponse. Mises bout à bout elles forment un mauvais roman, celui de l’impatience causée par un manque total de sympathie pour le patient. Ajoutez à cela que le priapisme qui avait caractérisé mon enfance et mon adolescence avait repris du service et offusquait les moins moches de ces domestiques, amusant toutefois encore ceux qui ne craignaient rien pour leur cul, qu’ils fussent de nature mâle ou négligés par la nature. En plus, je n’aimais pas la musique diffusée par les murs, moins encore les images d’un monde merveilleusement conçues pour faire croire à sa beauté. Dieu ne peut pas être moche ni créer de la laideur. Il y a plein d’autres explications pour justifier ce mal impossible à éviter si on prétend trouver le plaisir où il ne s’invente pas. Personne ne m’écoutait, mais j’arrivais à l’orgasme juste le temps d’entrevoir une cuisse ou le flanc d’un sein. Je m’étais adapté aux circonstances.
Vous savez, vous, ce que c’est de survivre ? Vous vous plaignez parce que l’existence vous joue des tours que vous n’arrivez pas à imiter avec autant de brio. Quelle douleur virtuelle ! Vos manipulations constantes des choses et des autres construisent votre histoire personnelle, à telle enseigne que vous recherchez la fiction qui vous fera monter au septième ciel. Vous, libres et seulement contraints par vos limites naturelles et sociales… Alors que mes limites ont été tracées par le feu ! Et maintenant vous ne m’écoutez plus. Vous ne savez même plus que votre peau, seulement éclairée par un rayon jaune de store baissé, a suscité une éjaculation au sommet de la douleur maximum qu’un homme peut s’infliger à lui-même en attendant de trouver la force d’en finir avec ses sources d’énergie motrices et intellectuelles. Rien pour se pendre ni pour s’ouvrir. Toute la matière est friable à la moindre sollicitation redoutée et prévue par le code de protection de l’intégrité physique. On m’interdit le suicide comme au prévenu en attente de procès alors que tout citoyen peut s’offrir ce plaisir si ça lui chante. À moins qu’il ne se rate, auquel cas il est soumis à la procédure de protection comme s’il avait commis un crime contre la morale qu’on enseigne à ses enfants potentiels. Ah ! Ne vous ratez pas, les amis ! Ni ne survivez au feu des catastrophes ! Ils ont les moyens de vous conserver comme pages manuscrites surgies de l’Histoire et signées du sang d’un illustre. Pourtant, vous n’êtes rien. Jusqu’au jour où la Presse elle-même vous gratifie du seul nom que vous voulez imposer à la mort et à la société, histoire de demeurer aussi libre que vous le prétendez. Julien Magloire, écrivain. Ils avaient ajouté en lettres de même calibre : père de Quentin Surgères, le célèbre romancier de la nouvelle génération d’… etc. etc.
*
Ils étaient tous morts maintenant, sauf ma Brindisina, celle qui avait peuplé ma cavale de fantasmes sauveurs, et cette Flora qui valait toutes les vieilleries féminines qui avaient hanté mes moments de désespoir. Quelques-uns encore, mais je pouvais les oublier sans risquer de dénaturer ma propre histoire. Ici, personne pour me sauver ni pour pallier. Des techniciennes expérimentées qui agissaient selon des procédures aussi strictes que leurs déplacements dans l’espace que mon lit concédait à la chambre. Pas un visiteur de ma connaissance pour me dire :
« Vous ne sortez donc jamais ? Dehors le parc est magnifique. On ne demande qu’à s’y promener, même dans un fauteuil. Je vais me renseigner… voir ce qui est possible. Je reviens ! »
D’autres personnages en visite, plus ou moins inspirés de la réalité, la présente comme celle qui ne reviendra plus alimenter mon imagination autrement que par personnage interposé :
« Julien ! Vous bandez ! Oh ! Mais elle est toute noire ! Cette peau ne vous fait-elle pas souffrir ? Ah ! Si j’étais à votre place ! Oui, oui ! Je vais essayer… Ne me demandez pas l’impossible ! »
Une fois j’ai joué à la balle avec un petit garçon qui me ressemblait quand j’étais petit :
« Je ne crois pas qu’on puisse vivre avec un tel degré de brûlure. Par contre, je conçois sans problème qu’on puisse survivre à un crash. »
Je ne me souviens pas si c’était lui ou moi qui parlait, car l’autre se taisait. Un matin, je sautai du lit pour aller aux W.C. J’ai chié dans une cuvette que personne n’avait souillée depuis longtemps. L’infirmière m’a surpris dans cette position inattendue de la part d’un grand brûlé. Ça ne l’a pas étonnée. Elle en avait vu d’autres. Elle a tiré la chasse parce que j’avais oublié que moi aussi j’avais connu cette importante innovation technologique. Comme j’étais à poil, elle en a profité pour m’enculer avec sa queue en plastique japonais.
« Je ne sais pas ce que vous en pensez, monsieur Magloire, écrivain… Ces Japonais ont de drôles d’idées quand on y pense ! Mais c’est grâce à leur esprit d’invention que je peux me prendre pour un homme quand l’occasion se présente… sauf que vous n’êtes pas une femme… »
On se sent seul, bien seul, après avoir écouté ce genre de propos. Ce n’est pas tous les jours, bien sûr. On m’avait promis de me « sortir » si j’étais sage, pour changer… Voyez l’ambiguïté du propos… Sage, je ne l’étais que quand je dormais, parce que personne ne m’accompagnait quand je traînais la savate dans mes rêves. Et je ne savais pas si le fait de « sortir » changerait le cours ou la nature de mon existence. Je n’avais pas de projets. Mon « éditeur » était-il en train de garnir mon compte en banque de devises et de places au Père Lachaise, en admettant que je me multipliasse à ce point ? Je n’en savais rien, je dois l’avouer, et j’avais cessé de poser ces questions. J’en étais venu à ne m’intéresser qu’à ce qui me restait comme source de plaisir : le sexe.
*
« Vous verrez, monsieur Magloire, écrivain… Un jour quelqu’un contestera le fait que vous ayez survécu à ce crash qui, dira-t-on, n’a eu lieu que dans votre tête, nulle part ailleurs et surtout pas dans les Alpes. Ou alors vous confondez (dira-t-on). D’ailleurs vous n’êtes même pas estropié ni brûlé au dernier degré (dira-t-on). Vous paressez dans un lit d’hôpital avec les sous de votre éditeur (dira-t-on). Qu’est-ce que vous répondez à ça… ?
— Je crois que Dieu (s’il existe) m’a foutu dans cette situation non pas pour m’éprouver mais parce que le grand amour de ma vie se trouve ici…
— Ici ? Mais vous n’êtes pas sorti de cette chambre depuis… Comment pourriez-vous… ?
— Elle vit ici et si personne ne l’en sort, elle y mourra. Je suis venu pour ça.
— C’est dingue ! Vous ne pensez tout de même pas… monsieur Magloire… écrivain ?
— Non, non ! Monsieur le journaliste. Je ne fictionne pas. Elle est ici. Dieu me l’a dit.
— Mais vous ne l’avez jamais rencontrée… C’est ça… ?
— Je la vois tous les jours. Et elle me voit. On s’envoie en l’air.
— Je ne peux pas écrire ça… ! Je passerais pour… On penserait que vous…
— C’est ça, monsieur le journaliste : n’achevez pas vos phrases. C’est votre style. Ou plutôt : faites-en votre style. On vous reconnaîtra toujours. La question était : si je suis mort, tué par l’avion, comment ai-je pu écrire ce sacré bouquin ? Hein ? Comment ? Et si je ne suis pas mort, comme vous l’avez annoncé, qui donc l’a écrit à ma place ? Personne n’ignore que je suis un mauvais écrivain et que par conséquent je suis bien incapable de donner du style à un quelconque récit, quel qu’il soit, celui de ma mort ou de sa fiction… Il faut donc bien qu’un nègre soit venu pourrir ma réputation !
— Mais enfin, mais… Qui est ce… ce prête-plume, ce… cet Ibn Juzayy… ?
— Ça serait trop long à raconter…
— Vous savez… le journalisme… c’est presque la pratique du raccourci… Je suis prêt à… Dites-moi tout !
— Vous ne voulez vraiment pas que je vous instruise sur la question du grand amour que je suis venu rencontrer ici, guidé par Dieu… ? Vous connaissez mon penchant pour la gérontophilie… si on veut appeler ça comme ça. Dieu m’a entendu. Vous ai-je parlé de Flora… ?
— Longuement… Elle vous a trahi… D’ailleurs, vous ne l’avez pas revue, alors qu’elle vous attendait…
— Pourtant, elle était sincère… Elle m’aimait comme je l’aimais, voyez-vous ? Elle n’a fait que son travail, celui pour lequel elle était payée.
— Elle rempilait, oui ! Son âge ne lui autorisait plus la fréquentation des trottoirs. Elle a profité de l’offre de la police pour vous piéger et y prendre plaisir. Je la connais !
— Vous la connaissez… ? Vous l’avez rencontrée ? Interviouvée ? La Presse n’en n’a rien dit… Article refusé, hein… ? Je connais ça.
— Parlons de ce nègre… heu… de ce prête-plume… Voila qui peut intéresser le lecteur…
— Que savez-vous de Flora que je ne sache pas moi-même ? Vous avez couché avec elle ?
— Moi ? Coucher avec une femme ? Non. Jamais ! Mais je sais les faire parler. Voyez-vous, par ma nature, je suis presque aussi féminin qu’elles… Alors mes questions… Voyez-vous… ? Est-ce que je le connais, ce nègre… ? Je les connais tous. Sauf ceux qui m’ignorent…
— Elle contient tout ce que je sais de la femme vieillie et enfin conçue pour mourir, s’en aller.
— Ne compliquez pas les choses… Le crash, votre survie, Flora, cette vieille improbable, ce nègre que je ne connais pas parce qu’il m’ignore… Il n’y a pas de possibilité de verre ici, n’est-ce pas… ?
— Vous trouverez bien une cafeteria quelque part dans le coin… Moi aussi j’ai soif. On ne me donne que de l’eau avec quelque chose dedans. Il y a toujours quelque chose dans ce qu’on me donne à ingurgiter. C’est peut-être ça qui me fait rêver… Je ne cauchemarde plus depuis que le traitement est, aux dires satisfaits du patron en chef, « au point et au poil » ! J’ai le choix entre cette réalité en chambre et les limites du rêve qu’on m’assigne. Je n’ai plus de conversation avec Dieu… Et vous… ?
— J’en ai eu… lorsque j’étais soldat… J’ai eu besoin de lui, comme vous maintenant que vous n’êtes plus en cavale, libre comme l’air. Quel bonheur vous avez connu avec la Brindisina ! J’en parle parce que vous en avez écrit… Vous aurez un prix. Je mets ma main au feu…
— Ne faites pas ça, ami journaliste ! Le feu, je connais. Ça brûle. Ça vous noircit des pieds à la tête. J’ai perdu ce qui me restait de cheveux. J’en ai la queue toute changée en tortillon de réglisse. Mais ça n’a pas le goût de la réglisse…
— Elle vous l’a dit… ?
— Elle ne ment pas. Mais elle va jusqu’au bout. C’est comme sucer un bout de charbon. Mais à la fin, le plaisir ne ment pas. Les autres ne m’excitent plus autant et surtout je n’ai plus besoin de me presser. On prend le temps elle et moi. On a toute la nuit. Le service de gériatrie est au bout du couloir que vous avez pris dans l’autre sens pour venir jusqu’ici. Vous la verrez si vous poussez la porte. Il n’y a pas de gardien. On entre là dedans comme dans un moulin.
— C’est quelle chambre… ?
— Oh ! Oh ! Vous n’allez tout de même pas donner l’adresse exacte à vos foutus lecteurs du dimanche après la messe ! Faites comme moi. Fermez les yeux et rêvez. Et foutez-moi la paix avec votre nègre… qui est d’ailleurs le mien. Je ne suis pas mort dans le crash et je n’ai pas écrit ce livre, celui que vous lisez patiemment en ce moment même. Sortez d’ici avant que je vous accuse de viol sur la personne d’un grand brûlé ! Ils me croiront sur parole. Ils l’ont déjà fait. Même si ma moitié gauche n’est plus praticable pour cause de charbon et de douleur, la droite est encore à la hauteur de l’espérance, de ce qu’on peut attendre de l’amour. Ouste ! »
La vieille n’avait pas attendu qu’on me libère de mes entraves pour crever. J’étais fin prêt pour une sortie digne de ce nom quand l’entrée du service gériatrique m’a été interdite par les deux molosses qui m’accompagnaient. Je me suis bien gardé d’abuser de leur patience, en piquant une crise par exemple. L’expérience de la crise n’était déjà pas concluante. Inutile d’en rajouter. Il ne sert à rien d’accumuler les erreurs. La stratégie de remise à l’eau du bateau ne consiste pas à chercher à avoir raison à tout prix. Avec le temps, l’enfermement devient le lieu d’une science qu’on finira par mettre à l’épreuve de la vigilance de ses geôliers. Ma moitié gauche nécessitant, non plus de grands travaux, mais une maintenance suffisamment complexe pour que je m’en tienne à sa discipline, je n’insistai pas :
« Je ne savais pas que cette porte avait pour mission de demeurer close… dis-je sans intention de blesser leur honneur fragile de serviteur de l’ordre et de la paix.
— J’en ai personnellement assez de vos pointes d’humour, monsieur Labastos… La sortie, c’est par là. On vous suit, mon collègue et moi. C’est lui qui conduit. Vous et moi on sera à l’arrière du véhicule de service.
— Je pensais rentrer en taxi…
— Rentrer où, monsieur Labastos ?
— Mais… au château…
— Votre fils est mort, monsieur Labastos. Ses collatéraux ont hérité de la propriété et de son entreprise vinicole. Vous n’avez pas de domicile. Encore moins un château. Ou alors en Espagne…
— L’Espagne ! Et bien le choix me paraît judicieux. Prenons ensemble la route d’Espagne.
— On ne va pas en Espagne.
— Pourtant, les seuls châteaux accessibles…
— On n’ira pas loin, rassurez-vous, monsieur Labastos. »
L’ordre de mission était dans sa main, plié en quatre, sans enveloppe ni cachet. Il ne l’ouvrit pas pour m’en donner lecture comme cela se pratique au pied de l’échafaud. Nous passâmes devant le comptoir de l’accueil, où on ne servait rien. J’ironisais toujours, à la limite de l’impatience de ces deux solides cerbères. Une voiture nous attendait bien sagement sous les arbres. C’était la première fois depuis longtemps que je mettais le nez dehors sans avoir besoin d’entrouvrir une fenêtre de sécurité qui ameutait immanquablement toute la chiourme. Les feuillages dénonçaient un printemps précoce. C’était donc la fin de l’hiver. Ma conversation tomba dans le néant et je pris place à l’arrière du véhicule tandis que le chauffeur, l’autre molosse, celui qui ne parlait pas, le muet de service qui n’attend que le moment de vous sauter dessus pour pratiquer sa science de la douleur infligée aux autres… tandis que la voiture penchait du côté de ce chauffeur qui ne tenait pas droit sur son siège s’il ne prenait pas la précaution d’ôter sa casquette. Ce qu’il fit, la jetant négligemment sur le siège du mort. L’autre chien de garde me côtoyait, sa cuisse énorme contre la mienne, la gauche qui à l’air d’un sarment de vigne dans un barbecue. Le moteur toussa.
« Vous ne voulez pas… pardon… Vous ne pouvez pas me dire où l’on va… ? Où je vais passer le temps désormais… si ce n’est pas chez moi… ?
— Vous avez de la chance, monsieur Labastos. Vous êtes un châtelain et vous le resterez. Vous verrez : vous aurez tout le confort. Et des gens. Vous aimez les gens, non, monsieur Labastos ?
— On va encore m’enfermer dans un cercle sans rupture de circularité !
— Je ne vois pas trop ce que vous voulez dire, mais personne ne vous veut du mal, si c’est ce que vous craignez…
— Je ne suis pas fou ! Ni malade. Je suis un peu estropié, voilà tout. Et si j’ai besoin d’assistance pour ne pas m’infecter au contact de la vie quotidienne qui sera désormais la mienne puisque je suis libre, je m’adresserai à la maison de retraite du coin pour qu’on m’attribue les services d’une jolie nonne en âge de ne plus rien espérer de l’amour.
— Ya pas d’nonne là où que vous allez, » fit le chauffeur.
Requiem in pace, Geronta. Mon testicule d’usage, à droite, remonta violemment. J’aurais pu croire qu’il m’obstruait la gorge. La portière était sécurisée. J’étais réduit à l’enfant que je n’avais pas été. Mon voisin souriait en se voyant dans le rétroviseur. Halètement irrépressible. L’autre me ficha une cigarette dans la bouche. Elle se mit à trembler comme dans un ascenseur. La vitesse allait me rendre fou si je m’abandonnais à mes noires pensées appliquées à des lendemains inévitables. Il faut que je précise qu’à l’époque de ce transport sanitaire, le livre que vous lisez n’était encore écrit. Il me semble qu’il n’est pas inutile d’en tenir compte, pour votre gouverne, monsieur. Après avoir avalé des kilomètres d’une voie sans virage, la voiture s’engagea dans un paysage de campagne typique, avec des vaches sur le côté et des toitures émergeant des bois, les clochers demeurant muets à cette distance. De quoi nous rapprochions-nous ? Et de quel droit me privait-on de ma liberté de mouvement. Ma bouteille d’oxygène se mit à siffler et mon gardien tourna le bouton pour brancher la bouteille de secours, car aucun automatisme n’avait été prévu sur ce modèle, au grand dam de l’utilisateur que j’étais, mais mon gardien avait entendu dire que le nouveau modèle n’était pas encore en usage dans l’établissement que je venais de quitter sans explication, sans bagages ni adieux. La voiture cahotait dans la broussaille. Mon gardien souriait. L’autre étreignait le volant, comme s’il n’avait pas l’habitude de conduire sur les chemins de bestiaux. Puis un portail fait de vieilles planches noires et humides s’interposa. Il était fermé. Mon voisin descendit pour l’ouvrir. J’ai pensé à une exécution sommaire. Qu’est-ce que je savais que je ne devais pas savoir ?
« On est arrivé, dit le chauffeur. C’est pas trop tôt. Sûr qu’il y aura de quoi se réchauffer. J’aime me réchauffer de l’intérieur, pas vous ?
— Avec ou sans café ?
— Vous ne perdrez jamais votre sens de l’humour, monsieur Labastos…
— Mais on n’aura plus à le supporter ! »
Il y avait une vieille femme sur le perron. Ma queue se fraya un passage dans le slip modèle K9 qui modifiait avantageusement mon entrejambe. Je crois aussi qu’il était question d’empêcher la hanche de se désarticuler. Elle était toute droite (la femme), dressée comme un piquet et son tablier claquait au vent comme un drapeau. Elle portait un foulard noué sous le menton. J’avais connu ce genre de personne dans mon enfance, quand nous allions nous divertir avec les carpes et les brochets en attendant de se remettre à la seiche. Je ne la connaissais pas. Mon gardien s’est déplacé jusqu’au pied de ce perron haut de plusieurs marches qu’il n’avait pas l’intention de gravir, ce qui fit grogner le chauffeur. Le visage de la femme s’approcha. La vitre se baissa malgré moi. Aussitôt, l’air frais de la campagne en émoi provoqua des contractions à gauche, mais sans douleur excessive. Le visage me regardait comme si j’allais mourir avant la tombée de la nuit. J’avais toujours rêvé de rendre l’âme assis dans un fauteuil face à un horizon d’océan et de voyages stylisés par les silhouettes des navires de passage. Ici, les feuillages servaient d’horizon, mais à la façon des murs dont je connaissais les pouvoirs sacrificiels. Oui, oui, je suis monsieur Labastos, Titien si vous voulez, mais on m’appelle plutôt Julien, ou monsieur Magloire en attendant que je sois véritablement publié. Oui, j’aime le tabac et le pinard, ainsi que le bon pain rassis prêt pour la soupe et les chabrots. Non, je suis veuf, pas libre mais veuf. Voulez-vous que quelqu’un vous aide à descendre de la machine… ?
Le chauffeur s’y employa. Je découvrais la complexité de l’appareillage. Je ne savais pas encore me servir de l’implant, mais la vieille en possédait le mode d’emploi. Elle lisait le chinois couramment.
« Je mets la roulette, monsieur Labastos… ?
— Pas devant les dames, sombre idiot ! Qu’est-ce que je fous ici ? Et puis d’abord qui êtes-vous ?
— Vous prendrez bien un petit remontant, messieurs… ?
— Avec ou sans café ? »
Le chauffeur sauta à pieds joints sur le seuil, trois marches d’un coup, ce qui inspira à son collègue un sifflement d’admiration que je relayai malgré l’angoisse qui m’étreignait de la gorge au sac scrotal en passant par l’anus. L’intérieur était plutôt bourgeois, sans rusticité, à part les rideaux des fenêtres. Pourquoi cette particularité ? me demandai-je en trouvant place non loin de la table. La vieille avait approché un petit guéridon surmonté d’un verre à embouchure que j’appelai trompette du temps où j’étais enfermé. Cette anecdote la fit rire. Elle n’était pas édentée. Et c’était ses vraies dents. Elle en éprouva la solidité et la fiabilité sur le bord de son verre. Ses yeux pétillaient. Elle avait entendu parler de mes prouesses et en rêvait depuis des jours. Elle n’en dormait plus. Il faudrait l’excuser de s’abandonner avant le rideau final. Elle n’avait plus de compagnie, à part celle de son neveu qui la visitait quand il avait des problèmes. Quel genre de problèmes ? Oh ! mais je ne sais pas si ça vous regarde… heu… Julien !
« C’est du bon ! Colocaïné, je suppose… ?
— Un petit shoot discret, pas plus. Et à retardement. Si j’étais vous, j’attendrais qu’il se produise avant de reprendre le volant.
— Devant tout le monde !
— Nous ne sommes pas si nombreux… Est-ce que votre vue va mieux, Julien… ? Vous permettez que je vous appelle Julien ?
— Gentil n’a qu’un œil !
— Quel humour ! Vous allez devoir le supporter…
— Sans doute jusqu’à la fin de mes jours !
— Tant que ça ! »
Je m’étais presque levé pour le crier. Elle ne me paraissait pas si vieille du coup. Des années en perspective. Peut-être cavalière, mais tout de même ! Le chauffeur sortit un moment. On entendit les portières claquer, puis ses pas sur les marches de granit. La porte, qu’il avait laissée entrouverte, grinça. Il transportait deux valises d’acier chromé. Il avait l’air si heureux de s’en débarrasser que leur poids ne l’encombrait plus maintenant. Le plancher plia sous elles.
« Pensez donc ! Un vieux plancher de châtaignier qui date de l’installation de ma famille dans cette maudite région de Weir.
— Levons-le une dernière fois et filons ! Nous avons d’autres missions à accomplir…
— Vous feriez bien de ne pas reprendre le volant avant de…
— Il a l’habitude, madame !
— Pas un pépin en trente ans de carrière. Ouais, m’dame !
— Ce sera donc le premier, » dit la vieille en se signant.
Le chauffeur avala sa salive comme s’il s’agissait d’une poignée de cailloux en fusion. Il n’aimait pas les prédictions. « Ça porte malheur…
— Il vaut mieux en parler après, en effet… » fit la vieille qui me parut alors plus vieille qu’elle ne l’était.
Elle avait cette faculté de changer d’âge à volonté. La jambe alerte et solide, elle se déplaçait comme dans les airs font les oiseaux. Elle n’attendit pas que la voiture disparaisse au bout du chemin pour refermer la porte. Elle tâta le flanc des valises du bout du pied.
« Vous savez vous servir de ce matos… madame… ?
— Je ne suis pas aussi bête que j’en ai l’air. Qu’est-ce que vous cherchez ?
— Oh ! mais rien, madame ! Sauf peut-être…
— Dites-le tant que je suis bien lunée…
— Une héroïne ! Voilà ce qui manque à mon ouvrage. Une héroïne.
— Je ne vais pas vous servir de modèle… Vous avez bien dû en rencontrer des tas pendant votre cavale, non… ?
— Pas une… Ah ! je les ai aimées, je ne peux pas dire le contraire. Mais aucune d’elles n’avait ce… cette…
— …cette façon d’exister comme la Charlotte de Bill ?
— Comment avez-vous deviné… ? Alors que vous ne me connaissez pas… ?
— Mais je vous ai lu, Julien Magloire ! Je vous ai lu ! »
Elle semblait bien l’avoir fait. Pourtant
« je n’ai jamais rien publié… Personne n’a jamais voulu de mes…
— Sauf que j’ai des raisons de vous avoir lu. Oh ! pas parce que c’était ce que je voulais. Au début, j’ai supporté. Et puis j’ai commencé à m’intéresser d’abord à votre façon non pas de vous exprimer mais de conduire le récit, comme si quelque chose de plus profond encore guidait votre plume…
— Je ne crois pas en Dieu ! Ni en ces sornettes qui font de l’inspiration le moteur des ouvrages les mieux conçus pour occuper le devant de la scène littéraire…
— Je vous parle d’une autre profondeur. Pas de celle de l’océan qui porte ses bateaux de croisière pour les éloigner de toute influence par trop terrestre. J’ai fini par ressentir physiquement votre style. Et croyez-moi : ça ne m’est pas venu tout de suite. Mais il était là…
— Il ? Qui était-ce… ? Je le connais ?
— Quelle angoisse soudain vous étreint ! Je vous l’ai déjà dit : je ne connais qu’un seul être au monde, à part mes employeurs et les larbins utiles à l’exercice de ma citoyenneté légitime.
— Qui donc est-ce ?
— Kidonquèce ! Mais mon neveu, pardi !
— Votre neveu vous a fait connaître mon œuvre ! Mon œuvre inédite ? Et, si j’ai bien compris, il vous la lisait, car je suppose qu’avec votre âge…
— Ma vue se porte mieux que la vôtre ! Si vous cessiez de vous intéresser à mon âge, petit obsédé ! »
Ah ! la belle gorge ridée qui s’offrait à mon regard en attendant de m’appartenir un jour ! Mais ce n’était pas le sujet de la conversation en cours. Il était question de son neveu. Il possédait copie de mes inédits et en faisait lecture à sa vieille tante. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? Une invention de mes toubibs ? Une expérience scientifique montée en amazone au sein brûlé sur mon dos d’âne trop naïf pour en deviner le fin mot ? La vieille voyait bien que j’entrais dans mon délire habituel. Elle était prévenue. Elle me servit un autre verre que j’engloutis sans respirer. Elle ne cacha pas sa perplexité devant le phénomène qu’elle était chargée de maintenir comme on dit en milieu fermier.
« Vous allez subir une série de shoots que vous m’en direz des nouvelles… Vous en êtes au quatrième verre…
— Je n’ai pas besoin de ça pour jouir ! Et je n’ai pas honte de me donner en spectacle pornographique. Vous n’avez qu’à m’enfermer dans ma chambre en attendant.
— Vous ne voulez pas savoir d’abord la suite de mon histoire… ?
— Je la connais ! Votre neveu n’est pas sorti de nulle part. Il appartient depuis longtemps à mon entourage. Sapristi ! Ce ne peut pas être mon fils puisqu’il est mort… Et puis s’il avait été votre neveu, je le saurais ! Je n’ai pas non plus oublié copie de mes manuscrits chez Juliette… Aucun rapport avec les Magloire auxquels j’emprunte mon nom d’écrivain… en hommage à Juliette que j’ai aimée comme il ne m’arrivera plus d’aimer ! Donc, il vous lisait mes livres et vous les aimiez… ? Quel rapport avec l’hôpital où j’ai passé ces dernières années à apprendre à mon corps l’art de se reconnaître malgré les apparences ? Je ne suis pas ici par hasard. Ou parce que c’est la procédure habituelle. Ou parce qu’on me veut du mal. Ou du bien. Je sais bien que vous ne me direz jamais tout…
— Et pourquoi pas ? N’écrit-on pas des romans pour tout dire ? Tout ce qu’on sait mieux que les autres ? Avec cet art que les autres peuvent apprécier s’ils ne sont pas idiots mais qu’ils ne peuvent pratiquer avec autant de… bonheur ?
— Je ne serai pas votre… prisonnier… ?
— Il faudra cependant se plier à la procédure prévue par l’autorité médicale…
— Il ne s’agit donc pas de justice… de châtiment… d’autre chose que mon… bonheur…
— C’est à vous de voir… Ces valises contiennent tout ce dont vous avez besoin pour ne pas finir en enfer comme tout être profondément humain. Vous avez encore du chemin à parcourir avant d’aller vous faire voir ailleurs, je ne sais où moi-même puisque je suis moi aussi dans l’attente ! Je sais ce que j’ai à faire. Chaque jour la même chose. Les doses à injecter, les vis à resserrer, les bugs à signaler, les conversations à entretenir pour ne pas décrocher, les prises de notes au magnétophone ou en sténo, les relectures, peut-être les conseils et… les soins hygiéniques bien sûr !
— J’en bande, nom de Dieu ! Quand est-ce qu’on commence ?
— Vous ne voulez donc pas en savoir plus… ?
— J’aurais peur de tomber de haut… Cela m’est si souvent arrivé… Tomber sur la dure réalité qui revient s’imposer à l’esprit pour dénaturer la poésie en jeu…
— Enfin… Comme vous voulez. Vous en savez un peu plus…
— C’est déjà ça ! »
*
La vieille me sauta dessus et martela ma poitrine avec les os de ses poings. Sa joue au poil dru me picota le menton. Ses dents exercèrent sur le bout de mon nez un effleurement qui menaça son intégrité. Elle n’était pas folle de joie parce qu’elle venait de découvrir qu’on ne lui avait pas menti à propos de mon pouvoir ityphallique sur l’esprit des moins armés pour s’en protéger. Sa voix était devenue sépulcrale :
« Quoi ! Petit garnement en âge de revenir à l’usage des couches, tu n’es pas sincère même quand tu écris pour ne pas être publié. Et j’ai marché là-dedans, moi ! Tu t’es amusé toute ta vie à écrire des choses impossibles à publier pour autant de raisons qu’il en existe dans le petit manuel de l’éditeur parfait… ! Et tu en as profité pour limiter les effets de la folie sur ton comportement social… ! C’est à moi que tu dis ça… ! À moi, tatata !...
— Tatata quoi… ?
— Ta tata… Ta mère de substitution !... Le pauvre a perdu ses parents dans un crash…
— Lui aussi !
— Mais, Julien… vos parents ne sont pas morts dans un crash… Votre père…
— Je sais ! Je sais ! Mon père ! Ma mère ! Tous les deux morts dans l’exercice de leurs loisirs. Papa avec les seiches pour spectatrices et les petits poissons comme convives. Et maman suite à l’absorption de sa dernière composition censée résoudre de manière définitive la question de l’addiction qui pourrit les perspectives prometteuses de l’héroïne.
— Ne me dites pas, méchant garçon, que votre maman a reçu le Prix Noble pour l’invention définitive de la colocaïne… ! Vous avez trop d’imagination pour moi, Julien ! Que pensez-vous d’une petite gnole de mon alambic ?
— Ben ma foé ce s’ront point d’refus !
— Tenez ! Une petite dernière ! »
L’aiguille, cette fois, traversa mon sein unique (l’autre ayant disparu dans les flammes). Elle recula sur le perron où nous nous livrions à nos jeux à l’abri des regards et surtout de l’esprit critique qui alimente les moins doués de nos concitoyens.
« Heureusement que vous êtes prisonnier de ce… cette…
— Exosquelette. Conception américaine et fabrication chinoise populaire. Mais…
— Mais ?
— Le design est français ! Avec ça, je peux fréquenter les foules sans écœurer les amateurs de perfection ni de pureté. Même les enfants de la soumission apprécient cette contention agréable au regard par sa géométrie de notre temps. Par pitié ! Retirez ces aiguilles qui me font un mal de chien ! Et tournez vers la droite le potentiomètre du distributeur automatique des bienfaits du prix Noble. La journée s’annonce fraîche et éclairée, comme vous les aimez, alors que je suis un fils du soleil et de la roche mise à nu par le feu du ciel.
— Vous ne supporteriez pas mon apparence si je devais me dénuder pour ne pas souffrir de la chaleur…
— Il faudrait vous tenir à l’ombre… Impérativement ! Et cette ombre a le pouvoir de lisser, gommer, atténuer… C’est ce que vous voulez me donner comme spectacle ? Le mensonge…
— Soit ! Petit chenapan de Prévert ! Mais d’abord un verre de ma gnole. Mes prunes sont plus prolixes que les vôtres ! Cela dit sans vous offenser… »
On attendait le neveu, celui qui lui avait enseigné ma littérature inédite, d’un jour à l’autre. Il avait téléphoné et leur conversation avait duré des heures… dans une langue inconnue de moi. Mais il ne s’agissait sans doute que du patois local. Je perçus quelques traits communs, mais sans en tirer un quelconque enseignement. Je n’étais pas même rassuré par le fait que ma présence dans cet endroit reculé de l’enfer social m’avait été prescrit par une autorité tout ce qu’il y avait d’officiel. Ils vous envoient où ils veulent. Et ils ne vous veulent pas toujours du bien. Demandez à Albertine.
« Deux verres du meilleur toxique que la nature nous ait proposé au pied de ses arbres fruitiers ! Nous en avons conçu une science. Et pas seulement celle de la production en masse nécessaire à la satisfaction du moindre péquin qui ne prétend rien d’autre que de s’envoyer en l’air dans les grandes solitudes de son angoisse. Nous avons dans le même temps organisé notre distribution pour qu’elle rapporte aux uns et coûtent leur peau du cul aux autres. Heureusement, les plans de la distillation sont disponibles sur l’internet.
— Comme ceux des bombes qui ne nous donnent pas à réfléchir sur la véritable nature de l’influence que nous exerçons sur le monde où nos esclaves s’organisent eux aussi du mieux qu’ils peuvent. Voyons…
— Vous m’en direz des nouvelles ! »
Le soleil montait toujours. De temps en temps, un flash mémoriel s’imposait à mes perceptions pour me rappeler que je n’avais pas prévu tout ça, ce roman qui m’arrivait parce que ses conditions d’existence étaient réunies. J’arrivais peut-être au bout du chemin, sans être parvenu à publier une seule page digne de l’approbation générale. Nous sommes limités par ces questions de mort et de société. Il est vrai que le succès vient de la vision plus ou moins originale qu’on peut offrir de la société et de ses apparences, les trompeuses comme les évidentes. On ne demande à l’auteur que de valser avec ces ingrédients de l’attente qui est devenu lecture ou adaptation au cinéma ou à la télévision, au théâtre même des fois. Mais si vous avez choisi comme moi de ne vous intéresser qu’à la mort, dans l’espoir d’en atténuer les effets sur l’angoisse, alors vous devez en passer par l’usage immodéré des divers succédanés que le marché propose à ceux qui en ont les moyens : alcoolisme, drogue, violence irrépressible, malheurs à gogo, trahisons des femmes et des clercs, viols, incestes, enfermement volontaires dans le travail au service des autres et mise à la disposition des forces que déploie l’autorité suprême dont on ne sait pas clairement si elle est d’origine textuelle, divine ou seulement humaine. Cette gnole m’arracha la langue dont je perdis la sensation pendant quelques minutes de panique immobile sans aucune explication paralytique. Elle riait. Ou je projetais un film sur l’écran de sa conversation. Ils ont le pouvoir de vous injecter l’Hallucination Permanente. Inutile de vous adresser à un avocat. Ils sont tous soumis au Sceptre. C’est ça ou la mort en société. Vous n’avez pas le choix. Vous ne serez jamais publié si vous prétendez mourir seul, sans personne, sans rien !
« Mon pauvre Julien !... Dans quel état ils vous ont mis ! Je sais qu’on peut faire mieux en la matière. J’ai des exemples moi aussi dans mon bissac de solitaire patentée. Mais pour en faire quoi ? Des romans ? Vous savez bien ce qui leur arrive si on s’avise de les écrire… Comment trouvez-vous ma gnole… ?
— Qui me prouve que vous en êtes l’alambic… heu… l’artisane… heu… clandestine… ? Comment croire à cette clandestinité alors que ce sont eux qui m’envoient chez vous dans je ne sais quelle intention thérapeutique. Tout ce que je sais maintenant, c’est que sans vous, sans la clé dont ils vous ont confié la garde et l’usage, mon exosquelette n’est qu’un tas de ferraille qui m’emprisonne. Et le seul sujet de conversation tient dans ce que vous savez de ma littérature inédite… Mettez-vous à ma place. Je veux bien bander pour vous étonner comme on se saisit de l’esprit du spectateur, mais pas dans ces conditions de jeu trouble dont je ne mérite pas les coups dans le dos.
— Mon neveu vous expliquera mieux que moi. Je ne suis qu’une vieille femme qui a perdu son mari dans un endroit où il prétendait trouver le bonheur, son bonheur… et qui demeure sur les lieux de ce sacrifice pour ne pas en perdre le sens. Je sais que si je m’en éloignais, je me perdrais comme vous vous êtes vous-même égaré loin de chez vous. Je vous assure que ma gnole est la mienne. Et mes prunes mes prunes. Et ma science de l’alcool, comme productrice et consommatrice, m’appartient aussi en partie puisque j’ai mes petits secrets que je ne confie à personne de peur d’être trahie…
— Votre neveu… ?
— …ne saura jamais ce qui fait le charme de ma gnole. Goûtez ! Goûtez encore ! Jusqu’à vider le verre. Nous allons nous saouler vous et moi !
— Mais cependant… heu… si votre neveu rapplique… et qu’il nous trouve dans cet état… vous savez… ?
— Il arrive toujours à l’improviste. C’est son métier qui le veut. Il ne peut rien prévoir. Il s’arrange avec l’imprévu. Drôle de vie ! Moi, je ne supporterais pas. Je marche avec les horloges et avec la topographie des lieux. Je ne m’aventure jamais plus loin que le bois de tilleuls.
— Nous l’avons traversé en venant…
— Nous irons en cueillir les fleurs quand le moment sera venu. Vous vous habituerez à cette existence de vaincu… Nous avons, vous et moi, un avantage sur les autres, ceux qui ne se préoccupent que d’analyse et de position sociale : nous savons que nous allons mourir.
— Ils le savent bien eux aussi… !
— Mais ils n’en meurent pas ! »
Elle avait la clé de ma locomotion. Et je pouvais enfoncer mon petit doigt dans le trou de cette serrure. En attendant, mon appareillage était plié dans la position fauteuil et ses roulettes ne servaient à rien tant que personne ne prenait la peine de pousser. Mais comment rouler sur ces sentiers caillouteux, voire boueux ? Alors que je possédais deux solides pieds qui ne demandaient qu’à entrer en action… avec l’autorisation du système, bien sûr. Elle refusait obstinément de parler de ce genre de choses tant que son neveu ne donnerait pas son avis sur la question. Elle avait construit un personnage de l’attente ou bien c’était un être déjà construit pour servir à quelque chose de pas forcément favorable à mon désir de liberté. On a toujours tort de se souler dans ces conditions d’incertaine raison.
*
Qu’est-ce qu’on riait ! Et pour des riens ! Un soir, sous un auvent de feuilles vierges, elle me demanda de lui raconter comment je m’étais retrouvé dans cet état lamentable, à moitié brûlé et les articulations viciées jusqu’à la douleur. Elle savait pour le crash. Elle pensait que le naufrage avait lui aussi laissé des traces, mais qu’elles n’étaient pas perceptibles, même en y regardant d’aussi près que peut le faire un spécialiste du comportement. Les conséquences du crash, elles, étaient à la portée de tout le monde si on ne dédaignait pas de garder les yeux ouverts sur cette viande cuite, cette peau mal cicatrisée et ces torsions des muscles dans l’effort ou l’attention exaspérée. Elle ne pouvait pas m’autoriser à sortir de mon appareillage. D’ailleurs elle ne possédait pas cette clé, s’il s’agissait d’une clé, mais je ne devais pas me faire des illusions malgré mes talents de faussaire. Je demeurais donc à sa disposition. C’était elle qui disait. Et elle s’y appliquait sans abus. Elle avait des ordres. Elle s’y tenait. Et ne changerait rien avant que son neveu en décide autrement. Bref, la nuit tombait lentement sur ce printemps en éveil. Et nous attendions sous cet auvent de feuilles peuplé d’insectes assez idiots pour aller se griller contre la paroi brûlante d’une ampoule. Ça grésillait de temps et temps et chaque fois nous levions la tête, pas toujours du même côté, car nos perceptions se laissaient tromper ou amuser. Non, le crash n’y était pour rien. Je leur avais raconté des histoires.
« Oh ! Oh ! fit-elle. Comme d’habitude !
— Vous devez bien le savoir puisque vous m’avez lu.
— Mais je n’ai pas tout compris ! Mon neveu…
— J’étais enfant…
— C’est ainsi que ça commence… ? Comme dans la Recherche… ?
— À peu de choses près… sauf que j’étais un enfant malheureux…
— Mais pourquoi ! Vos parents étaient-ils des monstres ?... Un enfant ! Malheureux ! Et c’est maintenant qu’il dit ça !
— Je ne me souviens plus précisément des raisons de mon malheur. Je n’accuse personne…
— Je suppose qu’on peut trouver ces explications, si on en éprouve le besoin, dans votre… œuvre…
— Vous supposez bien, mémé. Ça doit s’y trouver. En-dessous, comme on dit pour se faciliter l’expression. N’en parlons plus, si tant est qu’on en a déjà dit plus qu’il ne faut. Bref…
— L’enfant était tellement malheureux qu’il a fait une grosse bêtise…
— Je n’ai pas enculé mon petit voisin comme tenta de le faire mon cousin… Je n’ai rien fait de mal aux autres. D’aucune sorte. Sauf provoquer un terrible chagrin à mes parents et à ceux qui les aimaient.
— Mon Dieu ! De quoi s’agit-il… ?
— D’un suicide.
— Horreur !
— Vous ne me croirez pas si je vous dis qu’il s’agissait d’un suicide… réussi…
— Mais dans ce cas, comment expliquer… Oh ! Vous vous moquez de moi ! Ou s’agit-il d’un suicide imaginaire… Moi-même…
— Non, non ! Je me suis donné la mort et je suis monté au ciel.
— Au ciel ! Vous croyez donc à ces fadaises !
— Je ne sais pas si j’y croyais ou non, mais je suis monté. En une fraction de seconde. Et qu’est que je vois devant moi, alors que je venais de parcourir un chemin interminable dans le temps que je viens de signaler… ? Une porte.
— C’est un conte…
— Une porte en feu. Un acier sur le point de retourner à la poussière. Et pourtant…
— Il n’y retournait pas… Nous passons une bonne soirée…
— J’étais seul. Encore douloureux à cause de la blessure. Et quelque chose, au fond de moi, m’a dit que je pouvais pousser la porte pour l’ouvrir. N’étais-je pas curieux à ce point ?
— Et vous la poussâtes !
— On ne peut mieux dire pour illustrer cette action qui me paraissait insensée mais que je ne pouvais manquer d’accomplir sous aucun prétexte. Bref…
— Vous entrâtes…
— Quel feu ! Un embrasement général. Tout flambait ! Et je ne savais pas en quoi consistait ce combustible. Jusqu’au moment où je me suis mis moi-même à flamber ! C’était la fin. La seule possible.
— Quelle horreur que ce genre d’histoire dans l’esprit d’un enfant !
— Mais voilà… J’étais en train de flamber quand un grand type couvert de plaques d’amiante s’amena en m’engueulant comme si je n’étais pas attendu ou que j’étais entré par effraction.
— « Qu’est-ce que tu fous là, toi ? Qui t’as invité ? Sors d’ici avant que… »
Je ne sus pas ce qu’il m’aurait fait subir si j’avais attendu. Je me retrouvais, si je puis dire, dehors, bien qu’il me soit encore impossible de dire ce qui, dans ce monde étrange, était l’intérieur ou l’extérieur. Et j’ai couru.
— Que voulez-vous que vous fissiez ? En pareille situation, le plus sage est de prendre les jambes à son cou et de…
— Et que vois-je alors devant moi… ?
— Une autre porte. Vous savez que ce n’est pas la même. Quelque chose vous dit que vous n’avez pas tourné en rond comme dans le désert…
— Exact. Une porte. Mais de bois. Sans fusion. Une porte printanière… Je ne trouve pas d’autre mot… Je la poussai, elle s’ouvrit à moitié et je me glissai dans cette nouvelle lumière. Nouvelle pour moi. Mais une voix puissante interrompit mon insertion :
— « Qui es-tu ? Ah… Un enfant suicidé… Hum… Je comprends… L’Autre n’a pas voulu de toi. Il n’y a plus de place chez lui. Et bien il n’y en a pas non plus chez moi. Ouste ! Va voir à côté s’ils veulent de toi. Un suicidé ! »
Et la porte s’est refermée. Je suis retourné sur le chemin pour continuer. Mais quelque chose avait changé. Je n’aurais su dire ce que c’était. Et j’ai continué. Cette fois, le chemin me sembla long, mais la mort m’avait rendu patient, ce que je n’avais jamais été. Bref, ceci n’est pas un conte moral. Oh ma vieille ! Il s’agit de tout autre chose ! Et j’avançais sur le chemin, sans arbres ni clôture. Puis une porte apparut. Je m’en approchai. Elle n’était ni en fusion ni printanière. C’était une porte ordinaire, comme la porte de ta maison par exemple. Je la poussai. J’entrai. Il y avait du monde. Du monde qui attendait. Un type à barbe blanche s’est amené, sans cri ni précipitation. Mais il avait l’air de retenir un cri et de n’avoir qu’une envie : me fuir. Pourtant, il est resté. Il me dit, d’une voix douce et chaleureuse :
— « Je comprends… C’est toujours la même histoire : il n’y a plus de place en Enfer ni au Purgatoire. Tu t’es fait jeter. Et te voilà au Paradis. Seulement voilà : il n’y a plus de place non plus ici. On affiche complet. Tu vois tous ces gens ? Ils attendent. Alors si tu veux, tu peux attendre toi aussi. Et espérer. Je ne sais pas combien de temps ça va durer. C’est comme le chômage sur terre. Attendre et espérer. Et pendant ce temps, ne rien faire. Mais te voilà dans un drôle d’état, mon vieux ! Ne serais-tu pas entré en Enfer pour te renseigner ? En principe, on attend la réponse sur le paillasson. Ce qui épargne au demandeur les effets du feu sur son apparence. Mais comment expliquer que tu n’es brûlé que du côté gauche ? Ne serais-tu entré qu’à moitié en Enfer ? C’est inconcevable ! Du moins dans l’état des connaissances actuelles. Ceci requiert une explication… logique.
— Je suis bien entré à moitié, mais pas en Enfer, puisque l’état des connaissances… Mais par contre, je peux vous dire qu’on peut entrer à moitié dans le Purgatoire. Et si jamais on est entièrement cramé suite à une visite en Enfer, voilà ce qui arrive : la moitié qui est entrée dans le Purgatoire est miraculeusement débrûlée !
— En effet… Dans l’état des connaissances actuelles… »
Et depuis, j’attends. Non pas à la porte du Paradis, mais dans son antichambre. On est des tas à attendre. Quelques-uns sont entièrement brûlés, d’autres à moitié ou autrement selon qu’ils sont entrés à moitié ou autrement dans le Purgatoire.
— Je suis la gardienne de l’antichambre du Paradis ! Première nouvelle ! Quand mon neveu va apprendre ça ! »
Il l’apprendra. S’il vient. J’en ai raconté d’autres à la vieille. Je l’amusais. Mes écrits inédits ne l’avaient pas amusée. Elle s’étonnait que je n’écrivisse pas aussi bien que je parlais. Et je parlais ! Je parlais ! Je n’avais qu’elle et les petits oiseaux. Et le printemps qui menaçait de prendre la place de l’hiver. Tant pis pour le neveu s’il n’arrivait pas à temps. Ou s’il ne venait jamais. Ça s’est déjà vu, ce genre d’attente. Mais de loin en ce qui me concerne. Même si j’avais une explication pour tout, comme disait la vieille en prenant soin de ne jamais m’approcher avec la clé à portée de ma cybermain.
Heureusement, quand la voiture est arrivée, j’étais dans mon bain. Instinctivement, j’ai actionné le treuil pour remonter dans le rideau. Je ne pensais qu’à me mettre à l’abri des regards. La porte n’était pas verrouillée, comme le prévoyait le règlement. Le rail n’allait pas jusque-là. Je pouvais atteindre le lavabo et encore : à une bonne distance du miroir au cas où il me viendrait à l’idée de m’en servir pour autre chose que de me regarder tel que je suis. J’entendais leurs voix, mais rien de leur conversation. Ils étaient deux : la vieille et le type qui l’appelait tata. Peut-être un chauffeur au volant de la voiture ou en attente près de la portière. La fenêtre de la salle de bain ne donnait pas de ce côté. Son verre cathédral jouait avec les dispositifs d’un jardin potager.
Le mode d’emploi de l’exosquelette prévoyait un usage domestique si le besoin s’en faisait sentir. Je n’aurais alors aucun moyen de m’y opposer. Je me voyais déjà binant et trébuchant dans les allées de vieilles planches. La cabane est aussi prévue pour le rechargement des batteries, mais la vieille avait décrété que le câble causait moins de souci. Bref, j’étais au plafond avec les araignées. Et ils s’entretenaient des conditions de mon hébergement, j’imagine. Elle finirait bien par ouvrir la porte pour me demander des nouvelles de mon trempage dans les liquides immiscibles qui barbotaient sans moi dans la baignoire. Elle avait d’autres moyens d’observation de mes faits et gestes, des yeux partout où je me fixais sur roulettes ou pattes extensibles selon la nature du sol. Moi, je n’avais rien que mes sens naturels ! Et ce, à l’intérieur d’une technologie de pointe imaginée par des cow-boys et mise en œuvre par des chinois sous la baguette de petits français financés par papa-maman.
Je me rendais utile, en quelque sorte. Je servais à quelque chose. Comme l’art au Mexique selon Toto. Et vous voulez que je vous dise ?... Je percevais mieux et plus longtemps du côté gauche. Le tiraillement incessant des chairs et les os à l’étroit s’associaient pour former le « nouvel être » que j’étais destiné à devenir sous peine de ne jamais revoir ma Normandie. Une oreille était collée à la porte… comme si la maison, une vieille bicoque qui avait servi de logis à des culs-terreux dans un temps aujourd’hui révolu, n’était pas truffée de bijoux informatiques et consorts. Je mis un pied dans les liquides, histoire d’imiter l’enfant qui avait failli se noyer une veille de Noël. Comment je descendais de là ? Je n’en savais rien. Elle avait la clé. Et aussitôt qu’elle me l’avait mise dans le cul, je descendais ou autre chose, comme me mettre au lit sans petite branlette comme prolégomènes au rêve et à ses histoires de fous. Je m’endormais instantanément, et je me réveillais tout aussi promptement. C’était écrit dans le manuel d’utilisateur dont elle avait corné à peu près toutes les pages. Ils savaient tout. Alors pourquoi continuer de m’emmerder avec ces flics italiens qui croyaient tout savoir parce qu’ils descendaient de la race supérieure non-aryenne ? Vous ne savez pas ce que c’est que l’angoisse si vous ne savez pas en parler aux autres. Mais la question est toujours : pourquoi j’en parlerais si ça continue ? Il y avait deux robinets vissés dans le carrelage : automatiques ! Pas de manettes pour réchauffer l’eau ou remettre le plein à niveau. J’aurais mieux fait de crever dans le crash, comme tout le monde. Mais je ne l’ai pas fait ! Allez savoir pourquoi…
*
D’après elle, nous n’étions pas faits pour nous reconnaître. Comme j’étais à poil dans ma machine et qu’il portait un costume deux pièces avec cravate autour du cou, il voyait que j’étais un grand brûlé du côté gauche, lequel se trouvait à sa droite car on ne se regardait pas dans un miroir. Moi, je voyais que quelqu’un ou quelque chose lui avait cramé la moitié du visage, côté droit, la brûlure disparaissant derrière le col de sa chemise et sa main droite était aussi intacte qu’à l’origine de sa fabrication. Des fois qu’il se serait posé la question pour ma queue, à savoir si elle avait brûlé ou pas, ou si seulement la moitié, dans le sens de la longueur (je suppose), avait souffert de crémation, elle avait retiré le mouchoir qui me sert de slip et il avait pu constater que l’engin était noirci de pied en cap, ce qui laissait supposer qu’il ne me servait plus qu’à pisser. Elle démentit, montrant les traces de sperme sur les bielles en acier inox. Elle ne m’avait pas encore chiffonné ce matin et elle s’en excusa. Le type tordit sa bouche à moitié cramée en guise de sourire complice. Personne ne le chiffonnait, lui. Pas même sa maman qui était morte comme la mienne. On avait un tas de points communs lui et moi, mais il ne paraissait pas disposé à se lancer dans cette recherche. On s’est installé sous la tonnelle, harcelé par les insectes qui luttaient contre le vent. La vieille dit, comme au comptoir :
« Il va pleuvoir… On ferait bien de se mettre à l’abri.
— Mais, tata ! Tu sais bien que la fraîcheur nous fait du bien. (s’adressant à moi) Vous ne ressentez pas vous aussi ce besoin de fraîcheur, comme si le feu était toujours… heu… comment dire… ?
— En feu ! s’écria la vieille. Le feu est en feu ! C’est pour ça qu’il va pleuvoir.
— On est bien ici, dit le neveu. (s’adressant à moi) On était bien aussi dans ce pavillon de chasse… mais la crue… et cette maudite bombe… ! On vous a soupçonné de l’avoir placée sous le canapé…
— Qui… ? Moi… ?
— Frank… Frank Chercos… On ne reconnaît plus les vieux amis ? »
Mes articulations se sont mises à grincer, comme si je manquais subittement de lubrifiant au moment d’éjaculer. Il tordait sa bouche mi figue mûre mi raisin sec et haletait en même temps comme s’il venait de courir jusqu’à moi après avoir quitté sa lointaine tombe de victime du terrorisme. YA PAS D’BOMBE SANS TERRORISTE ! avait titré la Presse à l’époque. J’étais passager d’un cargo en route vers les îles quand j’ai lu les nouvelles du pavillon de chasse des Surgères, la crue, l’explosion, tous morts, etc. J’avais appris, avant de survivre à un crash, que mon fils avait échappé à la mort « par miracle ». Mais tous les autres avaient été réduits en charpie et leurs restes avaient suivi le fil de l’eau en crue sur la plaine et dans les bois. Et voilà que j’apprends de visu que ce conard de flic s’en est tiré ! Et que je ne le savais pas ! Et qu’il n’est rien d’autre que le neveu de la vieille ! Et en le regardant cogner mon verre avec le sien, je me demande ce qu’il est venu foutre ici et pire : comment est-il impliqué dans ma propre histoire de miraculé d’Air France, d’Airbus et du terrorisme international ?
« Ça vous fait quoi, Julien, de revoir un vieil ami… ? dit la vieille tata.
— Julien ? fit Chercos qui avait l’air de souffler dans une trompette. Ce type ne s’appelle pas Julien… Je croyais que tu savais, tata… ? C’est Labastos… Titien Labastos…
— Si je le sais ! Je suis informée par le système, moi !
— Le Sceptre ! m’écriai-je. L’Hallucination Permanente !
— Voilà que ça le reprend, dit-elle en retrouvant son calme de professionnelle. (s’adressant à moi) Faut arrêter de boire, Julien ! Vous allez finir par passer complètement de l’autre côté. Et qui c’est qui ira vous chercher ? On ne sait pas comment faire, nous ! Vous en savez peut-être plus que nous… ?
— Faudrait pas qu’il s’égare encore, dit Frank Chercos qui redevenait lui aussi professionnel. On l’a assez perdu comme ça ! Roger et moi on a cru devenir fou à force de le chercher où il n’était pas ! Mais maintenant que je le tiens… ah ! »
Il étreignait son verre comme si le jeu consistait maintenant à montrer qui était le plus fort question poigne. Je ne savais toujours pas jusqu’à quel point il était brûlé. Quelle surface ? Quel degré ? Il était venu en habit, comme au théâtre financé par l’éducation nationale et le sous-secrétariat à la vieillesse encore debout malgré les faits. Allait-il devenir mon ennemi, cette fois pour de bon et à jamais ? Jusqu’à ce que l’un de nous change de monde et aille se faire voir ailleurs ? La vieille s’interposa :
« Calme-toi, Frankie…
— C’est pas Frankie ! m’écriai-je. J’ai connu Frankie. N’appelez pas Frankie celui qui ne l’est pas, nom de Dieu ! »
Chercos m’approuva en reposant son verre sans bruit. Il se leva et montra son profil saccagé par le feu de la bombe que je n’avais pas placée sous le canapé du pavillon de chasse des Surgères :
« Appelle-moi José, dit-il à sa tante.
— José… ? Mais pourquoi José… ?
— Tu l’appelles bien Julien…
— Mais c’est son nom d’écrivain…
— J’ai un nom d’écrivain moi aussi.
— José quoi… ? fis-je, soudain intéressé par ce changement de pied du texte.
— On n’a pas encore décidé…
— On… ? Mais qui ça, on… ?
— Roger et moi. On s’est mis d’accord sur José. Je ne vais pas vous expliquer pourquoi. Mais on achoppe sur le nom…
— Queen… Ou Kenny… Ach ! Z’est técha bris ! Anche tu pizare !»
Frank se mit à rire joyeusement. Je le retenais par la manche. Il comprit que j’avais besoin de lui. Et de Roger Russel aussi, puisqu’il n’était pas mort dans l’explosion. Mais dans quel état était-il maintenant… ? Je n’osais pas poser la question. La conversation s’étira jusqu’à midi, heure à laquelle la vieille prit livraison du repas pour les vieux. Tandis que la camionnette pétaradait dans les bois, elle ouvrit le couvercle et constata avec nous qu’il n’y en aurait pas pour tout le monde :
« Heureusement, Julien a ses boîtes conditionnées par le système…
— Le Sceptre ! » criai-je en tapant sur la table comme un Russe.
Les oiseaux ne chantaient plus depuis qu’on s’était installé sous la tonnelle. Et le chat avait disparu. On était bien seul, tous les trois !
*
On attendait Roger Russel. Frank ne m’avait pas tout expliqué. Il en gardait pour le roman qu’il écrivait avec Roger depuis ces années où j’avais fait irruption dans son existence de policier et d’écrivain en cours de roman. La vieille s’activait à la cuisine et dans les communs, brandissant un torchon ou une louche selon les circonstances qui la ramenait dans le salon où Frank et moi discutions de choses et d’autres sans jamais aborder notre sujet commun aussi frontalement qu’il aurait été nécessaire. Frank attendait Roger plus que moi. Je n’étais que la matière de leur roman pour l’instant sans titre définitif. Ils avaient pensé à « Titien Labastos », histoire de se ranger auprès des réalistes bourgeois qui agissent encore de nos jours même si plus personne ne les lit. Mais « Titien Labastos » ne sonnait pas comme « Femina Márquez » ou « Germinie Lacerteux »… « Alfred Tulipe » convenait mieux à un spectacle comique. On n’a pas idée de porter un pareil nom d’homme ! S’il avait publié, il en aurait choisi un autre. On ne publie pas sous un pareil sobriquet ! Il avait peut-être publié, Alfred, mais sous quelle identité ? À qui empruntait-il son nom d’écrivain ? avait bizarrement suggéré Frank Chercos en avalant la nourriture des vieux que la vieille lui abandonna comme si elle était sa mère. On n’est jamais sûr de rien dans ce Monde. On a beau vivre avec les siens, on ne les connaît jamais assez pour s’en séparer. On a beau fuir aux antipodes, ou même pas plus loin que la Grèce, ils demeurent les nôtres et on finit par leur faire une place dans notre personæ. À quoi tiennent nos tragédies ? À eux et à personne d’autres. Voilà de quoi on s’entretenait Frank et moi en attendant Roger Russel qui arriverait par le train de dix heures, mais on ne savait pas encore quel jour, ce qui rendait la vieille plus nerveuse qu’une mouche qu’on a chassée avec un torchon sans réussir à l’écraser sur le mur. Elle nous rejoignait de temps en temps, jouant du torchon ou de la louche, sur le canapé ou sous la tonnelle, ne cachant rien de sa joie de nous voir réunis tous les trois dans la même perspective éditoriale. Elle se signa plusieurs fois en touchant du bois, celui de l’accoudoir ou de la table. Ça me gênait un peu, cette intrusion de la tragédie chrétienne dans notre roman policier. Mais je goûtais maintenant au ralentissement du temps. Je l’avais bien mérité, après avoir vécu en vitesse, sur mer et dans les airs, avec des intervalles de vélo quand c’était ma Brindisina qui pédalait. Mais peu importait ce qui me traversait l’esprit comme chauve-souris près du mégot qu’on a aux lèvres… La nuit ne m’enchante plus. J’y entre comme j’en sors. Et j’ai l’impression de me rendre utile en servant de prétexte à ces deux rigolos qui prétendent écrire le « polar du siècle ». Des années qu’ils me poursuivent parce que sans moi ils ne sont plus rien que des amateurs qui s’ennuient de leur travail quotidien. Et maintenant que je suis descendu du ciel, j’ai des allures de vierge à Fatima, debout dans les branches d’un arbre ou perché sur la roche, comme dans une image pieuse entre les pages d’un recueil qui s’impose comme le meilleur roman de notre ère. Ah ! quelle passion ! Dire que j’ai été cloué moi aussi ! Mais pour le plaisir. Et les trafics ignobles de Pedro Phile m’ont confirmé dans mes goûts pour le corps qui s’achève comme une feuille. Que pouvais-je demander de plus ? Une vieille que je finirais par posséder et deux zouaves qui s’étaient acoquinés avec le système pour ne plus me lâcher.
Un soir d’été, on me suspendit comme le linge à un fil conçu pour la relaxation des grands accidentés de la civilisation. Je flottais au vent, à peine vertical, jamais horizontal, ne redoutant ni l’oblique ni la torsion car le temps était à la mesure de ma douleur. La vieille et son neveu jouaient aux cartes sous la tonnelle en attendant que Roger Russel trouve le moyen de ne plus rater son train de dix heures. Celui qui arrivait à dix heures. On irait le chercher. Le taxi nous en voudrait parce que ce serait le seul passager à descendre sur le quai de cette halte sans abri. Frank voulait s’en servir comme décor dans leur roman, le roman signé José ***. Mais je ne connaissais pas cette halte. Je n’y avais jamais mis les pieds. Ce serait la première fois en allant chercher Roger. Frank décida que ce serait l’occasion d’un chapitre tout entier. Avec quoi dedans ? il n’en savait rien. Mais j’y serais.
La feignasse qui conduisait la fourgonnette des repas pour les vieux me regardait en se demandant pourquoi la vieille insistait pour lessiver et étendre ce vieux drap qui avait cramé elle ignorait dans quelles circonstances mais aurait bien voulu le savoir. Et moi j’avais envie de nourrir sa curiosité de parasite social. Elle ouvrait la portière arrière de sa charrette et s’amenait avec un plateau qui fumait par ses interstices. Elle n’avait rien à dire. Elle posait le plateau sur une borne qui n’avait jamais servi à rien et repartait comme elle était venue, utile mais pas serviable. Je l’aurais bien enculée. Comme ça, crevant le fond du pantalon sans même écarter les cuisses. Je sais que ce n’est pas comme ça qu’on fait les enfants, mais en y mettant du cœur, on peut espérer la décourager de n’en faire jamais.
Ce midi-là, elle ouvrit sa bouche par-dessus le portail. D’après elle, un type en costard trois pièces nous attendait à la halte du chemin de fer. Le taxi était au lit.
« Comment vous savez tout ça, vous ? demanda tata sans cacher son mépris pour la race des serviteurs.
— Pour le taxi, ça fait trois jours que tout le mode le sait. Il a fallu que ça arrive pour qu’on se rende compte à quel point il est utile, ce taxi de malheur qui sert de corbillard les jours de… vous savez… ? Vous ne le saviez pas ?
— Si j’avais su… commença la vieille. Il s’appelle comment le type qui attend… ?
— Mais c’est vous qu’il attend !
— Il l’a dit ? Vous l’avez entendu… ? (se tournant vers nous) Des fois que ce soit une blague…
— Mais c’en n’est pas une !
— Alors comment c’est qu’il se nomme ?
— Qu’est-ce que j’en sais ! J’y ai pas demandé… Mais il sait qui vous êtes puisqu’il vous attend… Même qu’il a perdu patience et qu’il a jeté son smartphone dans la broussaille…
— Bon ben… Merci pour l’info, dit Frank sans quitter son jeu des yeux. Le seul type que je connaisse capable de jeter son smart pour se détendre les nerfs s’appelle Roger Russel. Je vais mettre le moteur à chauffer. Tout le monde en voiture ! »
Ce sacré Frank ! Il avait même prévu un dispositif pour m’accueillir avec ma machine à l’intérieur de sa petite bagnole de flic miteux. Un rail me glissa dedans au millimètre. Le moteur ronflait déjà. Frank, assis au volant, surveillait l’aiguille. Elle montait patiemment. La vieille fouilla dans la boîte à gants et ne trouva rien. Il ne lui restait plus qu’à boucler sa ceinture.
*
Ralentissement du récit. Je sais : je vous ai habitué à aller vite, mais je suis à la campagne et mes poumons me demandent de les laisser profiter de l’air pur et de ce qu’il y dedans. Alors le récit prend le temps lui aussi. C’est à prendre ou à laisser. C’est ce que je disais à José *** qui grattait son double front devant l’écran où je papillotais comme si je l’avais inventé. Merci pour le voyage, les gars !
*
C’était l’époque (ne l’oublions pas) où ça pétait dans tous les sens. Personnellement, je ne savais plus quoi penser de l’Islam. Mais j’avais d’autres chats à fouetter. Il y a un temps pour tout, sans doute. Et j’avais une folle envie de m’occuper de moi, d’autant que le corps médical m’avait laissé espérer un retour à la « vie normale », celle que je préfère entre toutes. Je n’y ai pas souvent goûté, faute de chance, mais j’y tiens comme si j’en étais l’inventeur permanent. Je ne pouvais rien attendre de mieux de mon corps. Son état nécessitait des soins constants. La douleur aussi était constante et ses paroxysmes me rendaient aussi fou qu’un chien qui ne veut plus qu’on le batte et qui devient dangereux pour les autres. Mais l’appareillage qui me soutenait et me permettait des mouvements qu’autrement je n’aurais pu envisager étaient équipé de tous les moyens d’alerte, notamment de détecteurs de rage non contenue. J’en avais partout, parce que ça me prenait à n’importe quel moment, n’importe où et dans n’importe quelle condition. La vieille savait cela. Elle avait réussi son stage de formation. Ou elle avait déjà exercé dans ce domaine et reprenait son activité parce qu’elle avait besoin de pognon ou parce qu’elle en avait marre de finir seule dans une masure héritée d’un époux défunt qui avait trop rêvé peace and bio. Je dis ça sans avoir rien vérifié. Mais ça pétait. À Paris, à Nice, et la Nation révélait ses pustules d’angoisse à la télé et dans la rue. D’après les journaux, j’étais une victime et mon fils était soupçonné d’appartenir à un réseau de justiciers patentés par eux-mêmes, comme disait le Prophète. Personne n’a jamais pensé que j’étais à l’origine de ce crash, alors que l’explosion du pavillon de chasse des Surgères avait inspiré des doutes aux justiciers diplômés par le gouvernement. Mais les choses, sans toutefois retrouver leur rythme d’antan, étaient maintenant supportables, comme essoufflées par tant de haine. J’ignorais, pour l’heure, si José *** avait l’intention d’introduire un peu de réalité mondiale dans le récit que ma vie leur dictait depuis si longtemps qu’ils en avaient peut-être perdu le fil. Comme les trois mousquetaires étaient quatre, il ne manquait qu’un doigt à notre main commune, celle qui pensait, se souvenait, cherchait dans le dictionnaire et écrivait. On se réservait le pouce pour les occasions dramatiques. Qui était-il ? Existait-il ? Était-il judicieux d’en parler dès le premier chapitre ? J’y pensais sans arrêt, et notamment dans la bagnole de Chercos, qu’il avait empruntée au service par souci d’économie. On naît fonctionnaire ou on ne naît pas et dans ce cas on est foutu d’avance comme Harry à Key West. On venait de quitter le sentier et les bois. On filait sur la route goudronnée mais pas mieux entretenue. Le ballast nous surplombait. Puis, après avoir contourné la roche percée d’un tunnel, la voie unique se retrouva en contrebas et Frank engagea la bagnole dans un autre chemin qui avait servi pendant la guerre et que personne, en conseil, n’avait songé à perfectionner pour l’adapter à la conception moderne du tape-cul. On arrive à la halte qui n’est qu’un bout de quai mal gravillonné. Personne !
On se dit, d’une seule voix, que Roger était en train de satisfaire un besoin. Était-il utile d’explorer les buissons à seule fin de le surprendre ? Frank est descendu, a gravi la petite pente du quai et, d’une main en visière, a jeté un regard circulaire sans appeler, par discrétion, me dit la vieille qui était restée à la place du mort. Elle s’attendait pourtant à mourir. Comme on pouvait baisser la vitre, j’ai passé ce qui me sert de tête à travers la portière, du côté du quai, pas de l’autre qui donnait sur la route. De Roger, nada ! Le taxi avait dû guérir entretemps. Ou il (Roger) avait pris un tracteur. Frank hésitait à redescendre du quai vers les buissons qui poussaient de l’autre côté de la voie.
« Qu’est-ce qu’il fait chier, ce Roger, quand il s’y met ! fulminait la vieille qui ne fumait jamais en bagnole de peur d’en manquer.
— C’est ce qu’il est en train de faire, mais sans embêter personne…
— Il nous embête pas peut-être ! Et ce couillon de Frank qui ne sait plus siffler ! Il est où le klaxon sur cette poubelle nationale ?
— Je possède un dispositif d’alerte genre trompe marine mais il va croire qu’un paquebot va lui passer dessus !
— C’est pas une chose à faire, en effet ! Il a le cœur fragile, Roger. Frank vit dans l’angoisse à cause de ça, vu que c’est Roger qui rédige. Et comme vous écrivez mal, tout le projet tomberait à l’eau si jamais Roger passait l’arme à gauche. On vit une drôle d’époque, je vous le dis ! Et pas à cause des terroristes !
— Si ça se fait, il n’est plus là…
— Vous voyez des traces de tracteur… ?
— Grâce à mon système optique de dernière génération, je distingue le moindre changement de détail sur n’importe quelle surface et même dans le noir…
— Vous ne devez plus avoir beaucoup de choses à raconter… J’espère que le matériau déjà récolté suffira à en finir avec ce sacré roman où il est dit que je hais le tabac parce que mon défunt époux en est mort… »
On a papoté comme ça pendant dix bonnes minutes, la vieille et moi. Puis Frank est revenu. Il commençait à pleuvoir (le ciel ?). La vieille avait prévu un orage carabiné. On serait mieux à l’abri d’une maison que dans une bagnole conçue pour des travaux moins urgents. Frank se remit au volant. La vieille lui alluma une cigarette qu’il emboucha :
« Tu es sûr qu’il n’est pas là ?
— S’il est en train de chier, il va vite sortir de son trou ! Ça y est ! Il pleut vraiment !
— Et s’il est mort… ? »
La pluie se mit à marteler le toit fragile. On ne voyait plus rien à travers les vitres, sauf un peu côté parebrise, mais pas assez pour retourner sur la route. Frank était formel. Il connaissait sa bagnole comme sa poche. Il y mettait souvent les mains avant de s’en servir.
« S’il est mort, dit la vieille, il faudra plus qu’une averse pour qu’il s’en rende compte. En plus, j’ai oublié mon parapluie…
— Justement, dis-je. J’ai ce qu’il faut…
— N’en parlez pas, je vous en supplie ! Gardez tout pour demain, sinon on s’y ennuiera. Vous ne voulez pas qu’on s’ennuie, hein, Julien ?
— Mais qu’est-ce que tu lui as donné, nom de Dieu ? »
La foudre fit fumer un arbre dans le bois qui longeait la voie, mais le feu ne prit pas. Mes capteurs sonores étaient foutus. La vieille m’indiqua, par geste, qu’elle avait ce qu’il fallait pour réparer l’avarie, mais elle n’avait pas pensé à l’emmener avec elle. On attendrait d’être de retour à la maison pour me bricoler de nouveaux tympans ultrasensibles.
« Bon, dit Frank. On ne sait même pas si le train s’est arrêté…
— La connasse de la bouffe des vieux nous a passé le message, non ?
— C’était peut-être un piège, dis-je sans m’entendre.
— Lisez-vous sur les lèvres, Julien ?
— Qu’est-ce que vous croyez que je suis en train de faire ?
— Y a-t-il quelque chose qu’il ne sache pas faire ? » grommela Frank qui jouait avec le porte-clé qui pendait sur le tableau de bord.
Parti comme c’était, la pluie ne cesserait pas de tomber avant l’aurore prochaine et encore, si on avait de la chance. Frank bouillait. Il voulait sortir pour visiter les buissons un à un.
« Il s’est peut-être suicidé en se jetant sous le train, » dis-je sans pouvoir m’en empêcher.
J’avais dû prendre l’eau. Je l’avais prise pendant le naufrage du Temibile et plus tard quand le pavillon de chasse des Surgères a explosé, me livrant à la crue sur une barque sans compas. Je voyais l’eau monter dans la bagnole. La vieille m’avait donné quelque chose qui n’était pas prévu par la procédure de maintenance ou elle s’était trompée dans le dosage. Mais pas assez trompée, parce que je m’angoissais. Et elle n’en avait pas sur elle. Elle n’y avait pas pensé. En fait, elle avait même oublié son porte-monnaie. On se passerait de pain ce soir. Il y en avait pour midi. Si on arrivait à retourner à la maison. C’était toujours possible d’y revenir, mais pas en bagnole. Et elle avait oublié les équipements de pluie. Y compris mon nécessaire joint d’étanchéité cultivé en usine en Arizona. Le moteur, sollicité, toussa comme s’il ne se prenait plus pour un jeune loup. On était loin de tout.
« Tu n’as pas trouvé le smartphone ? dit la vieille qui y pensa en même temps qu’elle en parlait.
— Je parie que vous avez oublié le vôtre, dis-je sans m’adresser à quelqu’un en particulier.
— Tu l’as dit ! Il faudra attendre d’être au sec pour l’appeler. Il doit bien se trouver quelque part !
— Il n’en bougera pas s’il est mort… »
Le moteur partit. Il était temps. La batterie commençait à donner des signes d’agonie. Frank enclencha la première et les roues patinèrent sur le gravier rare et usé. La vieille se tenait au tableau de bord comme si on se trouvait subittement à bord d’une chaloupe sans aucune chance d’éviter les roches côtières. Il était inutile que j’augmente ma sensibilité auditive en espérant que le smartphone de Roger, quelque part dans les buissons, se mît à sonner entre deux grondements de tonnerre. Il nous nous restait plus qu’à rentrer à la maison, en admettant que ce fût possible pour moi sans joint d’étanchéité. La vieille n’avait pas sur elle le manuel de maintenance ; elle ne savait pas si j’étais inoxydable ou s’ils avaient prévu un enduit antirouille à étaler avant l’épreuve de l’eau. Elle était désolée de ne pas pouvoir répondre à mes questions, mais elle me conseillait de me taire une bonne fois. Elle avait aussi oublié sa patience.
*
Là, William Faulkner vous aurait mis cinquante pages pour arriver en même temps que nous. Le vieil homme a tout de même d’autres ressources que nos parages peu ou mal exploités. Il a fallu me ramasser sur le perron, le paillasson où je comptais essuyer mes pieds ayant été emporté par le vent. Il n’était que midi, mais on se serait cru en pleine nuit. Il y a même des gens qui n’éprouvent aucune peur en pareilles circonstances. On dit qu’ils ont l’habitude. Ou qu’ils sont déjà morts et qu’on ferait mieux de se méfier d’eux. Frank a laissé la voiture en hauteur, sur la pente d’un cumulus surmonté d’une cuvette de W.C. toujours en fonction malgré la disparition en coup de vent de la toiture que l’époux tragiquement mort en toussant avait construit pour son bien-être citadin. Il (Frank) est revenu comme un naufragé qui n’y croyait plus et qui se demande où est passée Élise. Tout le monde à poil dans la salle de bain, mais chacun son tour pour ne pas me donner des idées. À la fin, on était aussi sec que s’il n’avait pas plu. Et on s’est mis à manger en pensant à Roger qui était mort ou vivant selon l’hypothèse la moins discutable. C’était bon. La vieille avait consulté le manuel pour savoir si j’étais aussi inoxydable que j’en avais l’air. Et je l’étais. Mais cette bonne nouvelle ne répondait pas à la question de savoir où était passé Roger. Il ne répondait pas non plus au téléphone qui devait sonner dans un buisson, au mieux. On attendrait la fin de la pluie pour reprendre l’action. On n’appellerait pas la police puisqu’elle était déjà là. Pas moyen d’amuser Frank qui s’inquiétait pour son copain. La vieille me fit signe de cesser mes singeries. On n’était pas là pour s’amuser, mais pour travailler. Et si Roger ne réapparaissait pas, on était condamné au chômage faute d’un rédacteur à la hauteur de la tâche (pas comme moi). Comme si j’avais disparu moi-même et qu’on ne disposait plus de la matière première. Frank aussi avait sa part de travail à exécuter : mener l’enquête, même sous la pluie. Quant à la vieille, elle participait indirectement en nous abritant et en prenant soin de nos systèmes distinctifs.
*
Je me suis tout de suite mis à aspirer après le repas, en attendant Roger. C’était tout ce qui nous restait à faire : attendre qu’il frappe à la porte. Renseignement pris (n’oublions pas que Frank était flic), le taxi du village était au lit avec un bras fracturé suite à la rencontre d’un platane. Aucun tracteur de la connaissance de la vieille (elle passa une bonne heure au téléphone) n’avait transporté un voyageur cueilli à la halte ou en chemin sur la route. Moi j’aspirais la poussière de la maison, par inversion du sens de rotation d’une turbine qui dans son sens propre servait à autre chose mais je ne savais pas à quoi. J’avais besoin de voyage. Et c’était tout ce que j’avais trouvé pour divertir mon esprit, le détourner du spectacle qui se mettait en place avec la disparition inattendue de Roger. C’était Roger qu’on attendait, pas sa disparition. Frank n’en revenait pas. C’était la première fois que ça arrivait depuis qu’ils collaboraient à la même tâche qui consistait à écrire un roman policier sur la base de ce que Frank appelait mes « aveux », mais ce n’était que l’ensemble chronologiquement classé de mes monologues en salle d’audition dans les locaux où Frank avait démarré sa carrière de policier en tant que technicien de surface comme disait les mauvaises langues. Le travail le plus exemplaire consistait à détruire cette chronologie des textes pour se mettre à l’œuvre d’une composition autrement significative. Ils n’y parvenaient pas, malgré des années d’efforts et ma cavale n’avait rien arrangé. Heureusement que je n’étais pas mort dans le crash. J’avais survécu à tellement de pépins mortels, sans d’ailleurs avoir jamais été condamné à mort, du moins par la société qui est un mur sans fenêtre avec dans le dos, chaque fois qu’on se colle à la vitre, la mort qui joue à autre chose en attendant l’heure prévue ou un hasard malheureux (un acte terroriste par exemple) qui nous projettera où on ne veut au fond pas aller : dehors.
Les ondes hertziennes cafouillaient à l’intérieur de la maisonnée. Frank et la vieille au téléphone et moi recevant les données du système pour ne pas tomber malade. La télé braillait devant le canapé vide. Et dehors, sous la pluie, à mi-hauteur du cumulus, la petite bagnole de Frank recevait les messages de la police locale. On pouvait voir son intérieur clignoter rouge. Frank me rassura : tant que ça ne clignote pas vert, on n’a aucune raison d’aller se tremper pour recevoir des informations concernant l’état des routes et la paix relative des ménages. Même les voleurs n’aiment pas la pluie. On était bien sous un toit. Sauf que j’étais accro et que ça me rendait dingue. Alors je m’en prenais aux acares des tapis et des plinthes.
De temps en temps, tout s’arrêtait. La vieille mesurait le niveau de la bouteille et, d’un signe de tête, indiquait qu’il y en avait encore pour tout le monde. Sinon il fallait sortir pour aller en chercher dans la remise qui se trouvait de l’autre côté du cumulus. On a pensé à moi, inoxydable et équipé d’un système de locomotion tout-terrain. Je ne suis pas voleur, mais je n’aime pas la pluie. On buvait raisonnablement, pas plus. La disparition de Roger nous tenait en éveil. Imaginons que Roger ne revienne pas (quel que soit le mode de disparition : mort ou cavale)… Qui écrira le polar du siècle ? Les ingénieurs du système travaillaient avec les Amerloques à un projet visant à me doter de moyens littéraires sans dépasser les bornes admises par la librairie et ses consommateurs aguerris. Mais ils étaient loin de cet algorithme sacré. Ils étaient peut-être de l’autre côté, perdus dans un espace où tout ceci n’avait plus aucune espèce d’importance. Bon Dieu ! Qui suis-je pour ameuter ainsi la police et l’ingénierie cybernétique ? J’avais raté quelque chose en me racontant. Je ne suis pas fait pour l’autobiographie.
Le visage de Frank avait changé, du côté épargné par les flammes. La vieille nous observait pendant qu’on s’ignorait. Elle avait oublié de m’enfiler un slip et je bandais devant les paysages aquarellés qui proposaient leur tranquillité sans rien opposer aux mouches qui chiaient dessus. Frank se servait de ses mains pour parler dans son téléphone portable et miniaturisé. Pas une trace de brûlure. Des phalanges en état de répondre à la demande. Des ongles sains. Il n’avait pas remonté ses manches plus haut que le milieu de ses avant-bras. À part la moitié droite de son visage, aucune trace visible de brûlure. Or, je crevais d’envie de savoir s’il bandait plus ou moins que moi. Un défaut de programmation que je me gardais bien de signaler et pourtant, j’étais programmé pour ça : ne rien cacher au système et tout aux autres. Ils pensaient que je n’avais pas le choix et pourtant, je l’avais !
Mais je ne m’étais jamais posé la question de savoir comment je me porterais si le polar du siècle prévu mais pas encore imaginé par le personnage José *** ne voyait jamais le jour… ou si aucun éditeur n’en voudrait… ou si la critique l’ignorait totalement… exactement comme s’il n’avait jamais existé… rien dans mes lignes pour envisager cette hypothèse. Mon cerveau, qui avait connu l’ébullition comme sur la chaise, refusait de me renseigner et j’aspirais sans pitié. J’en étais aux coins les plus improbables quand les fenêtres se sont mises à clignoter. Le feu de Saint-Elme était tombé dans la cour.
*
Ça n’avait pas du tout plu à Frank. Dans le fourgon, un gendarme tentait désespérément d’arrêter le gyrophare. L’autre gendarme était en discussion avec Frank sous la pluie du perron. La vieille tenait la porte comme si elle ne voulait pas laisser entrer la peste. Elle m’avait prévenu :
« Planquez-vous ! Ils ne doivent pas savoir ! »
J’ai cessé d’aspirer. Et pourtant je suis particulièrement silencieux. Mais pas invisible. Je me suis caché derrière le canapé, recevant 5 sur 5 la voix tonitruante de Frank qui secouait sa carte de flic sous le nez du gendarme plus préoccupé par les caprices du gyrophare que par l’ordre de mission qui expliquait la présence du roussin parisien dans les parages en principe désertés par tout ce qui ressemble à un métro. Mon système auditif recevait les correctifs du moteur central. Je n’étais pas encore confus, comme ils disent, mais je n’en étais pas loin, là, couché ou plutôt plié derrière le canapé, entre la télé qui vomissait ses informations circulaires et le canapé qu’on avait déserté alors que la table basse portait les traces de nos rails.
— C’est votre voiture, là-haut ? demanda le gendarme sous la pluie. Vous avez un gyrophare portable, vous… Il marche bien ? Qu’est-ce qu’elle fout là-haut votre voiture… ?
— C’est une question de réception des ondes hertziennes. Moi, c’est la radio qui déconne. Mon gyrophare, ça va. Vous allez ameuter toute la contrée. Alors, quelle sont les nouvelles ?
— On peut en parler à l’intérieur…
— Entrons dans votre camion. »
Le gendarme n’eut pas le temps de dire que la sirène couplée au gyrophare pouvait se mettre en marche à tout moment. Frank avait pris place sur la banquette, cherchant instinctivement la manette du chauffage. Le gendarme qui bidouillait les fils du gyrophare le salua à peine.
« Vous n’avez pas de pinces coupantes ? lui demanda Frank.
— Vous pensez… Heu… Chef… ? La pince coupante…
— Faites pour le mieux, Grobec ! Les fils, ça se resoude. Je suis pas sûr qu’on puisse en faire autant avec nos… Comment ça s’appelle déjà… ?
— Tympan, dit Frank. On en a deux. On reçoit stéréo. Vous n’avez pas la stéréo, vous, dans l’armée ? »
J’avais du mal à régler mon capteur à distance. Je ne voyais rien dans l’interstice que la vieille veillait à ne pas augmenter. Elle aurait pu fermer la porte et effacer nos traces. Je l’aurais aidée. Mais elle n’en faisait qu’à sa tête. Et je ne savais pas ce qu’il y avait dedans. Je commençais à la connaître, avec l’assistance pédagogique du système qui opérait entre les ondes parasites de la société du divertissement et de l’ordre public. Un travail d’orfèvre. Elle se retourna comme un yogi, pivotant à 120 degrés sur sa première lombaire :
« On vous voit ! Ah ! Cessez de vous branler à la moindre sollicitation ! Je leur en ai déjà parlé. Mais ils s’en foutent, qu’ils m’ont répondu ! »
J’en bavais. Sans calamine aux commissures. Les flashes du gyrophare m’étourdissaient. J’en oubliais Roger et sa disparition. L’interstice contrôlé par la vieille était un peu juste. Je m’immisçai par l’intermédiaire d’un rayonnement expérimental. Je traversai ainsi la pluie qui jouait avec la tôle du fourgon. Frank n’était pas de bonne humeur : Paris demeurait muet à cause d’un attentat qui mobilisait en ce moment même toutes ses forces. La disparition de Roger n’intéressait personne. Même le gendarme se demandait pourquoi la police nationale avait alloué des moyens à ce flic qui ne paraissait pas plus doué que les autres. Le dernier fil était coupé, avertit Grobec. Il en souriait bêtement. Pourtant, le gyrophare continuait de répandre ses feux sur la campagne environnante. Il ne manquait plus que la sirène s’y mette !
« On a patrouillé (sous la pluie) à cinq kilomètres à la ronde, dit le chef. Aucune trace de votre ami…
— Ce n’est pas mon ami.
— Je croyais… Est-il… dangereux… ? Un terroriste… ? Grobec est exempté de tir…
— Ne lui tirez surtout pas dessus. Le Quai le veut vivant !
— Même en cas de légitime défense… ?
— Encerclez-le et attendez que j’arrive.
— Un encerclement… ? À deux… ? La brigade est occupée par la pluie… les pompiers…
— Dégagez avant que la sirène donne son avis sur la question !
— Ouf ! » fit la vieille.
Le fourgon s’éloigna comme le feu de Saint-Elme qui est venu pour rien. Nous attendîmes quelques minutes avant de refermer la porte. Seuls de nouveau ! Sans Roger. Et dans l’angoisse. Il avait dû lui arriver quelque chose. Genre malheur. Le hasard fait rarement bien les choses, sinon Dieu existerait, comme dit le Prophète.
« Avec cette maudite pluie, gronda Frank en allumant sa pipe, on est bon pour poireauter ! Ah ! J’aime pas ça !
— Je m’en vais prier, » dit la vieille.
Elle disparut elle aussi. Nous étions entre amis maintenant, du moins entre vieilles connaissances. La fumée de la pipe m’agaçait, mais j’étais heureux de savoir que Frank Chercos avait échappé à l’explosion accidentelle du pavillon de chasse des Surgères. Je voulais savoir si la moitié de son visage en conservait le souvenir ou si autre chose en expliquait la cicatrisation incomplète. La brûlure descendait derrière le col de la chemise ; jusqu’où ? Mais ces questions, quoique légitimes, ne concernaient en rien la disparition de Roger. On aurait sans doute l’occasion d’échanger sur le sujet, face à face. Frank était maintenant dans la position du type rongé d’impatience qui doit se résoudre à patienter. Il ne faisait pas autre chose depuis qu’il me connaissait et que cette idée de polar du siècle avait pris racine dans son esprit. Il y avait encore du pain sur la planche. Ma seule cavale avait provoqué cet intolérable retard dans la mise au point du récit. Frank m’avoua que depuis, il avait mal fait son travail de flic :
« On ne peut pas se mettre au service de la société si on a un truc de ce genre dans la tête, philosopha-t-il.
— Vous voulez dire…
— Je veux dire que j’aurais dû démissionner et venir m’installer ici avec tata et tonton qui vivait encore à cette époque… Le bouquin serait peut-être achevé et publié. Sans l’aide de Roger… Mais vous avez tout compliqué !
— Ah mais c’est que… ! je n’ai pas tué Alfred Tulipe ! Vos collègues italiens…
— Sans eux, le Temibile n’aurait peut-être pas coulé…
— Alors le crash… c’est pas les Arabes… ?
— Ne compliquez pas ! On est maintenant dans une impasse, vous comprenez ? Sans Roger, tout s’arrête. Vous ne servez plus à rien… »
Je compris soudain pourquoi la vieille avait disparu, dans sa chambre ou sous la pluie. Frank me regardait comme si un plan B était devenu inévitable : ma propre disparition. Ce n’était pas difficile : il suffisait de me débrancher. La vieille avait retiré les batteries. Je comprenais pourquoi elle les avait jugées inutiles et encombrantes. C’était en prévision… ou elle savait que Roger allait disparaître. Frank, en tout cas, n’avait pas une tête à le savoir avant que ça arrive. Il me regardait comme si son existence s’engageait dans une autre voie, celle qu’il avait voulu éviter en se donnant corps et âme à son polar, quitte à négliger jusqu’au sens de sa mission. Il me haïssait pour ces deux raisons… quand une seule suffit à condamner le criminel à l’action. Le câble d’alimentation passait par-dessus le dossier du canapé où il avait pris place face à la bouteille, aux verres et aux sachets contenant de possibles voyages pour entretenir l’Hallucination Permanente. Une angoisse noire me paralysait. J’étais assis en tailleur sur le tapis sous lequel j’avais stocké toute la poussière de la maison. Les prises femelles et mâles étaient à la portée de main. Il n’aurait même pas à sauter dessus, me donnant alors le temps de réagir pour le transpercer ou lui couper la gorge (je n’avais pas encore décidé).
« On va d’abord éteindre la télé, dit-il. Ils nous font chier avec leurs islamistes ! J’en ai marre de passer pour un flic qui attend la retraite. Dire qu’un de ces connards peut surgir à tout instant pour mettre fin à ce qu’on possède de plus précieux : cette satanée vie qui nous sert d’existence. Vous ne pouvez pas savoir à quel point j’en ai marre ! On ne meurt pas tranquille si on a fini de rêver. Je n’ai même jamais envisagé que ça pouvait arriver. Une pièce du jeu qu’on a inventé disparaît et on est contraint d’ouvrir les yeux alors que le jour ne s’est pas encore levé. Seul dans ce lit sans amour ! Si j’avais su, j’aurais épousé une collègue, même inférieure en grade. Je lui aurais donné des enfants et je me serais fait chier à les empêcher de m’emmerder. J’aurais eu le plaisir de procéder à un abandon de domicile. Et je serais venu ici pour glander aux crochets de tata et de tonton. Je n’aurais entretenu aucun rapport hiérarchique avec ces cons de gendarmes qui ne font pas honneur à la langue française. Je les aurais fuis, complètement cuit au volant d’une bagnole pourrie et non assurée. Au lieu de ça, je me prépare à m’enfiler la retraite comme un godemiché. Seul dans les draps ! Même si tata a assez de bon sens pour m’aider à oublier. Qu’est-ce que vous allez devenir, vous ? Certainement pas Julien Magloire. Vous n’êtes même plus en état de rependre le flambeau de Damiano Sagazzi. Vous avez eu de la chance avec la Brindisina…
— Vous savez ça aussi…
— Comme si vous aviez été équipé dès l’origine d’un troyen de haute lice technologique. Mais, vous le savez, malgré ce dossier presque exhaustif, à la limite de l’intégralité (quelqu’un en donnera un jour la théorie mathématique), je n’ai pas réussi à vous faire entrer dans le nom de mon personnage…
— Vous aviez prévu un nom… Je comprends…
— Vous ne comprenez rien. Vous n’êtes pas prévu pour ça.
— Vous allez me tuer… Ce n’est pas difficile…
— Que oui ! C’est la chose la plus difficile à exécuter quand ce n’est pas la bonne solution. Je vous abandonne plutôt.
— Mais où irai-je ? À l’Instituto dont je sors, perclus de douleurs inexplicables ? Y passer le restant de mes jours, sans compter les nuits… dont la dernière… Argh ! Cette dernière nuit qui n’est pas censée l’être ! Et ce jour qui ne finira pas ! Vous me faites peur, Frankie !
— Ne m’appelez pas Frankie ! Frankie était un…
— Je sais qui était Frankie. Désormais, je vous appellerai « inspecteur »…
— Mais je ne le serai plus demain… Un dernier rail… ?
— Vous abandonnez Roger à son sort ? Que va devenir votre tata ? Qui fleurira la tombe de tonton quand elle ne sera plus là ? J’aimerais tellement jouer un rôle dans cette saga familiale ! J’y suis presque parvenu…
— En tant que complément d’objet… Pas en tant qu’auteur… qui est sujet. Le Verbe est notre seule distinction. Si on s’y tenait… ? Mais l’échec est inévitable. A-t-on perdu ce temps ou au contraire a-t-on profité de lui pendant qu’il passait ?
— J’ai les testicules qui remontent… Deux rails pour ne pas se condamner au funambulisme ! »
Je respirais plus calmement maintenant. Frank ne m’avait pas débranché. Ces survies artificielles se proposent trop évidemment à l’assassinat. Nous n’avions peut-être pas tout réglé, mais le temps s’éloignait sensiblement de sa limite négative. On redevenait des êtres sociaux. Ensemble. Sans Roger. Sans espoir de recommencer avec la même hallucination permanente. Mémé y veillerait si on y mettait du nôtre. On pourrait s’enculer joyeusement les uns les autres sans risque de participer au repeuplement. Comme si la mort n’avait pas de sens et que la société pouvait en trouver seulement dans l’angoisse et les gestes « regrettables ».
*
Qu’est-ce qu’il était… ? Huit heures du soir… ? Dans ces eaux… On était en train d’avaler un clafoutis arrosé de rhum des Tropiques, évoquant les mousquetaires du roi sans avoir jamais lu le bouquin de Maquet. On avait vu le film, mais pas le même. La vieille jouait forcément d’Artagnan. Mais Roger… ? Qui était-il des trois qui donnent le titre… ? Le rhum possède des vertus que l’ascète méconnaît à tort. En plus, ça ne rouille pas les victimes du terrorisme qui profitent de la technologie de pointe pour revivre avec les autres sans risquer le chômage ou l’exclusion. On peut même se faire aimer si on prend la précaution de ne rien caresser avec l’acier et les fibres composées. Ce qui compte, disait la vieille, c’est ce qu’on a « là-dedans »… ! Pas « à l’intérieur »… ! Des fois c’est dehors et on n’y peut rien… ! Mais on apprend vite à « faire avec »… ! Mais, ajouta-t-elle parce que je n’en étais pas encore « là », elle parlait théoriquement, et non pas par expérience comme j’arriverais à le faire si je survivais aux risques encourus pour cause de maintenance expérimentale. Frank se taisait. Il avait un côté caché, et pas seulement à droite de son visage qui sentait le cambouis d’une cicatrisation hâtive. Rien sur sa queue !... La mienne était à nu, comme on met le cœur quand on n’a plus grand-chose à dire. Son aspect d’asperge sauvage cramée par le soleil du désert faisait de mes couilles deux rochers couverts de cactus près à l’emploi mescalinien. Roger avait survécu à l’explosion du pavillon de chasse des Surgères, mais dans quel état… ? Frank refusait d’en parler et la vieille n’en savait rien : elle ne connaissait pas Roger. Elle ne savait même pas s’il était à la hauteur des enjeux de l’écriture contemporaine. Et se demandait comment, avec le temps qui m’avait été donné en rabiot, je n’avais pas moi-même atteint au moins le seuil de cette Connaissance qui promet, faute de postérité, au moins un adoubement sur la place publique. Et sans échafaud !
« Je ne sais pas où j’en suis, bafouillai-je dans le goulot aux saveurs caraïbes. J’ai l’impression d’avoir vécu en prison toute ma vie et d’en sortir maintenant que j’ai besoin de tout le monde. Ça m’empêche d’écrire !... Je parle dans le micro (qui est sans doute branché en ce moment-même) et le Monde entre en résonnance avec ma voix, mais pas avec ce que je dis… ! Ce n’est pas un sixième sens qui m’anime, comme ce bon vieil Ernest, mais une glande supplémentaire… Ce n’est pas un cadeau !... Ni un handicap. C’est une maladie !... C’est parce que je suis malade qu’on veut me sauver. Même Dieu veut me sauver. Sa main m’a déposé doucement dans les débris du crash. Et il m’a envoyé Élise coiffée d’une perruque rousse pour tromper ma vigilance sinon je me noyais avec la comtesse. Et cette barque qui est venu accoster les ruines du pavillon… ? Comment vous expliquez ça… ! Ça ne s’invente pas !... C’est du vécu comme on en témoigne que rarement au cours des quelques décennies qui nous sont octroyées par décret !... Personne pour me dire quand je serai exécuté !... Et par qui… ? Je ne vous connais pas comme je me connais !... Alors que ça devrait être le contraire… !
— Mais le contraire de quoi, bon Dieu… !
— Le verre vide !... Ou cassé par inadvertance… Du coup, je monopolise la bouteille !... Je me demande dans quel cul je vais la fourrer quand elle sera vide…
— Vous feriez bien de penser à autre chose, Julien. Vous vous faites du mal.
— Avec mon anus en fibre de carbone polyinsaturé !... Jamais ! Pas une douleur qui menacerait mon existence de connaissance absolue !... Le gode prévu par la procédure de réhabilitation est truffé de connexions si annexes qu’on ne revient pas du voyage sans souvenirs. Vous ne connaîtrez jamais ça !
— Je retourne à l’hosto avant Noël… pour une énième opération dite esthétique… J’ai perdu ma beauté naturelle, la seule qui compte, comme si on me contraignait à user de maquillage pour tromper le client sur mon âge…
— Et la queue… ?
— Quoi la queue… ? Je ne m’en sers plus que pour pisser et impressionner les enfants à la sortie de l’école…
— Tu fais ça, Frankie !... Ou c’est juste que tu en rêves… ?
— Je n’ai jamais autant rêvé que depuis que je suis victime du terrorisme, en admettant que le pavillon de chasse des Surgères ait été piégé par un colis islamiste… D’autres hypothèses se présentent à l’esprit, mais le Parquet…
— Il est passé où, Roger… ? Quel mauvais roman que celui qui égare un personnage corps et âme sans que tous les moyens soient mis en œuvre pour le retrouver… !
— J’y pense… Mais je suis limité… par Roger lui-même !... Sans lui, on n’avance plus. On quitte le monde ordinaire des rues et des ressources économiques pour faire semblant de mourir quelque part au fin fond de la Nation où la gendarmerie ne sait même plus écrire correctement la langue nationale. Ne me regardez pas quand je dis ça ! »
Ce genre de conversation… ou une autre… en remplacement de quoi ?... La nuit tombait avec la pluie, en gouttes noires et sonores. On n’a pas idée d’installer des instruments de percussion sous prétexte de toitures bon marché et de flaques qui annoncent les inondations. Les vitres jouaient à entraîner dans la colonisation les cavalcades républicaines et leurs spectateurs décervelés. Le vent s’invitait lui aussi, tourbillonnant à cause des feuilles qui avaient connu l’automne avant de passer l’hiver dehors et sans abri digne de ce nom. Un volet claquait obstinément. Impossible de sortir pour les fermer. Ouvrir une fenêtre équivalait à laisser entrer les idées noires que la solitude inspire aux bois et aux champs ravagés par les rus en rage. On veut réécrire Les trois mousquetaires façon moderne et il en manque un, ce qui fait trois : le compte n’y est pas ; tragédie du roman contemporain. Le pauvre romancier sacré chevalier ou évêque n’est primé qu’à travers le spectre d’un illustre prédécesseur qui a laissé sa trace pour qu’on ne l’emprunte plus, qu’on n’y perde plus son temps et qu’on cherche ailleurs ce qui ne s’y trouve pas. La vie conditionne l’existence. Ça devrait être le contraire. Mais on n’y arrive pas. Alors les uns produisent ce que les autres imaginent pour exister mieux que les uns. C’est tout ce qu’on peut espérer de la vie : une mort à point nommé.
« Plus de rhum ! s’écria la vieille en froissant la dentelle de sa poitrine (elle avait dit « plusse » pour éviter une confusion qui n’aurait de toute façon pas duré). Mais il me reste de la gnole à gogo…
— Quoi ! Au fond du jardin… ? Derrière le cumulus… ?
— En parlant de cumulus, ta bagnole est à la porte… Je la vois d’ici parce que quelque chose clignote vert sur le perron…
— Vert ! Oh ! Nom de Dieu ! Bonne ou mauvaise nouvelle ! »
On n’ouvre pas sans précaution une porte que le vent prétend pousser de son côté. Il fallait faire appel à mes pouvoirs cybernétiques. Mais pas avant que la vieille n’eût soigneusement consulté le manuel de l’utilisateur expérimenté. Elle se souvenait vaguement d’avoir entendu parler de ça pendant le stage de formation. Mais les batteries étaient vides. J’étais branché. Je ne pouvais pas aller plus loin que la porte. Frank mesura la distance. Pouvait-on prendre le risque de me débrancher juste le temps d’intercaler une rallonge entre la prise et le câble officiel ? Il s’impatienta et arracha le cahier à sa tante qui se laissa tomber dans le canapé en soupirant comme si la mort venait de la visiter.
« Quelle importance tout ça ? dit-elle en laissant des bulles se former sur son menton poilu.
— C’est important pour moi ! grogna Frank qui tournait les pages dans tous les sens pour en trouver un.
— L’égoïsme finira par te jouer un tour pendable, mon petit…
— Je ne suis pas ton fils !
— C’est en tout cas ce qui est écrit dans l’État civil… Comment expliquer alors…
— On ne peut pas le débrancher si les batteries ne prennent pas le relai de l’alimentation électrique nécessaire à la permanence de la mémoire… Quel baratin commercial ! On a envie de ne pas y croire…
— On ferait bien pourtant si ce que je souhaite le plus au monde, c’est continuer de survivre malgré tout…
— Ne vous inquiétez pas, Julien… la porte finira bien par céder aux sollicitations du vent et à la poussée exercée par la bagnole… Ne vous occupez pas de ça. C’est une affaire entre Frankie et moi… »
Elle se leva péniblement et plia le manuel entre les mains tremblantes de son neveu. Elle colla ses yeux jaunes sur les yeux verts du policier en transe ontologique. Il semblait en effet s’être détaché de lui-même, comme le spectre quitte le cadavre pour se dissiper dans l’atmosphère étouffante de la chambre mortuaire. Mais il ne réagit pas physiquement. Il demeura immobile, presque nonchalant, ailleurs qu’à l’endroit-même où quelques instants auparavant il avait voulu être le seul à prendre des décisions. Il tenait le manuel comme un missel. Ses mains avaient vieilli. Il n’y manquait qu’un chapelet. J’ai cru qu’il allait se mettre à pleurer. La vieille me lança un regard sévère, comme si elle ne savait pas que je n’étais pas encore programmé pour apprécier la douleur des autres à sa juste valeur. Elle ne se sentait pas responsable de ne pas avoir chargé les batteries. Elle n’avait pas prévu que la bagnole de son neveu s’amènerait devant la porte pour annoncer qu’elle avait reçu des nouvelles du Centre. Ou du Milieu… Ou de cette obscure institution qui agit par rayonnement de principes connus de tous. Elle cajola son neveu d’une main experte, sans toucher à sa queue qui demeurait un mystère pour moi. Pour elle… je ne sais pas…
« C’est au vert, bredouilla Frank. Un message du Centre. Il faut que j’en prenne connaissance. Il s’agit sans doute de Roger, vous comprenez… ?
— Ça m’étonnerait, dit la vieille comme si elle parlait du haut de son estrade et qu’elle allait, craie en main, se livrer à une démonstration qui changerait le cours de l’histoire en jeu ici.
— Qu’est-ce que vous en savez… ? grognai-je parce que Frank m’inspirait maintenant de la compassion.
— Parce que je sais où il est, votre Roger, mes petits… »
Elle installa alors le système de miroir sans une seule hésitation, preuve qu’elle avait appris. Ensuite elle nous plaça, Frank et moi, devant : Frank à gauche et moi à droite. Les miroirs pivotèrent en grinçant sur leurs charnières complexes. Petit à petit, la partie brûlée de nos visages respectifs diminua jusqu’à disparaître totalement. La jonction entre les deux parties saines s’estompa sous l’effet d’un plugin Photoshop. La vieille nous tapa sur l’épaule, en même temps :
« Alors les petits… ! Qu’est-ce que vous voyez ?
— Roger ! »
Les questions de filiation ont compliqué à l’envi les romans de William Faulkner. Mais chez nous, on est resté entre blancs, ce qui a simplifié les choses. Cependant, Frank et moi n’entretenions aucun lien de parenté. J’avais émis cette hypothèse sous le coup de l’émotion causée par la vision d’un visage reconnaissable entre tous ceux que ma mémoire colportait depuis longtemps. J’avais donc été victime d’une hallucination quand j’avais vu de visu ce personnage évoluer chez les Surgères dont il était (je m’en souviens comme si c’était hier) l’avocat de famille !... Je l’avais même rencontré in corpore sano chez Juliette où j’habitais en tant que compagnon en titre. J’avais halluciné !... Et de façon permanente !... Théorie qui collait parfaitement avec l’idéologie nationale en vigueur. Je devais me résoudre à en accepter la réalité. Ma queue s’en est réduit de moitié. Comme si j’avais froid. Alors que le feu pétillait joyeusement dans la cheminée. Frank me regarda avec des yeux désespérés :
« Vous n’allez pas croire ça, Titien… ou qui que vous soyez ! Moi-même j’ai…
— Il faut vous rendre à l’évidence tous les deux, dit la vieille qui exultait comme si elle venait d’obtenir un diplôme. Roger Russel n’a jamais existé que dans vos têtes : celle du poursuivi et celle du poursuivant.
— Faut-il en conclure que j’ai tué Alfred Tulipe… ?
— On n’a pas besoin de ça (Frank désignait le système de miroirs) pour confirmer les soupçons de mes collègues italiens… Qui me dit que nos visages n’ont pas été… façonnés pour se prêter à ce jeu… ridicule !
— Mais dans quelle intention… ? émis-je d’une voix poussive.
— Je vais ouvrir la porte sans vos compétences ! Laissez-moi agir !
— Mais le vent ! La bagnole ! Ah ! Je prévois une nouvelle catastrophe ! Et cette fois, je ne m’en tirerai pas ! N’ouvrez pas cette porte ! Ne croyons que ce que nous voyons…
— Ce que je vois, c’est que ma radio clignote vert !
— Et vous croyez que la bagnole est venue de son propre gré frapper à notre porte… !
— Julien a raison… dit la vieille. On va d’abord recharger ses batteries. Et pendant ce temps, on réfléchira ensemble, comme les trois mousquetaires…
— Quoi ? Sans…
— Si je suis d’Artagnan, dit la vieille, vous ne saurez jamais qui est Roger, sauf si vous continuez de réfléchir paisiblement et logiquement devant l’image que vous renvoie ce miroir composite. C’est une question de trois ou quatre heures, pas plus. La charge minimum suffira… si on ne perd pas du temps une fois dehors…
— Et comment on le perdrait ? marmonna Frank. On peut savoir… ?
— Tout dépend du message transmis par le Centre… Et s’il nécessite une réponse. Tu ne peux absolument pas envisager de sortir dans l’état où tu t’es mis ! On a besoin de Julien ! Ou plutôt de son exosquelette.
— Et des batteries, » ajoutai-je pour conclure.
*
Si on réussissait à sortir comme le prévoyait la vieille (batteries chargées), je pouvais pousser jusqu’à la cabane derrière le cumulus et en ramener deux ou trois bouteilles pour finir la soirée en bon coucheurs. Mais le tonton aujourd’hui mort et enterré avait monté la porte à l’envers, pas sens dessus dessous, mais elle s’ouvrait à l’extérieur, sur le perron. Or, la bagnole s’appuyait contre elle et ne donnait pas l’impression de se laisser emporter par l’eau qui, une fois de plus, montait à tel point que l’escalier du perron avait les pieds dedans. Je me suis mis à trembler de l’intérieur. Une angoisse trouble comme l’eau des rives herbeuses des rivières et des rus que j’avais eu l’occasion, au cours de mon existence, de fréquenter le plus souvent dans les circonstances d’une fugue ou d’une fuite.
« Va falloir passer par le grenier, » dit la vieille.
Elle connaissait sa maison. Frank donna un coup d’épaule dans la porte, mais tonton avait prévu que ça arriverait tôt ou tard, le jour où il s’est aperçu que la porte s’ouvrait dans le mauvais sens, qui était le jour même de son installation dans le vieux chambranle qui avait connu plus rustique. Mais déjà la vieille gravissait l’escalier, jupes relevées autour de ses jambes cagneuses et poilues. Frank la suivit, ce qui m’était interdit par le câble de recharge. J’ai entendu leurs pas pesants sur le plancher. Ils se frayaient un passage dans un fouillis de vieux souvenirs dont certains appartenaient à l’enfance de Frank. Ils en mettaient du temps ! Je ne connaissais pas la topographie des lieux. Je ne pouvais que me laisser inspirer par ce que je savais de la vie à la campagne qui est marquée, plus que tout autre, par le passé et ce qu’il suppose de pauvreté assumée. Là-haut, Frank se battait avec un verrou et rien pour lubrifier. J’estimais le saut à quelques trois mètres au-dessus du toit de la bagnole, si jamais il ne lui prenait pas l’idée de se recevoir sur la dalle du perron. Il y avait de la fracture dans l’air…
La vieille réapparut dans l’escalier. Elle le descendit comme une gamine de dix ans, disparut dans la trappe de la cave et remonta avec un marteau qui avait dû en mater plus d’un, fer. Quelques secondes plus tard, les coups résonnèrent. C’était des coups de citadin, imprécis et manquant de netteté. Mais le volet s’ouvrit. Je l’entendis grincer sur ses gonds ancestraux. La pluie devait cingler sur le visage de Frank. Ce n’est pas désagréable, la pluie, surtout sur la partie calcinée du visage. J’en ai eu envie moi aussi. Il prenait le temps ou hésitait, selon que ses cicatrices en redemandaient ou que le toit de la voiture le retenait d’esquinter un bien appartenant, selon le cycle des valeurs républicaines, à tout le monde mais pas à lui. Je m’attendais à un boum et à de la tôle froissée. Mais ce fut la porte d’entrée qui s’ouvrit et la vieille entra avec un parapluie qu’elle ne réussit pas à fermer. Dehors, Frank courait après sa bagnole qui prenait la poudre d’escampette sur un mince filet d’eau boueuse et déchaînée. La pente l’entraînait en aval de la rivière voisine, à l’opposé du cumulus qu’il était utile et nécessaire de contourner pour atteindre la cabane du jardin et ses contenus distillés. Il paraissait même que la vieille s’adonnait à des cultures illicites.
« Il est devenu fou ! s’écria la vieille en balançant le parapluie ouvert au milieu de la pièce qui servait de salon, de cuisine et de salle de jeux télévisuels. Vous êtes rechargé, comme en témoigne ce voyant. »
Elle tira sur le cordon. J’eus un vertige, mais sans chute car je me tenais dans la position du fœtus au milieu des coussins du canapé. Elle me tapota les joues avec ses dures paumes de travailleuse manuelle. Je revenais…
« Suivez-le ! Et veillez à ce qu’il ne s’aventure pas trop loin. La rivière n’est pas bien méchante ici. Là-haut, c’est la débâcle. Mais on n’a jamais eu de gros ennuis avec l’eau. Jamais au-dessus du genou. Faut se méfier des trous. Et des racines. Sinon, on ne craint rien. Il n’y a jamais eu de problèmes par ici. Suivez-le et empêchez-le d’aller se mettre dans le pétrin. Il n’a jamais eu de chance. Depuis tout petit, il s’attire les ennuis alors que personne ne les a vu arriver. Mettez-vous en mode insubmersible et rattrapez-le avant qu’il se perde dans la nuit… »
Elle se pencha pour activer le mode de fonctionnement en question. Il devait y avoir de la gnole au grenier. Mais elle n’en avait pas descendu. C’était sa réserve secrète. Elle me regarda enfin droit dans les yeux :
« Vous n’avez pas peur, Julien… ?
— Ya pas un mode immortel sur cet engin… ?
— C’est la mort qui vous turlupine ces temps-ci, hein ? Ça devait arriver. Je les ai prévenus. Rien n’est prévu en cas d’angoisse limite. Rien contre la peur de la mort ni contre les phobies sociales. Personne ne saura jamais résoudre ce genre de question, je le crains… Dépêchez-vous ! sinon vous ne le rattraperez plus ! »
Elle me poussa dehors. Il a fallu mettre les pieds dans l’eau. Ma ligne de flottaison était sous la surface. Je n’étais pas au point. J’ai eu tellement d’ennuis avec l’eau ! Avec l’air aussi, mais on s’était écrasé sur terre. Je m’en suis toujours sorti : Élise, Dieu… J’allumai ma torche. La bagnole voguait devant, à quelques dizaines de mètres. Frank était au volant, moteur arrêté et tous feux éteints. J’entendais les gémissements du démarreur. J’atteignis enfin le parechoc et me mis à pousser. Frank se retourna. Il souriait. Il savait qu’on était sur la bonne voie.
*
Le coup de feu retentit dans la nuit noire. La pluie avait cessé de tomber. Frank et moi on se regardait dans les rétroviseurs pour tenter de reproduire l’expérience que la vieille nous avait fait subir avec ses miroirs. Roger nous regardait avec des yeux qui ne nous appartenaient pas ni à l’un ni à l’autre. On était en train de s’angoisser quand la détonation a pris la place de tout ce qui avait de l’importance autour de nous et en dedans. On avait les pieds au sec, car nous avions gravi une pente, bien inutilement parce que la nuit était si noire qu’elle interdisait tout point de vue. Frank était le plus inquiet. Il avait l’habitude du feu. Moi, je l’avais rencontré, comme d’autres se retrouvent nez à nez avec Dieu. Il s’écria :
« Ils ont trouvé Roger ! Ils lui tirent dessus, les cons ! J’avais pourtant bien précisé…
— Mais s’il est armé… ? On ne sait rien de lui depuis qu’il ne s’est pas présenté sur le quai… Il a peut-être… changé… »
Frank me regarda comme si je venais de prononcer un verdict que le procès n’avait pas envisagé. Reconnaissait-il que Roger n’existait pas ? Sauf si on s’exposait au reflet du double miroir inventé par la vieille. Et dans ce cas, la balle n’avait pas atteint un des rétroviseurs ! C’était l’évidence. On nous tirait dessus. On se jeta dans le premier buisson. Il faisait noir là-dedans. Et le silence… le craquement des branches et le frémissement des feuilles qu’on froissait entre nous… Nous attendîmes un second tir. Frank réfléchissait. Il sortit brusquement du buisson. Il alluma sa torche, prenant le risque de se faire descendre si, de loin, les gendarmes le prenaient pour Roger. Ils y croyaient, eux, à son existence !
« Continuons, dit-il. C’est par là. J’en suis sûr. Suivez-moi.
— Vous feriez bien d’éteindre ça ! On va nous prendre pour cible.
— Allez, Titien ! Comme quand on était gosse ! »
Il imita le cri de ralliement des Mohicans. Il ne prenait pas l’affaire au sérieux. L’alcool et les substances additionnelles ingurgitées dans l’épisode précédent lui inspiraient des poésies d’un genre nouveau, pour moi en tout cas. Je le suivis. Le chemin continuait de monter. À ce train-là, on finirait par descendre. Et pour aller où ? Retourner dans l’eau en attendant que la pluie reprenne ? Nous avions abandonné la bagnole au point le plus haut, sous un arbre. Elle n’y était pas à l’abri de la foudre. Mais je n’en parlais pas. La situation était bien assez compliquée ! Nos pas crissaient dans la caillasse mouillée et glissante. Je faillis me ramasser plusieurs fois mais chaque fois la main de Frank m’épargna cette humiliation. Mes prothèses grinçaient comme un mauvais présage.
« Je les vois ! s’écria Frank en me secouant comme si c’était moi qui portais les fruits. Ils sont là, en bas ! Tout feux éteints ! Ils sont à l’affût. Je les connais ! Soyons prudents, mec ! »
Il se baissa et je l’imitais, sans cesser de grincer. On aurait pu prendre cet inconvénient mécanique pour un pépiement d’oiseau. Frank jouait avec la torche. Ils avaient un code commun entre police et gendarmerie. L’autre répondit dans le même silence zébré de lueurs qui clignotaient sous les nuages. Frank se montra. L’autre ne tira pas. Il agita même sa lampe et soudain, il détala.
*
Il arriva sur nous en moins de deux. Il n’avait jamais couru aussi vite ni affronté une pareille pente. Il n’avait jamais affronté les pentes qu’en descente. Et à bicyclette, comme dans la chanson. On n’avait rien sur nous pour le remonter. Il dut se contenter de quelques paroles réconfortantes. C’est Frank qui les prononça. Il avait l’habitude. Des gens terrorisés, il en avait rencontré des tas, en mission comme chez lui. Le gendarme (c’était le Chef) exhiba son paquet de cigarette trempé. Il avait chuté dans une flaque plus profonde que prévu. Même son pétard était mouillé. Non, ce n’était pas lui qui avait tiré. C’était Grobec, son maréchal des logis attitré.
« Mais il a tiré sur quoi, nom de Dieu ! beugla Frank en secouant le colbac du pandore.
— Sur un homme ! Je lui avais dit de ne tirer que sur les animaux. Pas sur les oiseaux ni les chauve-souris… parce qu’il est en formation et il n’a pas bien compris qu’une cible mobile exige de l’expérience. Tout feu tout flamme !
— Sur quel homme il a tiré… ? Pas celui qu’on recherche, au moins… ?
— Il faisait noir…
— Sûr que c’était un homme… ?
— Ça ne peut pas être le nôtre, » dis-je sans vouloir me mêler à la conversation.
Leurs yeux injectés de larmes me dévisagèrent du côté droit. Qu’est-ce que j’entendais par : Ça ne peut pas être le nôtre… ? Le Chef se demandait si j’avais des informations qui ne lui étaient pas parvenues ; Frank cherchait vainement un moyen de m’empêcher d’évoquer l’expérience des miroirs. J’étais pris entre deux feux. Mais cette fois, Dieu n’était pas là pour m’épargner la souffrance d’une crémation totale. Je tentai un sourire, pour voir venir…
« Il est où ce con de Grobec ? dit Frank pour détourner l’attention du gendarme qui commençait à me soupçonner d’en savoir plus que je n’aurais dû.
— Il est à sa poursuite… Révolver au poing. Il est fonctionnel, le sien ! Il s’en servira encore si la cible se retrouve dans sa mire. Je commence à le connaître…
— Il va le tuer ! grogna Frank en relevant le gendarme qui aurait préféré rester assis.
— Mais tuer qui ? dit le Chef.
— Alfred Tulipe, pardi ! »
Ça, c’était moi. Ça ne pouvait être que moi. Le Chef clignota comme s’il avait des problèmes de connexion avec la réalité des faits :
« Il s’appelle Alfred Tulipe… ? J’avais compris Roger R…
— Mon ami, comme vous le constatez, a des problèmes qu’il vient soigner à la campagne. »
Frank secoua mes bielles sans ménagement.
« Sans ça, il ne peut pas se mouvoir. Ni même penser.
— Ça augmente les capacités cognitives… ? s’étonna le Chef. Qu’est-ce qu’on ne fait pas de nos jours pour emmerder la population ! Comme si on avait besoin de penser plus !
— Mais je suis… Je suis écrivain… Certes inédit… Mais tout de même… J’ai besoin…
— Laissez-vous faire si vous voulez ! » conclut le gendarme.
Il prit la tête de la colonne et redescendit le sentier. Nous trottions derrière lui. Bientôt, nous aperçûmes le fourgon. Le Chef dut s’expliquer :
« C’est les fils… Vous savez : les fils du gyrophare. Ah ! mais l’idée de la pince coupante est de vous, monsieur l’inspecteur ! Et bien il ne fallait pas les couper…
— Ah ! je regrette, objecta Frank. Je n’ai jamais dit qu’il fallait les couper tous ! Jamais je ne dirais une chose pareille à un stagiaire, moi !
— En tout cas, la sirène ne s’est pas déclenchée, jubila le Chef.
— C’était peut-être les fils de la sirène…
— Comme vous dites. »
Ensuite il y avait eu la panne. La jauge indiquait que tout allait pour le mieux du côté réservoir. La batterie était morte, voyant éteint et tout et tout.
« Et la nuit nous est tombée dessus… continua le Chef.
— …quand ce type a surgi de l’ombre où il se cachait, poursuivit Frank dans le même sens. Vous avez vu son visage… ?
— Dans le noir ! Que nenni !
— On peut reproduire l’expérience des miroirs, non ? » proposai-je aussi naïvement que possible.
*
Tout en marchant derrière Frank qui tenait la torche, le Chef n’arrêtait pas de rognonner et j’entendais ceci :
« Des miroirs ? Quels miroirs ? De quoi parlait-il… ? Non… De quoi a-t-il voulu parler ? Je sens que cette histoire n’a pas fini de m’éloigner de la retraite… »
La torche éclairait un sous-bois. Grobec en avait pris le chemin, d’après le Chef, à la suite du fuyard qui, il en était certain, ne pouvait pas avoir été atteint par la balle. Elle s’était perdue, comme toutes les balles que tiraient Grobec à l’entraînement avant d’être dispensé de tir.
« Il est dispensé et porte une arme ? s’étonna Frank sans cesser de scruter l’ombre qu’il éclairait sans calcul apparent.
— Ça arrive, dit le Chef. Moi-même…
— Vos gueules ! J’entends du bruit ! »
Et nous voilà accroupis comme dans un café turc. Inutile de se planquer dans un buisson. Le noir était complet. On entendait un froissement de feuillage. On s’approchait de nous. Le Chef avait la main sur son étui, inutilement. Frank empoignait sa torche par l’autre bout, la brandissant comme une matraque. Rien que des trucs que tous les flics connaissent. De mon côté, derrière les autres et dans un buisson malgré tout, j’étais en mode pause, à peine audible si on ne collait pas l’oreille sur mes outils de reproduction. Une silhouette se détacha enfin de l’ombre. On distinguait nettement le pétard en position de tir rapide. Frank jouait avec la prudence, dangereusement. Si c’était Grobec, il risquait gros (Frank) à lui envoyer la lumière de sa torche en pleine gueule. Et si c’était Roger ? Cette incertitude m’étreignait la gorge tandis que plus bas je m’ouvrais comme une huître. J’avais une folle envie de m’exprimer, rien que pour en finir. Je n’avais pas connu la guerre, mais on m’en avait parlé. Et puis j’avais vécu de près les menaces de l’eau et les conséquences du feu. Dieu m’avait déposé sur terre. Il m’avait envoyé Élise que j’avais fini par abandonner à son Paris des ruelles crasseuses et pourtant chics. Puis :
« Je sais que vous êtes là… Je vous sens… Je vous préviens, je suis armé… Et je sais que vous ne l’êtes pas. »
C’était la voix de Grobec. Le chef ne pouvait plus se retenir :
« Je suis armé, Grobec, espèce de triple idiot ! Et ce que vous savez, c’est que je suis tombé dans l’eau… ! »
La torche de Frank illumina la clairière comme dans un spectacle de music-hall. Grobec nous braquait. Il n’en croyait pas ses yeux. Frank nous éclaira tour à tour. Le visage de Grobec parut fondre au fur et à mesure qu’il revenait dans le monde qu’il avait connu pour ne pas le quitter. Son arme chuta dans l’herbe caillouteuse. Le chef était debout. Il se plia pour ramasser le pétard et le glissa dans sa ceinture sans autre précaution, comme dans un film.
« Alors, dit le Chef à son binôme, c’était Roger Russel ou un autre… ?
— J’ai jamais vu Roger Russel… couina Grobec.
— On ne sait même pas ce qu’on cherche, dit le Chef. Vous avez une photo… ?
— On connaît maintenant le jeu des miroirs, dis-je. Révélateur de la connerie humaine toute contenue dans un roman.
— C’est peut-être pour ça que personne ne veut publier les vôtres… »
*
Le Chef caressa peut-être longuement l’aile de son fourgon en panne dans les eaux printanières du chemin dans lequel il s’était engagé sans carte ni même une idée de l’endroit où il exerçait sa profession de foie depuis quelques mois à peine. Il avait atterri dans la contrée à la fin de l’automne et il avait été émerveillé par la couleur inimitable des bois et des taillis. Les ciels du soir l’impressionnaient particulièrement. Un autochtone, en guise de paroles de bienvenue, lui avait déclaré : « C’est fou comme un gendarme peut ressembler à un autre gendarme ! » mais ça n’avait rien changé au contenu du procès verbal. Il me racontait ça en caressant les courbes de son fourgon et me disait aussi :
« On ne peut pas en rester là ! Grobec lui a tiré dessus… Il l’a peut-être blessé…
— Je ne le lui conseille pas ! grogna Frank qui vérifiait l’état de son propre pétard.
— Si c’est fait, c’est déjà fait ! hennit Grobec (le verbe braire n’a pas de participe passé). Mais je n’ai pas assez d’entraînement pour…
— Il en est dispensé, dit le Chef qui regrettait toujours d’avoir à le répéter.
— On va suivre sa trace, dit Frank qui ramena doucement la culasse.
— C’est pour qui, ce pétard ? fit le Chef qui s’amusait ou pas selon l’angle de prise de vue. Pas pour Grobec, j’espère. Il ne mérite pas ça. Même si…
— Elles sont où les traces ? fit Grobec pour changer le sujet d’une conversation dont le principe était à l’origine de son engagement. Il pleut tellement que la terre les emporte aussitôt qu’elles sont… tracées…
— Vous n’avez qu’à renifler, dit Frank sans douceur. On ne dit pas d’un flic qu’il est un chien, mais un limier.
— Et fin avec ça ! » m’exclamai-je.
Je ne sais pour quelle raison profonde, je me sentais responsable de cette situation à la fois grotesque et tragique. Grotesque parce que nous allions en compagnie de pandores et tragique parce que Roger était peut-être blessé par le plus nase d’entre eux. Je n’avais jamais observé une pareille tête. Elle était étroite et en hauteur, comme si la sage-femme l’avait attrapée à pleines mains pour tirer dessus, les pieds callés de chaque côté de l’ouverture criante. Et ça avait donné un gendarme qui ne connaîtrait pas l’avancement ni la gloire. Le moment était certes mal choisi pour penser à ça (la mère), mais j’y reviens toujours en cas de situation sans autre issue que la ligne droite et en avant. Frank me tapota l’épaule dont le vêtement chuinta sous la pression. Il pleuvait vertical et dru. Les branches se pliaient comme sous la neige et elles formaient des torrents dont quelques-uns qui harcelaient le toit du fourgon. On ne pouvait pas continuer à bord de la petite auto de Frank qui n’était pas équipée pour la brousse. Et comme il prenait le commandement des opérations, il ne nous restait plus qu’à le suivre. Il envoya un message codé quelque part dans sa hiérarchie, ce qui parut satisfaire le Chef qui savait se montrer ferme si l’occasion l’exigeait. Grobec n’avait qu’à en prendre de la graine. Il (Grobec) tenait encore son pétard à la main, mais le Chef lui avait montré comment actionner le cran de sécurité et plaquer l’index contre le canon au lieu de chatouiller une détente toujours sensible, surtout à cette heure et sous la pluie. La forêt (car le bois du début s’était changé en forêt impitoyable et peuplée plus qu’elle n’en avait l’air) commença avec la disparition aussi soudaine qu’imprévue du chemin qui nous avait guidé jusque dans ces parages de roman gothique. Frank marchait en tête, sans machette mais brisant tout ce qui pouvait l’être pour ouvrir le passage aux deux pandores qui brandissaient leurs armes. Je suivais à distance car je n’étais pas chaussé pour la circonstance. La pluie était tantôt tiède tantôt glacée, en fonction, me sembla-t-il, de la direction du vent qui secouait sans ménagement la broussaille et les feuillages que l’ombre rendait impénétrables. Le faisceau lumineux de la torche, traversant le tissu inextricable des gouttes, explorait des reflets de feuilles et de troncs, un vrai cauchemar dantesque. Il ne manquait plus que l’apparition des damnés pour donner à cette séquence de nos existences respectives tout le tragique effet de manche qui leur faisait défaut. J’y pensais aussi. Mon esprit n’était plus en vacances. Il n’en revenait pas non plus. Exactement comme mes rares voyages avaient été interrompus par un évènement hors du commun. Et de traces de Roger sur ce sol que l’eau ravinait avec rage et minutie, rien !
Alors comment cette flaque de sang n’avait-elle pas été dissoute par cette eau qui tombait du ciel, des arbres et arrivait de toutes parts sur ce sol indéfinissable ? Nous nous penchâmes comme un seul homme pour examiner le phénomène. Ce sang n’avait pas encore coagulé, preuve qu’il était frais. Frank le trouva même chaud. Il était accroupi, la flaque sous les genoux, et regardait Grobec comme s’il était en train d’en préméditer l’assassinat déjà maquillé en accident de chasse avec la complicité du Chef qui craignait d’être exécuté lui aussi s’il ne tenait pas sa langue comme il savait en retenir les critiques chaque fois qu’il avait affaire à sa hiérarchie.
« Comment savez-vous que c’est le sang de monsieur Russel… ? dit le Chef qui ne mesurait pas encore la dangerosité de la situation. C’est peut-être celui d’un animal… Grobec ?
— Oui, chef !
— Vous avez bien regardé avant de tirer… ?
— Pas… Pas tellement… Chef !
— Vous avez tiré sans identifier la cible ? Mais qu’est-ce que vous avez appris à l’entraînement ?
— J’en suis exempté… chef ! »
Le genre de conversation qui n’avait pas sa place dans le récit en cours et qui avait le don de mettre Frank Chercos dans un état proche de celui qui explique pourquoi on assassine sans préméditation.
« Suivons les traces ! dit-il en se levant et se remettant en marche sans baliser le terrain.
— Mais quelles traces, nom de Dieu ! » me demanda le Chef.
On n’avait pas de traces (du moins si on se fiait à nos yeux éberlués par le défrichement systématique opéré par Frank dans la broussaille), mais on avait du sang. En flaque. Et préservée de la pluie et du ravinement des eaux. Par miracle, si on en croyait ces mêmes yeux. Six, tout de même ! Et Frank avançait plus vite que nous. Personnellement, j’avais perdu le Nord. Je me serais trouvé bien incapable de revenir à maison si on me l’avait demandé. Derrière nous, la forêt reprenait ses droits d’implantation, comme dans un film de Tarzan. J’en avais la gorge nouée, les testicules dedans et la parole destituée.
« On ne sait même pas s’il s’agit de monsieur Russel, me confia le Chef sans se retourner pour apprécier l’effet de ces paroles sur le masque qui dissimulait mon visage. On ferait bien de retourner au fourgon…
— Mais il est en panne, chef ! murmura prudemment Grobec qui lui se retournait sans arrêt pour s’assurer qu’on ne le laissait pas seul avec son potentiel prédateur. On n’a même pas la radio, me dit-il en collant son visage sur mon masque. Tout est kaput !
— On y serait à l’abri, dis-je. On finira bien par s’inquiéter de notre sort. Je suppose que vous avez des horaires à respecter, non… ?
— On les a… mais le respect, vous savez… ?
— C’est comme l’honneur ! s’écria Grobec qui éprouvait l’irrépressible besoin de rire de quelque chose, n’importe quoi pourvu que ce rire le sauvât momentanément des tentations liées à l’angoisse.
— Il ne voudra jamais, dis-je tout bas.
— Il ? s’écria le Chef. Mais qui ça, « il »… ? Il n’y a qu’un Il ici et…
— Vos gueules les dragons ! » rugit Frank qui avait disparu dans l’ombre qui nous précédait.
Le faisceau lumineux se rétrécissait, avançant inexorablement dans un fouillis de végétations et de pluie. Il allait disparaître si on ne se hâtait pas. Mais le Chef s’était arrêté, sans rien pour éclairer, à part le feu de son pétard. Grobec s’était pelotonné dans son dos. Le Chef me tapota comme s’il frappait à une porte :
« Vous n’avez pas de lumière là-dedans… ? Ne me dites pas que ces cons d’Amerloques n’ont rien prévu en cas de nuit…
— J’ai les batteries, mais pas d’ampoule...
— Et comment on fait sans ampoule… ? » gémit Grobec.
On n’avait pas le choix (ah ! comme la terre est atroce sur la vie !) — soit on rattrapait Frank, ce qui s’annonçait comme une tâche plus difficile qu’à l’entraînement, soit on attendait dans la nuit que le jour se fît. On ne pouvait pas raisonnablement envisager de revenir sur nos pas. Non seulement on les avait perdus mais, en admettant qu’ils existassent, on n’avait pas les moyens de les voir. Une fois de plus, accompagnant son geste d’un faible grognement de désespoir, le Chef actionna la molette de son briquet à gaz. Il était aussi mouillé que les cartouches de son pétard. Pas une étincelle. Rien ! Le choix était joué d’avance, donc ce n’était pas un choix, dit Grobec en secouant son calibre encore en état de marche.
« Vous allez tuer quelqu’un, s’inquiéta le Chef, mais sans s’interposer. Pas moyen non plus de se mettre à l’abri en attendant qu’on vienne nous chercher ou que le soleil se lève…
— Mais, chef… ! La flaque de sang… Souvenez-vous…
— Allons-y ! »
Il y avait du chemin à faire pour arriver sur le lieu du miracle. Non sans anxiété. On a beau ne pas y croire, on se pose la question. Et il n’y en a qu’une. Comment ce sang n’avait-il pas été emporté par les ruisseaux… ? Dissous sur place… ? Effacé à tout jamais… La scène du crime n’était pas une salle de séjour ni une cuisine au plancher complice des recherches scientifiquement menées pour le plus grand bien de la justice et des familles. Et puis… il fallait y arriver ! Quelques centaines de mètres dans l’inconnu, car ce que nous avions laissé derrière nous ne nous était pas plus connu que quand nous l’avions traversé. Le Chef branla de la tête pour nous interroger sans rien dire, des fois que les mots ne fissent qu’aggraver le contexte dans lequel se noyaient nos sentiments et nos pensées.
« Allons-y ! » lança-t-il.
Juste au moment où la lumière de la torche de Frank disparut ou s’éteignit ! Il n’était plus question de s’en soucier. Contrairement au briquet du Chef, je pouvais encore produire des étincelles. Facile quand on possède des pôles ! Le Chef proposa d’enflammer le jet de gaz de son briquet, quitte à se brûler les doigts. Il ne savait pas ce que c’était que d’être brûlé… Son idée ne valait pas un pet, fût-il inflammable. Et autour de nous, tout ruisselait. Or, l’eau est l’ennemie du feu. Il expliquait ça à Grobec, en termes pédagogiques digne d’un stage à Saint-Maixent, quand le maréchal des logis changea son apparence pour celle de MacGyver : il ôta son slip et, le protégeant de la pluie qui ne demandait qu’à l’imprégner de son pouvoir ignifuge, le frotta énergiquement contre l’écorce suintante d’un mélèze qui luttait lui aussi contre la pluie, mais de face, épargnant à son autre face les assauts de cette averse constante et obstinée. Autrement, de ce côté-là, il était sec et sa résine assez tiède pour se laisser cueillir par le slip tourneboulé de façon étudiée. Étudiée où ? En quelles circonstances ? L’histoire ne le dit pas. Mais le Chef en était tout guimauve et il arracha une branche pour aider à la confection d’une torche à l’ancienne, ce qui cadrait parfaitement avec la couleur locale et ses usages pérennes. Une fois façonnée, la torche fut enflammée par le briquet, lequel avait prit feu dans mes étincelles artificielles. Vous comprenez ?... Je ne vous raconte pas des craques… N’allez pas croire, monsieur…
Certes, la pluie en devint rageuse. Comme elle avait tenté de pénétrer dans la torche électrique de Frank (elle y était parvenue peut-être) par les inévitables interstices que sa construction industrielle et chinoise n’avait pas eu le temps ni l’idée de perfectionner au point de rendre l’objet parfaitement étanche, elle redoubla d’effort en s’attaquant à la flamme que nous avions inventée d’un commun accord. Mais le Chef y veillait jalousement et presque aussi rageusement. La torche était protégée par sa veste dont il tenait une basque et moi l’autre. En plus, là-dessous, Grobec avait chaud, ce qui ne manqua pas de lui rappeler le soleil de ses vacances en Espagne et des filles du Nord qui l’avaient fait rêver plus que de raison. On ne peut pas imaginer corps plus parfaits, d’après lui. Voilà comment nous alimentâmes la conversation qui accompagna nos pas sur le chemin censé nous ramener au fourgon quelque part dans un bois qui devait, si nous avions bien compris, succéder à la forêt…
*
La conscience de Grobec n’était pas tranquille. Après tout, il était aussi humain que le commun des mortels. Il n’en avait pas vu de toutes les couleurs, mais son expérience de la vie valait celle des autres s’il se limitait au cercle de ses connaissances. Nous étions dans le fourgon, à l’abri de la pluie. Et dans le noir le plus complet car le slip de Grobec n’avait pas fait long feu. On avait même failli se perdre quand la flamme avait cessé d’exister. Je n’avais pas de slip et mes chaussettes, comme celles de mes compagnons, étaient trempées. Le Chef avait un slip, mais en fibre synthétique et il était écrit sur l’étiquette qu’il ne fallait à aucun prix le soumettre à une température dépassant celle de l’ébullition, laquelle sert d’unité à la mesure de la température, ici comme ailleurs. Pas d’espoir de trouver sur nos personnes un centimètre carré de tissu en état de servir de combustible d’éclairage. Nous avons replongé dans l’angoisse tandis que la pluie semblait se rire de notre vanité d’hommes foutus d’avance. Grobec est devenu fou, courant dans tout les sens sans que nous puissions le voir. Le Chef s’est écroulé dans une flaque qui se révéla être de sang. Il la reconnut au goût, car sa langue était dehors. Et j’observai judicieusement que l’eau ne l’avait pas dénaturée. À cet endroit exact, il ne pleuvait pas et l’eau des rus le contournait par raison aussi obscure que la nuit qui nous emprisonnait dans son cauchemar éternel. Du coup, le Chef n’éprouva aucune honte à défendre son territoire sec. Il s’y assit en tailleur, comme un bonze, prêt à défendre sa nouvelle propriété à coups de revolver si c’était nécessaire. Entre les cris de dindon de Grobec et les menaces verbales du Chef, l’idée que je me faisais de la gendarmerie nationale subissait de sérieux changements d’optique. Mais tout était noir. Et de temps en temps, je produisais une étincelle, au risque de décharger prématurément mes batteries. Elle éclairait, le temps d’une fraction de seconde, les deux personnages qui m’accompagnaient et qui se livraient pour l’heure à leurs occupations les moins gratifiantes, quoique révélatrices de leur sang mêlé. Une fois de plus, nous étions à l’arrêt, avec pour seul espoir que le jour se lève.
Il ne se leva pas. Du moins pas encore. Frank semblait avoir définitivement disparu. Qui poursuivait-il ? Roger ou autre chose… Impossible d’y réfléchir tant qu’on ne serait pas sorti de cette stupide situation où il nous avait fourrés sans se soucier des conséquences sur notre santé mentale. Cette attente allait finir de la ruiner. Aucun jeu pour nous divertir. Ou quelque chose à fumer. Un sein à caresser, même avec une prothèse. Le monde nous avait engloutis dans sa mélancolie. C’est alors que la foudre mit le feu au bois. Non pas le bois qui est le petit synonyme de la forêt, mais un tas de bois surmonté de tôles que le vent avait déplacées et qui formaient maintenant un foyer digne d’un barbecue. Le Chef, couvert d’un sang qui ne lui appartenait pas, se dressa sur ses genoux. Et Grobec s’immobilisa comme si on lui avait retiré sa batterie. Le chemin s’enfonçait dans le bois. Des petits animaux le traversaient sans nous voir.
« Et si ce n’était pas le bon ? demanda Grobec qui croyait aux miracles.
— Vous nous portez malheur, Grobec ! Nous en reparlerons… » grogna le Chef.
J’ignorais de quoi il parlait et de quoi il serait question entre eux une fois de retour dans leur quartier. Moi, je me réjouissais. Je m’approchai du feu qui prenait de l’ampleur et retirai une branche dont la flamme me parut bonne à servir de torche. J’invitai mes compagnons à en faire autant, guidant leur choix, car j’avais l’expérience du feu. Et nous nous mîmes en route, à la queue leu leu, effrayant les petits animaux des broussailles et des taillis. La pluie s’acharnait comme si nous l’avions bernée de joyeuse façon. Mais notre feu était porteur de la magie des temps anciens. Rien ne nous obligerait plus à retourner dans la nuit pour y voyager ou autre chose de moins possible. Certes, Grobec hésitait encore. Il ne reconnaissait rien sur le chemin. Il prétendait en avoir observé les moindres détails à l’aller, prévoyant l’imprévu comme à la manœuvre, mais le Chef savait bien que le jeunot se vantait et qu’il n’avait aucune chance d’avancer autrement. Le fourgon, éclatant de nos lueurs sous une pluie battante, trônait au beau milieu de la clairière où il avait rendu l’âme. Ce fut à qui s’y abriterait le premier. Mais je n’en avais pas la clé !
*
Le slip du Chef était étanche car, comme il est dit plus haut, il était taillé dans un tissu synthétique. Par contre, Grobec n’avait pas prévu de slip de rechange. Il se les frottait à travers la toile mince de son pantalon conçu pour la parade au bord des routes. Mes propres couilles profitaient de la technologie waterproof dont j’étais l’expérimentateur. La pluie martelait la tôle et les vitres, surgissant de la nuit comme un animal en quête de proies. Rien ne fonctionnait à l’intérieur du fourgon, faute d’électricité. Mais en regardant à travers le parebrise, on distinguait nettement la petite lueur rouge qui émanait de la voiture de Frank, celle qu’il avait empruntée au service sans demander son avis à une hiérarchie qui n’attendait plus rien de lui. La vieille m’en avait touché un mot en pleurnichant. Et j’avais essuyé ses larmes sans chercher à en savoir plus. Le Chef, le front collé à la vitre humide, surveillait les changements de couleur du témoin lumineux, vert ou rouge selon que la radio était en attente ou qu’elle signalait une demande de connexion. Peu importait la signification de ce code binaire ! Il y avait une radio dans la bagnole de Frank et on ne pouvait pas s’en servir. Le Chef expliqua que primo il fallait casser une vitre pour ouvrir une portière et que deusio il n’était pas en possession du code secret qui permettait de connecter la radio au réseau adéquat. Le bris de la vitre ne constituait pas un obstacle, mais le code interdisait tout espoir de prévenir « les copains ».
« Et puis, bredouilla Grobec qui se les gelait, si on avait eu la clé, on serait parti en le laissant se démerder avec son copain.
— Ça fait deux clés… soupira le Chef. Une pour la radio et une autre pour le contact. Mais ce n’est pas le même type de clé. L’une est un code, l’autre un bout de métal…
— Vous nous imaginez rentrant sous la pluie avec une vitre pétée ? Brrr ! comme dit Clamence. »
Il n’y avait pas de solution immédiate à notre problème. Pendant ce temps, les « copains » passaient la nuit bien au chaud, au lit ou au bureau, mais de toute façon les yeux fermés. Grobec ferma les siens, mais son cerveau réagissait mal. Il lui donnait le vertige. C’était comme s’il avait perdu ses repères, ne sachant à quel saint se vouer. Il y avait des tas de saints dans son intimité relative de serviteur de l’ordre public. Sans slip, et avec un taux d’humidité pareil et une température proche de zéro, il ne trouvait pas le sommeil. Le Chef ne se souvenait plus de l’endroit où il avait acheté son slip. La soif le tenaillait. Même ses cigarettes étaient foutues. Quand un homme n’a plus rien à se mettre dedans, il ne lui reste plus qu’à espérer trouver assez d’inspiration pour se donner du plaisir. Pedro Phile pratiquait ça en groupe avec des partenaires de tous âges, du plus grand au plus petit. Il avait un sens de l’organisation qui le rendait désirable, dans le sens où on finissait par avoir impérativement besoin de ses services. Le Chef était épaté de savoir que j’avais permis l’arrestation de ce « pédé de merde ». Grobec comprit que tous les pédés ne sont pas aussi détestables. Heureusement, sinon les prisons seraient bien mal peuplées…
Bref, le temps passait en conversations sans véritables sujets. Les grelottements de Grobec les ramenaient inévitablement à son slip, celui qui nous avait bien rendu service, sinon on se serait battu pour prendre la place de la tache de sang qui, elle, était à l’abri de la pluie et même du froid. Le Chef, qui y avait séjourné, le confirmait : « quelque chose » la protégeait de toute pollution naturelle, comme la pluie… Si ça se faisait, aucun animal ne pouvait s’en approcher sans ressentir une terreur venue du fond des âges. Mais le Chef n’avait rien subi de pareil : au contraire, il s’y était senti le mieux du monde, comme s’il l’avait quittée pour quelque chose, un autre monde si on veut, de complètement différent de ce qu’on connaît ici… à cause de la politique qui empoisonne les bons côtés de l’existence. Grobec, qui n’en savait pas autant que lui mais qui ne doutait pas d’y arriver avant que le Chef eût tout oublié en cédant aux assauts furieux de la sénilité (à moins qu’elle se montrât plus subtile : ni l’un ni l’autre n’en savait rien), Grobec parvint à acquiescer malgré les contractions qui tourmentaient son périnée. Ah ! ce n’est pas beau, l’attente qui semble pétrir les hommes réunis pour l’occasion (et celle-ci était particulièrement inconfortable) en un seul pâton qui ne leur laissera que de mauvais souvenirs, ceux qu’on ne partage qu’avec les femmes dans l’espoir qu’elles nous plaignent et n’oublient pas pour quoi l’alcôve est faite. Nous avions l’impression que rien de cette nuit-là ne demeurerait dans notre mémoire à l’endroit des choses qui donnent un sens à l’existence. Avec ou sans slip.
« L’écrivain n’a pas le choix. Il écrit aux limites de l’existence, laquelle est bornée par la Mort et la Société. Soit il écrit sur la mort, comme Ernest Hemingway, soit sur la société, comme William Faulkner. Je ne crois pas qu’on puisse écrire autrement qu’en choisissant sa limite. Et on ne choisit pas par volition. Pas même au fil d’une intentionnalité qu’il est impossible de définir. La question reste psychologique. On n’y peut rien. Personne n’y peut rien, je veux dire que vous ne trouverez pas quelqu’un qui y changera quoi que soit. C’est ça, l’amour ! »
La pluie continuait de s’acharner sur la tôle, mais cette fois c’était celle de la bagnole de Frank. Figurez-vous que dans le fourgon, alors que nous sommeillions de concert sur les banquettes, l’eau nous a mouillé les pieds. J’ai cru revivre le naufrage avec Élise, mais sans Élise. J’ai hurlé. Le visage myxœdémateux du Chef était collé contre le mien. Il avait déjà levé les jambes pour les rassembler sur la banquette. Il me parla :
« Ah ! Vous êtes réveillé ! Ça fait un moment que je vous secoue. Grobec est sorti pour inspecter les lieux, mais je crois que le torrent l’a emporté.
— Le torrent… ?
— Le chemin sur lequel nous sommes garés est en train de se transformer en torrent ! Nous serons bientôt marins d’eau pas si douce que ça si on ne prend pas la poudre d’escampette. Regardez ! »
Je voyais vaguement une sorte d’écuelle dans ses mains et il la portait sous mon nez. L’odeur d’essence me réveilla tout à fait, mais ce n’était le but de l’opération.
« Grobec est allé chercher du bois… continua le Chef. Une idée à lui. Bien mal lui en a pris ! Vous n’avez pas entendu ses cris… ?
— Je ne sais pas nager…
— Je l’ai eu su… mais les enfants ont grandi… Sans petit bois, on ne va pas pouvoir faire du feu…
— Foutons le feu au fourgon ! L’embrasement éclairera toute la contrée. Et nous monterons pour nous mettre à l’abri dans la bagnole de Chercos.
— Êtes-vous fou ! Comment justifier un pareil sacrifice auprès de mes… ?
— Et le sacrifice de Grobec… ? Vous en faites quoi… Chef ?
— Je ne sais même pas l’heure qu’il peut être… Grobec avait une montre, lui… Quelque chose dans le genre a-t-il été prévu dans votre équipement… ?
— Vous savez comme sont les Amerloques ! »
Je jetai un œil dehors à travers la vitre saturée de gouttes d’eau. Pas un signe de Grobec. Autour du fourgon, l’eau grossissait à vue d’œil. On allait être emporté pour finir Dieu seul savait où et comment. Il fallait sortir de là, foutre le feu au fourgon et profiter de cet éclairage pour gravir la pente au sommet de laquelle Frank avait prudemment garé sa bagnole. On la voyait clignoter vert, mais ça n’avait plus de sens, si jamais ça en avait eu ! Le Chef hésitait. Le fourgon commença à bouger. Une inclinaison signala l’angle d’attaque, heureusement situé à l’opposé de la portière coulissante. Nous n’avions plus le temps de nous inquiéter pour les deniers publics. Le Chef répandit soigneusement l’essence sur une banquette. J’ouvris la portière. La pluie nous tomba dessus comme un régiment de CRS.
« Sortez et courez tout droit ! » gueulai-je dans l’oreille du Chef.
Il disparut, sans que je sache si le torrent l’avait lui aussi emporté ou s’il était en passe de rejoindre ce qu’il convenait maintenant d’appeler une rive. Je sortis moi aussi, mais je m’accrochai à la poignée. L’étincelle valsa à l’intérieur du fourgon et le feu explosa aussitôt, retravaillant à vif mon visage halluciné par ce spectacle prémonitoire. Il ne me restait plus qu’à courir. J’avais perdu le Chef. J’étais seul. Plus haut, une lueur verte clignotait dans la broussaille. Je ne pouvais pas évaluer la distance qui me séparait de la rive en formation, mais il ne me fallut pas longtemps pour mettre le pied sur la terre ferme, si on peut appeler ça comme ça. Une branche se proposa à mes mains et je pénétrai sans autre discussion dans un fourré peuplé d’épines et d’odeurs de pastilles pour la gorge. L’embrasement du fourgon était spectaculaire. Je m’attendais à une explosion capable d’embraser aussi les buissons que je tentais de traverser pour retrouver la pente. Mais ça descendait ! Même en levant les yeux, impossible d’apercevoir les petites lueurs vertes de la bagnole. Elles avaient peut-être viré au rouge et mon esprit entretenait la confusion, comme si j’étais la proie d’un empire maléfique qui me voulait du mal en attendant que je lui fasse du bien. J’avais connu ça dans le Temibile et dans l’Airbus-380. Ce moment où l’homme se donne pour avoir le plaisir de retrouver la terre, natale ou autre, peu importe ! C’est alors que le Chef, miraculé comme il le reconnut plus tard en jetant une poignée de terre sur le cercueil de Grobec, empoigna une de mes bielles et, ânonnant comme en formation toutes armes, me hissa sur le gazon d’un pré récemment tondu par le bétail. L’odeur de la bouse me ramenait à la réalité. Et le Chef, qui avait déjà brisé une vitre et ouvert la portière, me poussa à l’intérieur du véhicule. Il avait tout prévu : sa veste servit encore une fois à nous mettre à l’abri de la pluie qui, heureusement, s’acharnait de l’autre côté de la bagnole. Nous étions au sec. Trempés jusqu’aux os, mais au sec. En plus, on avait de la lumière.
« On n’en abusera pas, dit le Chef. Petite bagnole, ampérage en proportion. Je me demande si Grobec s’en est sorti… Oh ! nom de Dieu ! Pauvre garçon ! »
Nous savons bien que non. Pas sorti. Mort. Pas d’eau dans les poumons. Contusion cérébrale. Le cadavre était tellement tortillé qu’il a fallu un spécialiste de l’anatomie pour lui redonner un semblant d’apparence humaine. Le Chef éteignit. Sa veste jouait son rôle de vitre. Nous ruisselions et une flaque tiède imbibait les tapis. On a pensé à manger en même temps et ça nous a bien amusés, comme le racontait le Chef à l’enterrement de Grobec.
*
Le jour était déjà bien levé quand on entendit le bruit caractéristique d’un turbocompresseur. Le Chef sortit du sommeil en ouvrant la porte dans la foulée. Il ne pensait pas à la pluie. Elle avait cessé de tomber et le soleil brillait dans un ciel sans nuages. Il ne fallut pas longtemps pour repérer l’hélicoptère. Il (le Chef) pénétra à moitié dans la bagnole, un genou sur la banquette où je me réveillai lentement à cause d’un rêve qui me retenait par la manche.
« Un hélicoptère ? m’écriai-je. Ils n’y vont pas de main morte, dis donc !
— C’est les copains ! On va foutre le feu à cette bagnole pour baliser ! »
Il était déjà en train de forcer le bouchon du réservoir. Son briquet fonctionnait de nouveau. Il était aux anges. Les forces armées était à la manœuvre. Il n’avait pas perdu espoir une seule seconde. Je n’avais plus qu’à assister au spectacle, d’après lui. L’hélicoptère descendit en tournoyant comme une mouche, dans un vacarme de fin du monde. Le feu forma d’abord une boule qui nous pela le crâne et le dessus des mains. On ne pouvait pas ne pas nous voir, affirmait le Chef. Mais ce qu’ils virent, les « copains », c’était, selon leurs informations, la reprise du feu qui leur avait été signalé. Et nous fûmes les proies faciles de réactions endothermiques en chaîne.
*
Henry Garden procédait à sa promenade matinale à bord de son M3 Half Track de collection entièrement restauré par ses soins documentés. Il vit le nuage rouge fondre sur la bagnole en feu qui s’éteignit aussitôt. Puis deux types sortirent de là en hurlant et sans ménager leurs efforts. L’eau avait déserté le chemin et le halftrack était positionné en son milieu, Henry Garden debout sur le plancher, la main en visière et scrutant le spectacle que le Chef et moi improvisions sur la pente broussailleuse. L’hélicoptère avait disparu. On ne l’entendait plus. On est arrivé ensemble sur le chemin. Henry Garden actionna son avertisseur. Nous sommes tombés à genoux, les mains sur la tête. L’illusion était parfaite. On avait déjà vécu ça en réseau. Le Chef jeta son arme au loin. La partie était perdue, il fallait le reconnaître. La moustache de Henry Garden se trémoussa de satisfaction. Il était temps d’allumer un cigare et de fêter ça un verre à la main !
*
On n’a pas dessoulé de trois jours. La vieille était outrée et le préfet désespéré. Pourtant, Henry Garden ne ménagea pas sa cave. Un peloton de gendarmes attendait dans la cour, tournant et virant autour des véhicules de service. Le Chef est sorti plusieurs fois pour gueuler :
« On n’a rien fait ! Foutez-nous la paix ! Et si jamais je revois ce toubib, je le flingue avec ça ! »
Il exhibait un vieux Colt 45 que Henry Garden avait chargé de balles en bois. Puis, revenu avec nous près de la cheminée, il reconnaissait qu’ils étaient « gentils avec nous ». Ils savaient ce qu’on avait vécu et ça ne leur faisait rien d’attendre. Mais la vieille rappliquait tous les midis, sous prétexte d’apporter le repas.
« Je veux savoir ce qui est arrivé à Frankie, disait-elle sur le perron, car elle s’avançait, se détachant du peloton restreint qui se limitait à sept ou huit hommes, pas plus.
— Chef ! On a compris. On attend jusqu’à demain. La Presse veut savoir ! »
C’était la voix d’un autre Chef que le Chef connaissait de longue date. On pouvait lui faire confiance. Henry Garden en avait vu d’autres dans son réseau de tankistes. Il se fichait qu’on le foute en prison. Il y avait déjà séjourné plusieurs années. Mais c’était pour la bonne cause. Il était revenu avec des cicatrices sur tout le corps, souvenirs des combats et surtout des tortures.
« Faisons ce qu’il dit, proposa-t-il comme si l’action méritait de prendre fin dans l’honneur. Cette vieille a le droit de savoir ce qui est arrivé à son neveu. Même si vous ne le savez pas.
— On a déjà trop parlé, dit le Chef. Ils vont nous prendre pour des cinglés. Je n’ai vraiment pas envie d’aller faire un tour chez les dingues. Je n’en suis pas un, nom de Dieu ! Ce que j’ai vu, vous l’avez constaté vous aussi, monsieur Magloire… ! Cette tâche de sang… ce… miracle… !
— Personne ne saura jamais que c’est Grobec qui a tiré…
— Sauf s’ils trouvent le cadavre de sa victime… en admettant qu’il soit mort suite à ses blessures. Les investigations scientifiques ah ! vous ne connaissez pas ça, vous ! Et l’ADN… ? Il a un ADN, ce sang !
— L’eau a tout effacé, prédit Henry Garden en remontant de la cave. Vous n’avez rien à craindre. Je vous comprends… Grobec était sous votre commandement… Et il était exempté de tir…
— Comment vous savez ça, vous !
— C’est écrit, sans doute… Mais je n’ai pas tout lu… Je suis devenu paresseux avec le temps… Mon joystick date un peu… Comment expliquer qu’un exempté de tir soit en possession d’une arme de service… ? Ils vont poser la question. Inévitablement.
— Blablabla !
— Bon sang, Chef ! La veste… Votre veste !
— Oups ! Elle n’est pas restée dans la bagnole… Je l’ai emportée avec moi… Ce qu’elle contenait…
— Elle est maintenant entre leurs mains… »
Dehors, la vieille nous suppliait d’arrêter de jouer aux marioles. Le sang sur la veste du Chef était celui de Roger Russel. Personne ne pouvait nier cette évidence. Mais qu’était devenu son neveu, l’ami Frank Chercos… ? Pourquoi ces deux véhicules incendiés ? Qu’est-ce qu’on prétendait cacher à la justice ? Si on savait des choses, sûr qu’elles ne nous accusaient pas. La vieille connaissait notre sincérité. Elle avait couché avec chacun d’entre nous trois, mais pas à la même époque, parce qu’elle avait un certain sens de la fidélité.
Le docteur Primabor nous quitta sans cérémonies. Le sang sur la veste du Chef était bien celui de Roger Russel. Mais on n’avait pas retrouvé son corps, en admettant qu’il fût mort, alors que celui de Grobec n’avait posé aucun problème, à part son état. Quant à Frank Chercos, il avait lui aussi disparu mais, contrairement à ce que Roger Russel laissait supposer, Frank Chercos n’était pas mort. Et s’il ne l’était pas, était-il l’assassin de Roger Russel ? Cette hypothèse journalistique avait rendu la vieille aussi furieuse que ma mère quand elle apprit que mon père la trompait avec des « petites jeunettes » qui suivaient ses cours de trop près. Je m’améliorais malgré tout, passant presque tout mon temps à compulser les archives, la plupart sonores, avec ma voix et la sienne, que Frank avait amassées dans la chambrette dont il disposait depuis toujours chez sa tante. Elle m’avait autorisé à fouiller à condition de ne pas toucher à la disposition des contenus, comme si j’étais archéologue de nature, un scientifique de la recherche, et non pas un ingénieur de la découverte. Il y a des esprits qui creusent sous leurs fondations dans l’espoir de « tomber sur quelque chose », ayant au préalable fait le lit de leurs travaux souterrains. Moi, je carotte. Dans tous les sens du terme. Et au bout d’un temps qui reste à mesurer par mes thérapeutes, je reviens à la maison avec des tas d’histoires, de personnages, de « couleurs locales » et tout ça au fil de l’écriture qui s’impose à chaque chapitre. La vieille ne comprenait pas ça. Le docteur Primabor non plus. Il m’injectait ma dose quotidienne en espérant ne pas provoquer une addiction irréversible et elle me nourrissait de sa cuisine conçue d’après elle pour au moins ne rien détruire de ce qui se cachait dans ma mémoire. C’était à table qu’elle me harcelait de questions, car l’idée que Frank pouvait être un assassin la rendait folle. On ne savait même pas si j’en étais un moi-même !
« J’ai toujours été mal inspiré de sortir de chez moi, dis-je en suçant un os.
— En effet… Ça se termine toujours mal… pour les autres !
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ! En tout cas, c’est comme ça que j’ai connu des gens, des tas de gens… comme vous… que je ne connaissais pas…
— Pourtant… »
Elle enfonça sa cuillère dans le pot de yaourt comme si elle creusait ma tombe. Sa bouche consentit enfin à s’ouvrir. Elle procédait à ce rite de fin de repas sans cesser de me regarder droit dans les yeux, comme si je pouvais lui révéler quelque chose d’important à tout moment pourvu que ce fût à table. Nous couchions dans deux lits différents. Nous avions chacun notre chambre : elle avait longtemps partagé la sienne avec tonton et la mienne avait toujours servi à l’ami tombé du ciel pour brouiller les pistes de la vie quotidienne à laquelle elle consacrait ses prières plus que des ambitions. La chambre de Frank était une chambre d’enfant qui avait surtout servi à ses cousines. Elles ne venaient plus, mais le dialogue familial se poursuivait sur les réseaux. C’était facile à comprendre pour moi puisque je pouvais me brancher directement sans interface. Comment savait-elle cela… ?
« Si Roger Russel était mort, d’une façon ou d’une autre, on aurait fini par retrouver son corps… Et s’il n’est pas mort, quel rapport entretient-il encore avec Frank… ?
— Je n’ai jamais écrit ça ! m’écrai-je comme si elle me plantait en pleine poitrine.
— Après l’eau, l’air… C’est toujours comme ça que ça s’est passé pour vous, n’est-ce pas, Julien… ?
— Vous voulez dire… De quel air s’agirait-il… ? On ne me verra plus embarquer dans un avion !
— Pourtant, ça arrivera forcément…
— Mais pourquoi !
— Parce que c’est écrit…
— Je n’ai jamais rien écrit de tel ! Foutez-moi la paix ! »
Je me souviens d’être monté pour m’enfermer dans la salle de bain et non pas dans celle de Frank ou dans la mienne. J’ai fait couler l’eau fraîche qui descendait de la montagne sans intermédiaire. La vieille m’envoyait quelquefois ouvrir la vanne du réservoir. Il y avait une petite porte en acier. Je la poussais souvent sans pénétrer dans cet intérieur habité par l’écho. Pure contemplation de la surface. La lumière réveille toujours les habitants de l’obscurité. Je revenais avec la clé sur l’épaule, portée comme un fusil. La vieille m’avait dit que mon destin n’était plus ailleurs. C’était ici que j’étais venu terminer mon travail. Frank ne verrait pas d’inconvénient à me céder l’usage de la maison après qu’elle ait rendu son « dernier souffle ». Elle en avait parlé avec lui. Il me considérait comme son frère. Bien sûr, cette histoire d’Alfred Tulipe compliquait les choses au point que plein d’autres choses étaient venues les compliquer encore plus. Cela, elle le savait. Elle n’avait pas eu besoin de Frank pour y penser. Elle y pensait maintenant toute la journée, malgré l’intensité des travaux auxquels elle se soumettait encore pour ne pas se laisser prendre au piège de la paralysie. Je ne savais rien de la paralysie, d’après elle. Mais je finirais par en savoir plus qu’elle. Elle lisait ça dans mes yeux. Elle aimait mes yeux. Tonton avait les mêmes, mais ils avaient changé de couleur avec le temps, passant du bleu au gris puis du gris à cette couleur indéfinissable qui doit être celle de la mort.
« Nous ne vivrons jamais assez longtemps, dit-elle. Et rien d’important n’est transmissible, contrairement à la légende à laquelle nous voulons croire pour ne pas mourir seul. »
Je m’approchai de l’armoire de toilette fixée au-dessus du lavabo. Ses trois portes invitaient au jeu des angles de vue. Ce jeu consistait encore à faire disparaître la moitié brûlée de mon visage. Puis, par une manipulation calculée de longue date, à trouver le symétrique de la face intacte. Le système inventé par la vieille, dont le résultat avait jeté le trouble entre Frank et moi, pouvait se reproduire sans Frank. À moi seul, je pouvais ainsi reconstituer le visage de Roger Russel. Et le doter de toutes les expressions humainement possibles.
La vieille expulsa sa créature sur le coup de quatre heures du matin. Dehors, la nuit éclairait un parking désert. On entendait la conversation du personnel, la porte de leur salle de repos ayant été laissée ouverte. Je passai devant. Quand je suis entré dans la salle d’accouchement, Quentin était déjà là, tout propre et endormi sur le ventre de sa mère, et les blouses blanches s’affairaient encore, cliquetant des instruments. On pouvait voir le parking à travers le store. Les réverbères formaient des ilots de lumière orange que j’avais évité de traverser avant de pousser la porte d’entrée. Le docteur Primabor m’attendait dans le hall. Il souriait comme s’il était le père, car l’enfant était « né ». J’étais en retard. Je savais pourquoi. Mais je ne savais pas que j’arriverais en retard, avant la naissance. La vieille tenait à ce que j’assiste à la mise au monde. Mais je n’avais rien tranché. Je n’ai même pas regardé le bocal que me présentait une infirmière coupée d’un sourire de joie religieuse. Primabor était resté dans le couloir, mais ce fut lui qui m’ouvrit la porte. Je croyais entrer dans un bloc opératoire, mais c’était une chambre. Elle était déjà fleurie. Quatre heures étaient passées. On pouvait voir la solitude du parking. La voiture de Primabor n’y était pas garée. Je me suis posé la question puis, entre les lueurs de l’asphalte, je me suis dirigé vers l’entrée. Primabor était dans le hall, seul et sûr de lui. En costume de ville. Sans stéthoscope autour du cou. Personne pour accompagner sa superbe de citoyen nécessaire. Le journal du matin dans une main. L’autre s’occupait de moi, me flattant l’épaule, me guidant vers l’ascenseur, manipulant les boutons, accompagnant sa parole qui n’exigeait pas de conversation.
« Vous êtes sûr que c’est par ici… ? couinai-je.
— Je suis de la maison ! Tout s’est bien passé. Mais vous êtes en retard. J’ai eu le temps de me faire propre…
— Beaucoup de sang, n’est-ce pas… ? Il a mieux valu que je ne sois pas là…
— Elle y tenait. Vous l’avez déçue, mais elle s’en remettra. C’est par ici… »
Voilà comment je l’ai vu pour la première fois, nu comme un vers et rouge comme une saucisse. Il dormait à poings fermés. La vieille était pâle, mais elle souriait. Elle ne m’adressa pas la parole, attendant mes mots, ceux qu’elle retiendrait pour la postérité. Sur la table de chevet, le portrait d’Alfred Tulipe souriait lui aussi. C’était un peu son enfant. Il avait droit à cet accueil. Et j’avais accepté cette relique d’un temps que je n’avais pas connu mais qui représentait toujours beaucoup pour elle. Il ne l’aurait pas appelé Quentin, mais elle refusa de me renseigner. Ce nom lui appartenait. On ne le partagerait pas. Ce serait Quentin pour tout le monde, sauf pour elle. Mais tout le monde le connaissait mieux sous le nom de Manitas. Il avait de petites mains. Elle ne voyait pas d’inconvénient à ce qu’on lui attribue un sobriquet en relation avec cette particularité physique. Elle seule connaissait son véritable nom. Lui même n’en saurait jamais rien. Primabor m’avait confié qu’il était inquiet au sujet de ce qu’il appelait des complications. Selon lui, elles avaient trop de sens : la présence d’un mort (le bruit avait couru que je l’avais assassiné) et ces mains ridiculement réduites à des menottes qui le resteraient pendant toute son existence. Comment meurt-on avec de si petites mains ? Mais surtout, comment vit-on avec ? Qu’est-ce qu’on en fait ? À quoi servent-elles ? J’avais suggéré, en les tatouillant, qu’elles n’étaient pas si petites que ça.
« Elles ne grandiront pas, avait affirmé Primabor.
— Comment le savez-vous… ? avais-je grogné.
— Et le reste… ? s’était inquiété la vieille. Il y a des nains dans sa famille…
— Un seul ! Il n’y en a qu’un seul ! Et rien n’a jamais dit que j’en étais le père ! Rien !
— Ce n’est pas ce qui se raconte…
— Non, non… Cet enfant n’est pas atteint de nanisme. Seule ses mains sont concernées. Vous seule êtes responsable, Charlotte. Je vous l’ai déjà expliqué : c’est un effet de l’usage de la colocaïne.
— Mais il en prend lui aussi ! Et plus que moi ! Tous les jours !
— Mais il n’ovule pas, Charlotte ! Il n’ovule pas ! »
Elle m’en voulait d’être un homme, mais de ce point de vue-là seulement. Il y avait un tas d’enfants aux petites mains dans cette nouvelle version du monde. Le monde de l’amélioration constante, quel que soit le but poursuivi, guerre ou paix, sans distinction philosophique. Or, le mâle n’y était pour rien. Ça lui tombait dessus et pourtant toutes les femmes en âge de procréer étaient informées. Ce qui ne les empêchait pas de contrevenir aux règles de prudence en matière d’hallucination et de shoot. Elles n’y pouvaient rien, témoignaient-elles dans les tribunaux ; c’était plus fort qu’elles. Est-ce que les hommes résistaient, eux qui pouvaient consommer cette substance sans se soucier de l’influence qu’ils exerçaient sur leur compagne ? Mais elle ne serait pas jugée. On ne jugeait plus les mères imprudentes pour cette seule raison. On ne jugeait plus personne face aux questions posées par la colocaïne. Chacun était libre d’agir à sa guise, quelles que fussent les conséquences sur les enfants.
« Tiens… ? Ta mère a consommé pendant sa grossesse… ?
— Papa aussi… Elle a pas pu résister…
— Toutes les mêmes ! »
Et à chaque service ou changement de tête, examinant le portrait photographique d’Alfred Tulipe :
« C’est le papa ? Il est à la guerre ? Il va être content, même si… Mais je comprends : moi-même, avec un homme à la guerre… Mais je ne suis pas enceinte, voyez-vous ? »
J’avais l’air de quoi ? Assis dans le fauteuil de molesquine façon histoires du temps passé. Sans pouvoir fumer, ni boire autre chose que l’eau javellisée du robinet. La même eau qui servait à vider les chiottes. Elle y allait toutes les demi-heures. Et pendant ce temps, je surveillais l’enfant, le manitas qui allait changer ma vie, qui l’avait déjà changée en cauchemar à venir. Quand est-ce qu’on rentrait à la maison ?
« Elles le prennent pour le papa, me dit Primabor. Vous devriez vous expliquer… Voulez-vous que je m’en charge… ? »
Rien à foutre de ceux qui travaillent pour les autres si ce n’est pas pour moi ! Je rageais, mais en silence, excitant les doigts déjà très en dessous de la dimension normale à cet âge de la vie. La chasse tirée, le ventilateur s’arrêtait aussitôt, trop tôt. La fenêtre s’était peuplée de bagnoles, mais elle ne s’ouvrait pas. Il était arrivé plus d’une fois qu’un manitas la franchisse sous l’effet du désespoir. Primabor connaissait des tas d’histoires dans le genre, mais toutes se ressemblaient parce qu’elles commençaient de la même manière et se finissaient sans caractère particulier. Ce qui s’était passé entretemps n’avait plus d’importance une fois que c’était fini. On ne pouvait plus ouvrir les fenêtres et les murs de la chambre étaient capitonnés pour amortir les projections. Une caméra prévenait les strangulations sous les draps et les noyades dans le lavabo ou la cuvette. Il y avait des tas de types désespérés dans les parages et tous les jours et presqu’autant de femmes qui s’en voulaient d’avoir agi contre la raison.
« Cessez de vous raconter des histoires, Titien ! dit le docteur Primabor. La cafétéria vient d’ouvrir. Descendons ! »
Devant un café :
« Remarquez bien que sans la colocaïne et vu son âge, jamais elle n’aurait pu tomber enceinte. C’est tout le paradoxe du progrès. Il nous conseille le compromis, à la guerre comme en temps de paix. Mais pour l’instant, c’est comme qui dirait l’euphorie provoquée par la nouveauté ou plutôt l’efficacité de la nouveauté. Voyez le ciel : on en est venu à en surveiller les rayonnements, des fois que quelque chose d’inhabituel en change la structure et là, on est sur le point d’agir pour se protéger d’une attaque ennemie. C’est pareil pour les manitas : on les observe de plus près que vous ne l’imaginez, Titien… Au moindre changement, on agira. Comment ? On ne le sait pas encore, mais on y travaille, nom de Dieu ! […] Vous ne conduisez pas, si je ne m’abuse… Je vous raccompagne. Vous lui direz au revoir une autre fois. »
On en avait bien le temps ! À nos âges… Et on avait toutes les chances d’assister à son enfance sans rien rater. On le verrait devenir un homme. Avec ses petites mains. Et tout ce que ça implique d’adaptation et de résistance aux effets que peuvent avoir des petites mains sur l’usage courant. Je tenais peut-être là un sujet susceptible d’intéresser les éditeurs… à condition de changer l’angle de prise de vue usé jusqu’à la corde depuis que ce phénomène pourrissait la vie des familles. Comment trouver l’originalité dans ce qui devenu pure banalité ? Qui n’a pas son manitas ? Demandez le programme !
*
Je croisais tous les jours des blouses blanches. Comme la vieille ne cherchait pas à corriger leurs impressions au sujet d’Alfred Tulipe, celui-ci était fêté autant comme combattant que comme père. Moi, je n’étais ni l’un ni l’autre. Après tant d’années, j’étais toujours celui qui ne publiait rien, mais pas à la manière d’Alfred Tulipe qui avait eu des raisons de s’en tenir au silence. Mais n’était-il pas oublié, alors qu’on me taquinait encore ? Le personnel de la maternité ne le reconnaissait pas sur la photo : ils étaient trop jeunes, ils n’avaient pas connu cette époque, et puis ils s’en foutaient : ils avaient assez d’imagination pour tout expliquer à leur manière. La vieille s’amusait-elle de leur naïveté ? Ou s’en prenait-elle à mon innocence ? En quelques jours, le gosse avait poussé. Mais ses mains semblaient avoir rapetissé. Primabor les mesurait matin et soir. Elles ne rapetissaient pas ; tout simplement, elles ne changeaient pas de dimension. Je devais me mettre ça dans la tête. Ou devenir fou. Fou de quoi ? Je ne voulais pas le savoir. Mais de là à dire qu’elles m’inspiraient une sorte de peur de l’autre, il y a loin ! Je me révoltais contre ces allusions constantes à mon passé. Pour fumer, il y avait un fumoir et j’y rencontrais des types dans mon genre : on parlait d’autre chose et puis on remontait à l’étage de la maternité pour retrouver le fruit de nos amours. Chaque fois que je descendais, je n’en reconnaissais aucun, à croire que j’étais le seul à revenir sur les lieux de nos confidences.
« Vous avez fait la guerre, n’est-ce pas… ?
— Je suis trop vieux pour ça, répondais-je. De mon temps, on ne faisait pas la guerre. Je ne voyageais pas beaucoup non plus, mais chaque fois que j’ai embarqué à bord d’une de leurs machines, en mer comme dans les airs, il m’est arrivé un malheur. Figurez-vous que j’ai failli me noyer suite à un naufrage. Vous connaissez Élise… ?
— N… non…
— Elle m’a sauvé.
— Ah dis donc !
— Comme je le dis ! Envoyée par Dieu. Et je m’en suis tiré sans une trace. Rien dans les os ni sur la peau. Intact jusqu’à la glande ! Rien je vous dis !
— Quelle chance !
— Tu l’as dit ! Mais dans les airs, ce fut tout autre chose…
— Élise était déjà morte…
— Que non ! Elle vivait. Mais elle ne prenait que la mer, pas les airs. Et je n’ai jamais su pourquoi !
— Vous l’avez bien connue pourtant…
— Qu’oui ! Mais pas comme vous le pensez… Bref, j’étais dans l’avion…
— Seul… ?
— Non ! Avec mon fils…
— Vous avez un autre fils ? Un… un manitas… ?
— Un nain !
— Oh le manque de pot ! Je vous plains…
— L’avion a explosé et il est mort. Moi, j’ai été sauvé. Mais comme vous voyez… voilà ce que je suis devenu. Et maintenant, à mon âge ! ça me tombe dessus… ! Un manitas !
— Des manitas ! »
On a fini par vider la réserve de cigares fournis par l’établissement. J’en ai eu marre d’attendre et je ne suis plus redescendu. Je ne voulais plus savoir. En tout cas pas avec les autres. Et les blouses blanches examinaient la photo d’Alfred Tulipe en cherchant à en savoir plus. La question était posée : il existait donc une procédure qui permettait à un combattant d’envoyer sa semence pour fertiliser sa femme sans avoir à s’impliquer physiquement. Le progrès, y compris des lois. Il allait être déçu, le pauvre. Tous les pères l’étaient si l’enfant étaient un manitas. On connaissait des cas de fins tragiques. Mieux valait ne pas en parler devant la mère. Et on m’en parlait à moi, m’entraînant dans le couloir puis plus loin dans leur salle de repos pour y prendre un café soluble. Qu’est-ce qu’ils voulaient savoir ? Qu’est-ce qu’ils s’imaginaient ? Ils me trituraient le cerveau pour en savoir autant que la vieille. Parce qu’elle savait tout, elle, n’est-ce pas ? Elle m’avait forcément mis au courant puisqu’on était de la même époque. Quel lien familial me liait à elle ? Le docteur Primabor arrivait sur ces entrefaites et mettait fin à l’interrogatoire. Il avait de bonnes nouvelles. Un savant chinois avait amélioré sensiblement la formule secrète de la colocaïne. On espérait diminuer ainsi le taux de manitas. Et il s’étonnait que la nouvelle ne me transportât pas de joie. Dans sa chambre, la vieille nourrissait l’avenir au sein. Comment en serait-elle arrivée à cet étonnant résultat sans l’usage, voire l’abus, de colocaïne ?
Un soir, deux blouses blanches baraquées comme des robots anti-émeutes sont entrées dans la chambre :
« Qu’est-ce que vous faites, monsieur Labastos… ?
— Je… J’essaie d’ouvrir la fenêtre… On ne respire plus ici…
— On ne vous a pas demandé comment, mais pourquoi… ?
— J’ai toujours eu du mal à comprendre les questions administratives…
— Suivez-nous !
— Je reviens, ma Lotte ! »
Ça s’est passé sans brutalité. Je marchais devant, à peine poussé par la pointe non acérée d’un bâton de marche. On est descendu dans les entrailles de l’hôpital. Des ouvriers désamiantaient les plafonds dans un silence d’église. On a croisé un lit qui revenait d’une séance de thérapie ordinaire. J’avais la chance de pouvoir me déplacer sur mes jambes. Soudain le bâton tapota mon épaule, assez rudement d’ailleurs. Je compris que je devais stopper. Ce que je fis devant une porte ouverte. À l’intérieur, le docteur Primabor m’attendait. Il était en compagnie d’une femme entre deux âges, comme il l’était lui-même. Elle était assise, exhibant de longues jambes nues et rasées de frais, colorées à mon avis, mais je me trompais souvent sur ce genre d’appréciation. Primabor m’invita à prendre place dans un fauteuil qui me plaçait en face de la femme. Une pute peut-être. J’avais justement besoin de tirer un coup. Primabor ne s’assit pas. Il demeura debout derrière le bureau. Il n’y avait rien sur le bureau, pas un dossier, ni de poussière, rien. Je m’étonnai :
« De quoi est-il question ? Ces messieurs m’ont-ils empêché d’ouvrir la fenêtre ?
— On ne peut pas ouvrir les fenêtres ici… Mais vous en avez eu l’intention…
— En réalité, je comptais me taper un de ces bons vieux cigares offerts par la maison et… en rejeter la fumée dehors. Mais bien sûr, je ne suis pas parvenu à ouvrir cette maudite fenêtre heu… fermée…
— Vous en avez eu l’intention, Titien ! Vous ne vous rendez pas compte de ce que ça peut coûter, une intention ! La dernière fois qu’un père a ouvert une fenêtre, un enfant y est passé, nom de Dieu !
— Mais je n’ai jamais eu dans l’idée de… Oh non ! Charlotte ne me permettrait pas…
— Sa complicité sera étudiée… À moins qu’on n’en parle plus, Titien… mon ami… ? Voulez-vous un cigare ?
— Mais j’en ai un sur moi… Celui que je croyais pouvoir fumer… La fenêtre… Vous comprenez ?
— Les manitas sont des enfants comme les autres ! » grommela la femme en décroisant ses jambes sans culotte (ou alors je n’ai pas bien regardé).
Elle recroisa ses jambes dans l’autre sens. Son regard ne retenait pas que des questions. J’en étais tout alerté. Quelque chose de désagréable allait arriver, mais pas comme je l’avais désiré.
« De quoi m’accuse-t-on ? m’écriai-je enfin.
— Prenez ce cigare et fumez-le, me dit Primabor en me le plantant dans la bouche.
— Ce n’est pas la même marque que ceux que la maison offre à ses…
— C’est un des miens… Aspirez un bon coup. C’est du cubain. Je ne me moque pas de vous.
— Nous avons des doutes sur votre capacité à élever un enfant, dit la femme. Surtout qu’il s’agit d’un manitas. On n’éduque pas un manitas sans une bonne formation préalable.
— Mais je suis prêt à me former si c’est nécessaire !
— Il faut d’abord être formé à l’être, monsieur Labastos…
— À l’Être… ? Je suis désolé de ne pas l’avoir su avant de… Vous savez… ? Charlotte et moi… Mais je ne savais pas ce qu’elle mijotait !
— Vous voyez que j’avais raison ! » s’écria la femme.
Elle s’était levée. Primabor semblait incapable de changer de position. Le briquet continuait de flamber dans son poing. Elle me désigna, hargneuse :
« Je les sens à des kilomètres ! Vous devriez le savoir, docteur ! Mais non… Vous avez douté de moi ! Ces types se nourrissent de complots ! Comme si la femme qui a attendu les progrès de la science pour enfin enfanter, à son âge ! mijotait, docteur, mijotait ! Non ! Elle ne mijote pas ! Et voilà un homme potentiellement dangereux pour ma race ! »
Me montrant du doigt, elle me donnait en spectacle sa main si petite que je pensai lui donner raison sans autre forme de procès.
Je ne quitte jamais la ville sans angoisse. Les banlieues me tourmentent, la nature des bois et des prés y pénètre avec ses animaux farouches et furtifs, venimeux quelquefois, comme toutes ces fleurs qui ne doivent rien au jardinier ni ces oiseaux à Paolo. Les murailles n’ont jamais existé que dans mon imagination, leurs patrouilles bleues, leurs reflets de métal fourbi, leurs aurores aux contrejours de fenêtre qu’on vient d’ouvrir pour se remettre au travail du jour, après la nuit et ses ports d’attache misérablement lointains, orientaux souvent. Le docteur Primabor conduisait un bolide payé sur sa fortune personnelle, ses émoluments de fonctionnaire des hôpitaux ne servant qu’à entretenir un foyer familial auquel je demeurais étranger malgré la conversation qui tournait autour de ses membres, comme des quilles au jeu, un jeu qu’il estimait dangereux mais qu’il avait l’intention de pratiquer jusqu’au bout, cette mort reculée par les moyens de la science qui aurait pu être la sienne s’il avait poussé ses études jusque-là. Il y avait de l’amertume dans ses paroles et elles occupaient tout l’espace de l’engin conçu pour aller vite sans les autres et même malgré les autres. Le moteur rageait derrière nous, au rythme des pignons qui s’enchaînaient dans un grand bruit de rupture. L’écrasement des insectes finit par l’impatienter. Il arrêta la voiture dans le parking d’une station fermée à cette heure, ses vitrines demeurant impénétrables et la brise du matin secouant divers étendards publicitaires dans un espace où les idées politiques n’ont plus de sens. Le docteur s’activa, mettant en œuvre son équipement de nettoyage, lequel consistait en une brosse alimentée en eau et produits détergents par un tuyau branché quelque part dans le moteur, traversant une portière et vibrant comme un animal qui éjecte sa semence. Quelque chose ne fonctionnait pas comme d’habitude. Le docteur pestait en sourdine, jetant des regards inquiets dans les coins d’ombre qui ne manquaient pas d’occuper l’esprit si on se sentait seul, cela il le savait de longue date car il « allait » au travail quasiment chaque matin, ayant abandonné le foyer, son feu et ses énergumènes porteurs des traces à laisser dans les cimetières. Il n’y avait pas une demi-heure que nous roulions sur l’autoroute déserte. Nous savions qu’elle n’allait pas tarder à se peupler. Il était impératif de traverser la banlieue avant que ça n’arrive. Et les insectes agaçaient le docteur qui détestait regarder la route à travers leurs petites ailes encore vibrantes, comme s’ils prenaient un dernier plaisir à même la surface impénétrable et lisse du parebrise.
« Je sais bien que c’est une phobie, dit-il en secouant le tuyau qui glouglotait comme à l’hôtel. Mais c’est bien la seule. Il frottait dans la lessive maintenant. Je me connais. Depuis le temps ! Mais je n’ai jamais souffert d’avanies aussi définitives que celles qui vous réduisent à l’état de larve qu’il faut nécessairement assister sinon on se rend coupable d’égoïsme et donc de cruauté. Interrompant le frottement : Je n’hésite pas à vous le dire. J’ai décidé de vous aider comment dire ? sans ménagement… sans ménager vos susceptibilités de fils à papa et à maman qui n’a connu que les vacances à la place de l’enfance, sans avoir à subir les préparatifs de l’existence travail famille patrie qu’on le veuille ou non. Vous feriez bien d’aller vider votre poche. On n’est pas encore arrivé. »
Le tuyau cessa de s’agiter comme la queue d’un bovin au milieu des prés que la rosée invite au repos dominical. Le moteur se remit en marche, ralenti tranquille de la puissance en réserve, régulier battement d’horloge à échappement. Le docteur m’indiqua l’endroit le mieux adapté à ma propre vidange et je m’y rendis sans m’inquiéter de ce que l’ombre pouvait cacher dans le genre agressivité motivée par l’appât du gain facilement substitué à l’autre pour cause de haine du travail organisé ou accompli par lui (l’autre). Je vidai la poche sur une ribambelle d’insectes qui s’attaquaient aux restes d’un repas. Quelques gouttes se déposèrent sur mes chaussures. Voilà se qui se passait dehors pendant que le docteur se préparait à repartir mais pas sans moi car j’étais l’objet de ce voyage prévu depuis deux jours. Deux jours de crise, car je ne voulais pas quitter la chambre où les mains de mon fils imposaient leurs lois à la construction familiale à peine commencée. Deuxième essai après l’abandon de toute idée d’accouplement régi par les lois matrimoniales.
« Il faut que vous rentriez chez vous, Titien. Vous exercez sur elle une mauvaise influence. On ne peut pas vous laisser faire. Je vous ramène chez vous si vous voulez…
— Mais ce n’est pas chez moi ! C’est chez elle ! Elle attend le retour de son neveu… Et quand il sera là…
— Des années sans le voir ! Même la police ne réussit pas à lui mettre la main dessus. On ne sait même pas ce qu’il a fait subir à ce Roger Russel qui était un modèle de probité au barreau de Paris.
— Les gens racontent n’importe quoi ! Mais on ne me laisse pas parler !
— Personne ne vous en a empêché, Titien ! Au contraire, nous avons tout fait pour que vous puissiez vous exprimer sans contraintes d’aucune sorte…
— Ah oui ? Tiens donc ! Et à qui je vais parler quand je serai seul à la maison ?
— À Roger Russel, mon vieux ! On vous a appris à vous servir de l’armoire de toilette comme instrument de recomposition du visage. Personne ne peut vous en remontrer sur ce terrain ! Quelle démonstration, mon cher Titien… heu… je devrais dire : Julien !
— Je ne veux pas retourner à la maison ! Il faudra me tuer…
— Ce n’est pas dans nos attributions, mais c’est une chose que vous pouvez faire sans notre assistance. Vous serez seul… Personne ne s’interposera pour vous empêcher de…
— Allez au diable ! Tous autant que vous êtes ! »
Et ce matin, ils m’ont arraché à mon lit et descendu dans le parking où la voiture du docteur nous attendait. Un mécano se livrait aux derniers réglages, le corps introduit savamment dans la carrosserie, les jambes tendues et la pointe des pieds en appui sur le sol patiné de caoutchouc et d’huile.
« Ça va aller, Paco ! dit le docteur. On ne va pas loin et je n’aurai pas l’occasion de tromper la vigilance des flics. Vous réglerez ce détail à mon retour.
— OK, patron ! »
La perspective de me retrouver seul à la maison (qui n’était pas la mienne) me rendait perméable à toutes les idées noires que l’expérience m’avait enseignées, la plus noire étant celle qui ramenait Frank parmi nous, ce qui provoquerait inévitablement la curiosité de ses collègues et exigerait une solide explication concernant la maternité de la vieille et la douce proximité que l’enfant partagerait avec moi, en admettant que je me fusse convaincu de ne rien pouvoir changer à la nature. Primabor ne pouvait pas ignorer ça : on ne parlait que de ça, quand on parlait. On en avait parlé avec cette manitas qu’il employait pour donner des leçons aux pères affligés de cette triste descendance. Je l’avais prise pour une pute d’un certain âge mais encore bien conservée. Rien que ses jambes m’avaient inspiré. Je bandais tellement que j’ai eu du mal à m’asseoir sans trahir mes sentiments à son égard. Et elle s’en aperçut, sans toutefois s’en flatter, comme cela se passe en temps ordinaires. Sa colère atteignit son paroxysme au moment où je me suis vu contraint de changer la position de ma queue dans le slip spécial grand brûlé fourni par l’assurance sociale. Cette intrusion de ma main derrière la ceinture l’a rendue aussi dangereuse qu’une femelle qui craint pour ses petits. Elle m’aurait arraché les yeux si le docteur Primabor n’était intervenu pour retenir ses griffes. Sa jupe plissée à souhait était retombée sur ses jambes. Maintenant, c’était sa poitrine qui menaçait nos rapports. Elle se penchait, alors forcément… malgré l’étroitesse du chandail conçu pour dissimuler un cou marqué par la vieillesse… ou je me trompais d’adresse. Le docteur lui parla dans l’oreille. Je ne sais pas ce qu’il lui a dit (de moi ou d’autre chose), mais elle s’est calmée et a repris sa leçon de choses plus conforme à l’objet de sa mission. Ce qui était sûr, c’est que je ne coucherais jamais avec elle. Je ne savais même pas de quoi elle était jalouse. Comment expliquer cette attitude de duchesse sans évoquer cette tare qui affecte les plus égoïstes d’entre nous ?
« Il faut que je précise, commença le docteur Primabor tandis qu’elle ouvrait grand ses oreilles, que monsieur Labastos souffre de priapisme…
— Oh ! mais je l’ignorais… J’étais loin de…
— J’aurais dû vous prévenir, madame Sabat…
— Il n’y a rien sur ce sujet dans le rapport que vous m’avez fait parvenir… sinon vous pensez bien queue… euh… je veux dire…
— Je sais ce que vous voulez dire, ma chère, mais j’étais loin d’imaginer queue…
— Si nous parlions d’autre chose… ?
Dis-je. Je n’allais tout de même pas prétexter une envie de pisser pour aller me soulager aux chiottes ! Je ne quittai pas mon fauteuil étroit et dur. La bosse n’était pas celle d’un pendu. Et elle devait s’en tenir à la bienséance en vigueur si elle ne voulait pas assister aux spectacles de mes convulsions intimes. Sa présence ne s’expliquait pas autrement que par le biais de l’enseignement qu’elle était chargée de dispenser aux papas de manitas. Mais étais-je le papa ? Ce détail pourtant prégnant ne figurait pas non plus dans le rapport du docteur Primabor. Il en bafouillait :
« Ah mais té cé l’heure de déjeuner ! Si on remettait ça à plus tard ?
— Vous m’avez fait venir pour rien… Une fois de plus… se plaignit-elle comme si je n’étais pas là pour servir de témoin à leurs rapports.
— Mais c’est moi qui invite ! »
Il héla les deux types qui m’avaient poussé jusque-là et ils me repoussèrent dans l’autre sens. C’est là que j’ai attendu le plus longtemps. Puis le docteur Primabor a parlé de ce retour « à la case départ ». Je n’ai pas relevé la provocation à interposer un récit plus conforme à la réalité des faits. Chaque fois que je m’y suis appliqué, quelqu’un que je ne connaissais pas m’a renvoyé mon manuscrit en utilisant mes timbres-poste. Mon dieu ! Qu’est-ce qu’un romancier ? Un poète raté ? À moins que le mauvais romancier ne finisse dans la critique, l’ethnologie, la morale, la philosophie, le journalisme ou… l’édition. Ah ! Je me suis muré dans le silence. La fenêtre impossible à ouvrir me permettait toutefois de jouer avec le store, ce qui mettait la patience de la vieille à rude épreuve et le petit gaillard, malgré la petitesse de ses mains, braillait alors comme un veau qu’on supplicie sans anesthésie. Puis le docteur m’a conseillé de retourner chez ce qu’il appelait moi. Il commençait par ce conseil… amical. Il en étayait la nécessité, le caractère d’urgence, la mauvaise influence, mon ironie constante. Les injections rythmaient son discours. J’en hallucinais au point que j’ai perdu la notion de jour au profit de celle de nuit. Je n’allais jamais plus loin que le bout du couloir où se trouve la porte de l’ascenseur. J’assistais à ces ouvertures et fermetures, voyant passer personnes sur pieds, lits et chaises à roulettes, cadavres drapés comme des sénateurs fuyant le forum qui les a condamnés à l’exil. Sinon je jouais avec les petits doigts sous le regard attentif de la vieille qui se méfiait de mes intentions cachées. Quentin ? Mais Quentin comment ? Quentin Labastos ? Que nenni mon brave auditeur ! Quentin Tulipe ! Et je devais avaler ça comme un bol de cigüe, sachant à quel point on en finit mal ! Il ne porterait pas mon nom, ce second fil à la patte familiale. Comme le premier avait porté celui de sa mère, celui-ci ne changerait rien à cette tradition héritée ou inspirée. J’en étais malade. Et je ne voulais pas aller à la campagne !
J’y étais, à la campagne. Pas encore en sabots, mais ça sentait la bouse, sans le lilas printanier, car on approchait de l’hiver si mes souvenirs sont bons. La bagnole du docteur Primabor ronronnait sans excès il ne s’agissait pas d’attirer l’attention des larbins affectés à la délation. La portière était verrouillée par le fameux système Ferrari dont j’avais pourtant entendu dire beaucoup de bien mais on ne se méfie jamais assez des Italiens. Le jour se levait comme s’il avait passé une mauvaise nuit. J’avais moi aussi le dos en compote comme on dit. Au volant, le docteur absorbait son whiskey à petites gorgées calculées sans oublier les pastilles d’une nouvelle formule destinée à tromper les appareils de mesure en usage. Je refusais de m’abreuver au goulot, ne désirant pas autre chose que d’assister à ma propre déconfiture. Mes articulations étaient bloquées par le système sans intervention humaine. Mais si j’en avais exprimé le désir ou le besoin, j’aurais pu lever le flacon pour éventuellement le vider, car la réserve ne manquait pas contrairement à ce que le docteur prétendait. J’ai longtemps habité des contrées sans limite, sachant très bien pourquoi le fuyard y habite, vivant de la chair fraîche en parfait cénobite et mesurant l’effort sans éjaculer vite… Ces vers, mauvais à souhait, que j’avais écrits pour une femme à laquelle je confessais d’avoir vécu, pour je ne sais plus quelles raisons qui me parurent judicieuses sur l’instant, me revenaient à l’esprit tandis que le bolide franchissait à lui seul d’autres limites moins ambitieuses, celles de l’homme de tous les jours en remplacement de l’homme sans qualités. L’air pétrissait des saveurs de malt et de vieux chêne, car le docteur éructait après chaque goulée. Le flacon, orné de ses armes, ne retrouvait plus son bouchon. Je priais le Seigneur pour qu’un flic plus malin que les autres, ou plus chanceux que le dernier des cancres qui n’a rien trouvé d’autre à faire pour gagner sa croûte, fût assez inspiré pour nous soumettre à l’examen qui mettrait fin à notre périple, m’accordant ainsi un sursis que je ne m’attendais toutefois pas à passer dans la chambre de la vieille, une vieille rongée de jalousie et pratiquant l’hypocrisie à un degré pathologique tel que je finirais bien par passer un jour pour le parangon de la santé et des bonnes mœurs. Mais la route, maintenant étroite et chaotique, filait entre les champs couverts de tiges et de corbeaux. De temps en temps, un clocher marquait l’angle à décrire pour ne pas s’éloigner du bon chemin. Les cafés aux terrasses encore désertes exhibaient leurs confetti et les éclats de verre de la joie qui avait éclaté entre les mûriers. Je pissais dans un bocal prévu à cet effet, car il n’était pas question de perdre du temps dans les fourrés du bord des routes, surtout par cette température ! Le docteur devait pisser dans son froc sans autre explication. Et je reconnus enfin la topographie familière, celle à laquelle, depuis la disparition de Frank Chercos, j’avais fini par m’habituer à force de soumission et de jouissances solitaires. On arrivait, en commençant par ce village endormi qui ne se réveillait que pour aller au travail à l’autre bout de la route qui remontait vers le Nord. Nous, on venait de la descendre à une vitesse aussi raisonnable que l’esprit qu’on m’avait injecté pour que je me tienne tranquille et que je ne me fasse remarquer par personne d’étranger à nos pratiques hospitalières. La place crissa de rosée sous le châssis. Deux angles droits encore et on se retrouva à la sortie en direction de l’Est d’où venait le vent, chaud et tenace. Et la bagnole reprit son rythme tranquille, nourrie de whiskey et de fumée, le docteur arrondissant ses yeux comme s’il assistait pour la première fois de sa vie au spectacle de la paix des champs et des brouillards matinaux à saveur de bêtes domestiques. Il leva même le pied au bas d’une côte, descendant plusieurs vitesses et le moteur cafouilla. Il se pencha sur le volant pour scruter ce qui s’offrait à l’écran du parebrise. Il savait où il allait. Ou on était perdu.
« Mais enfin, Titien, nom de Dieu ! Vous ne reconnaissez pas les lieux ? C’est pourtant chez vous ici ! Vous êtes déjà passé par là ! Tapotez l’écran ! J’ai les mains occupées ! »
Un déclic m’invita aussitôt à exécuter la tâche qui m’était confiée. Commande vocale sans doute. L’admiration sans bornes que je portais aux technologies nouvelles m’interdisait toute forme de contestation. Je tapotai l’écran et il clignota. Le schéma qui apparut avait perdu tous ses ornements graphiques, ceux-là mêmes qui font le charme des représentations numériques. Nous n’étions pas plus avancés. Et le moteur perdait des tours, sursautant comme un vieillard qui tousse sur le chemin en se demandant s’il en reviendra. Primabor s’énervait, étreignant le volant et consultant sa montre à son poignet, le tableau de bord ayant inexplicablement perdu sa luminosité habituelle.
« Ça vient de vous ! grogna-t-il. Et vous ne le savez même pas. Vous ignorez à quel point le système qui vous permet de survivre est sensible à vos désirs qui ne sont pourtant que les signes patents de votre déséquilibre mental. Vous le savez maintenant. Profitez de ce nouveau fragment de la connaissance de soi et… descendez ! »
La voiture était à l’arrêt, moteur au ralenti, toussant lui aussi. La portière s’inclina sans bruit mécanique. Je sentis mes liens se desserrer. Clic ! Clac ! Un piston me poussa hors de la cabine et me déposa avec soin dans l’herbe qui se penchait sous le poids de la rosée. Le docteur secouait ses mains pour me montrer quelque chose dans les fourrés.
« Je ne partirai pas sans vous avoir vu vous éloigner avec ça, dit-il entre deux gorgées grimaçantes. Cherchez dans ces maudits fourrés ! Il n’y avait pas tant de végétation la dernière fois que je suis venu ici !
— Vous êtes déjà venu… ?
— Des années que je viens pour resserrer vos écrous, mon vieux ! Mais la dernière fois, la tondeuse municipale avait fait son œuvre et je l’ai laissé contre le tronc d’un arbre, à peine dissimulé par des branchages que j’ai eu un mal fou à arracher à leurs propriétaires jaloux. Cherchez !
— Mais chercher quoi, docteur ! C’est un exercice… ? Comme à la guerre… ?
— En guerre nous sommes déjà ! Et sans vos services. Fouillez dans ce fatras de branches ! Je suis sûr que c’est ici que je l’ai planqué.
— Planqué… é… ou ée… ? Aidez-moi !
— Charlotte m’avait conseillé ce coin pour je ne sais plus quelles raisons. Et entretemps, tout s’est mis à pousser !
— Je n’y suis pour rien ! Je ne savais même pas… Oh Charlotte !
— Cessez de vous plaindre et arrachez ces broussailles pour qu’on y voie plus clair ! »
Je me suis mis au travail. Depuis des années d’impotence mécanique, je travaillais souvent sur ordre, guidé par les impulsions du système qui ne ménageait pas ma dignité. Mais j’étais seul dans ces moments-là. Sans témoin pour assister aux effets de l’impatience sur la qualité de mon travail. Si j’avais eu de petites mains, jamais je ne me serais acquitté de ces obligations citoyennes. Je pensai à Manitas, pleurant déjà alors que rien n’était encore arrivé avec sa suite de malheurs impossible à éviter. Je savais de quoi je parlais et tout en parlant j’arrachais autant de verdure que je pouvais, que me le permettait ma constitution d’assisté social. Le docteur vidait son flacon, jouant avec ses reflets de chrome dans les feuilles déjà mortes. Pas un coup de main, rien ! Et je ne savais pas ce que je cherchais ! Mais il y avait longtemps que j’avais compris à quoi me destinait l’heure de ma naissance… Chercher ! Chercher alors qu’il est nécessaire de trouver, comme dit l’Espagnol de Paris. Ça ne l’a pas empêché de devenir milliardaire. Et sans rien hériter à part ce qu’on pouvait savoir des propriétés de l’Art et des évènements susceptibles de le mettre en œuvre.
« Je suis sûr que c’est ici, dit le docteur, mais maintenant que vous le dites, j’ai des doutes ! C’est toujours comme ça avec vous : vous finissez par nous faire douter de la pertinence de nos hypothèses. Et c’est comme ça que nos expériences finissent dans le fossé !
— Mais vous n’êtes pas sûr vous-même… ! Je travaille peut-être pour rien ! J’ai le droit de me poser la question…
— Mais quelle question, nom de Dieu ! On n’est pas devant l’autel de nos communions nationales ! C’est entre vous et moi que ça se passe ! Cherchez et trouvez-le !
— Mais trouver quoi ! Donnez-moi un indice… C’est comme ça que ça se passe dans les romans policiers…
— …que personne ne veut publier… Je sais !
— Vous savez vous aussi ! Ah ben alors… ! Si j’avais su… »
La bagnole était trop petite pour contenir un outil de la taille exigée par l’ampleur de la tâche. Il fallait se servir de ses propres mains. Le docteur n’avait même pas embarqué une paire de gants. Il prétexta qu’il ignorait que la végétation poussât si vite et si épaisse dans cette région reculée de la patrie commune.
« Ne vous plaignez pas, Titien… Nous vous avons doté de mécanismes à la hauteur des matériaux utilisés pour vous redonner une apparence humaine. C’est du solide ! Et sans terminaisons nerveuses… Je suis sûr que c’est ici… Charlotte… »
En attendant, il glandait, le docteur. Et je m’activais, directement relié à la batterie de la bagnole dont le moteur grondait à chaque effort surhumain.
« Il n’y a rien à trouver, larmoyai-je. Vous me faites ça pour me punir…
— Mais vous punir de quoi, nom de Dieu… !
— D’avoir conçu un manitas…
— Ce n’est pas interdit… Moi-même…
— ¡ No me digas ! »
Je le regardais maintenant comme s’il méritait mon admiration. Il versa une bonne goulée dans ma gorge ouverte toute grande. Mon intérieur n’a rien à craindre des évolutions de la technologie reconstructrice de l’apparence humaine. C’est du vrai ! Et l’effet du whiskey sur mes tissus internes en est la preuve, nom de Dieu ! Cependant, le docteur s’inquiétait. Il buvait moins, tournait en rond, tâtait la verdure que j’entassais à ses pieds. Il secoua la tête comme s’il voulait en chasser les idées noires, du genre : il n’y a rien à trouver parce que c’est pas là ! Je ralentissais en même temps. Les oiseaux revenaient. La broussaille se repeuplait prudemment. Il n’y avait rien en moi qui ressemblât à un fusil et le docteur paraissait parfaitement inoffensif. On allait se retrouver en terre étrangère et en payer le prix…
« Pourtant, dit le docteur, c’était là…
— Mais sur quoi vous basez-vous pour l’affirmer… euh… nom de Dieu… ?
— Je n’en sais rien… L’ambiance… Charlotte était nue…
— Quoi ! Vous aussi… ?
— J’aime sa peau flétrie comme un pétale de rose qu’on conserve comme souvenir du temps passé… passé à quoi… euh…
— …nom de Dieu ! La salope !... Mais… Vous dites… Alors… ? Il n’est pas impossible que…. Oh ! J’exige un test DNAX ! Je veux… Je veux savoir ! »
Encore un tournant dans ma vie de voyages sans destination. La possibilité de n’être pas le papa de Manitas me transporta loin de ces lieux maudits où j’entassais de la verdure et des branches sans savoir à quoi diable cet ouvrage pouvait bien servir… euh… mes intérêts.
« N’allez pas croire… bredouilla le docteur. Surtout pas ! Le DNAX me donnera raison. Il l’a toujours fait !
— Nue !... Vous et votre… petite queue !
— Ho ! Elle est certes moins impressionnante que la vôtre, mais elle donne ! Vous m’insulteriez en pensant que je ne suis pas capable de…
— J’ai toujours souffert plus que les autres… Quand j’étais enfant, je me suis suicidé…
— Nous le savons ! Et nous connaissons la suite… Frank Chercos est allé jusqu’à Brindisi pour enquêter sur votre sort. Nous savons presque tout… Tout est enregistré. Mais à cause de vos désordres mentaux, nous avons du mal à retrouver le fil d’Ariane, celui qui va de A à Z sans sauter une seule étape alphabétique. Vous ne pouvez pas savoir comme c’est épuisant de consacrer ses loisirs au travail encore inachevé…
— Vous changez de sujet… Nous parlions de Manitas…
— Je vous enverrai les résultats du DNAX…
— J’exige qu’un organisme indépendant se charge de…
— Trouvez ce que je ne cherche pas et nous en reparlerons dans des circonstances moins stressantes. Le moteur commence à chauffer. Hâtez-vous, Titien ! »
Une impulsion numérique prévu par la procédure et je me remis au travail, arrachant et coupant, et entassant, voyant le soleil monter dans le ciel et les troupeaux revenir dans les prés. Les corbeaux s’éloignèrent bientôt, emportant leurs conversations sinistres par procuration poétique et romanesque. Le docteur coupa le moteur, disant :
« Je le vois ! Là, ce reflet… Arrachez ces branchages ! Vous l’avez trouvé ! »
Et jubilant en levant le coude :
« Je savais bien qu’il était ici… ! N’attendant que d’être trouvé ! »
Si je m’y attendais… Ce n’était qu’un vélo… Je l’arrachai à la végétation têtue. Le docteur me conseillait de ménager mes efforts et la résistance de l’engin qui n’avait pas été conçu pour ce genre d’exhumation. Il se précipita pour achever le travail, effeuillant les tubulures et les rayons du bout des doigts, frottant la selle de son avant-bras, vérifiant avec les mêmes doigts l’état du graissage et les tensions nécessaires. Il se livrait à ces travaux avec une joie d’enfant, comme s’il venait de retrouver un jouet ancien qui avait appartenu à une époque cruciale et irremplaçable de son existence. Mais il avait simplement dissimulé le vélo dans la broussaille encore naissante et Charlotte s’était offerte à lui pour concevoir. Elle ne donnait rien s’il n’y avait rien à concevoir. Je la connaissais. Il ne me restait plus qu’à calculer les temps utiles à la conception. Sans ces résultats, la commission du DNAX refuserait d’examiner ma requête de plus près. Un travail minutieux à mettre en œuvre une fois retrouvés le repos et mes livres, ma chère documentation qui accompagne mes jours et qui disparaîtra avec moi dans une poubelle, tôt ou tard.
Le vélo était fin prêt. Mais prêt à quoi. Le docteur s’expliqua :
« La maison, comme vous le savez, est au bout de ce chemin. La Ferrari n’est pas conçue pour y rouler. Vous comprenez ? De plus, j’ai un rendez-vous avec le destin dans… quelques temps. Je ne peux pas vous accompagner. Voyez… Le porte-bagages n’est pas fait pour… Ainsi… Je vous laisse revenir chez vous… Nous y avons pensé… À bicyclette, dit la chanson. Je vous appellerai par le canal habituel dès que j’en aurai fini avec mon destin. Vous verrez… Le frigo est plein. Les factures payées. Le bois coupé. Vous arriverez avant midi. Nous avons aussi remonté la vieille horloge alsacienne. Nous avons pensé à tout…
— Oui mais.. Charlotte… Nue… Et vous… Je veux savoir… Il n’est pas impossible que le papa ne soit pas… soit… Je ne sais pas nager !
— Mais vous savez faire du vélo ! Tenez… La trousse en cas de crevaison… Des campagnolos, vous voyez ?… Nous avons pensé à tout… Une goulée avant de vous y mettre… ? »
J’ai accepté. Que voulez-vous que je fisse ? Je connaissais le chemin. Nous l’avions souvent emprunté avec la vieille pour aller aux champignons de l’autre côté de la rivière. Elle aurait pu chercher à m’empoisonner. Je ne connais rien aux champignons vénéneux. Elle était en droit de m’en vouloir pour ce qui était arrivé à Frank. Elle se fichait du destin de Roger Russel. Seule l’absence inexplicable de Frank la chagrinait. Et à force de chagrin, elle a cédé à la tentation de rendre à la chair ce qu’elle lui donnait depuis si longtemps. Et j’ai éjaculé une première fois dans son cul. Ensuite on est descendu à la cuisine et on a mangé en silence, comme s’il ne s’était rien passé d’important, comme si Frank ne comptait plus entre nous. On a recommencé pendant des jours. Le même rituel. Puis elle a eu cette idée d’aller dans les bois sous prétexte d’y chercher des champignons. J’ai eu peur, mais je me suis laissé faire. Et j’ai ingurgité son omelette. Puis une autre. Terrifié à l’idée que j’allais peut-être mourir dans d’atroces souffrances. Et que pendant cette douloureuse agonie, j’aurais à entendre la sentence, les raisons de ma condamnation et la justification du processus de mise à mort. Au lieu de ça, on a fait un enfant. Si c’était ça le poison, c’était bien joué de sa part. Elle savait pour les manitas. Tout le monde en parlait. Je le savais moi aussi, mais j’ignorais qu’elle allait me faire un enfant dans le dos. Il devait y avoir une communication entre son cul et ses organes de reproduction. Le docteur m’avait parlé de cette opération gratuite pour les femmes d’un âge avancé, mais il ne m’avait rien dit au sujet de l’opération. Et j’enculais avec ardeur, en forêt ou sans témoin. À poil ou autrement. Obsédé par l’idée de mourir d’intoxication alimentaire, pas par le spectre d’un enfant aux mains si petites qu’il n’aurait que le choix d’une profession intellectuelle. Les claviers sont si petits de nos jours. Et nous sommes tellement devenus fous de nous en servir pour posséder tout ce qu’il est possible de posséder sans en payer le prix.
La Ferrari disparut dans un vrombissement de bête lâchée dans le regain après les grands travaux de saison. Le brouillard descendait des flancs boisés, lentement, comme si le temps ne lui manquait plus ou qu’il savait qu’il allait de toute manière se dissiper dans la chaleur aigüe d’un matin traversé de domestiques pressés. Ces routes de campagne sont fréquentées par autant d’animaux en quête des divertissements gagnés sur le travail quotidien. Je n’avais pas l’intention d’assister à ce théâtre d’ombres. J’ai enfourché mon vélo, traversant la broussaille qui réduisait le chemin à un sentier piétiné par les voyageurs désireux de vider leurs entrailles avant de continuer leur itinéraire tracé d’avance par leurs rêves. Je n’ai jamais fait partie de leur monde. Je ne suis même pas un parasite. Je m’accroche au wagon comme un squatter qui tourne en rond et s’étonne toujours de revenir à l’endroit même où il a pris la décision de ne rien faire comme les autres. Puis le sentier a retrouvé ses dimensions et les odeurs des bois ont commencé à me griser comme si j’avais dix ans et que je venais de renoncer à me donner la mort. Les raisons de ce renoncement n’ont jamais été très claires dans mon esprit. Pendant des jours, j’ai dû supporter les effets d’une espèce de capitulation devant l’obligation de vivre non pas avec les autres, ce qui ne m’angoissait en aucune façon, mais en suivant leur exemple pour ne pas m’écarter de ce qu’il fallait considérer comme le droit chemin. L’existence commence toujours par cette lâcheté. Qui ne la ressent pas au point d’en avoir honte est une bête de somme aux gènes précurseurs de l’expansion de l’humanité, vase toujours sur le point de déborder que l’étranger en puissance habite parce qu’il paie son loyer comme les autres. Voilà à quoi je pensais en descendant ou montant le chemin sans retour. L’automne se finissait, gris et sans âme. De temps en temps, l’odeur d’une charogne m’accompagnait et je me hâtais de retrouver ce qui restait des bonnes odeurs de l’été, ralentissant alors pour surprendre l’animal ou observer la beauté dégradée des reliefs. Je ne savais même pas si j’arriverais avant midi comme me l’avait conseillé imposé ? le docteur. Pourquoi ce conseil ? Qu’est-ce qu’ils avaient automatisé pour ne pas lâcher le cobaye ? Avais-je le choix d’arriver en retard ? De frapper à ma propre porte en admettant que la maison de la vieille fût aussi la mienne ? Je n’avais rien dans les poches pour passer le temps aussi librement. Et aucune allégresse pour aller plus vite. La solitude dehors n’est pas faite pour moi. Je me suis éduqué en chambre, comme dans un livre refermé après une lecture patiemment documentée. Le vélo n’est pas mon fort.
Livré à la surface inhabitée ou lisse d’une brousse ou d’un désert, j’aurais perdu mon chemin et sombré dans le désespoir qui réduit son homme à son enfance perdue. Comment voulez-vous écrire des romans dans ces conditions ? Le système servi par le docteur Primabor m’offrait les ressources d’un chemin et de ses croisements balisés par la mémoire que je pouvais avoir cultivée avant de m’abandonner à leurs exigences de bonheur à tout prix. Je pouvais aller loin si c’était jusque chez moi. Ou plutôt cette maison où j’avais donné ma semence n’était-ce pas plutôt dans les bois ou en marge des prés ? n’était-elle pas le pivot de je n’ai jamais su quel tournoiement sans ivresse ? Conçoit-on le délire sans ses animaux monstrueux et perpétuels ? Je ne savais pas non plus où se trouvait la gnole de la vieille depuis qu’elle l’avait déplacée à cause d’une bouteille mal vidée selon sa conception du banquet. Pourquoi me plongeaient-ils dans une attente aussi vide de sens à venir et peuplée jusqu’à l’horreur de réminiscences qui n’arrivaient pas à la cheville du souvenir ? Pas facile de pédaler sans se les mélanger. Quoiqu’équipé d’un seul plateau et d’un pignon tout aussi unique le vélo manifestait comme une suffragette qu’on retient par les jambes pour qu’elle demeure fidèle aux principes du foyer et du feu. J’avais beaucoup progressé question prothèse, mais rien n’était prévu pour canaliser les remontées acides qui fragilisent toujours la décision. Pas simple d’y aller toujours et ne pas parvenir à interrompre le mouvement au moins pour se soulager d’une manière ou d’une autre. Vous ne trouverez pourtant jamais rien de mieux que la diversité des styles pour les écrire comme ils sont, ces sacrés romans que personne ne publie ni même ne lit sur manuscrit !
Mais on arrive toujours quelque part, même si on ne s’y arrête pas. On a toujours la solution de tourner autour en attendant que la mort s’interpose, sans qu’on puisse dire entre qui et quoi elle s’interpose. Et si l’occasion se présente, on peut reprendre le chemin, luttant contre la force centrifuge ainsi acquise puis les yeux fixés sur les abords de la prochaine étape. De publicité en publicité comme de port en port. Et rien à se mettre sous la dent sans en accepter le prix. C’est le seul contrat. Et on ne le signe qu’avec les autres au lieu de s’en tenir à ses propres désirs. C’est fou comme on a besoin de ressembler à l’invention de l’autre qui ne l’a pas conçue pour faire comme tout le monde !
Je crois maintenant que cette petite promenade en vélo était faite pour durer toujours. Je savais où j’allais, comme si ce chemin n’avait été conçu depuis la nuit des temps que pour m’amener où ils avaient l’intention de m’enfermer : en moi-même.
J’étais bien seul et unique quand j’arrivai à la maison. Je ne m’attardai pas longtemps à revoir sa triste façade d’ancienne masure retapée dans le goût des contemporains déçus par leur héritage familial. Une bagnole, qui n’était pas celle de Frank mais y ressemblait comme si elle pouvait l’être, était garée devant le perron, montrant son petit cul percé d’une lunette où le soleil rutilait joyeusement. L’immatriculation était celle d’une administration, mais je n’aurais su dire laquelle. En tout cas pas la police car j’avais retenu les particularités de cette numérotation. On me visitait. Je m’attendais à trouver le fonctionnaire dans le jardin potager. Ils aiment ça, les jardins à légumes. Les choux croissaient lentement. Je sautai de mon vélo comme si j’avais dix ans et ne me préoccupai nullement de sa chute sur la caillasse de l’allée. J’arrivai au portail du jardin quand une voix féminine me héla :
« Je suis là, monsieur Labastos ! »
Je pivotai : la femme qui m’attendait sur le perron était coupée en deux par l’ombre ou la lumière. Je reconnus immédiatement la manitas qui m’avait enguirlandé dans le cabinet du docteur Primabor. Elle descendit quelques marches et s’arrêta comme si elle prenait maintenant le temps de m’observer. En passant, je relevai le vélo qui était une propriété de l’État. Elle ne venait pas le récupérer. Au nom de quoi ?
« Vous ne m’attendiez pas, n’est-ce pas ? dit-elle sans croiser mon regard, tant ses yeux étaient occupés à détailler mon apparence qui n’avait pourtant pas changé depuis qu’on s’était chamaillé.
— Primabor ne m’a pas tout dit… bredouillai-je. Il en garde toujours un peu pour la fin…
— Je ne l’ai pas prévenu… Nous n’appartenons pas au même service. Le cloisonnement est quelquefois nécessaire, vous comprenez ?
— Vous auriez pu me prendre sur la route… rouspétai-je sans tendre la main, les siennes étant agitées dans les plis de sa jupe.
— Primabor ne doit pas savoir… Vous comprenez… ? »
Elle ne montait ni ne descendait. Quatre marches. Pas au milieu. Je réfléchissais à autre chose. Sans en avoir une idée nette. Ses pieds, chaussés de pataugas à peine sortis de chez le chausseur, dépassaient de la marche où elle se tenait sans monter ni descendre. Elle avait des chevilles animales. Pieds nus dans les godasses. Dans mon dos, sa bagnole émettait son odeur de citadine dont le moteur est soumis à l’épreuve des embouteillages et des attentes forcées devant les feux. Je reculai pour poser mon cul sur le capot encore chaud, croisant les bras pour me donner l’aspect du type qui s’étonne sans s’abandonner à la panique qui brouille ses entrailles jusqu’à la puanteur des aisselles. Elle ne changeait pas de position et j’avais adopté l’attitude de celui qui n’a pas l’intention de modifier la sienne tant qu’une explication claire ne lui est pas fournie par la créature à peine familière qui impose sa présence et ses attributs alors qu’elle n’était pas attendue, que rien ni personne ne l’avait annoncée. Elle ne put s’empêcher de jeter un œil sur mon entrejambe, constatant qu’à cette heure je pratiquais le repos nécessaire tant à l’hygiène qu’à mes dispositions d’esprit en la matière. Ses mains, minuscules et jaunes, portaient les traces de ses ongles. Les moustiques avaient commencé leur œuvre.
« Je vais habiter ici, dit-elle.
— Ici… ? Dans le coin… ? Vous avez des projets… ?
— Du travail, oui ! J’ai préparé la chambre de Charlotte pour m’y sentir à l’aise.
— La chambre de Charlotte ! Mais j’y couche ! Même quand elle n’est pas là ! »
J’avais gravi une marche et son corps me touchait, vibrant comme si on était déjà au lit. Elle se pencha pour scruter mes rétines :
« Je ne vous dérangerai pas, allez ! fit-elle en souriant. Je ne peux tout de même pas coucher dans la chambre d’un garçon…
— La chambre de Frank… ! Vous allez m’obliger à coucher dans le lit d’un mort !
— Rien ne dit qu’il l’est, mort… J’en sais plus que vous sur le sujet. Entrons. J’ai préparé du café.
— Je n’en bois jamais ! »
La cuisine sentait le plat préparé. Elle avait installé un four sur le frigo et en ce moment même, il tournait. Elle se servit une tasse de café sans me demander si j’avais soif, ce que j’avais. La bouteille n’était plus sur la table, ni les deux verres qu’on ne lavait jamais. Mon couteau avait disparu, mais le pain était frais de la nuit. Elle était passé chez le boulanger. Primabor m’avait bien dit que les factures étaient réglées. Je n’avais qu’à me laisser vivre au rythme qu’on m’imposerait, mais je n’avais pas imaginé que ce serait elle qui tiendrait la baguette. Elle était assise de l’autre côté de la table, levant de temps en temps la tasse pour y faire des bulles, lèvres qui provoquèrent la reprise de l’érection… sous la table où je serrai les genoux.
« Qu’est-ce que vous êtes venue chercher ici ? dis-je comme si je m’adressais à un nouveau venu qui ne connaît pas encore les dessous du charme de la vie rurale.
— En attendant que Charlotte rentre de l’hôpital…
— Elle va donc revenir…
— Vous en doutiez… ?
— Un peu… Je le souhaitais… euh… Je veux dire… Qu’est-ce que vous me voulez ? Je pourrais très bien vous foutre dehors sans écouter vos explications !
— Vous ne le ferez pas !
— Qu’est-ce que vous en savez ? J’ai tué Alfred Tulipe…
— C’est en tout cas ce que prétend l’inspecteur Frank Chercos… Il est en ce moment…
— Il n’est donc pas mort ! Et Roger… ?
— Il vous manque à ce point… ?
— Je l’ai à peine connu…
— Vous parliez de me jeter dehors… Mes petites mains…
— Vous ne savez pas ce que c’est une grosse queue ! »
Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. Elle éclata de rire. Elle pensait sans doute à son cul. Je frappai la table, mais les deux verres ne sautèrent pas en l’air, car elle les avait enlevés. Pour les mettre où ? La bouteille aussi avait disparu. C’était comme si on tentait d’effacer une part de mon existence. L’odeur de vieux chêne ne me chatouillait plus les glandes. Je respirais comme si j’étais arrivé en courant et non pas tranquillement à vélo.
« Vous ne pouvez pas rire de tout, monsieur Labastos… Vous allez devoir éduquer un enfant…
— Je l’ai déjà fait !
— Mais vous l’avez abandonné !
— Ça ne l’a pas empêché de ne pas grandir ! Il n’y a jamais eu de nain dans ma famille. Aussi loin qu’on remonte ! Je sais ce que je dis !
— N’en parlons plus… Qu’il repose…
— Comme si être mort consistait à dormir sur nos deux oreilles ! Oups ! J’oubliais que les morts n’ont pas d’oreilles… Je confonds avec les murs. Vous les avez truffés d’organes commandés à distance, je suppose…
— N’exagérez rien… Je ne suis qu’une éducatrice au service de la famille… et de l’enfant qui souffre, mais ne devrait pas souffrir, d’une malformation due à l’usage de la colocaïne…
— Je sais pour la colocaïne ! Merci bien ! Mais je suppose que vous avez changé de boulanger… Le nôtre connaissait la recette. La vieille vous le dira !
— Cesser, je vous prie, de l’appeler ainsi ! Le nom de Charlotte vous écorcherait-il les lèvres ? Charlotte…
— Charlotte Tulipe… Jamais je n’aurais imaginé qu’un jour…
— Mais c’est arrivé… Et maintenant, c’est Quentin…
— Deux fois cinq ! J’ai mal compté, peut-être… Je ne sais même pas où elle a planqué la gnôle. Mais il y avait toujours une bouteille sur la table. Cette table ! Et on se gavait du pain de NOTRE boulanger ! Pas de celui que le système a choisi pour nous ! Vous ne coucherez pas dans notre chambre ! »
L’autre, c’est celui qui vous prend pour un autre. Voilà l’origine de la confusion qui dessert le roman. Elle avait les moyens de me contraindre à l’écouter et à agir selon ses principes patiemment acquis au cours de longues études consacrées à la nature humaine et à ses conséquences sur ce qu’on peut croire quand rien ne va plus. Elle n’était pas moche. Fringuée comme une employée qui n’a pas reçu le don d’ubiquité. C’est fou ce que ces larbins peuvent ressembler à ce qu’ils sont ! J’évitais de regarder ses mains. Je ne l’avais pas encore vu s’en servir. Je savais seulement qu’elle pouvait se les gratter. Les moustiques la harcelaient pendant qu’elle établissait les conditions de notre existence commune qui allait durer autant de temps que nécessaire. Vu ma patience, Quentin serait mort quand je saurais enfin quoi faire de lui. Elle n’aimait pas plaisanter au travail. Peut-être après… Gratouillant mes parties sensibles avec ses petits ongles de souris.
« Et le vélo ? demandai-je, profitant d’un répit accordé de bonne grâce.
— Il est à vous. Cadeau de la maison. Faites-en bon usage.
— Sans sacoches, ça va être difficile…
— Je leur en parlerai… Si nous reprenions le cours de notre conversation… ?
— Mais de conversation ce n’en est pas une ! Vous me tarabustez de questions et de réponses ! Je suis en train de perdre mon originalité créatrice !
— Création, création… Si ça consiste à vider des bouteilles non sans y ajouter la pourriture publicitaire… Ah non, monsieur Labastos ! Je ne marche pas ! »
Je ne sais pas, vous… ? Mais moi, j’avais l’impression que je ne reverrais pas la vieille de sitôt. Peut-être jamais. La vieille et sa créature anormalement constituée. Une nouvelle vie commençait… Et, une fois de plus, je n’en avais pas jeté les fondations sur une terre nouvelle, quitte à en expulser les habitants. Ça ne m’est jamais arrivé. J’aimerais bien que ça m’arrive. Je ne suis qu’un personnage, un protée sans intention ni volonté, l’être nu par excellence, celui qui ne servira jamais à construire un bon roman. Divinité de la mer qui finira par tomber du ciel sans y perdre la vie. L’Éternel !
Aucun espoir de cultiver un jardin avec de pareilles menottes ! Pas même tenir un clou. Elles les gardaient le plus souvent dans sa poche, les bras aux manches larges descendant en V et coupés par la bordure de la poche j’ignorais ce qu’il y avait dedans mais elle le manipulait : quelque chose d’assez petit pour contenir dans ses mains, une frange indienne formait un sourire d’une hanche à l’autre, frétillant sans cesse, comme si une langue allait en sortir pour prendre la parole et signifier. J’étais assis sur la clôture de vieilles planches, mâchonnant une tige de réglisse imbibée de colocaïne star. L’intoxication gagnait du terrain sur mes observations d’abord scrupuleuses. Et elle attendait le moment favorable pour me cueillir au vol d’une poussée hallucinatoire bornée de crispations prometteuses. Elle sautillait dans les allées étroites et planchéiées, ses vieilles jambes nues jusqu’à mi-cuisse exhibant une peau aux plis mollasses, les chevilles solides pourtant, tenant solidement le pied à l’oblique, orteils griffant la terre fraîchement binée par je ne savais qui, pas elle à cause de ses mains : condamnée à travailler avec sa tête depuis l’enfance ; une habitude patiente et bien renseignée : toutes les possibilités de personnage retirées de la crise des temps comme on saisit le crabe par sa pince de combat pour le condamner à l’eau bouillante des pots. Pas un reptile à l’horizon. Nulle crête hérissée de dards empoisonnés. La chemise laissait apercevoir de temps en temps des seins tannés par le soleil, comme j’en avais connu beaucoup aux quatre coins du monde, voyageur né en chambre puis projeté dans les itinéraires d’agence, jamais à l’aventure. Elle portait le nom de son défunt mari Alex Sabat, un mécanicien qui avait sombré dans le terrorisme pour cause de respect des traditions familiales. Sally. Elle avait parcouru à peu près tous les chemins possibles dans l’espace connu, plus loin que le touriste ordinaire car elle avait accès aux territoires en cours d’exploration. Les sondes qui traversaient de part en part son cerveau plus lourd que la moyenne mêlaient leurs fils de métal précieux à une chevelure qui aurait rendu jalouse une fille de vingt ans n’ayant pour ambition que de plaire à tout le monde et à personne en particulier. La sensation de coupure agrémentait les caresses d’un sentiment d’appartenance qui me manquait depuis longtemps. Aucun réflexe de révolte quand mes doigts tentaient de les nouer. Je m’étais habitué à elle. Je l’appelais la vieille, comme je les ai toutes appelées, sans majuscules ni attente, toujours prêt à satisfaire le désir, le mien comme le leur. Comment voulez-vous travailler au jardin avec ces menottes qui n’iraient même pas à un nouveau-né ?
« Comment prétendez-vous combler la femme avec ce phallus hors du commun… ?
— Il était comme ça avant le feu qui a fait de moi un autre homme…
— Dès l’enfance… ?
— Vous le savez bien : vous avez étudié mon dossier de A à Z ! Tout le monde au centre sait que vous êtes ici et pourquoi…
— Le centre de quoi… ? Je ne travaille pas dans un centre…
— Appelez ça comme vous voulez ! Depuis la mort de papa…
— Noyé… mais on ne sait pas comment… ni pourquoi… La police espagnole vous a pourtant charcuté à l’époque… J’ai lu le rapport du teniente Ramirez…
— Il est tombé amoureux de ma mère alors même que c’était elle qui…
— Au large de l’estuaire… ? Vous étiez seul avec votre père dans le battala… Le vieux pêcheur en témoigne…
— Je n’ai jamais tué personne ! »
La réplique qui réduit ma queue à ce qu’elle est ! Je sautai de la clôture pour épouser la terre avec elle. Elle s’était penchée pour en mesurer les qualités nutritives, mais sa petite main ne contenait rien, ses petits doigts se pliaient pour rien, il n’y avait rien à voir dans la paume. Je me penchai à mon tour, habitué à ce geste connaisseur qui, associé au soleil et à la pluie, ne trompe que le vent. Elle fit claquer son dentier, comme en écho à ma démonstration. Si je la tuais, comme ils s’y étaient préparés peut-être, je pouvais compter sur cet or pour financer ma prochaine cavale, mais je n’avais jamais tué personne… Vous me croyez, n’est-ce pas… ?
— Je vous dirai ça plus tard. Continuez.
— Le jardin, vous comprenez, c’était symbolique. La même scène dans un espace public organisé dans le gazon et les bordures de fer forgé ne procurerait pas la même sensation de liberté. Ici, pas de chaisière pour réclamer sa pièce ni de collègue lui aussi en vadrouille après le travail ou à ses heures perdues de toute façon. Vous savez que personne n’apparaîtra, surgi de la broussaille ou de l’eau qui dort. Vous êtes seul en face d’elle. Elle a l’âge d’être votre mère et l’est peut-être si on en a décidé ainsi en haut lieu. Ils inventeront toujours la réalité à notre place. Les spots nous servent de ponctuation pour nous rappeler au devoir de bonheur citoyen. Sans ce bonheur, vous n’êtes pas fréquentable et les putes vous saluent bien ! On vous bourre tellement de médicaments que vous finissez par marcher droit, comme à la guerre malgré la trouille et la mort figurée par la chair dans tous ses états.
« Mais j’y pense…
— Oui, Julien… ?
— De votre état de manitas, je dois conclure que, vu notre différence d’âge, j’aurais pu moi-même être victime de cette affection… Ma mère consommait de la colocaïne…
— Tout le monde en consomme depuis des générations…
— Pas mon père ! Il préférait le jaune et les pétards de son adolescence…
— Il y a belle lurette qu’on en met là-dedans aussi, Julien… Vous êtes si mal renseigné sur les réalités de notre monde que nous nous sommes posé la question de savoir si…
— Rien à foutre de vos hypothèses ! »
Elle recula. Elle n’était pas armée pour la défense. Je sentais à quel point je pouvais la détruire si c’était ce que voulait mon démon. Nous n’agissons jamais seul, c’est bien connu. Ses mains étaient retournées dans la vaste poche delantera. Elle se pencha pour enfourner ma queue dans sa bouche d’or et de résine, mais des pneus crissaient dans la caillasse du chemin et nous dûmes nous résoudre à remettre ça à plus tard. Ce n’était pas le cartero.
« Julien, je vous présente Kol Panglas et son amie Alice Qand… Ils ont loué la maison… Je me suis chargée de la transaction…
— Et nous vous en remercions, chère Sally, dit celui qui s’appelait Kol Panglas. Charlotte ne se sentait pas de force…
— On la comprend ! Avec ce qu’elle en a bavé ! dit celle qui s’appelait Alice Qand.
— Elle veut dire à l’accouchement, précisa Kol Panglas. Elle a refusé la star…
— Déjà que son bébé est un… Oh ! Excusez-moi, Sally…
— Mais ce n’est rien… On finit par s’y habituer, rassurez-vous…
— Mais je n’en prends pas ! s’écria Alice Qand.
— C’est toujours ce qu’on dit… » râlai-je sans retenue.
La vieille me rapprocha du couple qui se tenait encore aux portières, chacun de son côté. Kol Panglas toucha le bord de sa casquette. Alice Qand me regarda comme si elle attendait une explication.
« Il veut dire qu’on en met partout et qu’on ne sait jamais où exactement, dit la vieille en me pinçant la fesse.
— En tout cas je n’ai pas l’impression d’en prendre, fit Alice Qand. De toute façon, Kol est stérile…
— Stérilisé… précisa-t-il.
— Mais vous arrivez avec un jour d’avance… » dit la vieille avec un sourire de circonstance, vague mais interrogateur.
Kol Panglas referma sa portière, fit le tour de la bagnole et se glissa derrière Alice Qand pour fermer la portière qui lui avait servi à entrer et à sortir du véhicule, dans l’ordre. Il avait une explication toute prête :
« Nous sommes tombés en panne… Ce n’est pas notre voiture. Le garagiste, connaissant parfaitement madame Tulipe, nous a prêté celle-ci, mais avec un jour d’avance, voyez-vous… ?
— Nous devons impérativement la ramener demain… s’écria Alice Qand en secouant sa main qui était de taille moyenne et bien entretenue si j’en jugeais à la couleur des ongles.
— Si la nôtre est réparée, dit Kol Panglas. Une marque étrangère…
— Ah la la ! exultai-je. Depuis que nous sommes en guerre… »
Mais la vieille n’avait pas l’intention de poursuivre cette conversation en en changeant le sujet. On voyait qu’elle était ennuyée par cet imprévu. Un jour d’avance, c’est quelque chose !
« Entrez, entrez ! fit-elle comme si elle était chez elle. Nous nous arrangerons. Pas question que vous couchiez à l’hôtel de soir…
— J’ai l’habitude de l’écurie, plaisantai-je.
— Vous avez des chevaux ? »
Je n’en avais pas. Enfin : madame Charlotte Tulipe ne possédait pas ce genre de propriété immeuble. On en parlait encore en gravissant les marches du perron. L’intérieur était « chouettement décoré ». Cela méritait récompense. Ils sortirent les cadeaux de leurs poches et la vieille fit mine de sortir ses mains de la sienne. Geste interrompu par son cerveau en alerte. Elle fit bien, car le spectacle de ses menottes dérange toujours les esprits les moins préparés à admettre que l’industrie alimentaire et l’organisation des loisirs ne disent pas toujours la vérité sur leurs véritables intentions à l’égard du reste de l’humanité, qui est légion. Ils déposèrent les paquets sur la table.
« La bouteille est vide, dis-je à la vieille. Je vais en chercher une autre… Donne-moi la clé…
— Ah ! Je vois qu’ici aussi c’est madame qui tient le trousseau ! s’écria Kol Panglas plus joyeusement que d’habitude.
— Je ne suis pas madame, dit la vieille tranquillement. Vous oubliez que Charlotte est…
— Ah… ? Mais alors… monsieur… ?
— C’est son fils, » déclara la vieille en secouant le trousseau de clés.
Première nouvelle pour ces locataires en avance sur le temps qui leur avait pourtant été alloué. Ils ne purent s’empêcher de jeter un œil sur mes mains. Les prothèses attiraient pourtant le regard mieux que tout autre détail de mon anatomie, excepté ma queue, laquelle je contenais par resserrement des cuisses et contraction de l’anus.
« La différence d’âge est impressionnante, constata Alice Qand en me toisant.
— Mais elle est possible grâce à… commença Kol Panglas.
— Nous avons décidé de ne pas avoir d’enfant, » déclara encore sa pareja.
Ils avaient autre chose à faire. La vieille s’excusa et sortit. Avec le trousseau de clés tintinnabulant dans sa poche. Comment pouvait-elle se servir d’une clé ? Kol Panglas me demanda si on pouvait fumer. Il pratiquait le cigare. D’ailleurs, il possédait une fabrique à Cuba. N’avais-je jamais entendu parler du fameux Kolipanglaso ? Non.
« Je fumerais plus tard… dit-il.
— Et dehors ! pesta Alice.
— Elle ne supporte pas… »
La vieille entra, sans rien dans les mains, bien sûr. Mais on entendait parfaitement le tintement de la bouteille soumise aux collisions avec les clés. Kol Panglas ne se fit pas prier et fouilla dans la poche. Il en sortit une bouteille toute verte et translucide. Alice se jeta littéralement dans une chaise. Elle avait un petit cul. Elle pouvait le poser n’importe où pourvu que rien n’en menaçât l’intégrité. Elle croisa ses jambes sous une jupe conçue pour ne pas les donner en spectacle. Elle me prenait déjà pour un humoriste aux dépens des autres. Son regard ne m’aimait pas, et pas seulement à cause de mes appareillages lubrifiés à mort et qui sentaient le vieux moteur éreinté par un usage sportif. La vieille désigna l’armoire comme étant celle qui contenait les verres. Kol Panglas se prêta volontiers au rôle de domestique. Il avait l’habitude. Alice était très jalouse, si je comprenais bien l’origine des difficultés que le couple éprouvait au niveau des apparences nécessaires à l’existence sociale, mais elle me regardait comme si je lui appartenais déjà. La bouteille se vida sans inviter la suivante à se laisser parfaire dans le sens de l’amitié.
« Alors… vous partez… ? dit Alice. Et Charlotte reste à l’hôpital… ?
— Nous vous laisserons la maison dès demain, comme convenu, » dit la vieille qui me fustigeait du regard pour m’interdire tout commentaire superflu et surtout significatif de la situation exacte dans laquelle nous nous trouvions elle et moi.
Elle pratiquait le mensonge avec un appoint que je ne me connaissais pas. Fils de Charlotte ! Hou ! Hou ! Titien Tulipe ! Qu’est-ce qu’elle n’allait pas inventer pour tromper son prochain ! Mais au fait : où allions-nous ? Ensemble ou chacun de son côté ? Pourquoi cette étape… ? Ce vélo était-il bien nécessaire ? Qui était ce couple de locataires ? En vacances ou la vieille tulipe leur avait-elle loué à bail cette maison qui n’était pas la mienne ? Comment organiser le couchage de la nuit prochaine sans créer de confusion… ? Je haletais, à telle enseigne que tout le monde pensa que l’alcool n’était pas étranger à ce fréquent symptôme de maladie rare. Ils en parlèrent devant l’écran de la télévision, servant ainsi de son aux images du monde et particulièrement de celui dans lequel nous nous efforcions, d’un commun accord, de survivre aux implications industrielles et aux incertitudes d’une nature de moins en moins physique, si j’en croyais ce que je comprenais. Dehors, le soleil rutilait comme un cul de bouteille sous la lampe des soirées mornes consacrées au jeu de cartes, belote souvent, solitaire quelquefois. Nous n’avions rien à nous dire et pourtant, on disait. Alice s’était rapprochée de ce qui me servait de chaise. Maintenant, elle donnait nettement l’impression d’avoir entendu parler de mes prouesses érectiles. J’avais la cote dans la Presse, mais pas pour avoir publié ce qui me coûtait tant à écrire après éjaculation dans le vide sidéral qui n’a pas fini d’interroger mon attente.
Oui, oui ! L’industrie pornographique m’a approché. Mais de trop près au goût du système qui m’a métamorphosé. Il y a eu des tractations dans mon dos, lequel ne connaissait que le matelas pneumatique qui me servait de compagnon, souffle si régulier que je pouvais le croire aussi mort que l’étaient tous les autres. Personne n’avait survécu. La Main de Dieu lui-même. Il n’y a pas d’autre explication. Même le mathématicien le plus doué et médaillé ne peut envisager sérieusement de contenir ce phénomène dans un ensemble qui pour l’instant et pour des raisons qui échappent à l’esprit est impossible à concevoir. Pensez si ça m’a obsédé ! Je cherchais comme les autres, mais avec les moyens de mon angoisse, ce qui me démarquait nettement du commun des analystes spécialisés ou non. Ça m’a rendu presque méchant. Violent en paroles. Peu enclin à me laisser dominer au cours des conversations qu’on tentait d’imposer à ma confusion constante. Je voyais ces visages complets… Rien n’y manquait. Ils prétendaient me séduire, mais sans orgasme ! Ça ne leur a pas paru tout de suite impossible. Ils avaient de l’espoir, expectation de ceux qui n’attendent de l’existence que le progrès, tant pour eux-mêmes que pour ce que les autres pensent de leur travail au chevet du malheur en boîte. On m’avait promis une date d’achèvement desdits travaux, mais cette distance à franchir ensemble demeurait aussi vague qu’un ciel d’orage que le soleil crève d’en haut. Et dans ces histoires de contention, saperlipopette ! il y a toujours une fenêtre ! Une ouverture sur le monde — même limité à un parc ou une aire de stationnement provisoire… et personne pour l’ouvrir ou vous confier les secrets de la manœuvre. Le lit pouvait rouler, mais pas à l’intérieur de la chambre pour un voyage qui eût été limité à la circularité. On le poussait jusqu’à l’ascenseur où m’attendaient les conversations oiseuses d’un personnel rompu aux tâches d’accompagnement les plus éprouvantes pour l’esprit et ce qu’il contient de fragile et de facilement détourné de sa mission. Ça montait, mais le plus souvent ça descendait, parce que les machines attendaient leur heure en sous-sol. L’odeur du ciment frais remontait des cages vides d’escaliers. L’écho transportait les nouvelles, mais dans un fracas de pas précipités comme le sel dans l’acide. J’en avais les testicules réduits à la dimension minimale. Et il y avait toujours quelqu’un pour me dire que je n’avais pas à m’en faire : ils connaissaient leur boulot pour l’avoir déjà fait. Et plus d’une fois… !
Alice Quand m’écoutait, gratouillant le cul de son verre où rutilait l’or d’un soleil en déclin. J’avais craint des jambes squelettiques ou/et poilues sous la robe qui lui arrivait aux chevilles quand elle est descendue de la voiture, mais maintenant qu’elle les montrait au-dessous d’un slip à peine visible, j’étais aux anges. Le bikini l’avantageait. Et non pas ses fringues de puritaine qui cultive en secret les déserts de la perfection romaine. Nous étions descendus à la rivière et maintenant nous nous prélassions sur le galet jaune du rivage, à proximité des joncs réduits au silence. La vieille avait conservé son peignoir en coton bouclé, vert comme le printemps, mais ceinturé plutôt deux fois qu’une. Kol Panglas, qui ne se séparait pas de son cigare, lui faisait la conversation comme si c’était ce qu’elle attendait des autres. Je commençais à la connaître, la vieille ! Elle n’était pas aussi jeune qu’elle voulait le donner à penser. C’était du vieux, lourd et lent. Elle ne se déplaçait pas sans hésitation, sans cette fraction de seconde qui annonce la fin, le mouvement étant alors affecté d’une espèce de procrastination dont la paresse est l’élément moteur, si je puis dire, la paresse que l’existence finit par injecter dans les veines même du plus dissimulateur des praticiens de la comédie humaine, comme si la divine n’était au fond qu’une manière distinguée de jouer avec les autres, ceux qui un jour ou l’autre tiennent les cordons en préparant déjà l’œuvre posthume. Je cite Alfred Tulipe sur son lit de mort. Mais j’ignorais alors qu’il était à l’article de la mort. Curieuse agonie que cette fin bavarde…
Bref, Alice avait trouvé l’eau un peu froide et n’y avait trempé que ses pieds, des pieds soignés jusqu’à la beauté, et mon regard remontait jusqu’aux genoux, descendant ensuite la pente des cuisses jusqu’à la hanche traversée du lacet qui retenait le triangle du slip. On lui avait expliqué pour ma queue. Et elle ne semblait pas s’en inquiéter. Je jouais, en attendant une meilleure occasion de me donner en spectacle, avec les galets les plus plats qui ricochaient avec art sur cette eau sans vague qui se déplaçait en un seul bloc vert et compact, sans signes de poissons ou d’autres existences aquatiques. La fumée du cigare nous était offerte par la brise qui avaient d’abord traversé les feuilles en fin de processus. Et rien ne répondait à la voix de Kol Panglas. J’avais trempé ma partie métallique, mais sans oser aller plus loin. Je connaissais la mécanique de l’eau pour en avoir subi les forces lors du naufrage du Temibile. Alice avait entendu parler de ça aussi. Elle savait un tas de chose sur moi. Elle savait aussi que je n’avais pas réussi à convaincre un éditeur alors qu’Alfred Tulipe les aurait tous mis dans sa poche s’il avait joué le jeu qu’ils lui proposaient « en toute honnêteté ». Elle ne desserrait pas ses genoux, même pour prendre appui sur les galets et chasser le moustique d’un revers de la main. Une fois qu’elle était assise, ses jambes se collaient l’une contre l’autre et il ne se passait plus rien. Son buste pivotait de temps en temps quand elle m’adressait la parole, le soleil jouant avec l’humidité de ses seins. Les mains décrivaient des abstractions relatives à mes propres hypothèses. Pas une carpe pour briser la surface impeccable de l’eau ; on était aux antipodes du printemps.
« Je dis qu’il ne doit pas être désagréable de pousser le bouchon, répéta Kol Panglas.
— Alfred pêchait ici même, dit la vieille.
— Je ne te vois pas en train de surveiller un bouchon, fit Alice sans retenir aucun rire.
— Tu ne me connais pas vraiment, ma chère…
— Et il en attrapait de gros ! Je me souviens qu’une fois…
— Excusez-moi de vous interrompre, mais il me semble que votre téléphone est en train de sonner…
— À moins que ce soit le tien ! »
C’est moi qui décrochai, après un sprint dans l’herbe rousse. Primabor était au bout du fil.
« Mais je vous croyais partis… dit-il comme s’il s’était attendu à entendre la voix de crécelle d’Alice.
— Le voyage est retardé pour cause d’attentat…
— Il va falloir s’y habituer ! Je me demande combien d’années seront nécessaires… L’esprit humain est si inattendu !
— Je ne vous passe personne…
— Ah bon… ? Pourquoi ? Vous êtes seuls… ?
— Nous sommes descendus à la rivière comme je l’écrivais plus haut.
— L’eau est un peu fraîche à cette époque de l’année… Mais le soleil est-il au rendez-vous ? »
Il raccrocha en cours de conversation. Je ne l’écoutais plus. Il dut me croire absent ou occupé à autre chose. Il avait l’habitude de mes impatiences. Pourquoi cet appel ? N’était-il pas au courant de l’attentat qui… ? Nous en avions été informés par l’agence le matin même de notre départ. Nos bagages étaient déjà dans la voiture. Kol Panglas avait insisté pour nous « recevoir ». Alice… je ne sais pas. Elle n’avait pas commenté la nouvelle, ni celle de l’attentat, ni celle de notre attente indéterminée qui allait se passer dans la maison où elle avait d’autres projets à affiner. Avec ou sans Kol Panglas ? Il paraissait le double de son âge. Elle était à peine sortie de l’enfance. Du moins quand elle se débarrassait de ses fringues de citadine pour ne retenir que les deux morceaux de tissu qui servaient respectivement de slip et de soutien-gorge. Elle ne commenta pas non plus l’appel du docteur. Je n’en avais pas tout dit. La vieille s’était inquiétée :
« C’était long, dit Kol Panglas à sa place. Charlotte s’attendait à de mauvaises nouvelles… Je ne sais pas… Un mort… On ne sait même pas où ça s’est passé… Vous le savez, vous… ?
— Tu ferais bien de te taire, Kol ! »
Ça ne gazait pas entre eux, ouais ! Et la vieille me regardait comme si j’avais comploté pour retarder le voyage. On ne savait même pas combien de temps ça allait durer. Kol Panglas déclara que nous étions de bonne compagnie et qu’il fallait prendre la vie comme elle vient, loin de tout combat entre les hommes, avec une seule idée en tête : en profiter tant que c’est possible. Il ne répondit pas à la question, posée par Alice, de savoir comment il se conduirait quand ce ne serait plus possible ce qui arrivera un jour parce que tel que je te connais… Curieusement, une carpe nous observait, centre d’émission d’une série d’ondes qui atteignirent le rivage à nos pieds nus. Alice les recula. Les galets en savaient plus que moi.
« C’est à vous qu’il téléphonait, dit enfin la vieille.
— Non… bredouilla Kol Panglas. Je ne vois pas… Nous le connaissons, certes… Mais sans intimité…
— Il voulait savoir qui vous êtes… fis-je sans quitter l’eau des yeux.
— Alice : Il vous l’a dit… ?
— N… non… Je ne sais même plus de quoi nous avons parlé… Je n’ai pas dit grand-chose… à part : heu… mmmm… voui… mais… ah…
— Alice : Vous badinez, Julien ! »
Je pensais à l’avion qui devait nous emmener au bout du monde la vieille et moi, son fils ! Alice croyait-elle à cette absurde hypothèse de vieille ronchonne qui ne m’a rien dit de son rôle alors qu’elle me force à jouer avec elle !
« A-t-il explosé ? dit Kol Panglas qui rêvait de bouchon. Au sol ou en l’air ? Je n’aimerais pas mourir comme ça… Heu… Je ne parle pas pour vous, Julien…
— Dieu… »
Mais je ne terminai pas la phrase qui retourna d’où elle venait. La carpe n’avait pas cessé de nous observer. Les ondes nous parvenaient intactes ou à peine brisées par les herbes qui émergeaient.
« Il a dû vous dire quelque chose et, comme d’habitude, vous n’avez pas écouté parce que vous aviez autre chose en tête… !
— Quelque chose d’important… ? »
Comme de me méfier d’Alice… ? N’était-elle pas en train de me séduire ? Et n’étais-je pas moi-même en train de succomber, avec pour seule perspective, une fois le plaisir consommé, un duel à mort avec ce Kol Panglas qui commençait à peine à exister alors qu’Alice semblait m’appartenir depuis longtemps… ? La vieille se dressa comme une bête alertée par un signe annonciateur d’ennuis à éviter. Elle ajusta les plis de sa jupe, époussetant les herbes tandis que les insectes, indéfinissables, continuaient de tourner autour d’elle. Elle voulait en avoir le cœur net :
« Je vais le rappeler, coupa-t-elle (car j’avais ouvert la bouche).
— Mais c’est peut-être à moi de le faire… suggéra Kol Panglas.
— Mêle-toi de tes affaires, mon vieux ! »
Alice, cette fois, jeta un mince galet dans l’eau, sans intention de ricochet. La carpe fila au lieu de disparaître dans l’abîme. Elle plongea plus loin. Kol Panglas était émerveillé :
« Vous avez vu ça ! Merveilleux ! »
Cette fois, Alice ne dit rien. La vieille s’éloignait, suivi par ses insectes, comme un cadavre qui prend la tangente sous le regard atterré de ses flics. Kol Panglas se leva à son tour :
« J’y vais, dit-il, au cas où ça me concerne… On ne sait jamais…
— Tu ne le connais même pas ! »
Il remonta le pré vénéneux. On l’entendit pester au moment d’écarter les fils barbelés ou de passer dessous. Alice ne se retourna pas. Cette fois, elle pencha ses jambes sur le côté, sans les séparer, et sa cuisse se posa sur les galets. Un bras, à l’oblique, recevait la lumière du soleil. Et toute la chevelure tomba sur cette épaule. Je voyais son profil d’héroïne de roman. Je pouvais croire que je finirais par la posséder. Une barque de passage vers l’amont provoqua une arrivée de vaguelettes presque écumeuses. L’homme nous salua. Je soulevai ma casquette. Alice tournait le dos à la rivière, spectacle dont il profita sans moi, le veinard ! À quoi étions-nous destinés… ?
« Il se mêle de tout ce qui ne le concerne pas, dit-elle sans me regarder. J’espère que ça ne vous gêne pas…
— Non ! Je suis moi-même un peu comme ça… heu… vous savez… ?
— Oui, je sais. Est-il donc si difficile de remonter la rivière… ?
— Je peux lui dire de ramer plus vaillamment… Le courant est puissant… On ne le dirait pas à voir la surface de l’eau si lisse, si tranquille… Mais s’il avait pris le chemin de l’aval, vous verriez comme il aurait filé ! Il n’aurait pas eu le temps de…
— Ne lui dites rien. Il prendra tout le temps nécessaire, I presume…
— Je me demande ce qu’il va chercher en amont… Certes, je ne connais pas la rivière aussi bien que lui… Il y a longtemps…
— Vous connaissez les lieux… de longue date… N’êtes-vous pas le fils de Charlotte… ? Les enfants savent tout de la rivière de leur enfance… Ils ne peuvent pas oublier ça… Puis-je en conclure que ce pêcheur ne connaît pas la rivière aussi bien que vous… ?
— Je vous assure que… »
La barque atteignit péniblement les branches qui effleuraient la surface de l’eau un peu plus loin, puis elle y pénétra et disparut. Bientôt, le bruit de la rame plongeant dans l’eau s’atténua puis s’éteignit, comme si nous avions attendu tout ce temps pour nous en apercevoir. Là-haut, la vieille devait disputer le téléphone à Kol Panglas. Cette scène probable fit rire Alice qui secoua ses épaules, ses seins, son nombril et ses cuisses… Je me rapprochai d’elle, nourri de ce désir qui m’a souvent conduit aux pires actes, je le reconnais. Elle ne recula pas. J’étais déjà en train de mordiller le bout de ses doigts. Son autre main caressait ce qui restait de ma calvitie. Je ne me posai même pas la question de savoir pourquoi une femme acceptait de se laisser posséder par un monstre. Le désir est un marteau sur l’enclume. Et rien à forger. Tout est déjà joué. Je n’entendais plus la rivière. Je ne m’attendais pas à voir surgir la vieille accompagnée de son petit diable d’homme qui voulait savoir lui aussi pourquoi le docteur avait appelé. Et je me fichais d’en savoir plus sur ce sujet. J’arrachai le soutien-gorge sans ménager son scratch.
« Hé ! Comme vous y allez ! Je crois que le pêcheur nous observe, là, dans le feuillage…
— Qu’il aille au diable ! Je n’en peux plus ! Laissez-moi faire ! J’aime qu’on me laisse faire tout ce qui me passe par la tête !
— J’entends l’eau clapoter contre la barque…
— Non ! Nous sommes dans l’eau ! Vous et moi ! Vous n’avez pas froid ? L’eau n’est jamais très bonne à cette époque de l’année ! Pourtant…
— Ah ! Ne dites plus rien, Julien ! Continuez ! Ils vont nous surprendre ! Vous verrez comme cette journée sera spéciale ! Et quand je dis spéciale… »
Elle bavardait ! Ça me la coupait un peu, je dois l’avouer, mais le cœur y était !
« Voilà ! » s’écria-t-elle d’une voix de stentor qui me la coupa un peu plus.
Et simultanément, une queue surgit des profondeurs, d’une dimension telle que je cessai de penser à la mienne. Les bras qui me retournaient n’étaient autres que ceux d’Alice. Elle me plaqua sur les galets, dans trente centimètres d’eau au goût de vase, gluante et habitée. Je sentis mon anus s’ouvrir sous la pression de ce qui ne pouvait être que cette énorme apparition. La voix d’Alice était celle d’un homme !
« La carpe, la carpe… Mais de quoi parle-t-il, nom de Dieu ? Vous n’avez pas réussi à lui arracher autre chose… ?
— Il a failli se noyer dans trente centimètres d’eau… On a entendu ses cris de la maison. Il était descendu à la rivière…
— Seul… ?
— Depuis que je le connais, il y va toujours seul…
— Sans canne à pêche… ?
— Et vous… vous le connaissez depuis longtemps… ?
— Des années ! C’est sa mère !
— Je… Je croyais que Charlotte…
— C’est ma sœur jumelle.
— Maintenant que vous le demandez….
— Et vous, docteur, qu’en pensez-vous ?
— Ce n’est pas la première fois qu’il tente de se suicider. Il était encore un enfant quand…
— De l’histoire ancienne ! Comment va-t-il du côté des poumons ?
— Je ne suis pas psychiatre…
— Ah ! Quelle histoire ! Non mais quelle histoire…
— Je croyais que vous étiez flic… ?
— Vous l’amenez où, si ce n’est pas indiscret de s’informer un peu sur le sujet… ?
— À Brindisi… L’avion qui devait… Vous savez… ? C’est terrible. On aurait pu…
— Il a déjà été victime d’un crash… Ce qui explique ces prothèses…
— Du chinois… Mais je note « a déjà vécu un crash et… » Et… ?
— On l’a appris hier. Il a passé une mauvaise nuit…
— Avec qui… ?
— Seul ! Cette dame est ma compagne… Il ne couche pas avec sa mère… que je sache… ? (Je pose la question…)
— Et vous, docteur… qu’en pensez-vous… ?
— Il crève d’envie de retrouver Brindisi dans de meilleures conditions que celles qui…
— Ah bon… Il « revient » à Brindisi… ? C’est bon à savoir…
— On va s’en occuper… Ne vous inquiétez pas…
— Je ne m’inquiète pas… puisque le docteur est là pour… Qui a appelé… ?
— Le pêcheur… Il y avait un pêcheur dans une barque… Il vous a appelé et ensuite il est monté jusqu’ici pour nous demander si on le connaissait…
— Qui est-il, ce pêcheur… ?
— Il ne l’a pas dit. Il a ramené le corps sur son épaule…
— Le corps… ? Il ne respirait plus… ? Docteur ? Est-ce qu’il respirait quand vous êtes intervenu… ?
— Heureusement que j’étais dans les parages… ! J’avais oublié de lui dire... avant qu’il s’envole pour Brindisi…
— Vous étiez au courant pour Brindisi… ? Je note…
— Interrogez le serveur en passant par…
— Je connais la procédure, merci ! Et le pêcheur… ?
— Inconnu… Il s’est envolé…
— La barque est sur le sable… Il a dû partir à pied… Beaucoup de traces de pneus dans la clairière qui… Mais j’ai tout noté…
— Il ne manque rien… ? Pour la carpe, ça restera un mystère… Il n’était équipé pour la pêche…
— Vous parlez du pêcheur ou de…
— De… Je ne l’ai jamais vu pêcher…
— Il pêchait à Brindisi… ?
— Le bateau faisait escale… Il y a eu cette histoire avec un certain…
— Alfred Tulipe…
— Quel genre d’histoire… ?
— La police italienne l’a soupçonné de l’avoir tué…
— Tué Alfred…
— Tulipe. Mais tout ça, c’est de l’histoire ancienne !
— Il l’a tué ou pas… ?
— On n’en sait rien. Il faut dire que Frank Chercos…
— Qui est-ce… Frank… ?
— Chercos. Un inspecteur de police de l’époque.
— Le neveu de Charlotte… Il a disparu… Il y a des années…
— Avec cet avocat…
— Roger Russel…
— On l’a même soupçonné de l’avoir tué…
— Qui a tué qui ?
— Personne n’a tué personne… C’était juste des soupçons. Vous n’êtes pas d’ici… ?
— Je suis affecté depuis… Mais ça ne vous regarde pas… Doit-il garder le lit ou… Docteur ?
— Je m’en occupe. Incident de parcours. Ce n’est rien que ça. Vous avez noté… ? »
Je les entendais. Les voix remontent l’escalier et une fois dans le corridor du premier étage, elles ne redescendent plus. Tout ceux qui ont habité cette maison à un moment ou à un autre de leur existence le savent : depuis l’enfance, puis plus tard quand il n’est plus question d’en parler. Le gendarme et son collègue ont quitté les lieux avant midi. La vieille a ajouté un couvert et Alice est venu me demander si je souhaitais déjeuner avec eux. Je ne sais pas ce que j’ai répondu mais une minute plus tard elle est remontée avec un plateau qui sentait la cuisine de Charlotte. Ces confusions me minaient dangereusement. Où en était-on avec le crash ? Alice n’en savait rien. Personne n’avait allumé la télé pour s’en informer. Une angoisse ! Je ne dormirais plus jamais !
« Je vous monte le dessert tout à l’heure, dit-elle. Vous faites bien de réfléchir…
— À quoi est-ce que je réfléchis… ?
— Vous le savez bien…
— Je ne veux plus aller à Brindisi… Ce nouveau crash est un signe qui vient d’en haut ! « Julien ! Ne va pas à Brindisi ! Il va arriver un malheur ! Le feu ! Après l’eau, le feu ! »
— Vous feriez bien de penser à autre chose… Je descends… Ne laissez pas refroidir…
— La carpe… »
Mais elle n’attendit pas que j’en parle. Elle laissa la porte ouverte. Je l’entendis descendre l’escalier, sautillant comme une gamine. Ensuite la conversation monta, les bruits de fourchette, les verres, quelques rires, puis le silence, des raclements, pieds impatients, rien à la télé !
La carpe me l’a dit… Mais non ! C’était la main du docteur qui s’introduisait dans mon conduit auditif pour le récurer. Ensuite il enfonça une petite lumière qui eut le temps de m’aveugler. La fumée d’un cigare pénétra dans mes narines. Nous n’étions pas seuls, le docteur et moi. Ils étaient tous là. Des chaises partout. La fenêtre fermée et les rideaux tirés, comme pour un mort. J’avais seulement grillé mes batteries. Une belle connerie ! avait grogné la vieille pour enrichir le débat. Prendre le prochain vol pour Brindisi oui ou non ? Le docteur procédait en ce moment à un complément d’examen à la demande du système. Les roussins avaient remis leur rapport. Et maintenant on allait s’enliser dans la paperasse. Des jours et des nuits ! Une ambulance était en route. Pour l’aéroport ou l’hôpital ? Le docteur s’interdisait tout commentaire. Lui, il faisait son travail et ce qui se passait ensuite n’était pas de son ressort.
« Vous le connaissez, ce pêcheur… ? dit-il sans cesser de scruter mon tympan.
— Il vient chaque année… On se croise, forcément. Le monde dans lequel on me contraint à vivre est petit !
— Vous n’avez rien dit au gendarme…
— Je ne le connais pas…
— Vous avez bien fait.
— Heureusement que Frank n’est plus là. Il serait en ce moment même en train de le charcuter, ce pêcheur…
— Autre temps, autres mœurs ! (retirant la lumière :) J’ai fini… (à moi :) Vous vous en tirez bien, Titien ! Alors… Où c’est-y que vous voulez aller maintenant ? Ils vont vous le demander. Et en fonction de votre réponse…
— Vous feriez bien de tenir votre langue, docteur… Il n’est pas en état…
— Vous avez raison ! Après tout, c’est une affaire de famille. Je n’en suis pas, heureusement pour moi ! Trop compliqué…
— Vous en avez bien une… de famille, docteur… ?
— Ils n’auront rien de ce que je possède… Durement acquis, vous pouvez me croire… Je lègue tout à…
— Qu’est-ce qu’il possède, lui… ? Vous le savez, Sally… ?
— Pas plus que vous… Ça ne doit pas avoir beaucoup d’importance. Il n’a jamais réussi à publier quoi que ce soit…
— Alfred Tulipe, lui, refusait de publier. Et on ne sait toujours pas s’il écrivait… »
Il ne manquait plus que les cierges et l’encens. Odeur de la décomposition plus facile à escamoter de cette manière que celle du foutre. Je cliquetais en attendant. Mais en attendant quoi ? Est-ce que la nuit tombait en ce moment crucial de mon existence ? Je ne le saurais peut-être jamais. Jamais, c’est-à-dire jusqu’à ce que ça s’arrête. Ensuite, les recommencements ne me concerneront plus. Le docteur avait refusé d’examiner l’état de mon anus.
« Personne ne vous enculera jamais, Titien ! On vous a peut-être enculé ici ou là (ça ne me regarde pas) mais personne ne s’y avisera maintenant que votre anus… (se tournant vers les autres :) Comment voulez-vous… ? (à moi :) Vous n’avez rien aux poumons, c’est déjà ça ! (se levant :) Je repasserai demain dans la matinée.
— Demain ? Mais l’ambulance n’est-elle pas prévue pour…
— Chut ! »
Un monde fou. Un monde de fous. Seul le pêcheur (mon sauveur) manquait à l’appel. J’aurais dû le connaître, paraît-il… Le reconnaître. Il appartenait à mon existence depuis bien avant que la carpe me joue un tour de son sac. Personne ne voulait m’en parler, sachant qu’Alice, pas plus que son grossier compagnon, n’en savait rien. C’étaient des étrangers. Il fallait tenir compte de ce paramètre qui entrait dans le calcul de la définition. Quelqu’un tourna le potard dans le sens du signe moins et la chambre (celle de Frank) se rapetissa aux dimensions incertaines de ses ombres. Je n’étais pas seul. On montait et descendait, chacun son tour, me semblait-il… En bas, la table témoignait des conversations et des bruits occasionnés par l’usage du verre et de la bouteille. Quelle idée j’avais eu de suivre la carpe ! Au fil de l’eau ! Alors que je n’ai jamais su nager ! À quel feu prétendais-je échapper ? Je me souvenais d’avoir d’abord couru le long de la rive, hésitant à la suivre… retardant ce moment nécessaire. Je ne fuyais pas, peut-être. Je voulais savoir. Je n’étais pas redevenu l’enfant que j’avais été, l’enfant mort qui attendait toujours devant la porte avec ses semblables, ses frères. Tout ce que j’avais vécu constituait son seul futur d’enfant définitivement retiré de la liste de ceux qui sont condamnés à aller jusqu’au bout, où que ce soit et dans des conditions « plus qu’humaines ». Impalpable existence que la mienne, à tel point qu’elle n’intéressait personne d’assez haut placé pour en publier les récits. J’ai rêvé d’un ensemble avant même d’en définir l’objet. Un ensemble tel que x=…
Je ne crois pas que la nuit puisse parler à ma place, par contre le jour prend la parole aussitôt que le soleil se lève. Je mourrai avec lui, le soleil. Je suis né de la nuit et j’y retourne. Et j’ai gagné le jour, un seul, un jour gagné sur l’inconnue…
« Il ne parle plus de la carpe… »
« Il dort sans doute… »
« Jetez un œil sur… »
« Je vous dis qu’il ne dort pas ! »
« Il avait ce regard ensommeillé… »
« La piquouse ! »
« Il n’ira pas à Brindisi… »
« Je n’ai jamais dit ça ! »
« Il finira par ne plus nous reconnaître… »
« Ou alors ce sera confus… »
« Nous ne lirons pas entre les lignes… »
« Ce n’est pas notre métier. »
« Quel est le vôtre… ? »
Verres s’entrechoquant dans un brindis. La montera virevolte dans l’air. Il faut que quelqu’un se lève pour l’attraper. Elle sait que c’est elle. Mais le vent tournoie lui aussi, emportant la suite du combat à l’horizon circulaire, mi ombre, mi lumière. L’après-midi est le plus dur à vivre. Or, il n’y a pas de jour sans après-midi. Je suis un homme du matin. Pas fait pour aller plus loin que midi. Dans le corridor, les pas se multipliaient, sans hâte et sans retour. Les portes s’ouvraient et se refermaient en silence, à peine le claquement gras du pêne dans la gâche. Pas de clés dans ces existences voisines. On ne voyage plus. On va et on vient. On jette un œil, sans autre retard reprenant la marche. Alice montait avec le plateau, prenant soin de ne pas renverser le verre contenant le philtre. Porte s’ouvrait. Ombre sciée en triangle. Elle colportait les nouvelles. Toujours les mêmes. « Untel est mort. » « Untel est sorti. » « Untel s’est échappé. » « On ne le retrouvera plus. » « L’eau engloutit ces corps en cavale. » « Le feu ne détruit pas tout. »
« Nous n’avons pas retrouvé le pêcheur, dit-elle. Vous êtes sûr de l’avoir vu… ?
— Mais vous étiez tous à la maison quand il est arrivé avec sur son épaule… Souvenez-vous !
— C’était une hypothèse, Julien… Voulez-vous que je vous fasse la conversation ? Un peu. Je n’ai pas tellement le temps.
— Mais vous ne partez pas à Brindisi ! Vous avez loué la maison… Et Sally et moi… à cause du crash… causé par ces fous de Dieu… Voyage remis à plus tard… mais je ne sais pas quand… Je me sens…
— Vous devriez avaler ça… Il n’y a rien de mieux pour… vous savez ?
— Non ! Je ne sais pas ! Mais si vous savez, vous… Dites-le ! »
Elle ne partait pas. Longue, peut-être éternelle soirée, l’après-midi appartenant définitivement au passé et à l’oubli. Ils avaient fermé la fenêtre, tiré les rideaux, préparés les cierges, le compresseur, les chaises fraîchement rempaillées par le Gitan de service. Il ne manquait plus que le Juif !
« L’ambulance ? Quelle ambulance ? De quoi parlez-vous, Julien… ? »
Je ne parlais pas. J’avais glissé ma main entre ses cuisses. La soie puis la peau. Les poils. Et cette queue qui appartenait à un homme et non à la femme qu’elle voulait interpréter aux yeux de tous, excepté les miens. Mais pourquoi les miens ? Nous n’avions jamais vécu ensemble, ni pas trop loin l’un de l’autre. Jamais de voisinage, autant que je me souvienne. Ce crash tombait hi hi hi à pic ! Elle me retenait avec la complicité involontaire de ces hommes d’action.
« Il est fini ! »
« Et bien fini ! »
« On ne parlera pas de lui… »
« Aucune trace… Rien ! »
« Voulez-vous que je coupe la viande… ? On ne voit rien ici…
— Allumez les cierges… Je suis déjà mort !
— Qu’est-ce que vous racontez ? Et ça, c’est mort, peut-être… ?
— Pur priapisme ! Il faudra prévoir un cercueil à sa mesure. Ou casser, comme on brise les jambes du cadavre trop grand. Craaaac !
— Julien ! Vous exagérez… Personne ne sait. Si quelqu’un entrait…
— Et votre ami… il n’en sait rien… ?
— Ce n’est pas mon ami. Personne ne sait… à part vous…
— Mon seul jour ! Et il prend fin… Encore, Alice ! Encore ! Personne ne saura ! Je mourrai avant ! Je vous en supplie ! Encore ! Encore ! »
Il fut un temps où la toilette du matador de toros avant le combat était une nécessité prophylactique. Le caleçon était ébouillanté, le traje de luces impeccable du point de vue hygiénique… je me demande si les cornes du toro n’étaient pas elles aussi désinfectées… le sable… ? Le torero était à l’abri d’une mort absurde par infection alors que sa blessure ne mettait pas ses jours en danger. Le soldat des tranchées et autres positions stratégiques n’avait pas cette chance… Aucun soin n’était apporté à sa tenue ni surtout à la surface de son corps forcément peu adapté à un système de protection contre les infestations. C’est là toute la différence entre la pratique du spectacle où la mort est un jeu et une tragédie où elle est l’enjeu du futur de chacun et de tous. Je ne sais pas pourquoi je pensais à ça en pleine nuit sans sommeil… L’absence trop évidente de préservatif… Je ne connaissais pas Alice au point de lui savoir des qualités préventives à l’épreuve des balles et des cornadas. Elle n’avait pas l’air affecté par une de ces maladies qui ne réussit pas à dépeupler le monde ni à inquiéter l’esprit en proie à d’autres combats secrets. Son compagnon, qui n’était d’après elle que son imprésario et qui n’exigeait pas de paiement en nature, était hors du coup. Par contre, elle m’avoua qu’elle ne négligeait jamais l’opportunité. Elle enculait à la diable. Sa queue était un exemple de propreté et d’esthétique. Elle en prenait grand soin. Elle m’avoua que si elle avait dû pénétrer mon intimité, elle aurait pris les précautions d’usage. Mais mon anus chinois était à l’abri des calamités qui contrarient le plaisir. Il était en plus équipé d’un accélérateur de particules, celles qui autorisent les projets les plus fous. Je n’avais pas d’inquiétude à me faire. Elle me chatouilla le menton, du pur jus celui-là !
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire de toréador et de pioupiou… ? murmura-t-elle sous le drap. Tu délires ou quoi ? J’ai lu quelque chose sur le soldat, le prêtre et le poète… mais ces deux-là, ni peu ni prou. Il paraît que tu écris mais que…
— Mon esprit s’embrouille rarement au moment de… mais c’était la première fois queue…
— Il y a un début à tout… mais je ne me vois pas avec ton truc dans le cul ! Qu’est-ce qui lui est arrivé… à part le pripa… le péripa…
— Le priapisme. Je suis sorti du ventre de ma mère en bandant…
— Chouette !
— Et depuis, rares sont les moments où je peux jouir de la paix intérieure qui m’habite… J’écris là-dessus. Des tas de pages que j’ai écrites ! Et assemblées. Le plus difficile c’est de les assembler. Il s’agit de construire quelque chose…
— Comme quoi… ?
— Comme un roman. Après écrivain, je veux être romancier. Mais d’abord l’écriture. Des années que je pratique ! Le roman vient après. Quand les flics m’ont « auditionné »…
— À propos de quoi… ?
— D’Alfred Tulipe…
— Celui qui est mort… ?
— Il n’y a qu’un Alfred Tulipe ! Pour mon malheur ! Mais je ne l’ai pas tué…
— Ils t’ont charcuté… les salauds… alors que tu n’y étais pour rien ! Je n’aimerais pas qu’on me le fasse ! J’ai déjà piqué une crise… oh mais ça remonte à loin… Quelqu’un parlait de reconstruire mon entrejambe… Papa, je crois…
— Je disais… Quand ils m’ont interrogé, j’ai construit le meilleur roman que j’avais jamais écrit ! Frank Chercos a conservé les bandes. Elles sont ici, dans cette armoire. Des heures d’audition ! Et moi les menant par le bout du nez… tant et si bien qu’ils ont fini par abandonner… Ah je te jure que je regrette encore cette époque… ! Frank ! Roger !
— Mais tu souffrais ! À l’époque, le prévenu était seul contre tous !
— Et à poil, sans rien pour enfouir mes déchets ! Ils fumaient comme des pompiers et la fenêtre était bien fermée. Je ne me souviens pas de la porte.
— Un trompe-l’œil… On connaît ça dans le spectacle…
— Oh je connais moi aussi les planches ! Si tu remontes les pages, tu me verras sidérer les clients d’une boîte venus exprès pour assister à mes orgasmes spectaculaires…
— Tu as fait ça toi aussi… ? Et puis il y a eu ce crash… le feu… ce que tu es devenu… Ils ont dû te regretter ! Ils me regretteront quand ce sera fini…
— Je ne peux pas vivre sans toi !
— Oh non ! Ne dis pas ça ! Je t’en prie ! »
Le voyage à Brindisi était remis à plus tard. J’avais écrit à la Brindisina. Une carte postale avec une église, une boulangerie pittoresque et un vieux qui fait chabrot. Il fallait réécrire maintenant, mais la vieille me laissait sans carte postale et Alice avait peur d’en choisir une qui ne conviendrait pas à mon amie italienne. Elle devait m’attendre et se dire qu’une fois de plus je me montrais inconstant et égoïste. Je crevais d’envie de la revoir. Je l’avais quittée sans adieu. On m’avait embarqué dans ce maudit avion ! Sans bagages. Avec un fils qui allait disparaître totalement de ma vie. Et ce feu qui, d’après la voyante d’André Breton, reviendrait toujours après l’épreuve de l’eau. Seulement j’étais bien incapable de dire si le pécheur m’avait sauvé de la noyade pour que l’oracle s’accomplît. Un pêcheur sans nom, alors qu’Élise en avait un et n’avait aucun goût pour ce simple exercice de l’attente de tuer. Est-ce qu’on tue pour manger ? Non, n’est-ce pas ? Papa en était mort. Son crâne avait fini par se vider et les petits poissons avaient nettoyé l’os jusqu’à la propreté absolue. « On pourrait manger dedans ! » Que font-ils des corps une fois qu’on les a oubliés… ?
Ainsi, Alice montait et descendait du matin au soir, et la nuit elle se levait pour jeter un œil dans la chambre où je ne trouvais pas le sommeil. Elle apparaissait en nuisette qui ne cachait rien de sa véritable nature. Des pas derrière elle trahissaient d’autres curiosités. Et chaque fois que l’ambulance illuminait la nuit à peine le soleil couché, les conversations reprenaient sur le perron et je savais que le voyage finirait par ne plus avoir lieu. Elle n’entrait pas. Elle murmurait qu’elle ne pouvait pas. Elle n’était pas seule, seule pourtant à pousser la porte à l’équerre, à se pencher dans le contrejour, presque nue, retenant toute la lumière dans les tensions de son voile léger, comme un papillon de nuit revient à la même source de lumière qui clignote au rythme des heures. Au matin, elle avait tout oublié.
« Il faut que je t’explique, Titien… (je me méfiais d’elle la vieille quand elle m’appelait par mon nom civil et non pas par celui qui écrivait pour moi) Ta Brindisina ne veut rien savoir…
— Elle sait tout de moi ! Pourquoi en savoir plus ? Nous n’avons plus rien à nous dire. Il y a le soleil là-bas… ici, il pleut, le vent prend la parole à la place de l’ennui et les gens ne sont que les habitants d’une triste continuité à laquelle je ne participe pas… par nature ! C’est par nature, nom de Dieu ! que je ne crois pas en l’homme ! Je sais qu’elle m’attend !
— Hé bé non ! Elle l’a signalé au système… En termes… je suis désolée de te le dire… peu amènes ! Et je pèse mes mots… (un silence, pesant de préférence) Ça n’a pas l’air de t’affecter plus que ça…
— Mettons que je ne suis plus seul…
— Elle t’entretient dans l’illusion de son spectacle… Pure répétition. Le rideau finira par te tomber sur la tête…
— Tu ne connais rien à l’amour ! L’amour, ma vieille, il faut d’abord savoir le faire !
— Et tu ne le fais pas sans ça ! »
Elle me piquousa. Inutile de préciser qu’ensuite elle en a profité pour satisfaire son voyeurisme de vieille peau ! Céline, c’était les jambes. Elle, comme Rachilde, c’est une queue dressée dans un ciel de crépuscule, au fil du vent qui vient de la montagne, comme autant de lames de rasoir. Elle me laissa seul. Le jour s’éternisait. J’entendais les bruits de vaisselle, les pas sur les marches et sur le tapis du corridor, les portes et leur léger souffle d’air, on tirait des rideaux, pliant les couvre-lits, jouant à deux en se tenant la bouche pour retenir le rire idiot qui les secouait comme s’ils retournaient en enfance… Je vous prie de croire qu’il n’y a rien comme la solitude pour mesurer à quel point son contraire n’est qu’une illusion de vie et de communauté, de travail et de rêves proposés par écran interposé. Donc, plus de voyage à Brindisi. Il ne restait plus qu’à identifier ce sacré pêcheur qui s’était enfui comme un voleur après m’avoir déposé sur le paillasson. Ils avaient fouillé les environs et même poussé jusqu’au village voisin. Remonté la rivière ou descendu vers sa jonction avec le fleuve. Porte ouverte, mais lit cadenassé. J’avais grillé mes batteries dans l’eau. J’étais donc branché sur le réseau. Et l’orage menaçait. Les volets claquaient contre les murs. Branches crissant contre la pierre. Si je refusais d’avaler, on introduisait un tuyau dans ma gorge, grimaçant eux aussi et se plaignant d’impatience qui finirait par une nutrition entérale, photo à l’appui autre patient dans un lit recevant les pâtées seringuées par des mains étrangères. Où en étais-je de mon héritage familial ?
« J’ai commandé les batteries, dit le docteur Primabor. Du turc ou du chinois. Licence usa. Design français. Vous aurez l’impression de monter sur la passerelle pour caresser sous les jupes. Mais toujours pas waterproof ! Nom de Dieu ! Il va falloir vous surveiller de près ! »
Le colis est arrivé avant Noël. L’installation des batteries nécessitait un débranchement préalable pour éviter de provoquer des étincelles. J’avais assez brûlé comme ça ! Mais plus question d’aller faire le mariole dans la flotte. Avis du médecin de bord. Et il ne plaisantait pas. Il avait organisé une projection contre le mur. J’avais tout compris dans les motifs de la tapisserie. Tout le monde avait applaudi, en turc ou en chinois. Les subventions qui me maintenaient en vie artificielle ne couvraient pas la protection waterproof. Pas plus que le risque incendie. Je pouvais m’étaler dans la merde du poulailler ou dans la rosée du matin, mais pas de flotte ni de feu. Grimper dans les arbres n’était pas recommandé, la technologie n’ayant pas encore surmonté cette difficulté, celle qui consiste à retrouver la terre ferme après l’avoir quittée, comme en cas de crash par exemple, mais je pouvais prouver le contraire et ça les laissait cois. On mangeait bien et à heure régulière, finition éjaculatoire comprise. Qui êtes-vous, Julien Magloire… ? Mais je suis Titien Labastos. On me connaît aussi sous le nom de Damiano…
« Chut ! Quelqu’un arrive…
— Vous allez avoir du mal à vous expliquer, ma chère Alice, si on vous le demande… je le crains…
— Taisez-vous et sucez ! Ce n’est sans doute rien…
— Ni personne ? C’est qui ce Kol Panglas… ?
— Je vous l’ai dit : mon imprésario. Je suis artiste de…
— Music-hall, je sais ! Mais je ne m’explique pas…
— Vous êtes trop curieux ! Sucez et taisez-vous !
— Mais c’est l’écran que vous regardez… ! J’ai l’impression de n’être qu’une machine à… Promettez-moi de me regarder au moment d’orgasmer… Je me branle !
— Comme si nous avions le choix de nos destins, jobard ! »
Autant que je me souvienne, ça ne s’est pas passé à l’automne… C’était plutôt le printemps. Presque l’été peut-être. L’hiver était bel et bien terminé. Cette année-là encore, j’étais venu accompagné, mais elle était repartie le lendemain de notre arrivée. Je me suis retrouvé seul dans cette grande maison. Personne pour s’occuper de mes repas et de l’hygiène. Au bout d’une semaine, mon intérieur provisoire était sens dessus-dessous. J’ai décidé de ne plus cuisiner ou en tout cas de ne plus tenter de pallier le défaut de cuisinière. Et je me suis limité à un repas par jour. Cinq ou six kilomètres en vélo sur un chemin tantôt hérissé de cailloux propices aux crevaisons, tantôt assez boueux pour interdire l’équilibre nécessaire. J’arrivais au resto du coin dans un état d’irritation que la patronne qualifiait d’exagéré. Après tout, j’étais en vacances. La salle à manger donnait sur la rivière qu’on pouvait entendre sans avoir besoin de tendre l’oreille. Ses flots rageaient dans les rochers aussi immobiles que des sentinelles têtues. Plus loin, un vieux pont de pierres jaunes transportait des véhicules d’un autre âge. J’ai toujours ressenti cette crainte de ne pas retourner chez moi une fois achevé ces séjours non pas de vacances comme le supposait la patronne, mais de labeur aussi intense que celui d’un maçon ou d’un terrassier. Je passais le mois de juin à écrire du matin au soir. J’avais besoin de cette exultation rituelle. Une fois par an, pas plus. Un mois en compagnie de la femme du moment, belle et utile, je veux dire agréable à regarder et à toucher et pas ennemie des travaux ménagers. Sa présence peuplait mes jours et mes nuits d’impatiences toujours satisfaites d’une manière ou d’une autre. Mais cette année-là, l’année où j’ai rencontré celui qui se faisait appeler Julien Magloire, elle avait pris la poudre d’escampette en me reprochant de l’avoir trompée sur mes véritables intentions. Je l’avais accompagnée sur la route où le taxi l’attendait. Nous nous étions promis de nous revoir, mais « dans d’autres circonstances ». Il y avait toutes les chances pour qu’on se revît, parce qu’on travaillait dans le même bureau parisien. J’en connaissais quelques-unes dans le genre, ou plutôt toutes savaient ce que je valais en matière de vacances de rêve à la campagne, à un moment où le temps vire au vent et à la pluie, nous contraignant à nous tenir bien au chaud à l’intérieur, chacun occupé à satisfaire des désirs inassouvis depuis longtemps. Mais je passais le plus clair de mon temps à écrire, exactement comme je me l’étais promis pendant toute l’année écoulée depuis le dernier séjour. On aurait dit qu’elles voulaient savoir ce qu’il en était, de mon rêve d’écrivain, et elles revenaient déçues et critiques ou alors filaient à l’anglaise en me laissant un mot sur la table de la cuisine. Cette fois, elle n’avait pas attendu longtemps avant de fuir je ne savais où. Et la maison était devenue un enfer de poussière, de traces de pas et de draps humides et froissés. Mais la patronne du petit restaurant ni pittoresque ni excellent me nourrissait comme si j’étais son fils revenu de la guerre avec un bras ou autre chose en moins.
La maison est connue pour avoir été une scène de crime, mais jamais aucun revenant ne la hanta, malgré les désirs secrets du voisinage qui passait forcément devant pour aller aux emplettes, à une cinquantaine de mètres de la fenêtre de la cuisine où je me postais de temps en temps pour les observer. Je n’aime pas les gens. Je ne les ai jamais aimés, ce qui explique sans doute mon peu de goût pour les personnages et leurs histoires de famille ou de guerre. Je ne sais toujours pas si on peut appeler personnage un narrateur qui ne parle que de lui, réduisant les autres à leur utilité de personnages moins nécessaires au récit, mais difficilement abstraits. Il faut dire que je ne cherche pas à publier mes écrits. J’en parle, certes, mais seulement pour meubler à mon goût des conversations oiseuses qui expliquent aussi bien la haine que je porte à leurs acteurs. Elle m’a soudain dévisagé en écrasant son mégot sur le bord d’une assiette :
« Je ne vais pas pouvoir rester longtemps, dit-elle. Je ne te l’ai pas dit mais…
— Ta grand-mère est malade…
— Ce n’est pas ça, idiot ! C’est… C’est l’angoisse…
— Tu ne consultes pas… ?
— Idiot ! J’ai bien peur de ne pas pouvoir supporter…
— On a bien choisi le jour pour arriver… La prochaine fois, on se fiera au bulletin météo. C’est la première fois qu’on me parle de la pluie et du beau temps dès le premier jour…
— Je n’ai pas réfléchi… J’aurais dû… Je m’en vais…
— Sans manger ! Le frigo est plein. Vérifie.
— Tu te débrouilleras sans moi. Appelle un taxi. J’ai du mal à respirer.
— Je vais ouvrir la fenêtre ! »
Et c’est ce que j’ai fait. Le vent a arrosé le dallage noir et blanc et elle a remonté ses pies nus pour les poser sur un barreau de la chaise qui craquait sous elle, de vieillesse et d’abandon. Maintenant, elle avait froid. Ça la rendait encore plus nerveuse. Elle craignait qu’avec cette pluie, aucun taxi ne consentirait à se déplacer pour elle. Elle allait partir sans même profiter des motifs végétaux de la tapisserie qui enfermait la chambre dans un univers d’entrelacements et de déchirures. Je n’avais pas encore pris le temps d’en ouvrir la porte puis les fenêtres donnant sur un balcon à la limite de l’équilibre. Il faudrait y arracher le lierre et vérifier l’état de la rambarde de fer forgé. Elle ne connaissait pas ce rituel du retour à la case départ. Car, figurez-vous, c’est dans cet endroit en principe inhabité depuis des générations que j’avais commencé à imaginer que je pouvais vivre autrement qu’en employé du mouvement général impliqué par nos modes de survie. Elle ne prenait même pas le temps de m’écouter. Elle n’était pas venue pour ça. Je ne connaissais rien d’elle, à part ses suées et ses rires entre le bureau et la cafétéria, tandis que je la poursuivais pour jeter un œil sous sa jupe. J’avais certes atteint la culotte, mais sans aller plus loin que la plaisanterie, gorge nouée par le désir et par les idées qu’il me soumettait dans la perspective de mon prochain séjour à la campagne. Jamais la femme ne s’était aussi vite décidée à me laisser tomber entre la cheminée et le seuil taillé à même la roche affleurant. J’ai tout de même consenti à l’accompagner, sous la pluie, tenant en l’air un couvercle de bédoucette pour abriter sa coiffure retravaillée au fer la veille même de notre départ. Ses vêtements, légers et inutiles, lui collaient à la peau. Elle allait tremper le siège du taxi, mais je supposais que le chauffeur n’y verrait pas d’inconvénient, car les cuisses avaient acquis une brillance de magazine et la pointe des seins formaient les plis d’un V parfait jusqu’en bas. Voilà comment et pourquoi je me suis retrouvé seul cette année-là, contraint d’aller manger dans une assiette de restaurant qui allait grever mon budget sans m’offrir l’occasion de pallier le manque intolérable de compagnie. Je ne sais pas si ça vous est déjà arrivé…
Remarquez bien, puisque vous êtes là et que c’est l’heure de la perquisition, que je n’ai jamais exercé aucune des professions dites littéraires : ni romancier, ni poète, ni essayiste, ni rien en rapport avec la scène et ses orchestres, ses balcons et ses soirées dansantes. Le genre épistolaire me semble être le seul adapté aux exigences de l’écriture. Si je me fiche des personnages, comme je l’ai dit, et des histoires qu’ils colportent pour brouiller les pistes et seulement dans cette perspective, je m’en tiens toutefois aux lieux, les passages comme les séjours, et j’écris des lettres. À qui ? Mais à personne. J’ai dit que je ne publie pas. J’ai mes raisons pour ça. Elles peupleront le présent texte qui, hélas, et à votre demande, est un récit, de la pire espèce d’ailleurs ! Mes modèles sont madame de Sévigné et Guez de Balzac, mais sans destinataires. Je garde tout pour moi, presque jalousement, et vous finirez bien par en connaître les raisons (sinon à quoi ça sert que je me décarcasse ?) Un mois entier et plus (cinq semaines) consacré à une correspondance sans timbre ni cachet. Est-ce que je lui demande de m’assister autrement qu’en existant quand j’ai besoin de sa chair et de son savoir-faire ? Ma conversation, en prime, n’est pas la plus désagréable, comme vous êtes en train de l’apprécier. Mais cette fois, elle s’est envolée sans laisser de traces et en une semaine à peine, j’ai dû me résoudre à changer, non pas mes habitudes, mais leur rituel longtemps et longuement éprouvé au fil des années de pratique épistolaire. Et me voilà assis à une table de restaurant, le nez au-dessus du cassoulet fumant ou des lentilles à la saucisse de mouton, le fameux tripotxe que je vous recommande si vous avez du temps à consacrer à mon malheur plutôt qu’à mes actes.
Autant vous le dire : pendant cette première semaine (une de moins !) je n’ai pas écrit un mot. Je n’en ai pas pris le temps. Je n’en ai pas éprouvé le désir. La mallette qui contient mes proses récentes (donc de l’année dernière à la même époque) est restée fermée, les clés négligemment jetées dans le fauteuil qui jouxte le secrétaire. Elle n’avait pas pris le temps de dépoussiérer ces surfaces qui nécessitaient aussi le chiffon imprégné de cire et de térébenthine. Le lit ouvert, je ne l’ai pas refermé. La fenêtre ouverte, certes, mais les volets clos. Le miroir d’une grande armoire me suit à la trace. Je ne sors pas de cette chambre sans m’y voir, sans doute tel que je suis à ce moment-là, mais loin de l’homme que je sais être quand je m’éloigne des autres, non sans compagnie utile et agréable. Entre le lecteur qui pratique scrupuleusement les détails véridiques de la vie quotidienne la moins extraordinaire et celui qui se noie dans les vortex de l’imagination réduite à des solutions sans véritables problèmes, il n’y a pas de place pour moi. L’étranger n’est pas le produit d’une situation absurde, mais des circonstances liées à la naissance et aux aléas inévitables, comme si le hasard était la seule règle du jeu. Je ne souhaite à personne de se voir un jour abandonné à ce point ! J’ai regardé le taxi s’éloigner. Pas un signe de la main à travers la portière ou un coup de klaxon commandé au chauffeur comme prolégomènes à de coupables aventures pré-estivale. La pluie, rien que la pluie crépitant sur le couvercle de la bédoucette que le vent veut m’arracher des mains pour me soumettre tout entier aux exigences du temps qu’il fait ou ne fait pas selon je ne sais toujours pas quelle théorie de l’existence. Je me faisais l’impression d’un oisillon tombé du nid en l’absence de ses parents occupés à trouver de quoi le nourrir sans perdre de vue les plaisirs annexes du voyage. Je suis rentré avec l’averse. J’ai piétiné cette flaque. Et je me suis jeté dans le lit sans lumière ni cri. Je n’avais plus l’âge de me soumettre aux difficultés relationnelles rien que pour en mesurer l’importance vitale et en écrire quelque chose de pas bête du tout. En général on ne laisse pas au lecteur le soin d’imaginer ce qui s’est passé ensuite, mais…
Heureusement, le frigo était plein. C’était dans le contrat. J’ai avalé en deux jours la viande hachée, bien salée et poivrée, aillée, crue et glacée, à même les barquettes finalement entassées dans une poubelle prévue pour un jour d’activité alimentaire. Comme je ne chasse pas, j’ai fouillé dans le matériel de pêche qu’une floppée d’anciens propriétaires et locataires avaient accumulé à la cave sur des étagères couvertes de toiles d’araignées. Ça a l’air con dit comme ça, mais j’ai pris le temps de choisir un équipement adapté à la pêche au goujon. J’en ai disposé les éléments sur le formica bleu de la table de la cuisine et, armé d’un croc, je suis sorti pour creuser la terre à la recherche de vers, de larves et d’autres débris pouvant servir d’appâts. Ceci sous une pluie d’enfer. Le vent tournait autour de la maison et revenait s’abattre sur mon dos penché comme celui d’un paysan condamné à ne rien faire d’autre de sa vie et de ses doigts. J’en pleurais. Une boîte de conserve rouillée, qui avait déjà servi dans ce sens, reçut mes découvertes agitées. Il n’y a pas de meilleure complice du pêcheur que la pluie et la grisaille qui l’accompagne toujours au printemps, à moins que le soleil ne soit de la partie, ce qui m’eût inspiré des idées de suicide. Je veux bien être seul, mais pas sans quelqu’un. J’ai besoin de cette présence et de ses travaux. Or, le chat était crevé depuis longtemps. Il me visitait tous les jours, naguère. Ainsi, les poissons disparaissaient totalement, sans nourrir la terre du jardin. Je savais qu’au premier coup de binette leurs os blancs et symétriques reviendraient me hanter comme si j’étais l’auteur de cette composition sinistre mais nourricière. Mais la pluie me harcelait. Le vent m’éloignait ou tentait de s’y employer. J’avais laissé la porte ouverte et elle claquait. L’eau ruisselait sur la pierre du perron, formant de petits torrents rageurs sur les marches dont les fissures giclaient elles aussi mais d’une eau presque noire. Je ne sais pas s’il vous est arrivé de pleurer alors que l’orage s’avance de plus en plus précisément, mais c’est toujours une expérience aussi douloureuse que celle que nous réserve la chute. On ne sait jamais sur quoi on va tomber. On a tout juste le temps de s’apercevoir qu’on n’est pas seul, qu’on nous regarde et que le spectacle sera applaudi tandis que la honte ou autre chose vous emporte dans les coulisses de votre histoire. Je n’ai décidé d’aller me sustenter au restaurant qu’une fois le frigo vide et gratté à l’ongle. Le soleil était au rendez-vous. Une chance. Le chemin était en cours de séchage, sa boue se cristallisait encore. De petits filets d’eau, opiniâtres et craintifs, fuyaient sous la broussaille et dans les fossés. L’ombre projetée valait les contrastes autorisés par la lumière verticale. Le vent avait cédé sa place à l’air qui remuait des ailes discrètes de branche en branche. On ne peut pas être plus guilleret après avoir connu les néants du désespoir. Le désistement de ma fée du logis allait me coûter une bonne semaine à soustraire donc aux congés. J’en rageais mais sans bave. Le restaurant n’avait rien d’agréable ni de pittoresque. Sa tonnelle de vigne vierge gouttait encore et tables et chaises demeuraient penchées, visitées seulement par des insectes assoiffés qui n’avaient pas profité de la pluie comme j’en avais subi les assauts. On m’attendait. La patronne, grasse et soyeuse, m’accueillit sans enthousiasme. J’arrivais « un peu à l’avance ». L’odeur cinglante du ragoût semblait sortir des meubles et des murs, des poutres noires de suie et des plâtres crevassés. Même le tablier outrageusement fleuri de la maîtresse des lieux en était imprégné, quoique je ne fusse pas invité à fourrer mon nez dans cette poche copieuse. Un martini tiède et nu était censé me convertir à la patience. Il n’y avait rien de nouveau sous ce toit de tuiles romaines mangées par les mousses. Et il fallait se résoudre à ne jamais y rencontrer la nouveauté tant utile à l’esprit quand il a cessé de penser à autre chose qu’à revenir sans se mêler de ce qui ne le regarde pas. Deux martinis du même tonneau, avec l’ajout judicieux d’une pincée de poudre de perlimpinpin, m’autorisèrent enfin quelques visions moins tragiques de la vie. Une de ces créatures ni femme ni enfant était assise sur un haut tabouret, les coudes sur le comptoir reluisant de frottements butés. Je voyais aussi son visage dans le miroir entre les bouteilles et les verres suspendus. C’est lui qui me donna clairement l’âge de cet être surgi de mon imagination quelque peu conditionnée. Les hanches étaient étroites mais la taille fine. Elle exhibait des épaules fragiles, mais les bras étaient musclés tout aussi finement. Je jetai un regard circulaire sans rencontrer personne qui pût expliquer cette présence. Dehors, aucune voiture sous les arbres. Je me dépliai un peu comme on s’approche d’un écran. Elle ne me voyait pas. L’ombre des arbres qui poussaient derrière la baie vitrée qui voisinait ma table me dissimulait à ce point. Je commandai un autre martini. La patronne s’activa. La fille se retourna, exposant cette fois des jambes aussi nues que ses bras, croisées jusqu’au coup de pied derrière le mollet. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser qu’elle écrasait ainsi son petit « bijou noir et rose ». Elle me sourit.
« Le temps s’est enfin mis au beau, dis-je en recevant le nouveau verre cette fois orné d’une tranche de citron (il y flottait aussi une olive).
— Ça ne va pas durer ! hennit la patronne. C’est toujours la même chose à cette époque. Le soleil ne s’est pas encore décidé à nous mettre en condition de profiter de l’été ! »
Elle rit (la patronne). La fille se contenta de sourire et reprit sa position initiale, telle que je l’avais créée. Je ne doutais pas un instant qu’elle ne fût que le produit de mes tentations cérébrales du moment. Je scrutai cette fois l’extérieur avec plus de sagacité. Personne à l’horizon. Mon cerveau n’en était pas là, pas encore… Une autre pincée troubla le brun liquide qui, d’une goulée avide, me tourmenta jusqu’aux larmes. Si cette fille était aussi réelle qu’elle en avait l’air, elle n’était pas tombée du ciel non plus. Elle buvait un café, le touillant avec nonchalance, comme si elle n’attendait rien et que j’étais le seul à espérer un dénouement. La patronne ne se montrait ni discrète ni ostensiblement intéressée par la scène qui pourtant s’offrait à moi et à mon désir d’en profiter. Pourtant, elle prit la parole, au bout d’un temps que je serais bien incapable de mesurer aujourd’hui mais qui me parut terriblement long comme si c’était d’elle que j’attendais la solution à ce qui me paraissait relever de l’énigme pure. Et sans cesser de torchonner les verres que je venais de vider, elle dit :
« Mais c’est que vous êtes voisins… vous deux… si je ne me trompe pas… ?
— Comment pourriez-vous vous tromper ? dit la fille d’une voix plus acide que ma langue.
— C’est bien ce que je dis. Monsieur Tulipe, que vous voyez là, a loué la maison qui se trouve en amont de celle que vous occupez vous-mêmes et vos amis avec la permission de Charlotte… qui est d’ailleurs sa… cousine… »
La fille sauta à pieds joints de son tabouret et s’avança entre les tables dans ma direction. Elle avait abandonné sa tasse de café sur le comptoir. La patronne observait la scène dans la courbe du robinet qui coulait devant elle. J’étais collé à ma chaise :
« Vous prendrez bien quelque chose… bredouillai-je.
— Un martini moi aussi. J’en bois tous les jours.
— Ici… ?
— À la même heure… Pas vrai, madame… ?
— Vous déjeunerez ensemble, dit la patronne. Veau en sauce au menu…
— Je ne viens jamais à cette heure, précisai-je comme si le besoin s’en faisait sentir.
— Ce qui explique qu’on ne se soit jamais rencontré…
— Ainsi… vous habitez chez Charlotte…
— Votre cousine… ? Quelle coïncidence…
— Je ne vois pas avec quoi ça coïncide… dis-je sans pouvoir dissimuler une petite irritation.
— Moi non plus ! Vous êtes…
— Tulipe… Alfred Tulipe… en vacances…
— Comme chaque année à la même époque ! Oh… ils ne se parlent pas beaucoup lui et Charlotte… n’est-ce pas, monsieur Tulipe… ?
— Tulipe… ? Comme la fleur… ?
— Cela vient du turc, turban… Mais sans racines turques… à ma connaissance…
— Vous n’aimez pas les Turcs… ?
— N’allez pas croire que…
— Ça ne me regarde pas. Ah ! les voilà ! Je vous laisse ! À demain… »
Se levant d’un bond, filant entre les tables dans l’autre direction, puis se retournant pour dire :
« À la même heure ! »
Une voiture l’attendait dans la cour, ayant descendu la pente depuis la route. La poussière du gravier retomba. Le soleil commençait à taper durement sur la contrée. Mais la patronne, assise à ma table, juste en face de moi, accompagnait mon repas d’informations qui manquaient à ma connaissance de l’historique de la famille dont j’étais un des pions. Assez éloigné cependant pour ne pas jouer avec eux. Ils n’avaient rien à craindre de moi.
Je ne sais pas, vous, mais moi, c’est les oiseaux. De ma fenêtre, à Paris ou ici, je les observe d’aussi près que je peux. J’ai acquis patiemment cette connaissance particulière des limites à ne pas dépasser si ce qu’on veut, c’est savoir. Ce qui se passe ensuite n’a pas d’importance. Une tourterelle de profil à l’angle d’un toit, je ne risque pas d’en voir ici, à Castelpu. La maison est isolée, bordée par un pré au Nord et les bois l’enferment du côté de la route et de la rivière. Aucun toit à l’horizon. Les oiseaux se posent dans les arbres ou sur la vieille clôture dont les piquets se penchent un peu plus chaque année. Je ne m’approche que rarement de ces fils, mais les hirondelles, paraît-il, n’en négligent pas la rouille ni la patine. La maison est vide quand je n’y suis pas. Personne n’y vient, même pour l’entretien des abords. Nous (la femme et moi) devons d’abord traverser des herbes hautes peuplées de fleurs et d’insectes. On ne peut pas voir les marches du perron, mais le seuil, émergé de la terre, surmonte ces sommets bourdonnants. Le soleil en lumière rasante, parce que c’est le matin et que nous avons voyagé toute la nuit. Pourquoi ? Je vous le demande ! À midi, elle s’était envolée et j’ai su que j’allais plonger dans le malheur… qui n’est pas de l’angoisse… au contraire il m’inspire… et je me vois en train de pourrir sous la terre de mes ancêtres, les Tulipe… qui n’ont jamais été que les domestiques des Surgères… mais bon… ça, c’est une autre histoire… Après une semaine de ce régime masturbatoire, la nourriture manque et je me retrouve attablé sous la tonnelle du seul restaurant du coin, rien de touristique, quelques ouvriers employés par l’État y fêtent goulûment la méridienne, levant le coude toujours plus haut jusqu’au pousse-café qui achève les conversations en brouhaha. Je n’aime pas cette compagnie. Je ne les salue même pas. Je suis tourné vers la baie vitrée que la pluie harcèle de grosses gouttes et j’attends qu’elle revienne. La patronne, entre deux tapes sur le cul, a bien envie de me faire savoir qu’elle ne vient pas les jours de pluie. Ou alors il faut que le temps promette de se mettre au beau. Qui est-elle ? Une apparition, juste au moment où l’ami Pedro Phile est libéré, ayant purgé sa peine, sans doute prêt à recommencer, avec les mêmes de préférence. Mais quelques-uns sont morts.
« Vous allez rentrer sous la pluie, me dit la patronne (le calme est revenu dans la salle à manger). Vous êtes à vélo… ? Lucien ne rentrera pas ce soir. Il a affaire. Comme c’est le cas une fois par semaine. Oh ce n’est pas que je m’inquiète…
— La route est tout de même assez éloignée de la maison… Je pourrais venir en barque… Je n’en ai pas vérifié l’état… Il me faudra quelqu’un pour la mettre à l’eau…
— Il faudra attendre le retour de… »
Conversation qui fond comme le sucre de mon absinthe. Elle disparaît elle aussi. L’orage malmène les bois. On entend distinctement les changements de rythme de la rivière. Pas d’angoisse en ce début d’après-midi. Le malheur sur la vitre, ruisselant. En rester là une bonne fois pour toutes. Le retour de Pedro Phile est attendu, dit-on. Pour lui aussi ce n’est qu’un lieu de villégiature. Mais si on prenait la peine de fouiller sa maison et ses alentours toujours entretenus comme s’il ne l’avait pas quittée, on finirait par tomber sur le pactole, source jaillissante d’un bonheur qui lui a valu quelques années d’enfermement, d’abord avec les gens de son espèce puis avec des fous qu’il a entretenus avant d’habiter avec eux. Toutes ces histoires qu’on finira par oublier parce que la fiction télévisée propose mieux et moins cher. Lucien était sur la route pour ses affaires… Ça me faisait une belle jambe. Impossible de pratiquer la bicyclette sur les chemins par un temps pareil. Même la rivière est impossible. Mais je ne pouvais pas rester là à siroter du café et des fleurs en attendant que la tempête aille se faire voir ailleurs. Quel spectacle à deux sous ! Le gravier avait disparu sous la flaque. On ne voyait plus la route. Les arbres se penchaient docilement. La baie vitrée paraissait subir les assauts du vent sans garantie d’y résister. La patronne revenait avec une serpillière et j’entendais ces glissements et les frottements de ses mules de caoutchouc. Nue, elle m’aurait sans doute inspiré. Mais elle portait cette robe à boutons qui sert de tablier, avec une poche de chaque côté et une ceinture nouée en papillon. Passé un certain âge, elles ne valent plus rien. Elles servent à quelque chose, mais elles ne font plus rêver. Je suppose qu’on leur renvoie les mêmes dispositions d’esprit face au temps qui ne passe pas sans usure, laquelle il ne faut pas comprendre avec la patine, laquelle appartient à la littérature. Mais la littérature qui ne sert pas les fictions animées n’a aucune chance de finir dans les livres. Lucien ne lit pas de littérature. Il n’a pas le temps.
« Quant à moi, malheureuse comme je suis et que j’ai toujours été, je me demande ce que j’attends, té ! »
Une fois la barque mise à l’eau, je descendrai la rivière. Dix minutes d’une navigation sans aventure, sauf si la clochette de ma canne (hou ! hou ! hou !) se met à tintinnabuler. J’ai souvent ramené du gros dans ces circonstances, mais je n’avais aucun projet de voyeurisme ni de rencontre faussement fortuite. J’ai toujours descendu la rivière en sachant que je pouvais la remonter sous la poussée d’un hors-bord révisé par Lucien qui ne cède pas devant la difficulté si jamais elle ose se présenter à lui. Le moteur sera au point et le jerrican plein jusqu’au bouchon. Des lombrics rendus fous dans une boîte de conserve, toujours la même. Mais cette fois, je passerais devant la maison de Charlotte, ne pouvant en voir que la toiture grise au-dessus des acacias en fleurs, et la petite plage de galets sera tout à moi, tout à mes yeux conçus pour jouir du spectacle d’Alice (je vous l’apprends : elle s’appelait Alice) toute nue comme quelques témoins d’ailleurs discrets l’avaient observée par beau temps et au moment où le soleil, oblique à ce moment-là, profite d’une percée dans le bois de hêtres pour y glisser une lumière de bronzage garanti. Peau chercheuse d’une couleur répartie uniformément sur toute la surface. On parlait de poils roux, presque rouges, alors qu’elle secouait une chevelure aussi blonde que l’or de Pedro. J’en bavais derrière la baie vitrée, ou devant si jamais l’intérieur c’est à l’extérieur qu’il faut le trouver.
Une semaine et des poussières avait déjà passé. Moins une semaine perdue dans le budget à cause du caprice de ma parisienne. Restait moins de trois. Vingt jours au mieux. Vingt repas chez Lucienne. Divisés par le nombre constant des fonctionnaires territoriaux fidèles à leur emploi de la journée travaillée. Moins le temps perdu à attendre que Lucien revienne pour m’aider à mettre la barque à l’eau et surtout à réviser ce maudit moteur qui commence toujours par tousser et qui s’enrhume ensuite comme s’il allait passer le reste du temps au lit. Il y a ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas… Taratata ! Si j’avais attendu que la pluie renonce à son projet d’inondation, jamais je n’aurais au moins tenté de revoir cette Alice qui promettait merveilles et monts. Mais si la pluie continuait de tomber avec constance, je ne la verrais pas toute nue, en tout cas pas sur la petite plage de galets. Charlotte n’habitait plus la maison et je ne connaissais pas ces gens. Elle était accompagnée d’un type qui portait un chapeau et fumait des cigares longs comme le bras. Et on ne savait pour quelle raison, sa sœur jumelle et cet autre type qui ressemblait à Tee Hee avait renoncé à un voyage organisé quelque part au Sud de l’Italie. Les nouvelles allaient vite, mais il aurait fallu expliquer longtemps pour en comprendre toute la portée. Je haïssais la pluie depuis longtemps, mais sans raisons précises, poétiquement je dirais. Cette fois, le doute ne me harcelait plus en plein sommeil. Je savais à quoi m’en tenir ! Et je m’y tenais, couvert des pieds à la tête d’un imperméable de laboureur d’antan ou protégé par le verre ruisselant des vitres ou de la baie qui illustrait mes attentes. Le soleil avait rendez-vous avec la lune, mais la nuit ne tombait pas et le rêve était à l’eau…
J’aurais pu en rire. Ce ne serait pas la première fois que mes vacances subissaient le poison de l’échec. Je m’étais préalablement épuisé à convaincre une femme de mon entourage (ce qui limitait la portée de l’action) à prendre ses semaines en juin, par temps de pluie probable et avec moi, celui qui était le sujet de maints témoignages pas toujours flamboyants. Travaux d’approche qui me poussaient dans les derniers retranchements de l’effort nécessaire. J’arrivais donc à Castelpu dans des dispositions fragiles, tant physiques que mentales. L’être que je pouvais être et paraître avec un peu plus de chance avait perdu le sens du spectacle et il n’était pas question de jouer la comédie avec une compagne provisoire qui recherchait plutôt l’authenticité. Le plaisir en prend forcément un coup. Mais, bon gré mal gré, je m’en étais toujours sorti avec les honneurs. L’une d’elle m’avait même offert une layette pouvant contenir mes couilles et supporter l’érection sans limite d’extension. Je collectionnais les godes et les médicaments de contrebande. Je ne me plaignais pas, même s’il m’arrivait de céder à une crise de larmes. Mais me retrouver ainsi sans solution à opposer aux circonstances contraires, jamais ça ne m’était arrivé ! Ou alors pas aussi nettement… Alice allait disparaître de ma vie si elle devenait un problème à résoudre. Griffonnant chaque jour mon petit agenda de poche, je ne fus pas longtemps à m’apercevoir que le temps allait me manquer. Aucun trophée ne m’attendait à l’arrivée. Si je revenais, je serais le plus solitaire des parisiens. Et je finirais mal… tel que je me connaissais.
Lucienne compatissait. Elle me nourrissait si copieusement que le sommeil achevait mes repas avant même la série des digestifs qui servait de conclusion à l’absurdité, sinon au grotesque de mes attentes. On a fini par s’accoupler dans un cagibi peuplé de serpillières. Debout, à la célinienne. Ses grosses cuisses de madone à l’équerre de deux étagères débarrassées de leurs ustensiles ménagers. On était loin de la fiction ! Mais entre deux coups assez rapprochés pour les écourter, nos conversations portaient sur le voisinage, matière strictement locale qui échappait à ma mémoire malgré mes origines certifiées. J’en appris peu, pas suffisamment, mais la pluie me sembla plus légère sur mon imperméable de saison. Un monde béni des romans s’offrait à moi. Pourtant, je n’en profitais pas, j’écrivais autre chose, je modelais une Alice dans la glaise qui collait à mes souliers. Lucienne eut-elle l’idée de mesurer l’impact de mes masturbations sur les performances que je concevais avec elle ? Lucien, revenu, s’employa à réviser le moteur, allant et venant entre la ville, distante et étrangère, pour en ramener des pièces de rechange et de quoi calfeutrer. Lucienne craignait que la pluie m’envoyât par le fond, car la barque n’était pas équipée d’un roof, même de toile. On évoqua ce roof autour d’une bouteille, laissant la nuit aux autres. Et la barque fut mise à l’eau sans protection. L’eau y monta. Je mis les pieds dedans. Et vogue la galère !
Je ne m’attendais pas à voir autre chose que la petite plage déserte et peut-être la toiture de la maison d’Alice si la brume le voulait bien. Mais j’avais besoin de cette espèce de victoire. Entre les aventures de Pym et les palmiers sauvages, toujours dans la traduction de Borges. Et en effet, battus par la pluie, les galets ne s’offrirent à mes yeux que ronds et lisses, sans autres reflets que les gouttes rendues folles par le vent prisonnier du rivage et des bois. J’avais jeté l’ancre pour épargner le réservoir, espérant pouvoir remettre le moteur en route, mais prévoyant de rentrer à la godille, s’il était humainement possible de remonter la rivière à la seule force du bras, lequel est parisien. Toujours pas d’angoisse en perspective à cette heure encore jouée dans le style des comédies. Le malheur pourtant me guettait et je me préparais à la tragédie de la noyade, sans issue de suicide, croyez-moi ! Mais comme il y a un bon dieu pour les ivrognes, je m’appelle Alfred et il n’a pas fallu une intervention surnaturelle pour couper court au mauvais temps et laisser toute la place aux jeux merveilleux du soleil qui connaît toujours son rôle si on le laisse jouer. Certes, la rivière ne se calmait pas. Au contraire, on aurait dit qu’elle avait l’intention de ne pas céder à la lumière ni à l’absence d’eau céleste. Elle rageait contre les flancs de mon esquif et je perdis ainsi mon unique aviron. Il fila comme un évadé, presque vertical dans l’eau qui bouillait autour de lui. L’ancre tenait bon. La chaîne était tendue à mort. Et je savais exactement ce qui se passerait si cette mort s’en prenait au maillon faible. L’aviron en témoignait, comme s’il était l’illustration de ma propre mort. Mais le soleil a toujours ce pouvoir merveilleux de mettre les gens dehors, joyeusement, enfants ou pas, et j’entendis leurs cris, les pieds frappant la surface des flaques avant de s’y remuer comme des frais dans les viviers. Ils approchaient. Alice n’était pas seule, hélas. Mais je la verrais. De loin, on s’étonnerait de me voir amarré en plein milieu de la rivière, dégoulinant et joyeux, les pieds dans l’eau sans manifester de souci relatif à la gîte, et les cris me parvenaient sans leur inquiétude, comme si j’allais être englouti malgré l’évidence de ma victoire sur le temps, ce temps qui m’avait presque détruit pour la première fois de ma vie. Il faut croire que j’avais changé depuis que je me connaissais. Mais ce n’était pas là le sujet de cet épisode situé à la limite du tragique. Alice entra dans l’eau jaune et tourmentée, soulevant puis ôtant sa robe, ses seins apparaissant puis plongeant dans les remous, sa tête fut comme giflée par une vague et elle disparut, ne laissant aucune trace à la surface. J’allais plonger à mon tour quand quelqu’un cria que je ne savais pas nager « moi non plus ! » J’avais jeté ma chemise dans les flots. Mon cri ne sortait pas. Je n’ai pas craint de mourir de cette façon horrible. Mais comment retrouver le corps d’Alice dans ce vortex ? M’y accrocher pour la première et dernière fois ? Ne pas la laisser seule dans la tragédie que j’avais provoquée. Il se trouverait toujours quelqu’un pour me le reprocher. Alors j’ai retenu mon souffle (ô ironie) et je me suis préparé à sauter dans cet inconnu aux conclusions banales à la fin. Alice a surgi, me retenant par la jambe (j’avais tout aussi ironiquement remonté celles de mon pantalon), penchée sur le plat-bord, tendant son autre main pour que je la saisisse. J’ai extrait un corps nu de cette eau en furie. Les cheveux collaient à ma propre peau. Je sentis contre ma poitrine les seins durs et les épaules tremblantes. Elle me contraignit à m’asseoir sur la banquette. Elle me parlait mais je ne l’entendais pas. Elle se dressait, nue et magnifique, les bras parcourus de frissons, la peau hérissée, hélant les autres qui s’agitaient sur la plage. C’est alors que son sexe s’est immobilisé devant mes yeux. Poils roux en effet, mais au lieu des lèvres fendant le bas-ventre, c’était une verge de mâle qui se dressait ! Étourdi par cette vision encore confuse, je levai les yeux pour revoir son visage et m’assurer que c’était bien elle qui me sauvait.
Tall tale ! Cuento chino ! Mais comment une créature aussi menue, même montée comme un toro de lidia, pouvait-elle espérer nous sortir de cette dangereuse situation ? Sur la rive, le type qui agitait ses prothèses hurlait son nom et ceux qui l’accompagnaient (un homme trapu et une femme filiforme, deux évadés du cirque) semblaient lui expliquer qu’il n’y avait plus rien à faire pour la sauver. Il me montra son poing d’acier qui clignotait derrière la brume légère. Un chien aboyait, mais je ne pus le voir ni le situer dans ce décor gothique dont la formule échappait à mon esprit. J’étais entré dans cette espèce de tranquillité qui ressemble trop à l’abandon ou la soumission pour promettre autre chose que la mort, cette mort qui m’accompagnait depuis l’enfance et que j’avais donnée à ses heures. Alice montrait ses fesses maintenant. J’aurais pu croire à une invitation, mais non : elle luttait déjà, décidée à nous tirer de ce pétrin. L’ancre tenait bon. La chaîne menaçait de rompre et l’eau s’acharnait contre la yole comme le comédien qui habite le personnage invité à sortir ou à expirer. Elle tentait (Alice) de relancer le moteur. Ses fesses se crispaient dans l’effort, jambes en appui sur les côtés, pieds calés sur les varangues gorgées d’eau, les bras à l’équerre d’un cordage tendu. Sa voix traversait les vagues. Souquez ! Mais souquez ! Je tapotai son dos tétanisé pour lui avouer que j’avais perdu mon aviron. Si on ne réussissait pas à remettre le moteur en route, soit l’ancre tenait bon et on pouvait espérer que les autres trouveraient le moyen de nous sortir de là, soit la chaîne cassait et la rivière nous emportait Dieu sait où, perspective qui m’horrifiait, car je la voyais (la rivière) sortir de son lit sans que rien ne s’y opposât, couchant les taillis entre les arbres mûrs, formant des tourbillons qui s’éloignaient vers les champs, des bêtes mugissaient au loin, fuyant sans doute comme devant l’incendie, plus savantes que moi en matière de mort et de traces dans le futur. Alice renonça à lancer le moteur. Elle s’agrippa à la banquette, des deux mains, seins pendant sur ses genoux, la chevelure tourmentée à la fois par les embruns, le vent et le soleil qui flambait joyeusement dans un ciel noir de nuages. Cette percée avait pris un caractère surnaturel, en admettant que l’idée de Dieu ne soit pas la sienne. J’en oubliais les autres. Je savais que tôt ou tard une vedette tenterait de nous remorquer ou de nous embarquer si l’accostage était possible, ce dont je doutais. Alice m’abandonnait. J’entendais ses grincements de dents. Une fois la colère passée, elle s’effondrerait et l’eau entrerait, emportant les objets de la pêche et nos corps inertes comme des branches arrachées au rivage où elles mouraient déjà. Mais je me trompais. Alice n’était pas déjà morte. Elle tenait toujours le cordage. Je ne savais pas ce qu’elle prétendait en faire. L’important était de demeurer amarré, ce qui ne dépendait pas de nous. Je caressai cette peau comme celle d’un chat, mais elle réfléchissait. Sa pensée ne me concernait plus. Elle avait voulu me sauver, par bravade ou poussée par un instinct dont la nature m’était étrangère. Je ne sais pas pourquoi je la considère encore aujourd’hui comme une femme ou en tout cas une créature destinée à le devenir. Elle était nue, sans même un bijou pour la distinguer… mais de quoi ? Mon apparence vestimentaire se réduisait à un pantalon maintenant déchiré dans la longueur des jambes, sur le côté, sans que je pusse expliquer comment et par quoi cette déchirure avait été provoquée. Je m’étais peut-être démené plus que je le pensais maintenant, accroché à la proue qui résistait encore à la tension de la chaîne. Nous étions perdus si cette crue égalait ou dépassait même celle qui, des décennies avant, avait endeuillé toute la contrée comme en témoignent ses cimetières ombragés par des tilleuls patients et monotones. Le mieux était d’attendre, mais sur le rivage, les autres se contentaient pour le moment de s’agiter comme des oiseaux aux ailes trop chargées de pluie ou déplumées par le vent ou la bataille. On allait passer au journal télévisé.
La chaîne ne cassa pas aussi brusquement que prévu par nos esprits en proie à la terreur de la noyade et de ses prolégomènes arracheurs de chair et briseurs d’os. Je me voyais non pas mourir, mais perdre la vie alors que je n’avais pas joué. L’ancre ripa, un premier à-coup qui me fit perdre l’équilibre. Encore une fois, la main d’Alice enserra ma cheville. Puis il y eut une série de secousses, toujours dans le même sens, vers l’aval. Nous sûmes dès lors que la rivière allait nous emporter. Mais le visage d’Alice était loin de grimacer comme le mien. Ses yeux scrutaient les environs à la recherche d’une solution, mais sur quoi compter quand les rives disparaissent et que les bois rapetissent à vue d’œil ? Les autres avaient couru se mettre à l’abri sur une hauteur. On aurait dit qu’ils étaient montés sur le toit. Puis la chaîne se rompit et la proue craqua sinistrement. La barque tournoya et la poupe se retrouva tournée vers l’aval. Cette sensation de reculer ! Comme dans un train à la manœuvre ! J’avançais, accroché à la banquette, le visage enfoui entre les cuisses d’Alice qui luttait elle aussi contre cette sensation d’impuissance. Les chocs avec les arbres provoquaient des cris d’enfants pris de vertige dans un manège. Qu’est-ce que je foutais là, à moitié nu, m’accrochant à la vie d’un être qui aurait pu être mon enfant, un hermaphrodite de spectacle de bordel, un personnage que je n’aurais pas pu imaginer si on ne l’avait pas créé avant moi ? N’allez pas croire qu’un vacarme de tempête atlantique nous environnait ! Au contraire, le bruit tenait de la pastorale, à part les chocs contre les troncs et les craquements de l’ossature. Pas un cri, pas un glissement déchirant, ni pluie tourmentant l’esprit soumis à d’autres terreurs. Le soleil rutilait. L’eau se répandait dans tous les sens, mais avec force et sans spectacle digne d’un roman d’aventure. Nous étions emportés sans rien pouvoir tenter pour empêcher le voyage. La terre se réduisait lentement. Les clapotements sans rythme perturbaient la pensée que l’esprit voulait consacrer tout entière à la résolution du problème qui nous était posé. Mais depuis que l’ancre avait lâché, nous ne nous sentions plus en danger. Alice grelottait malgré l’intensité de la lumière. Je n’emportais pas de voile, rien qui pût la couvrir. Elle croisait ses bras fluets pour s’y réfugier, cuisses serrées, les jambes pliées sous la banquette. Les autres avaient tenté de nous suivre en empruntant un chemin de halage envahi de ronces et d’épaves, mais ils durent renoncer et sans doute avaient-ils regagné la maison pour appeler du secours. Maintenant, je me sentais heureux… de m’en être sorti, certes, mais surtout de pouvoir profiter d’un décor de rêve, l’eau tournoyant sous le soleil, des nuages descendant sur nous, porteurs de pluie et d’orage mais pour l’instant plus esthétiques que narratifs, annonciateurs des personnages qui avaient le pouvoir de hanter la nuit si jamais on ne nous sortait pas de ce contexte avant que le soleil ne songe lui aussi à s’occuper d’autres jours étrangers à notre terre natale. Alice n’aimait pas la poésie. Elle aurait plutôt choisi une chemise, mais j’avais jeté la mienne dans les eaux je ne savais plus pour quelle raison impérieuse. Mon pantalon, ou ce qu’il en restait, ne lui servirait pas à se protéger du regard (le mien) ni de la fraîcheur qui annonçait le crépuscule. Je ne me voyais pas entrer dans la nuit sans rien sur la peau. On n’avait aucune chance de mettre la main sur quelque chose (mais quoi ?) pouvant faire office de chemise. Il fallait qu’elle se résigne à attendre les secours et leurs couvertures de survie. Des questions seraient posées et on y répondrait chacun de notre côté mais sans incohérences. Il n’y a rien comme ces divergences de vue pour jeter le doute dans l’esprit des analystes, fussent-ils de simples employés en rupture de scolarité. Les points de vue, dans ces cas extrêmes du témoignage, ne doivent différer que sur des points de détails, sinon le lecteur ou l’auditeur se met dans la tête de chercher à comprendre ou bien pire il s’intéresse à autre chose grâce aux divers systèmes de zapping mis à sa disposition par les ministères compétents. Alice n’avait aucune envie de plaisanter.
« Je ne sais pas ce qui m’a pris, dit-elle, la voix saccadée.
— De quoi parlez-vous… ? De vous être jetée à l’eau pour me sauver ou d’avoir quitté votre chemise parce qu’elle empêchait vos mouvements ? Vous luttiez…
— Je n’ai pas réfléchi… Kol doit être furieux…
— Votre imprésario… ? Curieux métier, tout de même…
— Comment savez-vous… ?
— Lucienne sait tout. Elle finit par tout savoir. Vous ne la connaissez donc pas… ?
— Comme c’est calme, ici ! Ah ! si je n’avais pas si froid… !
— Mon pantalon est trempé. Il ne vous sera d’aucune utilité…
— Enfin… maintenant vous savez…
— Mais puisque je vous dis que Lucienne… »
Le soleil déclinait plus vite que prévu. Rien à l’horizon, pas un bruit de moteur, pas de rumeur, à part le mugissement des bêtes. Plus d’oiseaux dans le ciel ni dans les arbres. Où étaient-ils passés ? Un poisson mort gisait au fond de la barque. Les lombrics tentaient de remonter les parois. Nos pieds revenaient se tremper dans l’eau jaune et tiède qui semblait envahir le bateau, lentement et sûrement. Nous avions dû crever la coque ou bien Lucien n’avait pas calfeutré aussi bien qu’il le prétendait. Où étions-nous ?
« Je n’en sais rien, dis-je sans retenir ma salive. Je connais le pays, nom de Dieu ! J’y suis né. Mais jamais je n’ai vu pareille crue ! On parle de celle de 19.., mais vous savez comment sont les gens… ?
— Ils passent à côté de l’essentiel… Je connais ça moi aussi…
— Vous écrivez… ?
— Je n’en ai même pas rêvé ! Oh non ! Mais j’ai rencontré beaucoup d’écrivains que ma… nature… inspirait… Des aventures sans lendemain, vous comprenez… ? Je n’ai pas l’âge que je parais avoir…
— Ça me rassure un peu, en effet… Que vont penser les gens quand…
— Je me couvrirai de feuilles ! J’aurai l’air d’un Giton ! Vous… Encolpe… heu… Ascylte… ?
— Je n’avais jamais… observé… Je vous avais pris… heu… prise…
— Il faut chercher avant que la nuit nous en empêche ! »
Elle se tourna encore. L’eau ne bougeait plus autour de nous et, en effet, le soleil déclinait. Cette crue était une catastrophe. On n’avait pas fini d’en entendre parler. Mais cette fois, j’aurais quelque chose à en dire. Quelque chose qui ne plairait pas à tout le monde… si jamais je me décidais à publier… mais ce jour n’est pas demain !
« Il pleuvra dans la nuit, dit-elle. Je connais ces ciels. Dans mon pays…
— Vous n’êtes pas d’ici… ?
— Vous voulez dire : comment associer un nom à un pays ? J’y ai souvent pensé. Sans trouver de solution à cet impossible problème…
— Vous avez omis l’hypothèse… heu… initiale… Je m’y connais un peu… Mais je n’ai jamais rien publié…
— Je ne risque pas d’être enceinte. Que pensez-vous de la procréatique ?
— J’avoue que la question ne m’a pas… J’étais encore un enfant quand…
— Kol se demande si on pourra un jour cloner ce qu’on veut… Mais je n’aime que le naturel…
— Pourtant… Votre corps… Ses attributs… Comment est-ce possible… ? Cette sorte de… perfection !
— Poésie pure plutôt ! »
Comme c’est joli, ces créatures aberrantes ! On croit rêver. Leur possibilité peut rendre fou le poète mal conçu pour autre chose que l’écriture telle qu’elle se pratique depuis la nuit des temps. Quel poète, même romancier, n’a pas rêvé de trouver du nouveau sous la surface des textes ? Avec un peu d’imagination et beaucoup de conviction toutefois. Rien n’avance sans conviction, ni justice ni art. Cette condamnation originelle n’a rien à voir avec ce qu’on peut espérer d’un jardin. Maintenant le soleil érotise ces formes qui n’appartiennent qu’à la femme. Soleil rouge et horizontal, au ras des flots immobiles. La surface ne va plus nulle part. C’est fini. Si le ciel ne s’en mêle pas dans la nuit, la décrue s’emploiera à nous mettre en situation d’y repenser avec les moyens du bord, chacun à l’ouvrage de sa connaissance des lieux et de ses habitants, animaux domestiques et sauvages y compris ! J’ai aimé cette attente. Sans érection, comme si Priape me maudissait parce que je n’appartiens pas aux jardins ni aux troupeaux. Ces moments qui promettent l’éternité m’aident à retrouver le sommeil perdu. Je m’endors sans craindre la nuit. Nous sommes tellement à la portée du malheur quand nous ne sommes plus là pour en mesurer la menace !
« C’est à désespérer ! s’écria Alice. Rien qui puisse servir de chemise ! Je vais mourir de froid cette nuit ! Il paraît que l’état d’hypothermie nous condamne au sommeil. Et c’est dans ce sommeil infernal qu’on trouve la mort… ou plutôt qu’elle nous trouve !
— Je ne crois pas qu’elle nous cherche… Mais elle nous trouve. Elle inspire tous les arts. Sans elle…
— Je ne veux pas mourir ce soir !
— Mais je n’ai jamais… tenu dans mes bras… quelqu’un qui…
— Vous êtes trempé ! J’aurais encore plus froid ! Je ne veux pas mourir comme ça non plus ! »
Que penseraient les gens (mes semblables) si on me retrouvait avec le cadavre d’un hermaphrodite dans ma barque ou pire dans mes bras ? Et après la nuit ! Un matin pas comme les autres, la rivière revenant dans son lit malgré une pluie légère et capricieuse… Brrrr… Alice se pelotonna sur la banquette, comme un fœtus, fesses et pieds adhérant à la planche décolorée, les bras étreignant son propre corps comme si elle le retenait, comme s’il lui tenait ce langage et qu’elle n’en voulait plus maintenant que la nuit était inévitable. Je commençais à ressentir le froid moi aussi. Le soleil n’avait pas séché mon pantalon et ma peau demeurait humide et poisseuse. Je n’osais imaginer ce que la nuit ferait de ces protections fragiles. L’horizon n’était constitué que d’arbres figés et de surfaces miroitantes et immobiles. Rien ni personne n’approchait. Nous nous amarrâmes à une branche émergeant de la surface tranquille. Alice s’y assit à califourchon, histoire d’en éprouver la solidité. Elle retrouvait le scénario de son spectacle et ses jambes se dressèrent à l’équerre, descendant ensuite lentement jusqu’à la découverte du phallus dressé sur un fond de nuages bleus et roses. Elle avait besoin de s’amuser et je dus constater avec elle que je subissais la malédiction de Priape.
« C’est dans la tête que ça se passe, dit-elle en sautant dans la barque, provoquant un tangage qui faillit bien m’envoyer à la baille. Jamais vous n’admettrez que je suis… possible. Votre cerveau agit à la place du dieu. Il ne veut pas…
— Mais il ne veut pas quoi… !
— Il ne veut pas de moi… Vous non plus. Personne ne veut de moi. Alors…
— Je vous écoute…
— Je prends ! »
Je reculai jusqu’à la proue, saisissant un bout déchiqueté par j’ignorais quel effort auquel je n’avais pas assisté quand la rivière avait menacé mon existence devant la maison de Charlotte. Comment ce cordage avait-il été sectionné ? Je le montrai à Alice qui se pencha pour en observer l’effilochage. Puis sa tête se releva et ses yeux bleu de nuit m’interrogèrent :
« Et alors… ? fit-elle. (elle bandait encore)
— Il s’est passé tout à l’heure quelque chose à quoi je n’ai pas participé… J’étais trop occupé à surveiller la chaîne… Et ce cordage s’est rompu… Sous quelle force ?
— Vous voulez le savoir… ?
— C’est insupportable de l’ignorer… ! Il y a longtemps que l’angoisse…
— Il doit y avoir une autre explication… »
Elle était si menue ! Et je la craignais comme si elle avait le pouvoir de faire de moi un domestique condamné à servir d’objet sexuel. Elle tremblait et frottait énergiquement sa peau humide où la terre avait laissé ses traces jaunes. Je m’assis, tenant le bout effiloché comme s’il s’agissait de la preuve de quelque chose d’encore impossible à expliquer.
« Ça vous prend souvent… ? dit-elle d’une voix de crécelle.
— Je… Il m’arrive… Vous ne me connaissez pas…
— Je n’ai plus peur maintenant… comme si j’avais confiance en cette nuit… Vous la voyez s’avancer vers nous ? depuis là-bas… »
Elle désignait un horizon si proche que je me demandais si on ne ferait pas mieux de l’atteindre au lieu d’espérer que l’attente nous sauvât à la fois de la nuit et de son aurore posée d’emblée comme inconnue et non pas comme hypothèse. J’ai rarement donné le spectacle de la peur qui m’habite depuis toujours. Je n’ai pas non plus tué ces témoins. Je m’en éloigne le plus souvent, mais tous ne sont pas aussi faciles à éliminer. S’il y a une chose que j’éviterai toujours, c’est de finir mes jours en prison… en compagnie de la racaille qui n’a aucun sens de l’assassinat et qui le pratique pourtant aussi bien que j’y pense… quelquefois avec une telle intensité que je me shoote jusqu’à avoir mal ! Mais je n’avais rien sur moi et le corps d’Alice ne me tentait pas comme s’y prend le diable qui me donne le jour en attendant que la mort ne s’en amuse plus.
La nuit tomba. Et aussitôt la lune se leva, illuminant un vaste réseau de branches où des merles amoureux criaient ou appelaient dans un concert de becs plus sinistre qu’un vol de corbeaux. L’eau, tranquille comme la mer de mes nuits d’enfant, miroitait de nuages maintenant bleus et lisses. La lune y traçait une voie lactée piquée d’ondes nerveuses qui finissaient leur course dans l’ombre. Pas un bruit de moteur ou de rame. Pas un avion clignotant comme les étoiles qui elles aussi avaient disparu. L’air était tiède, traversé de temps en temps par un insecte solitaire. Je me souviens (maintenant que je ne suis plus maître de ma porte ni de ma fenêtre) d’avoir éprouvé les prémices d’une terreur toujours imagée par un poêle à charbon dont la fonte scintille dans le rouge. La main d’Alice secouait la surface de l’eau sous la poupe, bras blanc plongeant dans le noir et coupé nettement au-dessus du coude, le sein en silhouette, dur et pointu. Ses cheveux se perdaient dans la même ombre. Elle devait tendre l’oreille comme un animal qui sait qu’il n’est pas seul et que tout peut arriver. De temps en temps, son autre main relevait cette chevelure qui retombait sur l’épaule et reprenait sa position initiale, traversée de lueurs dansantes, le vent léger et tiède me communiquant ses odeurs de fruits et d’épices. Nous ne dormirions pas.
Ma montre ayant pris l’eau, le temps s’était arrêté. La nuit progressait-elle comme rampe l’éclaireur en terrain ennemi ? Soudain la chevelure s’ébouriffa. Le visage, masque noir sans regard, était tourné vers moi. La main qui jouait avec l’eau remonta brusquement et se posa, sans doute crispée, sur le plat-bord. J’entendis en même temps la rame qui godillait entre les herbes. Un vol de papillons de nuit répandit son odeur feutrée. Je me retournai : un type sans visage nous regardait. Sa lampe torche clignota plusieurs fois avant de s’allumer. Le faisceau de lumière se posa sur Alice. En même temps, la voix de l’homme s’imposa au silence :
« Mais qu’est-ce qu’on a là si c’est pas un joli petit garçon qui a l’air d’une fille ! »
La lumière explorait le corps, revenant aux cuisses pliées sur la banquette, puis de nouveau détaillant la peau et irisant la chevelure que la lune entourait d’un halo plus pâle, moins intense. J’étais paralysé dans la même position, mais à la proue, tenant le cordage rompu dans un poing qui n’avait jamais servi à me défendre. L’homme se voulait agressif, d’emblée. Il devait nous observer depuis un bon moment. Sa barque avait glissé sur l’eau comme celle d’un pêcheur de nuit au lamparo. Il connaissait les lieux et en avait évité tous les obstacles, ceux qui avaient déchiré la coque de notre barque et nous avaient interdit la navigation, nous condamnant à la dérive jusqu’à que l’eau cesse de tournoyer par grandes masses lentes et têtues. Qui était-il ? Quelqu’un du coin, que je pouvais connaître et reconnaître s’il commettait l’erreur de montrer son visage ? Mais il avait prémédité son acte, car il s’agissait bien pour lui d’agir. La torche s’éteignit et sa barque nous accosta. Je vis ses bottes de caoutchouc passer par-dessus le plat-bord et pénétrer tout aussi sûrement dans l’eau qui s’infiltrait sous nos pieds. Il se tint debout, droit et imposant, le vent sembla se lever pour secouer son imperméable. Il (l’homme) se plia pour nouer un filin puis il se redressa et ralluma sa lampe. Cette fois, il m’éclaira en plein visage. Je fermai les yeux, grimaçant de toutes mes dents, les mains étreignant les plats-bords, sentant le vent sur la peau nue de mon dos, comme si quelqu’un me caressait dans l’attente qu’il m’arrive quelque chose de tragique. La lampe s’éteignit de nouveau. M’avait-il reconnu ? Il dit :
« Tu te tiens tranquille et il ne t’arrivera rien… » et il me tourna le dos.
J’entendis les gémissements d’Alice, mais c’était plutôt un avertissement de chat qui ne voit pas d’autre issue que le combat. L’homme n’en savait rien. Il se préparait à la jouissance, il était loin de s’imaginer qu’un chat peut vaincre un homme, surtout à la faveur de la nuit. J’aurais pu moi aussi me mettre en position d’agir. Deux chats contre ce genre de chien ont toutes les chances de le mettre en fuite et de s’en féliciter. Mais j’étais sujet à des catalepsies d’origine mal identifiée. La peur pouvait en être le moteur, mais aussi bien la perspective du plaisir ou l’attente causée par la promesse d’un spectacle ou d’un nouvel outil de travail. Nous avions, depuis des années, exploré tout le champ des possibilités. Sans parvenir à en éclairer l’étendue ni les contenus déclencheurs de crises toutes plus douloureuses et stigmatisantes que les précédentes. J’entendais le râle et l’homme grognait, sans avoir allumé sa torche, mais il devait déjà être en train de caresser, ne sachant pas qu’il s’aventurait en terrain critique, qu’il avait affaire à un petit animal savant en la matière, qui connaissait les pratiques adaptées à ce type de situation, que ce n’était pas un simple exercice auquel j’étais invité à participer en tant que spectateur à la seule lumière de la lune. L’homme grognait et son imperméable, vu de dos (mais de face il aurait eu exactement le même aspect) se gonflait, il lui poussait des excroissances aussi éphémères que les idées qui devaient troubler son esprit. J’entendis :
« Toi tu bouges pas et tu fermes ta gueule ! » comme si j’avais commencé à prendre la fuite et que cet effort m’avait coûté un ânonnement ou une plainte plus lamentable encore, car l’homme n’avait pas imaginé une seule seconde, m’ayant reconnu, que je pouvais l’attaquer dans le dos, avec par exemple ce cordage qui me nouait les mains à force de manipulation nerveuse et sans projet. Le feulement se précisait, non pas qu’il gagnât en intensité, mais il était maintenant clair que c’en était un et que l’hermaphrodite n’avait pas l’intention de se laisser faire, ce que l’homme était en train d’apprécier car il dit :
« J’aime ça, mon petit homme ! Sors tes griffes ! » et en même temps il se plaignit, gémissement traversant les dents, la langue gonflée sous le palais et cette tension descendant par saccades tandis qu’il tentait de desserrer les mâchoires. La barque tanguait et cognait l’autre barque, l’eau clapotant contre leurs flancs et autour de nos pieds bien ancrés au fond. Les merles avaient cessé de jacasser amour. Les branches qu’ils peuplaient étaient réduites à l’immobilité. La lumière même de la lune me parut attendre. L’homme dit :
« Me dis pas que tu sais pas de quoi il est question, petit ! Je t’ai déjà vu à l’œuvre. » Et le feulement était maintenant soumis à des variations d’intensité qui en disaient long sur la respiration de l’animal en cours de métamorphose. Il n’y a rien de plus fantastique que ces attentes. Rien d’autre ne peut arriver, mais le temps n’est pas compté et la paralysie trouve enfin la douleur où elle s’est toujours réfugiée en cas de danger. Priape avait beau me réduire à l’impotence, je ne m’en préparais pas moins à jouir de la situation. Si cet homme se convainquait, je ne savais par quels moyens, que l’obscurité suffisait à préserver son anonymat, tout ceci finirait par occuper sa place dans la mémoire, en admettant que la peur ainsi organisée ne prenne pas le pas sur la raison. J’y pensais. Je pensais à la mort, à ses armes possibles, mains ou objet contendant, la noyade, la tête dans l’étau des mains qui achèvent le crime dans cette sorte de perfection. Une fois son méfait accompli, je parlerais à l’homme pour le convaincre de mon innocuité, et si sa victime n’était pas morte, j’en garantirais le silence, mais comment ? J’avais l’impression d’attendre dans un tribunal, celui présidé par l’assassin lui-même. J’avais tellement envie de survivre à cette mascarade de procès ! Il dit :
« Mais c’est que ça bande dur à cet âge ! Ça s’rait-y capable de m’enculer, la gamine ! » et ces paroles s’achevèrent en un long râle que je ne pouvais pas confondre avec le feulement de l’animal en position de défense. L’ombre de l’homme se pencha et un bras puissant en sortit, la main cherchant un appui, la barque prit de la gite, moi-même je fus projeté sur le côté, tenant au cordage comme à une bouée. Puis l’homme se plia, rapetissa et Alice se profila à la proue, dressée sur des jambes arquées, les bras en éventail, les cheveux embroussaillés comme si elle venait d’essuyer une tempête, frêle esquif comme on dit dans les romans, mais sorti vainqueur de la confrontation malgré son infériorité. L’homme se coucha dans le fond de la barque, gémissant comme s’il évacuait le plaisir même, mais ce qui se dressait dans l’ouverture de son imperméable n’avait rien à voir avec la turgescence attendue : il étreignait la dureté d’un acier qui servait de bitte d’amarrage à planter sur la rive quand le besoin s’en faisait sentir, ce qui arrivait quand le coin promettait une pêche miraculeuse. À la proue, Alice reprenait sa position en fœtus, feulant encore mais cette fois de satisfaction. J’ai su alors qu’elle avait déjà tué et qu’elle savait depuis longtemps comment en jouir sans rien perdre de la situation. L’homme râlait comme un ballon qui se dégonfle. Je pouvais voir son visage, mais je ne le reconnaissais pas. Qu’avait-il craint de moi ? Ou que m’étais-je imaginé à son sujet ? Je fouillai ses poches, non pas à la recherche d’éventuelles pièces d’identité ni de quoi rembourser les billets, mais trouvant la lampe torche que l’eau menaçait de court-circuiter. Elle s’alluma à la première sollicitation. Et, par hasard, la lumière éclaira le visage d’Alice. J’ai craint, l’espace d’une seconde (admettons), de rencontrer celui d’un monstre extrait de la légende, mais elle souriait sans pouvoir empêcher ses lèvres de trembler. Puis je dirigeai le faisceau sur la bitte qui se dressait sur le ventre de l’homme. Il l’étreignait encore, mais avait renoncé à la retirer. Le sang coulait lentement, dégoulinant dans les plis d’une chemise qui trempait sous lui. Il était agité de convulsions, mais par intervalle de plus en plus long, comme si la mort lui donnait le temps de réfléchir à ce qu’il avait projeté de mal et de coupable. Le visage, une fois éclairé, ne ressemblait à rien que je puisse oublier. Cet homme était pour moi un inconnu et je répondis à Alice, qui me le demandait, que c’était la première fois que je voyais un cadavre d’aussi près, la télévision ayant toujours interposé son écran entre mon intelligence du monde et la réalité qu’il donne en pâture à ses consommateurs pressés d’en finir avec les harcèlements du désir ainsi provisoirement tranquillisé.
« Quelle merde ! dit-elle comme si elle s’adressait à son confesseur. Je ne me vois pas en train d’expliquer ça… Foutons-le à l’eau. Ils trouveront bien le comment… Et tant pis pour le pourquoi ! »
Elle ne semblait affectée que par la perspective de cette audition. L’homme n’était pas encore mort. Et rien ne disait qu’il allait mourir. Il survivrait peut-être. Je n’en savais rien : je n’y connais rien en blessure abdominale ! Ça saignait, mais pas tant que ça. L’homme était sonné, ça oui ! Il avait plutôt l’air de se laisser envahir par la peur. Comme il ne se plaignait pas, la bouche ouverte et la langue dehors, il était impossible de savoir s’il souffrait. Alice empoigna la bitte et la secoua dans la plaie. Cette fois, l’homme se contracta et sa main lutta contre le mouvement qu’Alice impliquait à l’acier. Il luttait ! Quel spectacle ! J’avais envie de jouer moi aussi, je l’avoue ! Mais la torche s’éteignit et nous fûmes de nouveau soumis à l’obscurité. D’ailleurs la lune s’était cachée derrière les entrelacements serrés d’un bois. J’actionnai vainement l’interrupteur de la torche puis je la jetai par-dessus bord. Je voyais les deux corps, noirs et informes, lutter dans le fond de la barque, à moitié immergés dans l’eau qui clapotait. Les merles reprirent leur concert amoureux.
Lutte sans paroles. Leurs grognements (l’un commençait à salement souffrir de ses entrailles blessées, l’autre prenait plaisir à ouvrir la plaie) s’apaisaient. La lune déclinait. Je pouvais maintenant distinguer l’orée des bois de l’horizon montagneux. La brume se levait lentement, s’effilochait, ses fragments fuyant à la surface de l’eau dormante, si calme. Puis Alice se releva, tenant la bitte comme un trophée au-dessus d’elle. Elle la jeta après s’être arcboutée, une main prenant appui sur le plat-bord, la jambe pliée prise d’un tremblement d’athlète au bout du rouleau. Et l’autre, gémissant à peine, tentait au moins de s’asseoir, les mains étreignant les taquets mais ne parvenant pas à une oblique telle qu’il aurait pu jeter un œil sur l’étendue que la rivière couvrait sans donner aucun signe de décrue. J’ai eu la tentation de soutenir sa tête pour l’aider à mourir avec autre chose qu’un fond de barque comme dernier paysage, mais j’étais encore paralysé, incapable de penser plus loin que la seconde que j’avais à vivre avant de me donner à d’autres hasards plus redoutables. La bitte provoqua une gerbe un instant irisée par la lumière de la lune, mais sans bruit susceptible d’effrayer les oiseaux des arbres. Il n’y eut aucun envol dans ce ciel sinistre. Tout était figé et l’homme devait s’en rendre compte plus que moi-même parce qu’il était à l’article de la mort. Sa main fouillait l’eau crasseuse qui montait dans la barque, comme s’il était à la recherche des causes de la mouille. Des objets flottaient autour de lui. Il les repoussait en renaudant. Alice était assise sur la banquette. Elle attendait cette mort ou elle s’en moquait, je ne la connaissais pas au point de savoir ce qu’elle ressentait à la seule vision de son masque d’obscurité. La nuit semblait interminable. Aucun de nous n’était en état d’initier au moins une conversation de principe. L’homme réussit cependant à caler son dos contre la coque, sa tête ne parvenant pas toutefois à sortir de l’ombre qui la condamnait à ne voir que des silhouettes immobiles.
« Vous ne pouvez pas laisser faire ça, monsieur Tulipe… dit-il enfin.
— Vous me connaissez ? Je ne vous connais pas, moi…
— Ne l’écoutez pas, dit Alice sans modifier sa position.
— J’ai tellement servi… ! dit l’homme. Les Vermort, les Surgères, les Tulipe…
— Nous sommes une race de domestiques ! m’écriai-je soudain. Nous n’avons jamais été servis.
— Je suis le garde-chasse…
— Mellors ? Connais pas. Nous n’avons rien vécu d’aussi romanesque. Je m’en souviendrai… Je regrette de ne pas pouvoir vous aider… La nuit…
— Ne l’écoutez pas, répéta Alice. Il veut survivre lui aussi. Je ne confierai pas ma queue à cette bouche de vipère ! Je le connais.
— Vous le connaissez… ? Je croyais que vous étiez étrangère au pays…
— Étrangère mais pas sans rapport. Empêchez-le de parler !
— Vous ne pouvez pas ne pas vous souvenir de moi, gémit le type qui gargouillait comme s’il parlait dans l’eau.
— Je ne me souviens d’aucun Mellors.
— Je ne suis pas un… ce que vous dites ! Souvenez-vous… Vous suffoquiez… J’ai ouvert la fenêtre. J’ai coupé le gaz. Ils ont pensé que c’était un accident, mais moi je savais qu’un robinet, ça ne s’ouvre pas tout seul. C’était moi…
— Ça alors ! » fit Alice.
Elle attendait d’autres détails pour commencer à imaginer les péripéties que j’avais partagées avec cet homme. Elle avait renoncé au fœtus et se tenait maintenant face à moi, toujours assise sur la banquette, les bras de chaque côté comme si elle s’y accrochait pour ne pas se laisser emporter par le vent. Mais je me tus. Je savais exactement de quoi parlait cet homme. Une confession de mourant, c’était la dernière chose qui pouvait m’arriver à moi aussi ! Il avait envie d’un peu de tabac.
« Donnez-lui ce qu’il réclame ! m’écriai-je.
— Du tabac mouillé, j’en ai ! dit l’homme. Je ne veux pas mourir sans… Dieu m’a mis sur votre route… Il veut que je me confesse avant de… On ne sait jamais avec lui… »
Il se mit à rire. Je ne voyais que le dessus de sa tête. Je ne pouvais pas voir ses yeux. Je n’en avais aucune envie. S’il mourait maintenant, Alice me harcèlerait pour que j’en finisse avec cette histoire. Il faudrait attendre la fin de la nuit pour en connaître la substance. Mais l’homme vivait encore et elle pouvait lui poser toutes les questions que sa curiosité lui conseillait. Voilà deux personnages à éliminer ! Mais pas sans préméditation… Et avec quels moyens… ?
« Ça s’est passé quand ? demanda-t-elle.
— C’était un enfant…
— Fermez-la !
— J’étais loin de penser que j’allais tomber sur vous, monsieur Tulipe… À l’époque, on pouvait encore vous appeler Freddy… parce que vous étiez un enfant et que nous…
— Les domestiques ? dit Alice.
— Mon père était garde-chasse. Monsieur Tulipe… Je veux dire Alfred… ne l’a pas connu. Il était comme moi…
— Comment était-il… ?
— Il aimait les gosses quoi !
— Je vois… On comprend mieux vos mauvaises fréquentations… Pedro Phile, par exemple…
— Dites-lui de la fermer !
— Non, monsieur Tulipe… Faut que je libère ma conscience… ce truc qu’on enferme tôt ou tard…
— Parlez pour vous, mon vieux…
— Vous m’avez salement amoché… Je vais crever… Je me serais pas imaginé de crever des mains d’un… d’une… On allait voir votre spectacle à Paris…
— Qui ça « on » ?
— Les potes… Des comme moi…
— Qu’est-ce que vous lui avez fait… ? Une fois la fenêtre ouverte et le robinet coupé… ? Il avait quel âge… ?
— Pas plus de dix, je crois…
— Pourquoi êtes-vous entré dans la chambre ?
— J’en avais envie… Des mois que j’en avais envie… J’aime les garçons qui ressemblent à des filles… Comme vous… Mais il était une petite fille…
— Une petite fille ! Lui ?
— Fermez-la ! Vous ne savez pas ce que vous dites. Vous êtes en train de fantasmer. C’est elle qui vous a tué, pas moi ! Foutez-moi la paix et fermez-la !
— Laissez-le parler ! Il a une conscience, ce salaud. Et il n’en aura plus avant la fin de la nuit.
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Je peux vous raconter ça mieux que lui. Son récit est pornographique. Et de la pire espèce ! Le mien est un témoignage… Je n’ai jamais rien écrit là-dessus… mais je peux en parler… si vous voulez.
— Il paraît que ces sortes de conversations, quand un groupe d’êtres humains se forme dans la tragédie, sont oubliées aussitôt que le jour se lève…
— Je veux parler ! Je sais bien ce qu’il a à en dire ! Mais il ne sait pas ce que j’ai vécu…
— Vous voulez vous venger de quoi, vieux salaud ?
— Sans cette histoire, je ne serai pas ce que je suis… Ça a commencé comme ça… Je ne sais pas trop comment… Mais quand je suis entré dans la chambre, ça empestait le gaz et j’ai eu une sacrée trouille de sauter avec ! J’ai ouvert la fenêtre pour m’épargner cette mort ! Pas pour le sauver… Et j’ai fermé le robinet… C’était une jolie petite fille… dans sa chemise de nuit façon Barbie…
— Taisez-vous ! Ça n’est jamais arrivé…
— Vous voulez dire que…
— C’était un accident…
— Il n’y a pas eu d’enquête ! Et vous n’avez rien dit !
— Ses parents n’ont jamais su que… Oh ! C’est horrible ! Expliquez-moi ça, Alfred… Le plaisir… ?
— Vous feriez mieux de la fermer tous les deux. Vous êtes des pervers, l’un comme l’autre. Je … Je n’étais qu’un enfant… Et je jouais comme un garçon !
— Vous tripotiez les filles ? Pourtant, cette nuit-là… Pas un cri… Et rien le lendemain…
— Mon père avait vérifié les conduites de gaz dans toute la maison. Nous ne nous sommes pas recouchés. Je me suis endormi dans l’après-midi… J’avais tout oublié au réveil…
— Je vois, dit Alice. Vous n’avez jamais rien publié parce que c’était la seule chose que vous aviez à dire. Et vous ne vouliez pas la dire. Il a fallu que ce salaud s’amène pour me… Jamais je ne confierai ma queue à cette bouche de…
— Vous l’avez déjà dit ! Laissez-moi continuer ! Je dois soulager ma…
— Parce que les types de votre espèce ont une conscience !
— Et les types dans votre genre, ma poule, ils en ont une ou ça fait partie du spectacle ?
— Dis donc ! Il a de l’humour, le mourant ! Continue ! Moi, en tout cas, je t’écoute…
— On ferait mieux de penser à sortir de là… dis-je tandis que la nuit me disait exactement le contraire.
— Il vous a violé alors que vous n’étiez qu’un petit garçon ! Laissez-le parler puisque vous êtes incapable d’en écrire quelque chose de publiable…
— Qui vous dit que je l’ai violé ? Est-ce que je vous viole quand je vais voir vos exhibitions hors de prix ?
— Vous voulez dire que…
— Pas un cri ! Et quand ils sont arrivés pour constater que je lui avais sauvé la vie, rien sur ce qui s’était passé entretemps. Comme je vous le dis ! Je savais même pas qu’il écrivait…
— Salaud ! Et conard ! Si tu n’avais pas tenté de me violer, tu ne serais pas à l’article de la mort maintenant…
— Je suis pas encore mort ! Mais je veux soulager ma…
— Si tu en as une ! Tu n’es qu’un paillasse au service de la littérature ! Tu n’es pas le personnage principal de cette vieille histoire qu’Alfred Tulipe adulte ne veut pas publier ni peut-être même écrire… C’est lui le héros… ou l’héroïne… comme tu veux, lecteur…
— Vous feriez bien de la fermer vous aussi, Alice. Vous allez crever de froid avant la fin de la nuit.
— Et comment vous allez crever, vous, Alfred Tulipe… ?
— Julien Magloire…
— Vous avez une autre bitte du même genre à bord… ? Je vais l’achever, celui-là !
— Vous ne voulez plus savoir… ?
— Non… Pas de sa bouche… C’est vous qui allez tout me dire. Nous avons toute la nuit. Le gaz… ce rapport sexuel alors que vous veniez de tenter de vous suicider… à cet âge ! Vous qui n’aviez jamais eu de rapports sexuels…
— Vous écrivez vous aussi ? Mais vous manquez de sujets…
— Ôtez-lui ses vêtements ! Je ne veux pas crever de froid sans vous avoir arraché les vers du nez, Alfred ! Déshabillez-le et donnez-moi ses frusques ! Je vais les enfiler avec toute la joie nécessaire à ma survie ! Même si son odeur est susceptible d’exercer sa mauvaise influence sur le récit que vous allez me faire, Freddy ! Vite ! La veste et le pantalon ! Ça me suffira ! Il est presque mort. Je vais l’achever avant si ce qui lui reste de vie vous empêche de le déshabiller !
— Déshabillez-le vous-même ! Je n’ai jamais tué, moi !
— Vous ne l’avez donc jamais haï… ? Voilà pourquoi vous ne pouvez pas envisager d’écrire autre chose… Mais vous ne pouvez pas laisser pareille trace dans votre sillage d’écrivain…
— Qu’est-ce qu’il est venu foutre ici… à part se servir de vous comme d’une… ?
— Je pensais pas finir comme ça, monsieur Tulipe… Je regrette que ça arrive… enfin. Mais je veux pas mourir nu. Empêchez-la !
— Je ne suis pas de force, mon ami…
— Votre ami… ? C’est donc ça ! Déshabillez-le ! Je vais chercher de quoi l’achever…
— Ne la laissez pas faire ! Par pitié !
— Mais c’est ce qu’il éprouve pour toi, salaud ! Et ça l’empêche ! Pauvre Encolpe ! »
Voilà où on en était quand le souffle de l’explosion a projeté sur nous vagues et branchages. Je me suis accroché aux mains de ce type. Il les tendait comme si nous étions en train de couler. J’ai perdu Alice de vue, mais sans inquiétude, simplement abasourdi par les forces auxquelles nous étions soumis pour toute conclusion d’une conversation qui avait un sens. Puis la barque s’est mise à danser sur les flots agités de figures toutes plus incohérentes les unes que les autres. Le ciel s’était embrasé, rouge et jaune, mais sans durer plus longtemps que celui nécessaire à une sorte d’émerveillement incrédule et à peine sujet à cette anxiété qui naît comme chez les enfants, dans un cri. C’était celui d’Alice qui était déjà à l’œuvre, ayant retourné sa victime sur le ventre pour lui arracher sa grosse veste de paysan, le retournant encore alors qu’il étreignait mes mains comme s’il les avait capturées alors qu’elles cherchaient un appui et débouclant la ceinture puis tirant dessus en ânonnant. Je la vis enfiler la veste, mais le pantalon avait résisté ou bien le type avait-il lâché mes mains pour empêcher son ennemie de le lui retirer et elle le frappait au visage avec la ceinture, je voyais les dents du type sans entendre le cri car Alice criait plus fort que lui, rageuse et maintenant impuissante, les jambes sortant du bas de la veste comme deux racines d’un arbre qui luttait contre le vent et les éléments. Le roulis augmentait dangereusement. Nous étions amarrés au tronc d’un arbre non identifié, qui pouvait être un frêle noisetier ou un jeune chêne. Et la barque menaçait de se fracasser, les herbes surgissant de l’eau en furie et les oiseaux tournoyant sans s’éloigner de leurs refuges. Puis la lueur s’atténua, aussi lentement sans doute que je retrouvai un appui, constatant avec effroi que la barque embarquait assez d’eau et de corps étrangers pour que la perspective d’un naufrage fût désormais le seul sujet de conversation, s’il y en avait une. Ils avaient cessé de crier. Le type s’accrochait à son pantalon et Alice avait reculé pour qu’il ne lui arrache pas la veste tant convoitée. La ceinture cingla encore, puis Alice se calma et reprit sa position assise sur la banquette. Le feu illuminait les bois en un point précis, comme si la foudre était tombée. Il allait se remettre à pleuvoir et la menace du feu nous réduisait au silence, comme si nous avions maintenant besoin de penser à ce qui nous arrivait. La lumière ambiante avait quelque peu augmenté. On voyait bien que l’eau avait rougi dans la barque. Le type écarquillait ses gros yeux en le constatant avec nous. Il fallait pomper cette eau, d’une manière ou d’une autre, mais l’explosion avait vidé la barque d’à-peu près tout son contenu. Mon précieux équipement était perdu. Heureusement, le cordage qui nous retenait à l’arbre n’avait pas cassé. L’eau était agitée mais d’aucun courant. Alice commença à jeter l’eau par-dessus bord avec ses seules mains. Il était évident que nous allions couler. La barque du type s’était suffisamment éloignée pour ne rien inspirer de salvateur. Je voyais son aviron flotter entre les souches. Il ne restait plus qu’à le balancer (le type) pour nous donner une chance de rester à flot. Il n’avait pas l’intention de se laisser faire et nous traita de tous les noms. Nous n’étions pas de force, Alice et moi. Elle avait renoncé au pantalon et le type, torse presque nu car dans sa lutte avec l’hermaphrodite sa chemise s’était déchirée, grelottait sans pouvoir fermer la bouche, ses mâchoires produisant un sinistre martèlement qui en disait long sur sa capacité à endurer les assauts de la mort. Nous n’étions plus aussi sûrs de cette mort, Alice et moi, et l’homme voulait s’en réjouir alors que son visage se transformait en grimace de cadavre qu’on a ouvert pour achever son agonie. Au loin, le feu gagnait du terrain. Nous guettions le ciel qui clignotait entre les nuages. L’homme avait déjà assisté à ce spectacle au cours d’une partie de pêche qui s’était terminée avec un cadavre sur les bras, un cadavre d’homme mais aussi celui d’un chien qui lui ressemblait. L’homme hocha presque violemment sa tête ébouriffée. Il s’en souvenait « comme si c’était hier ».
« On a beau y voyager maintenant comme si c’était naturel de s’élever au-dessus de la terre et des autres, ça reste un mystère… Et j’ai peur que les livres en sachent plus que je ne l’ai cru toute ma vie ! Comme si j’y étais pour quelque chose ! Bon Dieu ! Qu’on condamne ceux qui sont responsables de ce que je suis physiquement et dans la tête !
— Tu n’as pas de chance, salaud… Ni lui ni moi ne savons prier… Mais si je t’entends encore raconter de pareilles conneries, je t’écrase le museau…
— Avec quoi, conasse ? Avec tes petits poings de fillette ?
— Non… J’ai trouvé ça en plongeant mes mains dans cette eau.
— Je ne savais pas que j’avais embarqué un marteau… couinai-je tandis qu’elle secouait le marteau dans l’air criblé de gouttes d’une pluie encore imprécise.
— Faudra m’empêcher de t’étrangler, dit l’homme dont le visage avait disparu dans l’ombre. Ah ça me ferait chier de te transformer en cadavre, ma chérie ! Mais comment donc qu’ils ont fait pour que tu deviennes une fille aussi parfaite… ?
— Ferme-la ! Et vous, l’écrivain qui ne publie pas, aidez-moi à évacuer cette maudite flotte qui va finir par nous engloutir… Je ne veux pas finir comme ça… Puis remonter à la surface… flotter comme un morceau de bois… à la dérive… (l’homme riait)
— Si vous lâchiez ce marteau, Alice… ? On n’a pas trop de quatre mains.
— Je peux m’y mettre moi aussi ! dit l’homme qui se mit à barboter comme un gosse.
— C’est ça, fit Alice qui cherchait un endroit pour y coincer le marteau. Active l’hémorragie.
— Merci du conseil ! » beugla l’homme.
Et il s’immobilisa, s’employant maintenant à nouer sa chemise sous la masse sombre qui devait être la plaie. Nous entendîmes en même temps (me semble-t-il maintenant que j’y pense) le bruit caractéristique de deux rames plongeant dans l’eau puis y trouvant toute la force nécessaire pour faire avancer la barque. On ne la voyait pas, mais elle venait vers nous. Nous avions cessé toute activité, tenant le silence comme à bout de bras, à peine haletant. L’homme aurait pu crier, mais il se méfiait. Il connaissait ses semblables, ces voyageurs qui ne vont jamais très loin, tournant en rond à la recherche du plaisir ou de quoi vivoter encore un peu, n’ayant aucune idée de ce qu’on peut ressentir au fond de soi quand on revient des antipodes de ce petit monde qui n’en est pas un. Voilà ce qu’il pensait en ce moment, prêt à tuer et à voler si les choses tournaient en sa faveur, sinon il conseillait le silence et la discrétion la plus totale, comme une bête à l’affût qui se mord la langue pour ne pas crier sa déception. Son visage grotesque avait retrouvé assez de lumière pour que je le considère aussi comique que celui d’un gugusse. Je riais en silence, oubliant qu’on venait dans mon dos. J’entendis seulement la voix d’Alice qui renouait avec son enfance perverse :
« Mais c’est Julien ! Il nous a retrouvés ! Ého ! Julien ! Par ici ! On a bien cru que… »
Sa voix se perdit dans un effroyable battement d’ailes. Je vis ces oiseaux monter dans le ciel, tournoyant comme si leur force ascendante résidait dans ce mouvement particulièrement étourdissant. J’étais sur le point de perdre connaissance alors que je n’avais aucune idée de ce qui se passait. Alice m’enjamba et se dressa à la proue. Plié comme une bête morte dans la gibecière, l’homme tentait d’apprécier la situation, tournant de l’œil lui aussi. La barque nous accosta en douceur, Alice s’activant à la manœuvre comme si elle avait fait ça toute sa vie. Ainsi, c’était Julien… Julien Magloire… Le beau-fils des Surgères. Le veinard qui avait couché avec Hélène. Il lui avait même fait un enfant, un affreux nain qui effrayait les oiseaux et les gens. Mais sans jamais aller plus loin que la clôture de pierre dont la ruine séparait le « château » du reste de l’humanité ici réduite à une histoire locale aussi sèche que la momie qui lui ressemble. Julien éleva son bras mécanique, sans doute pour le spectacle des reflets que le feu lui concédait. Nul doute dans mon esprit qu’il en était l’auteur, mais le moment était mal choisi pour expliquer au type à l’agonie pourquoi je le haïssais et comment je ne faisais rien pour satisfaire ma haine. Julien était debout dans sa barque. Les avirons aux taquets. Tendant un bout à Alice qui le fixa à la proue de notre embarcation incertaine.
« Nous sommes sauvés ! répétait-elle.
— Je ne suis pas mort, fit l’homme qui se voyait déjà sur le banc de la partie civile.
— Le pavillon de chasse a sauté, » dit Julien qui retira la veste des épaules d’Alice (apparition) pour y ajuster la sienne.
Il n’avait pas souffert de la pluie et n’avait pas eu à nager pour sauver sa peau. Sa barque était plus grande que la nôtre. On s’y tiendrait à l’aise. Avec deux avirons, et si on savait où il était possible d’aller « sans se refoutre dans le pétrin », on aurait vite fait de retrouver la terre ferme. Avant la nuit, promettait une Alice toute joyeuse de frotter sa peau nue dans les boucles de la doublure de la veste de chasse que Julien lui avait abandonnée en digne chevalier servant. Puis il vit l’homme qui gisait dans le fond de notre barque. Il le reconnut et ne s’étonna pas de le voir saigner. Alice lui expliqua la situation. Au fur et à mesure qu’elle avançait dans son récit pas toujours conforme à la réalité des faits, le visage de Julien se renfrognait. Je me tus pendant tout ce temps et l’homme, qui se sentait condamné au silence comme si ce n’était pas encore son tour d’exposer faits et allégations contradictoires, ne trouvait pas la force ni de fermer sa gueule tuméfiée ni d’empêcher les mâchoires de claquer comme en hiver. Il était condamné et il le savait. Ce tribunal n’avait pour seule vocation que d’achever le travail mal fait. J’en étais épouvanté.
« Est-ce qu’on sait au moins où on est ? demandai-je comme si j’avais un rôle à jouer dans cet exercice nocturne. Le pavillon étant de ce côté (il flambait encore), nous ne sommes pas loin de Surgères et donc… Castelpu se trouve de ce côté-là…
— Vous n’avez pas l’air de mesurer l’ampleur de la catastrophe, » dit Julien.
Il avait eu le temps, ou la présence d’esprit, d’emporter une radio miniature de l’ancien temps. Sa petite loupiote était rouge, signe qu’elle diffusait les dernières nouvelles. Je vis qu’un fil la reliait à l’oreille de Julien. Il la portait dans la poche de sa chemise et la petite lumière rouge créait une transparence. Il agissait sur le bouton à travers le tissu ainsi illuminé. L’homme était aussi sidéré que moi. Une pareille assurance n’appartient qu’à l’assassin. L’homme le savait. Alice le savait. J’étais en compagnie de trois assassins. Ou en tout cas de personnages aussi louches que me le conseillait mon imagination. Celle-ci ne voyait pas comment échapper à la perspective de deux cadavres, ceux des deux témoins gênants : l’homme qui ne voulait pas mourir et y réussissait très bien et moi qui ne disait pas non à la mort mais à la condition de me la donner, ce que j’avais toujours manqué, comme l’avait succinctement évoqué cet homme. Alice en savait maintenant trop. Elle voulait sans doute garder tout ça pour elle. Ou le partager avec Julien Magloire qui cultivait en son sein des ambitions d’écrivain. « Écrivez pour empêcher les autres d’écrire… »
« Le mieux est de rester là, conseillai-je comme si je prétendais occuper une place dans cette comédie d’un autre temps.
— On a ce qu’il faut pour aller où on veut ! dit Alice décidée à me contredire de toute façon.
— Ouais ! » lança l’homme qui n’avait pas compris qu’en voulant me sauver je le tirais aussi d’un pétrin autrement sans issue.
Alice retrouva le marteau et l’exhiba sous le nez de Julien. Il comprit, mais apparemment son esprit était ailleurs. Il éludait le sujet du pavillon dont l’incendie ne semblait pas maîtrisé ni en voie d’extinction. Son visage clignotait. Alice, toute pelotonnée dans son mouton retourné, avait mis les pieds dans la barque de Julien et elle en explorait les teneurs avec une agitation contenue, animale en quête des outils nécessaires à la résolution du problème qui lui est posé par deux intrus qui ne lui serviraient à rien de toute façon, même, veux-je dire, s’ils tenaient leur langue au procès. Julien lubrifia son bras sans même nous regarder. Ni l’homme ni moi n’avions changé de position depuis qu’il était arrivé. Il actionnait une poire qui giclait en couinant et pliait ses articulations en tendant l’oreille, l’autre étant occupée à écouter les dernières nouvelles de la crue catastrophique qui était en train de détruire les structures municipales et privées de toute une région habitée par des animaux de mon espèce et surtout de celle que reproduisait avec fidélité la catégorie d’homme que personnifiait encore celui qui agonisait à mes pieds.
« Je n’ai jamais tué personne, dit Julien alors que personne ne lui demandait où il en était du côté de l’amour et de la compassion.
— Je sais, dit Alice, et tu ne sais pas nager…
— Ah bon ? » fit l’homme qui retrouvait les moyens d’exister avec une facilité qui me déconcertait.
On était deux contre deux : un cadavre, ou presque, même s’il tenait encore à la vie, et le petit homme savant et angoissé que j’étais aux yeux de tous. On ne faisait pas le poids. Et nous n’avions aucun moyen de négocier. Mais Julien accepterait-il de sauver Alice en lui épargnant un procès pour homicide ou tentative de maquiller un véritable assassinat en meurtre avec l’excuse de légitime défense ? J’avais envie de le supplier, mais qu’avait-il à dire de l’explosion du pavillon de chasse des Surgères ? Il en revenait seul. Il n’avait sauvé personne de cette catastrophe dans la catastrophe. C’est alors qu’Alice posa le pied sur quelque chose qui commençait, selon ses propres paroles, « à durcir ». Il est vrai que je n’avais pas écouté leur dialogue, celui qui précédait sa découverte. L’homme, lui, aussi dressé qu’il le pouvait sur son cul, étirait son cou de courlis pour observer et entendre ce que la scène avait de particulier par rapport à ce que les scènes de la vie quotidienne, même à la campagne, fût-elle noyée, sont en mesure de présenter à qui veut assister au spectacle complet. Mais le rideau était loin d’être tombé, si je puis me permettre cette métaphore. Alice souleva un pan du drap bien blanc qui recouvrait la chose qui « commençait à durcir »… Elle poussa un petit cri de pleureuse et laissa retomber le drap. Elle n’avait aucune envie de voyager avec un cadavre !
« Il faut qu’on se sorte de là de toute façon, dit Julien qui remit la burette dans son petit casier métallique.
— Tous les quatre… ? murmura l’homme qui pensait trois.
— C’était un accident, grogna Alice. Mais si tu ne la fermes pas, tu vas apprendre à nager avec le bide ouvert !
— Je sais déjà ! grogna à son tour l’homme qui se sentait à la hauteur du défi.
— Et ça… ? dit Julien. Je vais avoir du mal à expliquer…
— C’est quoi, ça… ? » dit l’homme qui retrouvait sa voix d’enfant et l’inquiétude qui va avec.
Alice ricana. Elle approcha son doux visage de celui de l’homme qui parvint à refermer sa bouche, ce qui interrompit le claquement des dents.
« Je vais finir ce que j’ai commencé… susurra-t-elle.
— Foutez le camp tous les deux ! gémit l’homme qui recommença à claquer des dents. On se débrouillera monsieur Alfred et moi !
— Et ça… ? dis-je comme si je prenais une leçon de choses au collège.
— Ça dépend ce que c’est… dit l’homme en professionnel de la difficulté d’être et de son contraire. Ça dépend comment c’est mort… Avec des trous ou pas. Ou des signes que c’est pas la mort naturelle ou accidentelle qui retient l’attention sitôt qu’on se penche dessus avec la science nécessaire…
— Tu parles comme un livre ! s’écria Alice. Tu ne sais même pas de qui il s’agit…
— Si ça pouvait être un noyé, même proche… mais comme dit monsieur…
— Monsieur ? Il ne sera plus grand-chose quand je l’aurai achevé !
— Pour l’instant, dit Julien en retirant l’écouteur de son oreille, (cliquant sur le bouton qui s’éteint) il n’y a qu’un cadavre pour nous empêcher de réfléchir sans penser à ce qui peut arriver… Mais comme dit monsieur…
— Ça en fera deux ! » cria Alice qui n’avait pas lâché le marteau contrairement à ce que j’avais vu.
Il n’était plus question de moi… Elle nous gardait, Julien et moi. Je crois que c’est ce qu’elle avait dans la tête à ce moment-là. Et le marteau heurta si violemment le crâne que le sang gicla sans laisser à l’homme le temps de s’étonner et d’en souffrir. Il bascula dans l’eau avec un bruit de sac poubelle. Julien n’avait pas tiqué. Et j’avais à peine reculé. Le marteau vola dans l’air et disparut dans la broussaille, sans plouf ni battements d’ailes. Le silence reprenait la place que ces conversations avaient rompu. Alice me regardait comme on considère quelquefois d’un œil patient ces choses qu’on aurait pu perdre en chemin et qui demeurent là où on les a laissées, à peine marquées par ce que le temps est capable de comploter à l’égard de la mémoire. Je lui appartenais désormais. J’entendis un autre plouf, mais cette fois l’eau m’éclaboussa, picotant mes yeux enclins à la cécité. Un troisième plouf me parut feutré, comme si le cadavre était déposé sur l’eau mais qu’il avait un peu échappé des mains qui le soutenaient, plouf (en veilleuse) ! Alice me tirait par la main, disant « Viens ! »
Pedro Phile tenait un établissement clandestin mais indiscret dans une rue bourgeoise de M*. Les trois étages de l’immeuble semblaient lui appartenir. En tout cas, lui seul en possédait la clé. Il y avait toujours du monde sur ce trottoir. Il est vrai que les vitrines attiraient une population soucieuse de son apparence. En collant son nez à celle de la coiffeuse, on pouvait nettement distinguer les âges et ainsi faire son choix, signalant l’objet de son désir d’un simple geste du doigt. Aussitôt, un corps à peine vêtu se levait du fauteuil ou de la banquette qu’il occupait en exhibitionniste patenté et, passant d’abord devant un miroir en pied dont il apprêtait les détails de l’allure et du style, sortait par la porte de verre adjacente à la vitrine, se retrouvant alors nez à nez avec le client qui pouvait mesurer ainsi la pertinence de son choix. Puis le couple entrait dans l’immeuble d’en face, lequel n’abritait pas de vitrine, mais une modeste porte de bois peint avec, paraissait-il, une main de bronze qu’il fallait actionner avant toute chose. L’entrée n’était autre qu’un vestibule de dimensions modestes au fond duquel montait un escalier obscur. On avait l’habitude de s’essuyer les semelles sur la première marche. Rien pour décrotter cependant, cet attirail jouxtant la porte à l’extérieur. On était censé avoir de l’éducation. Une fois passée la porte, on se glissait entre les miroirs, la main tenue par cet être qui connaissait mieux que les portes de la perception : celles du rêve que tout homme (les femmes se présentaient rarement à ce guichet spécialisé) est en droit de cultiver dans les moments secrets de son existence. Ainsi, Homère Divin entra, mais sans ses rêves, car il avait des informations à transmettre à Pedro Phile, et elles n’étaient pas folichonnes, c’était le moins qu’on pouvait dire. Pedro Phile occupait le dernier étage, le troisième si je me souviens bien. Une grille obturait l’escalier au niveau de la dernière marche. Je ne sais plus si l’on était annoncé… Je me souviendrais de ce domestique… Mais peu importe ce qui manque à ma mémoire si ce n’est pas le sujet de notre… conversation !
Homère Divin (appelons-le comme ça) avait survécu à la crue qui avait dévasté le domaine de Surgères et ses environs, y compris le quartier bas de Castelpu. La blessure que lui avait infligée Alice Qand l’invalidait à ce point qu’il penchait comme un vieillard. La couture du chirurgien qui lui avait sauvé la vie devait être quelque peu… serrée. La surface de son abdomen avait été réduite par cette opération de la dernière chance. Homère aimait raconter cette histoire aux enfants. Et il leur montrait l’horrible cicatrice qui le contraignait à la courbure en avant, comme si cette tentative d’assassinat l’avait soumis à la condition de domestique, ce qu’il était vis-à-vis de Pedro Phile, mais en dehors de cette violente autorité, il n’obéissait à personne, sauf si la situation du moment lui inspirait une ruse de bon augure. On ne s’invente pas un langage à moindre prix. Il haïssait Alice et s’était promis de lui faire payer le prix qu’elle méritait selon lui, tandis que son maître absolu l’avait durement flagellé pour avoir tenté de violer une de ses propriétés… rentable par-dessus le marché ! Nu jusqu’à la ceinture, Homère avait enduré la douleur cinglante d’un martinet dont les lanières étaient adaptées à la dimension d’un petit cul. La souffrance n’en fut pas moins atroce et surtout humiliante, même si Pedro Phile avait pris cet intense plaisir dans les limites de son salon strictement privé. Quand Homère gravissait ces marches et qu’il atteignait le second palier, il s’y arrêtait pour éponger une sueur qui ne tenait pas aux deux étages qu’il surmontait maintenant, ni même à celui qui lui restait à monter, mais à la grille qu’il lui fallait atteindre pour l’ébranler sans toutefois exagérer. Une porte s’ouvrait alors sur ce dernier palier et l’ombre de Pedro Phile, reconnaissable aux pans de sa robe de chambre, s’avançait en prononçant non pas des paroles de bienvenue mais quelque chose comme « j’espère que c’est important !
— Ça l’est, monsieur !
— Dis voir…
— Ils ont retrouvé Frank…
— Frank… ?
— Frank Chercos ! Il habitait chez les fous…
— Il est fou… ? Ça m’étonne… Il rusait, non… ? J’ai moi-même… Entre ! »
Homère fit coulisser la grille aussi précautionneusement que possible. La vétusté de cet objet inutile (elle n’était pas cadenassée, mais gare à celui ou celle qui l’ouvrait sans y avoir été invité !) ne s’expliquait pas. On n’en parlait jamais. On l’ouvrait si le maître vous y autorisait, sinon on parlait à travers comme dans un confessionnal, debout sur la dernière marche, la main peut-être en appui sur la balustrade toujours tremblante.
« De quoi s’agit-il ? dit le maître.
— Je vous l’ai dit, monsieur ! Frank Chercos ! Ils lui ont mis la main dessus… Je me suis dit…
— Vous avez bien fait, Homère… Vous buvez quelque chose… ?
(il fallait décliner cette offre… mais Homère ne trouva pas la force de renoncer à cet autre type de coup de fouet…)
— Oui mais alors un fond… Il faut d’abord que je vous parle…
(Pedro Phile parut satisfait par cette réponse ; il prit place dans un fauteuil sans inviter son domestique à partager la proximité d’une table basse où s’alignaient les flacons)
— Allez-y… je vous écoute…
(mais de verre, nenni ! Le maître buvait seul…)
— Ils l’ont trouvé dans une maison de fous…
— Vous l’avez déjà dit…
— Vous ne voulez pas savoir laquelle… ? (un temps tout aussi long que celui qui avait précédé l’attente du verre) Il ne se faisait pas passer pour fou… Son diplôme d’infirmier est valable… Il n’a eu aucun mal à… Il ne les a pas trompés… sauf sur son identité… et récemment, une secrétaire a trouvé bizarres les ratures sur le diplôme… Elle en a parlé à son patron… heu… je suppose qu’ils ont un patron dans ce genre de maison… Et après discussion en haut lieu (je suppose) ils sont venus l’arrêter… Et maintenant ils lui demandent de s’expliquer… Il paraît qu’il est bavard… Alors je me suis dit…
— Ça va Homère… Vous avez fait du bon travail… J’ai encore besoin de vous… Ne vous éloignez pas trop… Je vous enverrai quelqu’un…
— Toujours le même hôtel… patron ! »
Il aurait pu ajouter : minable… à l’hôtel comme au patron. Il repassa la grille et dévala l’escalier comme un crabe. Le verre, il le vida dans une autre rue, celle où se trouvait son hôtel. Il ne me reconnut pas. Et pourtant, je n’avais pas changé. En quoi avait consisté sa courte entrevue avec le patron ? Sans témoin à soudoyer, il allait être difficile de le savoir. Ce que je vous en ai dit relève de l’approximation toujours permise au narrateur qui a le devoir de combler les trous dans le cadre d’un récit destiné à témoigner et non pas à inviter le lecteur à la poésie de l’iceberg. Comment ai-je moi-même appris que Frank Chercos avait été arrêté ? Facile !... J’étais dans le hall de l’hôtel (minable) quand Homère raconta son entrevue avec Pedro Phile à un complice que je ne connaissais pas mais dont Pedro ne serait pas mécontent de savoir qu’il existait. Comme le risque d’être reconnu par Homère grandissait à vue d’œil, je me suis lamentablement planqué derrière un dossier. Je les entendais parfaitement, je n’ai rien perdu de leur conversation. Il n’y était question que de cette rencontre entre Pedro Phile et Homère et de son contenu sans rien pour assouvir la soif. Homère en avait perdu haleine. Qui était ce type qui l’interrogeait maintenant dans l’intention évidente de parfaire le récit que j’ai reproduit plus haut. Je ne vois pas bien comment on pourrait l’améliorer, ni de quel point de vue d’ailleurs ! Mais ce type n’était pas du genre à se laisser convaincre par l’habileté du narrateur, surtout qu’il avait l’air de bien connaître Homère. Il lui avait offert un cigare ; je reconnus le Kolipanglaso mais ce n’était pas Kol Panglas. Celui-ci était avec nous. Je le voyais mal s’accoquiner avec une crapule du niveau d’Homère. La fumée me fit tousser. Homère dressa ses oreilles de chien de garde. Le type qui l’accompagnait ne broncha pas, ne donna aucun signe trahissant son état d’alerte. Je pouvais les voir dans un miroir suspendu au-dessus des dossiers collés au mur. Pouvaient-ils en faire autant ?
Je me suis calté en vitesse, ne laissant pas la porte se refermer avant d’avoir quitté la rue. Je rejoignis Alice et Julien chez Pedro Phile, mais au rez-de-chaussée où un salon était aménagé pour le seul usage du personnel. Quelques gamins jouaient à un jeu de société, les coudes vissés sur une table qui ne soutenaient que des jus de fruits. Le dé était amorti par un judicieux tapis. Pedro pensait à tout. Depuis le temps qu’il pratiquait… ! Il avait cependant connu la prison. Il en sortait. Kol Panglas était en visite chez une parente malade des artères.
« Frank… ? fit Alice. Qu’est-ce que ça peut nous faire… ? Je ne comprends pas…
— C’est Pedro que ça ennuie… Homère sait de quoi il parle…
— Maître-chanteur… Qui était ce type… ?
— Moi je table sur Roger Russel… »
C’est Julien qui avait dit ça. Il parlait souvent pour ne rien dire, aussi ne cherchâmes-nous pas à en savoir plus… pour l’instant. Tout ces gens qui se font du mal… ! Microcosmes de la douleur… Et nous, qui étions-nous ?
Alice et Julien avait retrouvé un emploi dans l’entreprise de Pedro Phile, mais comme ils avaient passé l’âge de tromper le client sur ce critère indispensablement exact, ils servaient d’organisateurs des séquences mettant en jeu le fouet et les autres instruments de la douleur en usage dans les maisons idoines et en vente dans les meilleures boutiques. Alice entretenait ses formes par abus de substances spécialisés qui la menaçaient constamment de dépression ou d’allégresse, alternativement. Julien n’avait plus du tout l’air de ce qu’il avait représenté du temps où il limitait ses conquêtes aux rombières des paquebots. Il avait le fouet apprécié, surtout quand il s’appliquait aux tendres fesses du personnel que Pedro entretenait dans une stricte observance des règles professionnelles. L’apparition d’Alice torse nu et sans slip faisait toujours un tabac. Elle aimait elle aussi se servir de ses genoux pour amuser les enfants qui en redemandaient. J’avais l’impression de subir un état d’ébriété constant, sans aucun moment de répit, toujours au service des uns et des autres, et je courrais dans toute la ville pour distribuer des prospectus aussi bien que des avertissements, jusqu’au dernier qui laissait tout le champ aux gros bras de location. Kol Panglas, en d’Artagnan dont les existences étaient toutes cachées, exceptée celle qu’il nous accordait dans l’intérêt de toutes les autres, s’occupait du recrutement et de l’entraînement nécessaire. Ensuite, il se fichait des destins qu’il avait initiés. Il ne les regardait même plus alors que le spectacle de ces petits corps dénudés attirait du monde, et du meilleur ! Enfin… la paye était bonne, comme disait mon père avant de mourir, parce qu’après nous n’avons plus évoqué son héritage, ma mère et moi.
Mais ne nous égarons pas… La nouvelle du jour, c’était l’arrestation de Frank Chercos qui, ne l’oublions pas, était soupçonné d’être responsable de la disparition de Roger Russel. La justice ne disposait pas du cadavre, mais seulement de son sang, ce qui avait suffi à soulever les sourcils du parquet. Et pour ajouter à la dramaturgie de la situation nouvellement acquise, Julien prétendait que le complice d’Homère Divin n’était autre que ce Roger Russel. On avait donc un faux coupable en garde à vue et une victime qui manipulait une crapule on ne savait à quelles fins… mais pensez-vous que ce mystère, autrement romanesque et susceptible d’attirer le chaland des librairies, était la cause du changement de faciès qui affectait le pauvre Julien encore et toujours rattrapé par un passé qu’il ne partageait pas tout seul ? Il en savait plus que nous et était donc en mesure d’en imaginer encore plus que ce qui titillait déjà notre esprit à Alice et à moi. Kol Panglas devait être au courant lui aussi. Il avait ses sources. Et puis les médias allaient diffuser la nouvelle avant qu’il soit midi ! Pedro Phile n’avait pas gagné grand-chose à être informé le premier par cette crapule d’Homère. Il avait jusqu’à midi pour agir avant les autres, ces autres qui finissaient toujours par compliquer ses projets et par le contraindre à renoncer aux meilleures choses que la vie lui proposait parce qu’il savait s’y prendre avec elle. Alice l’admirait sans retenue. D’ailleurs, il s’en servait encore dans un spectacle qui attirait du monde. Kol Panglas en assurait la mise en scène. Je n’ai jamais autant bandé de ma vie que dans ces moments de pure rêvasserie. Mais une fois le rideau tombé, je retournais à ma solitude d’impotent chronique qu’Alice ne taquinait plus depuis qu’on s’aimait tendrement. Julien avait su profiter de la situation pour se vider les couilles à bon prix… Il n’y a rien de plus complexe que l’existence dès qu’elle met en jeu plus de deux êtres, quel que soient leurs sexes ou leurs affinités. Mais comment vivre autrement qu’à partir de trois ? On fait bien des enfants pour tenter de changer l’anankè, mais on a beau s’échiner au travail et au lit, on finit par où on avait commencé, comme tout le monde. Et ce n’est pas parce qu’on prétend faire profession d’écrivain que l’imagination prend le pas sur la réalité. On en discutait souvent avec Julien, lui qui écrivait comme on pisse et qui ne réussissait pas à convaincre les gardiens du temple. Alice, curieuse et surtout voleuse comme une pie, jacasse de surcroît, me harcelait de caresses savantes qu’on lui avait enseignées à Barcelone en même temps que l’art de faire les poches. Elle se mourait d’en savoir plus sur mon activité d’écrivain qui ne publie pas parce que tel est son choix… ou sa volonté. Je me haïssais de ne rien savoir faire que de tourner en rond autour d’un pot dont les roses étaient de mon invention, mais quelque chose au fond de moi me destinait à l’oubli, comme si j’en savais plus sur moi-même que ce que je pensais avoir découvert à force de recherches souterraines. Bref… je ne servais pas à grand-chose si je me limite à considérer le rôle que je jouais dans l’entreprise de Pedro Phile. Je dis rôle car je n’en étais pas l’employé, contrairement à Alice et Julien. Je ne sais pas pour Kol Panglas, mais à mon avis il était indépendant, il avait l’allure et le langage d’un homme sans relations intimes avec qui ni quoi que ce soit. Je travaillais à la tâche. J’étais en cavale moi aussi. J’avais autant de raisons de m’en faire que Frank Chercos en avait d’agir et de se comporter pour ne pas avoir à répondre aux questions que la société se promettait de lui poser. Ah si la vérité pouvait se contenter de la nature judiciaire que lui destine la société soucieuse de s’en débarrasser pour passer à suivante ! Mais hélas l’esprit ne s’en contente pas et le roman prend naissance dans ces territoires sans réseaux définis d’avance comme s’y emploient nos lois communes et votées. Je ne serais jamais un être totalement ou suffisamment social. Il y a en moi un poète qui, faute de rébellion, dort à poings fermés comme si la colère l’avait figé dans cette attitude à la fois comique et tragique. Musidor ! Je m’étais pourtant promis de ne jamais ouvrir ma gueule… mais ce n’était sans doute qu’un rêve et je ne savais pas que vous existiez dans la seule intention de me réveiller. Dire que je suis finalement passé à l’acte !
L’existence comme satellites des activités illicites de Pedro Phile ne pouvait pas durer. On ne s’installe pas définitivement dans ce genre de complexité toujours remise en cause par ses effets sur la société. C’est comme lancer la balle contre un mur : elle revient et on sait toujours qu’au coup suivant il sera tout aussi impossible de viser plus haut que le mur. Quand soudain la balle tombe entre les mains de ceux qui ne vous ont pas autorisé à jouer avec elle. Elle leur appartient ou pas. Je n’en sais rien. Mais comme on dit : tout a une fin. On n’existe pas autrement. Commencez où vous voulez et comme vous voulez, c’est déjà fini. Et bien souvent vous savez comment ça se termine. Vous voyez le mur se rapprocher et quelqu’un finit par vous y coller le nez. Et le procès n’est pas du genre qui s’écrit quand on n’a rien d’autre à faire… si vous voyez ce que je veux dire. Les érections spectaculaires d’Alice n’auraient rien d’illégal si la main qui les provoquait avait atteint la dimension acceptable par les mœurs en usage. On allait tous finir à l’ombre si personne ne se souciait de justice. Voilà ce que j’ai à dire. Il me semblait que la réapparition de Frank Chercos était comme le début de la fin. Julien s’en souciait jusqu’à la douleur. Il en savait plus que nous sur cette histoire. Et ce qu’on en savait ne nous réjouissait pas non plus. Kol Panglas revint parmi nous sur ces entrefaites. Il avait appris pour Frank Chercos. Il était temps de filer !
« Mais pour aller où ? éructai-je avant les autres.
(nous formions une entité maintenant)
— On n’a pas assez de pognon… regretta Julien. Vous en avez, vous… ?
— Pedro en a des tas, mais il n’est pas prêteur, même à gage…
— S’il y avait une solution, dis-je, amer et déjà détruit par cette évidence depuis longtemps, avant même que tout cela commence, on ne serait pas ici…
— On serait où d’après vous… ? (c’est Julien qui parle — on se tutoie rarement)
— Moi j’ai envie de n’être nulle part en ce moment, dit tristement Alice elle jouait la tristesse à merveille quand la petite main ne parvenait pas à obtenir une érection… ce dont le public se plaignait jusqu’au moment où la turgescence surgissait de l’ombre créée à dessin en craquant une allumette sans cigarette au bec.
— Ce n’est pas le moment de craquer je ne sais plus qui dit cela Julien ou Kol… moi-même… ?
— Il y a ma Brindisina… Ce serait pour moi l’occasion de voir du monde…
— Pourquoi ne pas l’avoir déjà… vu ! Brindisi ! Et puis quoi encore ?
— Il vaudrait mieux essayer de parler pour dire quelque chose… Frank se couchera avant midi… Et alors…
— Les routes fermées ! Les écrans avec nos portraits ! Ces histoires qui leur reviendront à l’esprit puisque le moment sera venu d’en exploiter les côtés obscurs… Je ne sais pas si j’aurai la force… coincée dans une bagnole… voyant la route devant moi et les barrages que rien n’annonce… Ces visages derrière les vitres ! Mauvais film, les mecs ! Mauvais !
— Faut peut-être pas s’affoler trop tôt… heu…
— Si vous l’aviez achevé avant de le foutre à l’eau ! Mais non ! Vous avez fait vite, comme d’habitude ! Je devrais dire comme font toutes les femmes… c’est bien connu…
— Mais je ne suis pas une femme !
— Cessons de nous disputer, vous voulez bien… ? L’existence d’Homère Divin… Je devrais dire : sa survie… devait finir par changer notre propre existence… commune…
— Le monde est si petit de nos jours ! Vous connaissez des exemples de cavales réussies ? Je veux dire : définitivement réussies… ?
— L’autre type est Roger Russel…
— Ça complique les choses…
— On ne sait pas grand-chose… finalement… »
Julien ajouta qu’on n’était pas conçu pour ça… Théorie ! Pure théorie sans application ! Mais le moment était mal choisi pour tergiverser. Nous touillâmes encore nos cafés, les avalâmes comme s’il s’agissait de cordiaux et sortîmes de l’établissement comme un seul homme, couvre-chefs y compris. Il n’était pas question de retourner chez Pedro Phile ni de s’approcher du quartier où se trouvait aussi, ne l’oublions pas, l’hôtel où créchait Homère. Roger Russel y rôdait-il ? Il reconnaîtrait Julien qui proposa de barbouiller son visage avec la boue du caniveau « qui se trouvait là comme par hasard ». Kol Panglas n’était pas chez lui dans cette ville, mais si on parvenait à franchir cette distance sans se faire alpaguer, on avait une chance de survivre à cette émotion grandissante. Kol possédait une torpédo, mais à quatre on s’y sentirait à l’étroit, en admettant qu’on puisse s’y fourrer. Nous n’eûmes même pas l’occasion, la première qui nous fut donnée, « par hasard ! », d’en admirer les courbes et les finitions italiennes. Nous dirigeâmes nos pas vers le centre-ville. Il n’était pas difficile de louer une voiture, « mais sans laisser de traces ?
— Ils nous font chier à la télé !
— Cent kilomètre’ à pied… ça use les…
— Fermez-la !
— Il réfléchit… (ricanements)
— Et vous, Alfred, vous avez l’air de ne pas vous en faire plus que ça… Je me trompe… ?
— Il est… résigné. D’ailleurs un type qui n’envoie pas ses manuscrits aux éditeurs est soit un menteur soit un pauvre… type…
— Fermez-la, nom de Dieu ! (silence) Je ne connais personne ici à part… »
Personnellement (vous me connaissez) je n’étais pas mécontent de toucher au but… Comme si je n’avais vécu cette cavale que pour en finir avec elle et avec ce qui l’avait provoquée… rendue nécessaire. Mais elle ne l’était plus, grâce à Dieu !
« Prenons le train ! dit Kol Panglas. Et payons en liquide…
— Qui qu’en a ?
— J’ai ma carte… Voici un distributeur…
— Malheureux ! »
Pourtant, nous n’étions pas tout à fait des amateurs en matière de coups fourrés. Même moi qui avais changé de profession. Sans retrouver l’équilibre, certes, mais je travaillais. Et j’avais appris. Eux en savaient plus que moi. Mais voilà… nous étions un petit troupeau de bêtes égarées en territoire inconnu alors que nous y vivions de notre métier. Il n’y a rien de plus ennemi que l’inconnu. Seuls les mathématiciens vous diront le contraire, mais si vous en croyez le poète que je suis, l’ennemi se multiplie plus facilement que les petits pains. J’en palpitais dangereusement. Mes poumons commençaient à gargouiller, sans que personne ne s’en inquiète d’ailleurs. Ils finiraient sans moi. Je finirais avant eux. Je ne me voyais pas affronter la vérité, fût-elle judiciaire. Je suppose qu’on ne m’a jamais surpris en position de vainqueur, le pied sur l’animal couché et sa corne dans le poing, sur fond de brousse ou de proche forêt. Je revenais à mes prémices. Seul de nouveau. Enclin à rejeter la perspective du suicide, mais disposé à me laisser abattre si jamais quelqu’un (de mon entourage ou de mes assiégeants) s’y connaissait en légitime défense. Nous n’irons plus au bois…
Je ne sais pas pourquoi je raconte tout ça…
— C’est une audition… Vous avez tout intérêt à…
— L’intérêt de mon client, c’est mon affaire !
— Je continue… Comme vous le savez, Alice Qand est le troisième écrivain de ce… roman…
— Et Frank Chercos alors… ? Et Roger Russel ? Vous ne comptez pas bien, Alfred…
— Je veux dire… Des trois, c’est la seule qui a publié. Avec quel succès ! Oh ! je ne dis pas que ce qu’elle raconte est fidèle à la réalité. Parce qu’il y a une réalité, vous comprenez ? Et quand un écrivain s’en écarte pour des raisons qu’il juge « littéraires », il doit tout de même s’en tenir à une certaine vérité concernant les caractères. Écrire un bouquin sur ce qui s’est passé entre Julien et moi exigeait de ne pas dépasser les limites imposées par ce qu’il convient d’appeler l’honnêteté. Or, comme vous le savez, Alice a beaucoup improvisé, autour de faits réels, certes, mais sans s’y tenir. Vous pouvez inventer toutes sortes de moyens pour séduire le lecteur d’ailleurs enclin à se laisser caresser dans le sens du poil, mais il n’est jamais convenable, pour ne pas dire honorable, de s’écarter des bornes qui elles ne s’inventent pas ! Le manque de scrupule nuit toujours à la vérité. Un livre n’est pas un tribunal où les juges sont à la manœuvre ! On sait bien ce qu’il faut penser de cette profession… Alice mérite la tonte, messieurs ! Et je pèse mes mots ! Je ne sais pas ce que vous penserez de cette digression, mais sachez que je n’ai pas l’intention de noyer le poisson. Le… roman d’Alice existe, pourquoi le mien serait-il condamné à l’oubli ? Comme vous le savez, je n’ai jamais rien publié, sans autre explication que l’expression de mon refus et encore : à celui qui veut l’entendre. Je ne sais d’ailleurs pas si Julien a laissé quelque chose sur le sujet dans ses innombrables manuscrits inédits. Vous en savez sans doute plus que moi sur le sujet. Mais s’il arrive un jour que sa famille trouve les moyens d’une publication de cet auteur maudit par les éditeurs eux-mêmes, je reprendrai la plume pour réfuter et remettre les choses à la place qui est et sera toujours la leur ! Sachez enfin que je ne perds pas de vue la capture par vos services de ce Frank Chercos qui fut des vôtres. Là encore, votre connaissance du sujet demeure un secret pour moi. Avouez, en présence de mon avocat, que ce n’est pas là un simple avantage. Mais malgré ce contexte clairement défavorable, et à défaut d’une perspective éditoriale, je m’en tiens désormais à la seule vérité des faits, ne prétendant d’ailleurs pas en finir avec l’analyse des caractères qui ici s’opposent le plus souvent dans un contexte de jalousie et d’hypocrisie qui les définit mieux que tout ce que je suis capable de mettre en jeu pour en parler. Certes, vous pouvez librement vous en tenir au récit qui a ouvert à Alice Qand les portes de la librairie et du prestige. J’imagine que les « papiers » de Julien Magloire contiennent malgré tout des indices de vérité. Un jugement en haut lieu peut équitablement chercher à s’établir définitivement sur ces seules bases, d’autant que Miss Alice est encore de ce monde, elle, et qu’elle n’hésitera pas à alimenter les réseaux de ses déclarations et des images prises sur le vif de vos commissariats et autres quartiers. Je la connais assez pour la savoir avide de reconnaissance y compris au détriment non seulement de la vérité mais aussi et surtout de ce qui me reste d’existence depuis que je suis soumis à un « régime » d’incarcération. Est-ce que je parle français… ? Ou bien faut-il que j’introduise ici les pratiques scolaires de la narration… ? Vous me direz…
Avez-vous lu Don Xonxon et son maçon de Tomaso Pinchono… ? C’est ce que je lis en ce moment, entre la couchette et la cuvette, et malgré les conversations oiseuses de mes compagnons d’infortune. Je ne comprends rien à ce qu’ils racontent… Par contre, la prose, réputée surécrite et surdocumentée, de monsieur Pinchono me paraît aussi claire que l’eau de source qui nous vient d’une époque où l’amour constituait à lui seul le sujet de tout le roman. Mais fi de cette digression pichonesque et reprenons où nous en étions, à savoir que l’arrestation de Frank Chercos et la réapparition de son acolyte Roger Russel venaient de changer le cours des choses telles que nous avions conçu, depuis que nous n’étions plus des citoyens ordinaires, la seule perspective imaginable. J’avoue que je m’ennuyais un peu depuis quelque temps. La routine avait pris le pas sur mon goût pour les choses moins connaissables. Alice n’avait rien écrit sur le sujet, mais elle se documentait avec minutie sans rien laisser paraître de ces loisirs incompatibles avec l’amour. Elle n’avait cependant pas eu l’occasion de mettre à jour un quelconque sujet de discorde entre Julien et moi. Je me fichais de ce qu’il écrivait et ce que je ne destinais pas à la publication ne semblait pas l’interroger non plus. Kol Panglas veillait à cette paix négociée sans tacite traité.
Vous comprenez ce que je dis ou faut-il que je m’adapte… ? Bien… Votre signe de tête m’indique que ce n’est pas à vous de… comprendre. Tapez, tapez ! Il en restera toujours quelque chose ! Et au diable les fautes d’orthographe !... du moment que je n’en suis pas l’auteur…
Vous avez lu, ou vous allez le faire, le récit qu’Alice Qand a proposé avec succès à ses éditeurs et que le marché du livre a multiplié avec les moyens de la propagation virale. Quelle science de la connerie, mes amis ! La voilà portée aux nues pour son style de collégienne et son sens de la réalité digne de la plus dénudée des maîtresses à penser ! S’agit-il de son cœur, cependant ? Que nenni ! C’est son esprit qu’elle sauve du procès qui menace sa tranquillité d’auteur à succès. Le reste, ce corps qui nous a fasciné jusqu’au combat meurtrier, demeurera à jamais le mystère de Giton qui donne à l’un ce qu’il reprend à l’autre. Elle en a conçu, je dois le reconnaître, des scènes mémorables, éloignées de l’esprit qui les mit en scène, mais adaptées aux exigences du livre et de ses possibles adaptations. Je devine que selon votre idiosyncrasie particulière, Frank Chercos joue le rôle d’Eumolpe… C’est que vous ne savez pas tout de Roger Russel…
Nous passions le plus clair de notre temps en érections toutes plus concluantes les unes que les autres. Alice bandait sur la scène, fidèle à elle-même, giclant sur les premières tables où l’on s’esclaffait dans la perspective de conversations arrosées en compagnie d’hôtes toujours incrédules ; Ascylte… heu… je veux dire Julien, bien qu’estropié du côté droit, ne s’exposait jamais à la critique qu’il convainquait sans autre effort ; et quand j’en trouvais l’inspiration, je n’en éjaculais pas moins. Tout allait pour le mieux dans ce brave nouveau monde ! Kol Panglas s’occupait des finances, les ménageant au rythme des pactes conclus avec ce diable de Pedro Phile. Mais… mais ce n’est pas le sujet de ce récit. Alice l’a épuisé pour des raisons tellement commerciales que je choisis de ne rien modifier aux récits qu’elle en a fait pour le plus grand plaisir de la branlette en librairie. Passons-nous-en ! quitte à grandement décevoir le public des Assises…
Remarquez bien que si vous entreprenez avec moi de supprimer les scènes de cul (à proprement parler) du roman d’Alice Qand, il ne vous restera pas grand-chose à vous mettre en bouche pour le répéter aux amis que vous ne pouvez pas efficacement conseiller sans citations ni commentaires, le meilleur étant d’obtenir d’eux des turgescences incontestablement inspirées par votre enthousiasme pour le produit. Votre éducation publicitaire n’a pas d’équivalent en littérature.
Cela dit, que me reste-t-il une fois exercée cette sorte de censure ? Une nouvelle, tout au plus. Quelques pages dans le style d’Edgar Poe ou d’Hemingway… Recherche de l’effet à produire ou plongée dans les profondeurs de l’humain à la seule évocation de ses émergences… Mais là (entre nous l’écran qui reçoit vos transcriptions mal orthographiées) je sens que je parle kinoro et que l’examen psychiatrique est en vue. Vous ne savez pas non plus ce qu’est le kinoro ? Une explication s’impose-t-elle… ? Je crains de la situer tellement au-dessus de votre niveau scolaire que vous allez en perdre les moyens de la patience… Je ne sais pas ce qu’en pense mon avocat… Je consulte son regard… Il pense mais n’est pas… Vous vous passerez donc d’un cours sur le langage pornocacographique qui illustra nos relations tant intimes que les mieux partagées.
Julien étant horriblement mutilé, son aspect n’avait valeur de spectacle que dans le cadre d’un récit joué pour un public averti. Et dans notre intimité, il ne pouvait guère entrer en concurrence avec mon propre aspect qui, bien qu’assez ordinaire, ne relevait en aucune façon de la monstruosité ni du musée qu’elle donne à concevoir. Les bruits mécaniques (chinois en l’occurrence) qui accompagnaient le moindre de ses déplacements provoquaient le rire plutôt que la compassion. On était en droit, du côté du public, de penser avoir affaire à un costume particulièrement réussi. La bitte noire à odeur de cambouis qui en émergeait pour être saisie à la volée par l’anus grand ouvert d’Alice dégoutait un peu néanmoins, mais cet effet de recul était recherché par la science dramaturgique dont Kol Panglas était le seul auteur. Cette sodomie spectaculaire venait après les manipulations d’Alice sur le corps gracile de ses partenaires en tutus ou carrément nus qui surgissaient des coulisses comme autant d’oiseaux poursuivis par le monstre encore invisible mais dont on entendait les grognements terrifiants. Une fois déchargés, un à un, de leur substance par Alice qui les éclaboussait finalement, le monstre entrait à son tour en scène et les petits oiseaux à peine sortis du nid s’affolaient en piaillant et tournoyant, ne sachant plus d’où ils venaient ni à quoi ils étaient destinés par cette tragique scénographie.
Julien souffrait de n’avoir à jouer que ce rôle, mais il reconnaissait, la tête basse et les pieds en première, qu’il n’y avait rien d’autre pour lui dans ce monde joué pour les autres, ceux qui n’avaient pas le pouvoir d’y tenir un rôle ou seulement de tenter d’en reproduire les principes les plus visibles sur les planches d’un théâtre forcément privé. Pauvres singes de leur propre sexualité !
Alice le récompensait aussi souvent que le permettait son emploi du temps. Il jouissait dans le lit qu’il m’arrivait d’occuper si Priape était engagé ailleurs. Il n’avait jamais été question d’amour, lequel est une conception de la possession sans partage. Au contraire, Alice se partageait entre les exigences de la scène et ce qu’il n’est pas exagéré d’appeler sa famille, Kol Panglas jouant clairement le rôle d’ordinaire confié à la mère ou au père, l’un ou l’autre selon les circonstances. J’ai longuement réfléchi à cette situation… J’en ai le temps depuis qu’on me tient enfermé en compagnie de bons à rien tout juste capables de concevoir et d’exécuter un crime ou, à la rigueur, un délit. J’écrirai un livre là-dessus un de ces jours… puisqu’il est écrit que je n’en manquerai pas. Alice consentira peut-être à le signer, mais en marge de la production qu’elle promet à son public maintenant qu’elle en a un. Je rêve… La règle est de ne pas mélanger les genres, mais d’en distinguer clairement (et honnêtement) les torchons des serviettes. Personne ne souhaite s’encrasser au contact des nappes en usage… Et chacun est libre de se rêver en serviette destinée aux lèvres les plus précieuses… les autres frottant leurs bouches bavardes sur leurs manches… de leur avocat… heu… pardon, maître !
Dans son fameux ouvrage, Alice Qand conclut, comme c’est déjà écrit ici, à ma culpabilité sans même me donner la parole. On ne m’y voit pas surpris en pleine conversation avec mes démons, comme cela eût été judicieux dans un roman de cette sorte. Elle ne fait pas plus de Julien la victime inévitable de mon égocentrisme pathologique. Ses analyses se perdent dans les récits pornographiques où je ne joue pas non plus un rôle aussi spectaculaire que celui qu’elle interprète avec succès devant un parterre de connaisseurs et d’amateurs pour le moins éclairés. J’ai appris que son actuel public de lecteurs ne serait pas mécontent de la voir interpréter son personnage qu’elle n’a joué, après tout, que devant le public restreint et choisi des bordels. Mais ses nouveaux mentors, férus de marketing comme ils sont, seraient-ils prêts à miser sur un spectacle qui a toute sa place dans un roman pour la simple et bonne raison qu’il est censé avoir eu lieu (sens de la réalité ainsi satisfait jusqu’à la jouissance masturbatoire ou déléguée d’une façon ou d’une autre), mais que les informations télévisuelles et autres, échappant à leur contrôle, pourraient bien soumettre à des critiques autrement exercés à la polémique et aux naufrages commerciaux qui s’ensuivent ?
J’ai commencé à souffrir de cette rivalité sans même m’apercevoir que j’en étais la seule victime. De signes annonciateurs, pas l’ombre ! Je consultais des voyantes et autres prophètes de ce qui reste à vivre avant de tirer son chapeau. C’était ajouter du récit au récit. Et de la façon la plus pitoyable qui se puisse concevoir. On me vit souvent dans un état lamentable, traînant la patte dans le caniveau ou sous la table où les chiens me disputaient les os qui, par définition, leur appartenaient. Il arriva qu’on m’hospitalisât en urgence et que dans l’heure on me retirât un projectile de calibre non négligeable. Ma claudication n’a pas d’autre source, mais vous l’avez à peine remarquée car la matraque de votre cerbère a le même effet. Vous vous en tenez toujours à l’explication la plus proche de votre faculté de compréhension. C’est là votre défaut. Notez que je ne m’adresse à vous que parce que mon conseil l’estime nécessaire vu l’exiguïté de la procédure dans laquelle j’ai engagé tout mon être en anéantissant une créature qui fut aussi citoyenne que je le demeure malgré tout. Son seul témoignage nous indiquait que Roger Russel n’avait pas été tué par Frank Chercos comme l’avait supputé la Presse. Mais il n’expliquait pas pourquoi il n’avait pas été cueilli en même temps que lui. Julien voulait-il dire par là que ces acolytes n’entretenaient plus aucun rapport depuis qu’ils avaient simultanément disparus ? Qu’était-il advenu des rapports d’audition que Julien avait subi sous la houlette de Frank Chercos avec Roger Russel pour avocat ? Vous le savez maintenant, vous, mais vous l’ignoriez autant que nous à l’époque où Julien nous bassinait avec cette histoire difficilement plausible. Nous étions condamnés, Alice et moi, et accessoirement Kol Panglas, à lire ces feuillets qui n’avaient aucune chance de passer un jour entre les mains de l’aglutinator. J’en eus le cerveau topsy-turvy ! Ignorant tout de mon état ! Personne pour dresser un diagnostic. En milieu égocentrique, et celui-là l’était plus que tout autre, la maladie passe inaperçue. Il aurait fallu laisser la porte ouverte à l’étranger. Mais nous vivions en circuit fermé, alimentés par nos seules instances et dressés comme des animaux de cirque impropres à la domesticité. Personne pour frotter ses semelles sur notre paillasson ! Qui aurait pensé à frapper à cette porte ? Un personnage en cours d’égarement ? Il n’aurait plus manqué que lui dans cette personæ ! Je ne connaissais même pas les petits noms de nos oisillons. Et je ne m’en souciais pas. Alice, en ce sens, est un bien meilleur romancier que moi, je le reconnais sans fausse modestie. Elle entretenait ses petits carnets de voyage avec une constance d’oiselle à l’œuvre de sa propre postérité. Mais le savais-je ? Avais-je seulement assez d’esprit pour m’en apercevoir avant qu’il ne soit trop tard ? Ah ! comme je regrette d’avoir abusé des moyens mis à ma disposition pour m’envoyer en l’air sans espoir de retour ! Côté pognon, j’étais perpétuellement à sec ! Une chose explique l’autre. Le malheur ne frappe jamais à notre porte ; mais nous savons où il habite ! Et quand il n’y a que la largeur d’un couloir à traverser pour retrouver le heurtoir, on ne se fait pas prier pour s’en servir, trépignant sur le seuil comme devant une vitrine de jouets. Ces substances redéfinissent l’enfance, mais est-ce l’enfance, ce bonheur ?
Passons… Oui, Alice a raison : je n’écrirai jamais rien sur le sujet et par conséquent tout ceci demeurera intact, je veux dire sans manipulations fictionnelles ni déni, dans le silence infini de mon intimité. Ce que je concède aux autres n’est que l’apparence d’un mauvais roman dont je ne suis pas l’auteur. On avait fini par en parler, Julien et moi. Alice jetait de l’huile sur le feu et Julien s’en approchait car lui, il écrivait. Un vrai graphomane ! Des ramettes couvertes de son écriture en pattes de mouche. Il les conservait dans des cartons de lessive ou de bocaux dont les fonds avaient laissé leurs empreintes. Ça sentait aussi bien la fleur que la saucisse. Un probable départ d’incendie. On a vu toute une maison flamber pour moins que ça, mais je me tenais à distance. Je ne voulais pas savoir ce qui motivait sa graphorrhée. Je ne suis pas sous l’empire de l’écriture, moi. J’enferme mon sujet et ne le visite que rarement, contraint et forcé par quelque évènement extérieur qui me perce comme un tonneau. Les uns savent reconnaître mon petit trou d’esquive, les autres s’en tiennent à la discrétion ou l’indifférence, voire l’ignorance. Julien voulait en savoir plus que ce que je lui avais déjà concédé sous la pression d’Alice dont la perversité s’exerçait toujours à l’endroit le plus faible de la carapace. Tentative de mise à nu. Je ne jouais pas, mais je m’ouvrais comme un livre… sous la seule introduction d’un doigt expert en la matière. Jamais Julien n’aurait obtenu de moi que je me livre à lui, mais Alice y veillait et… j’aimais Alice, cette possibilité de jouir autrement que dans les règles et même mieux que les pronostics substantiels. Nous disposions d’une terrasse à l’abri des regards. Les toits de la ville, rouges et roses, nous assiégeaient jour et nuit. Affalés dans nos fauteuils de rotin, nous nous livrions les uns aux autres. C’était comme si la plume de Julien grattait ses surfaces de prétention à l’éternité. Alice en riait. Il fallait me harceler méchamment pour tirer de moi le moindre signe d’importance. « Tu es mon personnage ! répétait-il.
— Tu serais le sien s’il pouvait sortir de sa coquille, dit Alice, mais ce n’est pas demain la veille ! Sors plutôt pour ouvrir les fenêtres des trottoirs ! Ça grouille de personnages et de préoccupations ordinaires. Tout le monde doit comprendre, sinon tu ne trouveras pas le la…
— Il y a ce Frank Chercos… dis-je sans ouvrir les yeux.
— Ils l’ont arrêté, comme je vous l’ai dit… Il est trop tard pour lui…
— Mais il n’a pas tué Roger Russel…
— Moi non plus je n’ai pas tué…
— Tu n’as pas tué qui ? demande Alice. Des fois, tu as l’air fou d’un comédien qui surjoue ! Faut-il s’inquiéter pour ta… santé ?
— Ne vous en faites pas pour moi, les amis ! J’en ai vu d’autres. J’ai connu l’eau et le feu. L’air m’a connu. Maintenant, je creuse !
— Le fameux tunnel qui sert de lieu à un nouveau langage…
— On avait dit pas d’obscurités, Alfred… !
— J’ai les yeux fermés et la nuit va tomber…
— On vient tout juste de se réveiller !
— Ce qu’il lui faut, c’est une fille du peuple… Ou à la rigueur les jupes d’une petite bourgeoise qui tente le diable en mettant son nez dehors ! Qu’en penses-tu, Alfred ?
— Nous n’irons pas loin si nous revenons toujours au même endroit, celui que nous sommes censés fuir ! Le soleil nous a tapé sur la tête. J’ai envie de vomir. Nous fuyons pourtant pour échapper. À leur âge (les petits) je concevais les fugues les plus élaborées. Nous en atteignons la strette sans avoir joui une seule seconde de ce qui nous y a conduit. Et il n’est pas certain que la conclusion soit de notre seule invention. Nous y réfléchissons encore…
— Quel théoricien !
— Mais j’écris, moi ! Personne ne m’en empêche ! »
Les choses avaient changé depuis que Frank Chercos subissait les assauts de la justice en huis clos. Julien allait aux nouvelles plusieurs fois par jour, se contentant le plus souvent d’allumer la télé. Il sortait si rien de nouveau n’affectait la circularité de l’information médiatique, mais retourner à l’hôtel où créchait Homère Divin était au-dessus de ses forces. Que reprochait-on à Frank Chercos si Roger Russel était encore de ce monde ? Une tentative d’homicide ? À quoi ressemblait donc cette préméditation ? Il revenait avec une version augmentée du récit en cours de formation. Même les mots évoluaient dans le sens d’une « facture traditionnelle ». Les actes et los entremeses. Les pasos qui servent de véritables enchaînements ou seulement de poudre aux yeux sous la forme de prestige ou de gag. Il s’y connaissait, Julien, en manipulation ! Alice se laissait conduire comme au bal. Mais j’avais une âme de forcené. Il en fallait plus pour me convaincre. Je posais des questions. J’écaillais les surfaces à la recherche des dessous. Je me serais contenté de ces jupons, même froufroutant. Je n’avais pas le goût des profondeurs, moi. Le seul détail qui menace l’édifice d’écroulement suffisait à satisfaire mes tentatives de curiosité. Je devenais cruel. Il en souffrait.
« Interrogeons Homère ! proposai-je.
— Quelle perversité, ô Alfred ! s’écria Alice qui ne voulait pas jouer à faire mal.
— Il est dangereux, dit Julien le plus sérieusement du monde.
(j’éclatai de rire)
— C’est un vieil homme, si je me souviens bien…
— Mais il a résisté à une blessure… prétendument mortelle… Roger Russel ne tarderait pas à nous donner de ses nouvelles…
— Je ne sais même pas qui il est… Tu le sais, toi, Alfred… ?
— La garde à vue est limitée à deux jours… si je suis bien renseigné. On guettera la sortie de Frank Chercos ! Que leur a-t-il appris de nouveau ? Savent-ils que Roger Russel n’est pas mort ? Qu’est-ce que celui-ci attend d’Homère Divin ? Ô Julien ! Je n’en peux plus ! »
Jeux.
Coquineries façon XVIIIe siècle mâtiné de pratiques BDSM héritées du cyberspace. Les voisins du dessous, un couple de commerçants absents du matin (très tôt) au soir (très tard), se plaignaient auprès du propriétaire qui n’était qu’un domestique à la solde de Pedro Phile. Ce type montait pour nous prévenir que son maître (le nôtre) n’était pas content du tout. Connaissait-il Homère Divin ?
« Ce type de la campagne… ? Mmmmm… Je ne l’ai pas connu… Et maintenant que vous en parlez, non… je ne le connais pas… sauf de vue… le patron l’apprécie, sinon il ne le recevrait pas dans ses appartements… C’est quoi cet instrument… ?
— Le support de ma prothèse. Il faut recharger les batteries une fois par jour, sinon…
— Et tu peux téléphoner avec… ?
— Je peux même voir la télé… en pirate !
— Bath ! J’en aurai un quand je serai grand !
— Mais tu l’es déjà !
— Pas dans ma tête… (triste) Ya eu d’l’espoir à un moment donné… mais pas les moyens… si vous voyez ce que je veux dire… (moins triste) Tâchez de faire moins de ramdam quand ils sont là… c’est des travailleurs…
— Pedro Phile les aime beaucoup…
— Tu l’as dit ! ‘Soir ! »
Je ne sais pas si Julien prenait des notes sur ce genre d’intervention externe. Il en prenait beaucoup en notre présence et nous supposions, Alice et moi, que nous étions concernés par ces prémices. Ça nous rendait nerveux, certes, mais attentifs à paraître tels que nous souhaitions passer à la postérité. Ce que j’ignorais à l’époque, c’est que Julien ne contribuerait pas à notre éternité. Ce serait Alice qui connaîtrait le succès. Mais ça, vous le savez déjà. J’ai fini par aller jeter un œil à l’entrée de l’hôtel où, d’après Julien, Homère recevait Roger Russel sans se cacher, mais loin des oreilles de ceux qui, comme moi, prétendaient en savoir plus. Je voyais des journalistes partout. J’ai même sympathisé avec une blonde aux cheveux courts qu’on ne pouvait pas prendre pour un garçon, mais c’était une boniche dont le savoir se limitait au chiffon à poussière et à la bombe qui va avec. Elle ne portait pas de culotte, sauf quand c’était nécessaire et dans ce cas elle prévenait l’amateur. Il fallait faire vite : les ascenseurs sont de plus en plus rapides et la gravité de moins en moins perceptible.
« Je vous connais, vous ! beugla la voix d’Homère.
— Peut-être bien… Je travaille pour monsieur Phile… Et vous… ?
— Ya longtemps que je vais plus aux spectacles ! Elle a vieilli depuis… ?
— En tout cas je ne l’ai pas vu vieillir… Je la vois tous les jours, alors vous comprenez…
— Z’êtes mariés, hein ? Je me suis marié une fois, moi, mais c’était pas valable parce que je l’étais déjà…
—La vie est compliquée et on n’y est pour rien, je sais…
— Vous savez… ? Qu’est-ce que vous foutez ici ? Ils ont pris Frank… Julien doit le savoir déjà… C’est une fouine…
— On en parle à la télé… Pas difficile de…
— Qu’est-ce que tu me chantes ? Ya pas d’télé dans notre monde ! Tu te trompes d’étage ! Faut descendre au sous-sol pour voir la télé. Des séries ! Rien que des séries ! Comme si tu visais une bouteille chaque fois ! Et j’ai pas dit un verre… (soudain accueillant) Tu bois un coup ? C’est compris dans l’addition… ou la multiplication. Je sais plus comment ils calculent… mais j’ai soif pour ne pas avoir soif !
— Allons pour un petit porto ! »
Une pedzouille en costume d’amiral, rouge et or, m’a coincé entre un vaste dossier de cuir aux mêmes armes et un guéridon de fer et de marbre dont Homère lissait déjà la surface avec le revers de sa manche. Ça faisait bien une heure qu’il postillonnait. Il s’était levé tôt. Frank allait sortir dans deux. Ils n’avaient rien à lui reprocher puisque que Roger Russel était vivant et joignable.
« Deux trucs comme tu m’as servi… commanda-t-il. (à moi) J’sais pas si ya du porto dedans… (au serveur) Ya du porto dedans… ? (à moi) Yen a pas… (au serveur) Calte, ma poule ! (à moi) Il est furax le Pedro… Paraît que Julien lui a raconté des conneries…
— Au sujet de quoi… ?
— De quoi que tu veux que ce soit le sujet ! Frank pardi ! Julien a raconté des conneries sur le sujet de Roger et de lui…
— Quel genre de conneries… ?
— Tu lui demanderas si ça l’intéresse… Tu sais comme il est, le Pedro… On sait jamais ce qu’il veut… mais il le veut et t’as intérêt à lui donner si tu veux aller encore en vacances ! J’avais prévu d’emmener deux ou trois gosses avec moi, histoires de… tu vois… ?
— Moi, dans le temps, j’allais à Brindisi…
— C’est pas Julien qui y allait… ? Il avait une copine là-bas… Tu l’as connue ?... Ben forcément puisque tu y allais… C’est tout ce que tu veux savoir… ?
— Heu…
— Enfile ton verre et sortons d’ici ! J’ai rendez-vous avec le destin ! »
Je ne sais pas ce qu’il y avait dedans, mais ça m’a perturbé au point que j’ai pris une voiture pour un taxi. Il a fallu s’expliquer. C’est une chose qu’Homère n’a jamais su faire si on l’empêche d’utiliser ses arguments personnels qui n’ont rien à voir avec le sujet, ce qui complique. La vieille qui nous enguirlandait parce que j’avais souillé ses sièges a fini par renoncer à s’expliquer elle-même. Ça nous a fait gagner du temps. Après en avoir perdu. On est arrivé à pied devant une bâtisse art déco genre administratif. Frank Chercos nous attendait sur le trottoir, une petite valise aux pieds, comme s’il sortait de prison. On a hélé un taxi.
« Je n’ai jamais été flic, dit Frank dans la bagnole qui retournait d’où on venait.
— Alors comme expliquez-vous que…
— Je n’explique rien du tout si on me prend pour ce que je ne suis pas ! (colérique, mais rentré) Cette garce a fait un signalement ! À la guerre comme à la guerre ! Et ils ont pris le temps de vérifier que les ratures étaient d’origine.
— Frank Chercos… c’est votre nom ?
— Qu’est-ce qu’il y a de bizarre à ça… ? Cette pute m’en veut ! Ah la la ! Quelle époque !
— J’ai jamais signalé… fit Homère qui occupait la place de l’accoudoir central.
— Que vous dites ! grogne Frank. On en est tous là… On a la mémoire courte… On en arrive même à signaler sans le savoir ! Mais cette salope savait ce qu’elle faisait. Trois ans de service et elle prétend me donner des ordres ! J’en ai vingt-trois de service, moi, monsieur… monsieur ?
— Alfred Tulipe qu’il s’appelle… Il travaille avec nous…
— Tulipe, Tulipe… Ça me dit quelque chose… Vous n’êtes pas passé chez nous… il y a… combien… ?
— Nous nous connaîtrions… Chez vous… ? Vous voulez dire… ?
— Dans cet asile de merde où j’exerce depuis vingt-trois ans, monsieur !
— Mais alors… Mais alors… Vous n’êtes pas flic… ?
— Flic ? Frank ? Tu charries !
— Julien raconte…
— Personne ne publiera jamais les keepsakes d’un graphomane en vadrouille chez les gens ! Vous avez lu ça, des fois… ? »
Frank Chercos répandit son rire avec la fumée d’un kolipanglaso qu’il tenait comme la baguette d’un officier colonial anglais extrait de The Lives of a Bengal Lancer… Les vies… Trois selon Flaubert et Stein.
« La gonzesse qui s’occupait des diplômes (je vous parle à l’époque) avait appris à taper à la machine entre deux passes. En plus, j’étais pressé… Un train à prendre ! Un premier emploi… Personne ne m’a jamais enquiquiné pour ces ratures !
— Un diplôme de…
— Infirmier psychiatrique ! Le seul métier que je connaisse à fond… quand le boulot n’a pas la forme d’une femme… Vous faites quoi dans la vie, vous… ? Quelque chose qui intéresse Pedro… Il faut l’intéresser si on veut bosser pour lui.
— Il est du spectacle… »
Frank lâcha un sifflement en écarquillant les yeux comme s’il tentait de visionner la chose.
« Alice est dans le coup, I presume, dit-il. Je me trompe… ?
— N… non… Mais je n’y tiens pas le rôle principal… c’est Julien qui…
— Je vois… Sa prothèse… Qu’est-ce qu’il vous a raconté pour l’expliquer ? Roger et moi on a longtemps travaillé sur le sujet… Des années… Sur la base des entrevues enregistrées… Mais ça n’a rien donné. Rien de publiable, je veux dire. Il aurait fallu commenter, mais ce n’était pas dans mes cordes et Roger avait depuis longtemps décroché son doctorat…
— Docteur... ! Vous m’en bouchez un coin, monsieur Chercos…
— En principe, je ne bouche pas mes semblables… si vous voyez ce que je veux dire… »
Homère comprit la plaisanterie. Il avait de mauvaises dents. L’intérieur du taxi empestait le tabac. Le chauffeur avait fermé la vitre qui le séparait de ses passagers et il était impossible d’ouvrir une fenêtre. Impossible en tout cas d’en trouver la commande. Frank rouspéta longuement après les nouvelles conceptions de l’utilité aujourd’hui soumises au compromis qui met en jeu le client et son industriel préféré. Homère écoutait, la tête effleurant le plafond mou de velours factice. Ça ne risquait pas de le décoiffer !
Repas complet en bouteille, avec tout le nécessaire à l’installation. J’étais assis sur Cercueil. Le tuyau descendait d’une potence inoxydable. La marée montante des toitures trahissait quelques terrasses où on se livrait aux jeux de l’amour mais pas par hasard. Le rideau ondulait dans les caresses du vent. L’écran ronronnait comme un chat, tictaquant à la demande. Il pouvait même servir de réveille-matin. Fossoyeur entraînait dans son irréversibilité deux aiguilles et une trotteuse. Des chiffres arabes en rond, mais sans logique dès que le flacon commençait à goutter dans le tuyau. C’est ainsi que commence le rêve, aux antipodes des apparences, entre poésie et réalité. Il n’était plus question d’enquêter. Je savais tout ou rien, selon l’état de mon cerveau au moment de recevoir le premier glass. J’avais des tas de raisons d’en arriver à me nourrir comme un grabataire, sauf que je n’étais pas couché infirme dans un lit sous la lampe, dite Myriam, qui participait elle aussi à la conversation, Cercueil demeurant la plus bavarde des trois (quatre, mais on ne m’entendait plus à partir du deuxième glass). Fossoyeur se plaignait de ne plus entendre son tic-tac à cause de la puissance de la voix, mais elle finissait par rechercher une raison de s’esclaffer comme une petite vieille qui scrute l’interstice que lui propose une braguette. Chacun se demandait si le bonheur existe ou si ce n’est qu’une façon de parler de la mort. La porte, muette comme celle d’une prison, mais prise d’assaut par ce qu’elle inspirait à ces personnages circulaires (moi y compris), se laissait taquiner par le heurtoir de bronze ancien déniché aux Puces et vissé à la va comme je te pousse un jour de grande mélancolie passagère. Une voix traversait la porte, quelquefois deux. Nous ne parlions plus le même langage, mais j’écoutais, comme l’homme préhistorique nous écoute dans l’os qui le personnifie. Fossoyeur s’efforçait d’épuiser ses ressources, sans résultat et Cercueil agissait en hôte de ma crasse. Elle craquait comme la paille ou le rotin, fissure végétale habitée par un peuple de parasites attaché à sa Constitution. D’autres personnages s’avançaient, mais la lumière se limitait à nous quatre et je ne me suis jamais retourné, le front presque collé à l’écran qui accompagnait Fossoyeur d’un tic-tac synthétisé électroniquement, à moins que l’échantillon fût arraché à mon quotidien par je ne sais toujours pas quel troyen aux intentions publicitaires. La goutte connaît l’intervalle que la trotteuse rythme pour ne pas perdre le Nord. J’avais besoin d’une fréquence particulière : je m’en souviens maintenant. Topsy et Turvy ont chacun leur paillasse. Arrivé le dernier, je couche par terre, les pieds sous la cuvette. Et il n’est plus question de pratiquer un autre langage que celui qui est en usage. Naguère, Cercueil et Fossoyeur se marraient en me voyant tourner de l’œil et Myriam tentait d’adoucir leurs mœurs. La porte vibrait sous les chocs répétés du heurtoir à tête de diablotin grimaçant, la main l’empoignant tandis que l’autre main s’appliquait à ne pas heurter sans ménager ma douleur. Jamais personne n’avait crié mon nom, à part ma mère de sa voix de trombone à coulisse. Fossoyeur s’attendait à ma mort. Cercueil, je ne sais pas. J’étais assis dessus. Myriam éclairait le mur, évitant de projeter sa lumière sur l’écran. Le flacon de nourrissement totalglass était vendu pour durer autant de temps qu’on tenait le coup. On ne pouvait pas aller au bout parce qu’il n’y avait pas de bout ! Mais au réveil, si on peut appeler ça sommeil, on avait l’impression d’y être allé et c’était ça l’important disait la publicité spotglass. « Vous avez maintenant le glass, ami de l’autre monde ! » Et si vous n’aviez pas un ami capable d’escalader la façade, vous étiez perdu sans combat ni beauté à admirer dans son effort pour exister. Le visage d’Alice, sévère et enfantin, prenait alors la place de l’écran. La concierge en était épatée jusqu’aux ongles qu’elle rongeait, l’autre main posée en poing fermé sur la masse graisseuse de sa hanche :
« Je me demande comment vous faites ! Où vous trouvez donc ce courage ! Qui vous a appris ça ! Oh mais j’ai passé l’âge… Si vous m’auriez connu du temps où il m’en fallait deux pour jouir de moi-même… Mais ce monsieur a perdu la tête et ce que je dis c’est pour rien. Il ne m’écoute pas. Regardez-moi ces yeux de merlan frit ! J’ai entendu un grand boum et je vous ai appelée… Il est tombé de sa chaise et a bien failli se rompre le crâne contre le lavabo ! J’en aurais été pour mes frais ! Monsieur Phile ne veut jamais rien savoir… J’ai beau m’expliquer… ce qui est cassé ne peut l’être que par ma faute ! Mais qu’est-ce que j’ai à voir avec ça, moi ? »
Elle désignait l’installation « glass à toute heure » sans toutefois s’en approcher, demandant (peut-être pour railler) : « Où c’est que ça se trouve, une pareille chose dont les gens raffolent… C’est donc qu’ils ont raison… mais lui, il a tort !
— Vous feriez bien de descendre et de remonter avec votre attirail de nettoyeuse…
— L’odeur de la Javel ! Après ce que je viens de vivre ? Vos outils de citoyens exemplaires sentent la mort ! J’ai encore faim, ô Alice !
— Il va pas faire ça ici ! Ça s’rait bien l’moment qu’on sache c’que vous avez entre les jambes, ma pauvre…
— Laissez-la tranquille, génuflectrice citoyenne ! Je l’aime !
— Allez chercher de quoi effacer ces traces… Je m’occupe de lui…
— Oh ! Je sais bien comment que vous vous en occupez… Je frapperai avant d’entrer. Il y a longtemps que je ne regarde plus rien dans le genre…
— Je laisserai la porte ouverte… Agissons vite et bien !
— Ce sera comme s’il ne s’était rien passé ! Je vous le garantis ! Hop ! »
Et la voilà descendant l’escalier quatre à quatre, relevant le tablier sur ses varices et retenant ses charentaises avec les orteils, semelles claquant sur les marches dépourvues de tapis à cette altitude. Alice éteint Fossoyeur et me soulève comme si je ne pesais plus rien, comme si je m’étais vidé de tout ce qui ne me sert plus à rien, si jamais je m’en suis servi pour quelque chose. Le bout de ses doigts est saignant. Elle a lutté contre le mur, sa verticalité exacte, la rareté de ses ancrages, des fissures dont elle connaît la cartographie. On entend l’ascenseur arriver à l’étage au-dessous, sa grille coulisser métallique et flasque, puis les pas sur les marches nues, le halètement de Julien qui vient aux nouvelles. Il était en train de se désaltérer au café d’en face. Son haleine a vite fait de saturer l’espace que Myriam éclaire toujours de sa lumière jaune.
« Il va finir par en crever, dit-il entre deux aspirations forcées. Moi-même, je ne…
— Tu ne vas jamais aussi loin… On le sait, Julien !
— Il a arraché le rideau ! Je ne suis pas bricoleur, moi !
— C’est moi la responsable…
— Tu as recommencé ! Au risque de…
— Julien qui ne finit jamais ses phrases… Je me demande ce que ça donne une fois écrit… Peut-être pour ça que…
— Cesse, veux-tu ! »
Didon (la grosse dondon) remonte avec son attirail de laudatrice du système d’embauche et aussitôt se met au travail, sans parole mais bousculant les meubles qui reprennent vie et m’interrogent pour savoir quand je vais me décider à agir pour qu’on nous foute la paix.
« Mais c’est que j’habite ici moi aussi ! beugle Julien qui tambourine la vitre pour ne pas perdre patience. J’en ai marre ! On se croirait à bord d’une frégate anglaise en partance pour les Colonies.
— Je préfèrerai un steamer… avec des filles coquettes et joyeuses couchées dans des transats à l’ombre d’un roof porteur d’athlètes exhibitionnistes…
— C’est ce que tu as vu dans ton rêve… ? dit Alice toujours plus douce.
— Je n’ai rien vu ! Mais on a bien joué…
— Qui donc… ? hennit Julien.
— Mes amis et moi…
— Nous sommes tes seuls amis, Alfred…
— Julien n’est pas mon ami !
— C’est méchant de dire ça ! Et tu le sais ! » dit Alice sans élever la voix.
Je ne pouvais pas lui dire ce que je savais à propos de Julien et de Frank Chercos. Tout ces écrits soi-disant destinés à l’édition parisienne… Des clous ! Un ramassis de spéculations paranoïaques à usage autofictionnel ! Frank en possédait un double photocopié des années avant qu’on fasse connaissance lui et moi. Ils y avaient travaillé Roger Russel et lui. Autant d’années ou presque et Roger avait jeté l’éponge à l’approche de la retraite. « Voilà ce qui arrive quand on a cotisé…
— Vous cotisez vous aussi, non… ? Un employé des hôpitaux publics…
— Mais je n’y pense pas ! Voilà toute la différence. Roger s’est mis à y penser quand il a eu besoin d’assistance pour pénétrer ses partenaires…
— Une autre bitte… ! Vous m’étonnez…
— Il ne m’a pas renseigné sur les moyens qu’il avait trouvés pour pallier la flaccidité… croissante d’après ce qu’il disait en avalant des substances qui participent à ce déclin. Il en avait marre de Titien Labastos…
— La bastos… ?
— Julien Magloire est un nom d’écrivain… Sa femme s’appelait Magloire…
— Je croyais qu’il avait épousé Hélène… Hélène Surgères…
— Appelez ça comme vous le pensez… Je n’ai plus l’esprit assez clair pour en penser quelque chose… Roger et moi on a tout laissé tomber… y compris notre amitié… Une amitié de toute la vie… On se reproche mutuellement ce temps perdu à travailler pour transformer le matériel graphomaniaque en œuvre d’art. Roger n’est pas vraiment un artiste, mais il s’y connaît en esprits tordus, surtout s’il n’y a aucune chance de les rendre en plus ou moins bon état à la société qui les a produits.
— C’est donc vous l’artiste… ?
— Que je m’en flatte !... Mais depuis, je m’exprime sur un autre plan… On verra ça…
— C’est toujours ce qu’on dit… Écrivez pour empêcher les autres d’écrire… J’en rendrais plus d’un malade comme un chien si j’agissais ainsi dans votre bousin à bocaux agités. Heureusement que je ne suis pas fou !
— Tralala itou ! Maintenant, je suis dans les réseaux et je fréquente les poètes municipaux, ceux qui courent après les subventions et autres aumônes étatiques. Qu’est-ce que vous me voulez… ? »
Je voulais savoir. Un type coincé par lui-même dans la circularité de son histoire humaine a besoin de s’expatrier, sinon il devient fou ou la marionnette d’une quelconque candidate au mariage républicain éventuellement confirmé par les traditions locales en vigueur. Je me suis longtemps cherché. Et je me suis trouvé. Bon… Maintenant, qu’est-ce qu’on fait, toi et moi ? J’en avais une vague idée, mais à condition de tomber sur un filon. Je n’ai pas longtemps prospecté. Julien Magloire est arrivé ! Et sa suite, comme un collier se défile sur le tapis où on a mis les pieds un jour de chance. Ce livre (celui que vous lisez) pourrait s’intituler Portrait d’un lord. Je ne suis pas venu pour autre chose !
« J’en boirais bien un autre, dit Frank Chercos. Qu’est-ce que vous buvez-vous… ? Porto… ?
— Kol Panglas… Vous connaissez Kol Panglas… ?
— Le fabricant de cigares garantis imitation cubaine ? Il paraît qu’il encule une cigarière par jour…
— Je ne crois pas, non… Il m’a demandé de vous en offrir une boîte Grand Luxe… 24 unités contrôlées à la main…
— Et au nez, je suppose… Il me soudoie, votre Kol ! Mais je ne vois pas ce que je vaux à ses yeux… Vous n’en savez rien vous-même, n’est-ce pas ?
— C’est peut-être de la part de Pedro Phile…
— Je comprends mieux… Vous m’excuserez de ne pas vous mettre au courant… Vous en voulez un… ?
— Je ne fume pas… merci !
— Par contre vous ne négligez pas le porto… ! Encore un verre ? Je n’y ai jamais goûté…
— Boisson de femme…
— Alice n’est pas une femme…
— Ni Julien un cybérien…
— Tulipe ? Tulipe… ? Alfred… ?
— Je suis un homme…
— Je le vois bien… Vous êtes celui que Julien a tué… n’est-ce pas… ?
— Il ne m’a pas tué… Demandez-le-lui… Demandez à Frank Chercos… l’inspecteur de police…
— Pourquoi vous en veut-il… ?
— Je suis son inconscient… Fichtre ! Je le connais à peine… Je suis tombé amoureux d’Alice… Je l’ai suivie… Il nous a suivis… Je n’en sais pas plus…
— Mais vous voulez sortir de la prison où vous a enfermé votre enfance… Colère ou… suicide… ?
— Je ne publierai jamais rien sur le sujet. Mon sujet, je le tiens maintenant… Je ne vais pas passer à côté sans le voir… !
— Comme dit la chanson… »
Frank a l’air passablement éméché à ce moment-là. Il a du mal à frotter son menton, ce qui ne l’aide pas à réfléchir. Il avale plusieurs gorgées de son breuvage et mords dans un kolipanglaso sans craquer d’allumette. Il hoche la tête, déprimé :
« C’est que…
— C’est que quoi… !
— Roger est devenu comme qui dirait aussi dingue que le cas le plus désespéré qu’il a eu à traiter au cours de sa longue carrière d’expert auprès des tribunaux…
— Il ne limitait pas ses activités professionnelles à l’hôpital… ?
— Comme vous dites… Nous allons avoir du mal à le convaincre…
— C’est à vous de le faire ! Je vous paie pour ça !
— ¡Claro ! Je ne sais même pas s’il a conservé ce… dossier… Julien a dû en augmenter le volume… tel que je le connais. Vous partagez la même chambre, non… ? Il doit bien s’en absenter de temps en temps… Fouillez ! On trouvera le moyen de… photocopier… Vous êtes connecté… ? Scannez donc ! Je serai à l’autre bout du fil… Prenons le temps…
— Des lunes ! Je n’ai pas le temps…
— Pensez-y en tout cas… Remerciez de ma part ce bon Kol Panglas qui imite bien ce qu’il imite. »
Frank se leva, mais s’appuya sur la table des deux mains, penchant son visage usé jusqu’à la corde sur le mien moins précisément atteint par les effets de l’attente qui, croyez-moi, n’est jamais merveilleuse. Il dit :
« Je n’ai pas encaissé votre chèque… Je vous le rendrai peut-être. Je vais prendre le temps de réfléchir. Roger est un vieil ami, presque un frère, même s’il me considère comme son fils.
— S’il le dit… Les croisements de destins ne sont pas rares si le lit est fait…
— ¡Hasta luego ! Sancho… »
C’est ça ! Jusqu’à la prochaine. Ou je serai mort avant. Je suis rentré chez moi. Didon (la grosse dondon) balayait mon plancher avec une ardeur de locomotive en montée. Le vent entrait puis ressortait par la fenêtre, renonçant à prendre la porte qu’elle barrait de son imposante silhouette. L’odeur des fleurs enivrait les mouches qui ne trouvaient plus les murs. Tout était propre. Le lit était fait et plié. Je n’aurais plus qu’à le déplier. Miss Alice lui faisait dire qu’on n’avait pas besoin de moi ce soir.
« Un remplaçant ? m’étranglai-je. Je n’en ai jamais eu !
— Qu’est-ce que je sais, moi… Monsieur Magloire a reçu un énorme colis fait avec des planches… Il a mis de la paille partout, comme vous pouvez le constater si vous regardez dans le seau…
— Une nouvelle prothèse… Ça venait de Chine… ?
— Je ne sais même pas ce que c’est un Chinois ! Jamais couché avec… Il en a mis partout ! Partout ! Même dans le lit ! Miss Alice en avait dans les cheveux… Elle riait comme une folle ! Je ne veux pas en savoir plus ! Laissez-moi passer ! »
Un coup de graisse de hanche dans le ventre et elle sort, me laissant toute la place pour imaginer « ce que bon [vous] semble ». Elle ne se hâte pas dans l’escalier, puis l’ascenseur s’essouffle en descendant, tremblant de tous ses membres qu’il a anciens et proches de la mise au rencart. « Julien Magloire n’a pas tué Alfred Tulipe ! » Pourtant, ils ont longtemps affirmé le contraire, les deux carabins de Sainte-Anne. J’ai bien le temps d’y penser, me conseillait-il en sirotant sa mixture exotique. Un coup d’œil dans la boîte du pneumatique me renseigne : j’avais assez de crédit pour un flacon supplémentaire. Je me retourne aussitôt. Cercueil et Fossoyeur le savaient et ils se sont préparés à recevoir la lumière de Myriam, celle qui éclaire mes obscurités narratives.
D’habitude, Didon (la grosse dondon) ne laisse pas une trace de ce qui a existé avant qu’elle s’y mette, ses instruments dressés en faisceau hors du champ de son action, sur le palier qu’on atteint par un escalier étroit sans encaustique ni tapis, les planches savonnées et rincées et les marques de la brosse et de la spatule multipliées par la lumière qui vient d’un œil-de-bœuf, soleil, lune ou éclairage artificiel de la rue, tandis que le locataire attend sur le palier en compagnie du chariot auquel elle revient à intervalle régulier, répandant son odeur de sueur aillée au trou du cul et reprenant la conversation là où elle l’avait laissée, secouant des manches, des couvercles, vissant et dévissant des bouchons ou les déclipsant avec le pouce, soulevant le tablier qu’elle a enfilé à même des sous-vêtements jaunes non pas de crasse mais en prévision de la crasse inévitablement contractée par cette activité, le soulevant pour se gratter la cuisse. Elle souffrait de je ne sais plus quelle lombalgie due à une cambrure exagérée qu’elle tenait de sa grand-mère ou de sa tante ou de qui que ce fût qui lui avait légué des particularités, ce qui est donné à tout le monde, mais je ne lui en ai jamais fait la réflexion, craignant le débat avec le bas de l’échelle sociale. Julien avait répandu sa paille dans toute la cage d’escalier. Les livreurs (ils étaient trois et « pas de trop » vu la taille du colis) n’avaient pas pu faire entrer la caisse dans l’ascenseur. Ils en avaient rouspété pendant toute la montée, cognant des murs qui ne l’avaient jamais été, foie de Didon ! (rien à voir avec Pygmalion… Didon était une parisienne qui avait la manie de s’étonner de tout, genre Céline : ah dis donc !) Elle en avait perdu la voix et, tentant de la retrouver, me tenait au courant des dernières nouvelles en provenance de l’entreprise tentaculaire de Pedro Phile qui ne lui inspirait pas que du respect. Julien (allez donc savoir pourquoi il avait tenu à se faire livrer à domicile, sous les toits !) avait redescendu le contenu de la caisse, toujours sans ascenseur, causant un vacarme tel que toute la maisonnée avait cru à un tremblement de terre.
« Remarquez bien que sans difficulté, dit-elle en torsadant une serpillère. Il est entré dedans, comme je vous le dis ! Et ça s’est mis à descendre l’escalier comme si ça avait fait ça toute la vie ! Mais quel chahut ! Je crois qu’il y a un moteur à explosion dedans… C’est en tout cas ce que pense monsieur Pélagie…
— Qui est monsieur Pélagie… ?
— Votre voisin du dessous… Il allait devant pour guider, mais rien à faire ! Oh mes murs ! Mes tapis ! Et dans le vestibule : mes dalles de marbre qui ne supportent pas la rayure ! On s’est tous retrouvé dehors. Qu’est-ce qu’on a ri !
— Julien riait aussi, je suppose…
— Plus que nous ! Là, coincé dans cette espèce de machine infernale. Et Alice dedans elle aussi, vêtue d’une combinaison d’astronaute… Son visage était à peine visible dans les reflets de la visière ! Ils avaient l’air de s’amuser… je vous le dis ! »
La serpillière est secouée puis Didon reprend sa tâche exactement où elle l’avait laissée. Je veux en savoir plus ! Je bave comme à trois ans devant la cahute de la marchande de glace à l’italienne, voyant les autres enfants revenir pour en avoir encore, leurs nez tutti frutti levés vers le robinet de la machine. Mais ce n’est qu’un flash comme j’en connais beaucoup depuis que je suis en cavale alors que je n’ai tué personne. Un manche revient et s’échange contre un autre. C’est alors que j’aperçois le bras cybérien de Julien, posé sur Cercueil, la main ouverte vers le plafond.
« Il a donc reçu sa nouvelle prothèse… dis-je sans franchir le paillasson.
— Vous êtes au courant… Je ne l’étais pas, moi ! Je ne savais même pas de quoi il s’agissait… Monsieur Pélagie…
— Il n’aura plus besoin de celui-là… Hum… Je me demande ce qu’il va en faire…
— Qui qu’en aurait besoin… ? Moi j’aime pas trop me servir de ce qui a déjà servi… On sait jamais !
— Mais vous n’avez pas besoin d’une prothèse ! Vos bras…
— Quoi mes bras ? »
Plus de débris de paille sur le plancher…
« Ni sur le lit ! s’esclaffe-t-elle.
— Il fallait fermer la fenêtre avant de déballer ! Sinon entre la porte et la fenêtre se crée…
— Ya pas d’secret, monsieur Tulipe… Tout le monde sait. Voilà. C’est réparé et bien hygiénique. C’est qu’on ne sait pas d’où elle vient, cette paille !
— J’ai connu des animaux…
— Monsieur Magloire a aussi cette manie de ne jamais achever ses phrases… Monsieur Pélagie dit que…
— Je vais sortir…
— Pour aller où ! Miss Alice n’a pas besoin de vous ! Prenez quelque chose et couchez-vous. Ils rentreront bien assez tôt !
— Il faut que j’y aille !
— Mais vous n’avez pas rendez-vous ! Monsieur Tulipe ! »
Trop tard ! Je suis dehors, le nez rafraîchi et la langue sèche.
La nouvelle prothèse de Julien fit sensation. Il y avait du monde devant sa loge. On voyait la perruque noir de jais d’Alice qui se trémoussait en tournant les pages du mode d’emploi écrit dans toutes les langues. Elle en connaissait au moins une, comme tout le monde. Or, je n’étais pas comme tout le monde ! J’avais tout quitté pour l’aimer chaque jour que Dieu fait et défait (ou refait). Personne ne m’a remarqué. Je me suis glissé entre le mur et cette agitation joyeuse qui levait des verres pleins pour l’instant. Le nouveau spectacle de Julien, c’était pour ce soir ! Personne ne s’était attendu à ça ! On savait qu’il préparait quelque chose, mais pas avec ce modèle sophistiqué dont la technologie explorait les limites du possible en matière de sensation. Comme le monde est petit ! Je trouvai la porte et entrai, cherchant aussitôt le bouton de l’interrupteur. L’ampoule était grillée. J’avançais dans le noir, genre coincé entre les effets de Poe qui confinent à l’artifice et ceux d’Aiken qui révèlent un aspect jusqu’alors inconnu de la nature humaine. Les trente six chandelles du miroir m’aveuglèrent. Je protégeai mes yeux dans mes mains. Je savais que derrière elles, Julien me demandait « ce que [je foutais] là ! » J’entendis la porte claquer. Alice dit :
« On voulait te faire une surprise… C’est raté maintenant…
— Mais quel genre de surprise, nom de Dieu ! m’écriai-je sans les voir, m’enfonçant dans cette ombre comme dans un couloir avec des rais au bas des portes.
— Puisque c’est foutu… fit Julien qui renonçait (une fois de plus) à m’enguirlander. Il paraît que tu as parlé à Frank Chercos… ?
— Je ne lui ai pas parlé ! Nous avons parlé…
— Et bien sûr tu as avalé tout ce qu’il t’a raconté à mon sujet… I see…
— Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle prothèse ? Vous auriez pu m’en parler avant de…
— Tu ne fais plus partie du spectacle, dit brusquement Alice.
— Tu peux retourner chez toi, voilà ce qu’elle dit… »
J’écarte un peu mes doigts, mais je ne les vois toujours pas. La lumière du miroir est aveuglante. Elle l’a toujours été. Julien souffre de cataracte, mais il n’a pas besoin de voir Alice pour la caresser. Elle se laisse conduire où il veut. Tel est le sens du nouveau spectacle. Ensuite les spermes sont mêlés sous les flashes et des serveuses nues jusqu’à la ceinture distribuent les photos et en encaissent le prix sans rendre la monnaie.
« C’est complètement con… dis-je dans cette ombre qui devient lumière.
— On verra bien, dit Julien. Si on n’essaie pas, on ne saura jamais.
— Il a encore un tas d’idées, dit Alice sans cacher son enthousiasme. Monsieur Phile lui a donné carte blanche… Toi, tu peux retourner d’où tu viens…
— Je n’en reviens pas ! »
Des fois (c’est le cas), les mots dépassent la pensée. Il faut que je m’assoie. La chaise (Cercueil II) se place sous moi et je me pose sur elle, épuisé par le sujet de la conversation. Nous ne sommes pas en train de jouer. Je m’en rends bien compte, mais il y a des limites à ne pas dépasser. Dans le scénario original, Julien Magloire tue Alfred Tulipe. Pourquoi n’est-ce pas arrivé dans la réalité ? J’ai posé la question à Frank Chercos dont c’est la spécialité, si j’en crois son curriculum vitæ. Il venait d’allumer le kolipanglaso et la fumée commençait à nous isoler du reste de la clientèle. Personne ne s’étonnait que je ne fume pas un cigare d’aussi grand prix. La boîte était ouverte entre nos deux verres. Le barman avait apporté un briquet de table. On était bien servi dans cet hôtel. Le porto me montait à la tête. J’avais une soif d’enfer, de celles qui harcèlent le bédouin qui ne peut même plus éjaculer ou qui en a peur. La moindre goutte devient précieuse dans certaines situations bien connues du public amateur de spectacles. C’est fou ce que le spectacle a gagné en influence dans notre société pourtant née du livre ! Frank Chercos n’avait pas d’explication. C’était avant qu’Alice me renvoie chez moi, mais j’avais déjà perçu les signes de cette méchante décision qui allait me détruire ou la détruire si j’en trouvais la force. « Alfred Tulipe, que Julien Magloire n’a pas tué, a détruit Alice Qand ». Mais comment ? Comment détruit-on sans risquer d’en rendre compte dans un tribunal conçu à cet effet ? Frank Chercos n’avait pas cette réponse-là non plus. Il tirait de grandes volutes de son cigare et les regardait s’élever vers le plafond gris et peuplé de fissures habitées que de grosses araignées enjambaient avec une lenteur et sans doute aussi une précision qui me laissaient pantois.
« Vous devriez rentrer chez vous, me dit-il. Vous n’avez rien à faire avec cette racaille. Et puis Alice n’est pas une femme. Quelqu’un vous attend peut-être…
— Où… ?
— Là-bas… D’où vous venez… Vous venez bien de quelque part, nom de Dieu ! On a tous des racines… Il n’est pas mauvais de s’en inquiéter de temps en temps…
— S’inquiéter… ?
— Façon de parler… Je voudrais bien vous aider mais…
— Vous avez rendez-vous avec Roger Russel, n’est-ce pas… ?
— On ne peut rien vous cacher ! »
Il se leva, empocha la boîte de kolipanglaso et me tendit la main. Son cigare se finissait au coin de la bouche, l’autre coin aux lèvres soulevées parlait et j’écoutais :
« On aura sans doute l’occasion de se revoir. Retournez chez vous. Homère Divin n’a pas porté plainte. Il ne se serait jamais avisé de le faire sans l’avis de son employeur, Pedro Phile le bien aimé. Vous avez tourné en rond. Je connais des femmes à qui vous ne déplairiez pas…
— Des infirmières… ?
— Et des femmes de salle. J’en ai épousé une. On a deux gosses. Des crétins dans votre genre. Salut ! »
Il ne m’avait pas beaucoup aidé, mais j’y pensais dans la loge de Julien. Ses admirateurs se bousculaient devant la porte qui demeura fermée tant que dura cet épisode tragique qui a changé le cours de mon existence. On ne peut pas savoir ce qui va nous arriver. C’est le charme de la vie, dit-on, sinon on s’ennuierait comme l’automne qui ne connaît que l’hiver et l’été, aux antipodes du printemps qui ensemence le monde sans révéler ses sources. Qu’est-ce qu’on se fait comme illusions ! Et tout ça pour que l’enfant ne se donne pas la mort.
« Ça ne peut être que lui ! » Combien de fois avons-nous entendu cette… sentence ? Nous avons même quelquefois participé à son application. Nous avons tellement besoin de justice… ou tout au moins de justifier : « Vous vous trompez ! Ce n’est pas moi ! » La condition humaine s’étrique en vase clos. Personne ne sort ! Il faut vivre ensemble. Et c’est tout seul qu’on meurt. De là naissent les personnages. J’ai toujours été intéressé par leurs inventeurs. Peut-être fasciné, émerveillé, séduit ou envoûté… Mais comme la connaissance est limitée par les questions morales et que j’ai du mal à me borner à penser comme les autres pour ne pas subir leurs assauts défensifs, j’ai tendance à m’en tenir à la beauté des choses et du geste, quitte à me retrouver seul pour en jouir. On devient vite un solitaire entouré d’amis dans ces conditions opportunes. Tautologie : si la mort est ce qu’elle est, c’est parce que nous ne pouvons rien changer au temps qui passe et ne se retourne pas. Aimez-vous les uns les autres en attendant de vous déchirer d’une façon ou d’une autre, dans un roman ou un procès, en vase clos ou au spectacle de la vie quotidienne. Ce n’est pas « Ça ne peut être que lui ! » ni « Vous vous trompez ! Ce n’est pas moi ! » qu’il faut comprendre mais : « J’ai raison et vous avez tort ! » Ajoutant, à haute voix ou en aparté : « Je ferai tout pour que justice soit faite ! » Par exemple créer un personnage. L’enfant les imite si bien ! On les lui donne d’ailleurs. Il n’en manque pas, même si leurs catégories se limitent à ce qu’on sait depuis longtemps et à ce qu’on redoute plutôt pour se faire peur que pour se donner une chance d’en savoir plus. Mais il n’y a rien de plus impressionnant que celui qui invente son propre personnage, surtout s’il prétend le faire entrer, de force ou par ruse, dans le système encyclopédique national, voire universel, rubrique des personnages célèbres, remarquables, illustres, etc. les épithètes foisonnant chaque printemps que l’hiver inspire à l’esprit en proie à son angoisse liminale (« Pourvu qu’elle le reste ! ») Je n’en démordrai pas, foi de convaincu (sans jeu de mots) : la réalité se trouve quelque part entre les apparences et le rêve. Et si vous avez quelque talent, chaque fois que vous vous mettez à écrire pour ajouter au personnage ou pour en élaguer les contours, vous devenez votre propre poète. Seul lecteur aussi sans doute, car il n’est pas aussi aisé de prendre la parole, quoiqu’en dise le nerf du réseau qui occupe vos soirées et bientôt le moindre répit consenti par vos activités alimentaires et diplomatiques. Mais voyons donc : êtes-vous le personnage de vos personnages ? Ou leur inventeur ? Et que devez-vous à la connaissance du personnage ? Avez-vous lu assez pour entreprendre cette pratique au-delà de l’exercice ordinaire de la justice… la moins recherchée ? Que de questions tremblantes de peur avant de se mettre à l’ouvrage ou en cours de tractation avec les épisodes qui s’enchaînent ou pas selon que vous avez de la chance ou que vous n’êtes pas si seul que ça… Comme il est clair que William Faulkner n’est pas Joe Christmas et que Robert Jordan est Hemingway ! Mais Bardamu est-il Céline ? On voit là quelles sont les limites de l’entreprise. D’autant que vous n’arrivez pas à la cheville de ces illustres exemples de réussite éditoriale et littéraire, d’une pierre deux coups ! Est-il possible de sortir des tribunaux ordinaires quand le cœur ni l’esprit n’y sont pas ? « Je ferai tout pour que justice soit faite ! » Vous avez à peine mis le pied dehors que le tiers impose sa nécessité. Et vous ne le traînez à vos basques que s’il y consent ou s’il est lui même adoubé. Mais par qui l’est-il ? Lui-même ? Les autres ? Le système ? Les autorités ? Arrrh ! Ne voyez-vous donc pas que la porte est close ? Tribunal, hôpital, hôtel, propriété secondaire, usine, bureau, petites et grandes surfaces, églises et autres temples, théâtre, bordel… N’êtes-vous jamais sorti pour respirer l’air pur, ou censé l’être, de ce dehors qu’on ne peut en principe observer qu’à travers les vitres ? Ne sort-on pas d’un lieu, d’un objet ou d’un cœur que pour entrer dans un ailleurs qui y ressemble beaucoup, voire tout à fait ? Ne savez-vous pas, ô intime conviction, que si vous êtes dehors alors vous détenez le Grand Secret ? Comme prétendent en dispenser les bienfaits et les lois les imposteurs de la religion et de la politique, peut-être même de la science… Vous qui avez du mal à joindre les deux bouts… Objets des crédits possibles dans les limites d’une capacité de financement qui se calcule à un poil près ! Vous descendez maintenant les escaliers pour aller retrouver vos amis autour d’un repas de cafétéria. Vous n’allumerez votre cigare qu’une fois dehors, avec le sentiment épouvantable de n’être pas sorti et rêvassant à de doux et convulsifs échanges de caresses auxquelles seuls les voyages organisés et les rencontres festives peuvent se comparer. Ces clés qui accompagnent vos déplacements… Réunies en anneau. Belle figure mathématique. À moins que votre paresse ne vous contraigne à préférer la poésie. Celle des chansons ou des moralités, selon le temps qu’il fait. En poussant la porte de la cafétéria, vous avez le sentiment de jouer votre rôle le mieux possible compte tenu du bruit des fourchettes et des verres qui trinquent entre les voix. Quelques patients ont obtenu le droit de prendre place parmi vous. On les reconnaît à leur exubérance ou au contraire à leur laconisme crispé, encore que cette incisive clarté ne soit qu’un jeu. Vous ne savez plus, au moment de vous asseoir, qui relève de votre invention ni qui tente de vous soumettre à la sienne. La complexité, après mûre réflexion, a relégué le sentiment de l’absurde derrière les vitrines de la curiosité que l’Histoire inspire encore à ses chercheurs.
« Vous êtes dingue, Chercos… Mais vous n’êtes pas là pour être soigné ! On attend de vous une exécution fidèle…
— …et sans invention…
— …fidèle à la procédure dont je suis le seul…
— Procédure… ? Je croyais…
— Cessez de croire, Frank ! Et mettez-vous au travail une bonne fois pour toutes… Vous savez de quels petits noms ils nous ont affublés… ?
— Ils… ? Qui ça, ils… ?
— Je ne sais pas qui est à l’origine de ce… de cette…
— Quelque chose d’insultant… ?
— On peut le prendre comme ça… en effet ! Mais nous ne saurons jamais…
— Je finirai bien par l’apprendre moi aussi ! Qui vous a révélé ce secret de Polichinelle ? Ni Julien ni Alfred, je suppose…
— Peu importe l’identité du délateur… ou de l’auteur du signalement… selon qu’on l’estime de nature à contribuer à la thérapie ou au contraire à en affecter le principe fondateur…
— Alors… ? »
Roger Russel ouvre la boîte. Le couvercle, ainsi dressé, exhibe la marque du produit : KOLIPANGLASO et le portrait de trois quarts d’une cigarière aux dents éclatantes d’une autre blancheur que celle du tabac.
« Je suis « Carabin »… dit Russel craquant le corps imparfaitement cylindrique couleur d’Afrique et d’Amérique, ne quittant pas la poseuse des yeux.
— Ce n’est pas bien méchant !
— Du moyen français escarrabin, « celui, ou celle (l’étymologie ne le précise pas) qui ensevelit les pestiférés… »
— On vous imagine plutôt franchissant la ligne de défense de l’ennemi (la France n’en manque pas) à cheval sur un canasson qui serait la jument ou le mâle de Rocinante ! « Mejor montura que los famosos Babieca del Cid y Bucéfalo de Alejandro Magno..»
(Rire à demi de Frank Chercos (moi ) )
« Vous rirez moins quand vous apprendrez comment on vous portraiture ici… » grogne Roger.
J’avais moi-même crayonné mon profil sur l’envers de la porte d’une petite folle de moi.
« Alors… ? fis-je, quelque peu interloqué par l’épaisseur de la fumée.
— Carabas ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Moi docteur en cavalerie de la Peste et vous marquis comme l’Ogresse ! J’en ai ri toute la soirée. De vous, bien entendu. Car le lien entre carabin et médecin est vieux comme l’Université. Mais la noblesse dont on vous peint est bien verte ! Vous venez à peine d’arriver que…
— J’imagine que chacun ici a le sien, non… ?
— Le sien quoi ? Ah ! oui… Comme cohyponyme… L’hyperonyme étant… soignant. Vous Carabas, marquis de l’exécution et moi Carabin, docteur en médecine… un peu quijotesco… je vous l’accorde. Mais bon… Moi, on m’a envoyé ici… Comme un colis… Et sans lettre de recommandation… suite à… vous savez… (un temps qu’il consacre à tranquilliser le brasier de son cigare) Vous savez ou vous ne savez pas ?
— Nous nous connaissons à peine…
— On vous a envoyé ou pas… ? J’aimerais savoir… C’est important… comme hypothèse de départ… Vous pouvez me mentir si vous estimez que j’en fais trop… Je ne sais même plus si j’ai ou même si j’ai eu le sens de l’amitié… Alors… ?
— J’ai postulé… Je suis… Je suis d’ici !
— Par Belzébuth ! Y êtes-vous né par-dessus le marché ?
— Personne ne naît plus chez soi… Nous sommes étiquetés (ici le nom de la préfecture). Mais vous-même… ?
— Drôle de façon de faire connaissance… Hum… »
Il soulève une pile de dossiers tous chemisés de bleu et en extrait une chemise de couleur ivoire avec des inscriptions au crayon alors que le feutre rouge intitule les autres. Il la cachait ! Il ne veut pas qu’on sache. Il m’a accordé sa confiance.
« C’est intéressant, continue-t-il.
(cigare agonisant dans le cendrier avec fumée verticale qui se plie au plafond et se dissipe en volutes dans le sens de la fenêtre)
J’ai lu les deux manuscrits… Vous avez bien fait de les récupérer avant que… Vous connaissez le docteur Fouinard… ?
— De réputation… Pas… Pas personnellement…
— Ce genre d’objet ne doit à aucun prix tomber entre ses mains…
(reprenant le cigare entre deux doigts jaunes et le suçant du bout des lèvres)
Il pratique le plagiat… Sa thèse… Bof ! Passons… Nous aurons sans doute l’occasion de dégoiser à propos de la concurrence…
— Concurrence… ?
— Nous sommes entourés de plagiaires et de délateurs… Mais je ne suis plus seul maintenant. En vous confiant à moi, vous avez rompu ma solitude de grand malade de l’amitié ! Et vous-même… heu ?
— Je pensais plutôt intégrer une équipe déjà… heu… soudée…
— Prenez-en un au lieu de respirer ma fumée !
(prendre le cigare et l’allumer dans les règles)
Vous disiez… ?
— Mais je vois que… enfin…
— Que les choses sont moins cucul qu’on est en droit de se l’imaginer quand on n’a jamais mis les pieds dans ce genre d’établissement…
— Mais j’ai étudié à…
— Du cucul ! On vous les forme dans le cucul et ça finit par nous tomber dessus ! À des lunes de la capitale ! Dans un désert peuplé d’arbres sauvages, de prés bien ensemencés et de champs aux sillons tracés par rayonnement ! Mais heu bof… ! J’en ai vu d’autres ! »
Une après-midi de glycines étreignant les poutres d’un auvent de tuiles romaines. Nous prenions un apéritif sous le regard sévère d’une domestique qui avait dû être canon, cela se notait à sa posture. « Carabin » devait coucher avec. Elle avait une manière de s’approcher de la table qui n’appartient qu’aux épouses. Pas si discrète que ça, l’ancienne miss ! Se penchant pour servir (car Russel ne se servait jamais de son bras valide), elle laissait pendre deux mamelles encore fermes. Je la savais curieuse de tout et particulièrement de mon passé. Russel ouvrait grand la bouche pour y verser le breuvage quelle composait plus loin sur le dessus d’un bahut couvert de fruits et de bouteilles, maniant le shaker en experte des toxicités relatives. Des fruits secs craquaient sous les dents, coquilles visitées par des mouches excitées. Elle les chassait du revers de la main, pinçant des lèvres prometteuses. Russel agita sa prothèse :
« Je n’ai pas fait la guerre, nom de Dieu ! Il a fallu que je subisse les conséquences d’un banal accident ménager ! Pas même routier ! On ne vous donne pas une médaille pour ça, alors que la corporation des domestiques de l’État touche la Légion ! Est-ce la guerre que de juger son prochain ? Mais ne nous égarons pas…
(elle ne disait toujours rien)
On est mieux ici que dans mon bureau, n’est-ce pas ? On ne sait jamais… Ici, nous sommes en lieu sûr. Nous pouvons parler sans craindre Fouinard et sa bande…
— Sa bande… ? Je ne sais que penser de…
— Vous pensez peut-être qu’il agit seul… ? Allons ! Allons ! Mais qu’est-ce qu’on vous apprend en CHU ?
— CHR…
— Pire ! Comme je le disais tout à l’heure… Vous avez remarqué comme le cigare se consume en brasier dans mon bureau, alors qu’ici, chez moi, il se laisse fumer sans attenter à l’intégrité de mon appareil respiratoire, du bout des lèvres à l’alvéole… ? Passons… Comme je le disais avant que…
(chasse mouche qu’elle n’a pas repérée et aussitôt elle se vexe et retourne au bahut dont elle grignote les friandises avec une insolence de domestique rouge j’aime déjà son cou à peine plissé et le menton qui le rejoint contraignant la lèvre inférieure à découvrir les incisives aussi blanches que celles que la cigarière oppose à nos désirs secrets)
Vvvvvv ! Ces mouches ! Elles perturbent toujours mes pensées au moment où je suis en train de les partager avec l’hôte qui m’intrigue…
— Je vous intrigue !
— Vous avez agi en maître en saisissant, ô huissier d’Hippocrate ! cette documentation avant que Fouinard ne mette la main dessus. Car il l’y aurait mise, croyez-moi ! Comment donc vous y êtes-vous pris… ? »
Je suis arrivé à Castelpu (mon village natal) avec une valise à la main, comme tous ceux qui y viennent un jour ou l’autre (ou y reviennent…). Comme je n’avais pas où loger au village (pas encore, la maison familiale appartenant à d’autres maintenant que…), la direction m’a proposé l’usage d’un local qui, vite aménagé, pouvait servir de chambre en attendant que le docteur Fouinard me dote d’une recommandation. Le villageois a vite fait de ne plus savoir sur quel pied danser dès qu’il s’agit de distinguer le pensionnaire du travailleur. « C’est que, de nos jours, m’a confié l’un d’eux au buffet de la gare, tout le monde se ressemble et ressemble à tout le monde. Voyez… moi, par exemple… pour qui me prenez-vous… ?
— Vous êtes… Vous êtes le mari de cette dame !
— Et vous pensez qu’elle aurait accepté de m’épouser si j’étais fou ? Non, n’est-ce pas ? Donc, vous savez que je ne le suis pas et vous n’hésitez pas à me payer un verre sans craindre de provoquer une, comme vous dites : incompatibilité. Je peux boire tout ce qui se boit, n’est-ce pas, ma chérie ? »
La patronne du buffet sentait la saucisse aux lentilles. Ou l’inverse. Elle avait une chambre de libre, mais elle ne la cédait pas sans une recommandation écrite du docteur Fouinard, fût-on natif du lieu. Je la rassurai :
« Si ça se fait, couinai-je, je vais finir mes jours ici…
— C’est le cas de beaucoup, dit-elle sans m’accorder un regard de confiance.
— Je voulais dire que…
— Voilà la voiture ! » cria un enfant moustachu.
J’avalai mon verre en vitesse :
« Vous voyez, dis-je, on vient me chercher…
— C’est ce qu’ils font toujours, figurez-vous. Ils les ramènent quelquefois, mais pas toujours… »
Le petit moustachu s’empara de ma valise, à deux mains ! Il connaissait le chemin. Il ouvrit la porte d’un coup de pied et je sautai dehors pour le rejoindre. Le chauffeur n’avait pas l’air commode. Lui aussi hésitait. On ne lui avait peut-être rien dit à mon propos. Je dus monter à l’arrière de la bagnole. Le petit moustachu accepta une pièce et cogna la porte (du buffet) de l’épaule en criant le nom de la marque. Puis nous nous mîmes en chemin, comme dans un film de Dracula. Le docteur Fouinard m’attendait dans le hall d’entrée. Il me tendit une main en patte à modeler. Il n’avait pas le temps, mais « le monsieur que voilà (clin d’œil) va vous faire faire le tour du propriétaire. Hop ! J’ai rendez-vous avec ma maîtresse ! Adieu ! »
Pas le temps de le décrire. Il sauta dans une voiture qu’il conduisait lui-même. Le type qui allait me servir de lazarille me tendit sa propre main, osseuse et agitée de spasmes. Je craignis le pire. Il avait déjà ma valise bien en main. Il marcha devant moi. Nous parcourions un long couloir éclairé par une série de hautes fenêtres faisant face à une autre série de portes closes. Il était chaussé d’espadrilles usées. Sa chemise lui tombait à mi-cuisses. Il ne s’était pas peigné et sentait pourtant la salle de bain ordinaire. Nos pas résonnaient dans ce vide tubulaire. Il aurait pu être interminable mais s’achevait par une lourde porte vitrée qui donnait sur un imposant escalier de bois briqué jusqu’à la patine. Aucune odeur d’encaustique. Une lumière de réflexion complexe. Nous montâmes.
« Vous coucherez ici en attendant de trouver une piaule au village, dit-il comme s’il récitait la messe. Le docteur Fouinard vous recommandera auprès du propriétaire. Je vous recommande moi-même les chambres du buffet de la gare. Les trains sont rares et les voyageurs presque inexistants. Il n’y a pas de trains de nuit. Vous ne serez pas dérangé par…
— Vous êtes parent avec la dame du buffet… ?
— Que non !
(il se met à rire comme si j’avais touché un point sensible quelque part dans l’immensité de sa détresse)
Moi, dit-il en hoquetant, je n’ai pas droit d’habiter autre part qu’ici même !... si vous voyez ce que je veux dire… Vous n’aimerez pas les repas ! Mais en attendant que le docteur Fouinard…
— Il est parti sans me recommander… Il aurait pu m’épargner ce séjour forcé…
— Et les repas… Il a une maîtresse ! On ne sait jamais combien de temps ça dure…
— Drôle de nom, n’est-ce pas… ?
— Vous voulez dire : pour un docteur… ? »
Des toiles d’araignées aussi discrètes que possible. La fenêtre ne s’ouvrait pas. Le lit était fait. Un bouquet de fleurs inconnues mais agréablement odorantes trônait sur la table de chevet. Une chaise cachait sa vieille paille sous un coussin de velours sans aucune trace d’usure pour lui donner la parole. Pas d’armoire. Ni de placard. L’homme qui m’accompagnait s’appelait Julien Magloire.
Il m’arrive de me pencher sur mon passé, même le plus récent, histoire d’en savoir un peu plus sur ma petite personne. Ces personnages qui participent à mes anecdotes les provoquent quelquefois. Mais c’est parce qu’ils agissent en explorateurs de leur propre nature. Et chaque fois que j’agis sur eux, je me sens dépossédé du peu de bien acquis avec l’expérience. Mais de là à me soucier de ce que les autres pensent de moi, il y a loin ! Ce type avait vraiment l’air d’un guide touristique. Il était coiffé d’une casquette de marin d’eau douce et ses espadrilles avaient usé leur corde sur les planchers et les dallages d’un itinéraire dont il pouvait être le concepteur si la direction (le docteur Fouinard) lui en avait laissé la liberté. Je n’en doutais pas, pensant que quelle que fût la nature du visiteur, il agissait toujours avec la même constance et que celle-ci n’avait rien à voir avec l’obéissance. Il n’était pas impossible d’ailleurs qu’il affinât cette espèce de perfection à chaque visite guidée. Sa chemise pendait lamentablement sur un pantalon qui avait connu de meilleurs jours et ses poches latérales contenaient sans doute un trésor ou tout au moins la quintessence de ses recherches, comme l’enfance sait les trouver. Je me suis senti tout de suite curieux d’en savoir plus. Et par l’intermédiaire de ces objets cachés. Leur examen m’en dirait sans doute plus long sur ce quidam de l’enfermement que le dossier plus lourdement gardé en lieu sûr quelque part dans ce labyrinthe dont le docteur Fouinard me confierait la clé à son retour. Julien Magloire exhibait une telle expérience des lieux que j’en oublierais son histoire personnelle et jusqu’à son style illustré par les travaux dirigés auxquels il était forcément soumis. L’hôpital ne comptait pas moins de deux cents lits ! Mais je m’attendais à n’en visiter les occupants que dans les limites du raisonnable, du possiblement envisageable quand on ne dispose que de trente-cinq heures hebdomadaires pour en assumer la garde, la maîtrise et les progrès toujours en jeu malgré le désenchantement général qui affecte nos professions si particulières. Mais je ne suis pas ici (devant vous) pour en parler ni surtout pour militer en faveur d’une amélioration autant de nos conditions de travail que des dispositifs mis en place pour donner toutes ses chances à la guérison. Je n’évoquerai pas non plus les heures passées hors de ce système circulaire, car j’en sortais chaque jour, à la même heure, pour aller habiter avec les autres autres, dont certains avaient connu ma famille et s’en souvenait « comme si c’était hier », sauf que je n’ai pas longtemps vécu ici, à peine quelques mois, pas le temps d’imprimer ma trace dans les mémoires, en particulier celle d’un instituteur qui passait maintenant sa retraite entre son jardin potager et un tapis de belote près de la vitrine, derrière un rideau qu’il soulevait de temps en temps pour identifier un bruit ou une voix. Pour dire toute la vérité, ces lieux extérieurs à mes préoccupations ne m’intéressaient pas et on s’étonnait, me disait-on en sourdine, de ne pas me voir aussi souvent qu’on aurait voulu. Car ces gens, avec lesquels j’allais peut-être vivre toute mon existence, jusqu’à ma mort si cette retraite me satisfaisait autant que les plaisirs de ma vie professionnelle, ces gens espèreraient toujours me tirer les vers du nez à propos de tout ce qui touchait à leur existence et particulièrement au sujet de ce qu’ils n’avaient aucune chance de pénétrer avec autant d’acuité que leur voisinage même le plus éloigné. Qui allais-je épouser ? Ou : quand perdrais-je patience au point de ne plus m’aviser de remettre les pieds autant dans ce sombre hôpital (fournisseur, tout de même, d’une quantité d’emplois non négligeable) que dans les dédales, étrangers à mon enfance et à ma formation d’homme, de ma terre natale. Tout ceci n’a aucun intérêt, du moins dans le cadre qui nous occupe. Sauf recherche d’une atmosphère environnante qui servirait de lit ou d’écrin, selon l’idiosyncrasie de chacun, à ce qui représentait le cœur même de ma métamorphose. Et j’en dirais autant de mon exercice au sein de cet établissement à la fois maudit, pour ce qu’il contenait, et apprécié, de l’extérieur bien sûr, même si on y travaillait. J’y ai vécu non pas en étranger, car j’y ai laissé mon empreinte, mais en forastero. Je me suis limité aux aspects les plus dramatiques de mon travail, de ma fonction, de mes heures payées… C’est dans ces conditions, immédiatement mises en place, que j’ai rencontré le docteur Roger Russel. Nous avions en commun cette étrangeté. Autant à l’intérieur qu’à l’extérieur et limitant l’intérieur à un contenu parfaitement circonscrit, avec cette crainte constante de subir la force centrifuge ainsi provoquée et de se voir contraint de traverser l’épaisseur de notre coquille pour des raisons purement administratives ou comme suite à la jalousie de nos pairs. Roger Russel m’en instruisit dès mon arrivée, à quelques jours près. Nous nous sommes reconnus au premier regard par-dessus les soupières et les carafes. Puis nous nous sommes rapprochés, d’abord à cette table dont nous occupions le bout en vis-à-vis, de chaque côté d’un domestique dont je n’ai jamais su le nom. Quel plaisir de nous en servir d’intermédiaire ! Mais dans le bureau de Roger, ou chez lui, nos conversations ne connaissaient pas ces limites. Julien Magloire était devenu le sujet de nos communs travaux.
Cet intérêt pour un unique objet de soins et d’études irritait fortement le docteur Fouinard qui ne recevait de nos nouvelles que par le biais des oreilles que nous entretenions avec une certaine perversité. Roger et moi avions eu vite fait d’accorder nos violons pour ne finalement jouer qu’en duo. N’allez pas croire cependant que nous négligions le reste de cette humanité en dérive mentale et par conséquent sociale. Le travail, le nôtre, celui qui nous était confié et rémunéré avec ponctualité, était exécuté comme si nous étions à l’œuvre d’une fresque sur le plafond d’une sixtine. Mais sans y mettre autre chose que nos compétences. Le cœur était ailleurs. Nous aimions Julien Magloire. C’est le terme que nous avions élu parmi d’autres qui nous furent proposés par la rumeur. Car celle-ci courait et même s’infiltrait. Julien était tellement sollicité par les opérations de curiosité à son égard, laquelle devait mener cette engeance au cœur même de notre amour, qu’il en devint incurable ! Le diagnostic ne tomba pas sans conséquences sur nos relations amoureuses à trois. On tentât de nous séparer. Les moyens révélaient une imagination narcissique, du type de celle qu’on rencontre tous les jours dans les tribunaux, mais qu’on ne s’attend pas à constater dans une structure destinée à remettre le fou, et non pas le criminel, dans le droit chemin. Julien avait écrit de fort belles et judicieuses pages sur la relation qui crée une zone d’incertitude, et donc de conviction politique, entre le procès et l’analyse. Et malgré son état mental en croissant déclin, personne ne lui refusa jamais la permission de sortie nécessaire aux visites qu’il rendait au domicile du docteur Russel, bavardes retrouvailles qu’il ne m’arriva jamais de manquer.
« Votre servante… commença Julien (par exemple).
— Disons plutôt ma domestique, corrigea Roger Russel. Vous fumerez bien avec nous, Julien… ?
— Pas de refus ! Heu… Je ne sais plus de quoi… heu… ce que je voulais savoir… pourtant, en chemin
(Julien venait à pied bien que le docteur Fouinard l’eût autorisé à se servir de la bicyclette de service)
j’y ai pensé tout le temps… Comme si je manquais de…
— D’amour… ? Mais vous-même, Julien, avez ajouté un sens à ce mot si…
— Je sais, je sais… J’ai proposé mon sujet de thèse comme vous me l’avez conseillé…
— Vous ne m’en avez rien dit ! Vous auriez pu m’associer à votre démarche…
— Je croyais l’avoir fait en… Mais n’en parlons plus ! Fouinard m’a tellement bassiné avec le risque de crevaison que j’ai choisi de venir à pied désormais…
— Désormais ? Mais vous êtes toujours venu à pied !
— Sauf en rêve, Carabin… heu… docteur…
— Hum… Le bruit court que vous êtes à l’origine de ce ridicule sobriquet… mais je ne vous en veux pas !
— Vous faites bien ! Je n’ai rien à voir avec ça ! Cherchez plutôt du côté de Fouinard…
— Fouinard ? Je ne le vois pas… sauf insulte… Mais il sait se tenir à l’écart des polémiques. Vous savez bien qu’il est, en quelque sorte, mon gardien…
— Vous avez commis, donc, un… impair… ? Rien ne vous oblige à m’en parler, Car… heu… docteur ! Ce n’est pas le sujet… Ah ! Oui ! Ça me revient : votre servante…
— Dites « domestique » !
— On ne lui connaît pas de…
— Que voulez-vous dire, Julien ? Vous, un homme de votre intelligence… Non… bien sûr : miss Sally et moi n’entretenons que des rapports d’employé à employeur.
— Ou l’inverse… ce qui n’est peut-être pas la même chose. Ah ! Oui ! C’était à propos des VAP…
— Vapes… ? Vous voulez dire que vous fumez dans votre chambre… ? J’en serais le responsable, Julien ! Vous avez une parole ou vous n’en avez pas… ?
— Comment pouvez-vous douter, ô serpent d’hypocras… ? Je voulais vous parler des VAP, les Vipères d’Amérique Poursuiveuses. On ne peut pas leur échapper ! Vous connaissez cette particularité animale. Et pourtant : vous en rêvez ! Ils sont là, tandis que vous vous promenez tranquillement dans un de ces charmants sous-bois qui inspirent la science et la poésie qui sont en vous, quand soudain vous apercevez une de leurs têtes triangulaires et terribles, à peine sortie d’un amas de feuilles rousses ou du compost qui remplit le fossé… Si vous ne lui faites rien, ô vous le savez pertinemment ! il ne se passe rien. Vous le savez parce que c’est leur ADN ! Mais vous avez votre bâton de marche à la main… Et vous frappez la tête !
— Vous la ratez, bien sûr…
— Exactement ! Mais au lieu de s’enfuir, c’est toute la vipère qui s’extrait des feuilles ou du compost ! Vous reculez contre le dossier du lit ! Et tout le nid de vipères se met en marche. Vous frappez ! Vous frappez !...
— C’est inutile, bien sûr…
— Vous connaissez ça, n’est-ce pas, docteur… ? Le dossier s’adosse au mur, vous comprenez ? Impossible de prendre l’élan pour sauter par-dessus ce nid en folie…
— Vous êtes foutu…
— Non… Je me réveille. Vous ne vous réveillez pas, vous… ? Et vous, monsieur Chercos… ?
— Appelez-moi Carabas…
— Ah ! Je vous jure que…
— Nous savons que c’est vous ! Inutile de nier !
— Frank a été flic avant de s’adonner au sport psychiatrique… Ne le cherchez pas, Julien…
— Appelez-moi Titien !
— Comme le peintre… ? C’est nouveau… Qu’en pensez-vous, Frank… ? Vous, le roussin expérimenté… Vous connaissez mieux que quiconque la différence qui existe (devrais-je dire qui sépare ?) entre le fou et le criminel… Vous seul êtes en mesure…
— Je ne suis ni fou ni criminel, dit Julien qui contient sa colère.
— Vous avez tué Alfred Tulipe…
— Je n’ai jamais écrit ça ! C’est lui qui… »
Me désignant d’un doigt qui préfigure le révolver. Nous n’avons pas assez vécu ensemble pour en tirer des conclusions. La domestique, miss Sally Sabat, tend ses bras nus pour saisir la bouteille. À deux mains elle sert. Nous ne pouvons qu’admirer son ancienne beauté dans le contrejour crépusculaire.
« Ne pensez-vous pas qu’il est temps pour vous de rentrer, Julien… ?
— Voulez-vous que je vous raccompagne… ?
— Si vous étiez venu en vélo, vous pourriez vous permettre de rester avec nous dix minutes de plus…
— Ce n’est rien, dix minutes ! Je les perds sans arrêt ! Matin, midi et soir ! Mais je ne saurais pas qu’en faire si… Pourvu que ce ne soit jamais plus de dix minutes ! La onzième me tuerait à coup sûr !
— Prenez ma bagnole, Frank, et ramenez-le au bercail… Pas de bêtises en route ! Je vous connais tous les deux… Cette belle route de campagne… Ces abords maintenant plongés dans le brasier crépusculaire… Hâtez-vous, mes amis ! N’allez pas rater ce spectacle !
— Venez avec nous, Roger !
— Et n’oubliez pas votre appareil photo… numérique ! J’adore le numérique !
— Pas autant que moi, Julien… Pas autant… »
« Je ne sais pas ce que vous pensez de la nuit, surtout quand elle tombe ; je n’ai jamais su y entrer sans me soucier du lendemain. Ces heures interminables à franchir parce que l’organisme l’exige ! Mais je ne veux pas vous en entendre parler ! La dernière fois que vous avez évoqué la possibilité du rêve, j’en ai perdu le sommeil. Je ne veux plus rêver qu’éveillé !
— Vous ne lui résisterez pas longtemps…
— Au sommeil ? Au rêve ?
— Nous avons peut-être tort de les distinguer aussi nettement… Vous prenez quelque chose pour dormir… ?
— Plus maintenant… Depuis des années, veux-je dire. Mais je me méfie du repas du soir.
(un temps consacré à me dévisager)
Comment expliquer que je trouve le sommeil et qu’ensuite le rêve prend toute la place… ? Mais je ne veux soupçonner personne de me vouloir du bien…
— J’ai remarqué que vous ne vous approchiez pas du bassin… Il est agréable avec ses petits poissons… C’est parce qu’ils sont rouges… ?
— Il n’est pas difficile d’expliquer pourquoi ! Rien à voir avec la couleur des poissons ! Ni avec les algues qui flottent entre deux eaux ! Ni avec le soleil qui s’y baigne !
— Peut-être votre esprit apprécierait une balade au clair de lune… Était-il nuit quand c’est arrivé… ?
— Nuit noire ! Pas de lune ce soir ! Les lumières se sont éteintes en touchant l’eau. On entendait les appels, les cris, de l’eau m’éclaboussait… Je n’ai jamais rien vécu d’aussi éprouvant pour l’âme…
— Mais quelqu’un vous a sauvé de la noyade…
— Élise. Mais elle ne m’a pas sauvé. C’est moi qui l’ai confondue avec la comtesse…
— Il y a une comtesse dans vos relations ? Bravo ! C’est… de famille ?
— Elle avait les cheveux roux. Élise portait une perruque de cette couleur…
— Mais vous m’avez dit que l’obscurité était totale…
— Ça n’existe pas, le noir complet ! Je… Je ne sais pas nager… Et je n’ai pas tué non plus… Tout est faux. Jamais complètement obscur, mais loin de la vérité. Je n’ai jamais prétendu que la partager… Nous avons tous une vérité au cœur de notre existence. Croyez-moi, Cara… heu… docteur, je ne suis pas aussi dérangé que j’en ai l’air… Savez-vous que les gens d’ici reconnaissent le pensionnaire (ils nous appellent comme ça) à sa manière de se vêtir. Mais nous ne portons pas l’uniforme. Je crois que si nous en portions un, j’apparaîtrais moins négligé aux yeux de l’étranger… Comment me voyez-vous, vous… ? »
J’étais assis devant un verre sur la terrasse ombragée par la vigne, soumis au bourdonnement incessant des insectes. La porte était ouverte et leur conversation me parvenait nette comme sortie d’un haut-parleur. Une dernière abeille se noyait dans mon verre. Rien pour la sortir de là. J’attendais qu’elle en finisse avec son problème de survie. Elle finirait par s’immobiliser. Derrière moi, les portes vitrées étaient entrecroisées et j’étais censé participer à cette thérapie d’un autre âge. Mon calepin se laissait effeuiller par le vent à odeur de feuilles mortes. Comment peut-on traiter les gens de fous alors qu’on ne se porte pas si bien soi-même ? Je ne prenais plus de notes. C’était plus facile au commissariat. Plus facile à Paris. Entre ces deux points de chute, le train étirait un itinéraire de paysages champêtres coupé d’installations industrielles et de banlieues crasseuses que la ruine menaçait comme si c’était sa seule fonction, agissant sur les esprits pour les rendre fous ou dangereux. Le voyage n’avait pas ressemblé à une fuite. Tout était clairement prévu, par l’agence et par moi-même. Il pouvait arriver un impondérable, genre déraillement précédé d’une collision. Ou la rencontre avec une énigmatique étrangère qui disparaîtrait avec la fin de la nuit. Pourquoi pas un assassin motivé par des préceptes religieux ? Mais en vérité, je vous le dis, je me suis laissé emporter par la solitude qui m’accompagnait en donneuse de leçons. Je ne suis pas allé plus loin. Personne ne va aussi loin qu’il l’a espéré ou même prévu. C’est ici que la faux prend tout son sens. Après tout, j’avais pris moi aussi l’ascenseur social ! Mais comment expliquer que je revenais chez moi ?... si toutefois on peut appeler comme ça la terre natale qui ne vous a pas vu grandir… Le vieux Chercos, le premier du nom français, avait sans doute fini de pourrir dans son cercueil de chêne. Qui me parlerait le premier de cette courte filiation ? Nous passions souvent à proximité du mur de vieilles pierres. Roger ne se lassait pas d’actionner le déclencheur de son smartphone. Il fallait ensuite donner son avis. Il accumulait ainsi les clichés et des centaines d’entre eux portaient la trace de mon ectoplasme. Comment peut-on espérer retrouver la réalité dans cette accumulation maniaque ? Les dossiers s’entassaient eux aussi. Julien Magloire était un pensionnaire définitif, mais la plupart des patients ne séjournaient pas longtemps parmi nous, impalpables passants de l’hygiène mentale organisée d’en haut. Leur conversation ne faiblissait ni d’intensité ni de contenu. J’en recevais les tropes sans chercher à en élucider les origines profondes, en admettant que cette profondeur existe. Pourquoi cherche-t-on à en savoir plus alors que les conversations ordinaires s’en tiennent au respect des limites imposées par les usages communs ? Au-dessus du buffet de la gare, ma fenêtre ne s’ouvrait pas sur les spectacles de la vie quotidienne. Je reconnaissais des visages, mais sans chercher à en savoir plus, même si je savais associer voix et regards pour en collectionner moi aussi l’inutile répétition. Qu’aurions-nous gagné, Roger et moi, à comparer, par mise en parallèle, la série de ses photos (en admettant que leur chronologie eût un sens) et les vaticinations sans suite de mes hypothèses ? Peut-être aurions-nous trouvé là matière à roman… Roger m’avait transmis cet étrange virus, celui à la fois de la narration renouvelée et de la recherche du succès public. Mais son choix s’était porté sur l’existence du plus vieux pensionnaire de Sainte-*. M’avait-il consulté ? Je ne crois pas. J’ai commencé par le suivre comme un petit chien, puis j’ai appris à renifler le pied des arbres et les angles des murs, les bas de porte, les sentiers tracés depuis des siècles par les animaux domestiques d’un autre genre, ceux dont on s’alimente, alors que j’étais destiné à la caresse et au coup de pied au cul sans distinction d’effet sur mes dispositions d’esprit. On se donne quelquefois. On a une idée derrière la tête. On poursuit d’autres chimères moins conformes aux rites grammaticaux. Ces coulures vous seront reprochées un jour ou l’autre. L’entrebâillement des deux portes-fenêtres ne révélait, outre la flexuosité de la conversation, que l’ombre et l’odeur du cigare qui brasillait cependant. Mais de visages, point. Et puis je leur tournais le dos, recevant les voix comme qui se prépare à en signaler les contenus à qui de droit. Ici, pas de domestique. Sally Sabat sortait rarement de la maison que le docteur Russel louait avec ses services, conjointement. J’avoue que j’ai cherché à la voir seule, dans son logis qu’elle entretenait avec tout le soin et les principes hygiéniques qu’on imagine. Mais chaque fois que j’ai frappé à cette porte, c’est le docteur qui est apparu sur le seuil, alors que je venais de le quitter, l’abandonnant dans son bureau où il tentait de structurer ce qu’il appelait le « récit de Julien ». Il est vrai qu’il possédait une voiture, pas moi. Je n’empruntais pas plus la bicyclette de service que Julien, mais pas pour les mêmes raisons. J’allais à pied, par vent, pluie ou soleil. Je ne me souciais pas du temps qu’il fait. Je sortais et je rentrais avec la même allure de fantassin à la recherche d’au moins une raison de se battre à la place des autres. Et sur le chemin, j’avais l’air que j’avais, croisant l’habitant sans le reconnaître et écoutant ses propositions d’une oreille peu faite pour entendre. Sally jamais ne m’ouvrit la porte. Surpris de me revoir après notre toute récente séparation, le docteur m’invitait à partager son repas ou sa collation. Il en profitait pour me demander mon avis sur tel ou tel passage que Julien avait toujours travaillé au burin. Un soir de demi-lune, il me proposa d’en faire plus : j’en faisais déjà beaucoup, lisant, souvent ce qu’il n’avait pas lu par manque de patience, prenant des notes en marges ou sur des feuillets séparés, lesquels il joignait à son incomparable documentation.
« J’ai besoin d’un co-auteur, cher Frank. Je ne m’en sortirai pas tout seul. La tâche est exorbitante. Bitante surtout !... si vous voyez ce que je veux dire… Enfin… je voulais dire que ce fou d’écriture ne prend jamais la peine de sortir de son orbitte ! Vous m’aviez peut-être mal compris… Ou c’est moi qui… L’épithète d’exorbitant n’est pas celle qui convient à ce galimatias…
— Je trouve au contraire que sa structure est aussi solide que l’architecture romaine…
— C’est justement ce qui m’intéresse en vous ! Vous savez lire ! Vous avez de la méthode. En tant que lecteur. Mais je crains de ne pas comprendre Vico aussi bien que vous ! Aussi me limiterai-je à élaguer sur le seul critère de l’intelligibilité du texte. Vous ferez le reste… Vous savez : la composition, les hyperliens, les listes, les mises en relation, etc. Qu’en pensez-vous… ?
— Mais je n’ai jamais écrit de livres ! Pas même pensé à en écrire…
— Mais qui vous parle d’écrire ? Vous n’écrirez pas. C’est Julien qui écrit. Je me charge de la réécriture et vous, vous donnez à l’ensemble la cohésion que la lecture exige de tout livre digne de ce nom. Vous comprenez… ?
— Non. »
Roger se renfrogne à ce moment. Je sais, par expérience, qu’il ne supporte pas, non pas le refus qu’on peut toujours lui opposer, mais cette incompréhension des choses qui lui paraissent aussi claires que l’eau de roche. Il rallume son cigare maintenant refroidi :
« Julien et moi, dit-il comme s’il acceptait l’idée que je ne suis pas fait pour l’aider dans ce travail titanesque et sournois, ne formons pas ce qu’on peut appeler un couple d’auteurs. Il fournit la matière, c’est tout ! Et je m’en tiens à cette constatation indiscutable. Seulement voilà : si ma plume connaît tous les tours (je vous parlerai plus tard de cette expérience acquise au fil de nombreuses années que je ne suis même plus en mesure de qualifier autrement), mon sens de l’ensemble à mettre sur pied n’est pas des plus développés. Comme le loup qui connaît la forêt mais n’a toujours pas trouvé le moyen de grimper aux arbres.
(mâchouillant le cigare lâche des étincelles)
Vous pourriez au moins y réfléchir… Vous êtes à l’aise dans votre logis… ? Je regrette de ne pas pouvoir vous offrir une chambre aussi spacieuse. Vous avez besoin d’espace, n’est-ce pas ? J’ai moi aussi occupé une chambre au buffet de la gare… J’étais expédié et le destinataire n’était pas disponible… J’ai dû attendre deux jours avant l’entretien nécessaire avec ce… Fouinard que depuis je ne porte pas dans mon cœur. Vous n’avez pas eu à subir cette humiliation, vous. Personne ne vous a… expédié ! Vous envisagez les barreaux de l’échelle avec un certain optimisme… Vous voyez où cela peut mener. Et je vous envie…
(écrasant le gros mégot qui ne s’éteint pas puis posant sa lourde main sur le tas de feuillets que rien ne relie)
C’est tout ce qui me reste, mon ami. J’ai bien essayé la poésie, mais les poètes sont si mauvais en poésie ! Il y a quelque temps que je rêve d’en faire un roman…
(tapotant le tas qui exhale une odeur de vieillerie extraite d’un tiroir familial)
Votre collaboration m’est nécessaire. J’ai pu juger de votre capacité à… comprendre. L’extension ne vous fait pas peur. Vous savez comment la réduire à un ensemble de pages… heu… lisibles… Et tant pis pour le volume ! Surécrivez si ça vous chante ! Nous ne nous soumettons pas au Pulitzer ! Nous disposons d’une entière liberté. N’est-ce pas ainsi que nous trouvons du nouveau… nous, pauvres frères humains… ?
— Nous sommes loin de tout… Je ne sais pas si… Le Monde a d’autres soucis… Il n’évolue pas dans le sens de la société au service de la personne. Comme s’il était raisonnable de penser que notre communauté a le pouvoir de nous… de nous améliorer ! N’est-ce pas ce que nous recherchons comme sujet de la publicité ? Vous me paraissez, cher docteur…
— Roger… Je vous appellerai Frank. Vous en savez trop sur moi désormais. (rire)
— Vous allez me le reprocher… éternellement…
— Si l’éternité prend fin avec la mort du sujet, cher Frank ! Et seulement à cette condition ! Tenez : j’ai préparé un petit tas de mémos… à votre attention. Je savais qu’on finirait par l’avoir, cette conversation ! Et nous n’avons pas encore vidé le premier verre ! Trinc ! »
Je ne suis pas rentré chez moi ce soir-là. Je me suis endormi dans un fauteuil, avant ou après Roger Russel, je ne saurais vous le dire. Nous nous sommes endormis dans son salon. Quand je me suis éveillé, j’étais bien au chaud sous une couverture et le feu crépitait dans la cheminée. Les portes-fenêtres étaient entrouvertes. Roger avait disparu. Le bruit d’une bûche qui tombe sur le plancher révéla soudain la présence de Sally Sabat. Elle portait sa robe noire de domestique et ses cheveux étaient coiffés serrés sous un bandeau.
« Je m’excuse, dit-elle sans me regarder. Je ne voulais pas vous réveiller. Il est dix heures…
— Heureusement, c’est dimanche. J’entends…
— Le curé retrouve sa joie chaque dimanche à la même heure… Je vous apporte de quoi déjeuner. Je ne sais pas ce que…
— Le docteur s’est-il absenté… ? Une urgence… ?
— Que non ! Il est en promenade. Il comptait vous emmener visiter ses granges ! La rivière est poissonneuse… Café… ?
— Comme vous voulez… Je … Je ne vais pas l’attendre…
— Il vous invite à partager le repas de midi… Il ne tardera pas…
— Quelle curieuse conversation, n’est-ce pas… ? Il y a longtemps que je n’en ai pas tenu de si… comment dire… ? Empreinte de simplicité… de proximité… Depuis que je suis ici, je m’en tiens à des contenus strictement professionnels…
— Je ne sais pas… Je file à la cuisine… ! »
Longtemps aussi que je n’avais pas observé de si près une femme en robe longue. Elle se parfume si légèrement que j’ai l’impression de humer sa peau. Je sors sur la terrasse. Le vent est frais. Des branches retombent sur les balustrades. Il a plu. Les dalles sont mouillées. Des feuilles gisent çà et là, rouge sang. Je grelotte bien un peu. Je n’ai pas l’habitude de ces matins tranquilles. Les cloches se sont tues et les oiseaux se sont reposés dans les branches. J’ai l’impression d’être observé. Mains dans les poches, je descends les quelques marches qui bordent la terrasse. L’allée invite à la promenade. Rien à voir avec le trottoir de mes sorties matinales dans le sens du métro. Bientôt, sans que je sache à quel moment, la voix du docteur interrompt cette petite mort. Il est vêtu comme un fantassin :
« C’est mon uniforme de pêcheur d’eau douce ! s’écrie-t-il. Qu’allez-vous chercher ? Mais je n’ai pas l’intention de pêcher ni de vous forcer à me suivre dans ces pérégrinations rurales. Vous restez manger, n’est-ce pas… ? Prenons le temps de mettre au point nos projets…
— Nos projets… ?
— Nous avons topé ! Vous ne pouvez plus revenir sur votre engagement ! Trinc !
— La dive bouteille m’aura mal inspiré… ou trop…
— Revenons à nos moutons, si vous le voulez bien… »
Cette fois, Julien était lui aussi invité « à fêter ça ! » Il était à pied, comme d’habitude. Nous le croisâmes sur la route. Il allait dans le fossé pour je ne sais quelle raison, ce qui le raccourcissait étrangement. De loin, nous le prîmes pour un nain. La capuche masquait son visage. Il s’en échappait une fumée épaisse et blanche que le docteur lui reprocha sans ménager sa susceptibilité. Nous sommes revenus à la maison sans réussir à apaiser cette soudaine chamaillerie. Sally Sabat nous attendait sur le seuil, bras croisés sur sa plate poitrine. Il y aurait un couvert de plus.
« Sans commerce ni politique, ni contexte historique, vous êtes foutus comme romanciers. Vous donnez dans la contrebande chère à Hemingway. Cavalier solitaire sans faire-valoir ni monture. Tout le monde écrit, mais qui s’intéresse à la seule écriture ? « Un bon film, disait un passable cinéaste espagnol, c’est une bonne histoire, » et c’est donc un roman de la pire espèce. La seule instance qui exige concentration et discipline ne suffit pas à convaincre. Vous penchez du côté de la poésie… Or, le public s’attend à une fidèle description des apparences et à ce qu’elles suggèrent et impliquent. Le rêve, domaine scientifique par excellence (l’avenir en est encore à se demander si on ne fait pas fausse route) n’est proposé que comme solution à des questions de logiques impossibles à résoudre ou trop ardues pour l’intelligence moyenne. Rappelez-vous que la moyenne est la norme dans nos sociétés de conquérants. Tout ce qui la dépasse est forcé à l’immobilité des démonstrations muséales. Et ce qui ne l’atteint pas est relégué aux oubliettes de nos châteaux publicitaires. Ce n’est pas que je veuille à tout prix vous ennuyer ou vous chercher des poux dans la tête, mais j’ai bien peur que vous me demandiez de perdre mon temps. Or, c’est mon bien le plus précieux. Et je ne prétends pas en faire la Chronique ! Nous sommes conçus, suite à la complexité des intentions qui nous appellent, pour exister seuls non pas contre tous mais avec cette classe qui demeure le seul moyen de vivre dans la connaissance du plaisir pourvu qu’il ne dépasse pas les bornes de la liberté. Je crains de ne point pouvoir vous aider… docteur.
— Vos sentiments de justice vous honorent, mon cher Frank ! Que me suggérez-vous donc… ? Que Julien soit mis au courant de notre affaire… ?
— Mais ce n’est pas notre affaire ! Je viens de vous dire que…
— Elle le deviendra ! J’ai confiance. À la fois en la pertinence du projet et, ce qui ne gâche rien contrairement à ce que vous craignez, en vous ! Mais Julien est persuadé que lui et moi sommes… les coauteurs de… cet ouvrage, disons : un peu particulier… qui consiste à reprendre à la racine même les travaux d’un graphomane, autrement atteint de troubles psychiques qui forment le fond de ce que vous appelez l’histoire…
— Ce n’est pas du tout ce que j’ai dit ! Peu importe ce qu’il sait de votre canevas… heu… de votre entreprise disons (pour s’exprimer à votre manière) : exorbitante. Je ne suis pas employé ici pour créer une application qui, du document strictement médical, invente quelque chose qui aurait valeur de roman… Et ceci sans Histoire ni Commerce ! Personne n’y croira… On ne fait pas un cheval de course avec un âne ! Or, ces… élucubrations relèvent de l’ânerie ! C’est de la matière brute ! N’importe qui peut en être l’auteur si on lui en donne l’occasion. Proposez à l’employé ordinaire d’augmenter ses vacances non moins ordinaires pour les consacrer à l’écriture de ce qui lui passe par la tête et il vous prend pour un idiot ! Il exécute votre portrait ! Et sans aucun art à la clé !
— Sapristi, mon ami ! Vous m’avez bien l’air d’avoir vécu la chose… à une époque dont j’ignore les fondations parentales… voire plus largement étendues… Quel environnement vous a donc travaillé au corps après conception et mise au Monde… ?
— Je savais que vous en viendriez à m’impliquer dans votre affaire… Mais je peux en dire autant de vous et de votre…
— Vous en savez déjà trop, n’est-ce pas… ? Il est vrai que vous êtes un ancien flic… Vous avez acquis ces réflexes qui, je le crains, peuvent nuire à ma propre entreprise, sans compter l’influence que vous pourriez ainsi exercer sur mon protégé… Arrrr ! Gaston ! (c’était mon cri de guerre quand j’étais enfant… ne me demandez pas pourquoi… je n’en sais rien…) Sally !
— Oui, monsieur…
— Déchaussez-vous, s’il vous plaît !
— Ici… heu… monsieur… ?
— Là-même ! Puisque je vous le dis ! Exécution ! »
Occasion ce fut d’observer la finesse des mollets car, assise sur le bord du canapé, Sally remonta sa robe et croisa ses jambes alternativement pour dénouer les lacets. Elle n’ôta pas ses chaussures aux boucles dorées. Semelles de crêpe de la discrétion faite domestique. Elle interrogea encore le docteur du regard. Elle le suppliait, sans une seule fois rencontrer mon regard. J’avais cessé de mâcher, ayant prématurément enfourné une bouchée de sa brandade. Roger eut un geste d’impatience et les pieds se proposèrent nus l’un contre l’autre. Ils sentaient !
« C’est ainsi, dit le docteur comme s’il professait devant un collège d’ignorants dont j’étais pour l’heure la seule représentation. Chacun a sa particularité. Celle-ci, croyez-en mon expérience, se limite à une odeur qui, sans originalité d’ailleurs, vous distingue des autres, c’est-à-dire de ceux que vous connaissez. Sans cette connaissance, mon ami, vous n’êtes plus rien, cela va de soi. Et sans cette odeur sui generis, vous n’appartenez pas à la communauté qui vous nourrit en échange de services plus ou moins humiliants. Sally sent des pieds. Vous-même (cela dit sans vous offenser) vous sentez de quelque part. Je ne dis pas que je veux le savoir, mais c’est ce qui finira par arriver. Et je vous retourne la question…
— Je ne vois pas… où vous voulez en venir… heu… docteur…
— Roger…
(tends le verre pendant que Sally se rechausse l’odeur persiste mais ce n’est pas désagréable alors que vous auriez pensé ô impensable moi que ce genre de particularité vous aurez ahhhh)
Frank… Maintenant que vous savez à propos de Sally, vous ne pouvez plus reculer…
— Ainsi… Ohhhh ! Cette démonstration… ne visait qu’à…
(tourne vers Sally ton visage décomposé par l’embarras consécutif mais ne réussis pas à trouver les mots de ce qui serait une manière de s’excuser à la place ou non d’être là)
Je ne pense pas que vous saurez un jour… heu… d’où je sens ! Et je ne m’intéresse pas à votre particularité dans ce domaine si… heu… particulier !
(vous avez trop bu pour ne pas en rire)
— Vous ai-je convaincu, Frank… ?
— Je ne sais si… Oh ! Elle m’en voudra… J’en suis sûr…
— Ce n’est pas la première fois. »
Sally s’activait dans la cuisine. Nous n’avions pas attendu Julien. Les nouvelles étaient mauvaises. Un coup de téléphone du service concerné avait informé Roger que Julien s’était encore jeté tout nu dans la rivière :
« Mais je vous ai déjà expliqué que ce n’est pas pour s’y noyer ! beuglait le docteur. Réchauffez-le de l’intérieur et foutez-lui la paix. Il dormira jusqu’à demain. Non, monsieur ! Je ne lui ai rien conseillé… Je ne conseille pas, moi, monsieur Fouinard ! J’agis pour le bien de… Ne coupez pas ! Ah ! l’ignoble pédant ! Il veut me faire porter le chapeau ! Mais je n’irai pas. Je ne suis pas de service, nom de Dieu ! Qu’il se démerde ! Qu’ils se démerdent tous ! »
Ensuite nous sommes passés à table. Nous en étions aux entremets quand l’odeur des pieds de Sally a changé le cours de la conversation. Il n’était plus question d’écrire un roman sur le dos d’un patient qui ne s’attendait plus depuis longtemps à la guérison de son mal. Ce mal dont Roger Russel, à la diable, prétendait faire la Chronique, s’opposant ainsi de manière inélégante à ma propre Chronique du Bien, ma seule ambition en ce bas Monde. Odeur persistante, il le savait. Il me surveillait, car je tergiversais sans véritable conviction.
Julien se remit du traitement inadéquat qu’il eut à subir de la part des « autorités intérieures », lesquelles se limitaient aux injonctions du docteur Fouinard. La dispute, qui eut lieu dans le bureau de la direction, fut le seul sujet de conversation pendant plus d’une semaine, puis un autre évènement y mit fin.
« Les remplaçants ne manquent pas, » scanda Roger Russel, couplet qui fut repris en chœur jusque sur le seuil de ses ennemis… intérieurs.
Soumis au régime des deux sept, et dispensé de nuit pour raisons médicales, je m’étais installé dans une agréable routine. On me connaissait, au moins de vue. On s’enquérait de mes dispositions d’esprit et des progrès de mon apaisement. J’avais dû leur paraître impatient au début de notre relation. Ou vaguement hystérique. La tarentule courait encore quand j’ai accepté la proposition de Roger Russel.
« Organisons-nous, dit-il comme si la nouvelle ne l’émouvait nullement. Votre chambre est exigüe. Ne le niez pas ! J’y ai vécu moi aussi… Ce bureau sera notre quartier. Et gare à ne rien laisser traîner ailleurs. Je vous charge de fouiner dans les affaires de qui vous savez.
— Mais comment m’y prendrai-je… ?
— Vous avez été flic, oui ou non ? Vous en savez plus que moi sur les techniques de perquisition.
— Ça tombe bien…
— N’allez pas croire… Mais le flic est aussi doué pour la synthèse, n’est-ce pas ?
— Perquisition et synthèse… je vois…
— Vous ne voyez rien encore… Vvvvvv ! Si nous nous faisons attraper, nous serons bons pour une expédition au large de la société la mieux fréquentée ! Heureusement, les Colonies ne sont plus conçues pour abriter les bagnes… Par quoi commençons-nous… ?
— Vous allez me le dire ! »
Le rite des pieds ne se reproduisit pas. Même Sally semblait avoir oublié ce détail de notre relation de domestique à invité habitué. Pas moi. Ses pieds, chaussés lourdement à mon goût, de noir et de boucles dorées, traversaient mes observations et en troublaient quelque peu la cohérence. Je craignais de les voir apparaître dans les notes que je remettais régulièrement au docteur. Je les relisais tant de fois avant de m’en séparer (peut-être pour toujours) que je les savais par cœur. J’exagère… Leur volume dépassait mes capacités mémorielles. Je me suis vite noyé dans cette abondance de détails. De plus, mes incursions dans les lieux secrets de la documentation médicale entretenue jalousement par Fouinard me rendaient aussi fiévreux qu’un moustique affamé. Je me voyais aplati, condamné à cet épanchement de sang sur le blanc d’un mur qui allait devenir ma seule issue, de celles qu’on couvre de graffiti et autres inscriptions obscènes pour à la fois tromper l’adversaire et laisser un message aux futurs locataires. On ne vit pas longtemps dans la pyrexie. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, ça me donnait soif. Certes pas au point de me jeter dans l’eau glacée de la rivière, à l’instar de mon sujet d’études romanesques (je n’avais jamais écrit de roman ni quoi que ce soit qui racontât ou se plaignît en termes lyriques ou philosophiques), et les ressources du docteur Russel dans ce domaine aussi particulier que les pieds de Sally semblaient inépuisables. Il en avait les moyens alors que les miens m’eussent limité à des consommations au comptoir ou en marge du tapis où il m’arrivait de jeter les dés du cornet. Bref, Julien reçut l’autorisation de revenir parmi nous. Il avait maigri et ses yeux avaient perdu en profondeur. Roger l’invita à pratiquer l’exercice physique et nous ramions de concert dans des pirogues de conception locale, fond plat et poupe carrée. La godille était de règle pour ne pas effrayer la proie. La friture était la méthode de cuisson préférée de notre hôte, aussi limitions-nous nos captures au goujon qui accompagne joyeusement les petits blancs. Ces pique-niques sont gravés dans ma mémoire de romancier. Je me suis promis, dès que j’ai eu conscience de leur importance stratégique, de les évoquer à la moindre occasion. Roger me le reprochait de temps en temps, mais sans y insister, comme s’il en soupçonnait l’utilité et la pertinence dans le cadre de son obscur projet. Julien ne se jetait pas à l’eau dont il se contentait de surveiller les surfaces dormantes ou rapides. Je crois même que ces vues lui inspiraient des ambitions de poésie, mais je n’avais pas accès à cette documentation que Roger conservait dans son musée privé. Sally ne quittait pas des yeux le thermomètre plongé dans l’huile qui répandait son odeur d’olive et de poisson d’eau douce. Le pain arrivait tout frais et chaud sur la table dépliée par mes soins. Ces nappes immaculées étaient l’œuvre de la lingère elle-même, cuisses exposées dans le fauteuil de toile et rire garanti en approbation bruyante et sans charmes au fil des plaisanteries imaginées par le docteur pour alimenter la jalousie amidonnée de Sally. Ces deux garces, comme les nommait Julien, quand elles se trouvaient dans la même enceinte, le plus souvent de verdure, constituaient à elles seules tout ce que nous pouvions appréhender du désir en proie à ses espoirs d’accomplissement. Roger nous tenait tous les quatre dans sa seule main droite, la gauche expédiant la friture dans sa bouche toujours rafraîchie par les coulées de blanc sec. Je me demandais combien de temps Julien résisterait à la tentation de commettre l’irréparable. Et je me surpris plus d’une fois à apprécier ces enjeux. Qui êtes-vous, docteur ? Question de flic, ouais…
Fouinard enquêtait lui aussi. Il n’avait pas avalé la couleuvre que lui avait réservée l’administration hospitalière : la chute de Roger Russel dans son établissement. Que savait-il de mon hôte (je n’ose pas dire collaborateur) que j’étais en situation d’ignorer ? Vous avez raison de le souligner : j’ai été flic et, comme vous le dites si bien, il en restera toujours quelque chose. Je reconnais l’enquêteur aussi bien que le sujet à caution. Il n’est pas rare qu’un thérapeute s’entiche, d’une manière ou d’une autre, du patient qui déclenche en lui des sentiments ou des idées déjà en formation. De même la gardienne des orphelins finit par en adopter un. J’ai connu ça… mais ce n’est pas le sujet, n’est-ce pas ? Fouinard agissait d’abord par pure perversité : sa jalousie et son hypocrisie s’associaient presque savamment pour créer la psychopathie du personnage. Il n’est pas rare non plus d’observer cette aliénation chez celui que la société charge d’enfermer le malade mental jusqu’à sa guérison ou la fin de sa malheureuse existence de guignard. Fouinard travaillait à son propre roman. Il en était le personnage conducteur, alors que Roger Russel laissait la vedette à son protégé. Cependant, Fouinard travaillait seul. Et il était le seul spectateur des émanations de son roman. Vous pouviez vous approcher de lui d’aussi près que possible, jamais aucune odeur particulière ne venait titiller vos narines en expansion. Roger lui-même ne connaissait pas le moyen d’agir aussi facilement qu’en exigeant de Sally qu’elle se déchausse. L’odeur de Fouinard n’en était peut-être pas une, ce qui mettait à mal la théorie élaborée de longue date par mon coauteur. J’en éprouvais un certain malaise. La méthode de Roger (c’en était une) ne s’appliquait pas à tout le monde. Et si j’avais constaté sans doute ni suspicion qu’elle se vérifiait avec Sally, rien ne disait qu’elle pouvait devenir le moteur d’un roman que Julien était censé marquer de son odeur particulière. Vous comprenez ?
« Ah ! Oui… Chercos… Nous n’avons pas pris le temps de nous connaître mieux… Mais vous n’avez pas perdu de temps avec le docteur Russel… C’est bien ! C’est bien ! Ne pas perdre de temps est aussi dans mes cordes mais, voyez-vous, je n’en dispose pas toujours comme je veux. Nous le prendrons à la première occasion, croyez-moi... heu… »
Saisissant mon coude sur le chemin du réfectoire :
« Par contre, je n’ai pas bien compris ce que Titien Labastos…
— Titien Labastos !
— Julien Magloire si vous voulez… C’est le nom qu’il s’est choisi pour apparaître comme personnage et non plus comme personne… Vous le saviez, non… ?
— Plus ou moins… Le docteur Russel…
— Oui, oui… Russel, n’est-ce pas… ? Comme je vous le disais, je n’ai pas bien compris pourquoi Julien (appelons-le comme ça pour ne pas nuire à sa fiction) vous en veut à ce point…
— Il m’en veut ! Première nouvelle ! Je le connais à peine…
— Vous fréquentez pourtant assidument la maison de Russel, si je suis bien renseigné… Vous ne connaissiez pas le docteur Russel avant qu’il s’intéresse à vous… Cet homme est le Diable, savez-vous ? Il a un passé…
— Je ne vois pas de quoi…
— Ces dimanches qui vous réunissent… On me dit que même Alice…
— Alice ? Je ne connais pas d’Alice ! Je vous assure de ma…
— Ça ne me regarde pas, bien sûr… Alice fut un homme… je vous l’apprends peut-être… ? Vous n’avez pas encore… comment dire… ?
— Vous parliez de Julien Magloire… qu’il m’arrive de torcher… Je ne vois pas ce qu’il me reproche… Je me limite avec lui à des travaux bien… définis…
— Ah ! Bof… Ça ne me regarde pas après tout… Mais il vous en veut… Et c’est toujours intéressant de le savoir… Qu’est-ce qu’on vous enseigne dans la police ?
— C’est… C’est une expérience qui vaut celle que nous… J’exerçais à Paris…
— Vous… exerciez… ? Et maintenant c’est ici que vous exercez vos compétences en matière d’investigation… Je vois… Cependant… »
Il m’entraîna dans le patio désert à cette heure, celle du repas de midi. Le réfectoire, portes fermées, bruissait comme un gros insecte. Le docteur Fouinard ne se souciait pas de nourriture terrestre, selon son aveu. Il pouvait se passer d’un repas. Il remplaçait souvent ledit repas par une conversation sur les sujets les plus divers, notamment ceux touchant au bien-être des patients dont il avait la garde et assurait avec diligence le salut. Où en étais-je moi-même avec Julien Magloire, en admettant qu’il fallût se limiter au roman qui le possédait, comme si l’auteur de ce roman n’était autre que… le docteur Russel ?
« Voyons, Frank… Vous permettez que j’use de votre petit nom ?... que pensez-vous de ma théorie… ?
— C’est que… je ne vois pas en quoi elle consiste… Vous me prenez de court !
— Vous ne pensez donc pas avec moi que le docteur Russel est l’auteur de ce roman… ? Celui qui interdit à Titien Labastos tout espoir de guérison… ?
— Vous accusez le docteur Russel de… de manipulation… ? Mais au nom de quoi agirait-il ainsi… ?
— Non, non ! Pas au nom de quoi…
(un temps consacré à l’attente et à ses intentions)
Vous ignorez pourquoi le docteur Russel a été… expédié ici… ? Et vous ne savez pas que personne ne m’a consulté avant de procéder à cette expédition !
(la colère monte rougissant le nez de Fouinard comme s’il venait de le tremper dans une affaire louche le concernant puis mettant fin à la conversation en prenant ses distances :)
Nous aurons tout le temps d’en parler vous et moi… C’est nécessaire. Vous m’aiderez peut-être à sauver Julien du pétrin où il s’est mis en fréquentant les mauvaises personnes… celles qui ne peuvent rien pour lui ! Ah ! le Monde est mal fait ! Pas fait en tout cas pour qu’on s’y entende clairement… N’êtes-vous pas attaché à cette clarté, vous, un ancien policier ? C’est en tout cas ce que j’attends de vous. Je n’ai pas hésité une seconde après avoir pris connaissance de votre dossier ! Mais croyez-moi, si on m’avait demandé mon avis, le docteur Russel n’exercerait pas sa perversité dans mon établissement ! Et Julien Magloire ne serait pas Julien Magloire. Avez-vous entendu parler d’Alfred Tulipe… ?
— Je ne crois pas… non…
— Ça ne tardera pas à arriver ! Je vous souhaite bien du bonheur, Frank ! À moins que vous ne finissiez par accorder un peu de votre temps à mes propres conceptions du roman…
— Mais c’est que… docteur… je n’en ai pas… de conception… Je n’ai jamais envisagé de… Je suis entré dans la police par la petite porte et c’est par la même porte que j’en suis sorti…
— Petite est la porte que vous avez ouverte en entrant ici ! Et grande celle que je vous propose de prendre pour en sortir sans casier judiciaire ! Allez manger avant que quelqu’un se nourrisse de votre part ! »
Le voilà trottinant vers une ouverture qu’il laisse claquer de toutes ses vitres mal mastiquées. De loin, Roger Russel me fait signe qu’il est temps de se mettre à table.
« Le mot folie appartient d’abord au marketing. Les questions de justice et de santé n’en sont que les parallèles maudites. Quel tissu romanesque à explorer ! Le fou ou le criminel connaît les personnages. Il ne reste plus qu’à les emprunter. Oh ! Juste le temps d’en finir avec cette histoire ! Vous comprenez… ? Ce que je vis avec Julien Magloire n’est pas une aventure dans le sens propre du terme qui est alors tourné vers le futur, qui voit dans le miroir non pas ce qui va arriver, mais ce qui est en train de devenir un roman. Julien n’est que le pourvoyeur de la documentation nécessaire. Il ne se passe rien entre nous, contrairement à ce que vous a raconté Fouinard !
— Il ne m’a rien raconté…
— Il vous a menacé… Ne dites pas le contraire… Il menace tout le monde… Il a un bon avocat… Payé par le gouvernement ! Avec l’argent de nos…
— Je crois qu’il a lui aussi un projet…
— Littéraire ? Pas même scientifique ! C’est un charlatan. Il a des vues sur vous. Méfiez-vous de ne pas tomber dedans ! Il en a cuisiné plus d’un.
— Je ne connais ni le début ni la fin de l’histoire…
— Nous en sommes tous là ! C’est notre nature. Autant en faire un principe d’écriture. Qu’en pensez-vous… ?
— Ce ne serait pas une invention…
— Je le sais bien ! Heu… Vous ne mangez pas… ?
— Je crois que je vais sauter le repas de midi… Lucienne me nourrit le soir…
— Ah… Vous aussi… Je suis passé par là. Rien ne change. On commence par se ressembler. Puis on se croise… Ne croisez pas Fouinard ! Rasez les murs ! Et ne sautez pas un aussi bon repas ! »
Julien nous rejoignit au moment du café qui arriva sur un chariot, fumant dans ses contenus inoxydables. Les tasses tintaient dans les soucoupes. Cette manie de touiller, le regard perdu pas plus loin que la fenêtre, si haute que les arbres semblent se baisser pour en caresser les carreaux aux traces de gouttes. Roger murmurait maintenant. Julien à l’écoute, touillant lui aussi. Je croquais des morceaux de sucre du bout des dents, langue suave en perspective, ne participant pas à la conversation terminale. Déjà, les larbins en tabliers bleus s’activaient entre les rangs, silencieux et rapides, répétant les mêmes gestes sans accorder leurs regards aux nôtres. Les mondes ne se mélangent pas. Pourtant, ils s’interpénètrent en spirales ou en ondes, comme les eaux de la rivière. Roger dressait encore la liste des personnages comme un ensemble cohérent dont l’inconnue commençait à prendre forme. Il en tremblait d’impatience, mais Julien ne comprenait pas où le docteur voulait en venir et il craignait d’en concevoir une autre douleur, autre vortex de ruptures, dissémination des données, le regard cherchait de quoi attendre des jours meilleurs. Cette souffrance me culpabilisait. La table de Fouinard, près d’une hotte zébrée de suie, était maintenant désertée. Assistants et enseignants promenaient leurs estomacs dans les allées, en péripatéticiens ou en cavale temporaire, fumant et retenant des rots. La salle du réfectoire s’était vidée. Un seul larbin demeurait, tenant la porte en attendant qu’on l’emprunte enfin pour faire comme tout le monde, mais il connaissait le docteur Russel, ses habitudes, les tracasseries qu’il colportait sans se soucier de leurs effets sur le moral des troupes. Un courant d’air s’était établi entre cette porte et l’âtre noir. Julien frissonnait à chaque afflux. Il n’écoutait plus. La conception du roman que Roger était en train de lui exposer n’était pas la sienne. Il ne songeait même pas à me consulter, entamer une conversation malgré l’impatience du larbin qui jouait avec les gonds, me permettre d’exister dans sa proximité au lieu de me considérer comme un étranger qui n’a pas pris le temps d’examiner les assises du récit, et je me levai pour aller jeter un œil dans les cafetières, ce qui provoqua le trépignement des sandales domestiques. Roger me happa au passage :
« Vous agacez le personnel mon vieux ! Ils vont finir par perdre patience et se mettre à faire un boucan du diable pour laisser cette salle aussi propre que vous l’avez trouvée en entrant. Vous ne connaissez rien de cette énergie ouvrière. Elle vous détruit aussi sûrement que leurs tondeuses à gazon et autres braillements d’enfants que rien n’éduque dans le sens de la connaissance et de l’esthétique. Vous n’avez donc rien appris dans la police ? »
Il me tenait ! Julien s’efforçait visiblement de mesurer cette emprise, autant comme proie déjà en cage que comme rêveur qui n’achève pas la nuit aussi facilement qu’il mettrait fin à ses jours. Il ne chercha pas cependant à sonder mon regard. Il touillait ! Tasse vide, de café et de sens, et le larbin fit signe qu’il était interdit de fumer… faute de cendrier… aussi Roger se leva et se posta devant la cheminée, alluma le cigare et souffla la première bouffée sous le linteau. Ensuite, les volutes se mirent à fuir en direction de la porte, ce que je n’expliquais pas aussi clairement que je l’aurais voulu. Julien, harassé, se leva à son tour et tourna dans l’allée pour sortir. Roger haussa les épaules, m’invitant à l’approcher.
« Nous travaillerons ce soir, dit-il. Vous coucherez à la maison. Sally préparera le clic-clac. Des draps neufs. Le précédent invité n’en a pas fait usage…
— Ha bon… ? Il y a un… précédent… ?
— Il a fui devant l’énormité de la tâche ! Lit fait pourtant… Et repas avalé ! Mais quelque chose clochait chez lui… Je ne savais même pas d’où il venait… Pas de la police en tout cas… L’enseignement peut-être… Le lendemain, il me fuyait ! Il s’était plaint à Fouinard, le salaud !
— Fouinard est donc au courant… ? Hum… Il m’a bien semblé qu’il projetait de nous plagier…
— Vous voyez comme j’ai raison ! »
Embouchant le cigare comme un instrument à vent, il me fit pivoter puis m’entraîna dehors. La porte se referma en douceur. J’avais oublié qu’elle était gardée. Nos pas trouvèrent le rythme de nos pensées, les jambes de Roger étant un peu plus longues que les miennes. Nous tournions en rond, passant devant les portes de sortie du patio sans en saluer les ombres ni les reflets de vitre. Pas de traces de Julien.
« Vous avez le dernier rapport ? demanda Roger.
— J’ai bien failli me pisser dessus !
— Méfiez-vous d’Alice… Vous l’avez observée au pique-nique… Elle prenait des notes. Étrange, non, pour une lingère… ? Elle finira par vous surprendre…
— Bel encouragement à continuer, docteur ! La prochaine fois, je me ferai dessus ! Ce qui servira d’indice à Fouinard…
— Portez une couche. Alors… ce rapport… ?
— Je l’ai laissé chez vous, comme convenu…
— Pas lu, j’espère… ?
— Sally me l’a arraché des mains !
— Brave Sally ! Le seul être fidèle…
— Tout ceci se terminera mal… »
Je ne doutais plus que les docteurs Russel et Fouinard étaient entrés en compétition sur le même sujet. Et depuis longtemps. Comme je le disais, je ne connaissais pas le début de l’histoire. Et je redoutais d’en connaître la fin dans un box. Mais entretemps, il y avait de quoi lutter contre l’ennui. J’aurais peut-être mieux fait de m’intéresser à mes racines territoriales… Maintenant que j’en foulais la terre… Et pour des années si Roger Russel ne finissait pas par se livrer à un tournoi dans un tribunal, avec au moins l’adversité d’un Fouinard conseillé par sa hiérarchie. J’y paraîtrais alors comme témoin ou complice… Tout peut arriver quand on a mis les pieds en territoire ennemi.
Nous nous séparâmes sur un son de cloche. Roger trotta vivement en direction de son cher bureau, sans m’avoir invité à le rejoindre. J’étais moins pressé. J’avais rendez-vous avec Fouinard. Autre dossier, le mien, à compléter, une tâche qui selon lui dépassait les compétences de sa secrétaire. J’avais le temps de flâner encore un peu. Les allées et les pelouses s’étaient vidées. Sur la façade, quelques fenêtres s’étaient ouvertes et des bustes s’y penchaient à travers les barreaux. Je pouvais voir les plafonniers allumés. J’allai jusqu’au mur, revint sur mes pas, consultai ma montre, tâtai les rondeurs du cigare que Roger avait glissé dans ma poche, regrettai de n’avoir pas songé à emporter un livre ou quelque chose qui y ressemble… J’ai l’habitude d’attendre. J’ai souvent poireauté au coin d’une rue ou sous un porche. J’ai beaucoup suivi, pisté, couru après. Les cent pas sur le tapis d’un couloir aux portes closes, les bancs occupés par des êtres en attente de décisions judiciaires, les collègues plus ou moins fripés, quelques secrétaires qui pourraient se croire séduisantes si on ne leur avait pas déjà dit le contraire. Je n’ai jamais vraiment croisé personne, dans un lit ou à la sauvette. Si Fouinard cultivait quelque projet me concernant, je serais bien inspiré d’y réfléchir un peu avant de me livrer à lui. Mais je n’allais pas laisser passer l’heure. Elle arriva, avec cinq minutes d’avance, car je suis un inquiet du rendez-vous. Sa porte était entrouverte. Puis elle s’ouvrit pour laisser le passage à la secrétaire. Elle avait passé l’âge du compliment. Elle ne me distingua pas d’un buste posé sur son piédestal. Aristote ou Platon. Ou Avicenne. Je n’ai jamais pris le temps d’une visite de ce corridor rempli d’Histoire… interne. Un portrait ressemblait très précisément à ce que je savais de Fouinard. Il me surprit l’observant, mais se contenta de me tirer par la manche. La porte ne claqua pas, car la secrétaire s’était précipitée pour en amortir la fermeture. Elle disparut. Fouinard était déjà assis derrière son bureau. Sa main, cloaque de poils noirs et d’une blancheur exemplaire, m’indiqua la chaise encore tiède des fesses qui venaient de s’y poser le temps d’une prise de notes. Pas de cigare ici. Un bocal contenant des bonbons au papier transparent. Bon sang ! Je m’en souviens comme si c’était hier ! Je serais capable de pousser cette description jusqu’au moindre détail ! mais qu’en feriez-vous, n’est-ce pas ?
« Vous dînerez chez moi ce soir, dit Fouinard comme si un refus de ma part n’était pas à l’ordre du jour. Mon épouse se meurt de vous connaître. Elle a entendu parler de vous…
(là, Fouinard prend le temps d’observer ma petite réaction cutanée)
Tout le monde se connaît ici, continua-t-il d’expliquer. Mais à ce point ! Les nouvelles vont vite. Elle a insisté pour vous recevoir en grandes pompes !
(je sursautai)
Nous les limiterons cependant à ce que nous savons de la bienséance…
(inquiet ou jouant)
Vous mangez de tout j’espère… ?
(ânonnements)
Elle cuisine à merveille le poisson. Mais il faudra vous contenter de ce que la rivière réserve à nos palais ruraux. Simplicité de châtelains. Vous pêchez, m’a-t-on dit… ?
— Une fois… Mais comme prétexte… Un pique-nique…
— Je sais ! Je sais ! On ne peut pas faire un pas sans faire l’objet d’une observation, aussi discrète soit-elle… Va pour le poisson ! Un petit blanc s’imposera. Ou plutôt deux qu’un !
— Oh… deux doigts… Pas plus… je ne suis pas amateur…
— Lucienne dit le contraire… Oh ! La menteuse !
— Je n’ai pas dit ça… »
Son smartphone clignotait. Il se contenta d’en tapoter l’écran, sans autre effet qu’une accélération du clignotement. Je craignis l’enregistrement. Roger avait la même manie de la mémoire à toute heure et par tout temps ! J’utilise un Minox qui a appartenu à mon père. Une valise Altaïr de même origine, le soir, sous le rouge d’une lampe. Et le tour est joué. Je ne mitraille pas. Je cadre le dossier, page par page, et je prends le temps de révéler ces images à ma conscience d’espion patenté. Une expérience professionnelle précède cette activité au service du roman. Que sait Fouinard ? Quels vers prévoit-il de me sortir du nez ? Reconnaîtrait-il cette odeur acide dans ma chambre ? Qu’a-t-il connu du passé qui précède l’ère numérique ? Autant de questions destinées à m’éloigner de son influence qui s’annonçait malveillante. Ces types courts et grassouillets m’ont toujours écœuré. Le col de chemise subit la dure soie des bajoues. Le nœud de cravate n’est pas aussi serré qu’il en a l’air. Poussières des manches et des épaules. Derrière lui, une mappemonde décrivait un voyage portugais, un astrolabe tarabiscoté ornant un angle. Mêmes dossiers en chemise ivoire titrée de rouge. Le nom de Labastos, sans prénom, sautait aux yeux. On pouvait deviner, dans une encre plus discrète, des notes concernant les divers pseudonymes du personnage, le tout encadré d’un épais trait de plume rouge. Cinq bons centimètres d’épaisseur. J’en avais photographié toutes les pages. En à peine trois semaines de sueur froide. Toujours précédé par les talons pointus de la secrétaire. Je laissai derrière moi mon odeur de célibataire soucieux d’une constante hygiène corporelle, un défaut de ma cuirasse d’affidé en perte de vitesse. J’avais connu la peur, de l’enfance en chambre à la perquisition mouvementée, voire périlleuse. Et ça me reprenait. Une sueur d’ail et de piment. Lucienne en agrémentait ses lentilles. Chaque soir avant le coucher de ses grosses fesses sur l’horizon de mes draps. Vie secrète déjà alors que je m’étais promis de ne plus recommencer. Promis de retrouver la paix d’avant l’enfance, chez amatxi et atatxi. *En basque dans le texte. Étrange, tout de même, cette fatalité, suite à une rencontre déterminante, quelqu’un de dominant, impossible à réduire à ma taille, comme si j’étais destiné à servir d’intermédiaire pour ne pas subir le sort du domestique qui dort en moi comme la poésie en Musidor. Je haletais toutes les nuits en lapant mes chabrots. Mais la mission était toujours achevée en succès. On me regrettait peut-être dans la police, même si l’oubli est la plus probable des hypothèses.
« Nous sommes trop loin de tout pour avoir une idée satisfaisante de ce monde qui renaît sans cesse de nos propres cendres.
(c’est Fouinard qui parle mâchant un rose bonbon que ses doigts ont décortiqué en apaisant les crissement de l’acétate dans la pulpe l’ongle se limitant aux décollements tenaces)
Le Monde, mon cher Frank (appelez-moi Hadrien), est à l’extérieur. Or, nous sommes au centre ! Avec les fous et les criminels, les indésirables que notre bon vieux Pétain n’a pas réussi à foutre dehors ! Le monde leur eût appartenu ! Oh ! Quelle erreur de perspective ! Et nous n’en revenons pas. Ruminants que nous sommes !
(il mime la vache couchée dans l’herbe mais lui se contente de poser son lourd menton sur le sous-main de cuir taché d’encre et de jus tutti frutti
puis relevant cette tête onctueuse)
Savez-vous que je suis d’ici moi aussi ? Ma femme l’est ! Mais…
(grattant la joue molle)
…nous (ma femme et moi) nous souvenons à peine de votre grand-père… Comprenez : nous étions des enfants et lui un de ces résistants issus de la retirada… Nous ne fréquentions pas les couches sociales qui pourtant forment le lit de nos existences… Ces personnes si utiles au bien commun ! Je vous le dis, mon cher ami : nous avons été mal éduqués ! Et voilà ce qu’il en reste ! »
Pardonnez-moi d’abréger un peu ce discours… Il m’entretint ainsi une bonne partie de l’après-midi. Roger Russel devait déjà être informé de cette longueur. Et se poser les questions qui le turlupinent d’habitude. Je ne dînerai pas chez lui (ô Sally !) ce soir, mais il apprendra que ma soirée est consacrée à madame Fouinard et à sa cuisine, à moins que Fouinard ne m’enfourne !
« Vous savez que le docteur Russel, avec lequel vous entretenez des rapports pour le moins ambigus, s’intéresse de près, depuis des années ! au cas soulevé par cet indispensable Titien Labastos, alias Julien Magloire et je ne sais qui encore ! Il vous a peut-être confié quelque chose à ce sujet… Moi, il ne m’en touche pas un mot ! Alors que je suis en droit de savoir ce que mes collaborateurs complotent avec l’Université ! Je pense en effet que ce patient peut servir un sujet de thèse… Mais lequel… ? On reste discret sur le sujet ! Vous en savez sans doute plus que moi… Une thèse !
— Mon grand-père s’est vite réduit à un nom gravé dans la pierre dure du monument aux morts… Quant à mes parents, je n’en sais pas plus que vous… Mais je suis né sur cette terre ! Ce qui ne fait pas de moi un autochtone… je sais bien ! Je ne suis d’ailleurs pas « revenu » ! Non, non, docteur ! Vous n’expliquerez pas ma présence dans ces lieux par un retour à la terre natale dont je serais en train de composer le carnet sous la houlette du docteur Russel !
— Mais je n’ai rien dit de tel ! Il n’est pas d’ici ! S’il s’y trouve, c’est par mesure disciplinaire… Je n’ai pas eu le choix ! On ne me l’a pas laissé ! Qu’allez-vous imaginer… ? Ne sommes-nous pas assez malheureux comme ça ?
— Mais je ne le suis pas ! J’aime mon travail.
— Mais vous n’avez pas aimé le précédent… si je ne m’abuse…
— Je l’ai aimé, détrompez-vous ! J’ai aimé Paris ! Le Monde que vous vous reprochez de tenir à distance… Oui, oui ! Je viendrai dîner ce soir ! Je suis sûr que madame Fouinard…
— C’est moi qui le dis ! Mais vous en jugerez par vous-même… À ce soir, mon jeune ami ! »
M’a-t-il touché les fesses ? Je ne saurais le dire maintenant que vous en parlez… Au croisement du personnel administratif, j’ai senti que j’étais de trop. L’entrevue avait duré plus de deux heures ! On me le reprochait du regard, femmes entre deux âges pomponnées comme des putes qui camouflent leur odeur de crevette dans les fragrances les plus commerciales. Le département administratif est cloisonné de briques rouges. J’en sors réfractaire.
« Vous a-t-il piégé… ? me demande Roger Russel.
— S’il m’arrive un jour de reproduire cette longue conversation…
—…interminable vous voulez dire ! Nous étions tous dans l’attente… Après-midi improductive par votre seule faute, Frank ! Comment vous en êtes-vous sorti… ?
— J’avoue que je ne me souviens plus trop bien…
— Cette foutue patte-pelue de Fouinard ! Hum… Il paraît que vous dînez chez lui ce soir… ?
— Les murs n’ont pas que des oreilles…
— Ils parlent le même langage que vous ! Certes, la Fouinard, fonctionnaire au service de l’enseignement national, n’est pas dénuée de talent du côté de la cuisine… Vous apprécierez, j’en suis sûr… Mais attention au blanc ! Il est sec ! Et Fouinard est un as du goulot qu’il fait chanter avec la voix de ses victimes propitiatoires !
— De quel dieu est-il question cette fois… ?
(me rengorgeant)
Il croit que vous préparez une thèse… dans son dos… et ça le rend… fou ! Mais fou de quoi, Roger ? Vous seul le savez…
— Vvvvvv… Il finira par en savoir plus… Julien s’affaiblit ces temps-ci… Rien n’y fait… Nos méthodes sont trop anciennes… Et la pharmacopée trop récente… J’envie l’exactitude à laquelle d’autres scientifiques consacrent leur existence promise aux meilleures reconnaissances… Nous travaillons dans le vague, voire la confusion. Il faudra mettre ça dans notre roman…
— Mais je ne signerai pas, je vous l’ai dit avant de…
— …signer ! Toper, c’est signer ! En tout cas chez nous… Chez vous je ne sais pas… Vous êtes d’ici… Vous devriez savoir…
— Mon grand-père y est mort… et mon père n’a pas rrrrésisté à la tentation du retour à la patrie de l’anarchisme… laissant seule ma mère… qui était… d’ici…
— On n’en mettra rien dans le roman ! Rien non plus sur les origines tout aussi douteuses de Julien ! À moins que vous y teniez…
— Non… Mais j’en toucherai un mot aux Fouinard qui en savent long sur ce qui s’est passé… me concernant…
— Houlala ! Terrain miné ! Vous allez nous revenir dans un état mental déplorable ! N’est-ce pas, Julien ? »
Nous étions retournés à la rivière pour repérer les trous, mais sans y mettre la main. Voix basses des comploteurs en braconnage. Parlant d’autre chose que de leurs préoccupations communes. Les données techniques alimentent la joie de n’être pas un ignorant en la matière qui fait le sujet de la conversation. Julien jubilait, peut-être trop ostensiblement. Nous le savions dans la mire du docteur Fouinard qui le travaillait quotidiennement sans qu’on puisse s’opposer à ces sournoises investigations. Mais Fouinard cherchait une thèse où il n’y en avait pas. Il prétendait forcer les portes d’une Université qui était étrangère à notre entreprise. Comment ne pas s’en réjouir, doux enfants ?
« Ce serait plus simple avec mon Samsung… dit Roger.
— J’ai l’habitude de mon matériel… Atatxi s’en est servi avec l’efficacité qui a fait de lui un héros…
— Je vous arrête, Frank… N’est-il pas un héros parce qu’il en est mort… ?
— Je ne vais pas mourir. J’éprouve du plaisir… Tous les jours… Lucienne… Fouinard… Ce roman qui prend forme…
— Vous oubliez Sally et Alice, il me semble…
— Mais je n’ai jamais… Oh ! Qu’allez-vous imaginer, Roger !
— Ne sommes-nous pas en train d’écrire un roman ? Qu’en pensez-vous, Julien… ?
— Alice est un homme…
— C’est ce qu’on dit… Mais comment le savez-vous, vous… ?
— Ce sera dans le roman, docteur… Mais pour l’instant, je ne suis pas prêt. Laissons Frankie mener à bien sa mission. Vous imaginez… ? »
Recroquevillement du sujet. À même le sol. Il enfouissait sa tête entre ses cuisses. Souplesse de yogi. Pendant ce temps, des carpes zigzaguaient à fleur de l’eau, insouciantes et grotesques. « Comme nous sommes loin de tout ! avait braillé Fouinard dans sa salive à parfum de cassis acidulé. De ce Monde qui nous entoure, nous ne dirons jamais rien de pertinent ni surtout de vrai. Nous ne parlons que de nous. Mais pas par nombrilisme. Nous nous interrogeons et ce sont nos réponses qu’il s’agit maintenant d’examiner avec les outils scientifiques qui sont les nôtres, ceux-là même que le monde nous jette comme l’enfant nourrit les singes du zoo malgré ce qui est clairement exprimé sur le panneau. Vous le voyez, le panneau, Frank ? N’en dites rien à ma femme, surtout ! Sachez tenir votre langue quand vous n’êtes pas chez vous, nom de Dieu ! »
Même jour. Neuf heures du soir et des poussières. J’attends depuis deux heures, le cul dans les coussins d’un canapé qui fait face à une fenêtre aux volets ouverts, insectes se fracassant sur les vitres, les rideaux sont entrouverts car madame Fouinard vient les écarter toutes les cinq minutes pour jeter un regard courroucé dans la nuit de la rue à peine éclairée par un couple de lampadaires bleus qui remodèlent son visage vieux de plus de cinquante ans. Genou en plein le matelassage d’un coussiège, les coudes forts et à l’équerre, elle tient les pans comme si elle venait de déchirer une pièce de tissu ou le rideau d’un théâtre de marionnettes. Sa gorge gronde. Puis elle pivote sa grosse tête grise et jaune et me lance un regard de jeune fille qui reconnaît qu’elle n’a aucune chance de valser ce soir.
« Je… Je m’excuse, mon cher Frank… Il est encore en retard… Il est en retard tous les vendredis ! Et je sais
(insistant lourdement sur sais)
qu’il n’est pas au bureau !
(ajoutant comme si j’en savais plus qu’elle)
Vous le savez vous aussi, n’est-ce pas… ?
— Je finis à dix-sept heures… à cause de ma… Mais les bureaux ne ferment pas avant six heures…
— Il est bientôt neuf heures et demi !
(grrrrrrrrr !)
Qu’est-ce qu’il fout ! »
La poularde trop cuite. La sauce aura accroché. Heureusement, les fruits ne sont pas cuisinés ! Directement du producteur au consommateur final, celui qui se nourrit ou qui attend de l’être alors qu’il avait rendez-vous avec la mort. Je n’étais pas inépuisable ce soir-là. La fatigue accumulée depuis des semaines de prospection dans les affaires internes auxquelles, en principe, seul le docteur Fouinard a accès. Roger a insisté pour que j’adopte le numérique, mais je tiens aux preuves tangibles de mon passé, celui que je n’ai pas connu mais dont j’ai hérité dans les règles et avec ce que cela suppose d’énigmes à résoudre et d’hypothèses à confirmer. La mort m’attend au pied du lit. Je suis pourtant certain que je ne me la donnerai pas dans un hôtel. Il me faudra un chez-moi pour procéder à cette nécessaire mise au point. Je ne tiens pas à soumettre mes restes aux autorités judiciaires. J’ai déjà connu ça, au cœur de la ville comme en banlieue. Des rideaux tombés alors qu’on n’a pas assisté au spectacle. On arrive à la fin. Toujours. Qui en saura plus à mon sujet ? Des fois, je me souhaite de mourir d’une longue maladie, entouré de gens informés de ce qui m’achève, mais on ne meurt pas ainsi à la demande. À moins de rechercher la contamination. Mais où la trouver quand on souffre de phobie sociale ? La vieille Fouinard ne me dérangeait pas en intervenant entre la fenêtre et moi, froissant le rideau qu’elle aurait arraché si je ne m’étais pas proposé comme témoin de sa déconfiture matrimoniale. Les détails de cette aventure ne m’intéressaient pas. Du vaudeville en perpétuelle répétition. Ça finirait bien et je serais déçu par la nuit. Aucune chance que je connaisse ce genre de mélo avant de quitter la scène où je n’ai pas demandé de jouer un rôle aussi candélabrisé que celui qui affecte mes jours. Elle ne se plaint pas. Elle cuisine ou plutôt entretient la chaleur du fourneau et veille à ce que la dessication ne prenne pas le dessus. Elle a débouché les bouteilles, un nombre à mon avis exagéré mais je ne sais pas moi-même si je ne vais pas me laisser aller sous la table. Les lentilles de Lucienne seront réchauffées demain. Une horloge tape un coup sur son bronze. La demie ! Elle revient avec un torchon sur la tête et un autre à la main. Elle s’est décoiffée en éternuant. Tout à refaire. Maintenant assise avec moi, elle donne de la cuisse nue et se tapote le genou.
« J’ai connu votre grand-père… Pas aussi bien que je l’aurais voulu… Puis votre père, que nous avons à peine connu, a enlevé votre mère et ils ont eu ce terrible accident !... Mais je vous ennuie ! Il faut bien que je vous entretienne en attendant le docteur… !
— Il est peut-être arrivé quelque chose…
— Ou il attend que ça arrive… Vous n’avez pas fini votre verre… ! Vous permettez que je m’en serve un autre… ? »
Elle sent la peau grillée à point de la volaille qui se racornit dans le four. Des mèches pendent sur ses joues remodelées. Je distingue une couronne au fond de la bouche, où se reflètent des lueurs d’argon. Elle avale le verre en trois gorgées hâtives.
« On va commencer sans lui, minaude-t-elle. Il pourrait téléphoner, tout de même ! Mais imagine-t-on un homme avec un combiné dans la main et son outil dans l’autre ? »
Le docteur s’amène à dix heures pétantes. Son chapeau s’est envolé car le vent se lève, signe de pluie. Il était pressé de rentrer ! Une urgence… Ou quelque chose qui y ressemble. Le poulet est noir aux extrémités. Sa ficelle a cramé. Elle a perdu son élasticité, comme me le fait constater le docteur. Il en fragmente la continuité entre le pouce et l’index. Puis la lame attaque la chair dans les jointures, sans craquements ni giclée d’un jus qui s’écoule noir parmi les aulx roussis. À la fin du repas, il propose un divertissement qui accompagnera le fromage et la goulée d’un rouge épais à souhait :
« Je vais chercher le projecteur ! »
Il connaît mon attachement aux choses du passé, notamment à celles qui me sont revenues comme preuves que je n’avais pas toujours été seul. C’est un vieux Pathé 8 mm. Madame obture la fenêtre en tirant les cantonnières. Pendant ce temps, je caresse les formes d’une Beaulieu sous le regard ému de madame qui ne sait plus où se mettre. Le docteur examine les premières images devant un abat-jour spécialement allumé. Il regarde son épouse d’un air enfantin, la lèvre gorgée de sang :
« Nous ne l’avons jamais visionné, celui-là ! Je ne l’ai pas monté non plus. Ce sera du brut de décoffrage ! Nous en découvrirons la teneur avec vous, mon cher Frank ! Vacances en méditerranée…
— À bord du Temibile… précise madame.
— Le Temibile… ? Il me semble que…
— Un fameux packet boat à l’italienne ! ricane-t-elle. Nous y avons rencontré une comtesse… Je n’en avais jamais vu d’aussi près… Toi non plus, n’est-ce pas… ?
— Oh ! Moi… Les comtesses…
— Vous y avez peut-être croisé Alfred Tulipe… non ? »
Ma question ne provoque que de tranquilles secouements de tête dans le sens horizontal et donc en pivot sur des épaules solidement ancrées aux bustes qu’ils maintiennent à la verticale, si parfaitement verticaux que je crains d’avoir initié quelque chose qui ressemble à de l’embarras.
« Si nous l’avons côtoyé… heu… ce monsieur que vous dites… Il apparaît peut-être à l’image… Nous verrons bien…
— Ainsi, vous connaissez Alfred Tulipe… ?
— Je ne dis pas que je le connais ! Ni même que je l’ai connu ! Mais l’association du nom de ce bateau et de ce personnage m’a vaguement… heu… interpellé… Et… Oh ! J’ignore pourquoi…
— Souhaitons que le film ne casse pas… J’ai prêté ma colleuse à Russel. Ne vous a-t-il pas projeté les bobines de son aventure dans les mers du Sud… ?
— Du Sud de l’Italie…
— N… non… Je m’y connais en matériel de prise de vue et en projection… Je vais déplier à votre place cet écran récalcitrant… si vous permettez…
— Tirez donc sur cette espèce de chevillette !
— Et la bobinette cherra ! Bibi !»
Sur l’écran apparaît un visage de femme. Beauté en âge de se mettre à l’abri des regards. Madame Fouinard précise, en commentatrice exercée :
« Bibi n’est pas son nom… C’est une indication étymologique. Le docteur adore ces obscurités qui compliquent la narration. On a quelquefois intérêt à intriquer. Vous en apprendrez plus avec la pratique de tous les jours, croyez-moi ! (le visage disparaît, panoramique lent sur un horizon de mer agitée de moutons) Je suis passée par là… depuis… voyons, chéri… ? Je ne me souviens plus…
— Dis plutôt que tu n’es pas douée pour le calcul… La date d’aujourd’hui, en années, moins la date des noces…
— Et depuis ce temps…
— …qui reste à déterminer…
— …j’ai appris plus de choses que vous croyez ! On prend toujours la femme du docteur pour une… Le doctorat, vous comprenez… ? Oh ! En effet ! Cette… bibi a besoin d’un montage ! La revoilà ! Oh ! Un visage inconnu dans ce qui est censé nous appartenir ! Mon Dieu qu’est-ce que ceci ! »
Madame Fouinard nue allongée sur une serviette de bain, les poils dressés abondants dans l’éclat du soleil horizontal qui fond au blanc le bastingage recevant les coudes d’un passager… « Mais qui a bien pu appuyer sur la détente oh ! la caméra oh ! je la laissais traîner oh ! à la portée des enfants… » Coupez ! J’étais désolé. Le gin m’enfiévrait. Le docteur tripota l’interrupteur de la lampe et parvint à faire la lumière. Madame avait sauté sur ses pieds joints et s’employait à tirer sa jupe sous ses genoux, sans y parvenir. La carcasse suintait noir. Mon estomac renvoyait des bribes acides. L’horloge tapa encore sur son bronze le mi bémol de Pythagore mais les cliquetis du Pathé s’en mêlaient et je dus m’approcher du cadran pour en distinguer les aiguilles.
« Rien n’est à l’heure ici, mon pauvre ami… Je crains de devoir vous raccompagner…
— Il pleut ! Tu ne vas pas le jeter dehors… Ce n’est pas de sa faute si… si tu n’avais pas perdu ton temps je ne sais où… Toute cette nourriture gâchée par l’attente ! Tu ne sauras jamais ce que c’est d’attendre… ! Oh ! Mon bon monsieur Frank… Vous avez du mal à digérer, n’est-ce pas… ?
— Il n’y a pas loin d’ici à la gare… Vous couchez toujours au Buffet, hein… ? Je vais prendre un parapluie…
— Avec ce vent ! Tu n’y penses pas ! La dernière fois… L’œil d’Alfred… Souviens-toi… Le vent sur le roof… Cette tourmente digne de Prospéro…
— Tu ne sais plus ce que tu dis ! Frank ! Je vous ramène… Lucienne saura bien vous mettre au lit… Elle a l’habitude, non… ? Si je suis bien renseigné, Lucien est en tournée. Comme ça tombe bien !
— Ensuite, des explications ! Tu me les dois ! Oh ! cette soirée ! Mon Dieu !
— Je ne t’ai pas demandé ce que vous avez fait de votre temps pendant que j’étais dehors… en urgence !
— Je pense que je vais rentrer en effet… Je ne voudrais pas…
— Bof… demain, il aura tout oublié… Fais-moi confiance !
— Te faire confiance, oui… C’est ce que je fais le mieux, n’est-ce pas… ? Je veux voir l’intégralité de cette bobine !
— Foutaises que tout cela ! Mon cher Frank… Je vous prends le bras et j’ouvre un parapluie… Laissez-vous conduire…
— J’appelle Lucienne… »
Quelque chose comme ça. Je ne me souviens pas de cette soirée autrement, mais chaque fois que j’en parle, c’est en termes si différents que je me pose la question de savoir si les apparences ne prennent pas le pas sur la fiction au point de m’éloigner de ce qu’il convient d’appeler réalité. Ou le contraire… Comme si j’étais destiné à louvoyer au lieu d’aller droit au but. Je ne peux pas vous dire si c’est de famille et vous savez pourquoi. Non, le vent n’a pas arraché le parapluie de la main du docteur et je n’ai pas fini dans le ruisseau parce qu’il a passé le reste de la nuit à poursuivre son pébroque à la con ! Il n’y eut pas de témoins. Nous étions seuls dans la nuit. Le court docteur Fouinard sur ses pattes grasses et si peu sûres au moment de franchir les obstacles que l’éclairage public interposait entre nous. Le vent cinglait nos visages comme sur le pont en pleine mer. On entendait la voilure céder à ces tourments. Elle finirait comme nous, perdus à jamais, mais vivants et heureux de pouvoir encore profiter du modèle social où on avait les pieds comme l’huître sur la roche. Les vitres du buffet étaient noires. La porte de l’hôtel close. Le porche plein ouest. Fouinard ferma son parapluie.
« Je ne sais pas s’il est opportun d’appeler, dit-il, le visage battu par la pluie. J’ai retrouvé mes esprits. Et vous… ? Retournons à la maison. Vous dormirez sur le canapé. Et demain matin, nous irons au travail ensemble, dans ma voiture. Vous n’avez pas de voiture, Frank ? Pas les moyens… Le temps s’est mis à la pluie pour quelques jours. Oubliez ce que vous n’avez pas compris. C’est la bonne méthode, croyez-moi. Sinon on se prend les pieds dans le tapis de la suspicion. Vous en connaissez un rayon question soupçon et complot et tout le toutim des intrigues qui nous changent la vie en feuilleton policier. Le parapluie est foutu ! Nous allons naviguer au gouvernail ! Contre le vent ! Ne frappez surtout pas à cette porte ! Je ne me vois pas en train d’expliquer la situation à une hôtelière toute chaude sortie du lit. J’en ai assez d’expliquer la moindre péripétie qui alimente ma légende sans rien changer à mon destin. Je crois que je vais pleurer… »
On est revenu sur nos pas. On s’est arrêté à l’écluse pour méditer sur la mort qu’on se donne pour ne pas mourir autrement. Il y avait de la lumière aux hublots d’une péniche. On est entré. Ils servaient encore. On a sympathisé avec les derniers habitants de la nuit. Je ne me souviens plus du contenu de nos conversations. Ne me demandez pas des noms. Tout ce que je sais, c’est que quand on nous a jetés dehors, il pleuvait toujours et le docteur Fouinard n’était plus des nôtres. On a cherché jusqu’au matin, éclairant l’eau du canal avec des torches électriques. Le moins beurré d’entre nous l’avait entendu appeler à l’aide. Il avait même entendu l’eau clapoter. C’est le terme qu’il a utilisé : clapoter. Et je vous le vends comme il l’a donné !
L’éclusier se pavanait, car il avait plongé. Un autre proposait une gaffe, évoquant la température de l’eau. Le corps pendait contre le mur oblongue, tête chue sur la poitrine, une poche de plastique exhibait le nom d’une grande surface du coin, l’eau dégoulinant encore au bout des chaussures, il faut avoir vu ça de près pour y croire, d’autant que le visage exprimait une souffrance enfin libérée de ses chaînes. Fouinard, appelé à la rescousse, était descendu dans la chaloupe qui dinguait et il avait fait non de la tête. Ses épaules s’étaient affaissées comme s’il cherchait à parfaire le rôle qu’on lui demandait de jouer. Il était encore « passablement éméché ». Quelqu’un tendit son bras et il s’y accrocha, remontant sans les pieds sur le quai qui foisonnait maintenant, car malgré l’heure matinale (le jour n’était pas encore levé) les gens sortaient des immeubles adjacents et se rassemblaient en troupeau retenu par des chiens qui aboyaient en agitant les lampes torches. Déjà, les premiers témoins, ceux qui avaient vu ce type sortir de la péniche suivi du docteur Fouinard qui proclamait son désaccord au sujet d’une « décision politique » de la veille, défilaient devant le fourgon, quelques-uns dissimulant leurs visages dans leurs chapeaux ou bérets. Je ne m’étais pas coiffé cette nuit-là, pas même mon bonnet de laine. Je n’avais pas suivi Fouinard. J’ignorais ce qui s’était passé entre eux. Le docteur avait mis sa main dans sa poche et en avait sorti une poignée de cigares qu’il écrasa dans son poing en maudissant le ciel. Puis ils remontèrent le corps et l’emballèrent sur une civière, zwitch de la fermeture et le docteur tentait de sécher ses vêtements, sans les quitter, dans la chaleur qui émanait du fourgon où un gendarme crayonnait sur un formulaire. Ils ne m’ont pas embarqué. Par contre, le docteur fut invité à suivre le mouvement : l’ambulance fila d’un côté, disparaissant en toute discrétion dans la nuit, tandis que le fourgon, plein à craquer et presque joyeux, prenait l’avenue principale tout éclairée de feux qu’il grilla sans sirène. L’éclusier, qui avait passé la nuit dans le lit de sa femme, faisait le récit de ce qui s’était passé alors qu’il n’en connaissait pas le début. Il « prenait » à six heures et ne s’occupait que des platanes atteints de je ne sais quel mal sans solution. Le patron s’activa pour fermer les portes de sa boîte, aidé par deux femmes que j’avais vu danser sur la scène en petite tenue. J’avais un verre à la main, mais je l’avais vidé, je ne savais plus à quel moment.
« Faudrait prévenir madame Fouinard, me dit quelqu’un avec qui j’avais conversé pendant la nouba.
— Ils ne le font pas eux-mêmes ?
— Vous craignez qu’elle en profite pour vous déclarer les sentiments que vous lui inspirez… ?
— Tiens… Vous étiez là vous aussi, Roger… ?
— Allons-y ensemble ! À deux, nous saurons la contenir si jamais elle abuse… »
Le mal de crâne qui me tourmentait n’a pas de nom. J’en gémissais.
« Vous avez dû avaler quelque chose de pas catholique, mon vieux, dit Roger. Quel était le sujet de la dispute… ? Ils sont sortis pour régler ça dans l’honneur, non… ? Je ne comprends pas que la maréchaussée n’ait pas recherché votre témoignage. À mon avis, quelqu’un parlera et vous serez convoqué dans la matinée. Vous connaissez ces processus mieux que moi… Prenons par Mabbot Street… »
Il me poussait. Des lève-tôt le saluaient puis me toisaient comme si je venais d’être capturé. On ne me connaissait pas en dehors du cercle tracé autour du Buffet, rayon que je n’avais pas encore apprécié ou pas eu le temps de mesurer car je ne m’écartais que rarement des chemins liés à mes occupations quotidiennes. Je découvrais la ville. Je l’avais d’abord prise, ou considérée, comme un gros village coincé entre une gare anachronique et un canal passé de mode. Pourquoi avais-je accepté de retourner chez Fouinard alors que Lucienne était déjà au fourneau ? La maison des Fouinard avait l’air d’un sabot abandonné dans l’ornière après la pluie. Roger tira sur la chaîne. Il connaissait les lieux. Il en savait plus que moi. Il avait la capacité de prévoir. Il se préparait toujours en connaissance de cause. La porte s’éclaira, vitraux jaune paille qu’un oiseau synthétisé traversait vers le haut. L’ombre de madame se profila. Elle ouvrit une bouche condamnée au silence. Il était arrivé quelque chose à Hadrien ! Elle recula dans le couloir. Nous entrâmes l’un derrière l’autre. Roger la rassurait, mais elle ne comprenait pas. Elle allait s’en prendre à moi tôt ou tard. Mais son égarement ne dura pas. Elle pivota et gravit l’escalier, la chemise voletant dans cette lumière atténuée par des abat-jours fleuris. Roger entra dans le salon pour constater que nous avions festoyé sans retenue. Il trempa son doigt dans une crème et le suça en grimaçant. On entendait la vieille se démener au premier. Les roussins n’avaient qu’à bien se tenir !
Mais il n’était pas question que je la suivisse ! Je n’étais pas assez mûr, selon les critères locaux et administratifs, pour me mêler de ce qui ne me regardait que de loin.
« Vous l’avez vu le pousser, n’est-ce pas, Frank… ? Vous vous y connaissez en la matière… Mieux qu’en tout autre… Votre esprit possède cet art qui n’appartient qu’aux flics, soit qu’ils en sont dotés à la naissance, soit qu’ils l’ont acquis à force d’expérience. Vous ne pouvez pas vous en débarrasser. Vous avez agi trop longtemps dans ce sens… Moi de même, mais dans un domaine que vous ne pénètrerez jamais sans chercher le coupable. Je ne sais vraiment pas comment vous aiguiller, mon vieux… »
Elle en mettait du temps ! Comme si elle était en train de réfléchir avant de commettre une bourde. Roger pris place dans le canapé en forme de haricot, rejetant les coussins. Il avait déniché la boîte de cigares et en tenait un par la queue, souriant comme s’il fallait constater qu’il était le plus malin.
« Je vous comprends, dit-il. Votre seul souci en ce moment, c’est votre nouvelle carrière professionnelle. À mon avis, elle ne commence pas mieux que la précédente… Et elle risque fort de s’achever de la même manière… Vous savez qu’ils finiront par vous convoquer. Vous avez en tête toute la trame qu’ils sont à peine en train de démêler. Vous redoutez le moment où vous serez amené à leur mentir. Vous avez une conscience, merde ! »
Il ne l’accompagnerait pas non plus. Il la laisserait se débrouiller comme elle l’entendait. Il n’avait jamais réussi à raisonner une femme, pas plus que moi. Qu’est-ce qu’on attendait pour rentrer chez nous, chacun de son côté ? Il avait encore des choses à faire avec elle. Il allait agir et modifier le sens de cette histoire. C’était ça, son travail, après tout. Homicide volontaire sans intention de donner la mort, suite à une altercation consécutive à un état d’ébriété hors norme. Mais Fouinard n’avait pas bu autant que moi. Il s’était limité à un verre ou deux. Je voyais sa silhouette en contrejour des spots de couleurs qui caressaient les peaux nues des danseuses. En face de lui, à ma droite, ce type le prenait à partie, mais je ne me souviens pas à propos de quoi. Il n’était pas question de politique.
« De quoi alors ? dit Roger qui enfumait le salon sans se soucier des autres
(je dis des autres parce qu’elle était enfin descendue, pomponnée comme peut l’être une poupée qui a connu des jours meilleurs
elle écoutait prête à s’asseoir elle aussi moi debout vacillant et luttant contre cette céphalée remarquable par sa situation crânienne hémisphère droit derrière l’oreille et plutôt en bas là docteur c’est ça appuyez ça fait un bien fou quand vous appuyez)
— Je ne me souviens pas, dis-je.
— Que se passe-t-il… ? fit-elle en se baissant pour caresser son mollet.
— Frank est revenu à ses anciennes amours… dit Roger.
— D’anciennes amours… ? couina-t-elle. De quoi parlez-vous, Roger ?
— Demandez-le-lui !
— Frank ! »
Elle me pinçait, la salope ! Et sans ménager le muscle. À travers toute l’épaisseur de ma parka. Elle me regardait en même temps, les yeux au ras des sourcils, la bouche en cul de poule, nez froncé et joues crispées. La totale ! Pas dans le genre vaccination, car elle voulait savoir maintenant. Roger n’avait jamais eu l’intention de l’accompagner chez les pandores du coin.
« Un accident peut arriver de diverses manières… bredouillai-je sans conviction.
(cela se voyait y compris moi dans le miroir du bahut se dressant plus ou mieux que d’habitude
me tournant vers elle dénouant l’emprise de ses doigts)
Il est arrivé un accident… Le docteur va bien, rassurez-vous…
— Elle le sait déjà, ricana Roger.
— Il n’a jamais fait de mal à personne, risqua-t-elle. Sauf à moi…
— On le sait déjà, continua Roger. Mais vous feriez bien, Clara, de penser aux autres maintenant que…
— Maintenant que quoi ? Roger ! »
Elle se jeta dans le canapé en disant cela. Il l’aurait reçue sur ses genoux si elle avait voulu. Il se contenta de former une volute dans l’air des abat-jours fleuris d’automne et de peu de bougies. Qu’est-ce que j’attendais pour me sortir de là ? Cette manie de toujours vouloir en savoir plus ! Je n’avais pas changé de métier au fond. Il s’agissait encore d’enquêter. D’autres fabriquent les objets de notre quotidien ou de l’exception des vacances. Comme dit l’autre, ils ne cherchent pas, ils trouvent, et s’ils ne trouvent pas, ils attendent, ce qui est merveilleux. Foutaises ! J’étais plutôt pris à mon propre piège. Elle me suppliait du regard maintenant, après avoir tenté de m’arracher le grand secret de cette soirée inattendue.
« Il connaît toutes les ficelles de ce métier de chien, dit Roger. Il sait ce qui est en train de se passer. Il n’ignore rien des conséquences de cet accident de parcours. Nous ferions bien de réfléchir avant de nous mettre dans l’embarras… le jour se lève… »
Il fallait voir ça ! Il avait cessé de pleuvoir et le soleil était de retour ! Comme les volets n’étaient pas fermés, cet orient embrasa les carreaux encore mouillés. J’en conçus comme de la joie, mais je n’avais pas complètement dessoulé. Il y avait un bouchon dans le fond de ma poche, celui que j’avais sucé pour expliquer à la fille comment je sentais les choses.
« Vous croyez qu’ils vont venir… ? Ce matin… ? Dites-moi, Frank… Vous qui savez comment ça se passe…
— Et pas seulement ça, dit Roger. Il sait aussi…
— Qu’est-ce que vous savez, Frank ? Dites-le !
— Il vaut mieux que je rentre chez moi… J’ai besoin de dormir, pas de penser… Je n’étais pas apte à mesurer l’importance de ce qui se disait… La fille me turlupinait… Je ne savais pas si je devais la prendre au sérieux ou si je ferais mieux de ne pas me mêler de leurs affaires…
— Leurs affaires ? Oh ! Mon Dieu !...
— On ne peut pas toujours éviter les ennuis, dit Roger. Hadrien a poussé ce type dans le canal. Et Frank est le seul témoin.
— Oh ! Mon Dieu !...
— Va falloir trouver autre chose à dire, ma chère… Le dieu que vous invoquez ne pourra rien pour vous si vous n’y croyez pas. Ils ont déjà établi un lien entre la victime et Hadrien… Ils sont en train de le charcuter. Ils voudront en savoir plus au sujet de l’autre type, celui qui l’accompagnait… Autrement dit : notre ami Frank.
(bouffée)
C’est comme ça que ça se passe… Et comme un ennui n’arrive jamais seul…
— Oh ! Mon Dieu !...
(agacement en volutes)
Oh ! Cessez de l’appeler comme s’il était là pour vous sauver !
(retrouvant sa bonhommie)
On était si tranquille… N’est-ce pas, Frank… ? On avait prévu de tâter le goujon… Julien en était fou de joie…
— Julien… ?
— Julien Magloire…
— Ah ! Lui… »
La voilà pensive, rides y compris. Elle a couvert ses cheveux d’un foulard de soie aux fleurs d’abat-jour. Noué les angles sous le menton plissé deux ou trois fois. Genoux l’un contre l’autre palpés par deux mains nerveuses comme le fretin. Elle jeta un œil égaré sur les ruines du repas. Le soleil jouait avec les ciselures et les fonds éventés. La pauvre carcasse paraissait maintenant beaucoup plus calcinée et la farce entrouverte trahissait un excès d’ail et de feuilles aromatiques grossièrement hachées. Une carafe était renversée, mais la tache n’était pas visible de son point de vue alors que j’en pouvais mesurer la perspective et l’histoire : j’étais à l’origine de cette chute et le docteur avait bien failli me gifler ! Elle avait retenu cette main courte et adipeuse. Ou bien avait-il tenté de sauver ce contenu ensuite regretté comme si j’avais commis le pire des crimes contre sa propre humanité.
Elle se leva et jeta sa cape sur le dossier d’une chaise. Elle avait besoin d’un café, mais ne me l’offrait pas :
« Rentrez chez vous, mon ami. Roger vous accorde une journée de repos. »
Il éclata de rire.
« Il y avait longtemps que nous n’avions plus l’occasion de goûter aux contrariétés de la vie quotidienne… Vous souvenez-vous, cher Roger, de la dernière fois… ? C’était… Oh ! Mon Dieu !... il y a si longtemps !
(elle me flatte l’épaule en passant)
On ne s’y habitue hélas pas… »
J’ai regagné ma courtepointe sans café dans l’estomac, ni celui de madame Fouinard ni celui de Lucienne qui réceptionnait des cageots de boissons pétillantes quand je suis passé dans la cour de l’hôtel. Je ne trouverais pas le sommeil, mais je n’avais pas le choix. Mon cerveau était la proie de douleurs aussi diverses que dénuées de sens. La journée s’annonçait plutôt belle si j’en jugeais par l’éclat du soleil au moment de fermer les volets. Où était donc passé Fouinard pendant qu’on le cherchait, entrecroisant les faisceaux de nos lampes dans tous les recoins possibles du canal ? Pourquoi ce plouf n’avait-il pas été le sien alors que nous n’avions aucune autre idée dans la tête ? Qui était ce type qui avait trouvé la mort ou qui l’avait rencontrée ? Et pourquoi n’avais-je pas assez bu pour ne pas servir de témoin aux scénarios en cours d’élaboration ? Je n’avais pas interrogé Roger Russel sur les raisons de son « expédition » dans cette contrée aussi éloignée que possible de ses pénates d’origine (si j’avais bien compris) et il ne savait rien de celles qui m’avaient conduit à revoir mes abattis question ressources vitales… Le docteur Fouinard lui-même, originaire des lieux de notre exil, avait-il enfoui de longue date un secret plus malin encore ? Du genre à vous condamner sans autre recours que l’anesthésie… Il n’y a rien de plus douloureux que de reconnaître la source de l’angoisse qui s’installe aussi sûrement que l’épouse héritée de la tradition. J’en viendrais peut-être à me jeter au pied de l’autel, la gueule grande ouverte sur la nappe de communion et l’anus sollicité par une peur cette fois héritée de l’Histoire. On ne rêve pas à Midi. On s’y confronte aux impostures et aux empreintes… papillaires ou génétiques selon le degré de science acquise. Je n’ai jamais conçu le roman autrement : dehors !
« On gratte ici, ma foi. Si un homme était le portier de l'enfer, il aurait assez l'habitude de tourner la clef. Gratte, gratte, gratte. Qui est là, de par Belzébuth ! C'est un fermier qui s'est pendu en attendant une bonne année. Entrez sur-le-champ, et ayez soin d'apporter assez de mouchoirs, car on vous fera suer ici pour cela. Gratte, gratte, gratte. Qui est là, au nom d'un autre diable ? Par ma foi, c'est un jésuite qui aurait juré pour et contre chacun des bassins d'une balance. Il a commis assez de trahisons pour l'amour de Dieu, et cependant le ciel n'a pas voulu entendre à ses jésuitismes. Entrez, monsieur le jésuite. Gratte, gratte, gratte. Qui est là ? Ma foi, c'est un tailleur anglais qui vient ici pour avoir rogné sur un haut-de-chausses français. Allons, entrez, tailleur, vous pourrez chauffer ici votre fer à repasser. Gratte, gratte. Jamais un moment de repos. Qui êtes-vous ? Mais il fait trop froid ici pour l'enfer : je ne veux plus faire le portier du diable. J'avais eu l'idée de laisser entrer un homme de toutes les professions qui vont par le chemin fleuri au feu de joie éternel. Tout à l'heure, tout à l'heure. Je vous prie, n'oubliez pas le portier… »
C’était Julien Magloire. Il riait, un Macbeth en main. Le grattement m’avait réveillé. Des coups n’auraient pas mieux fait. Mon sommeil s’était peuplé de personnages protéiformes, ou plutôt devrais-je dire qu’ils changeaient de forme, sans que je puisse distinguer les circonstances environnantes. Sous la couette je suais. Puis j’ai nettement aperçu la carapace grise d’une punaise des bois se promenant sur quelque chambranle déjà éclairé par l’interstice de la curiosité. Julien n’avait pas encore mis le pied dedans. Fermier, Jésuite, Anglais, Français. Le Monde nous enseigne la métamorphose due à des principes industriels associés aux meilleurs des péchés. Je m’assis, la couette sous le nez, voyant Julien frotter ses pieds sur le paillasson, ne me regardant pas, les yeux sur le texte qu’il jouait, un de ces personnages qui traversent la scène sans posséder aucun nom, nom de métier ou d’utilité, comme pour ajouter de la couleur à la grisaille des choses mises en scène.
« Il est trois heures, dit-il. Tout le monde s’inquiète. Nous étions au comptoir quand le gendarme a débarqué, suivi de son ombre. Il a demandé de vos nouvelles. Je crois que tout est rentré dans l’ordre.
— Le mort est-il ressuscité… ?
— Ne plaisantez pas avec la mort ! Voilà une chose qu’il ne faut jamais envisager sans la craindre ! Nous n’en savons pas assez, comprenez-vous… ? Puis-je entrer… ?
— Je suis nu dans mon lit… Et en état de répondre à la demande…
— Oh ! Cela m’arrive bien aussi… Mais… mais… »
Il tourne l’interrupteur et la lumière s’installe comme si elle était chez elle. Il est vêtu chaudement, porte son blouson sur l’épaule et la cigarette qu’il pince aux lèvres est éteinte, mouillée sur une bonne moitié en partant de la cendre, auréolée d’un jaune pisseux.
« Mais… continue-t-il, vous n’avez qu’une pièce ! Pas un placard, rien !
— Mais j’ai une fenêtre…
— Elle est fermée… Le volet aussi est clos. J’ai vu ça d’en bas en arrivant…
— Vous avez repéré son emplacement sur la façade… Mmmmmm… Depuis quand… ?
— On ne vous y surprendra pas…
— On sait cela aussi… ? Je vais bientôt cesser d’être un inconnu pour devenir un étranger, non… ? Tournez-vous ! Je sors du lit…
— Vous avez un pot de chambre dans la table de chevet… Je le sais… J’ai habité ici…
— Vous aussi ? Décidemment, c’est le rendez-vous des fées !
— Belle baguette…
— Tournez-vous ! »
Dos ruisselant. Le tapis amortit ces gouttes. J’entre dans ma robe et me ceinture. Pas de café sur le guéridon. On entend la pluie contre le volet. Le plafonnier commence à bourdonner. Je m’assois, face à Julien qui se tient comme un domestique qui attend qu’on lui dise ce qu’il doit faire… maintenant. Il aurait eu une casquette ou un béret, il serait en train de le tortiller pour l’essorer. Il a marché sous la pluie, pas eu le temps de s’attarder au comptoir, le gendarme a demandé si j’étais disponible ou s’il fallait me rechercher. C’était une plaisanterie, mais il n’a pas accepté le verre que Lucienne s’apprêtait à remplir. Son ombre avait frémi. Julien était monté « pour voir », mais Lucienne n’était pas sûre de m’avoir vu monter. J’enfilai mes charentaises aussitôt réchauffées. Julien s’interposa, poussant la porte derrière lui avec la main tenant l’exemplaire de Shakespeare.
« Je n’irais pas si j’étais vous…
— Ah bon… ?
— Ils ont l’air mal luné… Le type en question est bel et bien mort. Et sans eau dans les poumons. Vous comprenez ce que ça veut dire… ?
— J’étais avec les filles !
— Ouais, mais Fouinard était dehors… Ils veulent savoir si vous savez… ce qui s’est passé avant… entre lui et ce type qui n’a pas encore de nom… comme s’il n’avait plus aucune chance de devenir un étranger… je ne dis pas : parmi nous… parce que moi-même je suis… depuis des décennies… Personne ne s’est habitué à moi. C’est pour ça que j’écris un roman.
— Vous écrivez un roman… ? Heu… Première nouvelle…
— Même que vous êtes dedans ! Et… Regardez moi bien ! Je ne laisse pas tout le monde entrer !
— Je ferais peut-être bien de descendre… Je n’ai rien à me reprocher après tout…
— Je suis sûr que vous n’avez même pas tiré un coup… ni que vous vous apprêtiez à le faire… Vous ne pourrez pas dire cette fois que Fouinard vous en a empêché…
— Cette fois… ? Il ne m’a jamais…
— N’oubliez pas que j’écris ce roman avec votre ami…
— Roger n’est pas mon ami ! Je n’ai pas…
— Attention à vos yeux, vous ne finissez pas vos phrases… Mauvais pour le roman !
— C’est Roger qui vous l’a dit ? Il vous a sans doute parlé de madame Fouinard… C’est elle qui…
— Elle a la langue bien pendue ! Si j’étais à votre place…
— Mais vous n’y êtes pas !
— Laissez-moi terminer mes phrases !
— Ne nous disputons pas et descendons… »
Il tente bien de me retenir, mains mouillées sur mes poignets, les étreignant comme si j’étais sa proie, nos visages s’étant rapprochés l’un de l’autre, échange d’haleines sans une seule parole pour défaire ce nœud. L’escalier vibre. C’est Lucienne, stoppée par le manque d’air dans ses poumons à la hauteur de l’avant-dernière marche, jambes coupées au-dessus des chevilles. Elle ne se sépare jamais de son torchon qui cingle quelquefois en direction des mouches ou des dos qui prennent la fuite après avoir joué avec elle.
« Ils sont partis, ahane-t-elle.
— Ils savent ce qu’ils voulaient savoir… ? fait Julien sans me lâcher.
— Une urgence, je crois…
— Ne me dites pas que Fouinard est enfin devenu fou ! » jubile Julien.
Il me libère de son emprise pour exprimer sa joie sans retenue, sautille faisant gicler le paillasson et remonter la poussière dans les rayons de lumière qui tombent des persiennes clôturant le corridor. Lucienne secoue sa tête encapuchonnée :
« Il a fallu que ça arrive… murmure-t-elle en empoignant la rampe.
— Quelque chose que je suis en droit d’ignorer… ? dis-je sans attendre de réponse et réintégrant la chambre où la lumière vacille, ponctuée par les mouches en fin de vie.
— Vous n’écrirez jamais de roman si vous ne savez pas tout ! déclare Julien.
— Pourtant… Je dis ça en tant que lecteur… car je n’écris pas… contrairement à… vous… mais il me semble que… les trous dans le récit… non pas creusés comme autant de tunnels… mais jamais explorés… Pour quelles raisons, je n’en sais rien…
— Vous feriez bien de vous soucier de ce que vous allez leur dire… ! »
Lucienne me tend la convocation. Elle a signé à ma place.
« Vous allez passer une mauvaise journée, constate Julien qui lit le formulaire que je n’ai pas encore saisi. C’est pour demain. Vous ne dormirez pas cette nuit. Je connais ça. Plus de place pour le rêve. C’est le sommeil qui la prend toute ! Et sans se donner ! Comme une fille récalcitrante… Mais je me tiens ! Plus jamais ça !
— Vous feriez bien de la fermer, Titien ! grogne Lucienne.
— Ce n’est pas Fouinard qui m’y forcera ! Ils l’ont arrêté ! Moi, je n’ai jamais tué personne !
— À part Alfred Tulipe… »
Lucienne soupire dans la descente. Le torchon a frotté la rampe. Julien, réduit au silence, recule dans le couloir. Il ne sait pas ce que je sais, mais les rapports que j’entretiens avec Roger Russel troublent sa tranquillité relative, celle qui tient aux injections et autres ingurgitations de produits mirifiques. J’ignore si Roger a pris soin de lui en l’absence de Fouinard. Ma conscience professionnelle n’a pas encore atteint ce point de non retour. Je le vois se dissoudre dans l’ombre des persiennes. Par beau temps, le couloir en est zébré, mais il pleut. Une pluie têtue qui, sans excès, retient le Monde dedans, les coudes sur le comptoir ou sur les accoudoirs devant la télé. Je n’ai jamais envisagé de me joindre à ces joueurs de cartes ou de dés. Les regards se tournent de temps en temps vers les baies derrière lesquelles la rue s’est grisée comme par manque de profondeur de champ. De quelle attente s’agit-il ? Les parapluies s’égouttent contre le mur et la flaque s’épanche comme le rêve du pendu de la rue de la Vieille-Lanterne. Julien avait raison, bien que je ne lui accordasse pas une seule parole de reconnaissance : j’allais passer la nuit en compagnie des heures, comme le condamné qu’on a prévenu la veille et qui se noie dans un bric-à-brac de prières qui n’ont jamais eu de sens ni pour lui ni pour ses juges. Aussi bizarre que cela puisse paraître, je n’agissais plus en flic depuis que je connaissais au moins en substance la dialectique de l’assassinat. Et je n’avais nullement besoin, contrairement à ce que Julien posait en principe nerveux, de tout savoir pour en écrire quelque chose. J’ignorais ce qui avait fichu le docteur Fouinard dans le pétrin, et ça n’avait aucune importance pourvu que ça n’eût rien à voir avec la mort d’Alfred Tulipe.
Roger me visita en soirée. Les cornets s’agitaient au comptoir, mais les dés s’alignaient en silence, comme si les tapis figuraient à eux seuls les principes inachevés du hasard qui donne un sens à nos existences d’amoureux et de vengeurs.
« Montons, » dit-il, car j’étais descendu pour participer au spectacle.
La nuit nous attendait, limitée pour l’instant au rectangle nu de la fenêtre. Lucienne avait organisé cette aération. Secoué les draps aussi. Et vidé la carafe d’eau dans les géraniums. La pluie attendait. De l’autre côté, la gare était plongée dans le noir d’un éclairage public en panne, la foudre ayant frappé au hasard. Nous en parlions quand Roger s’est amené, avec son parapluie fermé et son écharpe d’écolier. Il secoua son bonnet car il était passé sous les mûriers au moment d’un coup de vent. Lucienne empoigna la bouteille de scotch mais il lui fit signe qu’il n’était pas venu pour ça ce soir. Il était même venu seul, signe qu’il avait quelque chose en tête. Il ne s’approcha pas du comptoir, ne jeta pas un œil sur les parties en cours et se pencha sur moi pour me demander de monter avec lui. Entre professionnels, voulait-il dire. Et cette association n’étonna personne. Le docteur Fouinard n’était pas rentré de [ici le nom de la préfecture]. On avait vu Roger entrer et sortir plusieurs fois de la maison du docteur, madame se tenant chaque fois toute droite sur le perron, les bras croisés et le regard tourné vers les platanes du canal. Puis les fenêtres de la maison avaient disparu dans l’ombre et la pluie et Roger avait été vu une dernière fois au bord du canal, à une certaine distance toutefois de la péniche où les noctambules locaux commençaient à remettre en jeu leurs dettes de la veille. Il ouvrit lui-même la porte de ma chambre, disant :
« Il faudra que vous songiez à louer quelque chose de plus vivable. Vous avez la recommandation de Fouinard, non ? Mais elle ne vaut peut-être plus rien… Il s’est foutu dans un drôle de cactus. Je n’aurais peut-être pas dû laisser Clara toute seule cette nuit… mais vous savez comment sont les gens… ?
— J’ai moi aussi quelquefois l’envie de fuir…
— Pour aller où ? C’est la question. Et c’est la seule. Ne croyez pas un mot de Schopenhauer… La question c’est : où. Il n’y en a pas d’autres…
— Vous allez me dire qui est ce type, oui ou non ?
— Vous ne vous êtes pas renseigné au comptoir… ? Ça ne m’étonne pas de vous. Phobie sociale… Ou alors vous tenez à ce que ce soit moi qui vous renseigne…
— Julien dit qu’il faut tout savoir si c’est un roman qu’on veut écrire…
— À la hussarde, oui ! Mais nous n’en sommes pas là. Question de facture… certes. Une maïeutique au service du récit… J’y ai pensé. Inquisitoire ? Et je ne suis sans doute pas le premier. Pourquoi ne resteriez-vous pas dans l’ignorance de ce qui a précédé la mort de ce type… qui est pour vous un inconnu… alors que vous avez fréquenté Fouinard… et sa dame… et même moi… Julien… Alice… Sally…
— Je n’ai pas connu Alfred Tulipe…
— Vous soupçonnez ce type de n’être personne d’autre que cet Alfred qu’on n’appelle pas…
(claquant la langue)
J’aurais dû accepter le scotch de Lucienne… Vous savez si Lucien est de retour… ? Je ne dis pas ça pour… Je ne sais pas pour vous… Lucienne est bien connue pour… Dans les hôtels à étoiles, on communique avec le service par téléphone… Je ne vais tout de même pas gueuler dans l’escalier comme Gustave ! Vous n’avez vraiment rien sous la couette… ? »
Il se tortillait sur la chaise comme une fillette éprouvant ses capacités de séduction, tirant la langue comme un animal attelé au fardier rentrant de la carrière ou à une péniche sur le chemin de halage. Il n’avait pas l’intention d’en dire plus que ce que tout le monde savait et que par conséquent je finirais par savoir moi-même, d’autant que je couchais avec Lucienne. Et si Lucien n’était toujours pas rentré, s’il n’était pas prévu qu’il rentrât dans la nuit, alors j’en saurais assez pour participer aux conversations du lendemain, en admettant qu’il n’y eût pas du nouveau, auquel cas j’en saurais toujours autant que les autres. Qu’est-ce qu’il foutait sur ma chaise ? À dix heures du soir. Appelant de ses vœux le verre qu’il avait refusé parce qu’il avait d’autres projets en montant chez moi, me tenant par le coude et me suivant de près dans l’escalier... Madame Fouinard n’avait rien à voir avec cette visite. Il l’avait abandonnée à ses idées de suicide, si c’était ce qu’elle désirait maintenant. Il frappa presque violemment la table. Le bouchon de la carafe tinta :
« Rien à voir avec ça, nom de Dieu ! C’est Julien…
— Il est venu me voir cette après-midi…
— Vous auriez mieux fait de le retenir…
— Les gendarmes étaient en bas…
— Ils le cuisinent en ce moment…
— Mais que sait-il que je ne sais pas ? »
Roger se frotta le nez. Il retenait un rire nerveux. Ses doigts tambourinaient.
« Rien à voir avec l’actualité, dit-il enfin. Je ne me laisse pas séduire par ces digressions. Bonnes pour perdre le fil qui nous a conduit jusqu’ici…
— Du diable si je vous suis… !
— S’il y a une chose que je n’avais pas prévue, c’est que Julien entrerait un jour en conversation avec les autorités… heu… judiciaires !
— En effet… Quel rapport entre lui et ce noyé par… disons… accident… ?
— Quel rapport entre lui et Fouinard, vous voulez dire ! C’est son patient, nom de Dieu ! Ces inquisiteurs sont en train de le pénétrer par tous les trous !
— Je vois… (rires) Les trous du récit ! Heu… Qu’est-ce que vous craignez ? Je suis celui qui entre par effraction (j’ai la clé) dans le bureau de Fouinard pour voler ce qui vous est utile… Nous sommes les seuls coupables dans cette affaire (qui n’a rien à voir avec le type que Fouinard a envoyé ad patres…) Julien ne sait rien de la mission que vous m’avez confiée…
— Ah oui… ? Et pourtant, si je suis bien renseigné…
— Mais renseigné par qui, nom de Dieu ! (sorte de cri)
— …il vous entretient de roman… (menton frotté avec les ongles cette fois) comme si…
— Allez-y ! Dites-le ! Laissez-vous aller, Roger ! Laissez parler votre… votre jalousie !
— Moi jaloux ! Jamais ! Je crains seulement les fuites. Pas de votre part… Mais Julien est bavard… Et quand il s’y met…
— Vous en savez quelque chose… Mais pourtant, il ne vous confie que son ouvrage… se limitant à sa propre littérature… Il ne vous a pas convaincu… À tel point que vous avez besoin de savoir ce que Fouinard sait sur le sujet… Un sujet qu’il maîtrise peut-être mieux que vous ! Et vous prétendez maintenant saisir cette occasion… l’accident du canal… pour mettre la main sur l’intégralité du dossier… Fouinard est persuadé que vous préparez une thèse ! Et moi dans tout ça… ?
— Mon cher Frank… »
La seule idée de Julien (Titien Labastos pour la justice) entre les mains de l’Inquisition m’épouvantait plus que le pire des manques en perspective ! J’en tremblais des pieds à la tête, assis sur la couette au pied du lit, entendant les dés rouler hors du tapis, car avec l’accumulation des verres l’agitation du cornet devient imprécise et le jeté trop énergique et les dès roulent sur le zinc, la main de Lucienne claquant dessus pour leur éviter la noyade dans son évier. On l’entendait rouspéter sans réussir à interrompre les rires et les claquements de main. Roger secoua sa langue hors de la bouche. Il était urgent que je me rende utile.
Nuit noire. Comme on dit : impossible de trouver le sommeil. Il y avait pourtant de quoi à Sainte-*. Mais je ne travaillais pas la nuit : phobie encore : impossible à dépasser, sinon ma chambre d’hôtel eût été le rendez-vous des fées : facile de chouraver sa dose au pensionnaire. Mais de jour : impossible. Le docteur Fouinard et ses kapos veillaient au grain. On les appelait les Huniers : chuchotant en leur tournant le dos et filant au ras des murs, l’œil aux aguets toujours : une porte peut en cacher une autre. Si vous n’avez pas la vocation : qu’est-ce que vous foutez là ? Je réponds à votre question : quel meilleur moyen de retourner chez soi que d’y trouver un emploi ? Lucienne me proposait de m’embaucher dans son bouiboui champêtre : j’aurais vécu en pauvre et à sa guise. Et puis on ne quitte pas un statut de fonctionnaire pour n’en avoir plus d’aussi distingué et bien payé. J’étais le lieutenant Columbo du docteur Roger Russel. Bientôt : j’aurais un appartement et une bagnole : peut-être une femme du cru : un avenir dans la vieillesse. Jamais de ma vie je ne m’étais senti aussi seul : aussi inutile : aussi loin de tout et des autres. Avec une chambre au premier étage (l’hôtel de la gare en comptait trois), je n’avais aucune chance de trouver ce que je cherchais en me jetant par la fenêtre : une de mes tantes n’a pas mieux réussi après un vol plané depuis le faîtage de sa maison de campagne : pas loin d’ici : « Ah ! mais vous êtes le neveu de Rosalie… ! » Vous m’en direz tant… La famille se recomposait : avec le temps. Peu de personnages : le reste de la famille n’avait pas quitté la terre ancestrale. Plus de cartes postales depuis longtemps. Je voyais passer des filles en âge de servir l’idée de famille comme unité nationale : fréquentation sous surveillance, dont un gendarme qui promettait de m’avoir à l’œil dès que j’entrerais en possession d’un véhicule. Pour l’heure : environ trois heures du matin : pluie en arrêt : comme si le temps attendait la lumière : le quartier de la gare était plongé dans l’obscurité à cause de la foudre. Je n’ai pas eu de mal à distinguer les éclairs d’un gyrophare. Les façades revenaient à l’existence, par intermittence. L’intérieur de la fourgonnette était éclairé. Pile sous les mûriers en rond. La portière s’ouvrit et un gendarme tâta l’air humide du bout du nez. Il se gratta le crâne avant de le coiffer avec les doigts. Puis se dirigea vers l’hôtel, presque sur la pointe des pieds, comme s’il avait rendez-vous avec sa maîtresse ou l’équipée de la guillotine. Je fis couiner le volet bien malgré moi… Il stoppa et leva la tête. Il me vit. Il se mit alors à utiliser un langage des signes que l’obscurité rendait illisible. Je me penchai. Je compris qu’il ne voulait réveiller personne, mais qu’il avait besoin de moi : est-ce que je pouvais descendre sans provoquer un spectacle ? Je fis signe que le sommeil me fuyait comme l’argent, mais que j’en avais l’habitude et que malgré ma dispense de nuits j’étais en mesure de les traverser si j’étais accompagné. Rocambolesque, j’eus un instant l’idée d’utiliser le tuyau de descente de la gouttière, mais ce n’était qu’une idée comme il en vient lorsqu’on est à l’œuvre d’une conversation touchant au récit qui constitue l’objet d’une réunion autour d’un verre et des accessoires du jeu : tout ça sans lumière. Je sortis de ma chambre en catimini. Lucien étant en tournée commerciale et n’ayant pas satisfait à mes obligations envers Lucienne, je marchai pieds nus, heureusement amortis par la succession des tapis. L’escalier grinça bien un peu, mais pas assez pour réveiller la nymphomanie de la propriétaire des lieux. Je passai derrière le comptoir pour emprunter les voies secrètes de l’antichambre où s’entassaient cageots et barils. Le gendarme, qui connaissait le coup (je ne chercherais pas à en savoir plus) m’attendait dans l’arrière-cour. Il me pinça au passage, car je ne l’avais pas vu aussi bien qu’il m’avait distingué de l’ombre. Il me parla à l’oreille, souffle chaud de l’amant en position de satisfaire la rencontre des désirs en jeu. Le ciel gouttait un peu, éparsement, mais en levant les yeux : impossible d’en décrire la composition en prévision de l’heure à venir. Le gendarme, sûr de lui (il en avait une connaissance de délateur né pour la collaboration la plus méritoire), me prit le bras et me conduisit, comme au bal, à sa voiture garée sous les mûriers où elle ne risquait pas d’attirer l’attention. Enfin, il me contraignit à poser mes fesses sur l’aile parsemée de grosses gouttes lumineuses, car la lumière parvenait à se frayer un chemin : ne me demandez pas comment ni pourquoi, mais même dans l’ombre la plus épaisse qui se puisse concevoir avec les moyens acquis à force d’expérience existentielle, vous trouverez toujours une trace de lumière, comme si elle constituait le noyau même des apparences : mystère constant et indéchiffrable de la Création (en expansion ou autre chose). Le visage était si proche du mien que je crus me voir dans un miroir.
« J’espère que vous n’avez rien pris… dit-il.
— Mais, mais… ! je ne prends jamais rien !
— Je dis ça parce que vous ne dormez pas… Ne prend-on pas quelque chose quand on ne trouve pas le sommeil… ? C’est facile pour vous de trouver de quoi…
— Vous m’arrêtez… ? Vous avez de quoi tester ma capacité à demeurer chez moi en liberté… ?
— Il y a plus urgent… »
Il ne s’agissait donc pas de moi, ce qui me ravigota un peu, je dois le dire : a-t-on idée de s’y prendre aussi maladroitement pour réquisitionner les services d’un agent hospitalier spécialisé dans la neutralisation pacifique des trouble-fêtes ? Il actionna la molette de son briquet, mais la pierre avait dû prendre l’humidité. En l’absence de flamme, il ouvrit la portière et l’intérieur de la voiture s’éclaira, révélant l’angoisse qui étreignait son visage d’enfant surpris par l’âge adulte :
« Je n’ai pas trouvé le docteur Russel… commença-t-il.
— Vous le cherchiez… ? Je ne sais pas où…
— Comme vous le savez, le docteur Fouinard est appelé ailleurs… À Sainte-*, on m’a dit de m’adresser à vous… Vous connaissez Titien Labastos mieux que tout le monde, m’a-t-on dit…
— Il est en G.A.V. chez vous… si j’ai bien suivi ce qui se raconte… Je suis moi-même convoqué dans l’après-midi…
— Il a eu une crise… heu… Je veux dire qu’il est en crise… Ça l’a pris il y a environ une heure… On a cru qu’il se foutait de nous… Ah !... Mais quand il a sorti son… vous savez… ? Il paraît que ce n’est pas la première fois… On lui a conseillé une branlette… C’est radical ! Mais la douleur… Comment vous expliquez la douleur… ? En principe, c’est… Comment dire… ? Vous voyez… ? »
Pauvre roussin ! Était-il nécessaire de le laisser aller au bout de son récit ? Je savais bien de quoi il s’agissait. Je n’avais nul besoin d’en savoir plus. Mais la nuit m’oppressait, malgré la loupiote qui trahissait les angoisses respectives plus qu’elle ne les éclairait. Je n’avais qu’un souci : remonter dans ma chambre et y surprendre le sommeil. Le gendarme me dévisageait comme si je contenais la solution à son problème :
« Je ne suis pas urologue… mon vieux ! Il n’y a pas d’urologue chez nous… Pas même de pseudoéphédrine… Je dis ça parce que la dernière fois, c’est moi qui l’ai amené aux Urgences… Ils ont pompé… ! Oh ! Mon Dieu ! Un collègue spécialisé dans l’observation des écrans surveillait les paramètres… Heureusement, ils ne l’ont pas shunté… Mais le cœur était sur le point d’éclater !
— On ne m’a rien dit de tout ça à Sainte-*…
— Vous savez : le service de nuit laisse un peu à désirer… À part la contention, on n’y connaît pas grand-chose… Tenez : si je n’avais pas réussi les examens, on m’aurait envoyé ici comme simple factotum.
— Je vous coupe, lieutenant… heu… monsieur Chercos… mais il me semble que vous avez parlé d’urgence…
— On peut peut-être éviter ça…
— Montez ! »
Et me voilà ceinturé à la place du mort. La voiture file sur la route étroite, réveillant des arbres gigantesques qui se dressent pour nous laisser le passage. Pas de sirène. Le portail du quartier s’ouvre dans un grand bruit de mécanique rouillée depuis longtemps. Il y a de la lumière dans les bureaux. Et même des femmes aux balcons. Ce n’est pas tous les jours que…
Une fois dans la lumière, je me sens mieux. On entend des cris. Les hommes reboutonnent leurs vestes. On est sur le point de m’expliquer que l’exercice de la torture appartient au passé colonial. Dès que la porte s’ouvre, l’esprit cède la place à des hurlements d’une intensité inimaginable. Julien est couché sur une banquette, la queue à l’air toute droite et noire, les veines à la limite de l’éclatement, le gland gonflé comme une balle de tennis. Un gendarme s’excuse enfin :
« On ne lui a rien fait, heu… docteur… je crois qu’on appelle ça priapisme…
— Vous lui avez posé trop de questions… Je m’étonne que le docteur Russel vous ait autorisé à le charcuter avec les moyens qu’on sait…
— Mais vous n’en savez rien, voyons !
— Ce type est un malade et quoiqu’il ait fait, on ne lui demande pas de s’expliquer ! Et encore moins de s’excuser !
— Mais on ne lui a rien demandé ! On a juste…
— Quelque chose a foiré dans la procédure… Ça va être à vous de vous expliquer… Je suis un ancien flic… Vous le savez sans doute, n’est-ce pas ? Appelez une ambulance… Ou ce type va crever ! »
C’est comme ça que ça s’est passé. Julien ne m’a pas reconnu. Il souffrait tellement qu’il ne se rappelait plus de rien. Ni même qui il était. Ils l’ont embarqué et la procureure a téléphoné pour savoir si on avait besoin d’elle. Elle aurait voulu voir ça. Elle n’avait jamais vu… ça. Et je ne lui aurais pas conseillé d’aller faire un tour en chirurgie : j’en étais revenu moi-même dans un état proche de la psychose parano-schizophrénique. Ou quelque chose comme ça. J’ai peur que ça m’arrive. Je ne sais pas pourquoi ça arrive à certains, ni pourquoi les autres en sont épargnés. Roger Russel refuse obstinément de me prêter ses bouquins autrement mieux documentés que Wikipédia. Le jour s’est levé alors que l’ambulance s’éloignait comme un traîneau dans la steppe, sans bruit avec des hurlement de loup. J’étais effondré quelque part dans un fauteuil prévu pour une utilité tellement obscure que je n’ai pas demandé. Un gendarme s’est approché et m’a dit :
« Puisque vous êtes là… Autant commencer tout de suite… »
Pourquoi attendre l’après-midi ? Je ne m’étais même pas rendu utile. La brigade me devait le respect parce que je lui avais évité le ridicule. Il ne s’agissait que de cela : le ridicule causé par une érection visiblement anormale, même si elle avait pris pour proie un barjot connu pour ses fictions improbables. Je me suis assis où on m’a dit et j’ai récité tout ce que je savais, sans fictions ni déni, exactement comme si j’étais le plus fréquentable des compagnons de jeu. À la sortie, sur le coup de midi, Roger m’attendait, adossé à sa bagnole poussiéreuse, les bras croisés et une clope au bec, tirant dessus comme si sa réserve de cigares était épuisée. Fouinard n’allait pas rentrer de si tôt : on avait le champ libre pour explorer en profondeur les dossiers concernant Julien Magloire, d’autant que celui-ci n’allait pas se remettre aussi facilement qu’on sort du lit en y abandonnant une proie satisfaite jusqu’au bout des ongles.
« Je vais plutôt me coucher… ânonnai-je en me ceinturant serré.
— Il faudra que je vous donne quelque chose pour dormir comme tout le monde, Frank…
— Ma foi… Si tout le monde le fait… J’accepte ! »
…Vous comprenez que le présent récit n’a rien de commun avec les tribulations du docteur Fouinard ni avec ce que la nature a réservé aux corps caverneux de Julien Magloire. Roger Russel avait une idée dans la tête. Elle n’avait rien à voir non plus avec l’Université comme le soupçonnait son adversaire professionnel ni peut-être même avec sa hiérarchie. Moi, je m’étais élevé au-dessus du factotum pour ne pas tomber plus bas que le rang que j’avais occupé dans les services judiciaires. J’étais dispensé de nuits, ce qui compliquait ma tâche, même si les systèmes de surveillance sont mieux disposés à entrer en action de nuit qu’en plein jour. Pourtant, j’agissais en pleine lumière. J’avais été poseur de bombes dans le passé. Des bombes de toutes sortes : des vrais, qui explosent, et d’autres qui répandent leur poison pour envenimer les rapports sociaux au sein des réseaux et autres structures susceptibles de cultiver des chefs de file et des maîtres à penser. Mais tout ceci n’a rien à voir avec les travaux que Roger Russel avait entrepris avant que je me mette à angoisser à cause de ce que j’avais fait subir à ma conscience. Je ne savais même pas pourquoi je m’acoquinais avec lui. Question conscience, il n’y avait plus personne au-dessus de moi. Le principe hiérarchique ne concernait plus que la fonction que j’étais censé exercer dans le cadre d’un service rendu à l’humanité en dérive mentale. Je n’avais plus rien à voir avec les criminels ni avec leurs persécuteurs patentés. Et en prime, je respirais maintenant l’air qui m’avait empêché d’étouffer alors que je n’avais pas encore atteint l’âge des projets en tête. J’avais retrouvé cette obstination de gamin jadis appliquée à un monde qui m’était étranger. Je reconstruisais mon enfance. En tout cas, j’étais là pour ça. Et je n’avais pas l’intention de me laisser distraire par les contretemps qui affectaient l’existence des uns et des autres. Ah ! J’ai une de ces envies de vous en toucher plus qu’un mot, mais cette disposition ne figure pas dans le contrat que vous avez su mettre sous mon nez pour que je serve encore à quelque chose avant de songer à prendre des vacances. Le bureau du docteur Fouinard, seul temple à sa propre gloire si j’en croyais les analyses de Roger Russel, n’était plus fréquenté que par Sally Sabat qui n’y avait plus rien à faire, mais qui se chargeait d’en surveiller l’agencement extérieur, se limitant à ces surfaces qu’elle connaissait comme sa poche. Même la poussière n’avait pas de secret pour elle. Pas question pour moi d’y laisser ma trace. J’agissais en gants. Sans cagoule certes, mais avec toute la prudence requise. L’accès aux données jalousement conservées par Fouinard ne présentait aucune difficulté. J’en possédais la clé. Le tour était vite joué. Mais justement : il fallait aller vite et la récolte n’était jamais bien abondante. Je procédais par touches, ce qui mettait la patience de Roger Russel à rude épreuve. Il me soupçonnait d’ailleurs d’avoir trouvé un moyen de « passer le temps ». Il me connaissait mal, bien qu’ayant eu accès à mes datas personnelles à un moment ou à un autre de notre complicité in progress. Je n’avais nul besoin de me livrer à Priape pour éprouver les conséquences de l’hypertension et de la tachycardie. On ne peut pas être plus seul, même si Lucienne avait des projets pour moi. Je savais que nous vieillirions ensemble. Je ne savais pas clairement si j’en viendrais à projeter une mise à l’écart, d’une façon ou d’une autre, de son Lucien de mari. Encore une occasion de prendre le chemin des écoliers alors que Roger Russel me téléguidait sans fil. Vous ne savez pas ce que c’est de subir pareille domination.
Pendant que Julien Magloire se remettait dans un service d’urologie et que le docteur Fouinard répondait à la curiosité méthodique d’un juge d’instruction, son bureau demeura fermé à double tour, sauf pour sa secrétaire en poussière de surface et pour moi en dehors des heures travaillées. Je connaissais le chemin de la porte au classeur qui exposait ses tiroirs à glissières entre deux fenêtres aux rideaux toujours tirés. Je refermais toujours la porte derrière moi, l’oreille à l’écoute de ce qui traversait le couloir en principe à l’allure décidée de celui ou celle qui ne l’emprunte que pour se rendre ailleurs. Les flashes couplés à mon Minox se signalaient peut-être sous la porte, mais jamais personne n’y prêta attention au point de frapper pour exiger une explication. Si Sally était passée par là en un de ces moments fatidiques, j’étais dans de beaux draps ! J’avais imaginé un tas d’explications dont la moins invraisemblable consistait à me déclarer victime d’un enfermement inopinée par le docteur Fouinard lui-même suite à un oubli de sa part, ce qui n’étonnerait personne de ma présence dans son bureau équipé d’un petit cabinet de toilette qu’il lui arrivait de concéder à ses visiteurs si le besoin se faisait sentir. Seule Sally eût mis en doute cette théorie du hasard malheureux et le docteur Fouinard, mis au courant dès son retour, n’eût pas passé beaucoup de temps à douter de sa mémoire. Mais il n’était plus là et, paradoxalement, mon idée ne tenait plus debout. Je redoutais cette rencontre avec une Sally au sommet du pouvoir qu’elle pouvait exercer sur moi en dehors de ses fonctions de secrétaire bonne à tout faire. J’en tremblais d’avance, mais la pile de dossiers concernant Julien Magloire s’amincissait à mes yeux. Je n’oubliais jamais d’insérer une bandelette de papier vierge en guise de marque-page. Si tout se passait bien, encore une semaine de cette activité fébrile et je m’en sortais avec les félicitations et l’amitié complète de Roger Russel. J’y tenais. Je l’avais intégré à mon projet de réinsertion sociale. Ne me demandez pas pourquoi…
Or, la clé n’entrait plus dans la fente ! Je crus un instant m’être trompé de clé, mais je n’en possédais aucune autre de cette forme. Il ne me fallut pas longtemps pour comprendre que la serrure avait été changée… Je reculais, sans toutefois m’éloigner de la porte. Des pas moins pressés que d’habitude se rapprochaient. Il ne pouvait s’agir que des talons de Sally Sabat ! Je ne la vis pas s’approcher. Elle me toucha l’épaule du bout de ses doigts tendus en éventail. Je l’avais souvent observée dans cette attitude, écartant les doigts d’une main pour signaler sa présence en effleurant le dos ou l’épaule de quelqu’un qu’elle prévenait d’une convocation ou d’une nouveauté dans le service. Et toujours les mêmes bottines à bout pointu, le talon haut et la fermeture entrouverte. Ce visage émacié n’avait pas connu la beauté de la jeunesse. On l’imaginait mal retenant le regard, mais le corps était doué d’une souplesse prometteuse de langueurs autrement temporelles. J’étreignais la clé dans le fond de ma poche. Comme je faisais face à la porte, sa plaque de cuivre limitait mon regard à ce qu’elle contenait en lettres noires : le nom avait changé ! C’était justement ce que Sally était en train de m’apprendre. Le « docteur Panglas » arriverait demain par le premier train du matin :
« Comme vous n’êtes pas de matinée cette semaine, j’ai pensé que vous pourriez l’accueillir. Vous louerez un taxi…
— Mais je ne connais pas cet homme !
— Il n’en descend jamais beaucoup… Surtout à cette heure… Le soir, encore, je ne dis pas ! Mais à six heures et demie… Et par le temps qu’il fait… »
Qu’avait donc à voir le temps avec ce docteur de remplacement ? À cette heure-là, il gèlerait ! Je serais à peine sorti du lit, comme le croissant du four. Je n’avais pas prévu de me mettre si tôt dehors ! Il faudrait prévenir le taxi la veille, autrement dit le soir même.
« Lucienne s’en est chargée, dit Sally qui consultait son calepin-mémoire. Elle veillera à ce que vous ne manquiez pas l’heure. Je précise : le taxi est payé à trente…
— À trente quoi… ?
— Vous ne sortirez rien de votre poche et je n’y mettrai rien non plus, » me taquina-t-elle.
Elle m’avait toujours traité en magicien, je ne sais pour quelle raison dont il faut sans doute chercher l’origine dans quelque projet de nature sexuelle. En parlant de sexe, elle avait une grosse envie de parler de celui de Julien. Elle n’avait jamais eu la « chance » d’assister à une de ces crises. Elle s’en mordait la langue pour ne rien dire de plus. Ses yeux larmoyaient :
« Vous savez quelque chose, Frank… ? Vous êtes le bras droit du docteur Russel… Oh je sais ! Le docteur Fouinard, oh ! ça le rendait si nerveux… ! Mais il n’est plus là pour… Vous avez des nouvelles de ce pauvre Julien… ? Nous ne l’appelons plus Titien n’est-ce pas ? Ma mère fut baptisée Henriette mais nous l’appelions Julie. J’ignore totalement les raisons de changement d’identité… Oh ! Non ! Pas d’identité, n’est-ce pas… ? Elle est restée toujours la même, alors que ce pauvre Julien a subi une métamorphose qui le rend méconnaissable aux yeux de sa famille…
— Il a une famille… ?
— Qui n’en a pas ! (un temps) On ne sait pas grand-chose de vous… Mais ce n’est pas le sujet…
— Ils l’ont shunté finalement…
— Shunté… ?
— Ouvert le gland… comme un fruit mûr…
— Oh ! Mais c’est…
(elle se tient le menton parce que sa bouche s’est grande ouverte)
— Nous ne sommes rien, dis-je parce que je bandais.
— Comme vous dites… Il ne pourra plus… ?
— Pas avant longtemps… Il a eu un fils… si j’ai bien suivi…
— Mort dans le crash, je sais… Oh ! Nous n’en parlons jamais assez…
(elle referme la bouche puis l’entrouvre au prix d’un effort qui se mesure à la rougeur de ses yeux)
— Comment vous dites qu’il se nomme… ?
— C’est écrit… là ! sur la plaque gravée de ce matin…
— Claude Panglas… Hum… Connais pas. Je devrais… ?
— On l’appelle Kol Panglas… comme…
— Le fabricant de cigare ! Il est cubain… ?
— Le docteur Fouinard ne reviendra plus… J’en pleure depuis que…
— Il vous a confié la clé ? Je veux dire : la nouvelle… ? »
Elle me regarde comme si elle avait compris depuis longtemps que j’étais à l’origine des traces dans la poussière. C’est qu’elle ignore si Fouinard m’avait aussi confié une clé. Et si c’était le cas, elle mourait d’envie d’en connaître les raisons. Les gens sont compliqués à ce point. Mais je ne suis qu’un exécutant. Demandez-moi mon avis sur tel ou tel cas, y compris celui de Julien, et vous ne tirez rien de moi, à part des morceaux de réalité arrachés au décor ou à ce qui s’y joue pourvu que ce soit clairement exprimé.
« Vous avez compris… ? Demain matin, au premier train…
— Vous tenez là les premiers vers d’un refrain que nous pourrions travailler cette nuit… en attendant de se mettre aux couplets…
— Tss ! Tss ! Vous aurez besoin de sommeil si vous devez vous lever si tôt… Mais vous avez raison : je serai couchée moi aussi !
— Je ne disais pas ça dans l’intention de…
— Nous n’aurions pas dû parler de ce qui arrive à Julien… Oui : j’ai la clé. Rien n’a changé. Vous voulez voir… ? »
Je me réveille à cinq heures. Le radiateur glouglote, agitant le rideau. Dehors, la lumière est revenue. La salle des pas perdus est éclairée et son rectangle de lumière s’étend sur la chaussée mouillée de frais. Il ne va pas tarder à geler. L’air tournoie en ascension, sans qu’on sache d’où il vient, du canal peut-être, dont l’écluse bouillonne doucement, toutes lumières éteintes sur le roof de la « péniche à putes ». Lucienne a trouvé une canadienne doublée de mouton. Son châle sent le bouc. Elle a fouillé les poches, rien trouvé, mais elle a craint d’y découvrir un « indice ». Ces femmes qui trompent leurs maris avec le premier venu se demandent toujours avec laquelle d’entre « elles » ils les trompent à leur tour. Lucien est « vachement » plus baraqué que moi. Mais au moins : je ne ressentirais pas le froid qui, elle le sait, me tue aussi facilement qu’une remarque de trop. Elle n’a pas réchauffé le lit plus longtemps que nécessaire. Et le réveille-matin a sonné à l’heure pile : cinq heures. Six eût été moins prégnant. Je n’aurais pas eu le temps d’envisager toutes les possibilités quant à la nature de cette rencontre toute nouvelle pour moi. Elle m’avait occupé jusqu’à la prise du dernier verre, celui qui contient de quoi dormir pour oublier pourquoi on est là et pas ailleurs. J’enfilai enfin la canadienne. Dehors, le froid commençait à déposer sa substance sur tout ce qui ne bouge pas, en attendant de figer le passant dans son attente sur le quai. Mais personne n’attendait. Lucienne ouvrait le buffet à six. Les vitres s’embuaient vite. Je les voyais à travers le brouillard naissant. Le tunnel s’enfonce vers Paris, d’où je viens. Je n’y suis jamais retourné. Et je ne monte jamais là-haut avec les skieurs, ni l’été en bonne compagnie. De l’autre côté, le train siffle avant de pénétrer dans le tunnel. Je ne l’ai jamais attendu avec l’angoisse pour compagne de suicide. Ça arrivera peut-être un jour. On ne se laisse pas toujours surprendre par la maladie. On nous assassine si rarement qu’on ne craint plus l’influence des fictions romanesques sur ce qui reste de notre enfance, s’il en reste encore, ce qui est peu probable à l’automne de la vie. Le cheminot me salue comme si j’étais seul. Il attend la résurgence des phares, source de bonheur si on est venu pour ça. Quelle orgie de métal ! Quelle science du frottement et de l’adhérence ! J’en couine. Ces moments de poésie sans retour me fascinent bien un peu. Je ne suis pas le seul à me soumettre à l’invention de l’homme pour l’homme et pour soi avant tout. Le docteur Panglas est carré comme un mur :
« Il ne fallait pas vous déranger, dit-il en me tendant sa valise. Mes bagages suivent, m’a-t-on dit… Vous en a-t-on touché un mot… ? Ah ! Le taxi… Vous avez pensé à tout. Nous prendrons le café à Sainte-*. Je ne suis pas fervent des buffets de gare. Le canard est particulièrement présent ce matin… Brrrr ! »
Je ne sais pas si j’ai réussi à placer un mot. La valise pesait un âne mort. Beaucoup de papier. Pourquoi pas le métal des instruments en usage ? Une fois installé sur la banquette arrière, la cuisse appuyée contre la mienne, car le véhicule était étroit à ce point, il alluma un de ses cigares avant d’en offrir un au chauffeur qui le rangea cérémonieusement dans la poche de son chandail. Il remarqua que je portais le bonnet avec une obstination « digne de foi ». Il n’avait pas pensé à extraire un vêtement chaud de sa valise, qui n’en contenait peut-être pas. Il évoqua une fois de plus les bagages « qui suivaient ». Je serais sans doute chargé de les réceptionner. Sally m’en voulait à ce point. Elle devinait une complicité entre Fouinard et moi : la clé. Et pensait maintenant à mettre en œuvre des moyens plus efficaces pour en savoir plus sur les rapports que j’entretenais avec le nouveau docteur, celui qui prenait la place de ce pauvre Fouinard. Pauvre Clara aussi. Nous n’avions pas encore évoqué sa solitude de victime collatérale. Est-ce que je savais quand le docteur Russel rentrerait de voyage ?
« Il est au chevet de Julien…
— Ah… Ce fameux Julien Magloire… Un personnage créé de toutes pièces si j’en crois Fouinard… Comment voulez-vous que ce soit possible… ? Il me parle encore du fond de sa cellule. Je n’ai pas eu le bonheur d’assister à une crise de priapisme… Dites-moi… Comment c’est… ? »
Maître du coq-à-l’âne. Rapide comme un torrent de savoir patiemment acquis. Il s’en prenait à mon bonnet parce qu’il était de bonne humeur. Il avait fait sa toilette dans le train. Il y avait longtemps qu’il n’avait pas voyagé. Mais il n’avait pas le goût des horizons. Il aimait l’étroitesse d’un bureau réduit à sa plus simple utilité « que vous pouvez appeler expression si ça vous chante ! » Un poêle à bois, genre Mirus, il en possédait plusieurs, un dans chacune de ses résidences. Mais à Sainte-*, on se chauffait au radiateur. Il y en avait au moins un dans chaque pièce, quelle que fût son usage. Je ne portais pas le bonnet d’habitude, mais Lucienne l’avait trouvé dans la poche de la canadienne et il était à ma taille.
« Vous avez été policier, non ? dit-il en soufflant la fumée contre la vitre qu’elle ne parvenait pas à traverser. J’ai exercé un autre métier moi aussi avant de me consacrer au cerveau et à ses aventures plus ou moins fictives. Il paraît que ce Julien Magloire écrit des romans…
— Oh ! Un seul ! Il n’ira pas chercher plus loin, croyez-moi !
— Vous travaillez avec Russel, m’a-t-on dit… ? Un amateur de fiction lui aussi. Mais vous avez sans doute appris à le connaître… Ce séjour vous sera d’un grand secours quand il sera question pour vous d’élargir votre horizon professionnel. Je ne suis moi-même qu’un remplaçant… Ma situation est toujours provisoire. Et je m’en tire toujours plutôt bien. On se souvient toujours de moi en termes de reconnaissance. Quels sont vos projets ? Je veux dire : une fois franchi cette espèce de Rubicon rural…
— Mais j’en suis le fils !
— Diable ! Et vous comptez vous y enraciner… ? Comme dans un roman… ? Il faudra que vous m’enseigniez les dispositifs de ce pouvoir inaccessible avec les moyens qui sont les miens ! Ah ! Voui ! Je vous envie ! J’espère demeurer assez longtemps dans cette cambrouse pour aller au bout de votre enseignement ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! »
Le chauffeur aussi riait, mais parce que le bonhomme avait l’air de bonne compagnie.
Clara s’ennuyait. Le temps passait plus vite, confiait-elle à qui voulait l’entendre. On ne l’avait jamais vue au comptoir. De mémoire d’homme. Les femmes s’étaient toujours méfiées d’elle. Elle se vantait d’avoir des « seins de jeune fille, quatorze ans pas plus », ce qui alimentait l’imagination même la moins conçue pour entreprendre ces voyages dans l’enfer de l’adolescence. Toujours vêtue en bourgeoise soignée et soucieuse de décence, elle « descendait » dans la rue, en compagnie de son ombrelle ou d’un parapluie, la chevelure coiffée en chignon et plantée d’un peigne andalou, haut et prégnant, suivant le petit chien à poil ras qui saluait tout le monde en tirant la langue. Une gravure d’un autre temps. Alors que la jambe demeurait ferme et le fessier sans mollesse excessive. Mais malgré ce qu’elle provoquait de conversations et d’idées derrière la tête, elle s’ennuyait et parlait à son chien, même dans la rue où elle prenait le temps de lécher les quelques rares vitrines qui résistaient encore au déclin de l’économie rurale. Elle était faite pour la ville, d’après Lucienne, la ville où personne n’existe dès qu’on a le nez dehors et qui cache mieux qu’à la campagne des intérieurs aussi secrets que les ossements de saint Pierre à Rome. Je la voyais s’approcher du canal. Elle y stationnait de longues minutes avant de mimer la surprise parce que quelqu’un passait de l’autre côté. Là s’était noyé le type que le docteur était soupçonné d’avoir envoyé au père. Remonté au matapitx par un fort de la pêche au thon. Deux bras nus et musclés comme les cuisses d’une lionne gardienne de la tranquillité relative des brousses. Un béret usé jusqu’à la corde à la place du coltin et le chandail de laine bleu en guise de marcel. Des vidéos circulaient. On y voyait le docteur témoigner de ce qu’il savait, maintenant traité d’hypocrite et même de pervers narcissique. Ce monde se laisse empoisonner par la délation, comme si le mensonge romanesque n’était plus de mise. Nous reconstruisons la réalité uniquement par indiscrétion, pour ne pas dire flicage. Chacun se sent le flic de l’autre. Et l’autre se nourrit de ce qu’on ne peut plus appeler fiction. Mort du roman, le hussard comme son reflet dans les complexités du miroir nécessaire en son temps. Qui ne rêve pas d’être à la fois auteur et personnage ? J’y pensais, non pas parce que je fréquentais maintenant des candidats à l’impétration éditoriale (Julien Magloire et Roger Russel), et que le spectre shakespearien d’Alfred Tulipe visitait les lieux en habitué de la hantise pratiquée dans les plaies qui ne cicatrisent pas, mais parce que cette femme m’inspirait d’autres aventures moins sujettes aux variations saisonnières. Qui peut témoigner de l’avoir vue prendre le train pour se rendre à la préfecture où le docteur attendait les conclusions de l’enquête qui suspendait des fonctions jugées maintenant mal acquises ? Qui frappait à sa porte dans la louable intention de recueillir assez de vérités pour corriger le fil tenace de la rumeur ? Elle s’ennuyait parce qu’elle était seule. J’en avais mal au cœur.
Il n’y a rien de plus facile que d’éviter les rencontres que personne ne vous souhaite : ne changez rien au chemin qui vous conduit. Notamment : évitez les abords du canal et la grand-rue commerçante où il lui arrive de céder à la tentation. Elle revient chez elle avec une poche qu’elle porte à l’épaule comme son sac à main, sans oublier le petit chien qui aime tout le monde. Elle patiente au pipi et ramasse les cacas. Qu’il pleuve, qu’il vente ou que le temps change. Au comptoir, elle demande de mes nouvelles : je lui ai laissé un bon souvenir. J’avais même fait preuve d’une grande patience en subissant les assauts d’amertume et d’envie du docteur qui, dès le premier verre, enfilait son costume de cracheur de feu.
« Il couche encore là-haut, dit Lucienne sans cesser de farfouiller dans l’eau glauque de son évier. Il n’a encore rien trouvé…
— J’ai une chambre de libre… Pensez-vous qu’il acceptera… ? Je ne prends pas beaucoup de place dans cette grande, trop grande maison… Je… Je finirai par retourner chez moi… si le docteur… voyez-vous… ?
— Vous n’êtes pas d’ici ? Je croyais…
— Ma mère ne l’était pas. Mon frère et moi avons hérité… Les Magloire… De l’autre côté du massif… Le train ne s’y arrête plus…
— Magloire… Magloire… ? J’ai déjà entendu ce nom, en effet…
— Hadrien… Heu… le docteur… est son médecin… était…
(soupir puis susucre au petit chien assis sur son derrière des dos pivotent juste assez pour voir la scène dans un des miroirs qui forment les tours de guet de cette enceinte salutaire)
— Qui était ce Pedro Phile… ? demande Lucienne sans chercher autre chose qu’une information de première main.
— La justice le dira… Mais vous savez (ou vous ne savez pas), entre la réalité que le roman envisage de donner à lire et la vérité dite judiciaire par hyperbole (madame Fouinard avait exercé comme professeur de rhétorique ou quelque chose comme ça) il y a loin ! D’ailleurs ce roman est impossible à mettre en œuvre avec les moyens du roman… Et le docteur ne voyait pas (mais alors absolument pas !) quelle technique non encore inventée pourrait en donner ne serait-ce qu’une idée… C’est ce qu’il se tuait à expliquer à Titien…
— Titien… ? J’ai déjà entendu…
— Julien Magloire, si vous préférez…
— Un vôtre cousin… ?
— Il n’a fait qu’emprunter notre nom de famille pour en faire ce qu’ils appellent un pseudonyme…
— C’est donc par alliance que…
— Le procès le dira… Vous serez là sans doute. Tout le monde y sera. Nous ne sommes pas si nombreux à être impliqués, d’une façon ou d’une autre, dans cette pétaudière chimérique !
(suçant elle aussi un susucre le chien lève la patte langue pendante la poitrine secouée par le halètement comme on le voit très bien dans le miroir sud-sud-est qui)
Alors… ?
(Lucienne cesse de frotter dans l’évier)
— Alors quoi ? J’y comprends pas grand-chose aux histoires de famille, moi…
— Je veux dire : pour la chambre… ? Ça ne vous coûtera pas cher de perdre un client. Un de perdu, dix… Et puis vous n’en avez pas l’utilité…
— Que vous dites !
(retour des mains dans l’eau savonneuse)
— Ça alors ! Il vous sert à quelque chose ! Vous m’en voyez… Moi-même, je n’ai pas dans l’idée de… Une chose n’empêche pas l’autre… Vous… Vous viendrez dîner… de temps en temps…
— Peuh ! À mots couverts, je suppose…
— Asyndète ou disjonction… Vous cuisinerez…
(ne peut retenir un rire de franche gaîté puis reprenant le fil de son seul souci : la solitude)
Je plaisante… Excusez-moi… J’ai bu… Qu’est-ce que vous mettez dedans… à part le petit oignon… ?
— Ce n’est pas un secret, madame Fouinard ! Demandez-moi un Gibson (ou autre chose) et je vous sers un Gibson (ou autre chose) !... Pour ce qui concerne votre chambre… de libre, demandez-lui vous-même. Il finira bien par descendre… ou monter… Allez le voir à Sainte-* s’il fait le mijolé parce que vous lui avez tapé dans l’œil !
— L’œil ! Mais de quoi parlez-vous… ? Lucienne ! Ah mais !
(ne retenant plus son rire qui se répercute joyeusement dans les miroirs les parties s’interrompant le temps de confirmer l’impression que ça laisse)
Bon, bon ! Si vous ne souhaitez pas user de l’influence que vous avez sur lui…
— De quelle influence parlez-vous… ? Il n’y a pas plus d’influence que de…
— N’en parlons plus ! J’irai à Sainte-*, même si je n’y ai jamais mis les pieds…
— Méfiez-vous de ne pas y rester…
— Oh ! Lucienne ! »
Écarte-t-on les lames d’un plancher pour jeter un œil sur ce qui se passe en-dessous ? L’entreprise nécessite un outillage spécialisé. Et encore faut-il avoir connaissance de la topographie des lieux. Ceci dit, ce genre de dégradation commise sur la propriété d’autrui ne passe pas longtemps inaperçue. Un détail finit par attirer l’attention. Et le lien est vite fait entre l’endroit que vous occupez et ce qui se passe à l’étage en-dessous. Voilà comment on entre dans un roman comme personnage. Ce n’était pas mon intention. Loin de là ! Au lit, Lucienne me rapporta la conversation qu’elle avait eu avec Clara, chacune occupant un côté du comptoir où l’une s’activait pour rattraper le temps perdu à d’autres tâches et l’autre décidée à donner en spectacle les résidus de combustion de sa solitude interprétée comme un malheur qui n’arrive pas seul.
« Saoule ? Clara… Heu… madame Fouinard… ? Je n’en crois pas un…
— Crois ce que tu veux, mais elle a un œil sur toi… D’après ce que disent les mieux informés (ici les noms de quelques-uns, les plus connus sur la place), elle n’a jamais…
— Jamais… ? Je te crois… C’est une femme…
— Ce serait bien la première fois ! Et c’est sur toi que ça tombe !
(lit secoué par rire impossible à contenir)
— Elle se fait des illusions…
— Que tu dis !
— Mais je connais la maison… Un peu… Ma foi, une chambre dans ce genre de demeure… Je n’ai pas connu ça… L’occasion serait…
— Elle m’a même invitée à dîner aussi souvent que j’aurais envie de baiser avec toi !
— Tu badines, salope !
— Ah ! Si Lucien se doutait ! »
En tout cas, Lucienne avait fait la commission.
Une autre fois, toujours au comptoir :
« Je lui en ai parlé…
— Qu’en pense-t-il... ?
(bruit de succion dans le verre incliné dans le même angle que la tête)
Il gagne au change, non… ? Je veux dire… Oh ! Non ! Je suis maladroite… Je voulais dire…
— Je sais, je sais ! Il m’a parlé des rideaux, les abat-jours de verre en couleurs comme autant de jeunes filles en fleurs…
— Il vous a dit ça… ?
— Il n’arrête pas d’en parler… Vous lui avez tapé dans l’œil…
— Pourtant… vos seins… cette opulence… Il n’aimera pas les miens…
— Dites plutôt il n’aimerait pas…
— Ce n’est pas encore joué, vous avez raison, Lucienne…
(larmes sur joues puis dans le cou)
J’échoue même à vous trahir, ma pauvre…
— Pas si pauvre que ça ! Je vous en sers un autre… ?
— Avec une olive cette fois. Merci ! »
Que voulait-elle savoir ? Savait-elle que j’avais eu accès aux dossiers du docteur ? Que savait Fouinard de mon intrusion dans le domaine psychiatrique ? Et au sein de celui-ci en particulier ? Celui dont il assumait les destinées… En quoi consistaient leurs conversations à mon sujet… ? Au sujet de Julien Magloire ? Des Magloire dont le sang coulait dans ses veines alors que Julien n’était pas même apparenté à cette succession ? Avais-je connu enquête plus complexe du point de vue de la personæ mise en jeu par le seul assassinat (hypothétique) d’Alfred Tulipe que je ne connaissais ni d’Adam ni d’Ève ? Mais quand enfin j’acceptai de coucher chez elle, par l’intermédiaire de Lucienne qui agissait plus par curiosité que par dépit, celle-ci remonta du comptoir avec une nouvelle encore plus confusément élaborée :
« Trop tard, mon vieux… Elle a loué la chambre au docteur Panglas… Ça va jaser dans les chaumières ! Beaucoup plus et plus joyeusement que si tu avais été élu à la place de cet autre inconnu moins facile à déchiffrer que ta petite personne, mon Frankie ! »
« Encore une histoire de queue ! s’écria le docteur Panglas. Rien n’arrivera donc jamais sans un trou pour la mettre ! Bon Dieu ! Es-tu à ce point mauvais en maths ! »
Le cigare, un Kolipanglaso à bague dorée (signe de réserve en cave homologuée), craquait entre ses doigts malgré le temps mis à la pluie, une pluie incessante qui tapait sur les nerfs, à ce point que l’activité injective avait pris une ampleur inquiétante pour tout le monde, à l’intérieur comme à l’extérieur. Un volume rabougri du Bourbaki écrasait les dossiers empilés sur le bureau. Il n’y avait guère que Sally Sabat pour connaître le contenu du cadre photo tourné vers le fauteuil où le docteur donnait ses cours d’analyse. Forcément, elle était la seule à s’occuper de la poussière en dehors des heures que le docteur consacrait soit à ses obligations administratives, qui le rendaient fébrile ou surexcité, soit à la réception de ses patients ou des membres de leur famille atterrés par les propos toujours décousus que leur tenait cet impatient de nature. Il ne supportait pas les « retards à l’allumage » ! Et il valait mieux en souffrir si on ne souhaitait pas tomber en panne en plein milieu de l’entretien dont il avait lui-même fixé l’heure et les conditions « sine qua non ». J’avais rarement eu l’occasion d’observer pareille poudrière mentale et intellectuelle. Je plaignais Clara qui, non contente de l’abriter, le nourrissait, car l’intrus n’y allait pas de main morte dès qu’il s’agissait pour lui de dominer « l’adversaire ». A-t-on idée de confier le sort des détraqués à un pareil ennemi de la difformité ?
« Tu me feras cent pompes ! Et devant témoin ! Frank !
— Oui, docteur…
— Faites-lui faire cent pompes. Pas une de plus ! Pas une de moins ! Et veillez à ce qu’il n’y prenne pas plaisir ! J’en ai connu un qui… »
Mais nous étions dehors, le gamin et moi. Nous trottinions vers le parc, l’un derrière l’autre, lui cognant les vitres des hautes fenêtres avec l’index replié, muet comme d’habitude, mais exprimant son angoisse par des ânonnements qui mettaient les nerfs à rude épreuve si on était chargé de son éducation. Pas moyen d’avoir une conversation avec cet énergumène qui se fichait de ce qu’on pensait de lui. Clara avait accepté de l’accueillir dans sa maison pendant les vacances. Il couchait dans le salon, à même le sol car il voulait à tout prix utiliser le sac de couchage qu’il avait reçu à Noël. Il avait installé un campement des plus ordinaires, mais Clara avait interdit le feu de bois hors de la cheminée où il rôtissait sa guimauve en compagnie de ses personnages inspirés de la réalité. Nous n’avions aucune idée de ce que pouvait être cette réalité. Même le docteur Panglas en ignorait les principes et les apparences. Mais la convention qu’il avait signée avec son ex épouse était claire : il avait le devoir de s’en accommoder pendant la première semaine de toutes les vacances prévues par le Capital. Le gosse, qui s’appelait Julien, comme Julien, était arrivé par le train et ses bagages, une malle de style colonial et deux valises qui avait connu le Marché noir, avaient été ouvertes en plein milieu du salon sans ménagement pour le tissu délicat des fauteuils. J’avais assisté à cette installation sauvage. Surprise par l’ampleur des opérations, Clara avait été réduite au silence. Elle se tenait la mâchoire à deux mains, n’osant intervenir tant elle avait été prévenue des difficultés que cet enfant opposait toujours à l’autorité. Cependant, j’avais été chargé de l’exécution de cent pompes sous les fenêtres de l’aile Ouest qui abritait les services administratifs, culinaires et autres outils nécessaires au commandement et au soutien de la compagnie que le docteur Panglas venait tout juste de prendre en main. Il était à la fenêtre, une des rares qui disposaient d’un système d’ouverture. La fumée de son cigare, tourmentée par un vent chargé d’une pluie fine et pénétrante, voletait vers la génoise récemment habitée par des hirondelles. Il faisait signe de commencer. Le gosse se mit en position, les mains dans l’herbe terreuse, mais il ne grimaçait plus. Au contraire, il jubilait. Il avait déjà conçu un plan de contre-attaque. Et si je ne me tenais pas sur mes gardes, j’en ferais les frais, comme Clara qui s’était avisée de garnir le sac de couchage de draps qui sentaient la lavande, une odeur qui rappelait trop à Julien qu’il avait une mère et qu’il la détestait autant que son père. Il ne me détestait pas, de son propre aveu, mais il m’avait prévenu que je n’avais aucun intérêt à me rendre complice des agissements de son père à son égard. Je claquais des doigts pour lancer le pompage. Il exécuta la première pompe sans effort apparent, mais la deuxième le contraignit à poser tout le corps dans l’herbe, juste le temps de s’en plaindre et de remonter dans un grand cri qui me perça les tympans. Un cri de fillette au fond assez joyeuse d’avoir une excuse pour le pousser. Le docteur, de là-haut, montra son poing. Le gosse posa un genou à terre, sans toutefois extraire ses mains de ce qui était en train de devenir de la gadoue.
« Cent, c’est trop, dit-il entre les dents. Il le sait. Lui-même n’en est pas capable. Ce n’est pas un sportif. Il n’y a pas de sportifs dans la famille. Rien que des petits gros incapables de devenir des hommes. Nous épousons les plus moches ! »
Puis il entreprit une nouvelle pompe qui se termina dans la flaque. Il ne bougeait plus, le visage à fleur de l’herbe déjà couchée.
« Il l’a voulu, il l’a eu ! Je suis bon pour la douche… Mais pas ici ! Je veux rentrer chez madame Fouinard. Elle, au moins, ne me cherche pas des poux dans la tête… »
Il tourna la tête pour me regarder :
« Et pourtant, comme disait Galilée, j’en ai ! »
De là-haut, le docteur cria :
« Inutile de remonter ! Ramenez-le chez moi… »
Le gosse se remit sur ses pieds maintenant aussi boueux que les sabots d’une bête. Il ne riait pas. Il y avait toujours ces traces d’angoisse sur son visage, un sfumato qui ne serait pas passé au théâtre mais qui convenait parfaitement à l’écran auquel il le destinait peut-être. Il n’était pas venu sans son instrument de communication nomade. Au fait, je ne savais même pas pourquoi le docteur l’avait puni. Je l’avais vu entrer dans la cour principale, monté sur un vélo emprunté (ça, j’en étais sûr) à Lucienne qui ne s’en servait plus depuis qu’elle était sujette à des saignements imprévisibles. Il avait appuyé le vélo contre le mur du garage dont la porte était gardée par le chauffeur attitré de l’établissement. Ensuite, soit il s’était passé quelque chose entre lui et le docteur, soit cela s’était déjà passé et il venait recevoir la punition méritée. Il était ensuite (aux dires de Sally Sabat) entré dans le bureau de son père et la porte avait été refermée. Aucun bruit de voix ni d’autre chose ne l’avait traversée. J’arrivai :
« Le docteur m’a fait appeler, dis-je à Sally Sabat qui m’interrogeait du regard. Mais j’en ignore la raison… Vous le savez, vous… ?
— Vous feriez mieux de vous en tenir à ce qu’on vous demande de faire ! Le docteur vous soupçonne d’être encore un flic…
— Pure paranoïa ! Je ne suis pas en mission ! Sauf si Dieu a quelque chose à voir avec mon errance…
— Attendez là ! »
Il y avait une banquette à usage parental sans indication de degrés, mais il n’était pas interdit au personnel de s’en servir, en cas de convocation uniquement, car la salle de repos n’avait pas été conçue pour les chiens. Je posais mes fesses sur ce bois de merisier noir et patiné par des années d’exercice silencieux et immobile. Sally se tenait debout, les bras croisés sous les seins, les chevilles se touchant au-dessus de ballerines qui connaissaient les secrets de l’attente. Elle vibrait légèrement :
« Vous me direz de quoi il s’agit, fit-elle en amorçant un retour à de plus urgentes obligations professionnelles. Je vous attends en bas… »
Voilà pourquoi je l’ai rejointe « en bas » après que le gosse ait enfourché sa bicyclette. J’ai hurlé :
« Attends-moi, gamin ! J’ai quelque chose à faire… Je ne serai pas long.
— Je connais le chemin…
— Papa a dit quoi… ? »
C’était la phrase magique. Il posa un pied à terre et, les coudes sur le guidon, à l’abri de l’auvent qui préserve l’entrée du garage de la formation d’une flaque, se mit à siffloter juste de quoi irriter le gardien qui le détestait depuis quelques jours déjà. Sally m’attendait sous les branches fatiguées d’un ficus qui prenait racine entre l’ascenseur et le guichet.
« Allons plus loin, dit-elle en me prenant le bras.
— Je suis pressé. Je dois ramener le gosse à la maison…
— Vous parlez d’une maison ! (un temps qui ne profitait à personne) Que s’est-il passé… ?
— Vous le savez comme moi ! Nous attendions… La porte était close… Je ne dispose pas de l’accès au système de surveillance… Et vous… ?
— Je veux dire après…
— Je vous ai vu à la fenêtre… Vous avez bien constaté que ce gosse est un déficient physique de la pire espèce… Il en sait long sur son héritage génétique…
— Le docteur ne vous a pas reçu… ?
— Vous avez entendu ce qu’il a dit : vous étiez à la fenêtre…
— Vous communiquiez par signes ! Et un angle mort…
— Faut que j’y aille ! Le gosse va me filer entre les doigts…
— Où en êtes-vous de votre enquête… ?
— De quoi parlez-vous ? Il y a belle lurette que je ne me mêle plus des affaires des autres !
— Je couche avec Roger !
— Pas moi… Je ne sais pas de quoi vous parlez… madame…
— Que savez-vous d’Alfred Tulipe… ?
— Rien que vous ne sachiez vous-même. La Presse…
— Nous sommes trois maintenant ! Roger vous en parlera avant ce soir… »
Le genre de déclaration qui laisse muet même le plus criard des Peaux-Rouges. Je ne savais pas tout, mais à ce point… ! Elle me flatta l’avant-bras. J’étais encore humide d’avoir séjourné à la pluie en compagnie d’un gosse qui parasitait mon emploi du temps et le soleil était loin de montrer le bout de son nez. Les services météo annonçaient un amas nuageux stationnaire. On avait encore le temps d’arriver chez Clara sans en subir les sinistres promesses. Mais rien ne garantissait que je profiterais de cette accalmie préparatoire en rentrant au bercail où Sally avait prévu de poursuivre cette conversation. Pourquoi tenait-elle tant à me renseigner avant Roger qui m’avait donné rendez-vous chez Lucienne, à même le comptoir, pour me livrer les dernières nouvelles, y compris celles qui concernaient Julien Magloire et le docteur Fouinard… ? Je la quittai pour retrouver mon Télémaque qui attendait bien sagement, le cul à cheval sur la selle de son vélo, entretenant le chauffeur de sa voix de fillette et le chauffeur tirant sur sa cigarette sans cesser d’en mâchouiller le bout-filtre. La pluie s’éloignait ou prenait le temps de revenir. Pas question d’utiliser la voiture : le docteur avait un rendez-vous, mais le chauffeur ne savait pas à quelle heure ni à quel endroit. Quant au vélo de service, miss Sabat l’avait réservé, sans autres précisions. Le gosse ne cacha pas la joie qu’il éprouvait déjà de me transporter sur le porte-bagages et de mettre le paquet pour arriver avant la pluie : madame Fouinard était en train de cuisiner un poulet à l’ail et au citron ! On arriverait à temps pour en observer la cuisson avant qu’elle ne s’achève sans autre spectacle instructif.
« Vous ne voulez vraiment pas en savoir plus ? » dit le gosse en donnant le premier coup de pédale, mais je n’étais pas pressé d’en finir avec cette histoire. La vie était presque belle. La réalité demeurait à distance. Je n’avais pas connu cette sensation en ville où je pensais maintenant avoir perdu un temps précieux. Je n’y retournerais pas si j’en avais les moyens. Je m’étais habitué à cette myopie. Et je n’étais pas certain que le port de verres correcteurs, efficaces d’un point de vue optique, était le meilleur moyen d’écrire un roman digne de l’héritage littéraire dont m’avait seringué Julien Magloire. « On ne peut pas tout savoir, m’avait-il injecté après dosage méticuleux et patient du mélange. On travaille au pif, sans intention de reconstituer ce qui de toute manière n’a jamais tenu debout. Il n’y a pas d’autre vérité que celle qui s’oppose à la conviction et aux preuves ! » Derrière la vitre dégoulinante de graisse noire et polymérisée, le poulet se cloquait comme un pestiféré.
Roger Russel s’était foulé la cheville en descendant du train en gare de [préfecture]. Il avait donc perdu du temps dans le bureau étroit du chef de service chargé du mouvement. Puis, le mal empirant, on avait appelé un taxi pour le conduire à l’hôpital. Il y avait passé la matinée dans la salle d’attente, bondée et étouffante, du service des urgences. On avait estimé sa souffrance à 5, ce qui le situait en queue du train des attentes. Cependant, la cheville avait pris des proportions qu’il ne lui avait jamais connues. Et la douleur, tranquillisée par l’absorption de comprimés idoines, se montrait toutefois têtue et parvenait à remonter à la surface, provoquant à la fois une grimace jugée importune et des propos qualifiés d’incivils. Il avait réussi à les dresser contre lui et se retrouvait aussi seul que s’il avait commis la même blessure sur un des enfants qui se plaignaient pourtant bien plus que lui et beaucoup plus constamment. Il avait même parlé de déposer une plainte argumentée contre la Compagnie, ce qui ne changea rien à sa situation. Constatant au bout de quelques heures (midi approchait) qu’il ne pourrait pas honorer ses rendez-vous de l’après-midi, il téléphona, provoquant chaque fois ce silence planant qui n’appartient qu’aux sycophantes et autres maîtres-chanteurs. Même les enfants participaient à cet exercice impromptu de la collaboration toujours possible vu la situation des affaires internationales qualifiées encore de nos jours d’étrangères. Il avait demandé s’il était prévu de servir un repas aux patients en attente de soins dits urgents, à quoi il lui fut répondu que la cafétéria était fermée pour cause d’attentat. Elle n’avait pas explosé, personne n’avait été blessé, encore que les traumatismes affectassent les mémoires, mais les travaux entrepris par les services spécialisés étaient en cours. Le personnel avait la possibilité de s’attabler dans un restaurant voisin, si on avait les moyens de s’y déplacer et si la douleur n’avait pris le pas sur l’appétit bien légitime à cette heure de la journée. Il n’y avait pas grand-chose à faire pour la cheville, sinon calmer la douleur, ce qui supposait un état d’ivresse incompatible avec certaines activités, tant motrices qu’intellectuelles, comme quoi il valait mieux patienter et éviter de penser à des choses aussi négatives que celles qu’on est venu tenter de régler en débarquant dans la préfecture. On avait parfaitement compris qu’il avait à faire à la prison locale en début d’après-midi et qu’il était ensuite attendu dans le service d’urologie. Sans la grimace qui affectait sa bonhommie naturelle, on l’aurait plaint sans plus de soupçons, mais cette déformation faciale associée à la cheville enflée et à des paroles manquant totalement de mesure surtout au sein d’un service aussi secourable que celui qu’il perturbait sans honte ni respect poussait les acteurs de son attente intolérable à le haïr et à le désigner comme l’exemple à ne pas suivre lorsqu’on se trouve malgré soi en situation de souffrance ou de perdition alors que la république est en danger. Il y avait même un suicidé, recroquevillé sur sa douleur virtuelle ou sur l’estomac qu’il avait malmené. Impossible de capter son regard. Pourtant, il aurait fait un bon complice… Roger commença à s’ennuyer lorsque les cloches de l’église voisine sonnèrent douze fois et à deux reprises. Il téléphona à Sainte-* pour informer la cheffe du personnel qu’il avait un empêchement et qu’il n’était pas certain de rentrer à l’heure du rapport quotidien sous la houlette toute nouvelle du docteur Panglas. Mais celui-ci avait prévu d’utiliser la voiture de service à des fins personnelles, son fils Julien étant en vacances chez lui dans le cadre d’un partage de la garde suite à une séparation dont on ne savait rien d’autre. Le plus sage était de m’appeler, ce qu’il fit à midi et demie. J’étais à table, sirotant un ersatz de café en compagnie de Sally Sabat qui possédait une voiture, mais pas l’autorisation de quitter le service avant l’heure prévue.
« Merde ! fit Roger à l’autre bout.
— Appelez un taxi, suggéra Sally. Ils en ont de très bons à [préfecture]…
— Ça te va bien de rire alors que je… Aïe !
— Tu souffres tant que ça… ?
— Ce sont ces gosses ! Plus personne ne les tient ! Nous sommes livrés à nous-mêmes, confinés dans un espace qui se réduit… car il arrive toujours du monde… Il y a eu un attentat…
— À l’hôpital ?
— Pas de blessés, ni de destruction. Ça n’a pas explosé. Ou le guerrier n’a pas eu le temps de passer à l’action… Je n’en sais pas plus… Saute dans ta voiture et viens me chercher…
— Je n’en ai pas l’autorisation, je te dis ! Le docteur Panglas est sorti…
— Donne le volant à Frank ! C’est le chouchou de Panglas… »
Ainsi de suite… L’incident, imprévu par définition, qui pimente un quotidien toujours fidèle à lui-même. J’aurais pu commencer ce chapitre par n’importe lequel d’entre eux. Mais pour en arriver où… ? La seule chose qui turlupinait l’esprit infatigable de Roger, c’était ce roman qu’il avait l’intention d’écrire avec mon aide sur le dos de Julien Magloire qui n’avait aucune chance de placer sa copie dans une maison accréditée. Or, le docteur Fouinard, qui était en possession du dossier nécessaire à ce chantier de grande haleine (si j’en croyais Julien lui-même), était en taule et, pour l’heure en tout cas, le Droit n’autorisait personne à ouvrir ses archives personnelles, lesquelles se trouvaient toujours dans son bureau, — lequel était occupé, de manière intérimaire ou définitive, par le docteur Panglas — lequel avait fait changer la serrure de la porte d’entrée — laquelle je ne pouvais plus ouvrir pour me livrer à mes travaux d’espionnage littéraire. Julien ayant perdu le fil de sa narration suite à une crise de priapisme, on était, Roger et moi, à l’arrêt, au chômage technique, au bord de la faillite. Que gagnerait le docteur Fouinard à nous confier la clé de son classeur privé ? Roger avait imaginé que sa perspective de liberté le projetait si loin dans l’avenir qu’il ne perdrait rien à, en quelque sorte, léguer ses archives à deux compères qui ne voyaient pas d’inconvénient à l’associer à leur folle entreprise. La visite de Roger au prisonnier en attente de procès n’avait pas d’autre but que de préparer cette nouvelle configuration. On avait du pain sur la planche ! Fouinard, qui ne s’avouait toujours pas vaincu dans l’affaire qui l’opposait à la société, se montrerait sans doute tout aussi opiniâtre dans notre tentative commune de tirer le meilleur parti possible du cas Julien Magloire. À en croire une secrétaire du Parquet, avec laquelle Roger avait entretenu une relation plus que sentimentale, on avait du temps devant nous. Mais Julien Magloire, tout aussi nécessaire que Fouinard car il était le seul d’entre nous quatre à connaître la conclusion de son aventure romanesque, se battait encore contre des caprices circulatoires qui ne donnaient pas signe de faiblesse. Les crises se succédaient dangereusement, mettant en péril jusqu’à son existence même. Il était cette fois urgent de lui tirer les vers du nez, entre deux crises, avant qu’il ne soit emporté Dieu seul sait où. Le voyage de Roger à [préfecture] n’avait pas d’autre objectif. Un incident en avait interrompu la programmation fraîchement conçue la veille entre deux coups de dés. Ça commençait mal !
« Je vous confie ma Trabant… parce que je ne vois pas comment le sortir de ce pétrin… et que je veux qu’il en sorte avant qu’il se mette à parler… Les antalgiques agissent puissamment sur ses fonctions cognitives supérieures…
— Comment le savez-vous… ? Je m’étonne…
— Vous ne savez pas tout, Frank, malgré votre position de flic en mission secrète…
— Mais je ne suis pas un agent secret ! Je suis revenu chez moi ! Et le meilleur moyen d’y revenir, c’était de trouver de l’emploi… Et où le trouver sinon à Sainte-* ? Ce projet m’a coûté des années de préparation et d’ouvrage, vous pouvez me croire ! Je crois que je m’en sors pas mal… professionnellement. Le docteur Panglas m’a confié la garde de son enfant, que je partage avec Cla… madame Fouinard. En tout cas jusqu’à ce que Julien retourne chez sa mère qui en a la garde…
— On en parlera un autre jour, Frank… Il faut que je vous explique, pour la Trabant… C’est un objet de collection… Elle attire le regard… et les convoitises. Il faut que vous me promettiez de ne pas l’abandonner dans un parking…
— Il faudra bien pourtant que je me gare quelque part…
— Non ! Je ne veux pas la savoir seule…
— Mais vous ne le saurez pas…
— Promettez-moi de ne pas quitter le volant…
— Ok ! Roger m’attendra quelque part. Il faut qu’on en convienne… Avec sa cheville explosée, ça ne va pas être facile… Il va bien falloir…
— Non ! Non ! Je ne veux pas le savoir ! »
Et la voilà en fuite, disparaissant aussitôt dans le tourniquet de la porte d’entrée. Moi, la clé à la main, aux pieds du petit engin qui a fait son entrée dans le monde réel avant même que je prenne conscience de mon appartenance à d’autres rêves de communauté enfin retrouvée. Comment est-elle (Sally) entrée dans la nôtre, celle que nous formions Roger, Julien et moi ? Et ce projet d’agrandissement, avorté pour l’instant, en direction du docteur Fouinard, que valait-il ? Et surtout : où nous mènerait-il ? Sur la route, mon esprit pétaradait autant que le deux-temps qui me tractait entre les platanes. Roger m’appela plusieurs fois pour mettre au point notre rencontre. Il se méfiait de la technologie que Sally avait héritée d’il ne savait quel oncle d’Allemagne. Le mieux était de s’en tenir à l’essentiel sans aborder les questions de fond. Il faudrait toujours s’éloigner des objets leur appartenant, quelle que soit leur apparence. On irait dans la nature. Il possédait un laptop impénétrable de l’extérieur. On l’embarquerait avec nous sur la rivière. Il n’était pas connecté. On ne risquait pas de laisser des traces.
« Fouinard, dis-je, je comprends… Mais Sally ? Pourquoi Sally… ? Uniquement parce que vous couchez avec elle en dehors des heures de travail… ?
— Elle sait tout…
— Holala ! Le chantage maintenant ! On aura tout vu ! Et que sait-elle… ?
— Elle vous a surpris plus d’une fois en train de fouiller dans les affaires de Fouinard…
— Je ne suis pas si malin que ça…
— Elle l’est, elle, maline ! »
Je ne sais pour quelle raison, mais j’étais soulagé d’apprendre que Roger ne fricotait avec Sally que pour protéger l’intégrité de notre projet. J’ignorais ce qu’il lui avait promis en dehors de la jouissance. Roger pratiquait la promesse pour arriver à ses fins. Et je ne savais pas tout de ces fins. J’en étais arrivé à ne plus très bien savoir ce que j’espérais moi-même de ce roman pour l’instant en cours de documentation, les écrits de Julien n’étant rien d’autre que des documents à exploiter, alors qu’il pensait posséder l’entière maîtrise de cette entreprise hors du commun : un roman signé Roger Russel, sans mention de collaboration, ni peut-être de personne ayant servi de modèle au personnage principal. Et si ce modèle périssait suite au mal qui le minait ? Et si Fouinard succombait à la claustrophobie ? Deux morts naturelles qui tomberaient à point… Mais qu’en était-il de Sally et de moi… ? Était-il raisonnable de penser qu’elle finirait par mourir de plaisir et que j’accepterais sans contrepartie de me murer dans un silence impossible à imaginer avec les moyens du bord ? Il était nécessaire, et peut-être urgent, que j’en parle à Sally. Mais en quel termes ? Que savait-elle d’Alfred Tulipe ? Était-elle en train de s’en informer ? Roger m’attendait à l’arrêt d’autobus convenu par téléphone. Il souffrait moins. Personne ne l’avait aidé à descendre dans le parking. Il se sentait même plutôt bien, complètement shooté par une dose excessive de calmant. Et sur le point d’en dire plus. Sally m’avait bien fait comprendre qu’il m’appartenait maintenant de profiter de la situation pour le faire parler. Mais que voulait-elle savoir ? Elle ne m’avait rien dit à ce sujet. S’agissait-il de quelque chose de précis, comme par exemple la mort d’Alfred Tulipe, ou d’un ensemble de connaissances susceptibles d’éclairer le mystère qu’elle avait pour mission de percer à jour ? Que désirais-je moi-même et à propos de qui et de quoi ? Julien (Magloire, pas le fils de Panglas) m’avait fait la leçon à ce sujet : « Vous ne le saurez jamais, mon cher. Et pourtant, vous continuez de l’écrire, ce roman…
— Mais je n’écris pas de roman, Julien… Je suis un auxiliaire psychiatrique.
— Vous avez été flic. Tous les flics qui changent de métier écrivent des romans. Au moins un. Ne me dites pas que vous n’y avez pas pensé…
— Je vous assure que non… Je n’en lis même pas… !
— Mais vous en avez vécu des tas ! Et vous avez même tenté de les mettre en relation avec ce que vous savez de ce genre de littérature…
— Jamais !
— Pourtant, le docteur Russel et vous…
— Le docteur Russel est mon supérieur hiérarchique. Facile pour vous, Julien, de ne rien comprendre à cette organisation dont les systèmes internes sont éprouvés de longue date par une expérience… heu… historique. Je vous parle d’Histoire, Julien !
— Et moi de roman ! Je serai publié un jour. Mais il faut d’abord que je sorte d’ici…
— Vous n’avez jamais fugué… Pourtant, vous en avez la possibilité… Votre régime… heu…
— …d’incarcération…
— …vous en offre la possibilité. De nuit comme de jour…
— Mais c’est ici que se trouve ma matière… Dans le classeur du docteur Fouinard…
— Nous figurons tous dans ce maudit classeur dont personne ne possède la clé maintenant que Fouinard est en taule !
— C’est sa propriété privée… Jamais je n’aurais dû la violer…
— Mais personne ne l’a violée, Julien !
— Vous m’avez appelé, monsieur Chercos… ? »
La voix du gosse… J’étais en train de me rappeler mes conversations avec les uns et les autres. C’est fou comme je m’en souvenais ! Et j’en parlais à voix haute comme si je me croyais seul. Jouant tous les rôles. Le gosse se posait maintenant deux questions : Qui l’a violée ? Et qui était-elle ? Nous sommes rentrés à pied cette fois. La pluie ne tombait pas. Le soleil pâlissait dans les branches agitées de brise et de conversations ou de signaux. Pourquoi ne répondis-je pas clairement aux questions qui m’étaient posées ? Mais le gosse ne perdait pas patience. Il y avait d’autres fous chez lui. Sa mère les recevait dans un salon réservé à cet usage. Il n’y avait pas accès. La porte demeurait close et si elle l’ouvrait, elle la refermait aussitôt, jetant un regard inquiet dans le couloir et invitant le fou à entrer ou sortir, le poussant légèrement dans le dos. Il avait assisté plus de mille fois à cette scène. Et il n’avait pas réussi à les distinguer les uns des autres. Pourtant, ils ne se ressemblaient pas. Mais aucune particularité n’avait frappé son esprit. Il avait fini par s’ennuyer, même s’il n’avait pas renoncé à grimper à l’étage, où se trouvait le petit salon, dès que l’un d’eux sonnait à la porte. Il les voyait passer devant lui et la potiche qui lui servait de retranchement. Pourquoi son cœur battait-il si fort dans ces moments d’observation finalement passive ? Il ne me posait pas la question en ces termes. Il en était encore à parler enfant, mais je comprenais. Je n’avais pas connu de fous dans mon enfance. Seulement des cons et des salauds. Cette formation m’avait sans doute poussé à devenir flic. J’avais même cru à une vocation. Les fous, c’est dans l’exercice de ce métier que je les ai rencontrés. On ne rencontre pas ainsi les fous qui peuplent l’enfance sans qu’on les remarque… Curieuse phrase que cette dernière… Elle ne veut peut-être rien dire… parce qu’il n’y a rien à dire tant qu’on ne craint pas de devenir fou !
À cette époque-là, tandis que l’hiver descendait du ciel et sortait de terre, suintant sur l’écorce des arbres, la vieille pierre nourrissant ses lichens et ses lierres, j’occupais toujours une chambre à l’hôtel de la Gare, au-dessus du buffet que Lucienne tenait dans sa pogne de garce convertie dans le commerce et les services. Je n’avais aucune chance d’habiter avec quelqu’un, mais les appartements de la propriétaire, en l’absence de son nécessaire seigneur et maître, jouxtait le mur contre lequel se dressait depuis peu une armoire de noyer qui contenait toute la chambre dans son double miroir à peine marqué par le temps. Ces zébrures constituaient ma seule géographie, car je connaissais peu le pays. Je n’étais d’ailleurs pas venu de si loin pour l’appréhender comme un ensemble de lieux ayant pris de l’importance au niveau de la mémoire et de ses tentatives de fictions, voire de dénégation. Je n’avais pas cherché à en situer les personnages ni leur influence sur ce que j’étais devenu parce que mes géniteurs n’avaient pas trouvé leur place parmi eux. Contrairement à ce qu’imaginait Roger Russel, je n’étais pas venu pour me venger ou en tout cas pour prendre ma revanche. Ou alors mes occupations professionnelles m’avaient tout simplement détourné de mon projet initial et j’avais tracé nettement les limites à ne pas franchir pour ne pas me perdre hors du champ de mes explorations. Je ne sais pas comment Alfred Tulipe est devenu le centre et le pivot de ce qui était en train de se constituer en histoire. Mais le docteur Panglas avait une autre idée de mes intentions et de l’ouvrage que je tissais à mes heures perdues. La période des vacances s’achevait. Julien reprit le train et ses bagages le suivirent après enregistrement, le docteur ayant, avec mon aide toujours précieuse, déposé cette malle et ces deux valises (le compte y était) sur une talanquère qui avait connu tous les voyages possibles et imaginables, en partance comme à l’arrivée. Il y avait deux ou trois jours qu’il me tarabustait en m’incitant à évoquer mon passé de flic. Comme le savait plus précisément Sally Sabat, il me soupçonnait « d’être en mission » pour le compte de mon « véritable employeur » : l’administration judiciaire. Et d’après Sally, cette espèce d’obsession n’avait rien à voir avec les déboires du docteur Fouinard, en tout cas pas directement. En effet, j’étais arrivé avant la mort accidentelle ou d’origine criminelle de ce Pedro Phile dont le nom me disait plus que « quelque chose…
— Je sais, dit Kol Panglas, que vous avez eu affaire à ce pédophile notoire…
— C’était dans toute la Presse… Mais mon nom n’a jamais été mentionné. Je n’étais qu’un employé parmi d’autres. Je procédais à des vérifications…
— Vérifications… Hum… De routine, je suppose…
— Un travail de fourmi, monsieur ! Je ne lisais pas la Presse. À la télé, je voyais les séries et les intervalles publicitaires me nourrissaient de propositions assez proches du possible pour que j’en conçoive les conditions de mon avenir, en tout cas le plus immédiat.
— Vous parlez comme un livre, Frank ! Vous écrivez… ?
— Je n’ai jamais rien écrit d’autre que des procès verbaux… Et des lettres… comme tout le monde.
— C’est fou ce qu’on peut écrire comme lettres ! Mais on ne pratique plus l’art de s’exprimer dans l’attente. On a hâte d’en finir. Et on recommence aussitôt qu’un cuicui s’immisce dans notre jeu. Mon fils pratique tous les jours cet emploi détourné de l’opinion et de la déclaration politique ou amoureuse… À son âge ! Les doigts aussi agiles que ceux d’un singe dressé pour reproduire ce qui est écrit sur le tableau. Quel curieux hasard que Pedro Phile soit venu, en quelque sorte, mourir à vos pieds… Il le méritait, n’est-ce pas… ?
— Personne ne mérite de mourir dans un canal aujourd’hui conçu pour d’autres plaisirs moins définitifs.
— Vous pensez, en ex policier que j’imagine soucieux de toujours bien faire, que le docteur Fouinard a pris du plaisir à tuer Pedro Phile… ?
— Nous ne savons même pas s’il s’agit d’un meurtre… L’enquête est en cours…
— Et Fouinard au trou ! Clara connaissait Pedro Phile… Vous le saviez… ?
— Je travaille toujours pour quelqu’un, docteur… Et depuis que je suis employé ici, c’est le docteur Russel qui me confie les tâches…
— …de vérification, je sais !
— Mais vous voudriez en savoir plus… » couinai-je, déçu par le niveau sonore de ma voix maintenant en proie à d’autres supputations.
Il commençait à me taper sur les nerfs avec ses circonvolutions gravées dans le métal de son bourdon à ameuter les esprits en phase de sommeil profond. Il en mettait un temps pour élire son prochain cigare ! Ses doigts jaunes et boudinés pinçaient les corps tranquilles alignés dans la boîte de bois blanc et brut. Il n’avait pas l’intention de reprendre la conversation où il l’avait laissée. Son visage était penché sur le buvard de son sous-main. Moi, je suivais des yeux les lignes arabesques d’un gros briquet de table. Je ne pouvais tout de même pas me lever, saluer et revenir d’où je venais, d’autant que je risquais ainsi de me laisser turlupiner par des questions qui exigeaient des réponses. Je m’étais pourtant promis de ne plus pratiquer le QCM en dehors des travaux administratifs qui formaient le bornage exclusif de mes nouvelles activités professionnelles. Mais le vieux Panglas avait une autre idée de moi dans sa tête de mule rompue aux pratiques de l’interrogatoire. Je n’avais jamais interrogé personne, et surtout pas ce Pedro Phile qui avait été pour moi l’occasion de poser les yeux sur des photographies spécialisées. Panglas souhaitait-il que je confesse les impressions que j’avais vaguement ressenties alors ? J’avais procédé, si je me souviens bien, à des classements en fonction de critères qui m’avaient été imposés par une procédure que je n’étais pas en mesure de critiquer au point d’en changer la structure et les perspectives. Une mouche volait, mais en silence. Seuls les cigares produisaient leur espèce de chant de sirène entre le pouce et l’index du docteur. Derrière lui, au-dessus de son crâne déplumé, la fenêtre émettait une lumière sans soleil apparent. Les rideaux interdisaient toute interprétation de cette opacité tremblante. J’avais posé la bonne question et le docteur attendait patiemment que j’y réponde : que voulait-il savoir que je savais à propos de Pedro Phile ? Je parvins à ahaner :
« Posez donc vos questions, docteur… Je comprends que la situation du docteur Fouinard vous inspire un désir de conclusion… Vous recherchez le dénouement…
— Vous parlez à nouveau comme un livre, Frank ! J’ai connu un type dans votre genre, dans un autre établissement et à une autre époque. Il écrivait…
— Mais je n’écris pas !
— Julien Magloire écrit et personne ne veut se risquer à publier ces incursions dans le domaine narratif, voire romanesque ! Alfred Tulipe écrivait, mais jamais il ne laissa ses amis éditeurs publier une seule ligne de cette œuvre conçue pour demeurer secrète et donc mortelle. Vous voyez là deux façons de mourir. Et à propos du même personnage : Pedro Phile…
— Autant que je sache (mais je n’en sais pas plus que vous si je ne m’abuse) Julien écrit sur Alfred Tulipe qu’on l’accuse d’avoir tué. Rien à voir avec Pedro Phile. Quant à savoir quel était le sujet d’élection d’Alfred Tulipe, y a-t-il quelqu’un qui n’ait jamais lu une seule ligne de ce… ce fantôme ? Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— Vous n’avez pas classé que des photos à caractère pédophile… D’autres types de documents vous sont passés entre les mains. Je suis bien renseigné sur la nature de la tâche qu’on vous a confiée à l’époque dans le cadre de la mise en examen de Pedro Phile… Mais le contenu échappe à ma curiosité. Mes sources d’information ne sont plus de ce monde…
— Quel est le mobile du docteur Fouinard ? »
Cette fois, le cigare enfin élu, après une série de mouvements indécis ou perplexes, s’élève juste au-dessus de la ligne d’horizon formée par les yeux du docteur. Il continue d’en observer la capacité à satisfaire son goût pour la perfection. C’est du moins ce que je commence à deviner de cette personnalité en proie à des désirs de triomphe sur les malfaçons qu’il s’est mis en devoir de corriger ou de détruire en cas de palliatif prévu par la procédure en vigueur. Le genre tout ou rien, voilà ce qui affecte son comportement à l’égard des autres considérés comme des obstacles à éviter de rencontrer sous peine de souffrance, une douleur ancienne qui ne revient qu’en visite mais qui menace de s’installer si l’esprit perd sa combattivité. Il tire le briquet à lui, ce qui explique soudain les rayures du vernis, des allers-retours presque linéaires entre un angle du sous-main et la position d’attente sous l’abat-jour de la lampe en ce moment éteinte.
« Vous ne lisez pas la Presse, Frank… ? Pas même quelques échos dans l’alcôve… ? Nous sommes vous et moi des habitués de la chambre. Nous ne la quittons que pour rejoindre nos repaires. Nous nous nourrissons d’échos. Et quelquefois nous nous surprenons nous-mêmes à tisser les fils de la confidence. Nous finissons par en savoir plus que les autres sur n’importe quel sujet qui les intriguent jusqu’à l’angoisse parce qu’ils se savent moins aimés que nous le sommes… Clara prend place près du feu, le tricot sur ses genoux, n’ayant aucune intention d’y travailler comme l’exige l’hiver. Et nous bavardons sans nous méfier l’un de l’autre… Vous ne dites plus rien, Frank… ? »
Une punaise circulait en rond sur une vitre, luttant contre le vent qui agitait plus loin des branches presque nues, sans oiseaux ni reflets de « barreaux de chaise ». J’ai toujours souhaité vivre ma vie sans me satisfaire des petites impostures nécessaires à ce qu’il convient d’appeler tranquillité. C’est au prix de ces trahisons presque insignifiantes que la vie paraît moins dangereusement conçue pour s’achever en pirouette. Il n’y a guère que le sommeil pour abolir le temps, mais il n’est pas fait pour durer aussi longtemps. Ces êtres qui vous tournent autour sans vous laisser l’opportunité d’en faire autant de leur présence finissent par vous taper sur les nerfs. Je ne savais pas comment le docteur Fouinard en était arrivé à changer le cours de son existence en mettant fin, par assassinat, à celle qui était responsable d’un tournant appartenant à son passé. Il n’avait jamais été question de Fouinard dans ce que je savais de l’affaire Pedro Phile. Or, ce mobile existait. Et Panglas en savait plus que moi sur le sujet. Où voulait-il en venir ? Qu’était devenue Clara Fouinard, pour lui… ? Et qu’avait-elle espéré de moi, si elle savait que j’avais été flic et impliqué dans la procédure qui avait abouti à la condamnation de Pedro Phile ? Et puis, monsieur, qu’est-ce que Pedro Phile était venu chercher ici… ? M’avait-il suivi ? Le docteur Panglas pensait que j’étais sur sa piste et que cette activité secrète n’était pas étrangère au fait que Julien Magloire entretenait des rapports ambigus avec celui qu’on le soupçonnait d’avoir assassiné, à Brindisi si je me souviens bien, il y a des années maintenant ! Les premières volutes se mirent à tournoyer avec la mouche, dans le même silence où la poussière stagnait comme si plus rien ne se passait.
« Comme je le disais, continua le docteur Panglas,
(mais je n’avais pas entendu l’exposé, sans doute très documenté, et même argumenté, qui précédait cette reprise en forme de conclusion, comme quoi je pouvais me préparer à quitter les lieux pour me remettre à travailler sous la houlette de Roger Russel qui s’activait en ce moment-même dans son cabinet)
Nous sommes tous plus ou moins impliqués dans cette affaire…
— De quelle affaire parlez-vous… ? Pedro Phile ? Fouinard ? Tulipe… ?
— Ne jouez pas à ce jeu avec moi, Frank !
(le cigare venait de prendre feu et le docteur tentait d’apaiser ce brasier en tapotant la cendre avec son annulaire)
Après tout, ce ne sont pas les détails que j’ignore qui motivent mon approche, mais les questions techniques qui échappent à ma connaissance de la pratique…
— Bon Dieu ! Soyez plus clair ! Russel va me presser de questions, battant le fer tant qu’il est chaud ! Il est en ce moment en train de se ronger les ongles en se demandant ce que nous fabriquons vous et moi ! À peine sorti d’ici, il faudra que j’entre dans son cabinet où il a déjà l’intention de me charcuter ! N’oubliez pas qu’il écrit un roman…
— C’est Julien Magloire qui l’écrit…
— Mais c’est Russel qui le signe !
— Il en sait donc plus que nous sur Alfred Tulipe ! Réfléchissez…
— Je vous conseille de mettre tout ça noir sur blanc !
— Vous me conseillez… ! »
Cette fois, je n’ai pas attendu la permission de sortir de ce traquenard. Panglas se leva en vitesse pour me mettre la main dessus. L’autre tenait une poignée de cigares. Il tenta de les fourrer dans la poche de mon tablier, mais je courais et ce petit bonhomme mal foutu s’est heureusement accroché à la poignée d’une fenêtre pour tenter de reprendre son souffle. Sally Sabat avait observé la scène, presque dissimulée derrière les carreaux sales de la porte qui s’ouvre sur la cage d’escalier. Elle me happa au passage :
« Ça devient compliqué, dit-elle comme si elle avait retenu son souffle pour ne pas me rater.
— Je vous le concède, nom de Dieu ! Je m’étais prévu une existence de bouseux au service de la société, histoire de renouer avec ce passé qui prend si peu de place dans ma mémoire…
— Arrêtez de parler comme un livre, Frank ! Vous énervez tout le monde. Descendons ! »
J’avais l’impression de marcher au bras de ma mère sur le chemin du lycée où elle se comportait comme si personne n’avait aucune chance de me posséder un jour. C’est comme ça que j’ai quitté le monde. Fini l’Histoire, les enjeux sociaux et politiques, les paris en poésie, les amis toujours en partance pour des horizons en discussion… de principe. L’escalier fuyait sous moi comme ce trottoir bordé de filles prévoyantes. Arrivé sur le seuil, sous les arcades du patio intérieur, j’avais l’impression de voler, mais pas trop au-dessus du plancher des vaches, car Sally me retenait, de peur de me perdre avant de m’avoir sauvé. La cheville de Roger s’était infectée.
Ça jasait dans le village. Les entrées et sorties du docteur Panglas dans et hors de la maison des Fouinard faisaient quotidiennement l’objet de commentaires les plus divers certes, mais répondant toujours à la question de savoir si madame Fouinard se limitait à louer une chambre au nouveau directeur de Sainte-* ou si les « choses » allaient, comme c’est d’ailleurs naturel, plus loin. Le docteur Fouinard n’ayant jamais atteint une popularité susceptible d’entretenir la complainte, il était rarement question de lui dans les conversations, excepté celles qui avaient pour sujet l’assassinat de ce pédophile de réputation, disait-on, internationale, lequel était, comme de juste, un étranger au pays et à la nation. Il m’arrivait de me mêler à ces entretiens, pourvu qu’ils fussent arrosés. Heureusement, je n’avais qu’un étage à monter pour retrouver ma propre paix des profondeurs. Je ne m’étonne pas que le cerveau, si sollicité à toute heure du jour et de la nuit sur des sujets peut-être inhomogènes, finisse dans la confusion tant mentale qu’intellectuelle. Nous ne laissons rien et pourtant, nous sommes tout, comme dit la chanson qui a si bien remplacé l’agnus dei en son temps. Je ne sais plus qui, philosophe sans doute, a prétendu que le roman de notre époque n’est autre que la somme de tous les romans contemporains, ce dont témoignent les nouvelles dispositions de la communication entre les hommes, la publicité motivant toutes les intrusions et autres injections endogènes. Par contre, si le roman du village est constitué par la masse des commentaires du forum (place du marché, salle d’attente des cabinets, cours des administrations, etc.), la lecture même s’en trouve compliquée par le manque de repères. Autant il est possible de saisir les grandes lignes d’une époque perçue comme telle, autant la saisie des données limitées au champ des passions locales n’a guère de chance d’aboutir à autre chose qu’à un divertissement feuilletonnesque ou sériel. Or, Roger Russel avait depuis longtemps cerné le sujet de son roman in progress, ce que n’avait pas même envisagé l’inconséquent Julien Magloire qui n’avait pas compris que l’intérêt de son propre personnage tenait à la mort d’Alfred Tulipe, qu’il l’eût assassiné ou pas. En son absence, car il luttait contre Priape dans un lit d’hôpital, nous étions maintenant quatre à nous réunir plusieurs fois par semaine, chez Clara Fouinard, dans la chambre même du docteur Panglas, tandis que la propriétaire des lieux se contentait de nous poser les mauvaises questions : le docteur Panglas, son collègue et subordonné Roger Russel, Sally Sabat et moi-même. Le docteur Fouinard, qui s’était invité sans avoir trouvé le moyen de passer les murailles de sa cellule, les connexions lui étant interdites, communiquait au parloir, en général avec Roger Russel qui était, je l’apprenais, lui aussi un transfuge du système judiciaire puisqu’il avait été avocat. Je me demandais, sans interroger personne, d’où venait le docteur Panglas, quel organisme l’avait nourri avant de le placer sous l’emprise de l’institution psychiatrique. Sally Sabat, dont la fonction à Sainte-* n’était pas aussi claire qu’elle le prétendait, portait les traces d’une autre vie qui l’avait changée au point qu’elle en avait été expulsée ; je ne voulais pas croire à un choix de sa part. Pendant nos assemblées secrètes, dont la tenue ne pouvait pas passer inaperçue, elle passait plus de temps en cuisine en compagnie de Clara qu’avec ces trois hommes dont un seul, moi-même, ne savait rien des charmes dont elle disposait depuis toujours, si j’en croyais ce que le docteur Panglas pouvait savoir d’elle sur la base d’un dossier illégalement conservé sur disque dur. Leurs apéritifs donnaient étrangement soif, mais elles ne buvaient pas. Comme l’hiver approchait, Roger s’était fortement énervé devant l’âtre dont le bûcher soigneusement disposé refusait pourtant de prendre feu. Pendant ce temps, le docteur Panglas faisait couiner la vanne d’un radiateur qui, d’un côté comme de l’autre, nous imposait les caprices d’une chaudière dont aucun de nous ne connaissait le fonctionnement. Le plombier, chauffagiste de métier, ne paraissait pas en savoir plus. Nous grelottions.
« Pour l’instant, dit Panglas, l’épaisseur de ce manuscrit interdit toute lecture intégrale. Jamais je n’en trouverais le temps ! Vous avez de l’avance sur moi…
— Certes, dit Roger Russel, mais vous avez l’avantage de visiter notre malade comme ça vous chante, ce qui n’est pas un mince avantage…
— Est-ce ma faute si vous passez le plus clair de vos loisirs en compagnie de Fouinard ?
— Maître Lokas prétend avoir besoin de moi… J’associe en effet toutes les qualités du coroner : je suis docteur en droit et en médecine, spécialiste de la maladie mentale.
— Fouinard est-il fou ? (ayant baissé sa grosse voix de placier)
— On devrait le considérer comme un justicier ! Mais la rumeur locale s’en tient à d’autres apparences et la mort de Pedro Phile passe après celle d’Alfred Tulipe qui revient hanter les esprits. Personne, jusque-là, n’avait fait aucun lien entre Julien (Magloire…) et Fouinard. Tout le monde sait ce que personne ne sait. Mais ce n’est pas le sujet de mon roman…
— …qui est aussi le nôtre ! Ne l’oubliez pas, cher ami et…
— Mais je n’oublie rien ! À condition que vous demeuriez ce que je vous demande d’être : des sources d’information, Frank relevant d’un autre statut, car il est le seul d’entre nous à avoir été flic.
— Nous ne savons pas ce que vous avez été, docteur… dis-je sans croiser le regard perplexe de Panglas.
— Mais ce que je suis, jeune homme ! Je n’ai jamais été autre chose. Vous me… soupçonnez, Frank… ?
— Vous ne vous y prenez pas autrement à mon égard en racontant à qui veut l’entendre que je suis… un flic en mission ! Comme si… Comme si je n’avais que ça à faire !
— Bon ! Bon ! Je ne dirais plus rien… Mais n’allez pas vous-même imaginer à mon propos des choses qui n’ont aucun rapport avec la réalité !
— En tout cas je les garde pour moi… Je me demande d’ailleurs comment elles sont venues à vos oreilles… docteur !
— Vous parlez dans votre sommeil, Frank ! »
Cette réplique provoqua un rire général. Je ne me privai pas de l’alimenter encore par l’exécution de quelques clowneries qui n’étaient pas vraiment du goût de Sally Sabat, elle dont le passé demeurait aussi opaque que l’ombre qui ne reçoit pas la lumière biaisée des reflets. Elle hoquetait au lieu de rire ce qui, vu son âge, pouvait devenir la source d’une autre inquiétude. Mais on ne couche pas avec sa mère, sauf en cas de viol, et quel qu’en soit l’initiateur. Roger poussa la brouette dans un coin du salon. Quel grincement sinistre ! Le feu ayant enfin pris, nous nous étions rapprochés de son foyer de brique et de fonte aux ornements cynégétiques. Seule Clara restait à l’écart, mais sans son tricot planté d’aiguilles, lequel se répandait dans le coussin rapiécé d’un fauteuil que personne n’osait occuper. Au départ, l’idée était de Roger Russel. Elle lui appartenait de droit. Et il s’y connaissait en la matière, autant qu’il en savait peut-être trop sur celle qui formait la substance et la structure du futur roman dont la brouette témoignait qu’il prenait des proportions pychonesques. Que fallait-il craindre maintenant que l’affaire était lancée et qu’elle ne reposait plus seulement sur l’entente que Roger avait su inventer au plus près de ce que représentait Julien Magloire non pas comme l’écrivain qu’il voulait être et imposer par la voie de la publication, mais sur l’ajout, à intervalle non mesuré, de collaborateurs qu’une mauvaise maîtrise de la discrétion avait infligés à l’ensemble initialement conçu pour devenir la source et l’atelier d’un roman à la fois nouveau et respectueux des traditions narratives les mieux partagées ? Mais qui donc était l’auteur de ces indiscrétions ? Julien ou Roger ? Ou bien, comme le soupçonnait le docteur Panglas, n’étais-je qu’un flic infiltré avec pour mission de démasquer on ne savait quel complot ou processus criminel ? Comment expliquais-je ma présence en ces lieux autrement que par une prétendue nostalgie des origines génétiques ? Le docteur Panglas ne croyait pas à ce qu’il appelait mon « histoire ». D’après lui, je ne m’intéressais nullement au sort sanitaire de Julien Magloire ni même à l’ambition démesurée du docteur Russel. Rien à voir, toujours d’après lui, avec les trafics pédophiles auxquels le docteur Fouinard était mêlé de près ou de loin. « Mais saperlipopette ! grogna-t-il dans l’oreille de Roger (comme me le rapporta Sally) Ce type a un projet en tête. Et celui-ci n’a rien à voir avec nos préoccupations de simples mortels en proie à l’ennui ou à l’angoisse… Qu’en pensez-vous, mon cher Roger… ?
— Sans lui, je n’aurais pas eu accès au dossier que Fouinard entretient depuis vingt ans sur le dos de ce pauvre Julien (Magloire…). Mais il paraît que vous en avez changé la clé…
— À la demande de Fouinard ! Et seulement à sa demande ! Par esprit de fraternité hippocratique ! Je me suis ainsi rendu complice de son crime… Oh ! Pauvre de moi !
— N’en avez-vous pas conservé un double… ? Maintenant que nous sommes… associés…
— Si le Parquet ou je ne sais quelle autorité en vigueur ordonnait une perquisition dans mon bureau, qui a donc été celui de mon prédécesseur, les agents chargés de cette honteuse mission se verraient dans l’obligation de forcer la serrure, ce qui déclencherait une alarme dont le système est connecté à un cyberespace, si j’ai bien compris !
— Mais où sont ces clés… ? Pas en cellule, je pense… Il est régulièrement fouillé. Une clé peut servir à ouvrir les veines, si je ne m’abuse… À qui avez-vous confié ces précieux objets ? Nous sommes… dans l’impasse sinon… Julien étant à l’article de la mort et Fouinard sur le point de perdre la raison… Frank n’y connaît rien en système de sécurité. Ni vous ni moi…
— Demandez à Sally… Je n’ai couché qu’une fois avec elle. Encore qu’il s’agisse là d’une façon de parler, car nous étions debout, pas même à poil ! Elle avait posé ses fesses sur le couvercle sécurisé de ce maudit classeur qui est censé m’appartenir… C’est du moins ce que j’ai déclaré au gendarme qui me posait la question ! C’est écrit maintenant, vous comprenez ? Comment revenir sur cette déclaration mensongère qui me rend complice d’un fait d’assassinat ?
— Nous parlions de Sally…
— Chut… Elle nous écoute… Elle est en train de se lier avec ce flic déguisé en auxiliaire psychiatrique… Vous verrez que ça me retombera dessus ! Vous ne savez pas ce que j’ai dû subir de la part de mon ex épouse ! Avez-vous été marié, mon cher Roger… ? Elles ne pensent qu’à elles. Et à ce qu’elles pondent. Vous n’avez servi que de… Ah ! Pas même le plaisir ! J’ai perdu connaissance avant même d’éjaculer… Quand je suis revenu à moi, elle me tapotait les joues sans violence, comme si elle craignait de laisser des traces ! Je me suis alors demandé si je ne venais pas de lui faire un enfant… Nous le saurons tôt ou tard, n’est-ce pas… ? À moins qu’elle ait, comme je le soupçonne, des projets avec ce flic… L’un n’empêchant pas l’autre. Vous lui connaissez autre chose que cette existence que vous entretenez depuis plus longtemps que moi…
— Ces clés sont bien en possession de quelqu’un si vous ne les possédez plus… »
Roger se remettait lentement de sa blessure à la cheville. Il était en procès avec la Compagnie. Il boîtait encore. Retirant la chaussette, il donnait à apprécier la profondeur des dégâts : une cicatrice rose et bleue en forme de Z, maintenant sujette de plaisanteries à propos de son sens de la justice peut-être plus exercé que ses pratiques médicales. Il avait changé le style de ses cravates. Je le retrouvai sur la terrasse de sa maison, côté jardin. La brouette prenait le soleil à proximité du guéridon qu’il occupait, une tasse de café fumant entre les piles de dossiers. Il désigna la cafetière avec son stylo-plume :
« J’espère que vous venez m’annoncer de bonnes nouvelles, Frank… Sans vous, nous n’avançons plus. Je dis « nous » parce que je ne suis plus seul. Et croyez-moi, je m’en mords les doigts… Je ne vous soupçonne pas de trahison, Frank… J’ai confiance en vous… Alors… ces clés… ?
— Panglas ne veut rien dire. J’ai tout essayé…
— Même la violence ! Vous m’inquiétez… Je n’ai aucune envie de me justifier devant le Parquet ! Tenez-vous-en à…
— Nous l’avons fait boire plus que de raison…
— Qui ça, « nous »… ? Encore un nous qui s’interpose entre « l’idée et l’acte »… ! C’est mon Royaume ! Heu… en tant que sujet, veux-je dire… Poursuivez…
— Sally connaît tous les pièges…
— Elle connaît les hommes… Depuis le temps…
— Il ne dira rien.
— Encore un sujet à ajouter à notre « nous » ! Qui cela peut-il être… ? D’après vous, Frank… ? Vous y avez réfléchi encore en venant ici… Il va pleuvoir…
— Peut-être Julien… Sous son matelas… Panglas est le seul d’entre nous à lui rendre visite… Et peut-être pas que pour prendre des nouvelles de Priape.
— Pfff ! Avec ma cheville…
— Ils ne me laisseront pas entrer dans sa chambre… Même avec un mot de vous…
— Quel en serait le prétexte, en effet… ? Il faut se résoudre à attendre ma complète guérison. Mais je ne me fais pas trop d’illusion sur la possibilité de trouver la clé sous le matelas ou ailleurs dans la chambre. Panglas prendrait-il le risque de la soumettre à la curiosité d’une femme de ménage… ? Elle l’empocherait… Vous savez comme sont ces gens-là… Ou elle la remettrait au service… On demanderait à Julien s’il sait quelque chose à propos de cette clé… Bon Dieu ! Elle n’est pas venue là toute seule ! Ce n’est pas une clé ordinaire… Son aspect même trahit un usage secret… Mais je n’ai aucune idée de ce à quoi elle peut ressembler… Vous savez, vous… ? »
Une goutte produisit un petit bruit sec quelque part au niveau de la brouette, ce qui provoqua le rire saccadé de Roger.
« Une goutte ! Sec ! Vous êtes dingue, Frank ! Jamais vous n’écrirez un roman. Vous n’êtes même pas capable de trouver une clé qui se cache quelque part ! Où voulez-vous donc qu’elle se cache ?
— Une clé virtuelle, peut-être… Quelque part… Dans la tête de Panglas… Et/ou dans celle de Fouinard… Mais je n’ai pas vu de clavier sur le classeur… Ni de joint indiquant la présence d’un tiroir ou portière… Jamais rien vu d’aussi lisse… Je l’ai caressé avec méthode, vous pouvez me croire !
— Un code sonore, Frank ! Vous n’y avez pas pensé ! Il va falloir passer à la vitesse supérieure…
— Je ne suis pas un spécialiste de la torture… J’en ai entendu parler, comme tout le monde… Mais je n’ai pas été un flic de terrain… Un simple employé de bureau… Et encore : sans bureau…
— Sally le fera parler… Où en sommes-nous avec le stock de sildénafil… ?
— Julien a tout avalé… Vous le savez bien…
— Passez commande… Sans complicité… Et sans Internet… Sally vous prêtera sa bagnole communiste… Non !... Louez-en une. Prenez le train d’abord. Brouillez les pistes ! C’est votre boulot, Frank !
— J’étais surtout un as du photocopieur…
— Et du classeur… Arrrgh ! (Roger se tend comme si une hémorroïde venait de subir un passage en force) Tout allait si bien, nom de Dieu ! On était bien, Julien et moi. Il a fallu que je fasse appel à vos services ! Et depuis, tout va mal ! Je n’ai jamais vécu que pour écrire un roman… Et maintenant que j’en tiens le sujet et la matière, vous voilà tous avec vos propres histoires personnelles ! Et pas en marge de nos travaux à Julien et à moi ! En plein dedans ! Faites quelque chose que je ne suis pas capable d’inventer parce que je suis un mauvais écrivain ! C’est comme ça que Julien Magloire en est venu à assassiner Alfred Tulipe ! Même s’il prétend le contraire et que ça complique sévèrement notre collaboration…
— Je vais voir… pour la clé vocale… Je connais quelqu’un qui…
— Non ! Non ! Plus personne ! Ya trop de personnages dans ce roman ! On était trois et ça suffisait : L’assassin, la victime et moi. Il n’en faut pas plus pour écrire le meilleur des romans ! Spectres ! Parasites ! Envoyés ! Plénipotentiaires ! Clématites ! Ahhhh ! Laissez-moi seul ! Je n’ai besoin de personne pour me branler ! »
Voilà que ça me reprenait. Toute ma vie j’en avais souffert, aussi loin que je pouvais me souvenir de moi. J’en ai connu des déménagements ! Et chaque fois, à peine sur le point de jeter l’ancre, je me mettais à penser à un nouveau départ. Enfant, j’y pensais sans espoir de la lever pour d’autres horizons. Par contre, une fois en prise avec le Réel, on m’a vite taxé de capricieux, lunatique, fantasque, instable, versatile et j’ai même supporté des blagues de mauvais goût toujours en rapport étroit avec cette particularité qui consiste à ne jamais trouver ce qu’on cherche après avoir eu le sentiment d’avoir enfin mis la main dessus. Mais ce n’est pas dans ces conditions que je me suis engagé au service du « peuple », dans la pire des voies qui promet à son homme salaire et respect et dont on voit plutôt passer le temps à se protéger de ceux qu’on enferme. Et pour couronner mon empreinte dérisoire dans ce Monde qui ne l’est pas, j’avais troqué l’enfermement judiciaire, toujours (que je sache et sauf erreur) bien argumenté, pour un type de contention jamais expérimenté d’assez près pour en avoir au moins une idée nettement distincte de la Réalité transmise avec ou sans fil, mais en principe toujours sur écran. J’étais bien conscient que ma Connaissance était essentiellement de nature télévisuelle. Or, il y a loin entre le Voyage et l’Écran. Et mon père ne s’appelait pas Ulysse. Appolodore n’en témoigne plus depuis longtemps.
C’était la première fois que je voyais le phallus de Roger Russel. Il le cachait sous une serviette de table, car il déjeunait et ne m’avait pas invité à partager ce repas qu’il voulait aussi significatif que la Cène. Le ciel était nuageux et on sentait que la pluie n’allait pas tarder à menacer les rives déjà instables qui sinuaient parmi les arbres. Roger était châtelain. Héritier, je n’en savais rien. Lucienne parlait d’un obscur héritage venu d’Afrique après la chute de l’Empire, mais elle n’en savait pas plus que ce que supposaient ceux pour qui cette histoire pouvait avoir valeur de roman et non pas de biographie. Roger souleva la serviette. Souffrait-il lui aussi de priapisme ? Je n’avais jamais observé pareille turgescence. Maintenant que j’en étais le témoin, il laissa la douleur déformer son visage d’ordinaire plutôt tranquillement offert au regard de la connaissance plus ou moins partagée que de l’étranger comme je l’étais encore un peu pour lui, quoiqu’il eût un accès illimité à mon Dossier.
« Je suis dans cet état depuis le milieu de la nuit, grimaça-t-il. Ne m’approchez pas. Je crois que c’est contagieux. Je vous expliquerai plus tard… Partez, je vous en prie ! Et gardez ça pour vous…
— Contagieux… ? Mais cette affection cruelle ne l’est pas, docteur ! Je ne peux pas croire que vous et Julien… Oh !
— C’est ainsi, comme vous pouvez le constater… Il pense écrire le roman où il ne tue pas Alfred Tulipe et je me fiche d’écrire celui où il le tue ! Voici, en exclusivité, un exemple du Syndrome d’Influence Déterminante Acquise…
— Ne plaisantez pas avec ça ! Dites-moi que c’est un postiche… Il me semble en avoir vu un de semblable dans une boutique en ligne… Halloween ! Nous sommes le 31 octobre !
— Pas du tout… Décembre annonce un hiver des plus dévastateurs pour qui se nourrit de l’été et de ses noces. Ce que vous voyez là… Aaaaargh ! est un élément indiscutablement réel de ce que je suis devenu…
— Vous voulez dire… C’est symbolique… Je ne vous connaissais pas ce talent ! Mais je ne suis plus un enfant. Vous pouvez aborder le sujet sans le mettre en scène ! Cette représentation oh ! n’est pas vraiment ce que vous avez conçu de mieux pour mon éducation… !
— Touchez pour vous rendre compte… Mais par effleurement… Le moindre contact m’arrache une douleur que vous ne pouvez pas imaginer… malgré votre talent de romancier…
— Je ne suis pas romancier ! Je n’ai pas l’intention de le devenir… Je vous offre de profiter de ce que je sais des moyens de l’enquête… Je n’ai jamais pratiqué au-delà…
— Je sais, je sais ! Vous vous limitiez à des travaux de bureau… tandis que vos collègues œuvraient courageusement sur le terrain. Mais vous avez profité de leur expérience par écran interposé.
— Il y eut aussi beaucoup de paperasse, croyez-moi… !
— Mais je vous crois, Frank ! Je vous ai toujours cru ! Faites-moi le plaisir de me croire en ce moment à mon avis crucial de notre existence… !
— Mais… Notre relation se limite à une expérience… heu… qualifiée par vous-même de romanesque… Je n’ai jamais pensé que… Oh !
— Vous n’avez pas pensé à la contagion…
(un temps pour explorer mon faciès sans doute en proie aux spasmes annonciateurs d’une convulsion étrangère à toute idée de beauté)
Pensez-vous que j’y ai seulement songé quand Julien est entré pour la première fois dans mon cabinet… ? J’étais…
— Vous étiez avocat à cette époque ! Je me trompe… ?
(quelle satisfaction sur le visage de mon interlocuteur !)
Je… Je commence à vous connaître… Roger ! Ah ! J’en ai assez vu !
— Mais vous n’avez pas touché ! Vous allez me quitter, peut-être définitivement (car au fond vous craignez la contagion), avec cette idée que ceci (pinçant à peine la base de la verge entre le pouce et l’index, ce qui augmente le battement circulatoire) est un postiche destiné à enrichir votre connaissance du phénomène…
— Mais puisqu’il ne s’agit pas de priapisme ! Seulement de… d’une grossière… imitation !
— Je ne vous parle pas de ce qui arrive à mon instrument d’élection ! Mais de l’influence que peut exercer, que dis-je ! qu’exerce forcément, sin remedio, l’inventeur du roman sur celui qu’il consulte pour l’écrire avec lui. Et vous savez pourquoi il consulte… hein ?
(vous allez me le dire)
Il sait l’écrire… Il n’a besoin de personne pour se livrer à ces travaux de hâte quotidienne, le matin, le soir ou même la nuit, selon les préférences de son horloge biologique (je suppose)… Mais il sait trop bien comment il va l’écrire… Et ça l’angoisse… au point qu’il en conçoit un trouble dont les conséquences finissent par affecter les conditions d’existence de son entourage et même de la société dans laquelle il est condamné, par limite, à brûler ce qui lui reste d’existence. C’est dans cet esprit qu’il manie le heurtoir de mon cabinet, main de bronze sur le poignet de laquelle est gravé à l’acide : « Pose-moi ta question… » — sans autre indication, sans un élément de réponse que vous êtes venu apporter ! Ensuite, cher ami, nous avons eu une aventure… extraconjugale en ce qui me concerne… car j’étais aussi un époux… et même un père…
— Mais pourquoi me dire ça maintenant ?
— Pourquoi ?
(rugissement de bête prise au collet)
Mais parce que le Mal est en route ! Et qu’il va m’achever avant que j’aie le temps d’arriver à la dernière page ! Aussi…
— Je vous écoute… !
— J’ai pensé à vous…
— À moi… Mais… Oh ! Mais c’est que vous couchez avec Sally…
— Je ne vous le cache pas… en effet… avec Sally… heu… Quelle est la question… ?
— La contagion, pardi !
— Mais Sally est une femme, Frank ! Elle ne possède pas… heu… ce que nous possédons… vous et moi… ne confondez pas avec Alice…
— Alice est contaminée… ?
— Vous comptiez coucher avec elle… ? Oh… ça ne me regarde pas…
— Je peux m’asseoir… ?
— Je vous préviens que cette nourriture contient des substances que votre estomac… n’a pas prévu de digérer à votre place… Je me soigne !
— Je vois…
— Vous ne voyez rien du tout car vous ne touchez pas, monsieur ! »
Il me réduisait ainsi au silence. Je n’étais pas bien sûr d’avoir compris « touchez »… Mais je n’avais pas l’intention d’aller jusque-là et encore moins de me retrouver en position de recevoir sa semence. Cette idée de contagion m’épouvantait. N’étant pas de la partie, j’ignorais tout des processus de transmission. Et je n’étais pas fou au point de voir autre chose qu’une parfaite imitation de ce qu’une queue peut devenir si on l’imagine capable d’apparence extraordinaire avant même de la voir se livrer à d’autres exploits encore plus faramineux. Mais je me méfiais. J’anticipais. Je me voyais en proie à cette monstruosité, la transmettant par le viol, car je voyais mal comment quelqu’un de sensé pourrait accepter de se laisser pénétrer par cette anomalie ou même se contenter de la caresser sous la menace ou par esprit de collaboration dans le cadre d’un espoir de promotion. Bizarrement, je n’avais aucune envie d’en rire. Au contraire, je me posais sur une chaise de fer dépourvue de coussin, ce qui me refroidit un peu. Un bocal de porcelaine finement décoré de fils d’or contenait verticaux trois cigares dont je reconnus l’origine. Roger me fit signe d’en fumer un ou de l’emporter avec moi si ça m’enchantait. Je répondis par la négative, secouant une main étrangement fripée, comme si l’humidité ambiante valait celle d’une baignoire. Mais je ne parvenais pas à me convaincre de quitter les lieux. J’étais aimanté, sans savoir à quel pôle je me collais. Roger avalait sa nourriture en grimaçant à chaque bouchée. Je voyais le gland dangereusement vultueux, le bord de l’assiette le coupant à la limite de la peau retroussée. Si c’était une blague, elle était de fort mauvais goût. Mais avais-je compris la leçon ?
« Vous avez résolu la question de la clé… ? dit Roger sans cesser de mâcher. Vous avez essayé « sésame »… ?
— Comment va votre cheville… ?
— Mieux que ce que vous pouvez constater au niveau de mon membre qui, comme le nez ou la langue, organes de l’intuition et de la parole, ne connaît pas la symétrie, bien qu’elle lui serve de piédestal. Nous en viendrons à user de moyens limites, pour commencer. Puis il faudra dépasser les bornes de ce qu’il est permis de faire subir à celui qui sait ce que vous ne savez pas. De là à en finir avec sa capacité d’adaptation au monde, il n’y aura pas loin… Je redoute toujours ces situations où l’attente n’est plus ce qu’elle est par définition. Mais ne cédons pas à l’impatience. Et allons de concert, vous et moi. Vous êtes mon seul véritable collaborateur. Il faudra sans doute en venir à éliminer les autres, y compris Julien qui file du mauvais coton mais sans garantie d’y trouver son linceul. Vous et moi, vous comprenez, Frank… ?
— Et Alfred Tulipe…
— …qui n’a jamais existé que dans l’imagination de Julien Magloire…
— Pourtant, tout le monde en parle. La police italienne…
— Ne recommencez pas, Frank ! J’en ai assez entendu comme ça ! Partez et revenez ! Et couchez avec ces femmes que j’ai possédées avant vous : mais évitez Alice, car je ne me souviens pas de l’avoir vue enfiler une capote…
— Elle vous a… Oh ! »
Roger plia sa serviette en accordéon et la positionna dans le verre où elle se déploya en éventail. Il empoigna les trois cigares pour les fourrer dans la poche de mon tablier blanc que je n’avais pas suspendu au vestiaire pour cause de précipitation suite à son appel désespéré. J’avais enfourché la bicyclette de service sans permission expresse, mais le règlement prévoyait une dérogation en cas d’urgence. Or, c’en était une. Sally m’avait suivi. Elle tenait la selle pour m’empêcher d’avancer, sous le regard amusé du chauffeur qui prévoyait une averse, le col relevé sur ses joues mal rasées et le nez à l’affut sous l’auvent de tuiles.
« Je viens avec vous !
— Il a dit : seul !
— Vous ne le connaissez pas, Frank !
— Vous avez bien l’habitude de vous trouver seule avec lui, non… ? Pourquoi pas moi ?
— Avez-vous déjà entendu parler de perversité… ? Oh ! Frank ! Je me demande si le docteur Panglas n’a pas raison à votre sujet…
— Au sujet de quoi… ?
— Votre formation professionnelle… On dirait que… que vous n’avez pas…
— Lâchez cette selle et laissez-moi pédaler ! Le téléphone sonne dans ma poche ! C’est lui ! Ne me retenez pas ! Je ne suis pas aussi [raturé] que vous croyez, Sally ! »
Mais cette fois, personne ne chercha à me retenir. Je posais mes fesses refroidies sur la selle maintenant mouillée car la pluie commençait à tomber. Le chemin perdait sa perspective au rythme croissant du crachin qui n’allait pas tarder à m’opposer une averse de su puño. Le moment était mal choisi pour réfléchir à ce qui m’attendait si je ne trouvais pas la force de m’éloigner de ce cadre trop champêtre pour être vrai. Les miasmes et les malheurs de la ville me manquaient. Des visages revenaient, mais sans paroles, chaises menottées, tapotements des claviers, les traces de semelles sur le lino, les poignées grasses, la pluie sur le trottoir d’en face, toute cette poésie du suicide lent que j’avais perdue en acceptant cette mission improbable. Mais le ciel se montra clément ce jour-là. Il était midi passé. Le vent d’autan prenait le temps d’effacer les flaques naissantes. Au comptoir, j’avalai un café « amélioré » et allumait un des cigares sous les yeux de Lucienne qui torchonnait. Quels étaient les vecteurs de la contamination en cours ? Roger Russel m’enfonçait des clous dans la tête. J’allais bientôt ressembler à une de ses créatures expérimentales. Son roman ne consistait peut-être qu’en un banal polar où Julien était l’assassin et moi le fin limier… ou le flic grossier qui sent le vinaigre de ses verres laissés à l’abandon de sa route tracée d’avance par le deus ex machina. En supposant que l’intrusion de la tragédie grecque soit suivie d’effets sur les résultats commerciaux espérés. Le cigare grésilla. J’avais déjà observé ce défaut des kolipanglasos. On ne les consumait jamais au-delà de l’endroit où la bague était située, c’est-à-dire à la moitié en partant d’où vous voulez. Lucienne m’adressait des reproches, mais j’étais un bon payeur, sans ardoise à zyeuter histoire de ne pas perdre le fil de mon histoire personnelle. Par certains côtés, j’étais un type assez clair pour inspirer confiance question finances. Mais c’était le côté obscur qui la souciait. Elle ne savait pas vraiment à quoi s’en tenir avec moi. Loin d’elle toute idée de contamination ! Elle voulait savoir combien de criminels j’avais contribué à jeter en prison. Et si j’étais qualifié pour empêcher les gens de sortir de l’endroit où l’existence les a enfermés. Et si je ne ferais pas mieux de voir ailleurs comment ça se passe. Elle qui n’allait jamais plus loin que chez elle ! Elle était chaude comme la paroi d’un poêle de masse. Lisse comme cette céramique aux joints forcément témoins d’un temps enfin susceptible d’aménager la mémoire en chambrette avec vue sur le pont des Soupirs. J’avais cette douleur à la place du nombril. Le café céda la place à son « amélioration ».
« Maintenant, tu peux aller te coucher, dit-elle. On dirait que tu as bossé toute la nuit…
— Je t’ai déjà dit que je suis dispensé du travail de nuit… Tu ne veux toujours pas savoir pourquoi… ?
— Me tutoie pas devant les clients… ! (à voix si basse que je tends mon oreille rougie de l’intérieur puis plus haut afin que les personnages concernés n’éprouvent aucune difficulté à tendre les leurs) c’est pas parce que t’es bourré que tu as la permission de me parler comme à ta mère !
(rires discrets toutefois on tape le carton sans oublier de tremper sa langue sept fois avant d’ingurgiter)
Voilà votre clé, monsieur Chercos ! J’espère que vous saurez la mettre dans le trou !
(rires étouffés histoire de ne pas se mêler de ce qui ne nous regarde pas)
Quelqu’un veut-il aider monsieur à retrouver sa chambre ? Premier. Le 6… »
Une main étrangère aux miennes empoigne la clé attachée à son énorme bûchette de sapin pyrogravé. Un bras m’entoure d’une espèce d’affection prudente ou platonique. Nous montons. L’occasion est bonne pour se remplir les poumons des exhalaisons d’encaustique fraîchement répandue et astiquée.
« Qu’est-ce qu’elle a dit, déjà… ?
— Le 6, si ma mémoire est bonne. Mais méfiez-vous, l’ami…
— Je ne suis pas votre ami…
— Dans les films, le 6 devient un 9 et le 9 un 6 selon l’inspiration du scénariste en usage. Veillez à ne pas forcer la porte d’une respectable épouse en transit ferroviaire…
— Entrez là-dedans et débrouillez-vous seul pour vous mettre au lit !
— Vous êtes sûr que c’est ma piaule ? On est dans un film, ne l’oubliez pas… Je ne voudrais pas m’introduire dans une autre intimité que celle de Lucienne, vous comprenez… ?
— Vous feriez bien de la fermer, mon vieux ! Vous allez finir par faire des histoires. Vous êtes venu de si loin pour ça ?
— Je vais en faire une si ce n’est pas ma chambre… »
La porte claqua derrière moi. Enfin seul ! Les volets étaient fermés, preuve que la femme de chambre avait encore zappé mon lit et la blancheur douteuse de mon lavabo. J’allumais. Fus-je étonné, pour ne pas dire surpris, de constater que Julien (pas Magloire) n’avait pas pris le train à l’heure prévue par son tyrannique papa ? J’avais souvent souffert de délirium, mais pas de trémens. Ou le contraire. Mais ce Julien-là parlait. Et il me disait :
« Je savais pas où aller… Alors j’ai pensé à vous… »
Il avait l’air d’ajouter :
« J’ai bien fait… ? »
Mais je ne peux pas vous garantir que c’était une question.
Plus tard, l’enfant :
« Au mitan de la nuit, je suis réveillé par une interprétation orphéonique de l’hymne national. Sous la couette, je sue comme si j’avais fui le sommeil sur mes jambes. Je suis seul, ce qui ne m’étonne pas. Par contre, je ne me souviens pas de m’être endormi dans cette chambre. À moins que ce soit le salon mis à ma disposition par des amis ou de simples connaissances, car j’ai l’impression d’être en voyage. En quel pays ? Je l’ignore malgré les trilles de ce qui est un hymne national ou je ne suis plus moi-même. Je racontais ça à Roger, parce qu’il fallait que je me justifie. Tout le monde se réveille un jour dans un autre monde, dit-il, mais pas pour me rassurer ni pour m’encourager à me recoucher pour trouver enfin le sommeil dont j’avais besoin. Des jours que je ne dormais que par intermittences à cause de ce qui m’était arrivé ! Des kilos j’avais perdus. Il me demanda si j’avais vu des bêtes genre reptiles ou de celles qui hantent les contes de la Fantaisie. En me postant à la fenêtre déjà ouverte, je n’ai vu que des hommes et des femmes en goguette. Un gazou délirait au pied du monument aux morts abattu, faute de clairon. Je voyais les noms gravés dans le grès, cherchant le mien. Mais qu’ont-ils fait ? me dis-je en essuyant mon front. J’avais l’impression d’avoir participé à ce qui n’était pas une fête populaire comme les autres, celles que je connaissais et qui m’avaient toujours écœuré sans que je sache très bien pourquoi. Il m’était arrivé de chanter avec les autres, mais à l’âge où il n’est guère possible de renverser le pouvoir de l’éducation aussi facilement que la statue du soldat qui, sous sa redingote, veut paraître aussi immortel que la légende des pères de la nation. Il en faut, me dit-il. La Croix et le Drapeau. La Croix ou Autre chose. L’odeur de la vinasse remontait jusqu’à moi. Des barils avaient été éventrés et maintenant ils étaient couchés en marge des gravats de grès et d’or qui jonchaient l’asphalte encore brûlante de la place. Je n’ai pas tout de suite compris. Il n’était pas avec moi. Je me suis penché sur les géraniums et j’ai vu à quel point ça avait bardé. Le socle de la statue tenait encore debout et des gamins de mon âge jouaient dessus à se pousser. On appelait ce jeu le « Mur ». J’y montais moi aussi à l’époque où la statue était encore dessus. Je me souviens de l’odeur du bronze comme si c’était hier, dis-je. Et j’ai eu une folle envie de descendre pour m’amuser avec les autres. J’avais envie de boire aussi, bien que j’eusse mon compte, car il y avait un précédent. Mais je n’avais pas participé ni assisté à la destruction du monument aux morts. Je ne savais pas si ce bruit était la cause de mon réveil. Ou seulement la chaleur. Une chaleur d’été à relents de vomi. Mais les gens, tournoyants et joyeux comme des fous qui ont reçu leur dose de liberté conditionnelle, ne s’intéressaient pas à la ruine ni au soldat qui avait le nez dans les gravats, sa baïonnette pointant horizontalement, couvert d’une poussière luminescente qui voltigeait avec d’autres oiseaux. Un projecteur balayait les environs, fouillant avec insistance la perspective des rues plongées dans la nuit, volets claquant dans la lumière soudaine. Rien dans le ciel que la Lune. Rien non plus par-dessus les toits, aucune lueur d’artillerie. Pourtant, le monument était par terre. Je ne pouvais pas imaginer (pas plus que vous) que ces gens étaient la cause de cet effondrement tragique. Les femmes ne songeaient qu’à valser et les hommes buvaient en brisant leurs verres contre le tas de pierres, évitant toutefois la statue qui se couvrait lentement de poussière tandis que les enfants jouaient à se pousser, quelques-uns tentaient de remonter sur le piédestal et des filles de leur âge les tiraient par les pieds en jouissant bruyamment de leur pouvoir. Mais rien n’expliquait la chute du monument, sans traces d’explosion ni de pioche comment voulez-vous ? Il fallait que je descende pour me rendre compte de plus près. Quelque chose me disait qu’on me demanderait un jour de m’expliquer, d’expliquer leur comportement pendant mon sommeil et ensuite comment je suis devenu l’un d’entre eux. Je suffoquais, mais pas à cause de la poussière dont le halo prenait la forme d’une demi-sphère assise sur la place avec en son centre les ruines pulvérulentes et misérables du monument qui avait illustré depuis si longtemps le courage des uns et la bêtise des autres. L’Histoire prenait cette forme, comme s’il était maintenant impossible d’en faire un livre quitte à en multiplier les volumes et donc à rendre sa lecture aussi ennuyeuse que le chant des grenouilles perçu l’oreille collée à la porte de l’église. Il y avait une explication et je sentais bien qu’elle n’avait rien à voir avec ma soûlerie de la veille. Je ne me souvenais même pas des raisons qui m’avaient encouragé à accompagner leur joie. Il ne m’était jamais arrivé de me mêler à leurs réjouissances patriotiques. J’avais toujours ôté mon béret au moment de la levée du drapeau et je m’étais même signé au passage du corbillard ou du cortège de la Passion. Je me suis assez reproché de n’être pas meilleur que les autres ! Il est plus facile d’accepter l’idée de la mort que celle de l’exclusion. Aussi, je voulais savoir, mais la tour de guet fleurie d’un char maintenant déserté m’empêchait de voir toute la scène. La tour cachait quelque chose, comme si on m’épargnait une vision d’horreur relative à mon passé ou à mes origines. Les gosses n’avaient pas songé à grimper dans les créneaux ou on le leur avait interdit pour une raison sans doute en relation avec ce que je pouvais penser d’eux maintenant que je n’avais plus le désir de jouer avec eux. Ils avaient choisi le piédestal ou on le leur avait imposé. Comment savoir ce qui se passe dans la tête de ces anciens gosses qui se sont reproduits à l’identique ? En sautant depuis le rebord de la fenêtre, je pensais pouvoir m’accrocher à la paroi de la tour qui est faite de grillage à poule et de fleurs et structurée par une charpente de bois de récupération. Mais elle allait basculer, me dit quelqu’un et il me conseilla de prendre l’escalier intérieur : il avait laissé la porte ouverte car les gens entraient et sortaient avec les verres remplis à ras bord. Il faisait un « carton » comme « jamais ». Je ne l’ai pas reconnu, même en bas où les gens se bousculaient pour atteindre le comptoir, sans pitié pour les pieds ni les côtes, les gosses chipant les cacahuètes et tentant de briser la vitre d’un distributeur de friandises. On n’entendait pas les coups portés sur cette vitre qui refusait obstinément de se rompre. Je suis sorti comme les autres, un verre à la main, attentif à ne pas en renverser les innombrables gouttes destinées au chemin comme les petits cailloux du poucet. Ne nous éloignons pas trop toutefois ! me dit-il. On aura forcément besoin de revenir sur nos pas. Tenez le verre hors de portée de leurs coudes. Et méfiez-vous des enfants qui aiment les cacahuètes ! Nous approchons… Regardez ! Avant de lever le nez, j’ai avalé le contenu de mon verre sans respirer. Le sol était jonché de verres écrasés, suintant de vinasse et d’une substance que beaucoup recueillaient dans leurs mains pour en fourrer la guimauve dans leurs poches. Il me poussa comme si nous étions perchés sur le piédestal, à cinq mètres au-dessus de la statue que personne ne songeait à retourner pour lui épargner le goût de la poussière. Vous voyez ? me dit-il. Je voyais ce qu’ils appelaient déjà le Colosse. Un colosse pacifique qui était certes la cause de la destruction du monument aux morts, mais que personne ne haïssait parce qu’il était attendu depuis longtemps. Depuis si longtemps qu’au début, quand il avait abattu la statue du soldat de bronze, personne n’y avait cru. Il avait dû s’en prendre aux murs pour les convaincre. Ensuite, il avait encore augmenté son volume et sa substance avait enfin giclé dans le ciel noir que la Lune tentait d’éclairer. Vous comprenez ? me dit-il. Un gigantesque phallus avait surgi de la terre ! Comme si la terre était un homme, me dit-il. Vous comprenez ce que nous comprenons ? Je vous sers un verre. Tenez, prenez le mien en attendant. Il faut que je fende la foule. Profitez-en pour analyser la situation. Vous n’avez jamais vu ça de votre vie ! Personne ne l’a jamais vu ! Et ce n’est pas faute d’en avoir rêvé ! La terre n’est pas une femme comme le prétend la mythologie qui conditionne notre pensée. C’est un homme ! Que dis-je : c’est un phallus ! Le ciel est la femme. Voyez comme il la pénètre. Il jubilait en attendant de trouver la force de fendre la foule pour retourner au bar. Mais pourquoi ? m’écriai-je. Pourquoi est-ce que ça n’arrive qu’à moi ? Et je me jetai dans les gravats pour en mettre dans mes poches. Je m’alourdissais. Je marchais sur les genoux, suivi d’autres pèlerins qui recueillaient la poussière et la semence, sans distinction, harassés par leur foi, ralentis par le temps lui-même, obsédés par l’idée que sans hommes ni femmes le Monde ne serait plus une véritable Création, que le principe même de toute intervention créative est de mettre en rapport les lois de l’attraction universelle, contraignant les parlementaires à baisser l’âge de la majorité jusqu’à le faire coïncider avec la Puberté dans le sens didactique du terme, vous comprenez ? Nos genoux écrasaient les gobelets répandus comme autant d’offrandes à une Démocratie encore possible. J’y croyais moi aussi et pour la première fois de ma vie, les yeux de la statue se sont trouvés exactement au niveau des miens, graphomètre à l’appui, lequel était manipulé par un fin Connaisseur qui s’entretenait avec les autorités en vigueur en ces temps de Doute et de Crime contre l’humain recommencement. Voulez-vous m’accompagner ? me dit-il alors que je le croyais à la recherche d’un verre de plus ou de trop. Vous n’êtes plus un enfant, continua-t-il. Vous avez le pouvoir, ou devrais-je dire la possibilité, de penser par vous-même sans subir les influences du sang et de la terre. Vous finirez bien par rencontrer quelqu’un qui vous accompagnera, mais alors vous saurez que c’est la fin du voyage, que vous avez les pieds sur un quai, l’imprévisible Quai qui est comme qui dirait le seuil de la Mort, seul bien commun à tous les êtres vivant du concept de Création. Videz donc ce verre vide jusqu’à la dernière goutte ! Et pensez à la différence de potentiel qui circule entre celui qui a connu la Guerre et celui qui ne l’a pas vécue. Profitez de cet amer repos pour en prendre plein la vue et admirer ce Phallus qui désigne le ciel comme seule femme possible, ciel de fils et de père qui ne peuvent pas se passer de la seule Matrice possible par Assomption. Approchez, jeunes gens ! chanta-t-il, changeant ainsi les paroles de l’Hymne. N’y allez pas ! Et vous, espèce de crétin congénital, retenez-les par le colbac ! Ne voyez-vous donc pas qu’ils sont tentés ? Vous n’avez rien appris sur la Tentation ? Mais où étiez-vous quand je professais ? Dans les Buissons, je suppose. À buissonner avec vos semblables ! Alors que ce Grand-Jour se préparait dans l’Ombre. Que l’Histoire naissait sans vous. Que vous mouriez dans votre lit. Les yeux grands ouverts dans le miroir d’en face. Cette vieille Armoire qui contient tout. Ce mur qui la soutient par angle droit. Ne cherchez pas la clé dans votre nudité de dormeur sans connaissance ou l’ayant perdue au meilleur moment de votre existence, celui où… »
La petite chaleur qui accompagna mon réveil n’avait rien à voir avec les gras et les mollesses de Lucienne, d’autant que Lucien n’était pas en tournée. On entendait les glissements des cageots sur le ciment du cellier. Un moteur venait de se mettre au ralenti, les murs vibrant au rythme des infrasons secouant le cœur du diesel. Le tôlier réceptionnait les cargaisons alimentaires et intempérantes de la journée. L’odeur du pain remontait avec celle du café et des chaises raclaient le dallage de la terrasse. Les couinements du store se faisaient attendre, mais j’avais les yeux ouverts. Et je pouvais voir le petit corps recroquevillé sous la couette. Il s’était couché en habit de voyage et avait même conservé sa casquette à carreaux. J’étais moi-même en habits de fête. Ma chemise sentait la vinasse et le ginglard. Des relents de merguez se mélangeaient à l’odeur de mes pieds chaussés d’espadrilles que j’avais omis d’ôter. Je me souvenais vaguement d’avoir aperçu le gosse en rentrant et même d’avoir dialogué avec lui, sans doute pour lui demander d’expliquer pourquoi il était descendu du train. M’avait-il répondu ? je n’en savais rien. Le sommeil m’avait permis de m’abriter sous les draps avant de me scier. Maintenant, mon cerveau tentait d’imaginer la succession des faits. À un moment donné, le gosse était entré dans ma chambre et je n’y étais pour rien. Je ne l’avais même pas croisé pendant les réjouissances nationales. Le phallus m’avait hanté toute la nuit. Je me souvenais de réveils angoissés et de chutes dans le néant de l’incompréhension. Mais je n’avais rien à voir avec cette situation embarrassante pour le moins. On ne se sort pas de ce genre de contexte sans une préparation vite conçue pour convaincre et espérer se tirer du mauvais pas où un fugueur vous a mis sans qu’il soit possible de se rappeler des précédents qui donnent un sens aux circonstances en cours de développement. Je suis sorti du lit en état d’érection.
Lucienne allait encore me reprocher d’avoir oublié de fermer les volets. Les vitres dégoulinaient comme si on venait de les arroser. À travers ce filtre cristallin je pouvais voir la place déserte. Les décombres de la fête rutilaient sous le soleil. Il était tôt et le fourgon traversa la place en direction de la route. Lucien remontait. Il allait se recoucher et on entendrait les bêlements de la tôlière jusqu’à ouverture en fanfare de la porte de leur appartement. Puis elle descendrait l’escalier plus impavidement, retrouvant son humeur de commerçante marche après marche et les objets de son quotidien laborieux tintinnabuleraient comme si le jeu consistait à les identifier. J’étais devant le miroir, appuyé sur le blanc douteux du lavabo, la langue dehors, violacée et gonflée. D’habitude, je me vidais dans le lavabo, mais la présence du gosse m’inspirait un comportement plus conforme aux usages. Je n’arrivais pas à me convaincre d’une possible culpabilité, mais je savais, par expérience, qu’on ne se priverait pas de me fourrer le nez dans les hypothèses les plus probables. On ne s’en sort pas avec humour ni imprécision. On vous demande alors de vous en tenir à la logique. Si ça tourne rond, on vous croit et vous signez. Sinon, on ne vous lâche plus et vous finissez dans un roman de Kafka.
La couette, jusque-là animée par la respiration du dormeur, se souleva en pointe et une jambe nue apparut. Lui aussi avait gardé ses godasses. Le père Panglas lui avait imposé la culotte courte et les chaussettes montant jusqu’aux genoux. Mais elles étaient descendues à la cheville. Il portait des bottillons de toile et la boue n’avait pas séché. Il avait dû prendre par les bois, mais comment était-il descendu du train sans se faire voir de son père ni de personne sur le quai ? Ça se remarque un enfant qui sort d’un train alors qu’il vient d’y monter. J’en avais des questions à lui poser avant de me mettre au travail de la désambigüisation exigée en cas d’audition dans les locaux prévus à cet effet. Ça prendrait des heures. Je ne descendrais pas pour avaler mon café-crème et le croissant qui va avec, tirant sur le mégot de la veille, si toutefois j’avais eu la présence d’esprit de ne pas le jeter avec le dernier gobelet. Et si je ne descendais pas, Lucienne monterait pour avoir des nouvelles de mes cheveux. Pour la première fois depuis que j’en étais le locataire, j’explorai l’intérieur de la chambre pour y découvrir une cachette assez grande pour contenir un gosse de dix ans. Jamais il ne me serait venu à l’esprit que je finirais par avoir besoin d’une planque. Je n’avais jamais rien eu à cacher d’aussi présent qu’un corps. Et celui-ci était en vie. Je n’avais rien commis d’irréversible à son égard. Restait à le prouver ! Mais le dessous du lit et l’intérieur de l’armoire faisaient partie des endroits visités par la femme de ménage. Le gosse se mit à bayer sous la couette et sa tête hirsute apparut. C’était bien un gosse et il s’appelait Julien (pas Magloire). Il était censé avoir déjà mis le pied sur le quai d’une autre gare après un voyage de nuit en couchette et sa mère était en ce moment-même en train d’interroger les employés de la Compagnie. Le processus de recherche était en route. Il avait même démarré pendant mon sommeil si je me souvenais bien de l’horaire qu’avait évoqué le docteur.
« Bon Dieu ! m’écriai-je le plus sourdement possible. Qu’est-ce que tu fous là… ?
— J’en avais marre…
— Mais moi aussi j’en ai marre ! Ça ne m’autorise pas à emmerder les autres ! Je me tiens peinard, moi, quand j’en ai marre. Explique-toi mieux ! »
Mais je n’étais pas son père. Il s’expliquerait avec lui le moment venu. En attendant, j’avais le devoir de me mettre au travail de mes propres explications. Il y en aurait plusieurs, parce que la situation était complexe. Mais disposais-je du temps nécessaire à l’élaboration d’une pareille tentative de clarification ? Je me voyais déjà aux prises avec les incongruités de l’apagogie inévitable qui menaçait la cohérence de ma situation. Il sauta du lit comme s’il était déjà chez lui.
« Mon père va me passer un savon, dit-il en s’avançant vers le miroir de l’armoire, dandinant comme s’il en savait long sur la profession de menteur. Et je parle pas de ma mère !
— Et moi ? Tu as pensé à moi ? On se connaît à peine…
— Tu t’es bien amusé toute la nuit… ou presque. Moi, j’attendais. Tu as roté jusqu’à ce que je m’endorme. Ça sentait le pinard et la patronne est montée pour te demander de te taire… Tu as marmonné un bon moment… »
Je n’ai jamais apprécié qu’on s’immisce clandestinement dans mon intimité. Même Lucienne respecte la distance. Elle n’était pas entrée dans la chambre. Elle avait secoué sa main devant son nez comme un éventail. Le gosse avait su se mettre à l’abri. Il savait attendre. Il en connaissait des choses sur l’art de la fuite en douce ! Mais ce qu’il ne savait pas, c’est que cette douceur a vite fait de se transformer en violence commise sur le prévenu censé profiter encore un peu du soupçon d’innocence prévu par la procédure mais pas par la pratique effective. Ou alors il possédait une culture de la série qui dépassait ma propre capacité à comprendre ce qu’est devenue l’enfance depuis qu’elle est sollicitée pour provoquer les achats même sous condition de crédit. J’en bandais toujours.
« Et, dis-je comme si j’étais en train de lui lire un conte à dormir debout, qu’est-ce que tu comptes faire maintenant… ?
— Je me rends bien compte que je vous ai foutu dans la merde… Ils vont se mettre dans la tête que… Ah ! C’est pas ce que j’ai voulu !
— Merci de penser à moi et aux emmerdes qui menacent ma tranquillité de petit employé exemplaire !
— Je suis désolé…
— Tu imagines ta mère en ce moment ? Les flics, les sirènes, les annonces au journal télévisé… ?
— Vous charriez !
(petit sourire pervers comme si on était en train de partager l’écran de la télé puis presque tragiquement joué)
J’ai eu peur de retourner chez mon père… Alors j’ai pensé à vous…
— Tu as bien choisi le moment, nom de Dieu !
— Ah ! Je vous en prie ! Ne blasphémez pas ! »
Il se bouchait les oreilles, tournant le dos à son reflet. Comment expliquait-il la boue sur ses godasses ? Il y en avait aussi sur ses jambes. Et des éraflures que j’aurais bien du mal à expliquer. Ils ne se contenteraient pas de lui poser des questions, ils en auraient aussi pour moi, et des pas faciles à répondre ! Il se signa, le bougre ! Baisant l’ongle de son pouce comme s’il était habité par la puissance qu’il invoquait pour se protéger de moi.
« Je suppose que ton père est déjà au courant…
— Sûr qu’elle lui a téléphoné…
— Elle a commencé par là… Puis elle s’est adressée à un agent qui s’est déclaré incompétent mais qui l’a dirigée vers le service adéquat… C’est de là qu’elle a téléphoné…
— Qu’est-ce que tu racontes… ? »
J’étais entré dans la fiction nécessaire. Il fallait tout reprendre depuis le début. De deux choses l’une : ou bien le système judiciaire était en route ou bien le père avait pris les choses en main. J’avais plus de chance de m’en sortir si je m’expliquais avec lui. Il y avait peu de chances que ça arrive, mais il fallait que je conçoive deux versions sans toutefois risquer l’incompatibilité. Le gosse consentit à se tenir dans le coin le moins visible à partir de la porte. J’avais procédé moi-même à cet essai. Si quelqu’un se tenait sur le seuil, le gosse avait toutes les chances de se confondre avec l’ombre, du moins tant que le soleil le permettrait. Mais je savais que Lucienne ne se contenterait pas de patienter sur le paillasson. Elle s’engouffrerait, comme d’habitude, et commencerait par parler des volets, puis des traces dans les draps, ouvrirait le robinet puis le refermerait, et le gosse apparaîtrait alors dans le miroir de l’armoire, en pied et dans l’état où les circonstances l’avaient mis avant que j’en devienne moi aussi le personnage central. Que fait-on d’un gosse dont on ne veut pas ? Ou de son cadavre si on n’a pas trouvé d’autres solutions au problème qu’il est venu poser alors qu’on était loin de s’imaginer que ça pouvait arriver ?
« En plus, murmurai-je dans la douleur, je dois aller au travail…
— C’est férié aujourd’hui…
— Pas pour moi ! Je suis dispensé du travail de nuit à cause de… Alors ils en profitent pour me coller aux tâches les moins…
— C’est papa qui décide… ?
— Non… C’est miss Sabat. Tu ne la connais pas…
— Papa dit que c’est ta mère… Tu as fugué à mon âge… ?
— Ma mère ? Mais il se mêle de quoi ton vieux ? »
Je me penchai à la fenêtre pour jeter un œil hagard sur l’horloge de l’église. Une envie de me signer comme je n’en avais jamais connu !
« Si on se faisait un brin de toilette ? proposai-je.
— Oui, mais alors tu te retournes.
— Je n’ai pas dit à poil !
— Mais tu l’as pensé ! »
Il allait inévitablement avoir faim. J’aurais pu l’attraper par le colbac et le traîner jusque chez son papa, à coups de pompe dans le cul si nécessaire. Mais vous me connaissez : je voulais savoir pourquoi il m’avait choisi. On se connaissait à peine. Je n’entretenais aucune relation intime avec son père. J’ignorais tout de sa mère. Je ne savais pas qu’il avait apprécié l’accueil que Clara lui avait réservé, elle qui n’avait pas d’enfant parce que Fouinard n’en voulait pas. En quoi consistait mon rôle d’intermédiaire ? Qu’exigeait-il de moi maintenant qu’il était en position d’influencer mes décisions à son encontre ? Il se débarbouilla. J’avais tiré les rideaux, car le lavabo se trouvait au coin de la fenêtre. J’avais aussi diminué l’ouverture du robinet à cause des tremblements de la tuyauterie. Les draps étaient souillés, autant par la boue de ses godasses que par mes déjections intestines. Comment aller jusqu’au Lavomatic sans inciter la curiosité ? Sur le chemin ou dans l’attente…
« Tu as faim ? me crus-je obligé de lui demander (c’était un gosse après tout !)
— J’ai pas mangé depuis hier… Mais je veux pas vous embêter… Je sais combien il est difficile de trouver des solutions à ma place… Ma mère dit que…
— Je ne veux pas le savoir ! Grouille-toi. Hum… Il faut que tu saches que dans cet établissement il est interdit de manger dans les chambres…
— …à moins d’y être obligé…
— Dans ce cas on va à l’hôpital !
— Ou en taule…
— Je ne peux donc pas monter mon petit-déjeuner…
— …celui qui est compris dans le loyer…
— Et je n’ai pas le temps d’aller acheter de quoi te nourrir…
— …car c’est bientôt l’heure d’aller travailler… comme l’a programmé miss Sabat… Je comprends… Il ne me reste plus qu’à me rendre… »
Quel âge avais-je ? Trabalenguas. Il ne manquait plus que la confusion verbale pour m’achever ! L’alcool devait avoir définitivement cristallisé mes réseaux internes. Je ne sortais plus de ces raisonnements sans issue et sans espoir de convalescence. Pourquoi ne pas simplement prévenir le père ? Il informerait à son tour les autorités sollicitées. Et on rirait…
« Ça va mal se finir, dis-je en me jetant dans le lit. Autant que ça finisse tout de suite !
— Il n’y a de toute façon aucune chance que ma mère comprenne…
— C’est ta mère le problème… ?
— Et comment ! »
Il acheva sa toilette par un coup de peigne qui le décoiffa définitivement. Il avait l’air d’avoir été violé ou seulement emporté par le vent. C’était pile ou face. Je n’ai jamais gagné à ce jeu. Et pourtant, il faut y mettre du sien si on veut s’en sortir à moindres frais. Impossible de rencontrer son regard. Il me cachait quelque chose. Quelque chose que je finirais par savoir, mais il serait trop tard pour en inventer les raisons conformément aux bonnes mœurs. Je le soupçonnais de penser d’abord à lui. Je n’avais aucune idée de ce qu’il avait conçu avant de mettre les pieds dans ma chambrette. Pas facile de prendre un gosse pour autre chose qu’un ami.
« Tu es remplaçable ? dit-il comme si son cerveau travaillait plus vite que le mien.
— Pas que je sache…
— Pourtant… s’il t’arrivait quelque chose…
— Il ne m’arrive jamais rien…
— Pourtant… ce qui nous arrive…
— Ce n’est pas la même chose ! Ce… Ce n’est pas comme une maladie… comme un accident… Il y a des choses qu’on n’a pas de mal à expliquer. On ne songe d’ailleurs pas à convaincre. Ça coule de source et tout va pour le mieux. Même si la maladie est mortelle. Ou si on est déjà mort. Mais je n’ai jamais vécu ce que tu me contrains à envisager comme une erreur judiciaire jouée d’avance. Ah ! Si je n’avais pas perdu conscience ! Si je savais que je n’ai rien commis de… Aaaarh ! Je ne suis pas fait pour la tragédie. Certes je n’ai jamais amusé personne, mais s’il s’agit d’apparaître à l’écran, autant jouer le rôle du comique de circonstance…
— Tu ne fais pas ta toilette, toi… ? »
Sans parler de mon aspect particulièrement débraillé, comme en témoignait le miroir, je sentais aussi mauvais que si j’étais tombé dans un égout. C’était peut-être arrivé après tout ! Je ne pouvais pas me présenter à mon travail dans cet état.
« Retourne-toi, dis-je.
— Tu avais dit pas à poil… »
Le gosse pouvait passer la matinée dans la chambre. Je rentrerais en début d’après-midi. J’aurais alors eu l’occasion de me mêler aux conversations concernant la fugue de Julien et peut-être même d’en parler avec son père. Ensuite, de retour à l’hôtel, nous perdrions (le gosse et moi) le temps de composer une fiction à la hauteur des enjeux qui visaient clairement nos innocences respectives. Je reviendrais avec de quoi le nourrir, éventuellement jusqu’à diminuer sa capacité d’invention, car je voulais demeurer maître du jeu, si tant est que j’en avais déjà la maîtrise. Une fois les choses mises au point et parfaitement sues pour être récitées sans contradiction ni malaise, on coucherait encore ensemble, mais cette fois sans crasse ni angoisse du lendemain, celle qui s’en prend au moment qu’on est en train de vivre. Mais pour l’heure, je n’avais aucune idée de la pertinence du projet, ni des détails de son exécution. Et l’heure d’aller au turbin avançait sans hésitation. J’en perdais les principes du mécanisme de la respiration. J’allais tourner de l’œil si personne ne m’injectait quelque chose de vivifiant. Or, les rares tiroirs dont je disposais ne contenait rien qui y ressemble. J’ai perdu les pédales. Mes jambes me trahissaient. J’en avais des visions. Le gosse n’y occupait plus qu’un point presque impossible à situer. Je me suis pissé dessus, comme à la guerre, celle qui meublait mes trous de mémoire quand je m’emmerdais. Au loin, ma doublure jouait au reflet.
Ce matin-là, la pluie tourbillonnait avec les dernières feuilles et on me vit passer avec un parapluie contre le vent qui faiblissait à cette hauteur du faubourg. J’avais emporté la clé, sachant que Lucienne en possédait un double, mais j’avais interpellé la femme de chambre pour lui en interdire l’accès sous prétexte de travaux en cours dans le domaine qui était le mien.
« Ah ! mais c’est que je sais pas si madame Lucienne sera d’accord ! C’est qu’elle tient à la propreté ! Et puis quand vous fermez pas les volets pour la nuit, on sait bien comment on va trouver les choses ! Moi je fais rien sans qu’on me le dise !
— Mais je vous le dis ! N’entrez pas ! Que personne n’entre ! J’ai là-haut des choses en cours de traitement…
— Vous amenez du travail chez vous… ? C’est le patron qui doit être content !
— Il ne le sera que si personne ne vient mettre son nez dans mes affaires !
— Vous devez impérativement laisser la clé à l’office…
— Le « Do Not Disturb » est à la poignée. L’usage veut qu’on le respecte sous peine de…
— Cette obligation ne concerne pas le personnel qui, monsieur, je vous le rappelle, travaille sous les ordres de son employeur. Et vous connaissez madame Lucienne… Maintenant que vous avez éveillé sa curiosité…
— Je ne lui ai encore rien dit !
— Mais elle l’apprendra ! Et alors…
— Il y a bien un moyen de…
— Vous n’êtes pas chez vous dans un hôtel, monsieur Chercos… Il faut vous mettre ça dans la tête. Et ne pas laisser traîner du travail dans votre chambre. Qui sait ce qui pourrait arriver s’il tombait entre de mauvaises mains… Mais vous pouvez compter sur moi… d’autant que madame Lucienne me fait confiance question travail bien fait…Elle n’y mettra pas le nez… Mais sans garantie, hein, monsieur Chercos ? Je serai discrète comme une tombe… »
J’avais réussi à attiser son appétit de nouveauté. J’aurais mieux fait de la fermer en même temps que la porte. Le gosse était bien caché, ni sous le lit, ni dans l’armoire. Il m’avait aidé à faire le lit et à ranger ce qui traînait çà et là. Les volets étaient ouverts (ils l’étaient déjà), la fenêtre fermée et les rideaux tirés. Le lavabo prenait toute la place tant je l’avais briqué ! Le gosse avait balayé le plancher avec un coin du dessus de lit qu’il avait ensuite épousseté dans le lavabo avant que je m’y mette. Il n’y avait plus aucune raison de passer le paillasson une fois la porte ouverte : un simple regard suffirait à convaincre l’intrus que le travail d’hygiène et de propreté avait été exécuté avec conscience. Ce qui ne manquerait pas d’intriguer ma bonne vieille Lucienne si jamais il lui prenait l’idée de monter pour inspecter son outil de travail. La bonne, elle, se contenterait d’un regard sans pousser plus loin son sens de l’inédit puisque l’info se donnait à elle sans effort. Elle aurait vite fait d’initier la rumeur et, en moins d’une heure, Lucienne saurait que j’avais nettoyé ma chambre et que j’en avais emporté la clé pour que personne n’y entre. J’étais bon pour une visite d’inspection ! Bon Dieu, je n’y couperais pas ! Et le gosse qui avait du mal à retenir sa toux glaireuse ! Je m’étais mis dans un drôle de pétrin. Voilà ce qui se passe quand on n’habite pas chez soi et qu’un gosse s’interpose entre votre tranquillité et l’encart local du quotidien régional. Le parapluie crépitait comme les brindilles dans la cheminée. Je ne voyais pas le chemin, les yeux occupés à mesurer la profondeur des flaques où je pataugeais inévitablement. Les explosions caractéristiques de la Trabant meublèrent alors ma solitude. La portière s’ouvrit. Sally Sabat portait des lunettes de soleil que je ne lui connaissais pas. De quoi souffrait-elle à ce niveau de sa physiologie globale ?
« Montez donc, bougre d’idiot ! Je ne vais pas vous manger !
— C’est que… je m’étais préparé à cette promenade matinale…
— Vous êtes en avance, constata-t-elle en tapotant un cadran (ongle verni de noir).
— Raison de plus… Mais j’y pense : vous aussi vous êtes en avance… Une urgence… ?
— Montez et je vous tiens au courant ! »
Au courant, je l’étais déjà ! Je fermai le parapluie et le secouai sous la pluie. Sally s’en empara et le disposa bien vertical à ses pieds. Il commença à s’égoutter. Le pied droit maintenait le ralenti. La carrosserie était prise de tremblements aussi divers qu’inattendus tandis que je frissonnais sans me plaindre du vent qui me poussait dans le dos. Sally pinçait un morceau de cigare entre ses lèvres gauchement peintes d’un noir de nuit soumise aux caprices des réverbères. Ses joues subissaient de violentes contractions et les yeux clignotaient à sec. Elle était en proie à une angoisse qui valait la mienne en intensité et en douleur de fond. Je pris place comme le mort qu’elle voyait en moi depuis que j’avais caressé son cou dans un moment d’idées noires. Le brasier du cigare rougeoyait, se reflétant dans les vitres dégoulinantes. Porte se ferma. Elle embraya. La bagnole chassait à droite, mais Sally avait l’habitude de ce chemin par temps de pluie. Les essuie-glaces couinaient devant ce qui venait de se transformer pour moi en tableau accroché quelque part dans mon imagination de prévenu. Nous cahotions presque gaîment. Le coude nu de Sally me charcutait l’épaule pendant qu’elle me tenait au courant. Elle en savait moins que moi, comme de juste ! La grille de Sainte-* était grande ouverte, mais un véhicule en bloquait le passage. Deux flics s’entretenaient du temps qu’il fait, à l’abri d’un des piliers mangés par le lierre. Sally actionna les phares. Ils clignotèrent et l’un d’eux s’approcha, les doigts sur le bord de sa capuche, les yeux plissés sous les gouttes, se pliant pour amener sa tête au niveau de la vitre que Sally entrouvrit sans cesser d’embraser son cigare. Le flic agita ses grosses lèvres violacées et sa langue apparut comme s’il avait l’intention de lécher. Les lunettes noires de Sally lui posaient des questions auxquelles son cerveau ne répondait pas, occupé à surveiller la masse nuageuse « stationnaire » qui limitait l’horizon à l’orée des bois environnants.
« Vous avez des nouvelles ? demanda Sally qui retrouvait sa voix de cadre en astreinte. On m’a juste laissé un message…
— On vous en dira plus à l’intérieur, » dit le flic.
Il avait prononcé le mot intérieur avec envie. Pourquoi surveiller l’entrée ?
« Personne d’étranger au service n’entrera aujourd’hui, assura le roussin.
— Monsieur est de garde, dit Sally qui s’efforçait de ne rien perdre de son ascendant sur tout ce qui vivait à Sainte-*.
— Je sais qui vous êtes, madame… Je pense que vous êtes attendue… Monsieur, je sais pas… mais si vous le dites… Je ne suis pas censé vérifier les dires des responsables du site… Vous pouvez amener qui vous voulez…
— Je n’ai pas dit que je le voulais ! Ce monsieur va s’occuper de les tranquilliser… Je suppose que la nouvelle a déjà fait le tour… Vous n’êtes pas bien discrets…
— Difficile de l’être dans cet uniforme, madame !
— Vous voulez un parapluie ? » dis-je sans pouvoir retenir ma langue.
Le type me regarda comme si c’était moi qui portais des lunettes de soleil. On avait dû se croiser sur la route où je pratiquais le vélo que Lucienne avait cru volé. On avait échangé de bizarres paroles en attendant que les choses s’éclaircissent. Il empoigna le parapluie comme si je lui confiais un bien précieux dont il avait l’intention de prendre soin. L’insistance de son regard n’avait rien à voir avec le vélo qui n’avait pas été volé. On avait parlé de moi et il se demandait ce que ça voulait dire, qu’on parle de moi et que rien n’illustre ces propos pour éclairer sa lanterne, à part ce qu’il savait de moi relativement au vélo. Il ouvrit le parapluie. Son collègue s’écrasait contre le pilier, sautillant mais sans frapper des mains. Il souriait parce que le parapluie commençait à prendre le vent. Le moteur s’emballa et la bagnole chassa. Le roussin sauta comme un banderillero et l’autre fit « Olé » comme s’il revenait de vacances et que ce qu’il y avait appris de la vie des autres ne s’était pas encore effacé de sa mémoire de chorlito. L’allée se mit bientôt à grincer, giclant dans les buis. Deux autres pandores attendaient sous le porche, pas mécontents d’être au sec mais sur le point de se réchauffer l’un l’autre. Sally coupa le contact et suça la clé pour je ne sais quelle raison dont l’inexplicable titilla l’esprit de celui qui descendait les marches pour tenir la portière. Je sortis de mon côté, sans parapluie, ma sacoche sur la tête et me précipitant sous le porche où le gendarme m’accueillit comme si je venais visiter ma grand-mère mourante. Sally avait déjà poussé la porte. Elle avait dit :
« Ces fêtes qui se terminent mal… !
— À qui le dites-vous !
— Je me demande ce qui va faire la Une : le monument aux morts ou ce malheureux enfant… ?
— Peut-être bien son ravisseur…
— Vous ne lui avez pas encore mis la main dessus, allez ! S’il existe… Je penche plutôt pour…
— On n’est pas du genre à négliger les pistes… Encore faut-il qu’on en voie les traces… Monsieur est avec vous… ?
— Votre collègue me connaît… couinai-je.
— Moi aussi je le connais. Entrons ! »
C’est fou ce qu’on peut perdre comme temps en conversations oiseuses à la campagne ou pas trop loin des pâturages ! Sally monta tandis que je prenais le chemin des vestiaires. Je croisai quelques spectres qui savaient pourquoi les services judiciaires était en alerte rouge, mais personne ne me demanda si j’avais des nouvelles « extérieures ». J’enfilai mon tablier et une fois ma trousse en bandoulière, je montai moi aussi. Il valait mieux que je me présente devant Panglas en tenue de travail. Je craignais d’avance de me retrouver au cœur de sa tragédie. Un gendarme descendait, un dossier sous le bras. Il me sourit, peut-être médusé par la lenteur de mon approche, mais il se dirigea sans mollir vers le tourniquet et s’arrêta un moment sous le porche pour s’entretenir avec ses collègues. J’atteignis le palier du premier et poussai la porte qui grinça comme d’habitude, sorte de plainte arrachée à l’ancienneté des lieux ou à leur histoire. Le couloir était vidé de sa substance habituelle. Aucun zombie en vadrouille à la recherche de compétences. Sally discutait avec des gendarmes qui formaient cercle autour d’elle. Je m’approchai. La femme de chambre était-elle sur le point de parler à Lucienne de mon étrange attitude ? Ma clé n’était pas au clou.
« La pluie ne va pas nous faciliter la tâche, dit un capitaine qui portait son képi sous le bras. Nous ne savons même pas s’il a pris le train ni où il en est descendu… Nous interrogeons en ce moment même les voyageurs qui auraient pu…
— Voilà Frank ! C’est un ancien flic. »
Le docteur Panglas se détacha du groupe, main tendue non pas pour que je la serre mais dans l’intention de la poser sur mon épaule pour m’inviter à participer au briefing in progress. Les gendarmes ne proposèrent pas les leurs. Ils n’avaient pas réagi à l’annonce que le docteur avait réservée à mes compétences. Julien (pas Magloire) lui avait confié que je ne le laissais pas « indifférent ». On tiqua à la ronde. Sally jaillit du groupe pour pénétrer dans le bureau resté ouvert, ce qui n’arrivait jamais même en l’absence du docteur. On pouvait voir le classeur de Fouinard entre deux fenêtres. L’envie de parler me rendait visiblement inquiet, mais tout le monde l’était, et pour des raisons erronées. Il n’y a rien de plus angoissant que l’erreur qui motive le comportement des autres parce que vous en êtes la source. Sally ressortit du bureau avec un carton qu’elle avait rempli de ce qui pouvait contribuer à la recherche. Le capitaine la reçut cérémonieusement et jeta un œil pointu à l’intérieur, mais sans y mettre sa main gantée de blanc. La nouvelle l’avait surpris devant son miroir qui recevait alors le reflet qu’il avait pour mission de présenter aux officiels de la cérémonie de commémoration. Le foudroiement de la statue du soldat donnait à cette célébration un sens que personne n’avait envisagé. Je savais bien que je n’avais pas rêvé !
« Je ne l’ai pas vu s’écrouler, dis-je comme si mon cerveau voulait changer le sujet de la conversation en cours.
— Qu’est-ce qui s’est écroulé… ? demanda Sally que la faiblesse évidente de mon témoignage interloquait.
— Je suis rentré avant…
— Avant quoi ?
— Monsieur veut-il parler de lui-même… ? Je l’ai croisé plus d’une fois sous le chapiteau… toujours un verre à la main !
— Le moment est mal choisi pour plaisanter, Grobec ! »
La main de Panglas avait quitté mon épaule. Elle m’isolait. La foudre s’était contentée de percer un trou dans le casque du soldat et ça avait valeur de symbole, c’était tout.
« Dire que les gosses jouaient au Mur une demi-heure plus tôt !
— Messieurs ! »
Le capitaine reprit aussi sec le contrôle des opérations, clignant de l’œil dans ma direction, mais ce devait être un tic, car il se mit à cligner dans d’autres directions sans que personne ne prête attention à ce syndrome profond. Panglas souleva plusieurs fois le combiné du téléphone sans y verser de larmes. Il raccrochait comme si sa douleur croissait dans l’intervalle. Un verre d’eau surmontait une pile de dossier. Sally le surveillait du coin de l’œil, n’osant pas y toucher pour éviter les inconvénients du papier mouillé. La boîte de cigares était ouverte. L’un d’eux était écrasé dans le cendrier, plié en angle droit, fumant encore, mais sans braise visible, en tout cas pas dans la pleine lumière qui éclairait le bureau. Les lampes émettaient une vibration capable de vous torturer le tympan.
« Si je ne suis pas utile... dis-je en reculant comme si je sortais du cabinet royal.
— Mais si vous l’êtes ! s’écria Panglas en me retenant par la manche.
— Comme vous voulez… consentit Sally qui me tira par l’autre.
— Nous sommes tous concernés, » fit Panglas.
Chacun l’était en effet, mais selon sa fonction. Et la mienne n’était pas encore définie. Qui la définirait avant que la vérité n’éclate ? Quel rôle m’apprêtais-je à interpréter en attendant de remettre le gosse en circulation.
« Vous n’avez rien entendu… ? me demanda le capitaine qui me traitait en lieutenant.
— Vous voulez dire… un cri… ? Par exemple…
— La foudre a le pouvoir de réduire au silence même les cris les plus puissants ! Presque tout le monde était rentré quand c’est arrivé. La plupart chez eux, mais le Buffet de Lucienne ne désemplissait pas. Quelqu’un vous a vu…
— Un dernier verre, sans doute… Et vous dites que c’est arrivé alors que je n’étais pas encore couché… ?
— Diable ! Si vous aviez été couché, le vacarme vous aurait sorti du lit aussi sûr que si un animal sauvage vous y avait mordu le… ! Mais je ne veux pas en savoir plus, rassurez-vous… Moi-même, il m’arrive…
— Je n’ai peut-être rien entendu (ce que pourrait expliquer la théorie de la phase profonde et de la paralysie qui s’ensuit) mais j’ai rêvé que tout le monument s’était écroulé !
— Pensez donc ! C’est du solide ! Du grès monté sans joint ! Mais la statue n’a pas eu cette chance… Je veux dire : de ne pas attirer les foudres de… qui vous savez…
— La guerre n’a pas que des bons côtés… Il faut bien que quelques-uns la perdent… Un trou, dites-vous… ? Comme c’est bizarre…
— Je ne l’ai pas constaté par moi-même… Pas eu le temps. La cérémonie aura lieu dans la salle polyvalente. Vous serez des nôtres… ? J’ai appris que vous avez reçu les honneurs de…
— Je suis d’astreinte aujourd’hui. Comme je suis dispensé du travail de nuit, il faut bien que je donne moi aussi un peu de moi-même…
— Oh ! Nous en sommes tous là. Ravi de vous connaître ! »
Il tourna les talons et laissa sa trace sur le plancher. Il en savait sans doute assez pour se permettre d’interrompre, le temps d’une cérémonie, le commandement des recherches qui, pour l’instant, ne donnaient rien. Nous les vîmes quitter les lieux comme un seul homme.
« Votre parapluie ! fit Sally.
— Je connais ce type… On se croise de temps en temps.
— Que vous veut-il… ?
— Rien de particulier… Il fréquente le Buffet de Lucienne. Il y laissera mon parapluie. D’ailleurs ce n’est pas le mien…
— Ah non… ?
— Je l’ai emprunté à Lucienne…
— Il va lui manquer ! Avec ce qu’il tombe !
— Pourquoi serait-il descendu du train avant son départ ?
— Parce qu’il savait ce qu’il faisait ! »
C’était la voix de Panglas. Il avait repris place dans son fauteuil, un cigare entre les doigts, l’annulaire près du brasier porté au rouge, l’anneau nettement impossible à retirer sauf à le rompre.
« Allez donc vous changer les idées avec vos coreligionnaires, Frank ! Vous en crevez d’envie…
— Sous la pluie ! s’écria Sally. Mais c’est qu’il est de service !
— Ça ne durera pas une heure, dit le docteur en essuyant une larme sur sa joue. Laissez-le constater que la statue est toujours debout. Il a besoin de se rassurer sur sa capacité à distinguer le vrai du faux. Vous savez quoi, Frank ?
— Je … À quel sujet… ? Je ne vous suis plus…
— Je me demande si Julien (Magloire) a tué Alfred Tulipe.
— En tout cas il est mort…
— Oh ! Vous savez… Avec la police italienne… Mais s’il n’est pas mort, et que Fouinard n’a pas tort, la présence de Pedro Phile dans notre ville n’est pas étrangère à la disparition de mon fils…
— Mais Pedro Phile est mort ! Fouinard paie assez cher cette exécution…
— Et si Alfred Tulipe ne l’est pas, hein ? Quelqu’un a-t-il été condamné pour l’avoir assassiné ?
— Julien Magloire… heu… je veux dire : Titien Labastos a été jugé irresponsable. Je le sais : j’étais là ! J’étais là aussi quand ils ont rapatrié le cadavre encore chaud d’Alfred Tulipe.
— Vous avez ouvert le cercueil… ? Non, n’est-ce pas ? Personne n’a mis en doute la capacité de la police italienne à identifier le corps d’un étranger.
— Vous… Vous pensez que Julien (pas Magloire) est entre les mains…
— Sinon d’Alfred Tulipe (en admettant qu’il soit effectivement mort ou en fuite à l’autre bout du monde), en tout cas celles de complicités qui restent à identifier. Et je ne compte pas sur les talents de nos services judiciaires pour pallier cette carence ! Je compte sur vous !
— Mais je n’ai jamais exercé… Je travaillais dans un… Je n’ai jamais rien appris qu’à travers un écran… Je n’ai jamais su distinguer le vrai du faux…
— Julien appréciait les paternelles attentions que vous lui avez accordées pendant ces vacances qui sans vous étaient maudites d’avance ! Oh ! Ne croyez pas que j’en ai conçu de la jalousie ! Je vous ai considéré d’emblée comme un partenaire en paternité.
— Ah vouais… ? »
J’étais en train de babiller, ou de caqueter, entre l’enfance et l’insignifiance, quand je sens se poser sur ma nuque l’araignée d’un regard qui vient de projeter un premier fil dans ma direction en vue de construire sa toile et d’y prendre je ne savais quelle proie sans laquelle elle n’a plus d’existence dans ce règne. Je me retourne, pensant croiser ce regard et reconnaître une vieille connaissance, redoutant d’avoir à y retrouver la mémoire du remords ou de l’échec, et qu’est-ce que je vois en suivant ce fil que le soleil irise de ses complémentaires ? Derrière les géraniums de ma fenêtre, au premier étage de l’Hôtel de la gare et à l’angle de la rue des Alliés, les yeux du gosse ! J’avais garé la Trabant pas trop loin de la statue foudroyée, si bien que je n’ai pas eu à parcourir autre chose que la diagonale de la place pour rejoindre le cortège qui venait à peine de sortir de l’église, précédé de la Croix et du Drapeau et de l’escouade des officiels, dont mon capitaine qui me héla. Il était déjà bien pris. Son nez s’agitait comme une truffe aux aguets ou sur le point de repérer l’objet de son désir. Costard impeccable et impeccablement porté toutefois. Il tenait un discours à la main, mais ce n’était pas le sien, car il n’en avait pas. Il l’avait écrit à la place de la préfète elle aussi en costume de parade, l’air un peu con de la femme qui se prend pour un homme le temps de se donner à la patrie ou à autre chose de reconnaissable même par le moins doué des factotums, dont un maire qui était atteint de névrite et d’un tas d’autres petits à-côtés de la pratique quotidienne du psittacisme vert. Le capitaine me fit un signe manifeste qui creva quelques yeux en recherche de jamais vu et à voir sous peine de passer pour le dernier des messagers. C’est au moment de l’atteindre que l’araignée a collé l’extrémité de son fil sur ma nuque dégagée au rasoir. J’aurais pu relever mon châle en peau d’ours, mais pendant que le capitaine me secouait la paluche comme s’il en avait une expérience profonde je me suis retourné et j’ai vu que le gosse était à la fenêtre, à peine dissimulé derrière les géraniums sans fleurs. Normal qu’un gosse, par nature en apprentissage, veuille en savoir plus sur celui à qui il a confié son sort d’enfant de divorcé. Il n’était peut-être pas étonné de me voir accepté comme un frère d’armes par le troupeau qui s’arrondissait autour des symboles de la Foi nationale. Peu importait qu’il cherchât à améliorer sa connaissance du monde et du baladin que je pouvais être à ses yeux, mais le moment était mal choisi pour trahir sa présence à cause d’un accès de fièvre cognitive. Il allait tout foutre en l’air, le Follet ! Le capitaine me rendit enfin ma main :
« Quel Dieu, tout de même, celui qui foudroie notre soldat ! clama-t-il comme s’il récitait un extrait de son discours. Que faut-il en penser ? Inspecteur… ?
— Je ne suis plus dans le métier… dis-je comme si je parlais d’un vrai travail.
— Mais nous avons encore besoin de vous ! Qu’est-ce que vous regardez… ? Ah oui… Votre fenêtre… J’en avais une dans le temps… Mais beaucoup plus haut perchée ! On finit par enterrer ce qui a vécu à notre place… Sommes-nous nous-mêmes quand nous revêtons les habits de citoyen ?
— Vous ne devriez pas parler comme ça, mon capitaine. L’effet n’est pas…
— Fermez-la, Grobec ! On vous a pas sonné ! Vous voyez la préfète… ? J’ai son discours. Faut-il que je le lise à sa place ? Vous avez déjà écrit des discours, Frank… ? Vous permettez que j’abuse de votre petit nom… ? Celui que votre mère vous a donné. Vous a-t-elle révélé cette source particulière de son inspiration ? On écrit des romans sans avoir de vocation littéraire, mon ami. On les écrit pour ne pas dire les choses aussi clairement qu’elles vous tourmentent. Avec l’espoir d’être lu par des exégètes de nature. Grobec !
— Oui, mon capitaine… ?
— Montez dans la chambre de monsieur et fermez donc cette fenêtre ! Mais pas sans la permission de la maîtresse des lieux !
— Vous n’avez pas la mienne… si je puis me permettre… D’ailleurs la clé est dans ma poche… C’est volontairement que je ne l’ai pas laissée à l’office…
— Vous avez quelque chose à cacher… ? Savez-vous (mais bien sûr que vous le savez ! Un ancien flic !) savez vous que vous venez de jeter le doute alors que nous sommes en train de rechercher un possible ravisseur d’enfant ? La méthode veut qu’il soit procédé à une vérification par voie de perquisition… Grobec !
— Oui, mon capitaine… ?
— Revenez !
— Nous n’avons pas de mandat… mon capitaine…
— Si j’en juge par l’état facial de monsieur Chercos, cette fenêtre doit rester ouverte… Je n’ai pas l’intention d’en savoir plus sur les raisons de cette incohérence évidente et inexplicable tant que son initiateur s’en tient au silence de règle en cas de vie parallèle.
— Je comprends, mon capitaine…
— Vous comprenez… ? Mettons. Voyez plutôt si la préfète a mis pied à terre. Et ne touchez pas à sa fenêtre, mon vieux ! »
Ledit Grobec détala et fendit le cortège sans se soucier de l’effet produit par sa détermination d’exécutant zélé et prêt à tous les sacrifices pourvu qu’il n’ait pas à en payer le prix. Le capitaine vacillait comme sur des étrons. Le discours avait pris la forme d’un rouleau de papyrus et il en tapotait la paume gauche de sa main sans perdre de vue l’assaut de son larbin attitré. Il s’était parfumé à l’anis ce matin, un après-rasage capable de colmater les brèches de la nuit.
« Vous vous marierez un jour, dit-il sans me regarder et de manière sibylline. Avant même d’avoir achevé le premier chapitre de votre roman. Vous en conserverez religieusement le manuscrit dans vos archives personnelles, celles qu’elle visite pendant que vous êtes ailleurs, au travail comme au comptoir. Vous ne voulez pas jeter un œil sur mon discours ?
— Nous n’aurons sans doute pas le temps d’en discuter avant que la préfète nous en dispense…
— Comme vous y allez ! Il faut que je le lui remette en mains propres, mais si on me voit m’approcher d’elle, on va penser que je cherche à renouer… Une vieille histoire ! Ah ! Ça remonte à tellement loin ! Comme un renvoi après un festin de roi… Vous ne la connaissez pas…
— Je… Je n’ai pas cet honneur…
— Ce n’était pas une question. »
Un clairon annonça l’élévation du tissu tricolore et le baiser au ciel du type qui grimaçait de douleur sur la croix. Nous étions en marge de l’attroupement solennel. Le gosse filait sa toile pendant ce temps, le cerveau sans doute agité comme un bocal d’eaux troubles extraites de la Chronique dont il allait immanquablement devenir la vedette. J’allais jouer la guest-star en attendant de lui voler son étoile. Pouvais-je compter sur la notoriété de la statue ? Une tourterelle la surmontait, plongeant de temps en temps son bec dans le trou. Symbole de la paix foudroyée maintenant. Son derrière éjectait de quoi changer l’orthographe civile des noms. Le capitaine étant parti à la recherche de la préfète, j’en profitai pour m’éclipser et m’approcher discrètement de l’hôtel. Je connaissais l’abri des mûriers pour avoir souvent tenté de reluquer les jambes des filles qui s’asseyaient sur le vieux banc de bois vert, jacassant comme les pies voleuses qu’elles étaient à mes yeux. Le gosse pouvait en faire autant, mais sa toile se briserait dans les branches où le rouge-gorge et la mésange à tête noire se disputaient des insectes paralysés. Il ne manquait plus qu’il songe à me faire un petit signe pour confirmer notre complicité ! La fanfare était en train de rendre un hommage appuyé à la nation américaine. Ça cancanait dur dans les cuivres. Je surveillais les regards des passants, des fois que les fils cassés leur caressent le museau et que ça leur fasse lever les yeux. Lucienne était postée devant la porte du Buffet en compagnie de son personnel du dimanche. Elle m’avait vu et se demandait ce que j’attendais sous le quadrille des mûriers agités de combats pour la survie hivernale qui annonce déjà le printemps alors qu’on est en automne. J’aurais pu à ce moment-là surgir de l’ombre frisquette pour montrer du doigt les géraniums de ma fenêtre et désigner le seul instrument de cette chronique de la dépêche. La foule se serait amassée au pied de l’hôtel, prête à communier avec ce petit personnage sans doute atteint de perversité narcissique qui prétendait jeter hors du générique le héros de toutes les guerres passées et à venir, mais j’étais curieux moi aussi d’en savoir plus : je me réservais la fraîcheur de ces nouvelles à mettre en relation avec d’autres qui appartenaient au roman en cours de formation derrière les décors de pacotille des studios et autres lieux de rendez-vous avec l’écran. J’étais assis à la place des filles qui devaient attendre en ce moment la fin de la cérémonie pour déambuler sur la passerelle de l’église où les attendaient les futurs pères de famille à racines locales et même ancestrales. On devient fou si on ne se sent pas étranger à un moment donné par l’attente qui a joué son rôle d’entremetteuse et qui retourne d’où elle vient sans explication, sans rien ! Je mâchais ma langue pour ne pas répondre de loin. Plusieurs m’interrogeaient du regard. Ma médaille pendouillait et on devait se demander si je ne la portais pas illégalement. Mais qui ne savait pas que j’avais été flic ? Un roulement de tambour déchira le decrescendo du chœur qui commençait à déménager ses partitions. Le gosse, attentif et soucieux de ne rien perdre du spectacle, imitait le sifflement des oiseaux en lutte. Il faisait ça très bien. Personne ne s’en soucia, à part moi qui frissonnais à chaque trille trahissant son origine à cause des glaires, car le gosse était sur le point de se laisser aller à une bonne quinte de toux capable de dégager ses poumons. Je lui avais dit de tousser dans la couette, bien au fond ! Les assassins s’en servent de silencieux et les plumes s’envolent dans tous les sens. Qu’est-ce que vous savez de l’enfance, analystes de ses plumes ? Sur le perron du Buffet, Lucienne caressait les échines de ses employés, les poussant à l’intérieur pour reprendre les travaux du dimanche, un jour de fête surtout quand la patrie s’en mêle. La place se vida d’un coup. Le bedeau tâtait les cordages du navire. L’encens fumait à ses pieds. J’avais connu ça moi aussi. Je profitai du désert que provoquent ces fusions de la foi appliquée au chômage du jour pour me jucher sur le banc et extraire ma tête des branches en cours d’effeuillage. Il montra toute sa tête lui aussi. Il avait bien profité du spectacle et maintenant il avait envie de faire autre chose. Il n’était pas question d’en discuter ! Je m’agitai pour signifier mon désaccord. Si je comprenais bien, le gosse avait faim et l’odeur de la friture taquinait ses narines excitées. Je sautai du banc pour arriver le premier à la roulotte du marchand de frites qui œuvrait derrière l’abribus où un clodo se la coulait douce.
L’Hymne national accompagna allègrement mes pas. J’en marquais ma gauche du talon, ce qui provoqua quelques rires dans les marges, mais sans jeunes filles en fleurs. La barquette brûlait mes doigts. Une envie folle de mordre dans la saucisse qui se dressait entres frites et sachets me rendait perméable à l’ambiance forcément populaire qui revenait s’installer dans les stands et les allées. Un regard en l’air, rapide et crispé, me renseigna sur la situation de Julien (pas Magloire) à la fenêtre. Manque de pot, un des volets se laissait ballotter par le vent qui se levait après le soleil, brouillant les nuages comme les draps. J’ouvris. La salle était bondée. Le café et le rhum coulaient de source. La fumée s’en prenait aux conversations alimentées de toux grasses et d’opinions retrouvées entre la page locale et les convictions de toujours. J’ôtai mon béret sans intention de saluer, mais des lèvres remuèrent à mon passage, signe que je ne laissais pas indifférent. Lucienne était à la caisse, classant les tickets que les extras claquaient comme des cartes à jouer sur le tapis du guichet. J’agitai la clé avec un air d’excuses plates. Elle haussa les épaules. Le gosse était donc toujours secret. Là-haut, le corridor était désert. Tout le personnel était occupé à servir. Personne ne penserait à nous jusqu’au soir, mais je devais retourner au travail sous peine de subir les foudres de Sally Sabat qui en voulait au monde entier à cause d’un dimanche perdu. Le gosse était le cadet de ses soucis. Je l’aurais sur le dos jusqu’au soir. Comme j’étais dispensé de travail de nuit, j’avais toutes les chances de rentrer en fin d’après-midi. Quelqu’un prendrait ma place, fulminant et tentant de remettre en question ma dispense. Je commençais à connaître les lieux et ses âmes. En parlant de lui (Sésame), je ne m’étais pas encore renseigné sur sa valeur de code audio. J’avais toute la journée devant moi. J’ouvris.
Personne à l’intérieur. Personne de visible. Ce gosse était malin. Mais il avait refermé la fenêtre. Par excès de prudence. Quelqu’un avait pu se poser la question entretemps. Mon cœur s’apprêtait à battre la chamade. Il se montra. Bon Dieu ! Où était-il caché ? Je ne le lui demandai pas. Il m’arracha la barquette des mains et se mit illico à engouffrer son contenu, pressant les sauces à même le guéridon qui me servait d’écritoire en cas d’inspiration impérieuse.
« On ne voyait que toi, dit-il sans cesser d’activer sa mâchoire.
— Que moi… ?
— Tu étais seul. Ils étaient tous à la salle des fêtes. Tu ne t’es même pas aperçu qu’il pleuvait. Sinon ils seraient restés sur le parvis. Le drapeau a l’air d’une serpillère…
— Je ne peux pas rester… On m’attend au boulot. Je vais me faire enguirlander…
— Certains disent que miss Sabat est ta mère…
— Je suis venu en bagnole…
— Ah ouais ! La Trabant ! Elle est chouette !
— On ira faire un petit tour cette nuit…
— En Trabant ? Géant !
— Nous irons à pied…
— Mais où ça… ? Pas dans les bois, j’espère… »
Je m’en doutais : il avait peur de moi. Il ne savait pas à quoi s’en tenir. Et pourtant, il m’était tombé dans les bras. Il ne comprenait pas qu’un flic n’eût pas déjà trouvé la solution. Mais je ne lui dis pas qu’il avait mal posé le problème.
« Ils me cherchent ? Papa doit aboyer en tournant en rond ! Je le connais… Ouah ! Ouah ! Il va falloir que tu redescendes pour un Coca…
— Bois l’eau du robinet. Et tu la fais couler en douceur… Il ne faut pas tourner plus d’un tiers, sinon ça met la pagaille dans la tuyauterie. Ne remplis pas le lavabo. Le vidage peut ébranler le mur. Lucienne couche à côté….
— Elle est en bas, tu parles ! Avec tout le fric qu’elle va se faire ! En une journée !
— Son petit chien Gnafgnaf couche sur l’édredon…
— Toute la journée… ?
— Ne le provoque pas… Et puis il y a la fenêtre…
— Je n’aurais pas dû la fermer, je sais… »
Son estomac avait encore des choses à dire. Il sauça le fond de la barquette avec la dernière frite. Je lui tendis mon verre à dent. Il but d’un trait. Il ne lui restait plus qu’à s’essuyer la bouche avec sa manche. Pendant ce temps, je réfléchissais. Il fallait que je rentre à Sainte-*.
« Où est-ce que tu te caches… ?
— Personne ne doit le savoir.
— C’est ma chambre, tout de même !
— Tu parlerais s’ils te charcutaient… Tu connais ça… en tant que flic…
— Je ne suis plus flic ! »
Je ne voulais pas l’effrayer, mais je levai la main. Elle s’abattit sur la barquette. Gnafgnaf grattait le mur avec sa papatte pointue. Lucienne s’en plaignait le soir en se couchant, sauf si j’étais dans son lit, car alors le chienchien couchait dans la cuisine avec une dose de soporifique à peu près équivalente à la conversation qu’elle me faisait après l’acte d’amour. Elle m’appelait TP (prononcez tipi), non pas par référence à l’Amérique, mais parce que j’avais la même qualité que le sac qui contenait son vieil Instamatic : j’étais toujours prêt. J’y pensais en regardant le gosse se laver les mains et se rincer la bouche, lui me voyant dans le miroir aux tâches de vieillesse. J’allais peut-être le dénoncer avant qu’il ne soit trop tard pour le faire sans risquer l’interrogatoire prévu par la procédure. Il ne sortirait pas de sa cachette et je n’aurais pas de mal à prouver que j’ignorais tout de cet endroit secret qu’il avait pourtant découvert sans l’appui d’une carte tracée par un ancien locataire, par exemple. Je le connaissais assez pour savoir qu’il ne dirait rien de mon comportement entre son intrusion et le signalement qui mettrait fin à son aventure au pays des cafards en goguette cocardière. La fanfare avait repris ses airs de fête. La place se repeuplait en vitesse, noircissant les alentours des étalages, les jeunes filles revenues d’on ne sait où. Il était temps que je file ! Je n’avais pas réussi à penser. Je m’en étais tenu aux hypothèses. Rien de définitif. Le temps jouait contre moi. Il ne sut pas si j’avais été le témoin du foudroiement de la statue. À la fenêtre, il avait entendu les gens en parler. Personne n’avait évoqué sa fugue. Les filles montraient leurs jambes en jouant à la balle ou sautant pour s’accrocher aux branches des mûriers.
« Maintenant qu’elle est fermée, ne l’ouvre plus. Sous aucun prétexte ! Retourne te cacher !
— Sors d’abord !
— Il faut bien que je sache…
— Lucienne le sait… C’est elle qui m’a montré… Il y a des années… J’étais pas plus grand que ça… Mais pourquoi penserait-elle m’y trouver ?
— Tu connais Lucienne… ?
— Je suis né ici… comme toi… Mais j’en sais plus que toi, Frank… »
Au passage, Lucienne réclama la clé. Je dus la poser sur son tapis de caisse. Elle l’accrocha au clou. Elle n’avait rien à me dire, ni à propos de la clé ni au sujet de ce que je venais de faire dans ma chambre alors que j’étais censé participer à la cérémonie. Elle ne me proposa pas une goutte. Elle avait la bouteille à la main et remplissait des verres aussitôt emportés sur les plateaux voguant par-dessus les têtes. Je finis de plier la barquette et la propulsai dans le panier. Un type applaudit puis m’oublia. À Sainte-*, le chauffeur jeta un œil averti sur la Trabant que j’avais eu du mal à garer entre deux lignes. Dans le hall d’entrée, Sally Sabat enguirlandait la lingère au sujet de la blancheur. Alice Qand, qui était la responsable du linge de maison, tentait de réfréner une érection intempestive, les mains dans la poche antérieure de son tablier blanc à carreaux fleuris de bleu et de rose. La fumée d’un kolipanglaso me cravata au pied de l’escalier que je m’apprêtai à gravir en catimini.
« Aucune nouvelle ! ânonna le docteur. Quelqu’un l’a vu descendre sur le quai à Toulouse. L’accompagnatrice était en train de pisser ! À l’arrêt ! Il n’est pas impossible qu’il en ait profité pour s’éclipser. Mais personne ne l’a vu ailleurs que sur le quai. En tout cas, il est arrivé à Toulouse, ce qui l’éloigne de nous…
— Sauf si ce n’était pas lui…
(regard effrayé qui m’interroge sur la pertinence d’une recherche locale)
Mais je suppose que les caméras de surveillance…
— Ils ne m’ont pas parlé de tout ça, Frank ! Heureusement que vous êtes là ! On va avoir besoin d’un vrai flic ! Vous avez vu la tête du capitaine ? Où est-il, ce dipsomane professionnel ? Il paraît qu’il écrit les discours de la préfète. Elle le transporte dans ses bagages à chaque nouvelle affectation. Vous vous rendez compte ?
(saisi d’un long frisson qui agite ses gros sourcils en soie de porc)
Pourvu qu’Alfred Tulipe soit mort !
(regard désespéré de la proie qui sait que tout est perdu d’avance)
En tout cas Pedro Phile n’est plus de ce Monde !
(oui oui majuscule à monde)
Je file à [préfecture] pour consulter Fouinard…
(baissant la voix et se rapprochant)
Mais ce ne sera pas en tant que patient cette fois ! »
Message subliminal. Un de plus. Ce matin, les secrets se chargent de maintenir l’indiscrétion à son plus bas niveau de netteté. Le docteur fila sur ses petites pattes, endossant un manteau qui lui tomba sur les chevilles, la fumée le suivant comme une domestique, passant entre Sally et la lingère et attrapant la manche d’Alice Qand qui se met à voleter derrière lui comme un fanion sur l’aile d’un carrosse. Sally m’aperçoit à ce moment-là, se désintéressant du docteur et de sa suite. Je redescends les quelques marches que j’avais gravies dans l’espoir d’échapper au pronostic de Panglas. Elle plie son index, le rapprochant de son œil. La lingère se calte avec son panier rouge, diminue derrière un carreau et disparaît dans la porte qui clôt le couloir en question. J’y vais.
« Vous êtes bizarre ce matin, Frank… Est-ce ce gosse qui vous soucie au point que vous en oubliez de me remettre la clé… ?
— Mais je l’ai laissée à Lucienne cette fois !
— Je vous parle de mon auto… »
Clé de ma poche à la main qu’elle ouvre sous mon nez. Elle sourit. Elle s’efforce de voir, mais comment le pourrait-elle ? Elle sera aussi interloquée que les autres quand je révèlerai la position de Julien (pas Magloire). Justement, en parlant de Julien (Magloire)
« je déjeune avec lui ce midi… Vous venez avec moi ? Nous achèverons le repas par des pâtisseries. Je sais qu’elles vous tentent toujours, même si vous avez l’estomac bien rempli !
— Comment pourriez-vous le savoir ? Nous n’avons jamais…
— Vous venez ou pas… ? »
J’allais répondre quand je me suis aperçu qu’Alice Qand était dans mon dos. Je chassai.
« Elle vient aussi, dit Sally.
— Julien ? Mais pourquoi Julien ? Oh ! Il faut que je sois rentré avant le coucher du soleil…
— Quel dommage ! glousse Alice. Nous avions prévu… Sally et moi…
— Sans Julien, précise Sally.
— Mais c’est que je suis attendu !
— Oh ! Lucienne la veinarde !
— Pas du tout ! Lucien n’est pas en tournée !
— Alors qui, vieux poulet… ? Ne me dites pas qu’une de ces fillettes… Juste au moment où tout le monde doute de la mort d’Alfred Tulipe…
— ¡No me digas !
— Le Monde ! La Presse ! La Télé ! Le Grand Jeu ! Et Julien se voit déjà au premier plan du spectacle qui se prépare ! Pour les grands et les petits ! Alors que le cadavre de Pedro Phile est encore chaud !
— Que vous voulait donc Panglas… ? Il est parti sans vous… Pourtant, il nous a bien semblé qu’il vous emportait…
— La statue du soldat a été foudroyée cette nuit… »
Le volet ! pensai-je en vitesse. Je ne l’ai pas verrouillé !
Julien (pas Magloire) m’avait-il choisi pour mes supposées compétences de flic ou parce qu’il savait que ma chambre possédait une cachette que Lucienne lui avait révélée dans son enfance ? Il est vrai que je ne savais rien de cette enfance ni des rapports que ses parents entretenaient avec cette terre, celle même qui m’avait vu naître mais pas grandir. Je n’arrêtais pas de penser à ce maudit volet dont j’avais oublié de relever l’attache. Le vent me visitait pour me le rappeler. Quelqu’un, Lucienne ou une de ses caméristes, finirait par entrer dans la chambre pour mettre fin à ce claquement. Dieu seul savait ce qui se passerait alors ! Je voyais le gosse surpris en train d’entrer ou de sortir de sa cachette ou ne pouvant plus résister à l’irritation provoquée par les glaires, tousser grassement derrière le mur ou le plancher ah ! Dieu seul savait où il avait pu se planquer, ce diablotin en herbe ! La Trabant filait sur la route traversée de ruissèlements annonçant une probable inondation. Il était question de route coupée et d’impossible retour à cette case départ que Sainte-* constituait à nos yeux. Sally Sabat conduisait en troisième, ne trouvant pas l’occasion de monter en régime. Je craignais le serrage, l’arrêt sous les platanes ruisselants, la montée des eaux et la fuite sous la pluie en direction de la première habitation visiblement située hors de la portée de la rivière, mais je ne connaissais pas le pays à ce point et mes compagnes étaient mortes de peur. Quelle idée d’aller à [préfecture] où Julien (Magloire] ne nous attendait pas ! Mais la question de savoir si Alfred Tulipe était mort ou pas nous empoisonnait la vie. J’avais emporté une poignée de kolipanglasos dans l’intention d’en partager les fins plaisirs avec Julien (Magloire) si toutefois nous trouvions le chemin du fumoir. Mais nous n’avions pas été mis au courant de son état. Le docteur Panglas s’était montré étrangement secret sur le sujet. Et personne n’avait osé lui poser la question. Il est vrai que la disparition de Julien (pas Magloire) occupait son esprit et c’était bien normal de la part d’un père. Moi aussi j’avais eu un père. On sait bien comment ça se passe. Pas une éclaircie pour nous épargner le ralentissement au niveau des panneaux. Les essuie-glaces pataugeaient dans le martèlement de gouttes à la limite de la cristallisation. J’étais à la place du mort et ça ne m’enchantait pas alors qu’Alice Qand occupait de travers la banquette arrière, jambes pliées sous sa jupe écossaise, ses petits souliers elle n’avait pas pensé à les troquer contre une paire de bottillons et ça la rendait imprévisible. Le ventilateur du chauffage ne fonctionnait que par intermittences et chaque fois qu’il s’arrêtait, on avait l’impression de risquer l’incendie. Trois petits lutins dans une citrouille venue de l’Est, l’un d’eux était le produit d’une aberration et je n’arrêtais pas d’y penser. Pas un flic sous les platanes. Portails et grilles bloqués par de solides chaînes censées résister à la puissance développée par les eaux en cas de crue saisonnière. Personne dans les arbres aux feuilles arrachées depuis le début de la tourmente. De temps en temps, un faisceau de lumière nous croisait et nous nous regardions sans rien dire comme si nous attendions le prétexte d’abandonner cette folle aventure dont le sens s’étiolait. Le cadavre du canal était-il celui de Pedro Phile ? Le docteur Fouinard était-il le responsable de cette mort ? Et s’il s’agissait de quelqu’un d’autre que le célèbre ordonnateur de la Pédophilie internationale ? Le signe π avait été tagué sur les tombes. Des noms de pédophiles célèbres avait été gravés parmi ceux des soldats morts au champ d’honneur. Ce qui expliquait le foudroiement dont avait été victime la statue du soldat éternel. Le doigt de Dieu avait été dévié de sa trajectoire. Mais par qui ? Par quel Être ou quel Phénomène ? Qui fait de nous ce que nous sommes ? Ou quoi ? La fumée de mon cigare avait envahi l’habitacle déjà parfumé à l’eau de Cologne façon tulipán negro. Elles m’écoutaient sans m’interrompre, pensant à la suite à donner à notre démarche. Nous avions quitté Sainte-* sans la permission du docteur Panglas et il en était absent lui-même, sur la route de la [préfecture] comme nous et peut-être déjà en prison en compagnie de son collègue Fouinard. Julien Magloire avait-il été mutilé à cause des proportions insensées qu’avait prises son membre viril. Qui dirigeait Sainte-* par intérim ? Bouh !
« Vous ne le connaissez pas, dit Sally. Vous pensez bien que Panglas ne s’aviserait pas de laisser notre établissement sans direction compétente. Vous devriez savoir, monsieur Chercos, que la tête est nécessaire alors que les pieds ne sont pas irremplaçables… Personne n’a encore trouvé le moyen de la remplacer !
— Dieu soit loué ! s’écria Alice Qand.
— Nous ne sommes rien si nous ne servons pas à quelque chose, continua Sally, les mains crispées sur le cuir du volant.
— Mais les pieds servent à quelque chose, ma chère ! exultai-je.
— Certes, mais on peut leur substituer la prothèse.
— Et même la relier à une intelligence spécialisée dans le domaine de la marche…
— Et de l’équilibre ! compléta Sally avec un air de satisfaction intense.
— Du coup au cul, oui ! »
La foudre s’en mêlait. Elle embrasa les bois devant nous, en plein virage, mais le feu succomba à l’averse qui suivit. Nous sortîmes de la courbe en pleine nuit d’éclipse. Les phares manquaient de puissance. Cependant, le moteur, fait pour la marche, tenait le rythme. N’avez-vous pas vécu pareille sensation à bord d’un bateau ?
« Je n’étais pas sur le Temibile… avançai-je sans certitude.
— C’est toujours ce qu’on dit après coup. (Sally Sabat jouant) Je n’y étais pas, monsieur le policier en charge de mon innocence mais qui veut prouver, par intime conviction, que je suis l’auteur de cet assassinat…
— Vous voulez parler d’Alfred Tulipe, je suppose… ? Julien en sait plus qu’il n’en dit.
— Vous voulez parler de Julien Magloire… ?
— De qui donc voulez-vous ! Mais il est vrai, si j’en crois votre dossier, que vous n’avez pas été un flic opérationnel…
— Je n’étais pas irremplaçable… Mais l’assassin d’Alfred Tulipe l’est !
— Vous pensez que Julien est irremplaçable… ?
— C’est la condition sine qua non, sinon Alfred Tulipe est vivant et nous sommes morts ! Comment font les morts pour sauver les vivants de ce qui les attend ?
— Soufflez votre fumée ailleurs que sur le parebrise !
— Actionnez le ventilo ! C’est quelle manette déjà ?
— Occupez-vous donc de réfléchir à ce que nous allons lui dire…
— Par où commencer, par exemple…
— Vous ne dormez pas, Alice… ?
— Comment trouver le sommeil alors qu’un gosse est entre les mains d’un monstre ?
— Qu’est-ce que vous en savez, s’il subit ce genre de captivité ? Il est peut-être en ce moment-même en train de croquer dans une chocolatine encore chaude sortie du four… Ça ne vous est jamais arrivé… ?
— Pas sous la menace, non…
— Mais ça vous est arrivé !
— Je ne le nie pas… Le passé est lettre morte, même s’il laisse des traces. Je ne me préoccupe pas de la relation du présent avec le futur. C’est ce qui va arriver (remarquez le temps présent de la conjugaison) qui me turlupine le mieux.
— Je comprends que vous ayez changé de métier… »
Ou bien cette conversation n’a jamais eu lieu que dans ma tête. Ma tête où le volet claquait plus dur contre la façade dégoulinante de pluie rageuse. Qui ouvrirait la fenêtre dans ces conditions ? Qui se pencherait pour relever l’attache en forme de feuille de laurier ? En voilà une manière de s’écheveler avec douche en prime ! Mais maintenant que la pluie tombait avec rage et électricité, personne ne se porterait volontaire pour s’employer à faire cesser cette péripétie de l’oubli. Lucienne ne monterait pas, ni une employée plus utile dans la salle où le Monde se pressait en commentant les images de la télé. Avait-on oublié les dommages symboliques mais réels subis par la statue ? Le fugueur posait-il encore la question d’un réseau pédophile dans une région où la prostitution colmate les brèches causées par les avaries de l’économie nationale ? La masse nuageuse, répétait la météorologiste de service, genoux en vue et bon profil, est stationnaire ! Aïe ! On a connu ça en [ici la date] et même en [autre date…] Est-ce que quelqu’un a pensé au pont… ?
Penser à tout en cas de catastrophe naturelle fera l’objet de la prochaine réunion du Conseil.
C’est toujours ce qu’on dit une fois qu’il est tard !
Trop tard… Il faut dire trop tard. Pas tard.
Il faut que je retourne chez moi ! J’ai laissé la femme seule.
Elle sait nager ? Toi, tu ne t’es pas encore noyé !
(rires)
Non, les amis, nous ne pensons jamais à tout quand ce serait nécessaire. Et vous savez pourquoi… ?
Tu vas nous l’apprendre…
Parce que nous pensons d’abord à nous !
Je pense à ma femme, moi !
Ce qui revient à penser à toi !
Eh bé il vaut mieux être deux dans ce cas !
Et ce volet qui n’arrête pas ! Ce n’est plus supportable ! Faites quelque chose…
Je crois que quelque chose est cassé, justement… J’ai habité cette chambre dans le passé. Et quand le vent le voulait, le volet claquait sans qu’on puisse rien faire pour l’en empêcher. Des années qu’il faut remplacer l’attache ! Et personne ne s’y met…
Il y a des choses, comme ça, qu’on ne change pas… Et ce n’est pas faute de moyens… Il me semble qu’on recherche l’habitude… On aime ça, l’habitude. Un rien qui revient à cause du vent ou d’autre chose. Et on le retrouve toujours avec plaisir…
Parle pour toi ! Moi, ça me met les nerfs en boule, ce claquement ! On dirait que le vent se fout de moi ! Et que le volet ne vaut pas mieux !
Je monte les fermer. Il y en a deux, pas vrai ?
Mais monsieur Chercos a dit…
Il est pas là pour le répéter ! Monte et ferme-moi ces maudits volets ! Ça énerve la clientèle. Tiens, voilà la clé !
Ces saynètes qui viennent me hanter alors que je ne suis pas en situation d’entrer en scène pour changer l’action en désœuvrement. Je fermai les yeux pour ne pas jouer la suite. Si le gosse était trouvé avant que Julien nous eût enfin éclairé sur la mort d’Alfred Tulipe, sans oublier la véritable identité de Pedro Phile, alors je filais du mauvais coton. Même si l’orage « stationnaire » s’en prenait aux moyens de communication, par fil ou autrement, mon arrestation en vue d’un interrogatoire était la solution la plus probable à mon inconséquence. Nous n’étions pas encore arrivés, mais le klaxon de la Trabant commençait à intervenir et Sally projetait des insultes par la fenêtre. La ville était éclairée sans retenue. Il pleuvait moins, mais des flics s’activaient sur les trottoirs, voire en plein milieu de la chaussée, pour diriger les bagnoles vers le haut de la place que nous descendions car l’hôpital se trouvait en contrebas du pont principal, celui qui avait, de mémoire d’homme, été emporté deux fois par les eaux du barrage. Un flic tapa sur le toit de la Trabant avec son bâton blanc. Moins court, on l’aurait pris pour un aveugle en dérive. Mais il écarquillait des yeux de citoyen pressé de participer à la débandade générale. Sally gueulait dans son oreille, mais il n’en démordait pas : il fallait suivre les autres, par en haut, pas par en bas ! Il retapa sur le toit, cette fois avec plus de conviction. Sally me jeta un regard qui en disait long sur son expérience du passage en force. J’avais la bouche ouverte et mon cigare recevait des gouttes de pluie qui s’en prenaient à son brasier. Alice se pencha entre nous, la perruque à la main. Son crâne rasé pouvait impressionner même le flic le moins informé, mais il ne s’inclinait pas pour céder. Il tapa encore. Cette fois, Sally cala. Moteur noyé, à mon avis. Abandon du vaisseau comme c’était arrivé le jour où le Temibile avait heurté la roche d’une île inattendue.
« Mais vous n’y étiez pas ! Vous ne savez pas ce que c’est que penser à sauver sa peau.
— Descendez tous les deux et poussez ! »
J’ouvris la portière et posai le pied dans la rigole au niveau d’une bouche d’égout qui avalait feuilles et eaux dans un grand bruit de fin du monde. Mon cigare chuta et se laissa emporter. Heureusement, une main empoigna mon châle en peau de loup importé d’Alaska.
« Le frein à main, nom de Dieu ! Il n’y a pas de frein à main sur ces engins de malheur ? Je vous dis de serrer ! Mais serrez donc ! »
Sally serrait, mais en vain. La Trabant commença à pivoter dans le sens du haut, là où le flic nous intimait de monter, brandissant son bâton de pèlerin du monde occidental.
« Abandonnez le navire ! »
Alice était déjà sur le trottoir avec les putes de son espèce. Sally, agrippée au volant comme si elle espérait encore contrôler la situation, gueulait après le flic qui menaçait de taper. Moi, j’étais entre les bras d’une pute qui caressait mon loup. Je me voyais dans une vitrine, pas folichon mais sauf. J’en avais les dents dehors à la place de la langue dont j’aurais pu me servir pour en savoir plus sur les pratiques locales du plaisir tarifé.
« Ah ! Bé si c’est une urgence, il fallait le dire au lieu de vous en prendre à mon uniforme, madame ! De toute façon, le moteur ne démarre plus. Descendez du véhicule. Je vous escorte…
— On aurait pu commencer par là…
— VOUS auriez pu, madame, mais vous ne l’avez pas fait !
— Il n’est pas aussi con qu’il en a l’air ! »
Mais ce commentaire, qui m’appartenait, ne poursuivit pas son chemin jusqu’aux oreilles tuméfiés de notre roussin de service. Avec son bâton, il nous indiqua le chemin à prendre. Il en ferait un bout avec nous, histoire de nous en désigner, toujours avec son bâton, les pièges et les obstacles. Alice lui avait tapé dans l’œil avec son crâne lisse, mais elle avait repositionné sa perruque dans le bon sens cette fois. Elle marchait devant nous, fessier rebondissant sur les pavés que les talons exploraient à tâtons. Le flic entretenait Sally de questions sécuritaires. Il avait connu le Paris des révoltes d’aussi près que celui des transgressions. Mes cigares ayant pris l’eau, et mon parapluie ayant appartenu à un enfant, j’allais seul derrière Alice qui soliloquait en essuyant ses joues avec le col sans loup de son manteau. L’édifice qui trempait ses pieds dans l’eau n’était autre que l’hôpital. Le flic nous arrêta :
« Vous voyez que je ne vous raconte pas des craques… dit-il en pointant son bâton vers les opérations d’évacuation en cours. Votre ami doit se trouver quelque part dans un véhicule, mais lequel… ? Je suis désolé de ne pas pouvoir en faire plus… mais j’ai du pain sur la planche, comme vous voyez… Je retourne là-haut. Remontez donc le plus vite possible. Ils ont installé quelque chose dans la mairie… Peut-être que vous en apprendrez plus sur le sort de votre ami… Comment vous l’appelez déjà… ?
— Julien Magloire…
— Vous voulez dire… Le type qui… Vous savez si on l’a opéré… ?
— On finira bien par le savoir. Et plein d’autres choses encore. »
Il était inutile d’aller plus loin. La pagaille commençait à s’installer. Et les eaux montaient à vue d’œil. Les arches du pont grouillaient d’écume.
« J’espère que Panglas a eu plus de chance avec la prison, » fit Sally.
Moi, je me demandais qui était à sa place à la tête de Sainte-*. Avais-je déjà entendu parler de ce personnage ? L’avais-je fréquenté d’assez près pour en dire quelque chose ? Nous croisâmes la Trabant qui s’appuyait sur une autre bagnole abandonnée toutes vitres baissées. Sally vérifia la fermeture après avoir jeté un œil circonspect (comment ne l’eût-il pas été) à l’intérieur. Puis nous montâmes, suivant les autres, dans la direction exactement opposée à celle dont nous nous étions juré d’atteindre le but. Mais il était trop tard maintenant pour en pleurer. Qui donc occupait le fauteuil de Panglas à Sainte-* ? Il y avait une logique dans ce remplacement provisoire. Aucun nom ne me venait à l’esprit. Fallait-il que je remonte aussi loin dans le passé pour retrouver ce nécessaire intervenant. J’aurais pu sauter dans la benne d’un camion filant en direction de Castelpu. Je me serais mêlé aux ouvriers et autres volontaires qui allaient faire de leur mieux pour soulager les populations en proie à la montée des eaux, à cette submersion dont l’idée même m’épouvantait, pour ne pas dire autre chose. Ma canadienne me donnait des airs de travailleur. J’avais à faire à l’hôtel (le volet) et à Sainte-* (l’inconnu… ou inconnue… de moi…) On échappe rarement à son destin.
Pendant ce temps perdu à passer entre les gouttes, qu’on peut appeler roman si on ne cède pas à la tentation de la poésie ou du savoir, l’Histoire tourmente les voyages. En avons-nous connu de moins organisé ? J’ai toujours eu l’impression d’avoir hérité du billet sans retour, de m’être embarqué pour ne pas perdre de vue l’horizon et de ne pas avoir rencontré les bonnes personnes. Je n’explique pas ma survie autrement. Il me semble avoir essayé tout ce qu’il est possible d’imaginer dans les limites du rationnel et même de la mesure. J’en ai payé le prix. Et j’ai perdu ce temps derrière la vitre à attendre que la pluie s’en prenne à d’autres travailleurs de la terre. Parmi les coquilles vides et les algues prélassées du littoral, je cherche encore des traces de benthique. Ah ! je me sens français de constitution dans le sens où je n’ai pas trouvé mieux que de servir l’État, d’abord au cœur même de sa géographie, puis cherchant mes racines, de solde en solde, où elles n’ont pas ancré les rêves familiaux. Ce pays me tue.
Les camions d’ouvriers et de volontaires filaient en direction des territoires submergés. [préfecture] semblait se réduire à la dimension d’un navire qui dérive loin de toute idée de quai ou même d’île. J’aurais pu attraper une de ces mains au passage. Des voix amplifiées encourageaient le volontariat. Nous étions montés sur une petite hauteur déjà peuplée de créatures transies. Sally fouillait le boulevard, l’œil vissé dans une lunette qu’elle avait extraite de son sac à main. Alice ouvrait et fermait ses jumelles de théâtre, claquement qui s’accordait sans doute aux délibérations de son esprit. Une péniche était devenue le clou du spectacle. Des êtres rapides et noirs s’agitaient sur le pont où du linge voletait sur place, sans bruit ni écran. L’autre main d’Alice s’était posée sur moi, comme un oiseau qui revient en cage. Les cheveux de sa perruque agaçaient mon visage mouillé. Puis les conversations ont été interrompues par le passage tonitruant d’un hélicoptère. Ils évacuaient les cas urgents vers la capitale du coin. Alice me becqueta la peau.
« Ça doit vous fiche un coup, hein, Frank ? Toute cette eau… Cette eau qui revient… C’est une invitation au voyage… Nous n’allons jamais plus loin… »
Le bras d’une statue nous abritait de son fusil et d’un pan de sa redingote. Ciel de vitre dépolie. Le soleil se situait quelque part dans cette lumière. Et pas un gosse pour lui en parler…
« Heureusement que je ne me sens pas seule… » dit Alice.
À quel dialogue songeait-elle ? Le claquement de ses jumelles attirait la curiosité du groupe que nous avions formé autour de la statue. Je ne pouvais m’empêcher de penser à ce qui était arrivé à notre soldat exemplaire, mais rien n’annonçait l’orage. Les sommets, enneigés à cette époque de l’année, disparaissaient dans la masse nuageuse. Nous en surveillions les flancs incertains, histoire d’être les premiers à fuir. Mais pour aller où ? J’avais un volet à fermer, moi ! Et un personnage à identifier, celui qui avait pris la place du docteur Panglas, car il fallait bien, en son absence et si miss Sabat était occupée ailleurs comme c’était le cas, que quelqu’un prît en main la bonne marche de notre établissement, source de revenu, d’emploi stable et de découvertes méritoires si la chance nous souriait. Mais l’eau s’appliquait à couper les voies de communication et les camions remontaient les pentes ou disparaissaient dans la confusion créée par les bois et les irrégularités des surfaces qu’ils avaient à franchir avant de redescendre de l’autre côté pour déployer leurs contingents de héros. Quand Dieu entre en guerre contre votre pays, vous retrouvez toute l’humanité que vous avez perdue dans les travaux de croissance économique et stratégique.
« Ého ! Frank ! Revenez parmi nous ! Vous tournez de l’œil… Il n’y a pas de quoi, voyons ! »
Comme si je n’étais pas seul chaque fois que mon vertige m’éloigne de Dieu !
« Mais où allez-vous, Frank ? Nous sommes cernés ! L’eau descend des hauteurs. Un arbre est tombé ! Ce n’est pas une barque, Frank ! Revenez ! »
L’eau paraissait immobile. Je savais qu’elle ne l’était pas. Je descendis jusque dans le carré vert d’un jardin où tournoyaient des objets parfaitement indentifiables. Pas de cadavres. Du moins pas pour l’instant. On ne traverse pas ce genre de ruelle sans risquer d’être emporté Dieu sait où… De l’autre côté, un type nu jusqu’à la ceinture m’envoyait des signaux, mais je ne pouvais pas me passer de sa voix et un objet blanc et parallélépipédique, qui pouvait être un frigo aussi bien qu’un cercueil d’enfant, le heurta si violemment qu’il perdit connaissance et coula à pic, provoquant des torsions de visages et peut-être des cris. Je m’éloignais moi aussi. J’entendis Alice dire :
« Mais qui veut-il sauver… ?
— Lui-même, dit Sally. C’est un égoïste fou. On devrait le soigner pour ça.
— Il n’aura plus besoin de soins s’il se noie…
— Julien ne s’en est pas tiré tout seul… Une main secourable…
— Ah oui ! Élise… Je me souviens… Autres temps, autres mœurs… »
Mais contrairement à leurs prévisions de charlatanes du traitement psychiatrique, j’atteignis l’autre rive. J’avais perdu mes repères habituels, mais la statue n’avait pas bougé. Ses naufragés ne dérivaient pas. Je marchais sur un trottoir et longeais la façade immuable d’un immeuble administratif bien connu. Des gens entraient, certains se penchaient aux fenêtres pour jouir du spectacle. Un gosse me croisa en riant. Il avait sauvé un ballon multicolore, peut-être le sien, et il remontait vers le palais de justice qui eût dominé la ville sans ses bois environnants. Je le suivis. Il savait où il allait. Et au fur et à mesure que nous montions, la pluie s’éclaircissait. Il connaissait ce phénomène. Il voulait en vérifier la solidité théorique ou simplement se donner raison une fois de plus. Je connaissais cette enfance-là. Nous atteignîmes une placette entourée de tranquilles façades aux volets clos. Il se retourna, ses cuisses nues contre le rebord d’un bassin dont le jet d’eau repoussait allègrement les rares gouttes qui tombaient du ciel. Ses yeux trahissaient une peur d’enfant, mais son corps faisait face, le ballon étreint.
« Qui es-tu ? dit-il.
— Mais je ne suis personne, voyons !
— Tu m’a suivi…
— Tu as raison… D’habitude, je ne suis personne ! »
Il sourit. Je m’apprêtais à jouer à la baballe. Pas un chat. Le gosse s’assit sur le rebord de pierre moussue, le ballon contre la poitrine et le menton dessus, sa tête rebondissant et ses boucles frissonnant de blondeur sauvage.
« Je ne connais pas cet endroit, dis-je sans m’approcher. C’est là que tu habites… ?
— Il n’y a personne ici en hiver…
— Mais nous sommes en automne…
— Il n’y a que l’été qui porte son nom. Le reste, c’est l’hiver. Je le sais parce que mes parents ne travaillent que l’été.
— Alors dans ce cas on appelle l’été saison...
— Et le reste hors saison. Je sais… »
C’est fou ce que les gosses aiment savoir. Ils ne se doutent pas que c’est comme ça qu’on frappe à la porte du malheur. On en vient vite à juger… de tout ce qui s’écarte du droit chemin. Jamais l’enfance ne s’en tiendra aux pures géométries de la douleur et du verbe. J’avais besoin de m’asseoir moi aussi, mais à part le bord du trottoir, rien d’autre que celui du bassin. Le gosse n’avait pas l’air de le posséder, mais je me méfiais de sa peur. Un volet est si vite ouvert. À quoi s’occupaient ces habitants cloîtrés ? Le gosse s’agita.
« Je te dis qu’il n’y a personne !
— Nous sommes seuls ? Si nous entrions pour nous mettre à l’abri… ?
— Sans clé, ce n’est pas possible. Le système de sécurité est activé… La police ne tarderait pas à s’amener…
— Elle est occupée à d’autres travaux plus urgents…
— La sirène retentira… Quelqu’un finira par monter… Mon père monte des fois ici… De fausses alertes. Il arrive avant les flics. Et ensuite tout le monde redescend. J’ai l’habitude.
— Mais si ton père monte, la police ne suivra pas, petit crétin ! On ne t’a donc pas appris à réfléchir ? Hum… Tu es sûr qu’il n’y a personne… ?
— Si tu cherches quelqu’un, ce sera mon père…
— Je n’ai peur de personne ! Et puis je n’ai rien fait de mal. Es-tu si bête ? Je veux retourner chez moi ! »
Ma voix était celle d’un enfant, pas d’un prédateur. Mais il savait bien qu’il n’aurait pas dû monter. Sa seule chance de salut, d’après lui, je veux dire : d’après sa bêtise, était que j’entreprenne d’ouvrir une porte, déclenchant ainsi ce système d’alarme dont son père avait la charge « hors saison ». Mais ce système existait-il ? Et ce père était-il le sien ? Je lisais la fiction dans ces yeux de trouillard qui avait trouvé un ballon ne lui appartenant pas. Mais il y tenait !
« Tu sais où ça descend ? demandai-je en désignant le haut de la côte.
— C’est là que je voulais aller… mais tu m’en empêches…
— Hé ! Je ne t’empêche pas ! Et je ne t’ai pas suivi non plus !
— C’est ton ballon… ?
— Je veux retourner chez moi, crétin !
— Je ne sais pas si c’est par là…
— Allons-y… »
Il hésitait…
« Tu ne vas pas rester là à attendre, non ?
— Mais je n’habite pas de l’autre côté…
— Tu connais le quartier, non… ? Je ne peux pas te laisser seul… Tu es un enfant. Et ceci est une catastrophe. Nous trouverons de quoi retourner chez nous de l’autre côté…
— C’est vraiment ce que tu veux… ? »
Il me suppliait. Il se leva et me tendit le ballon à deux mains.
« J’en ferais quoi, idiot ? Il ne t’appartient pas, n’est-ce pas ? Tu es un petit voleur et un menteur ! Si tu ne viens pas avec moi…
— En vérité, j’ai la clé… »
Il sortit de sa poche une carte à puce. Il avait l’air satisfait maintenant. Je donnai une chiquenaude au ballon qui valsa dans l’eau du bassin. L’eau qui retombait le tambourina et il se mit à tournoyer.
« C’est la clé… ?
— Tu peux essayer… Je suis peut-être un voleur, mais mon père est vraiment le gardien de cet endroit… Hors saison…
— Voyons ! »
J’observai longuement la carte. Elle portait le nom d’une agence immobilière bien connue dans le coin. C’était peut-être la bonne clé.
« Tu ne veux pas essayer ? dit-il. Tu ne veux plus te mettre à l’abri… ? Je peux ouvrir à ta place, si tu veux…
— Tu viens ici souvent… hors saison… ?
— Chaque fois que je peux… J’aime ça…
— Tu viens seul… ?
— J’ai trop peur d’être trahi…
— Tu n’as pas d’amis… n’est-ce pas… ?
— Si tu ne veux pas entrer, rends-moi la clé.
— Il ne pleut pas assez pour qu’on se mette à l’abri. À l’abri de quoi, idiot ? Les gens exigent toujours des explications. Je le sais : j’ai été flic…
— Tu n’en as pas l’air…
— Mais je l’ai eu, figures-té ! Même si…
— Tu ne veux plus retourner chez toi ? C’est loin ?
— Je ne suis jamais entré dans une maison sans y avoir été invité…
— Pourtant, c’est ce que font les flics… Au petit matin… Et sans ménagement !
— Je n’étais pas ce genre de flic…
— Tu me racontes des histoires… Tu crèves d’envie d’entrer dans une de ces maisons, mais tu ne sais pas si mon père ne va pas s’amener avec les flics…
— Tu as raison… Le mieux est que je te confie à quelqu’un de plus compétent que moi. Je n’ai pas l’habitude des gosses.
— Tu n’en as pas ? Je peux prendre le ballon… heu… s’il n’est pas à toi… ? »
Il prit le ballon. J’avais la clé. Il l’avait volée elle aussi. Ce gosse était un petit voleur et un sacré menteur. Il fallait que je m’en débarrasse au plus vite. Mais sans retourner avec les autres. J’avais un volet à fermer. Et quelqu’un à identifier. À des kilomètres d’ci. À condition de trouver un camion. Si la route était encore praticable. Sinon un bateau. Mais ce pays n’était pas un pays de marins ni de voyageurs. Et si ce gosse me restait sur les bras ? Le mieux n’était-il pas de se mettre à l’abri ? Tous les deux à l’intérieur d’une maison de vacances vidée de sa substance. En admettant que le système d’alarme n’ameute pas les gardiens de la paix sociale. Ça, je n’en savais rien. Le gosse, lui, savait. Il ne me réclamait pas la clé. Il tenait à son ballon. J’hésitais, la clé dans une main. Et la menotte dans l’autre. Alors, Frankie… On descend ou on entre ?
Je ne sais pas si c’est comme ça qu’on écrit des romans, mais le type que j’avais vu se noyer (en tout cas il avait coulé et le parallélépipède blanc l’avait au moins étourdi) m’avait fait des signes tandis qu’il était encore au sec sur le trottoir. Il arrivait du haut de la rue alors que tout le monde montait. Les eaux et les voix produisaient un tel vacarme que je n’avais pas pu entendre ce qu’il me disait. Je ne le connaissais pas. Il agitait de grandes mains blanches qui avaient pu séjourner dans l’eau et je m’étais dit en souriant extérieurement qu’il avait nagé longtemps pour me communiquer un message dont je n’avais aucune idée puisque sa tête, même vue de loin, ne me disait rien. Il avait coulé après le choc qui avait provoqué le tournoiement du parallélépipède blanc, ce qui ne m’avait pas empêché de traverser le flot sans perdre pied. J’avais ensuite, si je me souviens bien, rencontré ce gosse voleur et menteur qui possédait une clé à ouvrir les portes d’une résidence de vacances désertée hors saison. Nous étions montés, atteignant presque le parc somptueux (de mémoire) où s’élevaient les palais de la Nation et du Peuple réunis. Nous étions assis sur le rebord de pierre d’un bassin à poissons rouges. Un jet d’eau traversait la pluie, car il pleuvait toujours et j’avais ouvert mon pébroque. Le gosse se marrait parce que le capitaine America y opposait son bouclier. Le ballon flottait entre les nénuphars passablement éteints. Les grenouilles se cachaient. Aucune chance d’en apercevoir une, le gosse les connaissait, il ne leur avait jamais fait de mal, pas plus qu’aux poissons qui selon son paternel étaient aussi sacrés que ce qui se passait plus haut dans les salles des palais. Encore un peu, et j’oubliais que j’étais en France, plus précisément en territoire conquis par Paris et son Capital, celui que le peuple élit par l’urne et le bâton en remplacement de la Couronne. Les palais étaient si proches que je ne pouvais m’empêcher d’y penser, mais le gosse n’était pas venu jusqu’ici pour s’entretenir avec moi d’Histoire et de Connerie. Il tendait sa menotte pour que j’y dépose la clé, avec l’air inquiet de l’Occupé qui sait qu’il va lui falloir composer avec les désirs de l’Occupant si c’est à la vie qu’il demande de ne pas mourir bêtement. Je jouais donc avec la clé, nanti d’un sourire qui en disait long sur mes intentions. Il ne comprit pas tout de suite. Le ballon, tournoyant comme une toupie sous la poussée des gouttes d’eau, semblait l’encourager à me suivre en lui tapotant gentiment le dos.
« Si j’ai bien compris, dis-je comme si je voulais en être sûr, cette clé ouvre les portes des appartements sans déclencher l’alarme…
— Tu l’as dit…
— Par conséquent, si je m’en sers pour ouvrir n’importe laquelle de ces portes, ton père n’en saura rien…
— Ni les flics… mais vous avez bien vu qu’il s’est noyé…
— Tu veux dire que… »
Il n’avait pas du tout l’air de porter son père dans son cœur. Il en était où avec sa mère ? Et ce père avait voulu me dire quelque chose qui avait de l’importance, peut-être plus pour moi que pour lui. Et pourtant, je ne le connaissais pas. Ma main au feu !
« Moi non plus je ne te connaissais pas avant que tu me prennes en otage…
— Mais c’est toi qui as volé… Oh ! Petit parano de merde ! C’était qui ton père ?
— Le cousin de ma tatie Alice…
— Encore un deuil ! »
La question se posait alors en d’autres termes : qu’est-ce qu’il disait à Alice que je ne voyais pas à ce moment-là et qui n’en avait pas plus idée que moi ? La saluait-il ? Lui proposait-il de la sauver des eaux ? Nous rejoignait-il sur le socle de la statue ? Le gosse le suivait. Pensait-il que ce gosse pouvait entrer dans l’eau avec plus de chance que lui ? Le gosse avait-il envisagé le ballon comme une possibilité de bouée ? Il y avait assez d’air là-dedans pour assurer la flottaison d’un père et d’un fils. Mais le gosse avait déjà la clé dans la poche. Le père la lui avait-il confiée avant de se jeter à l’eau ? Il fallait monter vers les palais pour se mettre à l’abri à la fois de la pluie qui menaçait les hommes de ses foudres et des eaux qui descendaient la moindre pente pour en emporter les passants en déroute.
« Tu as abandonné tes amies, me dit le gosse qui préparait sa défense comme savent le faire ces maudits paranos qu’on ne peut plus prendre pour des cons.
— Elles sont à l’abri sous la statue…
— C’est là-haut qu’il faut monter ! Papa a pris des risques ! Tu n’as rien fait ni pour lui ni pour elles !
— Ah ! mais cé qué… Je n’ai pas eu l’opportunité… Tout ceci est tellement… heu… inattendu…
— Inattendu ? Ça le serait si ça n’était pas déjà arrivé…
— Ça n’est jamais arrivé ! Je le saurais… Une pareille catastrophe… On m’en aurait parlé… Nous parlons beaucoup… Qu’est-ce que tu crois qu’on fait ?
— Sauf que la dernière fois, on a entendu l’explosion… Braoum !
— L’explosion ? Mais l’explosion de quoi, nom de Dieu ? Et pourquoi qu’on l’aurait pas entendue cette fois… ?
— Il ne pleuvait pas ce jour-là. C’était la saison. Et dix minutes après l’explosion alors qu’on était tous dans les rues pour se renseigner et commencer à se raconter des histoires, l’eau a surgi comme de nulle part et peu d’entre nous ont eu la chance de trouver de quoi monter. J’ai vu un tas de gens se faire emporter comme des poupées.
— Tu parles comme le Journal. Mais tu l’as inventé celui-là ! Il n’y a pas eu d’explosion. On l’aurait entendue…
— Sauf que l’orage ne t’as pas inspiré autre chose que d’ouvrir ton parapluie… »
Il avait quel âge ce gosse… ? Il parlait mieux que dans le Journal. Peut-être était-il sur la voie d’un Roman. Qu’est-ce qu’il était s’il était mieux que parano ? C’est déjà bien de ne pas être con, même au prix d’un complexe psychologique tellement inextricable qu’on finit par s’habituer à la présence de ces étrangers au sein de la famille et des communautés. Tant pis pour son papa ! Je n’avais pas abandonné mes compagnes pour tourner les pages d’un roman en formation encore au stade anal. J’avais un volet à coincer. Et quelqu’un à identifier, celui qui occupait le fauteuil de Panglas en son absence. Tant pis pour Julien Magloire et ses secrets ! Alice et Sally se débrouilleraient sans moi.
« Braoum ! dit l’enfant sans emphase. Ils ont fait sauter le barrage !
— Mais c’était pendant la Guerre ! Il y a longtemps… Tu n’étais pas né… Moi non plus d’ailleurs… Personne n’était né. Il arrive toujours un moment où tout ceux qui pourraient témoigner ne le peuvent pas parce qu’ils sont morts ! On ne t’apprend donc rien à l’École ?
— On m’apprend à me méfier des types de ton espèce…
— De quelle espèce suis-je donc… ? N’es-tu pas toi-même un triste sire du Mensonge et du Vol… ? Je veux retourner chez moi ! Oh ! Oh ! Oh ! »
Il y avait longtemps que je n’avais pas pleuré. Longtemps que je ne m’étais pas retrouvé enfermé sans les murs qui vont avec. Avec un gosse pour seule compagnie. Petit cousin d’Alice et donneur de leçon d’Histoire. Il n’était pas impossible que le barrage ait encore pété. Mais de là à penser que le Monde musulman avait retrouvé le chemin de l’Humanité… Le gosse sauta sur ses deux pieds et cala ses poings sur ses hanches, le torse en avant pour visser son regard dans le mien :
« Les gens vont finir par monter, dit-il. Ils ouvriront les portes sans clé. Ils provoqueront une pagaille sans nom. Même les flics se battront pour arriver avant qu’il ne soit trop tard pour espérer se mettre à l’abri. C’est déjà arrivé. Et contrairement à ce que tu dis, j’étais là. Et tous mes amis sont morts. Emportés par les eaux. Même l’amour de ma vie m’a été volé de cette manière inacceptable. Ce n’était pas la faute des eaux. Ce n’est jamais la faute de l’instrument, sauf à en accuser le marchand… Mais qui possède l’eau si ce n’est pas nous ?
— Saperlipopette, gamin ! Quel âge as-tu ? »
Il me montra comment la clé pouvait ouvrir toutes les portes de la résidence. Il venait souvent se réfugier dans un de ces appartements. Il allumait la télé et regardait des séries sans le son.
« C’est important, le silence, dis-je, quand on entre chez les autres par effraction…
— Tu n’as rien compris, mec. Ces apparts sont parfaitement insonorisés. Tu peux y faire la fête sans importuner le voisin… ou ameuter le sycophante.
— Tu viens toujours seul… ?
— Combien de témoins tu crois que je peux entretenir avec mon salaire de misère ?
— On ne peut pas rester ici… Ils vont arriver de toute façon.
— On y arrivera avant eux. Et on sera à l’abri. J’espère que mon papa s’en est tiré…
— Tu l’appelles ton papa… ? »
La conversation devenait trop elliptique pour que j’y prenne goût. Je n’avais pas l’intention de me planquer quelque part dans un des palais, même avant les autres. Je voulais redescendre et trouver les moyens de revenir à la maison, même en flottant. Ce n’était pas un pays de navigation. La péniche du pont était un lieu festif, comme toutes les péniches de la région. Je doutais de leur flottabilité. Et puis même si le canal était navigable, qui serait assez fou pour piloter à contre-courant ? Car l’eau dévalait vers le Nord. Et c’était vers le Sud que je voulais aller. J’abandonnerais le nain dans son palais provisoire. Je ne savais pas ce qu’il attendait de lui-même ni des autres. Il n’avait pas oublié d’emporter le ballon, sa bouée de sauvetage qu’il me proposait de partager, mais je me voyais mal voguer accroché à un ballon et en compagnie d’un nain que j’avais pris pour un enfant, m’expliquait-il, parce que la mort m’avait inspiré la possibilité d’un dernier plaisir avant de m’achever. Un achèvement par noyade. Son papa n’avait-il pas eu la chance d’être d’abord assommé par un parallélépipède blanc ? Il penchait pour un cercueil d’enfant. Son cercueil à lui était couleur des sapins avant que le temps et la pluie en grisaillent la peau nue. Il l’avait acheté dans une brocante. Avant d’être un cercueil, ç’avait été une caisse à outil de marin. Il y avait encore clouée dessus une plaque de cuivre noir avec le nom du bateau dont ce marin entretenait les machines. Il n’avait pas cherché à savoir qui était cet homme. Il savait seulement que c’était un des mécanos du Temibile. Il disait Temibile parce que je lui en avais parlé en montant vers le bois de chênes où s’élevaient les palais. En fait, on ne lisait plus le nom du bateau, mais celui du marin était parfaitement clair, il ne me dirait rien, pas plus qu’à lui. Dans la dernière montée, pataugeant dans les ruissèlements fous des pavés, nous aperçûmes la haute grille de fer du domaine des palais. Nous ignorions le nom que les Conseils et autres Comités avait donné à ce lieu sacré par les usages de la République. Je penchais pour le nom qui avait toujours été celui de cet endroit, depuis la nuit des temps. Derrière nous, la rue ne présentait aucun signe d’escampette. La pluie troublait ces perspectives pseudo-médiévales. Les tuyaux de descente ronflaient comme des moteurs. Des vagues tombaient des toits et s’écrasaient avec un bruit de claque sur la joue. J’avais bien l’intention de me séparer de cet étrange compagnon devant la Grille. Il n’était pas sinistre ni encombrant, mais j’avais d’autres projets. Je m’attendais à une discussion. Comment ne pas en espérer quelque chose ? C’était plus fort que moi. Ce type que j’avais pris pour un enfant et qui soutenait mordicus que j’avais cultivé de graves désirs à son endroit me paraissait plus probable comme compagnon que comme souvenir. Je lui assurerais pourtant que je ne l’oublierais pas et que, une fois tout ceci terminé, nous nous reverrions pour enfin éclaircir les côtés obscurs de notre rencontre fortuite.
Le ciel s’obscurcissait. Mais cette fois, c’était la nuit. Le gosse que j’avais laissé dans ma chambre avait peut-être fini par faire l’objet de toutes les attentions. Chico Chica (c’était comme ça que le nain voulait qu’on le nomme) inséra la clé dans son téléphone portable dernier cri. On pouvait voir les dernières infos. Rien sur Julien (pas Magloire). Je ne me souciais même plus du sort de Julien Magloire qui (rappelons-le) était cousin par le nom de la maman du Julien qui avait trouvé refuge chez moi sans avoir encore expliqué pourquoi il jouait ce tour pendable à ses parents. Le cousinage qui liait Alice Qand au papa de Chico Chica venait compliquer les choses et j’en avais les testicules en fuite. Et pour couronner le tout, je ne savais rien du remplaçant du docteur Panglas, ce personnage inconnu de moi ou dont j’ignorais la nature. Mais Chico Chica prétendait encore m’étonner : il souffla sur une fente et y introduisit la clé. La grille s’ouvrit dans un grand grincement de spectacle audiovisuel. Il n’y avait rien à comprendre. Juste se laisser prendre au piège. La Lune se levait sur les palais dont les ombres se découpaient dans le ciel en déclin. Il me jeta un regard complice :
« Si tu as le temps, dit-il, on peut le perdre en visite… Tu veux un cigare ?
— Ne me dis pas que tu fumes des Kolipanglasos…
— C’est de famille… Viens ! »
Je le suivis. Il m’avait peut-être drogué. J’avais vidé sa flasque écossaise. Je flageolais sur le gravier gorgé d’eau d’une allée bordée de mauves frissonnantes. J’ai toujours redouté ces habitants secrets mais pas clandestins.
« D’ici, on a vue sur le pont, dit Chico.
— J’entends des moteurs… Les gens rentrent chez eux. Il était temps ! On vient ici en train ou en bagnole pour régler des questions administratives, quelquefois pour recevoir les foudres de la Justice ou se plaindre de la lenteur de ses procédures… Nous avions l’intention d’interroger un ami hospitalisé… Mais ils ont évacué l’hôpital. Si ça se fait, à l’heure qu’il est il se prélasse dans une chambre en bonne compagnie. Des années que tout le monde est aux petits soins avec lui !
— Encore une histoire de queue… »
Le type qui agitait sa lampe torche avait l’air ravi de nous voir. Il embrassa Chico sur les joues et me tendit une main chaude et humide. Ses joues brillaient d’être astiquées comme il faut. Il avait l’haleine chargée de saveurs charcutières et spiritueuses. Il y avait des miettes d’un pain doré au four aux commissures de ses lèvres. Il parlait avec un accent que je n’identifiais pas. Sa peau pouvait venir de loin, mais sa bedaine avait trouvé racines sur la terre que nous foulions à même la langue que nous avions commune. Il avait entendu l’explosion. Mieux : il l’avait vue ! Il pointa son doigt vers les montagnes où la lumière était en voie de disparition.
« Si c’est pas le barrage, grogna-t-il, je ne m’y connais plus ! »
Chico opina en secouant ses boucles. Le type, qui était le gardien des lieux, accepta un cigare et l’embrasa aussitôt sans en estimer la qualité. Il avait confiance en Kolipanglaso. La première bouffée monta comme si elle était aspirée par le ciel ou ce qui s’y trouvait.
« Comment va papa ?
— Il a pris un cercueil sur le crâne… Monsieur est témoin…
— Diable ! Je parie que c’est encore un cercueil d’enfant…
— Tu l’as dit ! En plein dans la poire…
— Il a coulé à pic, ajoutai-je. Je n’ai rien pu tenter…
— Ne vous reprochez rien, mon bon monsieur. On sait ce que c’est. Ce n’est pas la première fois…
— Ce monsieur a été flic dans le temps… Comme toi !
— Mazette !
— Mais il a changé de métier… comme toi !
— Je parie que vous ne regrettez rien, n’est-ce pas… ? Mais il n’y a rien à faire pour échapper à ces maudits musulmans ! Ils viennent jusqu’ici…
— Rien n’a jamais sauté ici, dit Chico, mais on craint le pire quand on sait de quoi ils sont capables.
— Pourtant, dis-je, je ne crois pas à cette histoire de barrage… Je n’ai rien entendu… J’ai l’oreille fine… Et l’esprit toujours aux aguets… La masse nuageuse est stationnaire, d’après la télé. Des kilomètres d’épaisseur foudroyante au dessus de nos pauvres têtes…
— Vous croyez encore à ces sornettes… ? Grand bien vous fasse ! Moi, je m’en tiens à ce que je sais. Et je sais ce que j’ai vu et entendu. Si vous voulez savoir, mon bon monsieur, cette masse nuageuse est ce que le hasard nous a réservé une fois de plus sans nous laisser le moindre indice de l’existence d’une puissance créatrice dont la parole est toujours d’invention humaine. C’est à l’explosif qu’il faut croire, monsieur ! Et à nos bombes occidentales ! Faute de mieux, on a la supériorité aérienne et spatiale. Ah ! depuis que la grosse Bertha nous a montré le chemin ! Notre cœur est latin, mais le sang est germain ! Vous ne savez pas ce que c’est de passer toutes les nuits de son existence à surveiller toujours le même endroit auquel le hasard de l’emploi vous a confiné. Vous ne regrettez pas votre ancien boulot… ? »
Il tourna la clé d’un robinet qui dépassait de sa vareuse et Chico leva un doigt en surveillant le goulot de la flasque, prêt à donner le signal que l’autre attendait sans bouger un cil de son regard traversé de visions dont la nature ne m’était pas inconnue. Il avait aussi un saucisson au poivre dans une poche et de la croûte de pain dans une autre. Il avait déjà avalé toute la mie. Il raffolait de la mie, apprîmes-nous quand il ferma le robinet, mais Chico le savait déjà et il croqua dans la croûte pendant que je tranchais le saucisson à même le socle d’une statue qui nous dominait de son sceptre ou de sa balance (je ne me souviens pas si nous étions aux pieds de l’Hôtel du département ou sous l’aile du Palais de justice.) Des animaux de diverses tailles et multiples aspects s’étaient approchés pour avoir leur part. Le gardien les observait du coin de l’œil qu’il avait larmoyant comme si j’avais réveillé en lui des souvenirs qu’il ne lui était plus possible de caresser avec autant d’illusion qu’au début.
« Au début de quoi… ? dit Chico qui prenait son air de gosse en quête de Connaissance.
— Il y a toujours un début après…
— Mais après quoi, tonton ?
— Monsieur sait bien de quoi je parle… Il sait qu’après ça continue… Voilà comment on se retrouve dans la situation qui est la mienne…
— Je ne te plains pas autant que mon père, tonton… C’est que… ça ne s’est jamais arrêté pour moi… Ça a commencé le premier jour. Et depuis, je m’épuise à recommencer. Mais on n’est pas maître du Hasard qui nous a fait naître. Le seul qui compte. Hélas, ma scolarité a témoigné en temps utile que je ne suis pas doué pour les maths ! Qui sait le mal que j’aurais pu commettre si je m’étais mis en tête de résoudre ce qui n’est peut-être même pas une équation…
— Tu parles comme si j’étais ton fils, fiston… Mais je n’aurais pas aimé être ton père. Les Qand ne sont pas faits pour les Grandes Occasions.
— Ça alors ! » m’écriai-je.
Mais je ne m’aventurai pas dans la voie qui venait de s’offrir à ma propre connaissance du Roman. Je retins mon souffle pour d’autres occasions d’en savoir plus. J’étais tellement troublé que j’en venais à me dire que tout ceci ne pouvait pas être le fruit du hasard. Ou pas seulement que du hasard. Sachant toutefois que si je n’avais pas été en compagnie d’Alice, le père de Chico ne se serait pas noyé et je n’aurais pas suivi son rejeton pour en savoir toujours plus. Et si Chico ne m’avait pas à ce point nourri de son Mystère, je ne serais pas en train de converser avec le frère d’Alice. J’avalai une pilule. Chico me tendit la flasque alors que son oncle s’apprêtait à ouvrir le robinet pour m’allaiter. Le poivre du saucisson avait enflammé ma langue. Mes lèvres étaient peut-être aussi gonflées que j’en avais la sensation. Difficile de s’exprimer dans ces conditions, mais je dis (ou je m’entendis baver) :
« Il faut que je rentre chez moi… ! Je ne peux pas vous expliquer… Ces histoires de terrorisme ne me concernent pas dès lors que je suis sur le point de me retrouver en situation… disons : inconfortable…
— Ça sent l’euphémisme…
— Vous connaissez la région mieux que moi…
— Des années que j’y vis mon après !
— Il y a bien un moyen de sortir de ce piège !
— Les routes sont submergées… Des katibas sillonnent les terres et les hameaux. J’ai entendu des tirs. Mon pauvre ami ! Vous avez bien mal choisi le jour pour régler vos propres problèmes. Personne ne vous écoutera. C’est chacun sa peau. Voyez ! »
Qand pivota sur ses talons, le bras en arc de cercle et la main ouverte.
« Ils ont tous décampé sans demander leur reste ! Flics, magistrats, huissiers, greffiers, factotums, jardiniers, voleurs, victimes, prévenus… Je me suis retrouvé seul en moins de temps qu’il n’en faut pour s’en plaindre ! Et vous savez quoi, mon bon monsieur… ?
— Dis-nous, tonton !
— Ils reviendront. Et ils ne reviennent pas pour vous remercier d’avoir empêché les rats de ronger leurs dossiers ! Ils reviennent pour reprendre leurs Places. Et leurs Biens. Et le « brave » Qand qui n’a pas abandonné son poste… ? Qu’est-ce qu’on en fait ? Et bien on le garde ! Jusqu’à la Prochaine ! »
Le gobelet tournoya avant de se placer sous le robinet, mais Qand retenait sa main pourtant en proie à une soif si intense qu’il en suait sans l’aide de la pluie. Ma croûte avait pris l’eau. Elle me glissa entre les doigts et s’aplatit sur le dallage où grouillaient des insectes affamés.
« On ne peut pas monter plus haut, continua le gardien qui avalait le contenu de son verre par petites gorgées à intervalle régulier, imposant ainsi un rythme à ses paroles venues d’ailleurs. Mais cette idée de descendre pour participer au sauve-qui-peut ne m’a même pas effleuré l’esprit. Si vous n’étiez pas intervenus pour partager mes vivres essentiels, je ne serais pas en train d’y réfléchir, me demandant finalement si je ne ferais pas mieux de me plier aux usages qui veulent que la Collaboration soit le seul moyen de sauver l’irremplaçable. Reste à savoir en quoi je consiste…
— Ils vont monter avec les eaux maintenant, dit Chico qui voyait juste. Même vos juges et représentants du peuple, talonnés par les eaux montantes !
— Ah mais c’est que les terroristes le savent ! Vous voulez voir la bombe… ?
— Une bombe, tonton ! »
Sourire de satisfaction sur le visage écarlate de l’oncle qui sort son révolver et le braque sur une porte qu’il a laissée entrouverte. Il y a de la lumière à l’intérieur. Chico entre le premier et lâche un cri qu’il est difficile de qualifier, quelque chose entre la joie et l’horreur. Le gardien me pousse dans le dos avec son pétard, m’encourageant de la voix à constater par moi-même qu’il ne raconte pas des « conneries ». La bombe est un amas de bidons et de fûts. J’en oublie instantanément pourquoi je suis venu. À en juger par le volume de l’entassement, la bombe doit bien peser plusieurs tonnes.
« Qu’est-ce que je vous disais ? triomphait le tonton. Des heures qu’il leur a fallu pour transporter ça ! Et de la main d’œuvre… Ça inspire la fuite sans patriotisme, ce genre d’installation !
— Mais… comment c’est venu là… ? Des heures… On ne peut pas autrement… Personne n’est intervenu… ? Vous y venez tous les jours, non… ?
— J’étais loin de penser que ça allait recommencer ! C’est en descendant à la cave que je suis tombé dessus… Enfin, en voulant y descendre… C’est l’entrée ici… Ensuite, on descend… Dix mille flacons territoriaux ! Et des fromages de fière extraction ! Sans parler du jambon et de la saucisse sèche… Des congélateurs à gibier ! Des putes en veux-tu en voilà ! Sainte chapelle de l’Élection ! On vient ici pour ne pas aller se faire voir ailleurs… Moi comme les autres… J’ai tout de suite donné l’alarme… Ils s’étaient rassemblés de l’autre côté, sur la terrasse à vision panoramique qui a coûté la peau du cul à la population que dans ces cas on n’appelle plus peuple pour l’encourager à participer même si ses moyens sont maigres. Le barrage venait de sauter. Un champignon de feu et de poussière montait au ciel. Tous là bouche bée à réclamer vengeance. Les poings serrés jusqu’à s’en faire mal. Mais quand je leur ai parlé de la bombe et que je la décrivais avec mes mots, ils se sont liquéfiés. Amer mélange, monsieur, surtout que la pluie s’est mis à tomber. Et les débris de ce qui avait été un barrage, montés si haut qu’il a fallu du temps pour comprendre qu’il n’y avait pas d’autre explication au phénomène de cette ascension dont personne n’avait entendu parler, même à l’église ou en conseil. Deux flics sont venus constater que je n’avais pas pris le temps de descendre à la cave. Ils ont détalé sans prévenir les autres. Quelques-uns ont assisté à cet abandon de poste et leurs cris ont ameuté le reste du troupeau. Je n’ai pas eu le temps de me renseigner sur la question du désamorçage. « Quelqu’un va venir, me dit un type en écharpe. Vous, restez ici et prévenez-nous s’ils reviennent. Vous connaissez le numéro ! » On a vite fait de se retrouver seul dans ces cas de panique populaire, comme si le couvercle d’une poubelle se refermait sur la place de la République. »
Une odeur de carburant d’origine pétrolière avait pris la place des effluves ordinairement chargées de préparer l’esprit et ses emplacements à de plus agréables sensations de ne pas être venu au monde pour rien. Chico, en expert des Jeux, examinait les interstices avec la torche de son portable, au risque d’exciter une cellule photoélectrique. Son oncle avait fini de s’inquiéter. Ses joues étaient sur le point de crever. Il tournait le dos, se situant donc face à la porte qui s’ouvrait sur la nuit.
« Vous les entendez ? dit-il. Ils reviennent. Qu’est-ce qu’ils s’imaginent ? Que je suis spécialiste du déminage ! Ces mains n’ont jamais travaillé ! Elles font ce qu’elles font ! Mais de travail, jamais ! C’est descendre qu’il faut ! D’abord à la cave… (pensif puis reprenant) Se donner une chance avec l’eau plutôt que de se retrouver en morceaux si jamais quelqu’un vous cherche ! »
Et en effet, quelques-uns d’entre eux, en uniformes impossibles à identifier à la lumière de leurs smartphones, s’étaient avancés dans l’allée. L’un d’eux était équipé d’un porte-voix, flic ou syndicaliste.
« Où en êtes-vous, Qand ? L’eau monte de ce côté. Nous n’avons plus d’issue… que cet endroit en principe béni des dieux dont vous êtes le gardien… Pouvons-nous entrer ? »
Qand pesta. Le seul porte-voix dont il disposait était une bouteille vide dont il avait brisé le cul. Il pouvait aussi se servir de ses mains. Il réfléchissait pendant que l’autre perdait le fil de sa requête.
« Ça pètera de toute façon, dit Chico. Mieux vaut ne pas être là quand ça arrivera. Il y a d’autres bombes… Ne me dis pas, tonton, que tu n’en sais rien…
— Qu’ils se démerdent après tout ! Avec ce qu’ils me paient ! N’est-ce pas, monsieur Chercos, qu’il y a un après après l’après… ?
— Sauf si on commence à songer au suicide… »
Les smartphones formaient un brasier au bout de l’allée. Ils s’accumulaient, attendant une réponse que le gardien n’était pas prêt à leur offrir. Aucun de nous trois ne s’y connaissait en explosion. Les moyens et les effets de ce type de combustion relevaient pour nous de la fiction qu’on ne vit qu’une fois. Il fallait se calter. Et en vitesse ! Mais quitte à descendre vers les eaux en furie, autant ne pas s’y jeter comme dernier recours. On se préparait à tenter une sortie du côté de l’obscurité quand la voix de Sally s’interposa. Elle semblait si près qu’elle devait forcément l’être. Et elle l’était. En compagnie d’Alice qui tenait un parapluie ouvert au-dessus de leurs têtes échevelées.
« Bon Dieu ! s’écria Sally en reluquant la bombe « artisanale ». J’y croyais pas. On est vraiment foutues toutes les deux ! »
« On n’était pas venu pour ça, » chuinta Alice Qand.
Elle expliquait, ou tentait de s’y employer, pourquoi elle était là et pourquoi elle était accompagnée de Sally Sabat, que Qand trouvait à son goût, et de cet « hurluberlu » qui prétendait avoir été flic et qui avait pris Chico Chica pour un enfant. Non, le ballon n’était pas une bombe. Le type qui s’était avancé n’était autre que le secrétaire particulier du maire. Il s’appelait Phile, mais rien à voir avec le célèbre pédophile qui avait trouvé la mort dans des circonstances indéterminées selon la Presse et la Rumeur, que toutefois le Parquet considérait comme un crime de sang dont il restait à définir la nature. Phile avait jeté un œil épouvanté dans l’entrée de la cave. Il reconnut que la bonne odeur à laquelle cette cave l’avait habitué « pour le meilleur et pour le pire » (car il croyait aux vertus de l’accouplement) n’avait rien de commun avec ces émanations qui menaçaient l’intégrité du Trésor amassé en sous-sol au détriment de la santé publique et notamment de celle des moins favorisés. Il n’osa pas refermer la porte : un courant d’air remontait et forçait obstinément la sortie, phénomène qu’il qualifia de « prémonitoire » avant de reculer et de se situer plus loin au pied des trois marches qui fermaient l’étroit parvis de la Réserve. Est-ce qu’il avait vu la bombe ? demandait-on dans son dos. Il se retourna mais n’en dit rien. Son visage avait eu le temps de passer du rouge violacé auquel il avait habitué la populace au blanc façon drap de lin amidonné pour la circonstance d’une défloration rituelle. Est-ce que les murs étaient assez solides pour résister à une déflagration qui promettait de dépasser ce que les images en provenance d’Orient portaient quasiment tous les jours à la connaissance d’un public de moins en moins fasciné et de plus en plus concerné ? Les trois palais se côtoyaient par un angle, formant un triangle imparfaitement isocèle pour des raisons de conformation du terrain d’origine. Une roche d’une blancheur de pleine lune faisait l’objet de travaux en vue de l’érection d’une statue à la gloire de la Mémoire. Il était inutile d’espérer s’abriter dans son dos, d’autant qu’à cet endroit, la pente descendait à pic et que l’eau tourbillonnait féroce parmi les arbres qui tapissaient ce fond sauvage qui servait de conservatoire. Il y avait les caves, suggéra le maire, mais sans la clé… Qand précisa à la foule mise en mouvement circulaire par cette idée d’une clé unique que celle qu’il possédait n’ouvrait que la cave et que par conséquent son pouvoir discrétionnaire se limitait à ce territoire miné de l’intérieur comme Phile (le secrétaire) avait pu le constater de visu. À l’annonce de ce détail sans ambigüité, je ne pus m’empêcher de diriger mon intention vers le nain qui aussitôt forma sa bouche en cul de poule pour m’inviter à la fermer.
« Nous ne pouvons entrer nulle part, dit Phile sans se retourner. Et il n’y a pas assez de place derrière la masse bétonnée formée par les palais. Les gens vont s’entretuer…
— Vanité des vanités ! s’écria le curé de Saint Hubert. L’onde de choc sera telle que personne n’y survivra.
— C’est sans compter sur les retombées…
— Vous croyez… ?
— Si je crois ! Paul Valéry nous avait pourtant prévenus !
— C’est bien le moment de faire étalage de votre culture ! Nous allons tous crever !
— Et l’État qui ne fait rien ! Où sont-ils, ces Grands Bavards qui nous promettent monts et merveilles à tout bout de champ ? Je vous le demande…
— J’aurais préféré mourir de vieillesse, même si c’est plus douloureux…
— C’est vrai que dans ces moments ultimes la douleur a le charme du pari pascalien…
— Vous oubliez le Verbe, sombre idiot !
— Descendons à la cave ! J’ai vu ça dans un film d’Abel Gance ! Le dernier toast ! Fatal emblème ! Salut de la démence !
— Y a-t-il de la place pour la plèbe dans ces moments de tragique pur… ? »
Je me rapprochai de Chico. Oui, sa clé ouvrait toutes les portes. Je faillis pousser un cri de joie, genre « Nous sommes sauvés… heu… enfin… une partie d’entre nous…heu… Comment procédons-nous… ? », mais il me pinça l’aisselle et je n’émis qu’un gémissement de supplicié qui découvre l’énaurmité de la machine à tuer. Sally venait tout juste de capter cet échange de signaux hors réseau. Elle se pencha :
« Vous avez une solution… peut-être… ? Peut-on savoir si elle concerne vos amis ?
— Mais je ne vous connais pas, madame !
— Et bien maintenant tu la connais ! gloussa Qand qui élevait toujours sa clé comme un calice.
— Je crois que Chico a une solution, dit Alice qui connaissait bien son petit cousin et/ou en savait long sur le système de sécurité de l’endroit vu que son papa en était l’agent immobilier.
— Si vous fermiez vos gueules… ! » éructa le nain.
Phile remonta les trois marches. Il avait une question, qu’il posa au gardien :
« Si cette clé ouvrait les portes des palais, vous le sauriez, n’est-ce pas… ? Avez-vous essayé, au cours de vos rondes nocturnes, de la tourner dans toutes les serrures… ?
— Il y en a beaucoup… Je reconnais qu’il m’est arrivé, oh par pure curiosité ! de vérifier l’excellence du Système… Mais seulement deux ou trois fois en trente ans de carrière ! Et pour quel résultat ? Mais c’est que je n’y connais rien, moi, en système ! Ma clé (si je puis me permettre de m’exprimer ainsi) n’ouvre que cette porte-là (désignant la porte d’un geste large avec la clé au bout)…
— De deux choses l’une, monsieur le gardien : ou bien vous avez oublié de la fermer… et les terroristes en ont profité pour y transporter… heu… voyons… trois tonnes de carburant et autres produits pétrolifères… ? Ou bien vous leur avez ouvert… sous la menace… je veux bien le croire…
— Croyez-vous que le moment soit bien choisi pour intenter un procès à l’employé ?
— Non… Certes… Mais cette clé… pourquoi ne pas l’essayer sur la porte d’un de ces palais… ? À moins que ce ne soit déjà fait… Comprenez-moi, monsieur l’employé : c’est une lourde responsabilité qui pèse sur mes épaules… Cette clé me… m’obsède !
— Mais c’est à moi qu’on en a confié la garde ! Et l’usage, monsieur ! Du moins de nuit…
— Mais à quoi peut-elle bien vous servir si cette cave ne contient que des victuailles festives ?
— Elle me sert, monsieur, à servir mes employeurs…
— Je ne doute pas que vous en profitiez pour y casser la croûte et l’arroser comme il faut… Mais pourquoi vous… ? Donnez-moi cette clé ! »
Le combat qui s’ensuivit menaçait l’existence même de ses belligérants. À bonne distance, la foule s’agitait, soucieuse de ne pas s’approcher de la bombe dont le moins qu’on pouvait dire était que personne ne savait à quel moment elle exploserait. Dans les rues montantes, l’eau dévastait les jardinières jouxtant les portes d’entrées. Des naufragés en sortaient, suffoquant et tremblant de froid. Personne n’avait de couvertures ni de boissons chaudes sous la main. On avait d’autres chats à fouetter. Quelle était l’importance de l’issue du combat ? Il était logique, et même sensé, que la clé en possession du gardien ne servît pas à ouvrir les portes des palais. Ne l’aurait-il pas lui-même enfoncée dans la première serrure s’il savait ce que le système en pensait ? Phile avait toujours été un ambitieux sans génie politique. Le maire le tenait à distance, ne s’en approchant que pour en tirer le meilleur. Il s’y connaissait en compétences, le maire. On pouvait se fier à son savoir-faire en matière d’organisation du travail. Mais pour l’heure, il se taisait. Il observait la scène, non pas comme l’ingénieur qui est en train de se livrer à des calculs compliqués, mais comme n’importe qui pris au piège de l’actualité et des limites qu’il impose à l’action. Il fallait reconnaître qu’on ne pouvait pas aller plus loin. En termes clairs : on était coincé. Et on allait mal finir. Sans douleur, sans soins palliatifs, sans espoir en la science ni en l’avenir des religions. Ce nouveau peuplement de l’espace public réduit à la portée opérationnelle d’une bombe ne laisserait rien d’autre dans la mémoire collective (une fois le rideau tombé sur le bilan de la tragédie) que des noms, des dates, des images de désolation, de lointains témoignages, la plupart de gardiens de troupeaux œuvrant dans les montagnes environnantes, des spéculations d’acteurs médiatiques et des jeux de rôles organisés dans la cour des écoles primaires.
« Une fois qu’il fera jour, dit quelqu’un, et que l’eau sera tranquillisée par manque de ressources, même s’il pleut, s’il vente et si l’ennemi nous attend au tournant, nous voguerons sur nos esquifs à la recherche de nouvelles terres d’élection…
— Mais entretemps, joua quelqu’un d’autre sur le ton de la comédie champêtre, nos corps se seront dispersés, retombant avec la pluie en grosses gouttes de sang et d’os… Et une fois que l’eau se sera retirée, nous servirons d’engrais aux cultures à venir… Car il y en aura encore, mes amis, des cultures… Des tas de cultures naissant de celles qui auront marqué leur époque de leur empreinte vouée à l’effacement progressif… J’ai besoin d’un pétard ! Et je paye le prix ! Qui qu’en a ? »
Chico avait trouvé une ombre pouvant servir de porte de sortie.
« Mais pour aller où ? m’écriai-je dans mes mains.
— J’ai la clé. Nous ouvrirons la bonne porte.
— Mais ils nous verront ! Et ils se précipiteront ! Nous serons écrasés…
— Et de toute façon, l’explosion sera si monstrueuse que les palais seront rasés et nous avec !
— Rasés de frais… fit Qand en caressant sa barbe renaissante.
— La bombe est réglée à trois heures, dit Chico entre les dents.
— Comment tu sais ça, cousin ?
— J’ai repéré le dispositif de mise à feu…
— Désamorçons-le !
— Pas le temps d’analyser… Il faut se calter avant que ça pète, continua Chico qui semblait en savoir plus long que nous, même si j’en doutais.
— Nous ne sommes pas venues pour ça, répéta Sally dans l’oreille de Qand qui parut ravi de recevoir de ses nouvelles même par ce canal étroit qui ne lui avait jamais prodigué de sensations aussi fortes que celles qu’il emmagasinait dans son foie.
— Il est presque une heure, dit Chico en consultant son écran.
— Deux heures ! s’exclama Alice.
— Le compte y est… » fit son cousin qui caressait d’autres projets à court terme.
Je ne voyais pas le visage de Chico. À peine si je distinguais son petit corps tapi dans l’ombre où nous ne pouvions pas le rejoindre pour cause d’étroitesse. Que cherchait-il dans cette ombre ? Avait-il perdu quelque chose ? Pourvu que ce ne fût pas la clé ! Mais cette clé, qu’ouvrait-elle ? Son écran papillotait dans la paume de sa main qui le couvrait pour empêcher la lueur de profiler ses données sur le mur adjacent. Phile se releva, le nez tuméfié et la langue dehors. Il avait la clé ! Qand avait haussé les épaules en la lui donnant presque cérémonieusement comme son autre poing s’abattait sur l’œil étonné.
« Je te dis que ça n’ouvre rien d’autre que la cave ! grogna Qand en nous rejoignant mais sans perdre de vue son adversaire qui regardait la clé comme s’il s’agissait d’un trophée de guerre.
— Il a la clé ! s’écriait-on plus loin.
— Que de temps perdu ! Entrons plutôt dans la cave ! »
Phile courut vers la porte du palais de justice. On le vit entrer et sortir plusieurs fois la clé de la fente dont un voyant se mettait chaque fois au rouge. On ne s’approchait pas. Les commentaires affluaient sur les réseaux. On ne savait plus à quoi s’en tenir. Phile courut vers l’hôtel du département. Même jeu. Les regards se tournèrent vers la préfecture grillagée. Phile trébucha contre une bouche d’incendie et se retrouva le nez dans la rigole. Il se releva aussi sec et brandit la clé pour montrer à quel point il la tenait ! Le voyant rouge de la fente clignota comme s’il hésitait. On retint son souffle. Moi aussi j’étais en apnée, les ongles d’Alice enfoncés dans la chair de mon avant-bras dont la main étreignait la pomme de pin égaillant le sommet d’un piquet de clôture. Puis le clignotement rouge se figea. Un soupir parcourut la nuit. Il me sembla que les bois avaient frissonné avec nous. Pendant ce temps, Chico s’activait. Et l’heure tournait. On entendait les grondements de l’eau de plus en plus précisément. Cette acuité venait hanter nos derniers instants de vie commune, mais elle n’avait rien de commun avec la douleur tant espérée pourvu qu’elle dure aussi longtemps que ce que nous savions de l’espérance de vie dans nos sociétés technologiquement en pointe. Les ongles d’Alice me maintenaient à la surface. Mais nous coulions. Le prospectus de l’agence de voyage ne disait pas un mot de cette possibilité. On n’y trouvait pas non plus le mot mot, par crainte de l’inattention du prote.
« Il a une attaque ! entendis-je du fond de la profondeur que j’avais atteint.
— Il jargonne, ma foi ! »
La douleur causée par les ongles d’Alice s’estompa, mais j’en conservais le souvenir. Phile, qui avait commencé des études de médecine, me palpa le crâne à la manière d’un phrénologue. Il déclara sentir l’origine de l’hémorragie. Il avait exercé la pulpe de ses doigts sous la houlette d’un curandero andalou, mais sans la manteca d’un porc mort dans les règles depuis moins d’une heure, il ne pouvait pas en dire plus. Qand versa un demi-verre d’hypocras sur la langue que je tirais pour répéter la même syllabe sans m’en lasser.
« C’est l’émotion, dit Sally qui jouait des coudes avec Phile. Tapotez-lui les joues. C’est ce que sa mère faisait quand il avait une crise. Faites ! »
Maintenant, on me tapotait et les palpations cessèrent. Des mains me déboutonnèrent. J’avais la passion des boutons. La tenais-je des tabliers de ma mère ou de la soutane du curé ?
« Qu’est-ce qu’il dit… ?
— Qu’on va s’en tirer !
— Vous badinez… ?
— D’après vous ? »
Je dus me contenter d’un récit : « Ce type bossait à Sainte-*. Disait qu’il avait été flic. Ne disait pas pourquoi il avait troqué son uniforme et son bâton contre le tablier blanc et le pachon. À part lui, on aurait dit une réunion familiale. Je reconnus Alice Qand et Sally Sabat, qui étaient plus ou moins liées par le sang, mais c’est là une longue histoire et je ne suis pas certain que vous ayez envie de l’écouter. Sinon il y avait ce maudit nain qui porte malheur, neveu d’Alice et le frère d’Alice qui n’est pas le père du nain. Je n’avais pas tellement envie de me trouver là, mais l’eau nous avait contraints à monter et c’était le seul endroit que le hasard avait mis sous nos pieds. Certains d’entre nous avaient déjà perdu un proche et les inconsolables nous suivaient comme s’ils se fichaient de ce qui se racontait dans les rangs. Car certains étaient descendus une heure plus tôt. Et pas sans raison. Racontaient qu’il y avait une bombe là-haut. Ils avaient fui, bousculés par les 4x4 des notables et autres fonctionnaires de l’encadrement civil et militaire (si vous voyez ce que je veux dire). Donc, ils remontaient et n’avaient aucune envie de se retrouver là-haut en compagnie de la bombe. La plupart ne l’avait pas vue de leurs propres yeux. Il y avait eu une panique générale quand les pontes et les huiles se sont taillés sans demander leur reste. La valetaille a suivi sans discuter parce que cette fois, ça avait l’air sérieux. On voit rarement maire, préfet et présidents se faire la malle sans discours préliminaires. En principe, faut expliquer aux mange-merde pourquoi on ferait mieux de se trouver et de se retrouver ailleurs en attendant que ça pète. Mais cette fois, pas de sang partout. Personne par terre. Pas même un courageux flic en slip pour tirer sans sommation sur le ou les fauteurs de trouble. On n’avait pas non plus affaire à un suicide extraconjugal. Le migrant n’était pas venu pour se trancher le cou à même le guichet de l’accueil. Mais la masse qui avait pris le chemin du retour, celui qu’elle montait chaque matin pour se la gagner, ne s’attendait pas à se retrouver les pieds dans l’eau. Et quelle eau ! Ça montait comme si ça descendait de là-haut, le barrage. Et le bruit a couru qu’il avait pété, mais pas tout seul. On s’est mis à penser à une troisième bombe. Et à une quatrième. Et à un moment donné (par qui, ô Seigneur ?) on est remonté avec cette idée que c’en n’était pas une bonne mais qu’il n’y en avait pas d’autres. On s’est rué sur les portes pour les défoncer, mais l’eau arriva avant nous et on a eu vite fait de regarder la réalité en face : l’eau finirait par atteindre un niveau dit maximum, mais pas en dessous des premiers immeubles qui nous auraient protégés de l’effet de souffle et de destruction. On se rapprochait dangereusement de la zone létale. Et puis on y était ! Pressés les uns contre les autres au point d’en crever de chaud et de torsion des chairs. On a passé la grille qui n’était plus gardée. Un type s’est planqué dans la guérite et quelques autres ont cru qu’il avait trouvé le moyen de se tirer de cette triste et redoutable situation et ils se sont mis à lui déchirer sa chemise à force de vouloir prendre sa place. Ça commençait… Le chacun-sa-peau et les vaches ne reviendront plus. Alors les premiers ont formé un mur, se serrant les coudes et les fesses tendues comme pour avant de s’asseoir sur un engin de torture ou de mort. Les derniers entendaient l’eau qui continuait de monter en vagues toutefois moins écumantes. J’étais au premier rang, non pas parce que j’avais couru plus vite que les autres, mais parce que je suis le secrétaire particulier du maire et que je possède un vélo. J’avais mis mes mollets à rude épreuve dans la côte pavée. Le maire était assis sur la selle, mais c’est moi qui pédalais, le cul à la hauteur de son nez. Je ne transportais rien d’autre. Sa mallette avait suivi le flot. Et ses cigares étaient trempés. On est arrivé les premiers, lui et moi. On avait été les premiers à descendre, mais en 4x4. Dieu seul savait ce qu’il avait fait de cet engin ! On s’en était extrait avant d’être emporté avec lui. Mais ensuite il s’était mis dans la tête d’arriver le premier, battant ainsi la préfète d’une courte tête. La présidente du tribunal haletait dans la foule. On n’a rien fait pour la sauver.
Bref, ordre est donné de former un mur, non pas pour protéger la foule des effets dévastateurs de la bombe (faut pas exagérer notre sens du sacrifice), mais pour ne pas aller plus loin, estimant comme ça à vue de nez que la bombe sera moins meurtrière à cette distance. Un militaire en retraite examinait la porte d’entrée de la Réserve dans une optique d’artilleur et sa femme ou sa maîtresse se livrait à des calculs rapides et complexes sur sa règle à calcul, feuilletant sa table de logs avec des doigts mouillés de salive. Le maire a prononcé quelques mots d’usage et c’est moi qu’il a poussé. On a eu eux et moi, disons, quelques mots au sujet de la clé que détenait le gardien de nuit. Il soutenait mordicus qu’elle n’ouvrait que la porte de la Réserve, mais il n’expliquait pas pourquoi il l’avait ouverte. On avait bien pris la précaution de refermer cette sacrée porte avant de partir (comme je viens de dire). La clé lui avait été remise comme le prévoit la procédure. Il n’était pas censé s’en servir, mais ce diable d’homme connaissait la comptabilité des lieux comme le fond de sa poche qu’il garnissait pour la nuit : pain de campagne aux fruits secs, fromages du pays, charcuteries au porc lourd et… vins et spiritueux. Il ne ramenait rien chez lui. Il aurait fallu une enquête médico-légale pour le mettre au pied du mur ou recueillir un échantillon de son vomi. Il n’était donc pas absurde que la porte fût ouverte et qu’il se trouvât devant avec la clé dans la main. Mais il n’était pas seul. Il y avait ce nain, un sien neveu, sa sœur et son amante (elle était presque de la famille) et ce type dont je vous ai touché un mot, un ancien flic qui travaillait à Sainte-* mais pas en tant que flic car il avait entretemps changé de vocation professionnelle et il avait suivi des cours de psychiatrie à l’échelle du collaborateur zélé qui se croit une vocation de samaritain spécialisé en salvation mentale. Je dis ça maintenant, parce qu’à l’heure où ça se passait, je ne savais rien de lui. Il s’était écroulé en pleine négociation. On en était venu aux mains, Qand (le gardien) et moi, à cause de cette clé qui, selon l’opinion générale, ouvrait toutes les portes et particulièrement celles des palais où nous aurions pu trouver refuge, du moins pour certains d’entre nous. Et pendant que la foule se partageait en deux camps, Qand et moi on s’est battu, lui pour garder la clé par devers lui comme le prévoit le règlement et moi pour m’en emparer, encouragé et même applaudi par une fraction de la foule en attente. Figurez-vous que j’ai gagné. Ça m’a coûté une fracture du pif, mais je me suis relevé avec la clé en main et je l’ai exhaussée comme j’avais vu faire le maire avec les coupes. Aussi sec, je me suis mis au travail. Mais autant le dire tout de suite, la clé n’ouvrait rien. Les portes demeuraient obstinément closes. La foule recula, les derniers les pieds dans l’eau compressant tout ce qui se trouvait devant eux. Il y eut des cris d’une douleur atroce. On n’entendait pas les os craquer, mais ça craquait ! Qand me toisait tandis que je revenais vers lui. Je lui jetai la clé au nez. Le bougre se contenta de la ramasser et de la remettre dans sa poche. Il tenait son révolver sur l’épaule, canon en l’air. On allait comme ça se remettre à dialoguer quand ce type s’est écroulé, terrassé par une attaque.
Faut dire que j’ai été à un moment donné de ma longue existence à deux doigts de devenir aussi doué pour la médecine que le sieur Destouches. Il s’en est fallu de peu ah nom de Dieu ! Encore un peu et je l’étais. Mais j’étais destiné à autre chose et j’ai laissé tomber toute idée de me mesurer aux meilleurs dans un domaine aussi aléatoirement conçu que les Lettres. Je vous raconterai ça plus tard. Je vous assure que ça vaut le coup d’être conté ! Bref, le type tombe à la renverse, manque de se fracasser le crâne contre une marche (il y en a trois à cet endroit, il avait donc une chance sur trois) et se met à répéter sans se lasser « Mo ! Mo ! Mo ! » et j’ai tout de suite su de quoi il s’agissait. Je suis, comme on dit dans le métier, intervenu. « Mo ! Mo ! Mo ! » Le type n’arrivait pas à dire autre chose, mais ce qui se passait dans sa tête, j’en avais mieux qu’une vague idée. « Mo ! Mo ! Mo ! » Et la foule s’est étrangement tue. Tout d’un coup, un silence comme je n’en avais jamais entendu. Même l’eau se taisait (en fait, elle ne montait plus). « Mo ! Mo ! Mo ! » Je me tournai vers la foule en haussant les épaules histoires de dire que ce type en disait plus long que ça mais que son cerveau avait pété quelques plombs utiles pour allumer les bonnes ampoules. Le type clignotait, en quelque sorte, et ça ne voulait rien dire d’autre qu’il était en train de passer l’arme à gauche ou de filer du mauvais coton question séquelles ante-mortem. Il n’y avait pas grand-chose à faire sinon l’écouter et renoncer à le sauver de ce qui lui était tombé dessus à un si mauvais moment du vécu national. On en aurait oublié la bombe !
Mais il n’a pas fallu une minute pour qu’elle revienne occuper le devant de la scène. Après tout, elle allait exploser. Et nous avec. Sur la berge, si on peut appeler ça comme ça, quelques-uns ouvrageaient un esquif avec ce qu’ils avaient sous la main. Et la question se posait de son tonnage. D’autres cherchaient une jauge. Une bataille de polochons se préparait, mais pas avec des polochons.
« Phile ! hurla enfin le maire qui tenait le vélo comme s’il allait en avoir besoin dans la dernière ligne droite.
— Monsieur ?
— Qu’est-ce que vous fabriquez, mon vieux ? On vous attend…
— Mais pour quoi faire… ?
— Il faut désamorcer cette bombe, nom de Dieu !
— Mais c’est qué, monsieur ! Je ne veux pas sauter avec !
— Ne sautez donc pas, Phile ! Et désamorcez ! »
Le militaire qui effectuait des mesures de tir n’y connaissait rien en bombe si elle ne tombait pas du ciel. Il n’avait jamais rien désamorcé. Et sa compagne, mathématicienne de premier plan, qui avait connu Grothendieck en milieu rural, n’en savait pas plus. Elle avait plutôt envie d’un dernier plaisir, bien qu’ayant passé l’âge d’en demander la faveur. Elle voyait Qand secouer une bouteille fraîchement débouchée et ça l’inspirait.
« Descendons à la cave ! J’ai vu ça dans un film d’Abel Gance ! Le dernier toast ! Fatal emblème ! Salut de la démence ! » hurla absconsément quelqu’un que je ne connaissais pas.
La foule sembla se rapprocher. Le maire vit son vélo englouti dans l’amalgame de bras et de jambes. Il hurla de douleur lui aussi, mais ce n’était pas ses pieds qu’on écrasait. Il fallait agir. Et fissa ! Mais sans idée à la clé, comment on fait pour paraître moins con que les autres ? « Mo ! Mo ! Mo ! » C’est alors que je vis le ballon. Je ne l’avais pas remarqué. Faute d’avoir donné un sens à la clé que Qand avait défendu bec et ongles, je venais d’en trouver un à ce ballon. Mais le nain y tenait. Quelle famille ! Il se battrait si jamais je tentais de le lui prendre. Il avait beau m’arriver tout juste au nombril, il montrait des muscles d’acier et il avait l’air de savoir s’en servir, mais il m’offrit l’occasion que je n’attendais pas, que j’étais loin, ô amis, d’attendre de cette séquence épouvantable du film dont j’étais la vedette. Lâchant le ballon qu’il cala contre un socle de statue, il souleva le type en crise hémorragique et le mit sur son épaule avec la ferme intention de le transporter. Où ? Personne n’aurait su le dire, pas même moi, mais je ne pouvais pas rater l’occasion de m’emparer du ballon pour mettre à l’œuvre mon projet d’abandonner mon prochain pour me sauver du destin commun. Un gros ballon peut-être pas à l’abri des pinchazos mais assez gonflé pour me tenir à la surface. Je n’aurais plus qu’à lutter contre le courant. Et éviter les objets pointus. Ah ! Je ne pouvais pas laisser passer cette chance. Un vélo pour un ballon ! Je gagnais au change. Et tant pis pour le maire qu’on entendait crier comme s’il venait au monde nouveau qui nous attendait à la sortie ou à la récré. J’en avais mal aux dents. Le nain avait-il deviné mon intention ?
Il monta la dernière marche sans effort apparent. Les deux femmes tenaient les jambes du mourant. Qand était retourné dans la cave pour remplir sa besace de chasseur qui ne le quittait jamais. Il remonta en ânonnant. Et se pinçant le nez car l’odeur de la bombe se répandait. La foule s’était immobilisée en ressentant les premiers effluves. Même le maire avait cessé de crier. Mort ou pas mort, il n’était plus ma seule préoccupation. Le ballon crissa quand je le touchai. On aurait dit qu’il vivait ! Il m’échappa, mais sans s’éloigner. La pluie s’était remise à tomber. Mais sans violence. Des gouttes chargées de froid et d’électricité. J’en avais le dos frissonnant. Le ballon roula dans le gazon, rebondissant à peine. Il me facilitait la tâche que je venais de me jurer d’accomplir coûte que coûte ! Il me suffisait de le suivre. Ah !
C’était compter sans le vent. Il promettait de courir plus vite que moi. Sans vélo, je ne vaux pas grand-chose à la course. Il profitait de la même descente. Je n’avais jamais exploré les lieux. Même de la fenêtre où je surveillais les allées et venues. Confortable bureau où j’ai vécu les pires angoisses de mon existence ! Maintenant que j’en parle, je me demande si je n’ai pas passé la plupart de mon temps à me sauver du chômage et de la solitude. C’est pourtant ce que je ne faisais pas en ce moment. Je fuyais sans espoir de retrouver ma place dans le monde et j’étais aussi seul qu’un animal blessé qui cherche un endroit pour mourir.
Je savais que ça arriverait un jour. Je veux dire : que je me retrouverais seul, mais alors je pensais que je serais à la recherche de quelque chose dont je n’avais qu’une vague idée, ou une idée trop romanesque pour ne pas en devenir le personnage. Mais au lieu de ça, les amis, je poursuivais un ballon, un gros ballon de plage genre arlequin, et il dévalait la pente par bond de plus en plus impétueux, atteignant quelquefois les branches des pins penchés comme des funambules pressés. Heureusement, j’étais bien chaussé. L’humus ne collait pas à mes semelles, semé d’aiguilles qu’il était, grinchant sans intervalles, et la Lune éclairait les ombres sans doute peuplées d’animaux qui n’avaient pas pu, cette fois, pressentir la catastrophe si toutefois elle avait été provoquée par un acte de guerre. Ils ne pouvaient pas plus s’attendre à une deuxième explosion, les gravats soulevés retombant sur le bois dont le silence recevait le grondement des eaux tranquillisées maintenant. Les ruines rouleraient enfin, abattant les arbres et précipitant leurs habitants dans une profondeur que je ne mesurais pas faute de connaître les lieux. Pourtant, les amants furtifs de nos bureaux y trouvaient refuge et de quoi alimenter leurs fantasmes clandestins. Je les voyais entrer dans le bois, écartant les lames poussiéreuses du store, presque furieux de perdre ainsi le meilleur de l’histoire. J’ignorais que j’étais destiné à disparaître de la même manière, mais à la poursuite d’un ballon d’enfant qui n’était peut-être jamais allé à la plage. Vous saisissez la différence de sens et de contenu entre poursuite et recherche ? Je n’étais moi-même pas fait pour mesurer cet écart, mais ces deux jambes ne donnaient-elles pas accès au lieu même du rite ni divin ni diabolique dont l’issue est la mort ? Ah ! ma pensée ne courait pas ! Elle s’égarait entre les pins, trébuchant sur les racines et les roches affleurant. Mais je ne perdais pas de vue le ballon. Sa trajectoire dévia plusieurs fois contre les troncs, mais la descente était le seul progrès possible. Ces zig-zags ralentissaient sa marche, tandis que je prenais le plus court chemin, l’esprit figurant les lignes des triangles décrits par l’implantation anarchique des pins et du taillis. Mais si le ballon arrivait avant moi, l’eau encore vivace (je n’en doutais pas) l’emporterait à une vitesse telle que je ne pourrais pas espérer le rattraper à la nage. Je ne sais pas nager. Qu’est-ce que je foutais là ?
— Vous tentiez d’échapper à la mort par déchiquètement… Qui ne choisit pas la noyade plutôt que l’éparpillement de ses chairs et de ses os ? Et ce mélange aux autres ? Pouah ! Heureusement, nous avons échappé au pire vous et moi ! Il ne nous reste plus qu’à prendre la mesure de nos pertes. Pour ça, il faut revenir d’où nous venons. Alors nous saurons ce qui va nous manquer. Que de nuits hantées par ce qui n’est pas arrivé finalement !
— Mais ça va péter ! Nous ne nous sommes pas assez éloignés pour ne pas subir les retombées, chair et os sans doute, mais peut-être pire…
— Radioactivité ! Vous croyez qu’ils sont capables de…
— Loi de je ne sais plus qui : ce qu’un homme a conçu peut toujours être déconstruit par un autre homme.
— Quelle que soit la race… ? Nous sommes… Nous sommes tellement différents… Et alors… ce ballon… ?
— La nuit l’avait avalé. Je n’entendais plus l’entropie de ses échos intérieurs. Tout d’un coup, le silence. Oh ! juste la fin d’un piaillement ou d’un bruissement d’aile. J’avais moi-même cessé de courir, pieds jusqu’aux chevilles enfouis dans le compost, l’œil aux aguets dans toutes directions descendantes, les mains sur la bouche pour ne pas troubler cette attente, anxiété retrouvée à deux doigts d’atteindre la proie qui se cache soit qu’elle ait décidé de vous sauter dessus soit qu’elle espère ainsi changer le sort auquel vous l’avez condamnée…
— Vous êtes chasseur… ? Ah ! si les choses avaient mal tourné au point de nous priver de toute trace de civilisation, nous aurions eu besoin d’un chasseur… comme d’un ingénieur… et de quelques femmes pour nous donner du plaisir et de l’espoir.
— Vous êtes dingue, mon vieux ! Laissez-le parler. Cette manie d’interrompre même les récits les plus à même de satisfaire le sens ! Alors… ce ballon… ?
— Un ballon d’enfant comme je n’en avais jamais possédé… Je veux dire que l’enfant que j’ai été n’a pas connu les plaisirs et les espoirs (comme vous dites) de cette possession. Puis je n’ai pas eu l’occasion d’en offrir un (ballon) à un enfant… de ma conception ou pas.
— Si vous le laissiez nous raconter la suite de son histoire… ? Le jour va se lever. Nous avons froid. J’ai envie d’un café, comme vous tous je suppose. Ce matin, nos petits commerces de la Tradition n’ouvriront pas. Nos Ateliers n’ouvriront pas leurs portes à l’Ouvrier nécessaire, ni au factotum, ni au bourgeois Vérificateur dont la Journée peut devenir un enfer en cas de Grève ou de cas de Force majeure. Je crains de perdre ce qui m’a été donné plus que ce que j’ai acquis par contrat ou autrement…
— Ah bon… ? Il y a un « autrement » dans votre existence… ?
— Il n’y en a pas dans la vôtre ? Vous m’étonnez…
— Laissons à Dieu et à la Justice le soin d’évaluer… heu disons : l’étrangeté de certains de nos actes. Je serai déçue si le jour ne se lève pas…
— Parole de femme ! Typique de l’esprit de Reproduction ! Si le jour ne vient pas nous éclairer, nous qui avons désormais plus besoin de lumière que tout autre visiteur du temps qui nous reste à vivre, alors je saurais que toute ma vie je n’aurais connu que l’illusion, voire l’hallucination…
— Parole d’homme !
— De poète, madame ! De Poète !
— Quelle est cette île… ? Je ne suis jamais venu ici. Même avec les enfants… Nous n’avons aucune autre perspective que ce qu’il faut considérer comme des rives… n’est-ce pas… ? Le courant se dirige toujours vers l’aval… n’est-ce pas… ? Quelqu’un a-t-il songé à construire une embarcation… ?
— Nous avons vu passer une guérite…
— Avec un cadavre dedans… Couchée sur l’eau, sa toiture en pointe la fendait comme si elle descendait l’embouchure à marée montante…
— C’est improbable ! Sans personne de vivant à son bord, le navire dérive avec le courant. Et si la marée monte, il monte avec elle vers l’amont du fleuve. J’ai appris au moins ça de mon enfance !
— Alors ce n’était pas un cadavre…
— Parole de femme !
— Oh ! vous… Taisez-vous ! On la connaît, votre chanson ! (elle mime une danse érotique sur le comptoir, mais en réalité elle se trémousse sur la murette qui surplombe les eaux toujours en mouvement)
— Qui sommes-nous si nous ne sommes rien ? Ni hommes, ni femmes. Les enfants ne sont que l’illusion de notre remède à l’impossibilité de l’immortalité, idée dont le Grand Médecin flagella le Koran. Que dire alors de nos œuvres ? Cette histoire de jour qui ne se lèvera plus pour nous me tourmente oh ! vous ne pouvez pas savoir à quel point ! Je sens que je vais choisir la noyade, même si l’éparpillement de mes chairs et de ce qui la structure et l’anime n’est plus à l’ordre du jour.
— Du moins n’avons-nous pas entendu d’explosion… Une pareille quantité de produit explosif ne passe pas inaperçue en cas de déflagration… Nous n’avons pas expliqué l’absence presque intolérable de cette combustion dans le récit que nous cherchons ici à parfaire pour notre propre instruction. Nous finirons par en perdre le sens métaphorique…
— C’est vrai, ça… Quelqu’un sait-il pourquoi ça n’a pas encore pété… ? J’ai glissé sur le pavé en côte et j’ai été projeté dans l’eau la tête la première… J’ai même commencé à me noyer…
— Vous m’en direz tant… !
— Il ne parlera pas… (il s’agit de moi) Il est le dernier arrivé si j’ai bien enregistré les nouveaux au fur et à mesure du repeuplement…
— Mais nous ne repeuplons pas, voyons ! Nous sommes ici par hasard… Et puis cette « île » n’en est pas une ! L’eau se retirera… et alors nous nous retrouverons dans un parking ou une allée arborée…
— Où sont les arbres d’après vous… ?
— Arrachés ! Emportés ! Ailleurs ! Un amas d’arbres, de cadavres, de véhicules, de marchandises diverses, de dossiers, de… de…
— Calmez-vous, ma chère…
— Votre chair ! Et puis quoi encore ! Lâchez-moi !
— Mais je ne vous tiens pas…
— C’est elle qui vous tient ! (rires)
— Qui est-il… ? Vous le connaissez, avez-vous dit pour commencer…
— Un flic… Il enquêtait sur l’affaire Alfred Tulipe. Si j’en crois mes connaissances en la matière, il a fait une attaque. Il n’arrête pas de répéter « Mo ! Mo ! Mo ! » Mais ne me demandez pas ce que ça veut dire… Je n’en sais rien.
— Vous n’en savez rien parce qu’il n’a jamais dit « Mo ! Mo ! Mo ! »
— Il a dit « Mo ! Mo ! Mo ! » J’en suis témoin moi aussi !
— Il a dit « Mo ! Mo ! » … heu… d’après moi. Je n’étais pas si loin… Je l’ai entendu répéter « Mo ! Mo ! » Mais ça ne veut pas dire grand-chose non plus…
— On ne va pas se disputer pour un « Mo ! » (rires)
— Appelons-le Momo… Une sacrée référence !
— Il s’appelle Frank Chercos. La dernière fois que je l’ai vu (avant de me lancer à la poursuite du ballon) il était sur l’épaule du nain…
— Celui à qui appartient le ballon… Je vois…
— Vous ne voyez rien du tout !... Je me demande où est passé le nain…
— Nous n’avons pas de nain ici… Il a dû se noyer. Celui-là a eu beaucoup de chance de tomber sur vous…
— Beaucoup de chance que vous ayez enfin attrapé le ballon… avant qu’il ne soit emporté… Vous avez sauté dans l’eau… ?
— Je ne sais pas nager…
— Si je comprends bien, vous l’avez attrapé avant qu’il ne tombe à l’eau… Mais alors, comment expliquez-vous que vous vous soyez retrouvé dans l’eau, avec le ballon en guise de bouée de sauvetage… ?
— Je pensais que ça allait exploser là-haut… Je me voyais écrasé par les retombées… Je voulais m’éloigner pour me sauver… Il n’y avait pas d’autre solution que l’eau… Je pouvais compter sur le courant pour nous emporter le plus loin possible…
— Vous avez dit « nous… »
— Parole de femme ! Quand allez-vous clore votre bec, madame ?
— Laissez-le parler, nom de Dieu ! Il a sauté à l’eau avec son ballon…
— Ce n’était pas le sien… Il nous l’a dit : ce ballon d’enfant, gros ballon de plage, appartenait non pas à un enfant mais à un nain…
— Celui-là même qui transportait ce flic aphasique sur son épaule… Hum… Un grand flic sur la petite épaule d’un nain… Vous inventez ou vous n’avez pas bien regardé… monsieur le secrétaire particulier du maire… cousin de ce Pedro Phile qui a trouvé la mort dans de bien étranges circonstances…
— Peu importe le détail, monsieur l’Ergoteur de service ! La suite…
— Et bien j’ai sauté dans l’eau qui était noire à ce moment-là. J’ai sauté sans même savoir de quelle hauteur je me lançais. Avec le ballon dans les bras. Et la chute a duré une éternité. J’ai bien cru que j’étais en train de mourir. J’ai eu le temps d’y penser. Jamais je ne me serais jeté à l’eau si je n’avais pas possédé un ballon…
— Possédé ? Diable ! Comme vous y allez ! Il ne vous appartenait pas. Si le nain (en admettant que ce personnage existe ou a existé s’il ne s’est pas noyé après avoir perdu son fardeau) n’en avait pas été dépossédé, nous l’aurions vu passer devant nous, voguant avec son compagnon de fortune à bord d’un ballon qui, comme on le sait, ne se dirige ni de l’intérieur ni de l’extérieur puisqu’il ne possède pas de moteur et qu’il n’est pas équipé de la voilure ad hoc. Ces voyages en ballon vous soumettent aux caprices du temps qu’il fait ou qu’il ne fait pas. Voilà comment vous vous êtes retrouvé parmi nous, les Rescapés du Domaine des Trois Palais.
— Ce qui suppose l’existence de trois seigneurs…
— Ou de trois mamelles au lieu de deux… Les temps ont changé depuis l’abandon de la Navarre à son sort hélas ibérique. Le ballon était-il gonflé… comment dit-on… ? à bloc… ?
— Je flottais… Et il se laissait étreindre comme si nous nous appartenions l’un l’autre… Je n’ai jamais vécu l’aventure… (toussant) Ne cherchez pas à comprendre… Oui, le ballon n’était pas gonflé à bloc comme vous dites… sinon il aurait été impossible de s’y accrocher. Je vous remercie pour ce détail sans doute essentiel à la compréhension de l’aventure qui me lie à lui pour la durée encore illimitée de ce récit et de ses digressions inévitables…
— Inévitables… ? Parole de femme ! Le style français ne supporte pas la diversion ni même la subtilité ! Pas de trous dans la fiction ! Sinon, employez-vous à les boucher… avec ce qui vous tombe sous la main… pourvu que ce soit bien dit… sans coq-à-l’âne ni parenthèse…
— Quelle leçon en effet ! Et quel homme ! Je me sens prise !
— Au piège sans doute… car j’ai beau pratiquer le cœur et le vif du sujet à la même enseigne, je n’en suis pas moins homme…
— Donc le ballon, objet du voyage ou compagnon, n’était pas gonflé à bloc… Vous pouviez donc en empoigner les plis pour vous y accrocher. Et il contenait suffisamment d’air pour vous tenir la tête hors de l’eau… sans alizées ni moteur, vous preniez le chemin imposé par les rugissantes eaux. Le rivage, double en cas de canal ou de rivière, défilait autour de vous sans vous tendre la moindre perche, même feuillue. Des objets de nature inconnue, pas toujours délicats, heurtaient le plus souvent la partie de votre corps qui était submergée… À quel moment avez-vous perdu votre pantalon… ? En étiez-vous séparé quand ce que vous avez pris pour un cadavre s’est comme qui dirait collé à vos flancs ?
— Pourquoi avez-vous tâté le pouls de ce prétendu cadavre… ? J’aimerais bien le savoir. Parole de femme…
— Je l’ai reconnu alors qu’il arrivait sur moi…
— « Mo ! Mo ! Mo ! »
— « Mo ! Mo ! » J’étais là…
— Pas au moment où il s’est approché de moi et de mon ballon. Il nageait ! Il me regardait avec des yeux exorbités…
— Vous exagérez l’exorbitation… comme tout romancier qui se… respecte ! Je vois mal le personnage les yeux hors des orbittes qui sont les lieux le mieux adaptés à la pratique exemplaire de la vision considérée comme sens de la perception… fort utile en cas d’approche… surtout à la nage…
— Saignait-il du nez… ?
— Sa main s’est pourtant posée avec douceur sur mon épaule… Il me regardait comme si son esprit était en train de me parler…
— Mais pour dire quoi, nom de Dieu !
— Il ne disait rien, ¡hombre !
— On est arrivé au barrage…
— Mais il se trouve en amont… ! Et il a pété…
— Je vous parle du barrage de la centrale électrique, à la sortie de la ville… Il n’y avait personne sur la digue… Pas de lumière aux fenêtres du bâtiment où les turbines étaient à l’arrêt…
— …si vous en jugiez par le silence qu’elles auraient vaguement troublé si personne ne les avait désembrayées… Continuez…
— La chute ne nous a pas séparés…
— Oh… disons moins de dix mètres en tenant compte de l’inclinaison… Continuez…
— Non ! Coupez ! Je connais l’endroit. J’y ai travaillé. Vous avez évité la passe à poissons de justesse, n’est-ce pas… ? Il n’est pas interdit d’y jeter une ligne… Mais ce poisson n’est pas mangeable, disent-ils… Je ne sais pas… Vous savez, vous… ?
— Continuez…
— Nous n’avons pas coulé longtemps. Il s’accrochait à moi comme je m’accrochais au ballon…
— Chaîne parfaite… Sorte de série à deux pôles… Le positif et le négatif… Pouvez-vous préciser… ?
— Vous vous croyez à la télé entre spécialistes et gilets jaunes ? Quelle tête feriez-vous en prenant soudain conscience que vous n’êtes ni l’un ni l’autre ? Syndicaliste, peut-être… Même pas ! Vous êtes venu pour parler de votre bouquin récemment publié à Paris, ce qui vous change de la campagne où vos feuillets sentent la saison et la récolte qui s’y colle. Ne me demandez pas comment je sais ce genre de choses…
— Nous avons tournoyé un bon moment. Et quand j’ai ouvert les yeux, j’ai vu que nous n’avancions plus. Il a fait « Mo ! Mo ! Mo ! » —
— « Mo ! Mo ! » J’étais là… heu… sorry…
— Ce qui ne voulait rien dire… mais dans son esprit…
— Exactement ! Nous pouvions voir l’eau dévaler lisse sur la pente du barrage. Pas un objet pour briser cette espèce de miroir de lune. L’écume nous environnait. Le bouillonnement remontait le long de nos corps immergés jusqu’aux épaules. Là-haut, le ciel s’étoilait lentement, peut-être parce qu’un nuage entreprenait de masquer la Lune. Sur les rives, l’éclairage public clignotait. On ne distinguait rien de vivant. Pas un appel pour répondre aux nôtres. Nous pédalâmes de concert, mais sans réussir à avancer ni d’un côté ni de l’autre. L’hypothermie menaçait nos consciences. Après les visions de rêve éveillé, l’endormissement gagnait du terrain et nous nous frappions les joues en poussant de petits cris qui ne tombaient que dans nos oreilles en voie d’extinction. Je n’avais aucune intention de le sauver au prix de ma propre perdition, mais il ne semblait pas…
— …raisonnablement…
— …menacer la flottaison qui nous maintenait encore à la surface de la réalité… Je n’ai cherché à aucun moment à me débarrasser de lui… ni lui de moi…
— « Mo ! Mo ! Mo ! » heu… « Mo ! Mo ! » (ça, c’est moi, assis plus loin appuyé contre un tronc)
— Il plaisante… Il est parfaitement conscient. La déconnexion lui interdit de s’exprimer autrement. Nous parlons alors d’intelligibilité. Ce que nous ne comprenons pas est en réalité parfaitement intelligible, mais alors nous parlons de lisibilité.
— Il peut encore écrire… Regardez ! C’est ce qu’il fait… Il écrit dans le sable… !
— Comme il a écrit sur l’eau… Mais vous savez ce que c’est… L’impatience… Je n’ai pas pris le temps… Me remerciait-il ? Avait-il un plan en tête ? Voulait-il savoir si j’avais des nouvelles de ses amis… ? Ou quand la bombe allait-elle exploser ? Avions-nous mis assez de distance entre elle et nous pour ne pas être victimes des retombées, pourvu que celles-ci se limitent aux gravats et autres déchets de l’éparpillement ?
— Quelqu’un a-t-il du papier… ?
— Nous avons tous trempé assez de temps dans cette eau pour ne plus disposer d’aucun moyen de communication…
— Heureusement, il nous reste la parole…
— Justement ce qu’il ne possède plus… !Lástima !
— Triste situation pour un écrivain… !
— (Je ne suis pas écrivain !)
— Et cette explosion qui se fait attendre ! C’est insupportable, cette attente ! J’ai attendu toute ma vie… dans ma chambre… dans la cour de l’école… chez les autres… les quais de gare… la plage sous le parasol alors que les autres jouissaient du moment qui leur était offert par leurs congés… devant la porte… sa porte… elle ne sortait que pour agiter les habitants du paillasson…
— Vous nous raconterez ça une autre fois… Quelle époque ! Tout le monde veut être ce qu’une élite non choisie est devenue à force de remettre l’ouvrage sur…
— Élite et choix me paraissent aller de paire, non… ? Ce qui en dit long sur l’amour censé fonder notre société… Je crois que ce qui m’aura manqué le plus, c’est ce sentiment d’appartenir aux autres avec autant de foi qu’on s’en prend à l’ennemi… Jamais explosion n’aura gagné de sens à se faire attendre…
— Elle n’aura peut-être pas lieu… Qui se souviendra de ce que nous sommes en train de vivre… ?
— Lui… peut-être… car il ne parle pas…
— Je ne vois pas le rapport… heu…
— Il parle car « Mo ! Mo ! Mo ! » ou « Mo ! Mo ! » (selon les témoins qui ne diffèrent que sur ce point après tout sans importance…) est le résultat d’un processus cérébral en dérive… N’est-ce pas, monsieur… Comment l’appelez-vous… ?
— Chercos… Frank Chercos…
— Il opine de la tête et semble sourire, grimaçant aussitôt car si nous avons compris en quoi consiste son problème majeur, nous demeurons incapables de traduire « Mo ! Mo ! Mo ! » dans la langue que nous partageons pourtant avec lui…
— Quelle angoisse au fond de cette espèce de trou ! Vous voyez alors les corps se pencher par-dessus la margelle. On vous descend même le seau… Bientôt, il faudra le remplir, ce seau, de victuailles et de soins… Il va coûter cher à la société… Qui paiera ? sinon nous, pauvres travailleurs sans impotence ni difformité incompatible avec les clauses du contrat… Nous sommes bien sujets à quelques imperfections, mais le management pallie ces défauts de surface afin que chacun trouve sa place dans le monde étroit et hystérique de la Production…
— Ou hors de ce monde… sans toutefois quitter le système par effet de bannissement… Où irai-je si je me retrouvais en Chine ? Chez qui ? La porte du suicide… On la voit longtemps arriver… avec son mur porteur…
— Et une jolie fille à la fenêtre… penchée sur sa poitrine en fleur… Je ne me réveille pas (en principe le matin car je suis soumis au rythme des trois huit…
— Heu… Ça ne fait pas trente-cinq…
— Encore une complication pourtant censée nous simplifier la vie…
— Ah non ! Pas la simplifier ! C’est compliqué de trouver de quoi se divertir ! Et ça coûte cher ! Vous passez le meilleur de votre temps (celui à ne rien faire si c’est ce qui vous chante) à chercher le moyen d’éviter les balles de votre voisin flic qui est payé (grassement) pour protéger le Pouvoir en protégeant ceux qui ne peuvent pas s’en passer…)
— Vous n’avez pas tout compris… En réalité, nous attendons l’explosion… Et elle ne vient pas… J’ai vécu ça toute ma vie… Attendre… Ça viendra, dit la télé. Regardez comme ça vient ! Il n’y a plus personne dans la zone létale…
— Mais tout le monde est à la baille ! Et nombreux sont ceux qui ne savent pas nager… Comme monsieur qui a eu la chance de trouver un ballon…
— Il ne l’a pas trouvé ! Il l’a volé à un enfant… qui n’était pas un enfant… qui a porté ce flic réduit au silence par le mal qui le ronge depuis longtemps…
— (Je n’étais pas opérationnel… !)
— « Mo ! Mo ! Mo ! » qu’il dit ! Mais il ne sourit pas. Vous avez, ma chair, mis le doigt sur la blessure profonde. Je ne sais pas comment vous vous y prenez pour atteindre ces profondeurs… Le génie de la femelle qui n’a pourtant pas réussi à prendre le Pouvoir ! Qu’en pensez-vous, monsieur le policier… ?
— S’il pouvait parler…
— Parce que vous prétendez savoir ce qu’il dirait… de nous… de vous en particulier… de la femme en général… ?
— Pensez-vous que la peur de la mort par explosion lui a détraqué le cerveau… ?
— Elle a bien détraqué le nôtre… Nous… Nous parlons pour ne rien dire… Nous disons « Mo ! Mo ! Mo ! » nous aussi… Sommes-nous assez loin de Paris… heu… je veux dire de la bombe ? Vous l’avez vue, vous, la bombe, et vous pouvez en parler, contrairement (si je puis dire) à ce qui reste de ce flic à la dérive depuis plus longtemps qu’il le dit…
— Mais il ne dit rien… !
— Il dit « Mo ! Mo ! Mo ! » — comme vous et moi ! Et nous sommes détraqués depuis que l’Histoire a pris le chemin du Bonheur contenu dans un spot… un slogan… un camp… Quelle horreur sommes-nous en train de commettre à l’endroit de ceux qui n’ont pas suivi le même chemin ? Regardez… ! Il écrit…
— Avec le doigt, j’en fais autant ! Et en couleurs…
— Lisez ! Mais lisez donc… ! J’ai perdu mes lunettes en sautant dans la flotte…
— Il n’écrit pas… Il dessine… Un ballon… ?
— En tout cas un rond…
— Le O de Mo… Pas de M… Encore un O…
— Ou 0… Comment distinguer le O du 0 si la typographie ne s’en mêle pas ? Or, ce flic n’est pas typographe… D’ailleurs n’est pas typographe qui veut…
— Et le M… ? Que faites-vous du M… ?
— Vous n’avez vraiment rien d’autre à faire… ? Continuez, monsieur le Secrétaire de mairie… Vous étiez dans l’eau turbulente du barrage après son passage forcé dans les turbines… Le ballon menaçait-il de se dégonfler ?
— Je soufflais dans la valve de temps en temps. Nous avions heurté une épine. Ou bien un ongle avait-il, dans la panique bien compréhensible, percé cette peau sans cuirasse…
— Une peau d’enfant…
— Puisqu’on vous dit que c’était un nain, madame… !
— Je ne me suis pas tout de suite rendu compte qu’il était atteint d’aphasie…
— Mais il avait dit « Mo ! Mo ! Mo ! » là-haut… Souvenez-vous…
— J’avais oublié…
— Et où en étiez-vous avec le temps… ?
— Nous avons peut-être raté le jour… Et entretemps…
— Combien de jours sans… jour… ? Les retombées noires comme la nuit… Un ciel de lavis à l’encre de Chine… Nous ne savons même pas où nous sommes…
— Le barrage est à la sortie de la ville…
— Ce qui ne signifie pas que nous sommes près du barrage… Comment le savoir si nous n’avons aucun repère… Tout a disparu… Ce que nous voyons est un effet de nuit… Le jour se lèvera sans nous… au-delà de l’épaisse couche de carbone qui s’étend en ce moment même à tout le globe… C’est facile d’envahir un globe quand on possède la maîtrise de l’espace…
— Vous avez lu ça quelque part, madame… Ce qui ne fait pas de vous une savante…
— Ni de vous un écrivain… ! Ni de lui…
— (Je ne suis pas écrivain !) — Je ne cherchais pas à me faire entendre. Je les voyais s’entretenir de mon destin comme s’ils agissaient en tant que marionnettistes. Exactement ce qu’il convient d’éviter si on prétend se montrer à la hauteur des meilleurs. On ne fait pas ce qu’on veut des personnages. Ils n’étaient pas mes personnages. La question ne se posait pas comme on dit en chambre dorée si elle se pose pourtant mais qu’on attend beaucoup du système de gratification séquentiel en vigueur encore de nos jours malgré l’évidence d’une réalité aléatoire à tendance connexionniste. Mais d’où tirez-vous ce doux langage de connaisseur averti, mon bon monsieur ? O comme l’eau. J’en savais un peu plus qu’eux sur la bombe. Chico s’était déconnecté au moment de franchir les premiers remous causés par le Grand Boulevard qui se comportait comme un affluent, les corps maintenant inertes à la surface ou remontant au gré des vortex, tous feux éteints et l’éclairage public sous la surface, opacité traversée d’objets tournoyants, cris sans réelle portée, les corps se condamnaient à la noyade dans une étreinte désespérée — Qui sauvera l’autre ? Ou qui sera sauvé par l’autre ? Chico fit un signe au-dessus de l’eau puis sembla plonger au lieu d’être soumis à une lame de fond. Un corps nu, sans indication de sexe ni de race, toupina comme une chèvre autour d’un mât et s’enveloppa de sa toile noire et déchiquetée. L’eau montait et menaçait de submerger la totalité des édifices. Il n’y aurait bientôt plus rien à quoi s’accrocher dans l’attente absurde de probables secours possiblement engloutis dans l’action. Rien qui flottât non plus. Ce qui apparaissait à la surface retournait rapidement dans l’eau, des têtes, des objets dépourvus d’utilité reconnaissable, des geysers sans explication, des toiles en spirales qui emportaient avec elles des inerties en proie aux caprices des ondes se croisant… Le ciel semblait se rapprocher tant il noircissait au fil de ce récit improbable et sans issue autre que sa fin. Personne à qui parler. Je m’entendais ânonner, mais sans y croire. La psalmodie de l’incipit. Entre le moment où je lâcherais ma prise avec le sol et celui où il ne me serait plus possible de songer à autre chose qu’à respirer, l’infime roman sans queue ni tête de l’agonie. Il me semblait en avoir les mots sur la langue. Vous écoutez… ? Je ne dis pas « Mo ! Mo ! Mo ! » — Je vous parle de ce que pourrait devenir la suite du roman en formation ici, à même la possibilité d’une catastrophe qui aurait pu être d’origine naturelle ou surnaturelle, mais que la vérité m’oblige à dénoncer comme la possibilité d’une guerre sans merci et sans vainqueurs. Le Mal et la Maladie finiront par se rencontrer en un point qui pour l’instant ne trouve sa place que dans le roman. Qui y songe quand il est en train de tenter de sauver sa peau au lieu de prendre la plume ? « Mo ! Mo ! Mo ! » Même mon doigt ne trouve pas les mots ! Or, sans doigt ni langue le cerveau trouve la porte close et il a beau manier le heurtoir avec toute sa science, rien ne se passe sinon cet enfermement parmi les autres qui entendent « Mo ! Mo ! Mo ! » parce que c’est effectivement ce que je suis en train de leur dire !
— Il entre en crise… à mon avis… Regardez comme il se contorsionne… Coucou, le flic ! Vaincu par plus fort que toi, hein ? Ça t’apprendra à matraquer tes concitoyens au profit de ceux qui te payent ! Traître ! Vendu ! Collaborateur ! Héritier du fascisme ! Porteur des virus de la Forclusion ! Quel métier pétaliste ! Xénélasie immortelle plus que l’âme des convictions intimes ! Dommage que tu ne payes pas plus cher que moi qui n’ai rien vendu de ce qui m’appartient !
— Comme vous y allez, ma bonne chair ! Où allez-vous chercher ce vocabulaire ? sinon dans le dictionnaire de l’Anarchie qui est cause de tant de Réaction salutaire ! Cessez de lui tordre le cou ! Si vous le tuez, nous serons contraints de témoigner… par honnêteté intellectuelle !
— Comment se peut-il qu’il vous soit facile de parler d’intellect à propos d’un flic !
— Mais je ne le suis plus ! Je suis comme saint Paul… saint Martin… et tant d’autres qui devraient encore appartenir à votre imaginaire collectif… J’ai fait du Mal au Pauvre, par l’intermédiaire de l’écran car je n’étais pas opérationnel, mais depuis je pratique le Bien sur la personne du Fou ! N’est-ce pas là la meilleure entrée en rémission ? Sans soumission idiote ni jurement sur la place d’armes ? J’ai déjà demandé pardon. Et il m’a été accordé !
— Il a l’air d’avoir mal… Il grimace comme un singe… Il retrouve ses racines…
— Parce que vous ne descendez pas de la guenon, peut-être… ?
— Monsieur le Secrétaire particulier du maire…
— Oui… ?
— Nous avons absolument et sans doute de manière urgente besoin de savoir combien de chemin avez-vous parcouru depuis le barrage électrique…
— …qui se situe à la sortie de la ville…
— …en compagnie de ce flic dont vous avez autorisé la présence à votre bord ?
— Je n’en sais rien. Comme je n’en sais pas plus sur les raisons qui ont mis fin au tournoiement à proximité des eaux cascadantes du barrage… Soudain, le ballon a perdu sa flottaison et nous nous sommes retrouvés sous l’eau…
— Une lame de fond… J’ai connu ça du temps où j’habitais au bord de l’Océan… Au moins deux noyés par saison à cause de ces maudites lames de fond que l’estuaire fomentait dans son sein… Sans compter les noyades à marée montante, surtout à l’époque de la Saint-Michel, au solstice. Entre sainte Anne, saint Vincent et saint Michel, nous étions bien gardés…
— (aparté) Un vieux con qui prenait l’air quand l’eau l’a surpris dans un bureau de tabac où il critiquait le commerce des pipes… (puis) Si j’en juge (c’est mon métier… je peux le dire maintenant que… le moment n’est pas loin où… nous ignorons si cette explosion est du type classique ou… moderne… Vous comprenez… ?) si j’en juge par votre présence parmi nous, cette lame de fond (en admettant que cette théorie soit recevable) a fini, avant toute suffocation, par vous lâcher…
— …comme on libère le gentil furet pris au collet…
— Nous sommes remontés à la surface comme un seul bouchon après que la prise se soit libérée de l’hameçon…
— Tant pis pour l’appât !
— La nuit était tombée sur nous. Ou plutôt, il n’y avait plus d’éclairage sur les rives. La proue d’une péniche a surgi de l’obscurité, parcourue de reflets de lune… sinon nous ne l’aurions pas évitée… Nous pédalions sans ménager nos efforts et notre bras disponible souquait ferme. Et de concert ! Quelle entente, mes amis ! Je vous prends à témoin, Frank… Je ne raconte pas des craques…
— « Mo ! Mo ! Mo ! »
— Il n’a pas dit « Mo ! Mo ! » ce qui pourrait… je dis bien pourrait… me donner finalement raison…
— Mais devant quelle instance autorisée, bougre d’homme !
— Il n’était pas question de remonter le courant… qui promettait de nous épargner les effets de l’explosion…
— La suite ! La suite ! La suite !
— Il n’y en a pas…
— Que dites-vous… ? Il y en a forcément une… Sinon, vous ne seriez pas ici… en notre compagnie… à une distance de la bombe qu’il nous est impossible d’évaluer si vous ne nous en dites pas plus ! Nous ne savons pas si nous allons nous en tirer avec un minimum de perte… Ni si le Terrorisme a mis sa menace à exécution… de nous polluer de leur nucléaire coranique…
—Pourquoi les Américains n’ont-ils pas agi à temps… ?
— Et à notre place… ?
— Les Russes n’expliquent pas tout… Ni les Chinois… J’ai connu une Chinoise, mais elle était de Taïwan…
— S’il pouvait parler, il vous dirait comme moi… Nous avons dérivé jusqu’ici… Nous n’avions pas l’intention d’accoster… remarquez bien… Vous nous avez arraisonnés !
— Nous ne possédons pas de canons ! Nous vous avons hélés d’aussi loin que le permet la largeur de ce nouveau fleuve…
— …qui n’est peut-être qu’une rivière… Ne dites pas le contraire, madame la savante !
— Vous avez jeté le filin… Nous n’en avions pas à votre service, monsieur le Juge. Le bout s’est noué autour du cou de mon ami…
— Vous appelez un flic ami… ? Hé bé…
— C’était un lasso… C’est ce que je fais de mieux dans le cirque où je me produis depuis ma plus tendre enfance…
— Enfant de la balle ! Oh mais c’est que je n’en ai jamais rencontré… !
— Profitez de l’occasion, madame… Nous vivons peut-être nos derniers jours… voire nos dernières heures… Nous ne savons pas comment nous allons disparaître… Écrasés, éparpillés, atomisés… Je sais aussi monter à cheval…
— Donc, si j’en juge par la teneur de votre récit, vous n’avez pas d’éléments susceptibles de nous donner une idée de la distance qui nous sépare de la Bombe… ?
— Non… Mais moi je peux vous en parler, de la Bombe… « Mo ! Mo ! Mo ! »
— Il en sait peut-être plus long que vous… Ces flics sont capables de se repérer même dans le noir absolu…
— Ancien flic…
— Il ne sait même plus écrire… Il écrit O ou 0 avec une opiniâtreté de poète symboliste…
— Or, j’avais vu le ballon s’enfuir, prenant la pente des bois où capotes et mouchoirs, à intervalle d’amour ou de plaisir, bornent le territoire des secrets de Polichinelle. Le vent profitait des parlements improvisés pour déplacer feuilles mortes et pétales en voie de décomposition. Le ballon tira partie de cette occase et, par effet de rebondissement mesuré à l’aune de la panique générale, entra dans le bois sans en emprunter toutefois le chemin de service. Phile (vous le connaissez désormais, inutile de vous le présenter sous un autre jour) se sépara du groupe que nous formions et dont j’étais momentanément le centre d’intérêt (vous en connaissez la raison, pas besoin ici de revenir sur la question). Je le vis s’éloigner en catimini, jambes pliées sous lui comme des ressorts contraints par bridage, le cou oblique et le front en avant, bras en manivelles dans l’air saturé de paroles vaines autant à mon propos qu’au sujet de la bombe qui constituait le clou du spectacle à venir. Les caméras avaient pris la tangente, mais pour aller où ? Seuls les dispositifs de surveillance clignotaient dans les angles au-dessus des têtes et hors de la portée des mains baladeuses. Les signaux vidéo se bousculaient dans les ondes porteuses. Quelque part dans un blockhaus maquillé en chaumière cocardière et fervente, des écrans renvoyaient en continu une certaine idée de la réalité et les monteurs s’activaient, piquousés depuis Paris par l’intermédiaire des porteurs du virus de la rage. Le Monde était en arrêt devant l’importance de la proie médiatique. Les chasseurs écrasaient des brindilles rendues craquantes par l’été qui avaient sévi sur les terres en instance d’attentats. Le ballon disparut dans la broussaille et Phile entra dans le taillis, ayant noué sa chemise sur le ventre juste sous le nombril qu’il avait en forme de larve au fond d’une cellule. Il disparut lui aussi. Je m’agitai, giflant les grosses joues du nain qui comprit que je n’étais pas en train de mourir mais que j’allais considérablement changer de comportement moteur et langagier à moins d’une heure (selon son estimation) de l’explosion qui s’emploierait à broyer de l’humain dans l’amalgame en fusion de la matière de construction et du mobilier végétal que les jets d’eau programmés arrosaient en ce moment-même de leurs arcs-en-ciel. Deux femmes nues s’y imprégnaient de couleurs les plus diverses, folie considérée comme passagère relativement à l’impossibilité de concevoir autre chose que la Mort à la place du Plaisir. D’autres êtres commencèrent à jeter leurs oripeaux sur le gazon humide que des oiseaux nocturnes picoraient sans se soucier de ce qui tourmentait leur environnement humain. Signe, dit Chico, qu’il ne va rien se passer, car les animaux ont un sixième sens, et même un septième, qui leur permet de sentir le malheur à distance, laquelle est mesurée en temps en ce qui nous concerne, pour les animaux je ne sais pas, je n’ai pas poussé le visionnage documentaire jusque-là…
— Vous parlez si c’est important ! grogna Sally Sabat. Le pauvre homme (elle parlait de moi) ne durera pas plus que nous.
— A-t-il conscience de ce qui lui arrive… ? fit Alice qui avait perdu sa culotte dans la mêlée.
— Nous sommes foutus si nous ne prenons pas la poudre d’escampette, dit Chico qui recevait stoïquement mes claques.
— Le ballon est parti ! hurlai-je (Mo ! Mo ! Mo !) Le Phile court après. Il a compris que c’est une bouée de sauvetage. Il se sauve sans nous ! Faites quelque chose, nom de Dieu !
— Que dit-il ?
— Vous l’avez entendu comme moi : « Mo ! Mo ! Mo ! » Il n’en dira pas plus. Ah ! s’il pouvait cesser de me taper sur les joues !
— On dirait qu’il cherche à en faire quelque chose que vous ne soupçonnez pas…
— Filons avant qu’il en soit trop tard pour…
— Pourquoi, mon Dieu ?
— Pour espérer nous en sortir sans trop de mal…
— « Mo ! Mo ! Mo ! » (Ce qui voulait dire : On a encore une chance de rattraper le ballon avant ce maudit fils de pute !)
— Éloignez vos joues, mon vieux…
— Je ne peux pas… C’est plus fort que moi…
— Du Morse… ? Ou quelque chose dans le genre… ? Laissez-moi écouter…
— Pas le temps ! Aidez-moi à le hisser sur mon épaule.
— Alice, où êtes-vous ?
— Je cherche ma culotte…
— Pour y mettre quoi ? Prenez une jambe. Et vous celle qui vous tend les bras. Hisse !
Le nain était solidement bâti. Son deltoïde était dur comme de l’acier. Il pivota, contraignant les deux femmes à décrire un arc de cercle qui provoqua des trébuchements sur les marches. Je ne me débattis plus. Je me ramollis pour signifier ma soumission à l’action initiée par le nain. Une main me tapota une joue en signe de reconnaissance. Inutile de compliquer ce qui va bientôt se poser comme problème insoluble. Le supplicié doit paraître terrifié et non pas courageux s’il veut émouvoir la foule et mériter sa compassion. J’avais terriblement peur de finir mon existence sous l’eau. C’est peut-être moins terrifiant que sous la terre, mais l’idée de cette claustrophobie m’a toujours hanté. Un écrasement instantané m’eût satisfait, si toutefois il m’en eût laissé le temps. Nous progressions dans l’ombre. Alice usait de ses deux bras pour tenir ma jambe, ce qui l’empêchait de baisser sa jupe qui remontait sous l’effet du croisement de ses cuisses. Entrejambe qui occupait le meilleur angle de mon champ de vision. Les motifs géométriques du textile avaient perdu leur sens, mais ça m’occupait l’esprit. Je savais bien ce que la culotte ne masquait plus, mais je n’avais pas eu l’occasion d’y satisfaire mon voyeurisme hérité d’une enfance dont l’éducation avait principalement consisté à ne jamais regarder les choses en face, surtout si la possibilité de les surprendre hors de leur habitat naturel ou d’usage m’était donnée par les circonstances d’un déshabillage ou d’une chute sur les marches du parvis de l’église. Le poil renaissant des cuisses limait ma joue.
— Que cherchez-vous maintenant ? dit Sally fortement irritée par un ralentissement qui augmentait, selon elle, le poids de ma jambe sur son épaule.
— Je pense à mon ballon, dit le nain qui haletait. Je l’ai perdu de vue dans la précipitation qui a précédée l’action… Il nous aurait été bien utile…
— Où est passé votre oncle… ?
— Il mourra avec les autres… Il est déjà bien parti pour tout oublier avant de ne plus pouvoir se souvenir…
— Comme tu y vas, neveu ! Laisse tomber le ballon et continuons !
— Nous n’irons jamais assez loin pour être à l’abri des retombées…
— Retombées… ? C’est la première fois que j’entends ce mot…
— Et Tchernobyl alors ? Fukushima ? Naga…
— Ah, ça… !
Oui, ça ! Il était bien aimable, ce petit nain ! Et fort ! Mes jambes l’eussent déséquilibré, certes, mais Alice et Sally se donnaient à leur fonction sans ménager leur musculature féminine, ce qui en dit long sur leur volonté de survie. Pourquoi ne pas me jeter maintenant dans la broussaille ? On n’entendrait pas mes cris. Si j’en poussais toutefois, seul mon cerveau en aurait connaissance. Serais-je alors lentement broyé par les éboulis dévalant la pente ? Combien de temps pour ne plus y penser ? Mais le nain avançait sur des jambes apparemment exercées. J’entendais la broussaille se déchirer. Les déplacements sur l’épaule et les ajustages pratiqués par mon porteur ballotaient ma tête entre les cuisses d’Alice et le derrière volumineux du nain. À la tangente, les maigres jambes de Sally cisaillaient sa robe non fleurie, chevilles d’os et de veines bleues, elle pantelait avec sifflements et gargouillis. Avait-il été question de la culotte d’Alice ? Je pouvais voir les poils aux gouttes scintillantes. Puis les fesses se remettaient à gonfler en alternance et ma tête rebondissait sur l’une d’entre elles.
— Je vois l’eau ! dit le nain.
— Quelle bonne nouvelle ! Nous serons au moins arrivés jusque-là… J’espère que nous pourrons jouer à ricochet… Vous avez pensé aux asticots… ?
Sally devenait amère au seuil de la mort. On attendrait la noyade ou le broiement. La plage n’en était pas une. Et pourtant, je l’avais espéré. Il s’agissait d’un talus peuplé de racines folles. L’eau vrillait la terre qui s’amenuisait, mottes chutant sans ondes, pas le temps de jouer. Une guérite passa, sans doute celle qui jouxtait la grille du Domaine. Mais pourquoi celle-là et pas une autre, n’est-ce pas ? Un homme se penchait sur le bastingage à bâbord, les bras dans l’eau jusqu’aux coudes, immobile et clownesque parce que la mort n’avait pas fini de jouer avec lui. Il nous vit, si j’en jugeais par la fixité de ses yeux, mais ils reprirent leur roulement et la guérite emporta le tout sous les branches des arbres penchées, racines verticales en contrejour, mais de quel jour puisque le soleil ne se levait pas ? Le nain se frotta vigoureusement le nez :
— J’aurais dû sauter à l’eau pour ramener cette guérite, grogna-t-il. Voilà qu’elle profite à un mort !
— Mais l’eau vous aurait emporté aussi loin ! Ne nous laissez pas seules…
— « Mo ! Mo ! Mo ! » (Vous avez dit « seules »… ?)
— Qu’est-ce qu’il dit… ?
— Posons-le sur le sol…
— Où voulez-vous donc qu’on le pose… !
La terre était gorgée d’eau mais l’herbe tendre. Alice baissa sa jupe jusqu’aux genoux. Elle n’avait pas de culotte en effet… Mon cerveau était nettement partagé entre ce que je percevais de l’extérieur et ce qui se passait dans le mainframe en alerte de haut niveau. La culotte manquait à l’appel de ma mémoire.
— Pas d’issue, regretta le nain qui agitait ses épaules sans cesser d’en masser le volume traversé de transes. Il n’y a rien à faire, je crois…
— Attendre… Drôle de façon de mourir ! Ou pas si drôle que ça…
— « Mo ! Mo ! Mo ! » (Je vois le ballon !)
— Vous comprenez ce qu’on dit, Frank… ? Dans ce cas, tapez des mains… Comme ça…
— Que fait-il ?
— Je ne comprends pas… Il peut taper des mains mais… il ne le fait pas…
— À mon avis, il ne peut plus faire ce qu’il veut… Ni parler, ni taper des mains…
— Vous pensez qu’il comprend… ?
— J’ai limité mes études à la cuisine rapide, madame…
— Ce serait beau si ce n’était pas aussi tragique…
Le ballon dansait sur l’eau. On aurait dit que quelque chose le retenait. Pourtant, Phile n’était pas visible. Peut-être noyé… Le ballon à portée ! Mais à portée de quoi ? Mon cerveau ne trouvait plus le la. Non pas que mon corps eût trouvé l’autonomie que je lui avais longtemps rêvé, mais il ne comprenait plus mon langage ou alors mon langage n’en était plus un et je parlais à mon double, un remplaçant qui ne savait même pas qu’il était censé jouer et que j’avais besoin d’un acteur pour paraître sur la scène en tant qu’auteur. Comme tout un chacun, quoi ! Qui n’est pas l’auteur de ses propres jours ! Ah ! que de questions jusque-là laissées sans réponse par paresse et sous l’empire de l’immédiateté des jouissances les mieux partagées ! Ce ballon me narguait. Et de pas si loin que ça !
— Cette agitation témoigne d’un effort pour sortir de ce nouveau soi… suggéra Sally. Inutile de poser l’oreille sur ses lèvres, Alice ! Songeons plutôt à nous sortir de là. Sait-il nager au moins… ?
— J’entends « ba »… Oh ! Sally !
— Vous êtes sûr que c’est « ba »… ? Laissez-moi écouter !
— « Mo ! Mo ! Mo ! » (Ballon ! Ballon ! Ballon !)
— Il dit « Mo ! Mo ! Mo ! » et non pas « ba »… D’ailleurs, ça ne veut rien dire… pas pour nous en tout cas… C’est « Mo ! Mo ! Mo ! » qu’il dit ! Écoutez…
— « Mo ! Mo ! Mo ! »
— En effet… J’ai dû halluciner…
— Mais par rapport à quoi… ?
— Ballon ! dit le nain.
Il le voyait enfin ! Il le désigna d’un index sans dactyle. Elles tombèrent à genoux au bord de l’eau. Jamais ballon n’avait tant signifié. Son habit d’arlequin remettait l’enfance sur le tapis où l’âge mûr a imposé les jeux de dés. Elles poussaient de petits cris de veuves, s’arrachant presque les cheveux. La jupe d’Alice était remontée sur ses cuisses. Elle ne bandait pas. Moi si. La joie. Mon cerveau la communiquait aussi à mon corps qui s’agitait comme un insecte incapable de se remettre sur ses pattes. Le nain estima qu’en plongeant après la broussaille d’épines, où un trou à truites exhibait une eau verte et tranquille, puis en brassant jusqu’à l’autre rive, ce qui était plus que risqué, il pourrait atteindre le ballon par la terre ferme. Le visage des femmes s’assombrit.
— Traverser l’eau me paraît dangereux, mon ami… Et en admettant que vous puissiez gagner l’autre rive et que le ballon reste à portée de main, qu’en ferons-nous… ? Vous de l’autre côté, avec le ballon dans les mains, et nous pauvrettes du mauvais côté, incapables de nous mettre à l’eau sans y couler comme deux pierres…
— Sans parler de Frank qui ne sait pas nager…
— Mais s’il savait nager, idiote ! nous pourrions compter sur son dos et ses nageoires ! Ah ! je ne sais plus… Je ne sais plus !
Mais le nain avait déjà sauté. Ou plutôt il s’était introduit dans l’eau du trou à truites, s’aidant d’une branche opportune qu’il effeuilla d’abord. Je le vis entrer dans la masse inerte sans la déranger. Il frissonnait tant que son menton n’atteignait pas la surface. Puis il hésita à quitter le trou, observant les remous qui déformaient la surface des eaux en mouvement. Soupçonnait-il une force cachée dans cette lenteur ? Une lame de fond ou quelque vortex tapi dans ce qui servait de lit à cette rivière improvisée ? Le ballon, plus loin, semblait l’attendre. Où était passé Phile ? Avait-il atteint la rivière après le ballon ? Ou celui-ci avait-il été stoppé par la broussaille ? Il ne lui avait alors pas été difficile de se mettre à l’eau et de se laisser dériver au gré du courant. Mais le ballon s’était pris dans les branches d’un arbre tombé. Je scrutais l’ombre environnante. Le nain la traversa. Il moulinait, sortant imprudemment ses bras hors de l’eau, sa tête coulant et réapparaissant comme si quelque chose s’accrochait à ses pieds, l’entraînant vers le fond. Et il luttait comme un perdu sous les yeux terrifiés des femmes. La jupe d’Alice remonta carrément sous les seins. J’aurais pu croire que Dieu s’en chargeait, qu’il avait quelque chose à me montrer avant de m’arracher à l’existence terrestre à laquelle mes parents m’avaient condamné. Je vis clairement le triangle de poils. Dieu me disait : « Tu vois ce que je vois, Frankie ? » Mais aucune parole ne sortit de ma bouche hormis « Mo ! Mo ! Mo ! » — ce qui signifiait « Je vois que ce sexe est celui d’une femme…
— Or… dit Dieu.
— Alice est un homme…
— Donc…
— Cette Alice n’est pas celle que je connais…
— Qui est-elle donc… ?
— Un imposteur !
— Mais c’est une femme ! Tu le vois bien ! Je te le montre !
— SI ce n’est pas Alice, alors Alice est une femme…
— Stupide animal ! »
Dieu ordonna aux mains d’Alice (ou de celles qui y ressemblaient comme gouttes d’eau sauf ce détail signifiant) de baisser la jupe jusqu’à mi-cuisse. Je ne l’entendis plus parler. Il avait filé à l’anglaise, m’abandonnant, croyait-il, à la confusion relative au sexe d’Alice et à l’importance qu’elle avait précédemment prise comme travestie dans mon roman en cours de formation. Il se trompait ! Toute mon attention était revenue au ballon et, hors champ, au nain qui luttait contre Dieu peut-être, loin d’avoir atteint l’autre rive où brillaient des lucioles immobiles. Bruits d’élytres diverses. Le ruissellement animait les herbes hautes du taillis à moitié submergé. Chico tentait-il de revenir sur notre rivage ? Sally s’acharnait dans la broussaille, pliant les branches pour en tirer une perche, mais en vain. Alice, désespérée, gisait comme en prière parmi les joncs. On entendait le gémissement lamentable que la mort lui inspirait. Les gouttes qui atteignaient mon visage étaient projetées par le secouement hystérique auquel se livrait Sally, maigre et pauvre femme dont les bras soudain dénudés montraient à quel point elle manquait d’exercice. Pendant ce temps, interminable, le nain suffoquait, la tête de plus en plus inclinée pour garder la bouche hors de l’eau.
— Mo ! (Ce qui voulait dire Dieu !)
Mais pas de réponse. Dieu était sous l’eau en train de tirer les pieds du nain, le soumettant à un supplice de Tantale dont l’issue ne pouvait être que fatale. Un type que je venais à peine de rencontrer et qui avait cherché à me sauver la vie ! Et je ne pouvais rien tenter pour le sauver à mon tour. Sally réussit enfin à arracher une branche qu’elle n’effeuilla pas tant il était urgent de s’en servir. Elle entra dans l’eau jusqu’aux chevilles, puis jusqu’aux genoux, jusqu’à la taille, puis les épaules coulèrent, mais la perche était trop courte ! Et les bras du nain, alternativement, se tendaient au ras de l’eau pour en atteindre les feuilles tremblantes. En vain ! Il coula. Dieu en avait fini avec cette existence raccourcie. Je consultai ma montre et laissai passer deux bonnes minutes avant de m’écrier :
— « Mo ! Mo ! Mo ! » (Autrement dit : il s’est noyé !)
Alice cria :
— Elle se noie !
Et je vis la perche feuillue tournoyer à la surface de l’eau, filant vers l’aval comme si elle ne se pressait pas d’en finir avec notre souffrance de spectateurs impuissamment conçus par ce Dieu sans pitié pour sa moindre création. Sally avait disparu.
— « Mo ! Mo ! Mo ! »
— Ferme ta gueule, toi !
Alice se releva. Son visage exprimait une sourde colère. Elle mit les pieds dans l’eau clapotante, mais sans aller plus loin qu’un petit mètre. Sa jupe était retombée sur ses genoux boueux. Elle remonta sur la rive pour s’apercevoir qu’elle avait perdu ses chaussures. Elle ne chercha pas à les retrouver. On aurait dit qu’elle avait l’intention de remonter. La mort par noyade l’épouvantait-elle à ce point ? Choisissait-elle l’écrasement par retombée ou l’écartèlement par onde de choc ? Elle me laissait seul, ne se souciant plus que de son sort, s’y préparant si j’en jugeais par ses mains jointes et par le remuement électrique de ses lèvres. Il me revint alors en mémoire ce que Dieu m’avait révélé à son sujet. Est-ce qu’il était encore temps de changer la nature du récit la concernant ?
— Après ce long silence…
— …qu’on ne s’explique pas…
— …faut que je vous raconte… à propos de la Bombe… J’avais descendu par les bois moi aussi. Je dis moi aussi parce que c’est cette idée que j’ai eue de suivre quelqu’un… Je croyais que c’était quelqu’un parce que ça allait tout droit où ça voulait aller… et maintenant que je vois ce ballon… ah mais c’est-y possible que ce soit celui que j’ai poursuivi… ? parce que voyez-vous un truc rempli d’air alors qu’on a cette idée de prendre la large ça vous inspire une de ces envies de vivre et même de revivre ! Je suis seul dans la vie, il faut dire… Je vais voir les putes pour l’hygiène. Ça me sort de ce que mon psy appelle mon narcissisme… J’ai retenu ce mot, messieurs… heu… madame… rapport à ce qui se passe en moi quand je ne fais plus rien de bon… genre travail et patrie… famille non car je n’en ai pas. Je bosse pour les autres et ça me paye le droit de vivre. Je comprends ça. Pour la patrie, c’est inexplicable. Je sais pas pourquoi j’y vais à toutes les réunions. J’y prends pas la parole. Je me parle chez moi ou quand ma langue a pris froid. Ce qui ne veut pas dire que je n’ai pas d’amis. Est ami celui qui me procure du plaisir et ennemi celui qui ne m’en procure aucun. Je traduis librement. Donc je me suis pas senti le moins du monde coupable d’abandonner mes semblables à portée de la Bombe. Ils pensaient qu’en ne s’approchant pas plus loin que le premier gazon, ils étaient à l’abri du souffle et de la destruction. Ils ne savent pas ce que c’est le souffle. J’ai connu ça au Mali dans le désert. Ça soufflait chaque fois et le juteux nous disait de pas nous inquiéter pour les effets à l’intérieur, « tant physiques que psychiques ». Je n’en suis pas mort en effet. Mais à quoi ça servirait que je me marie ? Voilà pour le côté patrie, ma participation à ce qu’on ose plus appeler révolution nationale et qu’on appelle pas rébellion patriotique. Qu’on devrait ! Parce que c’en est ! Mais le jaune est la couleur des cocus. Et aussi la couleur du jeune Vingtras quand il arrive à Paname avec un costard que sa source d’inspiration a taillé dans le tissu du canapé. J’habite pas dans un placard à balais mais j’habite… Je mange pas du caviar mais je caviarde… Et sans plume ! Car comme vous pouvez le constater, je suis pas écrivain…
— (Tout comme moi ! Continue, l’ami !)
— C’est fou ce qu’on peut être malheureux quand on le fait pas exprès ! Je passe le meilleur de mon temps (entre midi et deux) à ne pas voir ce qui saute aux yeux. Faut pas que ça saute si c’est que je voye qu’on veut ! Et je vois. Trouble ou double, ma foi les amis ça rime ! Dites-moi si vous en voulez, j’ai tiré les caisses hors de l’eau ya pas une heure. On le met en bouteille pour pas qu’il se mélange à l’eau. Ne troublez pas l’eau qui dort, elle ne se réveille jamais. Et ses rêves sont les nôtres si on y met du sien. J’avais une de ces envies de chialer devant tout le monde ! Je me gênais pas. Même que des femmes me consolaient sous la table, mais elles avaient vite fait de s’apercevoir que j’avais fait la guerre et que j’avais pas eu de pot. Il a fallu que ça tombe sur moi. J’en connais un qui est revenu plus fort que quand il y est allé. Il travaille dans un bastringue de la rue Clémenceau, le Tigre. Enseigne avec copulation surdimensionnée et sans enfant à la clé. L’idéal politique depuis la nuit des temps. On regarde ces érections comme si c’étaient les nôtres. On n’a pas vu mieux depuis. Bref, comme dit notre ami Phile, qu’est-ce que je vois qui se tire en douce vers les bois si c’est pas un ballon ? Mais un de ces ballons qu’on peut pas gonfler à la bouche, un mètre au moins de diamètre ! Et des couleurs façon arlequin. Ça donne envie de jouer avec des gosses, si vous voyez ce que je veux dire… Mais de gosses, nada. Ils étaient tous morts ou ils les avaient abandonnés à leur sort de nageurs inexpérimentés. Et qui je vois qui se met à courir après le ballon si c’est pas cet ami Phile, pourvoyeur patenté qui a des relations jusque dans l’administration de la Justice ! Je me dis que si un type de ce genre court après un jouet, c’est qu’il sait ce qu’il va en faire. Et que ça n’a rien à voir avec ce que j’ai moi-même prévu d’en faire usage… Donc, je prends la tangente et me retrouve dans le bois à sautiller sur les aiguilles, tellement que ça s’en tenait au silence dans les arbres. Les perdrix des buissons montraient des têtes étonnées : « Qui c’est çui-là… ? » « Jamais vu… » « Sauf devant la vitrine du Tigre que des fois je me suis demandé si c’était pas un ancien flic…
— (Comme moi !)
— …mais il est jamais entré et le portier lui conseillait la Presse spécialisée… » Des perdrix ! Je leur connais la parole. J’avais connu ça avec les rares insectes qui montraient le bout de leurs antennes dans le sable. Personne ne m’a jamais poursuivi. Et je n’ai jamais couru après la gloire. J’aurais droit, si j’en crois mon voisin, à une gloire téleste. Pas plus. Dire que j’ai choisi de prêter ma peau à l’expérience terrestre ! Qu’est-ce qui m’est passé par la tête, j’en sais pas plus que vous sur le sujet ! Et il a bien fallu que ça passe ! Comme qui dirait que Dieu me faisait des signes sur le seuil, celui du plongeon dans la Réalité. « Tu veux tout savoir de ce que c’est réellement, la Création… ?
— S’ils ont prévu des arrêts obligatoires, je dis pas non… »
Et il me pousse, mais sans violence, des fois que j’ai envie de reculer au moment de quitter le paillasson, les deux pieds dans la Réalité, papa ! Et que dire de maman sinon qu’il n’y en a qu’une pour tout le monde, comme vous, madame… Mais ne craignez rien de ma part… Bref, comme disait Phile ici présent (ce qui pose un sérieux problème chronologique, voire anachronique…), j’étais dans un bois où j’avais jamais chassé. L’Enfer, à ce qu’on m’a dit, commence dans les bois. Mais le soleil n’est pas au rendez-vous, me dit mon conseiller. Ce que tu vois là-haut, c’est les types qui possèdent des torches et qui s’en servent pour voir si ce que leur a dit le Député est aussi vrai que ses mensonges.
— Mais non ! C’est pas une Bombe ! Ah mais qui c’est le con qui vous a dit ça ? Ya pas plus de Bombe que de beurre dans la sauce. Si c’était une Bombe, bande de crétins congénitaux, je le saurais ! Or, je ne le sais pas ! C’est des bidons, oui… mais c’est pas pour une Bombe qu’on les a stockés dans la Réserve. Ah ! c’est vrai qu’on aurait dû informer. Mais on voulait faire la surprise. Quoi « monsieur ça sent l’essence… » ? Bien sûr que c’est de l’essence. Vous zavez pas zentendu parler de la menace de pénurie des fois ? Et où c’est-y, popolo, qu’on la met l’essence quand elle vient à manquer à nos pompes si c’est pas dans une cachette que si un conard de fonctionnaire zélé ne s’en était pas mêlé personne ne saurait qu’il y a une Bombe dans la Réserve départementale. Ah ! j’étais loin de m’imaginer que ça arriverait ! Et pourtant je connais le niveau de l’esprit de sacrifice qui caractérise la Fonction publique en cas d’invasion et des fois de Défaite sans autre Arbitre que l’Évidence. On a mis l’essence là en cas queue ! Ce qui ne veut pas dire que c’est le cas. Qui c’est qu’à ouvert un jerrican pour renifler voir qu’est-ce que c’était si c’est pas du pinard… ? Hein… ? Je lance une enquête sénatoriale dès qu’il ne pleut plus, ce qui arrive toujours tôt ou tard, non ? Qui c’est qu’est pas d’accord avec moi… à part l’Opposition… ? Venez voir vous rendre compte par vous-mêmes… Ya pas de terrorisme là-dedans ! Mais je vous comprends, même si vous en avez écrasé quelques-uns… Au fait, où sont passés les gosses… Bref… Entrez pour renifler et bien regarder dessous des fois que je serais un menteur…
Et on est entré. Pas tous, parce qu’on était des tas. On a vu les bidons. Des en plastique et des en métal. Avec des bouchons et pas de fils.
— Vous avez déjà vu une Bombe sans fils, les amis… ? répétait le Député. Lequel qu’il faut couper s’il y en a pas ? Ah ! c’est pas comme à la télé la Réalité !
Il riait. Se tapait le bide en clignant de l’œil en direction de la porte de la Cave que Qand, le veilleur de nuit, gardait comme si c’était la sienne. Il avait dû descendre plusieurs fois. Il en avait l’haleine. Il me dit :
— Si j’avais su que c’était pas une Bombe…
— Qu’est-ce que t’en aurais fait, ballot… ?
— J’ai une bagnole et des bouches à nourrir… pas comme toi !
— Que si j’en avais j’aurais pas de bagnole ! On en avait dans le désert…
— Ah ! lâche-moi avec tes histoires ! Qu’est-ce que tu es venu chercher… ? Me dis pas que tu es ici gratuitement…
— Ça m’arrive, figure-toi… Mais pour les gosses, couic ! Alors, cette essence… ? Je reviens demain… ?
— T’en feras quoi… ? C’est pas dans tes cordes, ce qui se boit pas… On a eu un arrivage de Pommerol… En cubis de 20… Ah ! T’es pas taillé pour…
— En tout cas, si ça pète pas… je reviens demain…
— Sauf que des fois on sera sous l’eau… Ça continue de monter… Dommage pour la marchandise de gueule… L’essence, je m’en fous…
— Il en faut pour faire la guerre ! Regarde Hitler… Pas foutu d’alimenter ses inventions à péter de l’anglo-saxon dans les airs et partout où ces esclavagistes trouvent toujours le moyen de s’aventurer aux frais du communisme. Mais je vais pas rester ici à attendre de crever d’hypothermie dans une flotte pleine de virus et de produits chimiques. J’ai vu un ballon…
— Un ballon de quoi… ?
— Pas de limonade, conard ! Un ballon avec de l’air dedans…
— Un ballon qui flotte… tu veux dire… ? Mais c’est perso un ballon… J’ai quelques dames-jeannes mais ça me fait chier de les vider pour rien…
— Tu préfères crever, peut-être… ? Le ballon dont je te parle il a au moins un mètre de diamètre… ! Tu connais la formule…
— Oh ! j’ai bien changé depuis… Et puis j’en ai marre des souvenirs ! J’ai l’impression que ça sert à rien de les trimarder avec soi comme si c’était un bien précieux. Je préfère l’avenir du verre ! Le verre est l’avenir de l’homme… Et sans jeu de mots… Tu diras ça à tes amis rouges-queues…
— J’y manquerai pas, merci pour eux ! En attendant, j’y vais !
— T’es louf, mec !
Je l’étais. Je me suis donc consacré corps et âme à la poursuite du Ballon. Puisqu’y avait pas de Bombe… Ça me tomberait pas sur la tête et je partirais pas en morceaux dans toutes les directions, même la plus improbable. Phile courait lui aussi. On est arrivé au moment où une gonzesse remontait la pente en relevant sa jupe au-dessus des fesses qu’elle avait joyeusement rebondies alors qu’un type que je connaissais pas (ce pauvre type qui ne sait plus dire autre chose que « Mo ! Mo ! Mo ! » peut-être en attendant mieux de son nouveau lexique)…
— Et ensuite… ?
— On s’est battu (dit Phile) comme si l’air contenu dans le ballon échappait à nos capacités de calcul volumétrique.
— On s’en est envoyé de bonnes ! J’en ai perdu ma culotte…
— (Vous aussi !)
— Moi aussi… mais plus tard… une créature me l’a arraché… Ou les pieds de Frank…
— Qui c’est, Frank… ?
— Lui… C’est un ancien flic… Il enquêtait sur l’affaire Tulipe. Je dis enquêtait parce qu’il n’a pas l’air de disposer de ce qu’il faut pour continuer…
— Genre esprit d’analyse…
— Bref, il pédalait sous l’eau et à un moment donné j’ai eu la sensation qu’on m’arrachait mon pantalon. Je l’ai sentie ballotée par les vortex. J’en ai bandé !
— Ça risque pas de m’arriver…
— C’est ce qu’on appelle une mutilation…
— C’est ce que j’appelle un malheur ! Il me reste le trou du cul et les tétons, mais sans foyer diffuseur d’hormones…
— Bref, il n’y a donc pas de Bombe… si on en croit votre témoignage… Oh ! N’allez pas penser que je mets en doute votre perception de choses ! Je suis même ravi, comme tout le monde ici je suppose, de savoir que rien n’explosera et que nous n’avons plus à craindre les Retombées… Mais comme vous l’a dit Qand, qui s’y connaît en prévision météo, la pluie continue de tomber, même si le barrage est vidé de toute son eau comme en témoigne le ralentissement de la coulée… On dirait une rivière qui invite au repos et à la pêche… Il ne manque plus que le soleil… Jour d’éclipse ou masse nuageuse exceptionnellement stationnaire… ? Nous n’en savons rien…
— Chaque fois que je veux savoir, je me pose d’autres questions… Ya pas loin que j’en devienne complètement dingue ! Comment me trouve madame… ?
— Combien de pantalons vous manque-il, messieurs… ? »
Je ne sais pas pourquoi je raconte tout ça (là, c’est moi qui parle). Comme si le Monde cherchait à entrer dans le mien. Cette intrusion me rendrait-elle malade ? C’est déjà difficile, et quelquefois même suicidaire, de regarder en soi, l’œil à peine posé ici ou là sur ce qui nous entoure. On est à la recherche d’une béquille et on la trouve peut-être, femme, enfant, ami, animal de compagnie, roman à faire ou à défaire, et la télévision s’interpose. Qui feuillète à notre place ? Le zapping est conçu pour nous donner l’illusion de décider du spectacle. Qu’est-ce qu’on choisit ? Avec qui partage-t-on ces heures, à la limite du travail nécessaire ? À la ville comme à la campagne, la vie n’explique rien : elle impose ses lois, comme dit Victor. J’avais trouvé une coupure de journal dans les papiers de Julien Magloire, une citation qui, écrivait-il en marge (ce monsieur écrivait mais personne n’avait la prétention de le publier), était due à la plume d’Alfred Tulipe (qui écrivait lui aussi mais ne publiait pas) : « Ici, peu de schizos, beaucoup de paranos et surtout énormément de cons. » Je ne sais pas si Julien Magloire vous en a parlé au cours de vos interminables et innombrables entretiens… Sans doute… Il écrivait tellement de coquilles vides qu’elles se ressemblaient toutes comme les gouttes qui nous tombent dessus en attendant que la cendre propose ses vortex de poésie nucléaire. Les schizos, les paranos et les cons. Alfred Tulipe ne voyait-il pas plus loin quand il regardait la télé ? Pratique dangereuse ou osée des dissociations, à quel endroit de cette recherche en sous-sol la mort l’avait-elle fixé pour toujours ? À Brindisi, il avait confié une clé à Julien Magloire. Elle contenait toute son œuvre, preuve qu’il y tenait comme il se serait accroché à la vie s’il en avait eu la possibilité. Mais en général (c’est le flic qui parle) l’assassin ne laisse aucune autre issue que la mort à celui ou celle qu’il a décidé de rayer des paroisses. Je n’avais pas mis la main sur ce trésor caché. Il se trouvait peut-être dans le classeur sécurisé que le docteur Fouinard avait confié à son successeur dans l’attente d’un procès qui s’annonçait cousu de moralités en tout genre à cause de la nature pédophilique de la victime. Un acte isolé, précisait la Presse au nom du peuple. D’autres pensaient à un complot et j’étais de ceux-là, genre parano parce que je suis constructif à défaut d’être cohérent. Mais con, je ne l’ai jamais été ! Et à l’heure où je vous parle, je ne le suis toujours pas. Pas plus que sur cette île qui se peuplait de naufragés hagards ou furieux, comme si c’était au silence immobile ou aux idées extrêmes qu’il était temps de confier le devenir de sa petite personne. Si l’eau ne se retirait pas (comme on dit dans la Presse qui voit dans cette retraite l’aveu d’une défaite), et si la pluie cessait de limiter la profondeur de champ à l’autre rive (une autre île ou un détour de la nôtre), nous finirions par nous livrer corps et âme à l’exercice immémorial de l’Exploration, avec ce que cela suppose de héros sacrifiés et de théories de l’Histoire. Mais il ne semblait pas que quelqu’un de plus charitable que les autres eût conçu à mon égard une idée claire de mon utilité. Pourtant, en manœuvrant le ballon jusqu’à eux, soutenant avec les pieds le corps presque mort de Phile qui avait avalé une quantité d’eau susceptible de réduire ses poumons à de la charpie, j’avais démontré ma capacité non seulement à lutter contre les éléments mais aussi à concevoir une stratégie de survie. Seulement voilà, je ne parvenais plus à exprimer mes idées ni mes sentiments. Même mes mains ne retrouvaient pas le langage des signes les plus communs. À part ce « Mo ! Mo ! Mo ! » et ce qui pouvait passer, de loin, pour de l’applaudissement, j’étais privé de communication, dans la mesure où « Mo ! » était diversement interprété par mes auditeurs et « Clap ! » vu comme un signe de joie ou une manière comme une autre de demander la parole, laquelle je ne possédais pas. Le ballon, soigneusement arrimé au tronc d’un arbre couché qui servait de tribune à l’assemblée autodésignée, recevait les séquences d’un registre d’attention destiné à préserver son volume et l’intégrité de sa surface. On se méfiait particulièrement d’un gosse qui rôdait avec des épines pleins les poches. Phile, qui s’y connaissait en enfant, lui avait ôté son pantalon dans la seule intention de lui en interdire les poches et les ourlets. Mais on le vit plus tard tenter de l’enfiler, car le sien avait été emporté par les eaux tandis que nous les descendions et que mes jambes s’efforçaient de lui épargner la noyade. Cette histoire de pantalon me rendait fou. Un tas de gens avaient perdu leurs vêtements, quelquefois de bas en haut et ils s’habillaient de feuilles et de déchets trouvés sur le rivage dans un fouillis de branches et de cadavres que les oiseaux commençaient à visiter, sous le regard envieux des animaux rassemblés sur l’autre berge. Si je me trouvais parmi les membres de l’Assemblée, c’était grâce à Phile qui, en qualité de secrétaire particulier du maire, possédait les compétences requises en cas de situation exceptionnelle. Lorgnait-il mon pantalon ? Je l’ignorais, mais je commençais à me méfier de lui. La perte de Sally Sabat et de Chico Chica m’affectait durement, ainsi que la défection d’Alice Qand qui n’avait plus de secret pour moi. La question de savoir avec quoi elle me sodomisait dans la lingerie à Sainte-* commençait aussi à se poser avec autant d’acuité que celles concernant non seulement les intentions de Phile à mon encontre, mais aussi celle de sa véritable identité, relativement à la personnalité graveleuse de la victime du docteur Fouinard. Je n’avais pas beaucoup avancé dans mon enquête officieuse. Cependant, ces pièces éparses prenaient du sens. Une folle envie d’écrire me travaillait l’anus, à la manière du nouveau détenu qui marche dans le couloir dont une porte est ouverte, tenue par un gardien qui lui ressemble. Qu’est-ce que j’allais devenir dans cette nouvelle société issue de l’action conjointe de la Nature et du Terrorisme ? Ou bien : les choses allaient-elles reprendre leur cours avec pour seul changement de surface ma propre infortune : on penserait que j’avais séquestré Julien (pas Magloire) malgré les récriminations de l’enfant : comment expliquer cet acte fou à ma hiérarchie, si toutefois je n’en étais pas honteusement radié ? Qui avait remplacé provisoirement le docteur Panglas à son poste de directeur de Sainte-* ? Comment avouer, avant toute mise en accusation, que je n’étais pas auxiliaire psychiatrique, mais un flic en mission d’infiltration avec pour mission de coincer l’assassin d’Alfred Tulipe ? Je ne pouvais pas former de mots avec ma bouche ! Et mes mains ne dessinaient que des ronds ! Le gosse, accroupi dans sa chemise, les genoux sous le menton, me demanda si j’avais toujours été fou. Il connaissait des fous, mais certains ne l’avaient pas toujours été. Pouvait-il regonfler le ballon à ma place ? Il supposait que, comme cette tâche me revenait par décision de l’Assemblée formée cette fois en Conseil, j’avais le pouvoir de la déléguer à la personne de mon choix et sans avoir à le justifier. Il insistait particulièrement sur cette possibilité de tenir au frais ces explications facultatives. Imaginait-il que je lui en offrirais la primeur si jamais je décidais de le laisser user de la valve à condition d’en faire l’usage qui était prévu par le règlement ? Il demeurait la bouche ouverte et les yeux écarquillés en attendant ma réponse : mais je fis « Mo ! Mo ! Mo ! » ou dessinai un rond, je ne sais plus (maintenant que vous me le demandez). Je m’accroupis moi aussi, prêt à bondir en cas d’infraction. Pourquoi menaçais-je cet enfant ? Phile me surveillait dans le miroir de son poudrier. Quelle serait sa réaction si je permettais à l’enfant de souffler dans la valve ? Voilà à quoi les circonstances m’avaient réduit.
Je vous ai raconté tout ça pour votre gouverne… Je craignais surtout que l’hémorragie ou le caillot ne fût en train de préparer une récidive, auquel cas mon état n’évoluerait certainement pas dans le sens d’une amélioration. J’étais peut-être sur le point de perdre tout contact avec la réalité. Cette seule idée m’épouvantait. Je voyais déjà des créatures déformer le plan que mes yeux se limitaient à surveiller en attendant que la toile se déchire sous l’effet d’une serre ou d’une mâchoire. Il n’est pas facile de se résoudre ainsi à ce qui revêt immanquablement l’aspect d’un surnaturel hérité de la tradition la moins discutée. Mais sans moyen de communication, je tournais en rond dans cette espèce d’oubliette. Qu’est-ce que le gosse lisait dans mes yeux ? Il s’était approché, maintenant non pas dans l’attente d’une réponse relative au ballon, mais pour scruter mon visage, revenant toujours à mes yeux que son index hésitait à toucher. J’étais paralysé par cette exploration inattendue de la part d’un possible orphelin. Aucun cri de mère aux alentours pour le rappeler à l’ordre imposé par la pratique familiale. Je ne pouvais même pas lui demander s’il avait perdu les siens, s’il les avait vu mourir ou seulement s’éloigner comme cela arrive au premier acte des tragédies dont le deuxième initie une aventure dans le Monde perçu d’emblée comme interminable. Phile appuya sur le ballon, creusant un puits qu’il estima « limite ». Je me levai pour exécuter la tâche qui faisait envie au gosse. Phile me flatta le dos. Il le caressa comme s’il était recouvert d’une fourrure. Le pantalon du gosse était plié dans la poche de sa chemise. Il avait renoncé à l’enfiler pour dissimuler sa constante érection. S’agissait-il de priapisme ? Comme si une puissance supérieure me mettait sous les yeux la relation qui existait entre ce Phile et Julien (Magloire)… Je décapuchonnai la valve et appliquait ma bouche sur cette ouverture qui avait à peine eu le temps de siffler. L’air entrait comme un étranger dans la maison, provoquant un broyage d’échos métalliques. La paroi se durcit. J’attendais le signal de Phile pour cesser de souffler et replacer le capuchon à cheval sur le tuyau. Le gosse s’était approché, oubliant de tenir sa chemise sur ses genoux. La quéquette était agitée de soubresauts, mais sans érection. Phile allait-il rendre à son petit propriétaire le pantalon qui le préservait de toute impudeur susceptible d’attirer le prédateur ? Se pouvait-il que j’intervienne dans cet intolérable spectacle en me privant de mon propre pantalon ? Phile l’enfilerait-il ? Et s’il l’enfilait, rendrait-il le petit pantalon à ce gosse qui ne songeait présentement qu’à gonfler le ballon au moins une fois avant de nous quitter et rejoindre les siens, s’il en avait encore ? Je le pris dans mes bras et m’éloignai. Phile se contenta de tapoter le ballon qui émit une série d’échos et commença à rebondir. Le gosse le voyait par-dessus mon épaule. Il avait une terrible envie de jouer. Bien sûr, un coup de pied intempestif enverrait peut-être le ballon dans l’eau où il reprendrait sa folle route vers on ne savait quel pays de Cocagne. Qui se posait la question de savoir si je plongerais pour le rattraper ? Et si je le rattrapais, lutterais-je contre le courant pour revenir parmi vous ? Abandonnerais-je ce gosse à son sort de proie facile ? Il me donna des coups de pieds dans le ventre. Il voulait jouer avec Phile. Il avait compris que je n’avais aucun pouvoir sur le ballon. Phile était en chemise, comme lui. Il se fichait de son petit pantalon. La femme dit (car il n’y avait qu’une femme parmi nous) :
« Vous n’avez pas honte ! Viens ici, toi !
— Où en êtes-vous avec mon pantalon ? dit Phile sans cesser de jouer avec le ballon, le lançant en l’air cette fois, ce qui émerveilla l’enfant.
— Je récupère du fil en ce moment, dit la femme. (Elle tenait fermement la main de l’enfant qui trépignait) Heureusement que j’ai toujours une aiguille sur moi. (Phile frémit et cessa de jouer, le ballon se tut) Mais je n’ai que deux mains ! Vous ne savez rien faire d’autre ?
— Taillez-moi un pantalon et fermez-la ! Vous feriez bien de surveiller votre langage, madame… La Révolution est en marche. Vous n’avez aucune idée de ce qui va arriver maintenant…
— La Bombe finira par péter ! Et alors… malheureux que nous sommes !
— Le Député prétend le contraire, madame. Constatez par vous-même : pas d’explosion. Et donc pas de Retombée d’aucune sorte. L’eau se retirera un jour ou l’autre. Des choses seront englouties à jamais. Cependant, la Terre demeurera la nôtre. Les enfants seront les nôtres. Les personnages seront parmi nous, mieux qu’au spectacle… !
— Vous rêvez, mon pauvre vieux… Qu’est-ce que vous comptez faire de ce ballon ?
— Il figurera un jour sur notre Drapeau ! Le ballon de l’Enfance ! Nous ne pourrons plus nous en passer.
— Sauf si la Bombe explose… Mais ce ballon pourrait bien exploser avant elle si… (exhaussant l’aiguille)
— Salope ! » cria le gosse.
Il lui martela le visage de ses petits poings vengeurs. La femme n’eut pas beaucoup de mal à enfermer ces poings dans le sien, mais l’aiguille tomba dans l’herbe que l’on avait précédemment beaucoup trépignée dans l’action. Le gosse glissa le long de ce corps en déséquilibre et rejoignit le ballon, tenant cette fois un pan de la chemise de Phile. La femme se jeta à quatre pattes dans l’herbe. Comme elle avait perdu ses lunettes, elle dut presque coller son visage aux poignées d’herbes que nous avions arrachées puis trépignées dans un précédent combat pour la propriété du ballon. Phile avait gagné et il avait fait de moi son adjoint. La femme n’avait pas de culotte. Je me demandais où étaient passées toutes ces culottes… Je n’avais jamais eu l’occasion de reluquer tant de culs sur le même écran.
— Elle ne pourra pas crever le ballon, dit le gosse sur un ton si agressif que Phile tenta de reculer (mais le gosse le tenait par le pan de chemise).
— Idiot ! dit Phile. Sans aiguille, elle ne pourra pas confectionner mon pantalon. Si tu avais été plus grand, je me serais contenté d’enfiler le tien. Je me demande bien à quoi tu sers, tiens ! »
Le gosse lâcha le pan et recula. Le ballon reposait à peine sur le sol, en équilibre parfaitement instable. Un coup de vent l’eût envoyé à la baille, mais il ne ventait pas. La pluie tombait en douceur, comme la neige des moments de bonheur. Il y avait des buissons d’épines alentour, mais n’avons-nous pas perdu la dextérité de nos ancêtres au point de ne plus savoir fabriquer une aiguille à coudre à partir d’une simple épine végétale ? Phile me fit signe de participer à la recherche. Au passage, je pus admirer le cul de la femme. Ce n’était pas une vieille femme. Elle sentait la merde faute de savoir se torcher avec une poignée de feuilles arrachées à un noisetier. Je m’agenouillai, sentant la terre tourmenter mes rotules à travers la toile de mon pantalon. Ses genoux à elle étaient nus. Elle grattait les herbes avec méthode, comme si elle fouillait les sables d’Égypte ou les flans venimeux d’une île grecque. Elle pleurait, partagée entre la colère et le désespoir.
« Mo ! Mo ! Mo !
— Qu’est-ce que j’aurais aimé épouser un homme privé de connexion ! Savoir que son cerveau se balade quelque part où il n’est pas possible d’aller soi-même sans devenir la proie des théories les mieux intentionnées. Le voir applaudir même aux plus scandaleuses interprétations. Et coucher dans son lit pour profiter de sa capacité à mettre du beurre dans les épinards de la fantasmagorie féminine. Dieu seul sait d’où je viens. Et en attendant d’y retourner, ô gloire des morts, j’ai la possibilité de vivre comme je l’entends. Malheur ! Il a fallu que ça finisse par arriver : et au point de rencontre entre la Nature et la Terreur, je cherche une aiguille pour bâtir un pantalon ! « Mo ! Mo ! Mo ! » qu’il dit. Ce qui pendouille entre ses jambes promet de joyeuses fêtes de fin d’année ! Car nous ne savons pas si le principe même d’année est encore à l’ordre du jour là-haut ou où que ce soit qui n’est pas ici. Des cons, écrit Alfred Tulipe. Pas moyen de s’élever au-dessus de cette triste condition humaine sans s’adonner à la pratique de la paranoïa. Construction et système. La perception en prend un coup mais sans interdire l’exercice de la pensée et du travail. Faut-il se réjouir chaque fois qu’un con devient parano à la seule force de son poignet. Ô glands et clitoris ! Profondeurs et surfaces ! Vers quoi s’élever maintenant si on est heureux comme ça ? Laissez-les vivre dans la fiction et le déni. Et donnez-leur leur pain quotidien, sur la terre ou ailleurs. Vous en feriez quoi des schizos ? Imaginer un monde sans le Monde ? Si c’est à ça que vous pensez réduire le roman, monsieur Alfred Tulipe, personne ne vous lira…
— « Mo ! Mo ! Mo ! » (Vous connaissez Alfred Tulipe… ? dis-je en suppliant mon ami Phile de poser la question à ma place, ce qu’il fit)
— Vous connaissez Alfred Tulipe… ?
— J’ai voyagé avec lui. J’aurais pu lui sauver la vie s’il avait coulé avec nous…
— Vous avez coulé… ? Vous voulez dire… Vous avez sauvé Julien Magloire… ?
— Oh ! il ne s’appelait encore Julien Magloire ! Il était inscrit sur le rôle comme Titien Labastos… Première fois que j’entendais ce nom… Il prétendait écrire les romans de l’avenir. Il les appelait comme ça… Il nous en parlait sur le rouf des nababs. Il voulait briller de feux dont il n’avait pas encore trouvé la flamme. Alfred Tulipe nous rejoignait rarement, mais c’était toujours un plaisir de l’écouter justifier son refus de publier quoi que ce soit. Titien Labastos n’osait pas lui dire ce qu’il pensait de cette « attitude pour le moins absurde de la part de quelqu’un qui prétendait prendre le relais des œuvres déjà mortes… »
— Que saviez-vous de l’œuvre d’Alfred Tulipe ?
— Mais rien mon vieux ! (Non, ça, c’est une aiguille de pin… Cherchez encore !) Personne n’a jamais rien lu de lui. Comment voulez-vous ? On ne lit pas Alfred Tulipe, on l’écoute, en croisière comme au lit. Mais il est mort à l’hôpital à Brindisi pendant une escale technique mise à profit par la plupart d’entre nous, non pas pour mourir avec Virgile, mais pour satisfaire notre curiosité touristique. Il faut savoir se limiter, mon vieux, si on ne veut pas finir à la poubelle de la gloire ! (Encore une aiguille de pin ! Mais qu’est-ce que vous prétendez, Momo ? Me soumettre à l’esprit mémoriel qui détraque nos réseaux même les mieux pensés…) Le Temibile a coulé quelques jours plus tard…
— « Mo ! Mo ! Mo ! » (Autrement dit : Je suis heureux de rencontrer l’énigmatique Élise Gagnate dont il est question dans ce que j’ai pu digitaliser des écrits de Julien Magloire…)
— C’est ça, amigo ! Pour l’archéologie de l’outil, on verra plus tard… Jamais de ma vie je n’avais perdu autant de temps… Et laissez donc cet enfant tranquille !
— Vous vous trompez… Ce sont vos seins pendouillants qui m’inspirent… heu… ce que vous voyez faute de pantalon pour en limiter la croissance…
— Priapisme… Julien Magloire s’en plaignait, je me souviens. Je me demande ce qu’il est devenu…
— Il vit à Sainte-* depuis trente ans ou plus… ce qui ne vous rajeunit pas, Élise… Il était en attente de shunt quand la Nature et la Terreur ont changé le Monde… Sally, Alice et moi…
— « Mo ! Mo ! Mo ! » « Mo ! Mo ! Mo ! » Quel casse-pied celui-là ! Pas foutu de faire la différence entre une aiguille de pin et une aiguille à coudre ! Heu… Méfiez-vous du gosse… Il a une épine dans la main… Le ballon… Je n’y tiens pas personnellement… Je ne vois pas à quoi il pourrait bien servir mes intérêts… D’ailleurs quels sont-ils ces intérêts ? J’aurais dû y penser avant… Mais nous a-t-on prévenus ? Non, n’est-ce pas ? Nous étions loin de nous préparer à une pareille catastrophe ! Qui se serait imaginé que la Nature et la terreur… ? Oh ! Mon dieu !
— Vous avez trouvé l’aiguille… ? Elle est cassée… Ça ne se casse pas en tombant, une aiguille…
— Je me suis piquée… Ou je l’ai été… Allez donc savoir ce qui nous arrive quand on commence à tourner en rond… Je ne suis pas faite pour ça ! Ni même pour confectionner des pantalons… Ma sœur et moi…
— Oh ! Ne compliquez pas ! Quelque chose brille dans l’herbe…
— Une de mes larmes…
— Mo ! Mo ! Mo !
Accroupi dans l’herbe couchée, je désignais le ciel. Le ciel, il était noir et des lueurs semblaient se promener dans ce que nous savions être une masse nuageuse « stationnaire », noir et pourtant nos faibles moyens d’éclairage faisaient de nos visages des masques dont j’observais les inclinaisons, les rotations, les changements de regards, le travail des lèvres dans les conversations. Un ciel noir alors qu’il était l’heure pour le soleil de se lever et nous nous demandions si ces lueurs n’étaient pas le résultat de ses tentatives de pénétration de la masse de vapeur et de poussière accumulée au-dessus de nos têtes, immobile et impossible à mesurer car les montagnes semblaient étêtées, tristes pentes où paissaient des troupeaux pourtant tranquilles, même si les reflets sur les lunettes des bergers commençaient à nous intriguer, eux spectateurs de notre tragédie en cours d’écriture divine. Noir le ciel et pourtant ces lueurs se coloraient et même se multipliaient, sans déchirement provoqué par des moteurs ou des chutes. Personnellement, je n’avais assisté qu’à un seul bombardement et faute de dispositifs de défense aérienne, nous avions quitté la ville, réfugiés nous étions dans ses abords aux petites maisons blanches aux terrasses encombrées de linges et de matériels aussi divers que de vieilles poutres bonnes pour le feu, de fûts métalliques sans usage contemporain, de carcasses indéfinissables surmontées d’enfants ou d’oiseaux, bizarre comme les oiseaux fuyaient les enfants. Ces films me revenaient en mémoire tandis que les commentaires s’organisaient sans ma participation. Je dirais même qu’ils m’isolaient alors que l’enfant qui jouait avec des épines, aussi doué de la parole même s’il se tenait à l’écart pour surprendre le ballon dans un moment de solitude ou d’abandon, était pris à témoin et il levait les yeux au ciel pour s’émerveiller lui aussi de ce feu d’artifice aux géométries inconnues mais pas inquiétantes. Élise, que nous appelions « la femme », était assise sur une souche et cousait un pantalon en tirant la langue. Elle ne voyait pas le ciel. On ne pouvait pas le voir à la surface de l’eau, mais elle regardait cette eau et marmonnait, pliant et dépliant le morceau de tissu sur ses cuisses nues, les pieds recroquevillés dans la boue. Elle me jeta un regard médusé, comme on en jette à une poubelle qui ne devrait pas se trouver là. Phile trônait plus loin, exhibant sans le vouloir une érection douloureuse qui attirait les plus jeunes, avides de connaissance qu’ils étaient, les jeunes, comme nous l’avions été, Élise et moi, et pourtant je n’étais pas à bord du Temibile. En doutait-elle maintenant que la tragédie en cours affectait ce territoire particulier de la Nation en guerre ?
« Je n’ai jamais eu le sentiment de participer à une guerre, disait-elle (à qui ?). Tout ce que je sais d’elle, je le tiens de nos chiens porteurs de nouvelles. Qui n’a pas son écran depuis Orwell ? Nous possédons un nombre croissant d’animaux, domestiques comme d’élevage. Mais avons-nous une idée de l’état démographique et potentiellement inflammable de la population à six pattes ? N’écrasez pas l’araignée du soir ! Et ne détournez pas le regard si c’est le matin qu’elle traverse le miroir de vos toilettes. Quel rapport y a-t-il entre la masse de produits transformés et le besoin qu’on en a ? Voilà qu’au-dessus de nos têtes des visiteurs prennent la mesure de notre propre démographie et de la possibilité d’y mettre le feu sans affecter le reste de l’Humanité. Nous ne sommes plus des fantassins. Nos jambes tremblent comme l’été en entrant dans l’eau avec les autres. Plus d’un million d’espèces au Grand Taxon ! Et nous ne sommes qu’un malgré nos haines. Vous voulez que je vous dise… ?
— Mo ? Mo ? Mo ?
— Bien sûr que je le sais ! Qui ne le sait pas qui voit ce qui se passe à la télé comme dans la réalité ! Vous ne consultez pas vos écrans, monsieur le policier en infiltration missionnaire ? Aïe ! Cette fois, ça a pété plus près de nos oreilles ! Avez-vous vu quelque chose… ? On ne voit que votre menton depuis que ça a commencé. Pète ! Pète ! Pète ! en attendant que ça pète vraiment… Ces lueurs déposent de petites fleurs aux couleurs printanières sur nos buissons et nos feuillages dégoulinant de pluie et de poussières. Je ne suis pas comme vous, monsieur l’auxiliaire des données psychiatriques en vigueur. Je ne veux pas voir plus haut que la surface. Et qu’est-ce que je vois avant de devenir folle ? Cette populace en attente, toutes ces culottes perdues dans la fuite, dissoutes dans l’eau bourbeuse et habitée. Voyez comme cet enfant est obsédé par cet autre éclatement. À moins que le ballon n’explose pas, qu’il se dégonfle dans un petit cri de baudruche bâillonnée. Vous avez vu ça, la vache ! Celui-là n’ose pas toucher à son membre viril parce que la douleur en menace le plaisir pourtant familier, voire banal. Je lui confectionne un pantalon à trois jambes, mais il se sentira peut-être mieux s’il ouvre la braguette pour la laisser prendre l’air toujours apaisant en cas de trauma. En quoi ce pantalon lui sera alors utile ? Je vous le demande. Mais j’ai accepté ce travail en échange de trois sous qui me serviront à mourir sans m’être vendue au plus offrant ou au premier sur la liste. Ah ! je ne pensais pas me trouver sur le paillasson aujourd’hui ! Tournant le dos à mon confortable intérieur de vieille fille. Voyant mon jardin envahi par les mauvaises herbes que le vent a ramenées de l’Orient ou de je ne sais quel pôle que Dieu s’amuse à déshumaniser pour voir ce que ça fait ! Quel enfant ce dieu conçu de toutes pièces ! Pète ! Pète ! Pète ! en attendant que ça pète vraiment…
— Mo ?
— Vous pouvez répéter la question… ?
— Mo ?
— Vous voulez dire mort… Mais ici le O est ouvert, comme dans la rose occitane. Tenez… je laisse mon ouvrage cinq minutes… Dites O…
— o…
— Non ! Pas o… O…
— (J’ai bien peur que le ciel ne soit pas aussi clément que le dit la télé…)
— (reprenant son ouvrage, le dé envoie des lueurs colorées) C’est un bien beau feu d’artifice que vous voyez là, monsieur. Mais je ne lèverai pas les yeux au ciel. On ne sait jamais… On me prendrait pour une bigote ! Vous avez l’air vous-même d’un enfant effrayé par cette nouveauté non sucrée… Vous ne voulez vraiment pas dire O… ? (un temps) Tiens… ? Qui c’est celui-là… ? »
Un type en chemise (décidément !) est en train de tirer un tronc sur le rivage, l’eau jusqu’à mi-cuisse et nous tournant le dos tout en parlant :
« J’arrive de là-haut. Je ne comprends pas… Ah ! Non, vraiment, je ne comprends rien à rien !
— Mais qu’est-ce que vous ne comprenez pas… ? dit Élise tenant son aiguille en l’air, le fil plombant à la verticale, la toile forme un cône et ses doigts en tâtent la tension.
— Là-haut, dit l’homme sans cesser de manœuvrer le tronc, j’avais l’eau aux chevilles…
— Et alors… ? Nous sommes inondés… Qui dit inondation dit…
— (Ce qu’il veut dire, c’est que là-haut l’eau a atteint un niveau qui se situe au-dessus du nôtre)
— Comment est-ce possible ? dit l’homme comme s’il avait traduit mes O et mes o.
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, jeune homme… Nous sommes très bien ici… en attendant les secours… En avez-vous croisé sur votre chemin ?
— Je n’ai croisé que des cadavres ! Et ils allaient dans le même sens que moi. On ne peut pas choisir où aller dès qu’on se met à l’eau pour s’éloigner de la Bombe…
— Mais ce n’est pas une bombe ! C’est une réserve de carburant destinée à alimenter nos chars fleuris de la Fête nationale… Vous n’avez rien compris. »
L’homme possède un outil pointu et recourbé qui lui permet de tirer le tronc. Il le plante avec rage et à force d’enrager, l’outil s’enfonce tellement qu’il ne peut plus le retirer. Il s’échine et le tronc, poussé à son autre extrémité par le courant, se place parallèlement à la berge. Maintenant, l’homme voit bien qu’avec son outil planté à une extrémité il ne lui est pas possible de faire rouler le tronc pour le mettre au sec. Élise émet un sifflement d’admiration :
« Je vois, jeune homme, que vous êtes du genre méticuleux. Mais vous vous y prenez mal. Imaginez que je me mette en colère après ce pantalon in progress… Malgré toute ma science le monsieur que vous voyez là, souffrant à son extrémité, se verrait privé de pantalon pour un temps qui reste à déterminer… Vous ne savez vraiment rien sur l’arrivée des secours ?
— Tout ce que je sais, ma bonne dame, c’est que la Bombe va exploser et que cet endroit appartient à la zone létale déterminée par le Démineur… J’étais là quand il a exposé ses conclusions…
— Vous avez dit « explosé »… Significatif de la nature de l’attente...
— Je ne sais plus ce que je dis… J’ai sauté sur ce tronc sans penser aux conséquences de ma décision… Le Démineur a dit : « Sauve qui peut, les amis ! » Et il s’est envolé dans son hélicoptère !
— Tous les mêmes ! Mais j’ai connu des hommes moins lâches… Forcément, ils portaient le pantalon… (nostalgique) Cela remonte à loin… Et ça n’existe plus… Avant même que je disparaisse… Noyée, broyée ou mourant lentement d’effets stochastiques. Comment avez-vous perdu votre pantalon ? Et votre slip ? Pourquoi regardez-vous ce ballon avec cet air ahuri ?
— J’avais le même quand j’étais gosse…
— Celui-ci appartenait à un nain… lequel s’est noyé en portant secours à ce monsieur qui ne sait plus dire que « Mo ! Mo ! Mo ! »
— Méfiez-vous ! C’est un flic…
— Comme si nous ne le savions pas… (un temps, on entend les ânonnements du type au tronc, mais personne ne s’est approché pour en savoir plus) Alors vous dites qu’il faut s’attendre à une explosion…
— Et à en subir les conséquences car cet endroit est loin d’être à l’abri… tant du souffle que des retombées radioactives…
— (Je vous l’avais dit que c’était une vraie bombe !)
— Il a l’air effrayé, votre copain…
— Ce n’est pas mon copain… J’ai eu un tas de copains du temps…
— J’aime pas les flics… L’occasion est trop belle pour en épargner un à l’Humanité… (s’ébrouant) Non ! C’est trop beau pour être vrai ! Arrrhg !
— Ne vous rendez pas malade avant l’heure, jeune homme ! (réfléchissant, ne cousant plus) Nous serions bien à deux sur ce tronc… filant pour nous épargner la souffrance…
— Nous ne souffrirons pas si l’explosion est aussi monstrueuse que l’a dit le Démineur…
— Je veux parler de la souffrance que nous subissons en ce moment… Si on se taillait, jeune homme ?
— Mais c’est la guerre, madame ! Les embuscades… Il y a des katibas partout… Ils tirent sur tout ce qui bouge… ! Je ne veux pas mourir comme ça ! Traversé de balles… troué comme un vulgaire sac à viande… et finissant de respirer dans cette eau… indéfinissable… »
Les voilà grimaçant de concert. Là-haut, le ciel s’est illuminé, mais ce n’est pas le soleil qui est la cause de ces feux métalliques en fleurs et jets de cascades. Il me vient à l’esprit que la guerre est finie et qu’on fête ça. C’est déjà arrivé. L’heure d’oublier le carnage et de se remettre au boulot pour financer vacances et intérieurs équipés dernier cri. Je ne suis pas un amateur de victoire. Je fuis ces influences industrielles. La caresse des écrans ne m’a pas rendu fou comme le vent menace de le faire si je ne retrouve pas la parole. Ah ! si j’avais pu parler à ce Démineur ! Mais ce n’est peut-être qu’un personnage appartenant au roman que cet individu mijote sur le feu de sa décomposition. Nourriture terrestre s’il en est. Il faut perdre la parole au moins une fois dans sa vie pour en mesurer la nécessité face aux fictions et autres dénis de l’esprit en proie à la Terreur Universelle. Et pendant qu’Élise s’adonne à son nouveau Projet en compagnie de l’Homme au tronc, pendant qu’elle joui de sa méticulosité ou de ce qu’elle imagine constituer une pratique fervente du détail qui « déchire », je reviens dans la proximité du ballon, ce qui provoque aussi sec l’ajout de cet enfant à mon dos perclus de douleurs aussi diverses qu’impossibles à diagnostiquer avec les moyens du bord.
« Tu ne partiras pas sans moi ! dit-il à mon oreille, tirant sur le pavillon et le lobe à la fois.
— Je croyais que tu voulais le crever… Il te plaît le feu d’artifice ?
— Je n’ai jamais trouvé la bonne personne… heu ! heu ! heu !
— De quoi parles-tu… ? De quelle personne ? Je la connais… ?
— Embarquons sur le Ballon et filons vers d’autres horizons ! J’ai une carte…
— J’ai déjà navigué sur ce ballon… Je peux te dire que c’est pas la joie… ! Nous avons frôlé la noyade… Et je l’ai même sauvé… Je ne veux plus vivre ça ! Tu me remercieras quand tu seras grand…
— Mais je suis déjà grand, idiot !
— ¡No me digas !
— Ah ! lala… si tu pouvais parler… Mais tu ne sais rien articuler que « Mo ! Mo ! Mo ! » Ce qui limite notre conversation à une future reconstruction…
— Mais je te parle, là ! Je ne fais pas « Mo ! Mo ! Mo !... »
— Que tu crois ! Les types dans ton genre, barbouzes au service de l’Ordre et du Marketing, ne savent rien dire que « Mo ! Mo ! Mo ! » J’en ai connu des tas ! Mon père…
— Tu parles comme un nain que j’ai connu et qui…
— …t’a sauvé la vie en se noyant lui-même… Qu’est-ce que c’est que ça ? Sauve-t-on quelqu’un en se perdant à sa place ? On le condamne plutôt à l’hommage ! Quelle manière intelligente de sauver son prochain ! « Je me noie pour que tu te souviennes de moi ! » Heureusement, cher récent ami, je ne suis pas mort !... comme en témoignent mes guiboles… Tâte-moi ça ! Faites pour le crawl ! Et sans slip, car je n’en ai jamais porté. Et si ce pédophile ne m’avait pas confisqué mon pantalon, je ne serais pas en train de bander dans la conversation ! Tu bandes, toi… ?
— Heu… non… pas vraiment… Chico Chica… Je te croyais…
— Et bien ne crois plus et embrasse-moi !
— Embrasser un enfant ? Dans ces circonstances… ?
— Mais je ne suis pas un enfant !
— Et ces épines alors ? Comment expliques-tu les épines… ?
— Je ne les explique pas ! Je compte m’en servir pour crever ce maudit ballon qui a failli me coûter la vie !
— Mais sans ballon… nous ne voyagerons pas…
— Nous prendrons le tronc… Il faudra faire vite ou tuer ce type…
— Élise ne sera pas contente… Je la connais… À bord du Temibile…
— Tu raconteras ça plus tard ! Bienvenue chez les nains, amigo ! »
MOI — Ainsi, « Mo ! Mo ! Mo ! » n’était qu’une façon de parler… Ouf ! Encore un de ces moments de bonheur intense dont j’ai le secret… si bien gardé que j’ignore même où il se cache. Certes, j’ouvre le journal tous les jours… et les « thèmes d’actualité » nourrissent un tant soit peu mes hypothèses relatives à la société et à ce qui va un jour ou l’autre y mettre fin : ma propre mort. Mais ces instants de vocation fragmentaire ne répondent pas aux trois questions du philosophe du désespoir : qui suis-je ? qu’est-ce que je possède ? et qu’est que les autres pensent de moi ? Pour ça, il faut que je parle. Ou que j’écrive. Il faut que j’enregistre. Il faut que j’en fasse quelque chose. Et je n’en ai rien fait en prêtant main-forte aux autorités de tutelle. Pourquoi avoir choisi d’œuvrer sous tutelle ? Pour agir « en bon père de famille » ? Pour ne pas attirer les ennuis qui rôdent alentour ? Pour paraître moins con que les autres et par conséquent victime de ma propre paranoïa ? Est-ce la déconnexion totale qui me guette ? Qu’est-ce que cette mort avant la mort ? Quel est son prix ? Qui m’accompagne, que je ne vois pas ? Entre les véritables écrivains et les personnages qui écrivent, comment explore-t-on cet interstice de réalité ? « Mo ! Mo ! Mo ! » est la conséquence d’un accident cérébral, pas d’un processus de déréalisation qui a quelque chose à voir avec le Verbe. Entre le cerveau de Virgile et celui de Bloom, j’enquête sur la mort. Et ce n’est pas Dieu ni la Physique qui m’apparaît, mais moi-même, dé jeté par deux inconscients à qui je ne dois que Ça.
CHICO CHICA — Tu ne peux pas parler d’eux en d’autres termes… Je comprends que tu veuilles savoir pourquoi Julien Magloire a tué Alfred Tulipe. C’est là peut-être l’œuvre de ta vie. Tu en viendras à assassiner au moment d’en écrire les derniers mots. Dire que j’ai failli mourir pour toi ! Pauvre Chiquita qui se prenait pour Hercule Poirot ! Tu étais là… À deux doigts d’en savoir plus. L’œil vissé dans la lunette astronomique ou dans la pinnule du graphomètre. Tu as toujours hésité entre le plancher des vaches et les envolées lyriques ou épiques. Que de chants et d’histoires pour immobiliser le toro devant les hanches parallèles de son diable d’homme ! Être et ne pas être. En avoir ou pas. L’écran n’est pas un miroir. On ne le balade pas longtemps dans les couloirs de la mort. Pourquoi me prennent-ils pour un monstre et toi pour un enfant ? J’ai bouché les trous pythagoriciens de mon pipeau. Voici un autre genre de chalumeau. Mais au lieu de la flamme attendue par ta curiosité, ce sont des épines que je projette en direction de ce maudit ballon.
Ballon immobile, la ficelle était nouée autour de la valve extraite comme le phallus d’un faux-bourdon. Phile y veillait. Il tenait à ce ballon et comptait s’en servir pour échapper à son destin de chair à canon. Il n’aimait pas la guerre, Phile. Il en connaissait les ressorts et s’était juré de ne plus recommencer. Grimaçant de douleur, ce nouveau protecteur des jardins et des troupeaux ne songe qu’à prendre le large. Et tout ce qu’il a trouvé pour appareiller, c’est ce ballon qui d’après lui appartient à un enfant. Pourtant, Élise s’est assise en amazone sur le tronc drossé à terre. Elle teste sa capacité à conserver l’équilibre malgré le volume cylindroïde de l’embarcation. Elle craint de se laisser emporter par le roulis et ainsi de mettre en péril l’expédition et tout son équipage. Le type qui s’est approprié de cet engin flottant lui propose de planter un manche à balai dans le tronc, « verticalement » (elle frémit à ce mot) — et de l’attacher comme Ulysse afin qu’elle ne penche ni d’un côté ni de l’autre, mais elle doute que ce soit là une manière « bien judicieuse » de penser l’équilibre nécessaire. Une discussion s’ensuit, plus pour meubler l’attente que pour construire les bases d’une solution à l’épreuve des défauts de raisonnement. Qui est ce type ?
« Un bâtard, dit Chico, mais je ne saurais te dire de quelle famille il est issu. Regarde-le flatter les côtes de cette sotte ! Elle lui démontre que l’idée du manche à balai, même planté dans le cul, ne tient pas… debout. À cheval comme un homme sur le bois flotté, ce succédané d’ithyphalle ne lui sera d’aucun secours si ce qu’elle veut c’est se tenir en équilibre. Elle pense qu’il vaudrait mieux qu’il se tienne lui-même debout derrière elle, corrigeant la gîte avec ses pieds et se tenant non pas à ses épaules comme il le fait en ce moment dans le cadre d’une simulation technique, mais au manche à balai qu’il a trouvé dans la broussaille, lequel serait effectivement planté, à condition de trouver le moyen de pratiquer un trou au bon diamètre dans le bois qui paraît aussi dur que la queue de Phile. Elle le cogne avec l’index replié comme si elle frappait à une porte. Il se tient le menton et le masse. Elle ne connaît même pas son nom. Elle l’appelle « monsieur » et il s’adresse à elle en usant de périphrases qu’elle prend pour de la poésie. Pouah ! Ces simagrées préludiques ! »
Le nain ne crache pas, mais il simule et son petit pied nu aux orteils caleux écrase le mollard avec une rage contenue qui n’augure rien de bon pour le sort du ballon. L’idée d’user d’un bois flotté pour se calter avant d’être réduits et irradiés ne me semble pas mauvaise, d’autant que le ballon pourrait servir de deuxième coque. Encore faudrait-il le relier au tronc pour former un catamaran… Et convaincre Phile que l’idée est aussi bonne pour lui. L’équipage se composerait d’Élise (avec ou sans manche à balai rendu facultatif par la nouvelle architecture du rafiot), de Chico Chica (qui ne prend pas beaucoup de place), du Bâtard élevé au rang de capitaine par pure flatterie, de moi-même et de Phile chargé de surveiller l’intégrité du ballon toujours menacé de crevaison. S’il crevait, le tronc retrouverait sa vocation de bois flotté toujours enclin à se livrer à des manœuvres rotatives pour le moins périlleuses. Il ne me restait plus qu’à exposer ce plan d’expédition ou de fuite (selon l’idiosyncrasie de chacun), d’abord à Phile car il était celui dont le sens de la propriété était le plus développé. Chico avait des doutes, mais il accepta de patienter, retirant l’épine déjà introduite dans son pipeau revisité. Je m’approchai de Phile. Plus près de lui, je perçus nettement ses grognements de douleur. Mais je n’étais pas venu pour y toucher.
« Je connais un type qui souffre lui aussi de priapisme, dis-je pour commencer par autre chose que par l’objet de mon approche, travaux qui m’épuisaient d’avance.
— Moi je n’en connais qu’un seul et c’est moi ! Si vous venez pour le ballon, c’est non ! Dites à votre petit ami que je me défendrai si jamais il ose se servir de son pipeau. Je vous remercie encore de m’avoir sauvé la vie et celle de mon ballon, mais je vous trouve, cher Frank, inconséquent. Vous associer à un enfant me paraît totalement absurde, surtout par les circonstances qui courent ! Certes, nous avons vous et moi vérifié que ce ballon ne peut pas raisonnablement servir de bouée de sauvetage à plus d’un homme à la fois. Comme le voyage que je prévoie est sans retour (logiquement), je ne vous propose pas de vous en servir après moi…
— Mais c’est que… j’ai une autre idée… Peut-être pourriez-vous en apprécier la teneur… si toutefois votre douleur ne vous prive pas d’attention…
— Du moment que vous n’y touchez pas…
— Mais cé qué ! Je n’ai jamais touché à…
— Pas même celui d’un enfant… ?
— J’ai été flic… !
— Comme si vous ne l’étiez plus ! Continuez, je vous prie…
— Je vais faire un dessin…
— Ne vous en privez pas, mais de grâce, ne touchez pas ! »
Je cassai net la branche déjà sèche d’un arbrisseau qui semblait avoir pris feu avant la bataille. Une mise à plat du projet devenait nécessaire. Je n’avais aucune idée des questions d’architecture navale. Et encore moins de la navigation fluviale. On n’a pas besoin de tout savoir sur la conception des bombes et même de la terreur pour en avoir une idée précise susceptible d’inspirer au moins le désir de ne pas perdre un temps précieux à réfléchir au moyen de désamorcer le processus enclenché. Mais dès qu’il s’agit de mettre à l’épreuve nos connaissances techniques, on se limite généralement à notre spécialité, laquelle n’est pas toujours aussi portable que c’est devenu nécessaire. Comme flic, je ne valais déjà pas grand-chose, l’auxiliaire psychiatrique manquait d’expérience et l’homme encore attaché aux joies de l’existence, quitte à le payer aussi cher que possible, n’en avait plus les moyens. Ma brindille ne m’était d’aucun secours.
« Qu’est-ce que ceci… ? fit Phile. Un O ou un 0 ?
— Mo ! Mo ! Mo ! »
Une épine me piqua la nuque.
« Il va finir par me le péter, ce nabot ! s’écria Phile.
— Mo ! Mo ! Mo ! »
J’avais perdu le fil de la conversation. Je me retournai pour rouspéter :
« Mo ! Mo ! Mo ! »
Chico riait comme un fou, décrivant des ronds dans l’air avec son pipeau. Sommes-nous fous ? pensai-je sans y penser vraiment comme on pense à se sauver de l’incohérence qui menace l’équilibre des choses acquises ou héritées. Chico et sa sarbacane de circonstance, le Bâtard et son bois flotté, Élise et son manche à balai, Phile et son ballon, moi et mon catamaran, les pantalons, les culottes, les slips, les cadavres, les animaux, la Bombe ! Autant de titres pouvant servir à intituler cette attente en forme de roman en panne ou à quai ! Une angoisse noire comme le ciel m’étreignait comme si je m’étais préparé à dormir mais que la nuit ne voulait pas de moi. Rien sous la main pour voyager ! Au moment où j’en avais le plus besoin ! Là-haut, le feu d’artifice s’était éclairci. La pluie tombait en petites averses de vent et de froidure. J’entendais nettement les conversations des animaux, bien que je n’en visse rien, ce qui m’aurait rassuré quant à la réalité de ce phénomène tout nouveau pour moi depuis que j’avais quitté les territoires animés de l’enfance. L’eau glougloutait comme volaille en vadrouille dans les parages de la ferme constituée en république. Qu’est-ce que j’aurais aimé alors jouer avec les enfants des guerriers de Dieu à même le sable du désert pétrolifère ! La brindille cassa.
« Mo ! Mo ! Mo ! (expression d’une colère monstre)
— Il devient fou ! (voix d’Élise)
— Ah ! Bah ! Devenir fou avant de mourir en croix de croisé… Ou comment se sauver de la paranoïa sans redevenir aussi con qu’on l’était au moment d’entrer dans la « vie active ! »
— Il en a de la chance !
— Laissez-le s’exprimer autant qu’il le souhaite !
— Mais il ne dit que « Mo ! Mo ! Mo ! »
— Le dirait-il si nous n’étions pas là pour l’écouter… ? Je vous pose la question parce que j’ai beau me rendre fou, je n’y parviens pas… Impossible maintenant de lui demander comment il s’y est pris…
— Hémorragie cérébrale… En fait, il n’y est pour rien… Sa folie est le fruit du Hasard et non pas d’un processus mental mené à bien jusqu’à la limite du Possible. Ensuite, Dieu seul sait qui se charge d’achever le procès en faute de conjugaison. Où en est le Verbe est une meilleure question que Où en est le Temps, monsieur Gide ? Mais à qui l’adresser s’il n’y a plus personne.
— Vous oubliez Dieu, mon ami… »
Dieu ? Et puis quoi encore ! J’avais toute ma tête. Peut-être pas tout mon cerveau, mais ma tête était bien posée sur mes épaules. Seulement, je n’y connaissais rien en architecture navale. Le rond que j’avais tracé dans la boue en disait long sur ma capacité à faire feu de tout bois. Remarquez bien que je n’éprouvais nullement le Désir de sauver mes compagnons de fortune. Je les aurais tués si j’avais possédé cette arme. Mais en admettant que je prisse la place d’Élise, à cheval sur le tronc, avec un manche à balai dans le cul ou ailleurs pourvu qu’il eût vocation à conserver la verticale pour laquelle il était conçu, qui assurerait la stabilité de l’embarcation ? Le ballon ou quelqu’un ? Je les voyais. L’un après l’autre me secondant comme Starbuck, quoique que Stubb convînt mieux à ma nonchalance de Juif errant. Mais qui ? Élise était une faible femme, Chico, quoique costaud, paraissait un enfant, le Bâtard avait l’air sournois de qui ne doit à aucun prix prendre place dans votre dos, Phile était handicapé, bientôt mutilé et peut-être déjà mort… Il ne restait plus que le ballon… Un objet sujet à crevaison… Pourquoi ne devient-on pas fou avant d’espérer le devenir ?
« Nous ferions bien de nous secouer les plumes ! dit le Bâtard.
— Ojalá si nous pouvions en avoir de naissance ! Mille oiseaux à la place des bouteilles de Cyrano. Voilà ce qu’il nous faut…
— Hélas, vous n’en publierez pas le récit… Même si vous enterrez ce manuscrit pour le sauver de la Bombe. Qui reviendra ici pour entreprendre des travaux archéologiques ? Alfred Tulipe et Julien Magloire aux oubliettes de la mémoire numérique ! Je ne vois pas les choses autrement, messieurs… madame… Et je ne vais pas les voir longtemps si j’en crois la lecture documentée que ce personnage (désignant le Bâtard) nous propose de pratiquer dans un élan d’espoir. Ah ! Ça me fait mal d’être fichu ! D’autant plus mal que ça ne m’est jamais arrivé… L’existence n’est pas avare de tangentes, n’est-ce pas… ?
— Mo ! Mo ! Mo !
— Et le revoilà qui s’amène sur le devant de la scène, à l’endroit même où Prospéro se plaignait du peu de professionnalisme du souffleur. Il nous rejoue son « Mo ! Mo ! Mo ! » comme s’il figurait au fronton de notre Palais des Grandes Tragédies Nationales. Nous voilà à l’orchestre, aux balcons et derrière le grillage à poules, claquant déjà car nous sommes venus pour ça et nous avons hâte de sortir de ce théâtre revu et corrigé toujours par les mêmes chiens de garde au museau exercé par des millénaires de pratique exutoire ! « Mo ! Mo ! Mo ! » et le tour est joué ! Rideau s’il vous plaît. Je veux mourir couché, même faute de lit et de draps bien carrés. Mais me coucherai-je sur le ventre ou sur le dos ? Sur le ventre si je ne veux rien voir arriver, en admettant que ça arrive sans se presser d’en finir avec moi. Ou sur le dos si le ciel veut bien de moi comme reflet fidèle de ce qu’il eût été possible de créer avec un peu d’imagination et moins de miséricorde. Ah ! ça lui va bien de nous massacrer les oreilles avec ses « Mo ! Mo ! Mo ! » Des « Mo ! Mo ! Mo ! » à l’infini ! Du moins tant que ce n’est pas fini… Comme nous avons eu le temps d’être malheureux ! Et de ne plus l’être finalement… Combien même j’enterrerais ce manuscrit dans cette terre qui sera celle des autres que je le souhaite ou non et quoiqu’en pense cette idée de Dieu que nous ne partagerons jamais. Vous écrivez… ?
— Mo ! Mo ! Mo ! »
« Ce qui devait arriver est arrivé, » dit un homme qui descendait le flot par la rive opposée, frayant son chemin à la machette, nu comme un ver et noir comme le bois d’ébène, il scandait --de---vé---vé et le Bâtard s’est mis à tambouriner sur son bois flotté, Élise tapotant les galets avec ses talons ainsi : pan-talons uh ! pan-talons uh ! uh ! et les fléchettes de Chico rebondissaient sur la peau tendue du ballon pendant que je me morfondais à l’intérieur d’un buisson en compagnie d’une perdrix célibataire ou veuve, beau bijou qui n’aurait pas déplu à Klaus Mann et que je caressais comme si j’en étais le père. À l’approche de la mort les jeux sont faits. Winner takes nothing.
« Hé ! l’Afrique ! D’où viens-tu et où vas-tu ?
— Je suis né et donc je dois mourir, mec… Je n’ai rien trouvé d’autre à mettre sous la dent de ma curiosité philosophique. Entretemps, p’t-être que j’eusse mieux fait de m’en tenir à travailler de mes mains et de forniquer sans trop me vanter de pouvoir donner des enfants à la femme. Qu’est-ce que tu veux savoir encore, mec ? Je suis pressé : la Bombe va péter ! Ah ! Sacré Bon Dieu ! C’est dans la minute qui suit qu’elle pète…
— Dis-leur comme moi ce qu’a dit le Démineur…
— Il a dit : Je remonte à Paris.
— Il n’a pas dit que ça… !
— C’est ce que j’ai entendu. Son hélicoptère faisait un boucan d’enfer ! Alors p’t-être qu’il a pas dit que ça…
— Il a dit… »
Mais l’Afrique s’éloignait et l’acier de sa lame était bien trempé. La nuit avala ses rythmes. Le ballon n’était pas crevé. Le pantalon qu’Élise cousait n’avançait pas et Phile s’impatientait. Le Bâtard n’avait toujours pas de nom. Il dit :
« Il n’est pas bête cet Africain… Il y arrivera… Il y est toujours arrivé… Conquérant ou esclave, il arrive en même temps que son destin. Ça n’est pas donné à tout le monde…
— On ferait bien de se tailler avant que ça pète…
— Suivons l’Afrique… Il a tracé le chemin…
— Oui, mais de l’autre côté… Vous la traversez comment, cette rivière impétueuse comme femme sur le point de croquer un diamant ?
— Vous compliquez… La situation me paraît plutôt absurde… »
Phile avait raison.
« Mais, dit Chico, et vos amies Alice et Sally… ? Vous les abandonnez à leur triste sort ? L’une se noie, mais ne me suis-je pas noyé moi-même ? L’autre remonte et se rapproche de la Bombe, mais vous ne savez pas pourquoi. Que cherche-t-elle… ?
— J’y pense ! Je n’arrête pas d’y penser !
— Laissez cette Barbie et revenez parmi nous, Frank… Je vais vous montrer comment on monte un pantalon. Celui-ci est particulier : il a trois jambes… »
Ainsi Alice était une femme. Et la question revenait : Qu’est-ce qu’elle te mettait dans le cul si ce n’était pas… ? Cela se passait dans la lingerie dont elle est la maîtresse.
« Sally Sabat nous a dit qu’elle était ta mère, dit Chico qui affinait les pointes de ses fléchettes en les suçant comme des fils à coudre.
— Nous sommes devenus fous ! Je ne suis pas loin de penser que nous ne sommes pas des employés de Sainte-*, mais des pensionnaires de cet obscur établissement. Le système Tarr and Fether retrouvé. Et juste au moment où on allait s’amuser, ces crétins de terroristes internationaux nous jouent un tour de leur sac à versets ! Ah ! J’enrage !
— Vous venez d’arracher la tête de Barbie… Ne vous étonnez pas de la retrouver dans votre bouche… Vous ne ferez plus « Mo ! Mo ! Mo ! » mais « Hiiiiiiiiiiiiiiiii ! » — J’ai pratiqué la BD quand j’étais jeune…
— Vous ne l’êtes plus… ? Vous avez plutôt l’air d’un enfant…
— Il entretient cette ambiguïté avec un art qui ne peut être le fait de l’enfance…
— Il n’y a rien de plus éprouvant que l’amitié dans ce cas… Voilà ce que la Mort m’enseigne ! Je n’en saurai pas plus. Partons !
— Le condamné américain connaît l’heure de sa mort… Pas nous… Mais ne sommes-nous pas français ?
— Parlez pour vous ! »
Je sortis du buisson. Ses feuilles étaient du genre persistant, mais elles tombaient comme si l’air était déjà saturé de rayonnements actifs. Chico secoua les branches, reconnaissant que « quelque chose » avait dû se passer pendant qu’on faisait des plans sur la Comète. Les Autorités sont si secrètes et la capacité d’emport des engins volants à disposition si réduite ! Reconstruisez le Monde ! Toujours le même.
« À un chouya près, » dit Chico.
Mais le ciel ne trahissait pas une opération d’évacuation, même limitée au dessus du Panier. Il était noir, le ciel, et il pleuvait de grosses gouttes cependant pas aussi noires que nos idées, même pas noires du tout, de l’eau. Chico les recevait dans la paume de sa main où elles se soudaient sans autre forme de procès. Il me donna à constater que ce n’était que de l’eau, pas noire, mais qu’elle pouvait contenir le poison qui était en train de se répandre sur la contrée et peut-être même au-delà. Si Alice était montée pour le savoir, alors elle redescendrait pour nous informer des dernières nouvelles. Je la savais fidèle en amitié, mais je ne pouvais pas parler des sodomies auxquelles elle m’avait soumis du temps où je pensais, comme tout le monde, qu’elle possédait un membre à la place du trou que figurait mon cul dans ces moments de folie passagère. Chico tira la langue pour goûter la pluie. Il la claqua puis déclara qu’elle avait le goût de l’eau, ni acide ni amère comme on pouvait le craindre maintenant qu’on savait qu’elle agissait sur les feuillages persistants. J’ouvris la bouche : il y avait une tête de poupée dedans. Je la montrai à Élise qui haussa les épaules. Elle était trop occupée avec la troisième jambe du pantalon et Phile gémissait, en appui sur le ballon qui perdait du volume à vue d’œil, ce qui amusait Chico. De temps en temps, un bruit de chenilles, bruitage de cinéma, interrompait nos conversations. Mais de pales d’hélicoptère, nada. Plus loin, la végétation s’organisait en brousse, interdisant toute velléité de fuite par le Sud. Chico secouait sa boussole de temps en temps, ce qui ne semblait pas le rassurer. En effet, si la boussole était faussée par disons un rayonnement, pourquoi se serait-elle affolée ? Je n’avais pas moi non plus d’explication à son retour à la même position quand il cessait de la secouer. Pourquoi étais-je en train de tout oublier ? Mon existence pouvait-elle disparaître aussi définitivement au seuil de la Mort ? au moment où j’avais le plus besoin de me souvenir de ce que j’avais été au moins à mes yeux, car plus personne de mon entourage n’était là pour effectuer les corrections de mesure toujours nécessaires quel que soit le soin qu’on a pris à demeurer fidèle en amour et en amitié.
« Vous n’avez pas de religion… ? s’étonna Élise. Comment expliquez-vous tout ça ? Les nouvelles télévisées ni les débats-vardages ne peuvent satisfaire notre légitime soif de connaissance… Nous sommes conçus pour connaître ! D’où notre sens moral. Vos recherches esthétiques ne témoignent que de votre bougeotte intellectuelle.
— Mais j’étais flic, pas poète ! Et je ne le suis toujours pas…
— Certes, mais vous agissez. Et maintenant qu’il faut attendre sans rien faire, sinon s’occuper à coudre un pantalon ou à imaginer les données navales du Salut, vous êtes Gros-Jean comme devant. Posez-vous la question de savoir à quel endroit précis de votre existence vous êtes revenu. Ne mourez pas sans cette salutaire connaissance ! Voilà à quoi sont condamnés les Esthètes quand il s’agit de mourir sans autre alternative ! Alors que nous, moralistes savants, sommes prêts à payer le prix de nos erreurs. Elles nous seront pardonnées.
— Il n’y a pas de religion sans cette possibilité de gloire…
— Jetez les dés et vous verrez que c’est possible ! »
Il était bien temps de s’en soucier ! L’amont grouillait de reliefs formant barrage. Les êtres qui tentaient de la franchir mesuraient-ils la densité de cette matière en constant bouillonnement ? Je soupçonnais un foyer sous-jacent. On n’entendait pas leurs cris ni leurs appels. Ils nous lançaient des signaux de toutes sortes, mais rien qui ressemblât à une invitation à les rejoindre. Au contraire, leur comportement relevait clairement de l’appel au secours. Ils se jetaient moins souvent à l’eau et s’ils passaient devant nous, c’était comme cadavres tournoyants et non comme conseillers sûrs de leur fait. Je revenais de temps en temps à ce spectacle somme toute lointain. Les conversations de mes compagnons d’infortune avaient fini par me lasser. Nous tournions en rond et personne n’avait même l’idée de nous en empêcher. Chico effectuait des mesures insensées ou dépourvues de moyens techniques. Phile était passé du gémissement à la stridulation d’un insecte en proie au cauchemar annoncé faute de substance analgésique. Le Bâtard poursuivait avec une application de travesti vénitien sa tentative de séduction d’une Élise que la Terreur avait anesthésiée au point que son aiguille ne lui procurait plus aucun plaisir annexe. Je songeais nonchalamment au feu qui ne voulait pas prendre de notre côté alors qu’il ne se privait pas d’embraser les buissons de l’autre rive, tandis que l’Afrique poursuivait sa chimère de phénix. Une bouffée de kolipanglaso m’eût ravi. Les spectres de Panglas et de Fouinard s’y fussent délectés avec moi, amateurs qu’ils étaient de ces moments où l’homme rentre en lui-même pour s’y réfugier. Nous ne sommes rien, soyons tout, nous conseille la chanson. Mais tout, c’est trop, alors disons mieux. Il n’y a pas mieux que ce mieux. Et c’est pourtant la source de notre angoisse collective, la seule qui compte en cas de solitude. L’eau s’ouvrit.
« Sally ! » hurla Chico comme s’il retrouvait un grand moment de son enfance.
Elle avait perdu sa robe de nonne coincée, mais une chemise couvrait les parties les plus intimes de son corps, nouée elle était et torsadée jusqu’à la douleur, des veines bleues traversaient membres et abdomen, le visage témoignait d’une peur de la même engeance, et elle avançait comme une touriste que la vague a épargnée après l’avoir entraînée au large où elle a connu cette peur organique qui n’appartient qu’au genre humain, car l’animal connaît mieux la colère. Personne ne s’élança pour l’aider à franchir les derniers mètres qui la séparaient encore de la berge. Enfin ses pieds pataugèrent gaîment dans les galets noyés de boue et de détritus déchiquetés. Elle se jeta sur moi, mais comme par amour, ce qui provoqua l’étrange sourire de satisfaction qui déforma les lèvres de Chico Chica. Élise planta son aiguille dans la chair à nu du bois flotté (pour ne pas la perdre, ajouta le Superviseur). Phile dissimula sa douleur derrière les arlequinades de son ballon. Le Bâtard ôta son masque. C’était Fouinard !
« Merde alors et cul de la tabatière ! s’écria Phile. Je croyais vous avoir perdu, docteur… Quelqu’un veut-il que je raconte ce que nous avons vécu le docteur et moi avant que je tombe sur ce flic et que mon destin de priapique en soit tout changé… ?
— Vous leur raconterez ça plus tard, Julien.
— Mo ? (Julien… ?) »
Le docteur embrassa littéralement le corps transi de sa « secrétaire éternelle ». Elle se laissa conduire derrière les buissons soudain ardents et là il la baisa plus intimement, ce dont nous ne fûmes pas témoins. Nous échangions des regards mouillés d’incrédulité, mais sans cacher notre joie.
« Alors, Julien, où en êtes-vous avec le shunt ? »
La tête hirsute de Fouinard surgit de la broussaille :
« Panglas est devenu fou quand il a appris qu’il avait du sang noir dans les veines… Et il a déniché Dieu seul sait où cette machette qui dans son esprit a confirmé sa nature d’Africain. Je ne sais même pas comment il a réussi à traverser le flot sans y disparaître corps et âme comme cela a bien failli nous arriver à l’un et à l’autre… Pas vrai ma Sally ?
— Mais Alice… ? Vous avez des nouvelles… ? Il faut que je sache avant de mourir avec quoi elle m’enculait dans la lingerie…
— Que dit-il… ?
— « Mo ! Mo ! Mo ! »
Ma couronne d’or recevait les ondes en provenance de la caserne de pompiers, la plus proche sans doute. Comme je ne connaissais pas le pays, faute d’y avoir vécu pour au moins en apprécier les structures, j’ignorais où elle se trouvait, sinon la boussole de Chico Chica nous eût été d’une grande utilité. De plus, nous ne savions pas où nous étions : Au pied de la colline où se dressent les palais départementaux ? Ou plus loin vers le Nord, à la limite ou au-delà de ce que Chico savait de cette contrée à mon avis étrangère. Non, nous n’étions pas passés en Espagne. Aucune vallée de cette altitude n’y conduisait, assurait le docteur Fouinard qui, bien que connaissant cette géographie de première main, ne reconnaissait pas les lieux. Il avait beau sonder les premières eaux avec sa canne, tout ceci ne lui disait rien et il se remettait à peloter Sally Sabat comme si nous étions en train de vivre nos derniers jours de liberté, voire d’existence. Chico avait posé sa joue contre la mienne, mais pas comme un enfant, car son oreille écoutait ce que ma dent émettait, se plaignant de ne rien comprendre à ce « charabia », et comme il ne pratiquait pas le castillan nous nous demandions si Fouinard n’avait pas tort et si même il connaissait la région aussi bien qu’il le prétendait. Je savais que les pompiers étaient à l’œuvre, sans toutefois pouvoir en dire plus. Alors je me taisais et je me demandais toujours avec quoi Alice m’enculait lorsque nous nous isolions dans la lingerie dont elle était la maîtresse. Une Alice femme était inconcevable. Et pourtant, c’en était une. Chico doutait de l’origine de ces ondes.
« Pourquoi des pompiers ? disait-il en ouvrant ma bouche avec ses gros doigts colorés à la myrtille.
— Pourquoi pas des pompiers… ?
— Mais enfin, mon cher Frank, qu’est-ce qui vous fait dire qu’il s’agit de pompiers… ? gloussait le docteur en se laissant chatouiller le fondement.
— C’est peut-être la police… J’ai entendu dire que dans les banlieues, c’est la même chose…
— Vous regardez trop la télé, Élise… Vous feriez mieux de laisser tomber les réseaux que vous n’avez pas vu naître de vos propres yeux.
— Mais je me condamnerais à l’isolement ! Je ne tiens pas à me morfondre dans ce genre d’oubliette…
— Qui vous parle d’enfermement ? Je dis qu’il faut se méfier de ce qu’on nous donne ou qui ne nous coûte pas cher… (à moi) Dites donc, Frank, qui vous a couronné cette dent ?
— Mon père avait le même problème, mais ce n’est pas un problème. C’est même divertissant…
— Ça vous réveille la nuit… ?
— Je suis sûr que c’est les pompiers ! Et ils ne sont pas loin. Nous allons connaître la fin de cette histoire dans aussi peu de temps que…
— …que vous le souhaitez ! Ce phénomène mental porte le nom de…
— Ne dites rien, je vous en supplie ! (à moi) N’y a-t-il pas moyen d’amplifier le signal… ?
— C’est un ancien flic, pas un…
— J’ai bien essayé…
— Jouissant alors de l’expérience de votre papa…
— Ça n’a rien donné… Le signal se perd sitôt qu’on cherche à en savoir plus…
— À votre place, je me méfierais…
— Il est trop tard maintenant… S’ils nous ont repérés, ils ne vont pas tarder à rappliquer… Et alors, pauvres de nous !
— Mais n’est-ce pas ce que nous souhaitons… ?
— Chuuuut ! Je reconnais un mot… »
Chico venait de fourrer sa grosse oreille dans ma bouche, pensant ainsi se servir d’elle comme caisse de résonnance (selon ses propres termes). Un mot était tombé dedans :
« Roman ! Il a dit roman !
— Mais qui l’a dit… ?
— Peu importe qui ! Il l’a dit…
— Et qu’est-ce que ça veut dire… ?
— Je me souviens de cette phrase que j’avais soulignée au crayon : Le héros ment… C’est peut-être ça… Sinon ça ne veut rien dire !
— Puis plus rien… murmura Chico.
— Comment ça : Plurien… ?
— Vous l’avez connu vous aussi… ?
— Il activait des réseaux dormants… Oh ! Alice ! »
Chico referma ma bouche. Il se remit à confectionner des fléchettes et Phile (Julien Magloire) ne cacha pas son inquiétude rapport au ballon qui, ne l’oublions pas, appartenait au nain qui par conséquent avait le droit d’en faire ce qu’il voulait, y compris de le sacrifier sur l’autel de la Possession.
« Après ces heures et ces heures de documentaires, votre cerveau s’est formé une idée de l’Histoire et de l’état de la planète, dit le docteur. Vous êtes bon pour la discipline consumériste. On nous défend ! Dans les deux sens du terme… Ah ! Bah ! De quoi pourrions-nous parler maintenant ? Je commence à m’ennuyer sérieusement. Quelle étrange sensation… qui ne le serait pas si nous n’étions pas en train de trépigner au seuil de la Mort…
— Mais nous n’allons pas mourir, docteur ! Nous sommes en attente…
— Et bientôt ce sera notre tour, ma chère…
— À moins que tout ceci ne soit qu’une superproduction de mon Hollywood cérébral…
— Foutaises que ces tentations idéalistes ! »
Voyez… Je me fichais que Julien fût Magloire ou pas ou même qu’il eût des liens familiaux avec Pedro Phile et sa pratique de l’enfance. J’étais même prêt à leur retirer tout état civil et à les affubler d’un masque, comme au théâtre, mais sans caractérisation ni rôle à jouer. Passant des camps d’extermination, passez ! La seule chose qui me préoccupait, c’était ce que j’avais fait d’Alice… Ne me convenait-elle pas telle que je l’avais créée, m’enculant dans le linge sale avec autre chose qu’un succédané ? Ma dent prétendait colporter d’autres nouvelles et Chico revenait coller son oreille sur ma joue, ne parvenant pas à déchiffrer cette suite incompréhensible de syllabes toutes extraites de notre vocabulaire le plus commun, là-dessus tout le monde était d’accord. Ma propre oreille était à l’écoute d’une sirène ou du sifflement d’un compresseur, annonce qui confirmerait mon analyse de la situation.
« N’oubliez pas la Bombe, dit le docteur.
— Le Démineur a dit…
— Le Démineur est un personnage officiel ! Il ne s’invente pas. Vous allumez votre écran et il vous parle pour vous dire que la Bombe n’en est pas une mais que malgré la nature inoffensive de ce qui a pu passer pour une bombe nous sommes en guerre, ce qui suppose certains sacrifices, n’est-ce pas ? Mais de là à pratiquer des coupes franches dans le système qui nous protège en nous vendant tout ce que notre imagination peut concevoir par connexion interposée, il y a loin ! Nous sommes heureux ou nous sommes morts ! Nous n’avons plus le choix de la politique et de ses rêves fous ! Que dit votre dent ? Autre chose ? Et bien arrachez-la ! Je peux m’en charger si vous voulez… »
Grosse sueur sur le front et l’arête du nez du docteur qui défroisse en même temps la chemise de Sally à même son corps revisité par les processus du vieillissement sans perte de poids. Elle est fripée même à l’intérieur des cuisses. Plus tard, devant le monument aux morts, nous éviterons d’en parler, concentrant nos efforts de témoins assistés sur l’essentiel, c’est-à-dire sur les raisons et les conséquences de la phobie qui explique toutes les autres. Malheur à nous ! Nous attendions qu’on vienne nous chercher alors qu’Alice et Panglas, chacun de son côté (quel en était le sens ?), avaient choisi de s’éloigner par leurs propres moyens, Panglas armé d’une machette et Alice agissant en tant que femme et non plus comme je la désirais. Et à force de rêver à un tracteur à chenilles surgissant de la brousse avec dans sa remorque tout-terrain tout l’équipement nécessaire au retour à l’existence, le voilà-t-y pas qui s’amène avec à son volant de cuir le diable lui-même : Roger Russel que je croyais mort avec les autres, ceux que j’avais quittés. Il avait sans doute des nouvelles de Julien (pas Magloire quoique que Clara pût être sa mère) qui n’avait pas pu se planquer aussi longtemps dans ma chambre sans y crever ou s’en sortir, ameutant la compagnie de ses cris de survivant ou de son odeur de cadavre. Roger avait coiffé son chapeau de cuir à large bord qui avait appartenu à un gaucho. Élise provoqua une gîte telle que le tronc sur lequel elle se livrait à la confection d’un pantalon l’entraîna dans le peu de profondeur qui faillit pourtant la noyer. Julien, cette fois, la sauva et commença à parler de cette perruque rousse qui avait coûté la vie à une comtesse de sa connaissance. La perspective du chemin tracé par les chenilles était autrement prégnante. Roger manœuvra de façon à placer l’engin face à l’entrée du chemin. C’était une invitation. Certes, le tracteur ne pouvait pas contenir autant de personnes et la remorque étant chargée jusqu’à la gueule, seules les femmes purent y trouver place. Je dis à Roger :
« Alice est une femme… »
Et quelqu’un lui raconta comment il l’avait vue s’enfuir et remonter vers le Domaine des Trois Pouvoirs. On lui raconta sur le même ton comment on avait vu passer Panglas qui se dirigeait dans l’autre sens alors que tout le monde savait qu’il ne s’était jamais séparé d’Alice, sauf cas de force majeure. J’ouvris la bouche pour lui montrer la dent.
« Ce n’était pas les pompiers, » dit-il et il embraya.
Nous étions sauvés. Il y avait de quoi se réjouir au moins le temps de revenir à la réalité. Si ce n’était pas les pompiers, c’était qui ? Roger devait le savoir puisqu’il savait que ce n’était pas les pompiers. Comment nous avait-il retrouvés ? Nous n’avions émis aucun message. Ma couronne d’or y était-elle pour quelque chose ? Je trottais contre une aile où Élise croisait ses jambes. Elle en avait presque fini avec la troisième jambe. Le docteur examinait le phallus que le balancement provoqué par la marche portait au paroxysme de la douleur comme fer dans la braise du forgeron.
« Impossible d’injecter quoi que ce soit, dit-il. Tenons-nous-en à la goutte qu’il s’agit de déposer sans heurt. Je m’y connaissais autrefois, mais j’ai perdu la main depuis que je pratique la science psychiatrique. Serrez les dents, mon vieux ! Nous arrivons.
— Pas tout à fait, » fit Roger qui tenait le volant comme les cornes du toro qu’il avait dans la tête.
Le chemin montait tout droit dans les bois. Le diesel cognait dur dans les flaques. Il fallait emprunter le talus et se tenir aux branches pour ne pas finir dans les chenilles qui grinçaient à la limite de la résistance prévue par le mode d’emploi.
« C’est bon de revenir chez nous, bredouilla Julien qui recevait chaque goutte de perlimpinpin en grimaçant comme si on lui arrachait plutôt une poignée de chair à vif.
— Vous, décréta le docteur, vous retournez à l’hôpital. Vous avez assez vu de pays comme ça.
— Il n’y a plus d’hôpital, dit Roger en appuyant sur la pédale d’accélérateur, ménageant celle de l’embrayage pour ne pas freiner.
— Merde ! fit le docteur. Il avait les fondations fragiles depuis la dernière inondation. Celle-ci aura été une de trop.
— Il n’a pas résisté à l’explosion de sa réserve d’air liquide, dit Roger. La bombe était judicieusement placée.
— Heureusement que nous l’avions évacué ! dit le docteur. J’ai participé aux opérations héliportées…
— Vous avez fait de l’hélicoptère ! » s’écria Chico comme s’il redevenait enfant.
Élise en avait fini avec la doublure. Elle retourna le pantalon pour en examiner les coutures de plus près. L’aiguille pincée entre ses incisives, lèvres retroussées révélant de roses gencives suintantes de salive. Julien poussa une espèce de cri de joie ou poussant un cri de joie sa douleur en fit une plainte impossible à qualifier autrement que de lamentable.
« Je vais essayer, » dit-il sans conviction.
Le docteur multiplia les gouttes, pressant toujours aussi précisément sur la poire. Nous vîmes quelques gouttes rebondir sur le gland, au rythme des variations tonales que subissait la victime de tant d’attention. Élise remis le pantalon à l’endroit et éprouva cette fois la souplesse de l’ensemble culotte-jambes. Elle eut l’air satisfait et mis fin à une autre série de contrôles tous plus abscons les uns que les autres. Roger stoppa. Nous étions montés sur le talus afin que Julien pût s’accrocher aux branches d’un chêne dont les glands inspirèrent quelques commentaires de mauvais goût. Il fallait s’attendre à un cri capable d’effeuiller même le plus persistant de ces feuillages. Sally Sabat se boucha les oreilles. Roger, impassible, regardait ailleurs. Élise m’expliqua brièvement ce qu’elle attendait de moi. Julien entrerait dans le pantalon « verticalement ». Mais ses bras ne semblaient pas pouvoir contribuer à une élévation qui correspondait à la hauteur du pantalon. Il ne pouvait pas non plus « grimper dans l’arbre » comme je l’avais sottement suggéré. Le flacon que le docteur vidait consciencieusement au compte-gouttes menaçait de manquer de substance.
« Faites vite ! » se contenta-t-il de conseiller.
Julien empoigna une branche horizontale d’un diamètre répondant approximativement aux calculs que le docteur effectuait en mode multitâche. Les biceps tressaillirent comme si on venait de leur annoncer ce qu’on attendait d’eux.
« Jambes bien droites ! dit le docteur. Vous ne respirez plus. Vous ne vous pliez pas. La branche arrivera à la hauteur de vos hanches et alors vous procéderez par inversion du mouvement initial, les yeux bien au fond de la culotte où vous distinguerez nettement trois trous qui sont en réalité les trois entrées des trois jambes. Ne vous trompez pas de jambes ! sinon l’une des vôtres se coincera dans la troisième et sous le coup de l’émotion vous lâcherez prise et on se retrouvera dans une situation bien plus pire que celle que nous venons d’épuiser… »
Ainsi de suite. Julien superposa un rictus d’effort à la grimace de douleur. Même processus au niveau de ce qui sortait de l’étau de sa bouche. Sa tête, cependant, était loin d’atteindre la branche qui, pour donner raison à la capacité de calcul du docteur, ne pliait pas. Il était sur le point d’exprimer sa satisfaction sur ce détail particulier, le docteur, mais l’opération prenait un tour dont l’équation portait l’inconnue à une puissance encore moins connue. L’échec menaçait l’expédition. Roger tapotait le cadran de sa montre sans rien cacher de son impatience. À quelle hauteur au-dessus du niveau de l’eau nous étions-nous élevés ? J’avais mal aux bras, les mains crispés sur la ceinture du pantalon tandis qu’Élise l’ouvrait aussi grand que possible. Mais le corps de Julien ne décollait pas.
« Je comprends votre souci de pudeur, dit Roger Russel. On nous attend là-haut. Je pense que personne ne s’offusquera devant le spectacle que donne notre ami Julien. Laissez tomber l’idée du pantalon. Et reprenons notre route. On n’est pas encore arrivé…
— Mais qui donc nous attend… ? Nous n’avons pas prévu de confier notre malheur au Confesseur de service… Nous n’avons rien fait de Mal ! »
Avions-nous parlé d’une seule voix ? Roger relança le diesel et le tracteur s’ébranla. Il n’attendait pas notre réponse à la question de savoir pourquoi… Chacun ravalant son questionnement et se remettant en marche, la bitte énorme de Julien oscillant de bas en haut, sans gouttes car le flacon était vide et le docteur le balança dans les fourrés comme s’il se débarrassait d’un mégot. Élise m’arracha le pantalon des mains, le plia en grognant et le cala sous son bras avant de passer devant moi sans se soucier de mon équilibre au bord du fossé. Je m’étais laissé trafiquer le cul par une femme que je croyais homme… cette imposture me rendait fou, de rage pour commencer, mais je savais tout de même un peu ce qui arrive à la colère si on n’en oublie pas les raisons avant que ça dégénère. Ne parlez à personne si vous êtes en train de converser avec vous-même. Vous vous mettriez dans une situation délicate. Si délicate que ça pourrait mal se terminer pour vous. Le Système qui nous sert de société manie le diagnostic et la sentence avec une dextérité éprouvée au fil des millénaires. Votre seul cerveau ne peut pas se dresser devant une pareille Intelligence, surtout si vous n’êtes qu’un pauvre type qui a cru à l’amour sans y regarder à deux fois.
« La clé, c’est moi qui l’ai ! grogna Chico en ouvrant sa main. L’huître perlière de la famille. Pourtant, nous ne sommes pas grand-chose…
— Peut-être rien… dis-je.
— De toute façon, le ballon, je l’ai volé… (sourire genre pervers sexuel cadré par Fritz Lang) Il était dégonflé. Pas crevé. Je pensais qu’il l’était, mais je l’ai ramassé. Vieille peau flasque et gluante, elle sentait l’huile d’olive. « Peine perdue, » dit mon père. Mais je gonfle et le ballon prend forme. Il est bientôt plus haut que moi. « T’as donc eu raison, » dit mon père. Il ne sait pas que j’ai la clé dans la main. Il joue avec le ballon pour me montrer comment il s’y prenait quand il était… petit. À la terrasse les garçons rentrent les chaises et les guéridons et se bousculent sans un signe de joie, car l’heure est grave. « Merde de crue ! » dit mon père. Il a alors aperçu Alice debout sur le socle de la statue. Elle lui faisait des signes depuis un bon moment. Il n’a pas réfléchi. Et il s’est jeté dans cette eau qui descendait de la rue qui elle monte à pic vers le Domaine. Un cercueil d’enfant lui a fracassé le crâne et il a coulé. Alors la clé me revient. Elle a toujours été dans la famille. D’une simple clé usinée à la lime qu’elle était du temps de mes ancêtres, elle est devenue cette puce qui peut contenir le Monde si c’est ce qu’on veut obtenir de lui avant de mourir. Elle échappe à la goniométrie et autres techniques du repérage ondulatoire ou filaire, mais elle n’a pas le cristal de ta dent. Radio Foxhole est arabe. Pas extraterrestre, Frank.
— J’ai parlé de pompiers, pas de Martiens… !
— Je crois que cette clé peut amplifier le signal. Mais personne ne doit le savoir…
— Je le sais maintenant, moi ! Qu’est-ce qui va m’arriver… ? J’ai peur… »
La main se referma, pas menotte mais paluche de bûcheron ou de fort. Je tremblais à la fois d’impatience et de cette crainte qui s’empare du citoyen confronté aux dessous de la guerre qui s’éternise et le détruit à petit feu alors que la chair coagule dans les gravats au lieu de pourrir sous la terre entre les allées tranquilles d’une promenade dominicale. Rêver d’un cimetière tranquillise la mort qui dort en nous en temps de guerre. Bien sûr, Chico ignorait si la clé pouvait servir d’amplificateur. Il n’avait jamais pensé à l’amplification des « signaux faibles ». Il était plutôt amateur de métal et de cris joués sur la scène de l’Horreur avec le mode d’emploi en guise de programme. Il ne savait même pas comment fonctionnait un semi-conducteur. Il n’avait aucune idée de comment on allait s’y prendre pour amplifier le signal. On s’est mis à la traîne, chacun marchant dans une trace de chenille, parfaitement parallèles l’un avec sa dent semi-conductrice dans la bouche et l’autre avec son circuit intégré subissant les moiteurs acides de sa main. Nos épaules se fussent touchées si nos tailles avaient évolué dans le même sens. Pourquoi cette monstruosité ? En tant que flic, je m’étais souvent posé la question de la perversité qui change l’esprit en monstre capable de donner la mort ou la douleur sans ciller. J’avais souvent été fasciné par les yeux du psychopathe, impossible d’y rencontrer le moindre signe d’empathie, et ça me rendait morose jusqu’au matin mettant fin à la période légale de la garde à vue. Depuis, je ne dors pas sans ouvrir l’œil de temps en temps. Comme l’enfant qui a vécu de près un bombardement ou un tremblement de terre, ou plus près de lui la colère de son père ou la perversité de sa mère, voire la jalousie d’un frère ou d’une sœur que les puissances guerrières ou telluriques interposent entre la chambre et la porte qui donne dehors. Je n’avais eu droit qu’à une fenêtre et depuis je n’ai pas cessé de m’y pencher en me demandant ce que diable j’avais pu commettre de mal sans m’y pervertir au point d’en payer le prix.
« Ralentis, dit le nain. Nous ne sommes pas assez loin d’eux. »
Le tracteur traçait deux lignes parfaitement parallèles, comme je l’ai dit. Les femmes étaient assises sur les ailes. La remorque suivait, cahotante, menaçant de verser dans le fossé, et le docteur, trottinant sur ses guiboles courtes et arquées, de temps en temps ramassait un objet tombé de la remorque, l’examinait en éloignant ses binocles de son nez puis, saisissant le rancher, le jetait à l’intérieur avec une grimace qui en disait long sur son écœurement mais rien sur la nature de l’objet en question ni à propos de ses conclusions cliniques. Je ne m’étais pas intéressé à ce contenu et Roger Russel n’avait à aucun moment évoqué la possibilité de décrocher la remorque et de l’abandonner à son sort dans le chemin que nous laissions derrière nous. Personne ne lui avait posé la question. Et maintenant que la distance qui nous séparait d’eux croissait en proportion de la volonté de Chico Chica, je voyais le rétroviseur et le reflet du regard de Roger aussi bien que si j’avais eu le nez collé dessus. Je donnai un coup de coude à mon complice, atteignant son oreille qu’il frotta sans se plaindre ni comprendre que la situation demeurait sous le contrôle de Roger qui, soit dit en passant, ne nous avait pas révélé comment il nous avait trouvés. Je redonnai un petit coup de coude, atteignant cette fois le nez de mon compagnon. Il le frotta et son regard fulmina, comme on dit dans les romans d’aventures extrasensorielles. Je donnai des coups de menton dans la direction du tracteur, en vain. Chico sembla s’éveiller d’un cauchemar et dit :
« Tu reçois ? Est-ce que c’est compréhensible cette fois ? J’ai hâte de mettre à l’épreuve ma théorie de l’amplification par la clé ! »
J’émis un sifflement de désespoir qu’il prit pour une traduction de ce que j’étais censé « recevoir ». Il cracha de son côté pour exprimer son impatience sans attirer l’attention.
« Est-ce que tu reçois plus clairement… ? dit-il entre les dents. Si c’est le cas, nous nous rapprochons d’une katiba… Sans armes, nous sommes foutus d’avance. Et pourtant nous ne sommes pas seul ! (il rit) Arrhhggh ! J’ai peur de finir en morceaux avant même que la Bombe explose ! Alors… ? »
Plus clairement, non… Le signal continuait de se servir de mes os pour se propager en moi, mais sans plus de clarté, autrement dit toujours aussi obscurément. Je fis non de la tête. Il leva le poing mais ne l’ouvrit pas. Quel signal venait-il de lancer en direction du rétroviseur ?
« C’est une question d’antenne et de terre, dit-il, toujours ralentissant, presque immobile ou glissant sans succions des pieds dans la boue.
— Faudra-t-il que j’ingurgite la clé ? Une fois, on m’a fait avaler un engin miniature. Le toubib n’arrêtait pas de se marrer ! On retrouverait le véhicule à la sortie… Il ne disait pas qui allait fouiller dans ma merde, mais je chierais ! Je pouvais en être sûr : je finirais par évacuer tout ce que je contenais, avec cette trottinette high-tech récupérable en vue d’autres interventions…
— De quoi tu parles ! C’est pas le moment de fermer les yeux pour mieux voir ce qu’on n’a pas bien vu ! Papa ne m’a rien dit au sujet des utilisations annexes de la clé. Je doute d’ailleurs qu’il s’en soit jamais servi que pour ouvrir des portes. Il avait le sens du devoir.
— Il y a une métaphore dans cette histoire de cercueil d’enfant, lequel on reconnaît à la couleur, ce qui n’est pas le cas de l’homme en guerre…
— La ferme, Frank ! Essaie seulement de la mettre sur la langue… Et ne l’avale pas ! »
Sa main prit la mienne comme font les enfants avec celles de leurs parents, en promenade ou parce qu’il faut y aller, nom de Dieu ! La clé transita aussi sec. Puis la main contraignant la mienne à se refermer, disant :
« Si tu la fais tomber, je te tue ! »
Cette intrusion d’un corps étranger dans ce que j’ai de plus précieux à part ma queue (ma langue), sa perspective ne me réjouissait pas. Roger surveillait le chemin et le rétro. On avait beau diminuer de taille et même quelquefois disparaître à l’occasion d’une courbure convexe du chemin, j’avais peur de ne pas échapper à sa vigilance de suppôt en mission de reconnaissance.
« Pas dans la bouche, précisa Chico. Juste derrière la lèvre inférieure, car la dent concernée est une molaire de la mâchoire inférieure. Place-là avec la langue. Personne ne doit te voir te mettre le doigt dans la bouche. »
Il fit bouger sa lèvre avec sa langue, mais la leçon demeurait obscure. J’avais vaguement l’impression qu’il se foutait de moi. J’entendais même des rires étouffés, sans pouvoir en déterminer l’origine exacte : nos compagnons crapahutant à cinquante mètres devant nous ou des témoins hilares cachés dans la broussaille. Ma dent continuait son cirque, plus proche du grésillement que de la syllabe. Je pouvais dire ça pour tenter de me sortir de cette situation grotesque qui ne m’avantageait pas. A-t-on idée d’amplifier un grésillement ? Il y aurait de quoi se rendre fou ! Je jetai un œil rapide sur la clé, ouvrant la main puis la refermant sans prendre le temps de lire ce qui y était écrit en grosses lettres dorées et capdelées. Chico surprit ce mouvement éclair et me sermonna :
« On n’y arrivera jamais si tu ne prends pas la chose au sérieux, mec !
— Mais je la prends comme elle vient ! Ça grésille… »
Quel aveu ! Mais il crut à un mensonge. Il ne croyait plus en moi.
« Mets-la dans ta poche, murmura-t-il. Tu me la rendras là-haut…
— Nous montons ?
— Ils ont besoin des armes là-haut… Alors on monte.
— Ce sont des armes… ? Nous allons… nous battre ?
— Que crois-tu qu’on attende de nous ?
— Je pensais que c’était de la nourriture… destinée aux malheureux qui n’ont pas eu notre chance…
— Parce que tu appelles ça de la chance ! Embringués que nous sommes dans un conflit qui jette le doute sur notre way of life… Je ne pensais pas mourir si jeune quand je suis né ! »
Je mis la clé dans ma poche, bien au fond, la nouant dans mon mouchoir et tournicotant l’ensemble avec la poche elle-même de façon à sécuriser la zone. Pouvions-nous maintenant nous rapprocher de nos amis ? par exemple en accélérant le pas… Mais Chico s’arrêta pour pisser. De dos, on aurait dit un enfant. Il portait une chemise à fleurs imprimées. Il y avait une chaîne dorée autour de son cou. Je me demandais quelle sorte de médaille pouvait bien y pendre, sur la poitrine que je n’avais pas observée quand j’en avais eu l’occasion. Ça sentait la croix et le goupillon. Récits et structures. Cosmos en folie passagère. Il y a toujours un temps pour le chaos. Puis on sort pour profiter de la fraîche d’été. Un kolipanglaso au bec et une copita accompagnée de pâtisseries maison. Qui commence ? Se demandant qui finira. Les regards se croisant sous la lampe harcelée d’insectes. Nous ne vivrons pas plus longtemps que cette approche insensée de la lumière. On a beau jeu de comparer cette sensation à un nœud qui devient douloureux à force de penser qu’il n’est qu’un moyen pour l’esprit de contenir le centre et le milieu. La pluie expliquait toutefois l’absence d’insectes et d’oiseaux. Pas une fleur à cueillir pour provoquer le sourire d’une fille toujours encline à s’adonner aux plaisirs de la séduction par le charme des lignes. Je dus tomber comme un fusillé, les jambes coupées ou comme un arbre.
There are no atheists in foxholes.
Le jour se leva sur cette désolation. Je dus ouvrir les yeux en même temps, car la lumière se fit comme sous l’action d’un potentiomètre. Une odeur d’été mouillé m’environnait, sans champignon mais avec ce goût de sel qui circulait en moi. Le tracteur était renversé sur le côté. Sa remorque gisait quelques mètres plus loin. Pas de cadavres alentour, mais la foule. Une foule organisée, des uniformes, des signes fluorescents, des casques que la pluie harcelait alors que les visages se concentraient sur leurs tâches. Plus haut, la hauteur était en feu et les jets d’eau se courbaient dans un ciel déchiré, comme si la couverture nuageuse avait été ouverte de force. J’avais du mal à ouvrir les yeux, du mal à interpréter ce qui n’était pas une agitation panique mais un ensemble de mouvements calculés d’avance comme après l’exercice. Un hayon cabossé jouxtait ma souffrance. Je savais que le sol était couvert de cadavres, mais je ne pouvais pas me redresser pour constater la véritable ampleur des dégâts. Dans ces cas de contention et sous l’effet croissant des analgésiques, qu’est-ce qu’on ne va pas imaginer ! Personne n’était penché sur moi. J’eusse aimé ce visage, même barbu. Des voix étaient soumises à des fadings mêlés de grondements lointains, comme si l’orage s’éloignait. J’étais à l’abri de la pluie. Ils avaient pris cette précaution avec moi, profitant d’une carcasse quelconque. Une odeur d’excréments revenait de temps en temps entre des intervalles de roche surchauffée que la mer éclabousse avec des cris d’enfants dans le tournoiement de la brise. Échos métalliques d’un ballon rebondissant sur le sable dur des marées basses. Le brancard (si c’était un brancard improvisé sur la base de n’importe lequel de ces objets arrachés à leurs murs) se souleva enfin. C’est alors que je vis les cadavres, la bouillie de sang et de tripes, les membres encore frémissants, quelques visages figés dans l’horreur et j’ai de nouveau perdu connaissance, mais cette fois sans cette sensation de basculer dans le vide, comme si la terre s’était dérobée à sa fonction première.
« Rien de grave à part l’arrachement d’un orteil et cette plaie qui ne me plaît pas (rires). Le problème, si j’en crois les témoins, c’est que ce type a fait une attaque cérébrale…
— J’ai entendu ça en salle de conférence… Le fameux « Mo ! Mo ! Mo ! »
— Mais il ne dit plus rien… Ni « Mo ! Mo ! Mo ! » ni autre chose. Il s’appelle Frank Chercos. Il fait partie de l’équipe soignante, mais je ne sais plus à quel titre. Redemandez à Russel, Sophie…
— Quelle importance… ? La question ne se pose plus de savoir s’il va survivre ou pas… Quelles séquelles sont à prévoir, docteur ? Il faut que je sache…
— Sophie ? Je n’ai pas que ça à faire… Hâtez-vous ! »
Petits pas pressés des sabots sur le lino. Aucune porte ne se referme. Quelqu’un la tient. Comme je suis couché sur le côté (la plaie en question concerne mon cul), je peux voir la fenêtre et son store gris et dans la vitre le reflet de l’équipe de tabliers blancs qui s’activent ou attendent selon le rôle à jouer. Des dents claquent, mais ce sont les miennes.
« Est-ce que je note, docteur ?
— Notez, Sophie, notez ! »
Elle est de retour. Sophie, ou il y a une autre Sophie. Je ne vois pas Sophie. Comment va mon cul ? Combien de temps sans chier ? Je n’ai même pas faim. J’appréciais tous les jours cette heureuse sensation. Voilà que j’en suis privé. Les poitrines qui descendent sur moi sont cravatées. Aucun parfum de femme. Pourtant quelqu’un manipule ma queue et ce n’est pas désagréable.
« Des nouvelles des retombées, Sophie… ?
— Ils savent quelque chose…
— Qui ne le saura pas finalement ? »
Ça travaille dur derrière moi, taillant, nouant, injectant… De petits rires percent le discours professoral en cours. Sabots trépignent, s’entrechoquent, tabliers froissés qui s’ouvrent et se referment avec odeur de désinfectant et signes de soumission procédurale. Ne manque que la prière. Et le vertige causé par des émanations-explosions ponctuées de choc précis sur le métal des objets cérémoniels.
« Il angoisse, Sophie ! 10 cc… Vous avez perdu un bouton…
— J’ai pris du poids, docteur… Œdème d’angoisse. J’ai failli paniquer !
— Que dit-il… ? »
Enfin oreille avec boucle d’or en anneau à portée de ma bouche. Mes lèvres étaient devenues hypersensibles à la chair venue d’ailleurs. L’oreille s’éloigna le temps pour moi d’entendre
« Il ne parle pas, docteur…
— Il ne reparlera pas, Sophie. Il y a un tas de choses qu’il ne refera pas…
— Pourtant, docteur…
— Priapisme… J’en ai touché un mot au service uro… Mais ils ont autre chose à faire… Blessures de guerre avant tout… Notre connaissance… »
Dialogue se perd dans la nuit. Le cerveau propose ses teasers. Rien d’aguichant. Je zappe sans attendre l’effet marketing. Réveillez-vous, Frank ! Vous avez avalé votre langue !
*
Je me réveille avec une tente de campagne sur moi. Je crains le pire. Mes mains sont ceinturées, en contact avec l’acier de l’armature. Cette incapacité à communiquer ma chaleur interne va me rendre fou ! Depuis des jours j’attends des news ! Pas un écran à part ces sinus… Un bip de temps en temps. Puis la voix de Sophie qui a troqué ses sabots pour des claquettes. Je ne sais pour quelle raison technique, elle pose un genou sur le bord du matelas et tire disant
« Ça vous fait mal quand je tire… ? »
Le verbe tirer a lui aussi changé de sens. Non, ça ne fait pas mal. Est-ce que vous en avez parlé à Priape ? Tout ce que j’ai lu sur le sujet n’est pas folichon, ô Sophie ! Elle tire aussi sur les draps, appelle la femme de corvée qui sent le rayon parfumerie, elles s’y mettent à deux et tirent ! Le docteur s’amène et pose sa question
« Il a parlé, Sophie… ?
— On entend des voix, de la musique…
— Semi-conduction… Phénomène de guerre… J’ai lu des tas de trucs sur le sujet… Et même consulté le roman graphique… On a besoin d’un ampli, Sophie…
— C’est ça, docteur ! Amplifions ! »
C’était sans doute ce qu’ils avaient de mieux à faire. Mais s’y employaient-ils ? J’entendais moi aussi la retransmission des données. Des chiffres. Beaucoup de chiffres. Sans formation dans le genre, je ne balisais rien. Ils sauraient de quoi il s’agissait s’ils s’y mettaient. Mais ils ne s’y mettaient pas. Ils parlaient ! Parlaient ! Parlaient ! Sophie appelait un factotum à la rescousse, mais ça n’avançait pas. Tout le monde s’énervait. Concert de sabots et de claquettes. Un type en uniforme s’amena pour trouver le temps long. S’ensuivit une discussion qui tourna au vinaigre et le type pivota sur ses talons en menaçant de se venger si ça n’avançait pas plus vite.
« Chaque fois qu’on essaie de l’extraire, il prépare une attaque ! s’écrie le docteur. Sophie, expliquez-lui !
— Mort ou vif, je m’en fous ! dit le type. Ce que je veux, c’est… »
Il savait ce qu’il voulait. Et il se foutait pas mal que j’en crève ! Mais le docteur hésitait. Et il s’imposait. Comment ? Je ne sais pas. Mais le type avait beau clamer qu’on finirait par le remplacer que ça lui plaise ou non, le docteur interposait sa Sophie et le type abandonnait son projet d’y aller sans se soucier d’Hippocrate. Le bistouri ou n’importe quel objet pointu ou tranchant tombait en émettant des échos auquel répondait les chocs du ballon sur le lino du corridor. Le docteur fermait alors la porte d’un coup de pied qu’il avait, au dire de Sophie qui s’en émerveillait, précis comme la balle d’un révolver à viseur intergalactique.
« Dites à ce gosse d’arrêter avec ce maudit ballon ! Je vais devenir fou, Sophie !
— Ya pas moyen, docteur… Il ne m’écoute pas. Il nous fera chier tant qu’on ne lui aura pas permis de parler à notre patient…
— Il vous a dit ça… ? Cherchez d’abord à savoir ce qui les lie… Il y a de l’hypertexte là-dessous, ma fille ! »
Ce n’est pas qu’ils me triturassent le cul, mais il n’était plus question de chier. Le docteur s’intéressait d’abord à mon cul. Venait ensuite la question posée par Priape ou ses juges (aucune thèse n’avait été avancée sur le sujet), puis cette « maudite dent » qui intéressait les services secrets de je ne savais quelle majesté qui s’était mis dans la tronche d’en déchiffrer les émissions. Jamais on ne m’avait observé de si près. Et à un moment où je devenais fou. De douleur ou d’autre chose, je n’aurais su dire, mais Sophie avait son idée et elle tirait, exigeant une assistance technique qu’elle n’obtenait pas. Ça la rendait rageuse. Elle salivait plus que de coutume. Et elle en parlait avec ses collègues sur le seuil de la porte que je ne pouvais pas voir puisque j’étais tourné vers la fenêtre.
« On n’en finira pas avec cette histoire s’il ne passe pas… M’est avis…
— Le docteur s’acharne, si vous voulez mon avis…
— Fermez-la, pouffiasses ! » concluait Sophie et tout ce monde s’égaillait avec sabots et claquettes.
Le docteur avait-il constaté avec moi que l’émission était de moins en moins brouillée par les parasites ? Espérait-il montrer aux autorités compétentes qu’il avait eu raison d’attendre ? Car qui disait qu’une extraction immédiate sans considération humaine aboutirait à une meilleure réception des messages, en admettant qu’il s’agît de messages et non pas d’une radio nostalgique ou oxygénée ? Sophie l’écoutait :
« Science sans patience… »
Il tâtait ma prostate avec application. Puis il remettait tout en place et Sophie refermait. À midi, le type des services de la majesté républicaine revenait avec des nouvelles du front.
« Il n’y a pas de front, grognait le docteur. Ils sont parmi nous ! Vous devriez le savoir…
— Façon de parler, docteur… Alors ? Comment va notre agent… ?
— Je fais ce que je peux pour qu’il ne parte pas avec ses secrets… N’est-ce pas, Sophie ? Dites à ce monsieur que j’y mets tout de que je sais du priapisme…
— On ne s’attendait pas à une telle puissance ! Ces bidons ont détourné notre attention de spécialistes. Nous n’avons pas cherché dessous. Le service des Fraudes enquêtait déjà sur les activités annexes des élus locaux. Quelle pluie ! Des années qu’il n’en était pas tombé autant ! Nous avons l’excuse de la crue… mais ça ne suffira pas face à l’Histoire… »
Le docteur écoutait lui aussi. Sophie reparla de l’amplification. Elle connaissait quelqu’un. L’oreille du chien se souleva :
« Qu’est-ce que vous savez de la semi-conduction… ? dit-il en ne la regardant pas.
— Le Monde a changé avec la découverte des propriétés de la galène… Depuis, on n’arrête pas. Et on a su comment s’y prendre pour financer cette ère nouvelle sans se mettre le peuple à dos.
— Il n’y a rien comme la sensation de bonheur… » commença le docteur.
Cette fois, ce n’était pas un bip qui interrompait sa conversation. Il empoigna l’épaule nue de Sophie comme s’il s’agissait d’un sein. J’avais encore la bouche ouverte. Le type se hâta d’arriver le premier. Le docteur accepta sa place de second et Sophie appela un factotum qui entra en trombe. Ma tête avait creusé le coussin, tant et si bien que mes oreilles étaient enfouies. Je ne les entendais plus. Ils s’agitaient comme des marionnettes sans paroles. On se pressait sur le seuil. Ça sentait les pieds et la sueur des entrejambes. La chevelure de Sophie tomba sur moi. Le type en écartait sans ménagement les mèches grasses. Je pouvais voir le visage décomposé du docteur qui téléphonait sans cesser de me regarder droit dans les yeux. Mais je n’entendais rien. Pas même radio Foxhole. Le silence de l’éternité ou de ses espaces. Le temps suspendu ou arrivé en bout de course. Je voyais les liquides foncer sur moi. Le docteur raccrocha et plia son téléphone. Ses deux mains fondirent à la fois sur la nuque du type et dans les cheveux embroussaillés de Sophie. Le factotum apparut, le visage durci dans l’effort.
« Frank, dit le docteur. J’ai maintenant toutes les raisons de penser que vous êtes sauvé. J’ai les résultats des analyses. On n’a rien trouvé d’anormal, Frank !
— Rien… ? dit ma voix. Je croyais pourtant que…
— Ne croyez plus rien et taisez-vous jusqu’à ce que je vous autorise à parler.
— Mo ! Mo ! Mo !
— Sans déconner, Frank ! Je vous invite au restaurant dès ce soir. Qu’est-ce que vous en pensez… ?
— Avec Sophie… ?
— Avec Sophie si vous voulez…
— Mais le veut-elle… ?
— Je m’invite ! » dit le type.
Ma joie n’était pas montée aussi haut que l’avait espéré le docteur et ce type venait de la réduire à néant.
« Mo ! Mo ! Mo ! »
Je n’aurais plus grand-chose à dire d’autre en attendant de rentrer chez moi et de me remettre à mes occupations quotidiennes en compagnie des êtres et créatures que l’existence avait convoqués pour m’épargner les effets moroses de la solitude. Et c’est exactement ce qui arriva.
*
Le gosse m’attendait avec les autres. Lucienne avait organisé une petite réception avec des guirlandes et des bougies. Elle avait même couvert les tables de nappes en papier fleuri. Tout le monde n’avait pas son carton. Il y avait du monde sur le seuil. Il a fallu fendre cette foule et échapper à l’amalgame des questions légitimes. Mes joues s’humidifièrent au contact de ces lèvres. Des coups de langue aussi. Des morsures au passage. J’en avais les fesses brûlantes. Le gosse gravit quelques marches de l’escalier qui montait aux chambres, dont la mienne qu’il avait occupée clandestinement. L’affaire en était au stade de l’instruction. Roger Russel sauta à pieds joints sur le comptoir et faillit se casser le nez contre le portrait de Pétain. Heureusement, la vitre résista. Il exhaussa un verre. Le gosse, assis sur la dernière marche en partant du bas, observait la masse des têtes et des épaules, en admettant que ce fût tout ce qu’il pouvait voir de là-haut. Pas un signe de complicité maintenant que l’affaire était entre les mains de la Justice. Lucienne était retournée derrière son évier, entre les manettes de la bière pression et le distributeur de boules à mâcher. J’ouvrais grand la bouche pour exhiber la dent qui me valait une médaille officielle. Mais qui pouvait s’en approcher d’assez près pour s’apercevoir que ce n’était qu’une banale couronne d’or ? Alice apparut.
La foule se fendit encore une fois. Alice portait une robe printanière, si légère que la pointe de ses seins en colorait de brun la dentelle et la soie sous-jacente. Elle me tendit une main gantée.
« Nous avons encore du pain sur la planche, dit-elle. Voulez-vous vous coucher ou retournons-nous à Sainte-* ? J’ai ma voiture…
— Je… Je ne travaille pas de nuit… comme vous savez…
— Mais qui vous dit que nous allons travailler cette nuit… ?
(elle se tourne vers la foule)
Je n’ai jamais dit ça !
(éclat de rire général)
Vous ne souhaitez pas avoir des nouvelles de votre patient, Frank… ?
— Je… Je ne suis pas médecin… comme vous le savez…
(Roger Russel, à genoux sur le comptoir, réclame le silence et la foule s’immobilise)
…mais je serais heureux… en effet…
—Alors allons-y !
(gloussant en direction de Roger)
Vous nous accompagnez, docteur… ?
(il fait signe que non)
Allons-y, Frank… On se pousse !
(dit-elle à la foule)
Pauvre gosse, tout de même… Il attendait au moins un mot de votre part…
— Je… Je n’ai rien à lui dire… Nous verrons ça avec le juge…
— Panglas l’a sévèrement réprimandé, vous savez ?
— Ce n’est pas de sa faute… Les enfants aiment mentir…
— Vous croyez… ? »
Nous entrâmes dans la lingerie où elle se déshabilla. Nous ne disposions que de la lumière filtrant dans les marges de la porte mal jointée. Avec quoi allait-elle m’enculer ? Je surveillais sa silhouette. Elle s’activait sur le tas de linge sale. Nous avions adoré ensemble cette odeur. Elle m’avait toujours enculé amoureusement. Je n’avais jamais douté de sa sincérité. Mais maintenant que je savais qu’elle n’était qu’une femme…
« Venez, Frank… Plongeons nos nez dans ce summum… Nous avons toujours commencé par là… Laissez-vous faire une fois encore… »
Je cherchais ses mains. Bien sûr, elles me fuyaient. Elle éclata de rire, cristalline oui !
« À quel jeu prétendez-vous m’initier, Frank ? Comment voulez-vous que je vous encule dans ces conditions ? Mes mains ne sont pas… »
Je les trouvai. Ou elle me laissa les saisir au vol. Elles ne contenaient rien. Douces mains comme je les avais toujours appréciées. Elles étreignaient alors mon ventre puis s’employaient à de moins déchirantes occupations. Ne cherchant pas à m’en priver, elle m’offrit sa bouche.
« Est-ce ainsi qu’on reçoit les messages en provenance de l’ennemi qui ne se doute de rien, Frank ? »
Slurp ! Slurp ! Que de bave avant de s’en servir pour lubrifier gland et anus ! Usait-elle d’un membre factice ? Ou prétendait-elle que je me serve du mien pour la pénétrer par devant ? Avait-elle changé à ce point, ô Priape châtié ? Je pliai un de ses bras dans son dos pour la forcer à se donner comme la femme qu’elle était. Mon autre main remonta le long des cuisses qui s’écartaient en chemin. Je rencontrai alors le membre. Bonne imitation. Mais comment accéder à la fente s’il en prend la place si parfaitement ?
« Aidez-moi, Alice ! Par quel secret dispositif a-t-on accès à votre gouffre ?
— Mais… mon cher Frank… je n’ai de gouffre que mon cul… Ce que vous tenez si fermement c’est de naissance que je le possède ! Que prétendez-vous en faire, mon ami ? C’est moi qui encule… Ne sais-je pas vous caresser pour me faire pardonner de ne pas posséder ce qui vous plaît tant chez la femme ? Oh ! Coquin de sort ! Vous ne m’enculerez pas ! »
Bataille de bittes dans la lingerie. Je cherchai l’interrupteur. Mais pour interrompre quoi ?
Je ne me souviens plus… Ai-je rencontré Roger Russel chez les Surgères ou chez les Magloire… ? Ma mémoire n’a pas retenu ce premier abouchement. Autour de la table de bridge des Magloire, bourgeois sur le déclin, ou sous le chêne des pique-niques avec pour toile de fond la demeure muséale des Surgères, la vigne s’alignant de chaque côté d’une rivière… ? À brûle-pourpoint… non, décidément, je ne sais plus, si je l’ai jamais su. Pourtant, la crainte puis la peur inspirées par ce personnage impénétrable autrement que dans mon imagination Que me veut-il ? devraient comme qui dirait alimenter ma chronique, celle-là même que je m’efforce encore aujourd’hui de traduire avec les moyens de la fable ou de la poésie. Je n’ai rien publié sur le sujet et je m’apprête à le faire si toutefois la maladie qui affecte mes sens ne me transforme pas en marionnette de ce montreur d’ours qui, à mon avis, ne gravira pas les échelons de l’art d’aimer, en tout cas pas au-delà de la chansonnette. Je me souviens avoir eu peur de lui dès la première rencontre, chez les uns ou les autres, car je n’habite pas chez moi où pourtant je conserve les traces de ma venue au monde. En mon absence, ce bouillon de culture produit des moisissures si étranges que ma santé mentale menace de m’ouvrir les portes de l’inconnu, celui qu’on ne veut pas connaître parce qu’on sait de quoi il s’agit. C’est ailleurs que je cultive cette fragilité, chez les autres ou dans les hôtels qui, me semble-t-il, décrivent quelques itinéraires semés d’ouvrages et d’œuvres toujours utiles comme éclairage des nuits les moins lunaires. Le soleil ou l’ombre transparente révélait un visage ambivalent, mais sans nette opposition des facettes pourtant explicites. On ne décrit pas un tel personnage. On ne l’approche que pour en retenir une impression de facilité à vous déplacer dans le champ qui occupe son esprit à ce moment précis. Il ne me connaissait pas ou, comme disait Hélène, nous n’avions jamais eu l’occasion de nous rencontrer.
« Car Roger écrit des livres, piailla-t-elle en coupant le jet avec son index.
— Des livres, répliqua l’homme en proie à son souci d’apparence et d’impact, c’est beaucoup dire… J’en suis à l’essai… Je ne dirais pas à l’ébauche, cependant. Et vous-même, Alfred… ?
— Alfred ne publie pas, dit Hélène, mais il en a écrit beaucoup !
— Les avez-vous lus, au moins ! »
Il y avait un peu de méchanceté dans cette réplique, je l’avoue. Elle tiqua, mais sans paralysie et le vin recommença à couler dans le verre que Roger Russel venait de vider d’un trait comme s’il s’agissait d’un cru aussi ordinaire que sa mise. Il pencha sa tête en arrière et la secoua pour remettre ses mèches à la place qu’il leur attribuait en présence des femmes, surtout de celles qu’il convoitait. Mais Hélène appartenait à Julien… Vous allez rire… Il s’appelait en vérité Titien, Titien Labastos, mais il pensait rendre hommage à sa défunte compagne en usant du nom de famille de celle-ci, ce qui agaçait Hélène car Julien ne publiait pas… faute d’avoir convaincu un éditeur… alors que je repoussais les offres les plus généreuses.
« Non, certes, dit Hélène qui coupa encore le jet, cette fois suçant son index, longuement, comme s’il était maintenant nécessaire qu’elle y pensât. Mais j’ai lu quelque chose de monsieur Russel… Je ne saurais vous dire quoi… Je ne sais plus ! Je suis désolée… Le vin… Qui nous avez-vous amené cette fois, Roger… ?
— Frank… Frank Chercos… Il vous plaira…
— Il plaît déjà à Titien… »
Un type aux joues mal rasées s’entretenait avec Julien Magloire. Je l’avais vu s’extraire de la voiture, se plaignant de douleurs dans le dos occasionnées par la vétusté de la place du mort. Il n’y avait personne sur la banquette arrière. Les deux hommes ne venaient pas accompagnés. Ils portaient chacun un sac, l’autre main ayant reçu un cigare à peine descendus sur le gravier gorgé de l’eau de la dernière crue. Ils pataugèrent un peu dans notre direction, le comte leur indiquant les flaques traîtresses qui se planquaient encore sous le gravier. Nous étions donc chez les Surgères…
« Frank écrit-il ? demanda Hélène sans s’adresser à Frank qui pinça les lèvres pour se passer de commentaires.
— La comtesse adore les écrivains, dit Roger.
— Qu’ils publient ou pas ! rit Hélène. Et quelles qu’en soient les raisons. Pourquoi ne publiez-vous pas, Frank… ?
— Il publie en revue, dit Roger. En attendant… Vous devriez essayer, Alfred. C’est gratifiant.
— Ne le taquinez pas, Roger ! Vous vous connaissez à peine ! »
Un coude renversa une bouteille de grand cru. Roger, leste et toujours jeune, en attrapa le goulot, ce qui provoqua l’admiration d’Hélène, toujours proche des verres et des amuse-gueules. Julien avait du souci à se faire. J’avalai une pastille, mais pas aussi discrètement que je voulais.
« Alfred souffre de troubles, précisa curieusement Hélène, ce qui fit de moi, l’espace d’une seconde, l’objet de toutes les attentions.
— J’espère que rien de grave… » fit Frank Chercos.
Il secoua son propre pilulier puis le rempocha comme s’il s’agissait d’un oignon. Je ne saurais rien vous dire au sujet de la chaîne, sinon qu’il y en avait une et qu’elle se courbait ordinairement sur son gilet. Il avait l’habitude du trois-pièces et de la cravate. Roger allait en amateur de terrasses d’été allez savoir où quelque part sur la côte qu’il décrivait en amateur de chair à peine éclose. Hélène, qui en sortait tout juste, me parut s’offusquer, mais elle frétilla à l’idée de passer la nuit à s’amuser avec des hommes. Je crois en effet que la comtesse n’était plus de ce monde à l’heure que je tente de décrire ici sans mesurer la distance qui la sépare de ma première rencontre avec Roger Russel. Il m’inspirait une peur inexplicable. Croyant, je l’aurais pris pour une incarnation du Grand Mal. Je constatai avec effroi (à ajouter à la peur) que le contact d’Hélène, que je soutenais par sa hanche, ne suggérait plus de désir à mon cerveau ni à son extrémité. Cette flaccidité me déconcertait. L’abus de pastilles menaçait ma conversation de confusion et mon comportement d’impudeur. La comtesse eût détesté cette situation. Elle n’aurait pas manqué de m’entraîner dans les marges pour m’entretenir de médecine parallèle. J’avais quelquefois apprécié ses caresses sans toutefois pousser plus loin le bouchon, comme disait ma grand-mère au coin de la cheminée, taquinant le canard.
C’était peut-être la première fois… Je rencontrai d’abord un regard inquisiteur. Celui-ci précéda longuement la conversation qu’Hélène anima de ses minauderies d’adolescente attardée. Julien était déjà ivre. Il jouait avec une soubrette. Ou bien s’agissait-il d’une petite cousine en âge de s’informer par ses propres moyens. Une poignée d’enfants s’immisçait dans le papillonnement des jupons et des cuisses nues, les jambes mâles alignaient des plis impeccables, sans excès de poils ni musculature exemplaire rôtie au soleil des neiges ou des sables. Je n’avais jamais rencontré de femmes désireuses de me donner un enfant. J’imaginais avec tristesse que la chose demeurait toujours possible. Ces mains et ces bouches recevant ma semence familiale me parlaient d’autre chose, toujours.
« Hélène est radieuse ce soir, n’est-ce pas… ? (Voix de Roger, en sourdine.)
— Ma foi… elle l’est toujours plus ou moins. Si vous la connaissiez…
— Oh ! mais je la connais ! Détrompez-vous… heu… Alfred… ?
— Alfred Tulipe. Mais pas pour vous servir. Je suis un ingrat doublé d’un égoïste… selon cette Hélène que vous connaissez peut-être mieux que moi. C’est la première fois…
— Oh ! Non ! Mais nous n’avons pas été présentés…
— Il a l’air de sortir d’une rude épreuve, votre… Frank Chercos…
— Enquêteur remarquable. Il y perd en personnalité, mais gagne à être connu…
— Un flic, hein… ? »
Un suppôt du Diable doublé d’un sycophante au service de la société. Ce couple inattendu était comme une pièce rapportée dans la dentelle de précautions oratoires et comportementales que nous nous employions, nous autres, à entretenir pour ne pas nous perdre de vue. Nous avions tellement horreur de la solitude ! D’où les Surgères, ou Hélène seule, tenaient-ils ces nouvelles connaissances ? La question me taquinait la langue mais je ne la tirai pas, au moins pour ne pas envenimer ma relation avec Hélène, laquelle se portait plutôt mal depuis qu’elle avait épousé, en grande noces, ce Titien Labastos qui avait perdu sa Juliette Magloire dans un assassinat dont il avait été soupçonné sans toutefois susciter de plus profondes investigations judiciaires. À moins que ce flic n’enquêtât dans ce sens… Mais au nom de qui ? Ou de quoi. Roger Russel exerçait la profession d’avocat. Cette proximité avec le Diable m’indisposa d’abord, puis le regard me contraignit à envisager la possibilité d’une intrusion dans mon propre jardin secret. La peur passa brutalement de l’état de graine à la fleur vénéneuse qu’il s’agit de ne pas arracher à sa plate-bande devant tout le monde. Un tel spectacle m’eût condamné à l’exil !
Je n’arrivais pas à me convaincre que la présence de ces deux chiens s’expliquât par le truchement d’une enquête destinée à coincer Julien Magloire comme assassin de sa compagne. Les Surgères connaissaient du monde et les noces de leur fille unique avec ce Titien d’un autre acabit ne les enchantaient guère. Complotaient-ils pour la sauver de l’emprise d’un salaud auteur d’un crime parfait ? Hélène adorait son Titien, même si, en tant que Julien, il pouvait faire figure de raté du point de vue éditorial. Je les avais souvent vus se caresser le plus aimablement du monde. Jamais de réflexions désobligeantes en public. Bien sûr, je ne couchais pas dans leur lit. Ma connaissance de leur intimité s’arrêtait à cette porte. Il n’était jamais question de Juliette, la victime. Ni par conséquent des soupçons qui pesaient encore sur Julien. N’avait-il pas choisi de porter le nom de sa défunte compagne pour signer ses œuvres inédites et refusées ? Ce n’était pas là le sujet de conversation qu’il convenait de mettre sur la table alors qu’il n’était question que de bonheur. Quoique ce bonheur fût passablement ébréché par la naissance de leur fils, un nain qui faillit bien mettre en péril l’édifice matrimonial. Mais je m’égare… Si Frank Chercos et Roger Russel avaient été invités par les Surgères (quoiqu’il me semble que la comtesse eût déjà passé quand je fus le témoin paniqué de cette intrusion) pourquoi donc n’y croyais-je pas ? Je me fichais de savoir si Julien était un assassin et si cette seule disposition pouvait menacer l’existence d’Hélène. Je savais bien pourquoi j’étais moi-même invité : la comtesse était ma seule maîtresse et je me pliais depuis longtemps à ses exigences en matière de douleur savante infligée à mes chairs et sans doute aussi un peu à mon âme peu conçue, dès l’origine, pour être finalement sauvée. Disons que la comtesse était encore de ce monde, en tout cas de celui-ci, quand les deux chiens de faïence s’y sont introduits, de gré ou de force, je n’en sais rien. Je ne suis pas, hélas, le deus ex machina de cet theatrum mundi.
Voilà ce que j’ai pensé. Ils étaient là pour enquêter sur la mort de Juliette Magloire et Titien Labastos, désormais époux d’Hélène, était le premier suspect. Cette histoire ne me concernait pas, du moins pas tant qu’elle n’affectait pas l’existence sexuelle de ma maîtresse. Mais je ne me souviens pas si celle-ci était encore la comtesse ou si elle était déjà morte. Le comte traitait les deux intrus comme de vieilles connaissances. Ou bien les recevait-il en hôte généreux parce qu’il avait trouvé avec qui partager sa passion pour le vin. Les bouteilles s’alignaient sous le chêne, debout ou couchées selon la position du chien que j’avais d’abord pris pour un cheval nain parce qu’une petite fille le chevauchait. En réalité, cette gamine était un garçon habillé en fille et ensuite j’ai dû me résoudre à reconnaître mon erreur : ce garçon était un nain et il était le fils unique de Julien et d’Hélène. Roger Russel, cependant, ne semblait pas s’intéresser à Julien Magloire d’aussi près que Frank Chercos ne cachait pas son goût pour les gamineries d’Hélène qui, vue à cette distance (chêne-table) avait l’air d’une adolescente à peine pubère. Elle portait la queue de cheval pour la secouer, d’une épaule sur l’autre balayant les mouches attirées par la charcuterie du pays que Roger Russel grignotait du bout des dents en me considérant comme un objet digne d’attention. Si la comtesse avait été là, je lui aurais confié que mes apérités mentales ne présentaient aucune zone homophile. Et elle m’aurait cru. Roger avalait les verres avec gourmandise, ce qui aurait dû alerter le comte sur le manque de qualité gustative de son invité. Mais Surgères, amateur d’éblouissement, recevait les récits de l’avocat comme s’il allait s’en nourrir une fois seul dans son lit, car la comtesse couchait dans le mien.
« Vous ne mangez pas ? me demanda Roger Russel comme s’il voulait m’éveiller.
— Il est végétarien, expliqua le comte sans plus d’arguments alors que d’habitude il suffisait qu’on s’en prenne à moi pour qu’il en rajoute.
— J’ai assez bu, dis-je, l’œil sur les cuisses d’Hélène qui les montrait comme si elle s’apprêtait à les décroiser.
— C’est un excellent produit de notre terre, dit le comte en pliant une tranche rose et noire avant de la glisser entre ses lèvres comme s’il s’agissait d’une carte bancaire.
— Je ne dis pas le contraire, savoura Roger. Nous avons tous notre terre. Vous connaissez la mienne. Mais je ne sais rien de la vôtre, Alfred…
— Je suis né à l’étranger… Et je n’y suis pas resté longtemps… alors…
— Vous avez donc vécu votre enfance autre part, dit le comte sans cesser de mâcher (son menton avait l’air d’une boulette de papier). Je ne vous ai jamais posé la question… (il regarda Roger comme s’il ne l’avait jamais vu) Alfred est si secret… On ne sait même pas ce qu’il écrit…
— Ni même s’il écrit, » fit négligemment Roger.
Il me lança une œillade comme si j’étais destiné à devenir son complice, mais je n’avais pas l’intention de couler Julien au point de le noyer dans un procès d’assises. Le comte, ébahi par l’insolence qui m’affectait selon lui et à laquelle ma nature même me condamnait à répondre aussi sec, me tâta le mollet du bout de son pied nu. Je me contentai de hausser les épaules ou plutôt de les agiter comme si le rire dont je prétendais être le siège se limitait pour l’instant à un silence poli.
« Certes, dit enfin le comte (une minute menaçant de s’écouler), il est difficile de juger de votre production littéraire si vous ne la publiez pas… De là à penser que vous n’écrivez pas… l’idée peut venir à l’esprit…
— Je ne publie pas, mais on me lit ! »
J’aurais pu mettre la main dans ma poche et jeter sur la table le courrier éditorial dont le contenu était clair. Mais je ne disposais à ce moment-là que de mon slip de bain, car nous avions projeté d’atteindre le cœur de la rivière à bord d’une yole non moins poétique. Les slips étaient alors accrochés aux taquets. Nous ne pêchions pas. Hélène détestait la chair des eaux douces. Par contre, elle savait ramener du marché des carcasses dont les écoulements répandaient les saveurs inimitables de la mer qu’elle chérissait. Julien promettait des croisières. Il n’en avait évidemment pas les moyens. Et puis il fallait traîner le nain. Impossible désormais de le faire passer pour un enfant. Son slip avait trois tailles de plus que le mien.
« Ce pauvre Julien ne réussit pas mieux, dit le comte.
— Ah ! Ah… ? fit Roger.
— Personne ne veut de sa gloire… J’imagine que le choix de son pseudonyme n’est pas étranger à son ambition littéraire.
— Mais de là à penser qu’il n’est pas tombé sur Juliette par hasard, il y a loin, n’est-ce pas… ? »
Paroles qui purent passer pour de la médisance. De quoi me plaignais-je ? De la mort de la comtesse ou de mon insatisfaction relative à mes ouvrages pour cette seule raison inédits ? Roger m’interrogeait du regard. Mais ce n’était pas un regard inquisiteur comme je l’avais d’abord jugé. Il me menaçait. De quoi ? Je l’ignorais. Nous ne nous connaissions pas à ce point.
« Pourquoi vous limiter à la lecture de spécialistes qui en bavent de désir ? dit-il mais cette fois les yeux sur la lame que le comte glissait entre les tranches pour les lui présenter façon chasseur aguerri. Vous opposent-ils quelque critique qui ne serait pas de votre goût ?
— Au contraire ! Ils considèrent déjà que mon œuvre est destinée à occuper la meilleure place dans le contingent contemporain… mais ce sera rétrospectivement…
— Attendez-vous la mort avec tant d’impatience… ?
— Au contraire ! Je ne l’attends pas, figurez-vous. J’espère même qu’elle me surprendra. Hou ! Hou ! Ce sera bien la seule… »
Exposant inutilement mon crâne nu au soleil déconstruit par le feuillage royal, je posai ma casquette sur le dôme de mon slip. Roger, qui n’avait pas envisagé la baignade comme un rite de passage, n’avait pas quitté sa tenue de sportif sans claire spécialité. Une chemise sans couleur définie, un pantalon assez long pour couvrir le mollet et des espadrilles qui avait connu mieux que ces pieds bosselés. Le comte, près à tout, avait enfilé un short qui le mettait à l’abri des spectacles que ses hormones donnaient encore si j’en croyais les confidences amusées de la comtesse. Hélène portait une jupette et un chemisier, mais dessous, elle était aussi nue que moi dans mon slip. La veste de Frank Chercos, il la tenait par le col. Son front perlait malgré l’ombre qui le déplaçait à la tangente de celle qu’il semblait déjà considérer comme sa conquête. Où diable était passé Julien ? Pas encore en prison, en tout cas ! Frank ne se renseignait pas pour l’instant. Et Roger n’avait d’yeux que pour moi, ce qui alimentait le doute que j’inspirais depuis longtemps à ceux qui croyaient me connaître.
« Rivière doit être poissonneuse, dit Roger en se retournant sur sa chaise métallique alors que le comte s’était réservé le rotin d’un fauteuil qui avait sa place depuis longtemps dans ce décor de tragi-comédie familiale.
— Rivière capricieuse, dit le comte. Crue chaque année. Un noyé ou deux. Murs s’effondrent. On ne les reconstruit pas. À quoi bon ? Ce monde s’achève en queue de poisson.
— C’est ce que je disais ! s’écria Roger. Vous l’aimez bien, Julien, n’est-ce pas… ?
— Tient bien le verre s’il ne s’agit que de cela. Mais il s’en veut… Ou bien m’en veut. Ça surgit en paillettes dans la conversation. Quoi ? Mais ce nanisme. Il n’y a pas de nain dans sa famille. Mais les roturiers ne conservent pas ce genre de mémoire dans leurs romans. Nous autres, par contre… Des alexandrins tous soudés pour n’en former qu’un qui veut tout dire…
— Je comprends… Il y a du gland là-dedans…
— Certes sans glands…
— Je veux dire : cette chair. Salée à point. Ni trop ni pas assez. Et ce vin.
— Mieux que du vin, mon ami ! De la terre ! Et de la bonne. Beaucoup ont saigné pour elle. Les pauvres comme nous autres riches. Mais le déclin vient tôt ou tard… Ce n’est pas un nain…
— Il aura peut-être plus de chance que son père… s’il écrit… Nous écrivons tous plus ou moins… Mais l’aveu de l’échec, à l’extérieur comme à l’intérieur, n’est pas la chose la mieux partagée du monde…
— Surtout que ce n’est plus le meilleur endroit pour mourir ! »
Le comte était au bord des larmes. Il était temps de se mettre à l’eau. Il se leva et épousseta son short. Que de miettes ! Une peau aussi, qui chuta dans l’herbe rase sous nos pieds. Les siens agitaient des orteils anarchiquement disposés. Je sortis sous le soleil, la casquette en devanture, car j’étais pris d’un désir de me retrouver nu dans l’eau verte, caressé par les algues, tandis qu’Hélène mouillerait sa jupette et son chemisier, Julien perché dans un arbre en train de faire le clown pour amuser son nabot, lequel s’évertuerait à lancer la balle en l’air mais ne la décollant pas de ses mains plus loin que son nez, saignant quelquefois. Roger semblait me plaindre d’avoir à subir ces cérémonies qui ne devaient rien à mon imagination et tout à ce qui avait existé avant que je ne mette mes pieds sur cette terre traversée de ruisseaux et de chemins, sans compter le nombre incalculable de clôture retenant des animaux lents et imprévisibles comme des nuages. Quel vent vous a poussé jusqu’ici ? semblait-il me demander en achevant son verre sans oublier la dernière tranche avant que le soleil n’y invite les guêpes et les doigts des domestiques.
« Quelle démocratie ! » s’écria le comte en se précipitant vers la berge souple où une proue écaillée montrait son œil vide.
Gambettes de vieillard ayant atteint les limites de la maigreur. Le nain courait après lui, lourdement, regardé par les animaux aux museaux perlés de salive et des oiseaux semblaient prendre la fuite alors qu’ils prenaient de la hauteur pour mieux juger de la situation dans laquelle nous nous fourrions une fois de plus. Quel lecteur armé de patience mais surtout de bonté apprécierait cet éparpillement d’intentions tandis que, toujours disponible et le sourire aux lèvres, je dénouais le cordage, les pieds dans les joncs et maintenant la casquette sur la tête, car mon slip était au taquet et bientôt l’eau me portraiturerait en nageur dans le style grenouille, donnant à la barque assez d’énergie pour qu’elle emporte tout ce monde au cœur même de la rivière, jamais atteint mais toujours à la portée de l’imagination. Je voyais, en son arbre feuillu de vert et de bleu, Julien prendre des notes et au pied de l’arbre, parmi les racines nouées dans la terre glaiseuse, Frank Chercos qui pieds nus et le pantalon retroussé jusque sous les genoux envoyait des signes convenus à Roger qui avait pris la godille malgré la poussée que j’imprimais à la poupe. Le comte, debout à la proue, veillait au grain malgré la promesse ensoleillée qui irisait sa chevelure en broussaille. J’activais mes jambes de grenouille et de temps en temps, Roger, renonçant à déchiffrer les messages sibyllins de son associé, me regardait sans ouvrir la bouche malgré l’effort sur la rame, retenant je ne savais quelle expression non pas de haine ni de colère mais contenant sans dissimulation la sentence me concernant suite à un procès dont les péripéties m’étaient totalement inconnues, voire étrangères. Impénétrable mais clair. Tel m’apparut ce diable d’homme dès ce premier jour de rencontre voulue par lui et lui seul. Baignade s’ensuivit, mais ni l’un ni l’autre de nos visiteurs ne se mit à l’eau, l’un finalement immobile dans son arbre, le nain nous ayant rejoint à la nage, l’autre assis sur la banquette à la poupe, les mains tranquillement posées sur le bastingage, ne me regardant plus, ne voyant pas non plus le manège d’Hélène qui tenait le bout de la perche que son père lui tendait comme mesure de la distance à respecter sous peine de s’attirer ses foudres. Si la comtesse avait été là, elle m’aurait tiré par les pieds, ayant plongé depuis la berge, puis nageant sous l’eau jusqu’à empoigner mes chevilles et j’aurais coulé en toute discrétion, acceptant les piqûres et les effleurements juste pour en savoir un peu plus sur l’esprit d’infidélité qui ne trouve plus le temps de se consacrer à autre chose qu’à la douleur infligée et assumée.
Quand soudain une caresse de chevelure enveloppa mes hanches et mon entrejambe. C’était elle ! Quelle imprudence ! Si près de la barque que je pouvais sentir l’haleine fruitée du comte qui, renonçant à imposer à sa fille sa conception de la prudence en milieu fluvial, s’adonnait à l’étreinte d’une gourde aux poils rares à force d’usages fiévreux d’anxiété. Cette rousseur des profondeurs ! D’habitude, nous mesurions la distance et nous nous retrouvions immanquablement parmi les joncs et les herbes hautes, environnés de moustiques et d’araignées sautillantes. Mais là, au milieu du lit où l’eau se déplace en un seul bloc, accroché au cordage qui descend, parmi ces filets presque rageurs contre ma peau, cette chevelure retrouvée ! Mon autre main lâcha la main qui voulait me sauver car (j’oubliais) je venais de me mettre en danger en prétendant rattraper la bouteille qui fuyait, flottant parce qu’elle était vide et que le comte, après l’avoir remerciée comme on rend grâce au gibier assassiné, avait rebouchée « pour qu’elle ne prenne pas l’eau ».
« Êtes-vous fou, Fredo !
— Elle finira sa course dans le marais qui jouxte la cabane, dit Roger qui demeurait à son poste sans donner signe d’avoir l’intention de prêter main-forte au comte toujours élevé au grade de capitaine dans ces occasions rares mais périlleuses.
— Une cabane ! rétorqua le comte (qui m’oublia juste le temps pour lui de rétorquer) C’est un pa… un pavi… un pavillon ! Et de chasse, monsieur le chat fourré ! Des générations de Surgères depuis saint Louis… Vous, l’écrivain secret, remontez pendant que je vous tiens !
— Il ne risque pas de se noyer… fit Roger toujours assis sur la banquette avec la rame en travers sur ses genoux.
— Hélène ! » hurla le comte.
Mais elle ne se noyait pas. Elle surnageait au milieu d’un complexe de tourbillons et de houle. La bouteille, elle la tenait. Et l’exhaussait au bout d’un bras qu’elle avait hérité de sa mère, laquelle me dispensait les douceurs aquatiques de sa chevelure rousse à même le système voluptuaire (aurait dit Roger Russel) que mon cerveau alimentait jusqu’à la limite des tensions mises en jeu, et ainsi accouplé je me laissai emporter par le flot au rythme décroissant, touchant bientôt les premiers joncs et recevant les piqûres d’abord au niveau de la nuque que je maintenais, pieds battant comme les bras, hors de l’eau au goût de terre et de chlorophylle. J’avais pied !
« Il a pied ! lança la belle Hélène qui cette fois tenait le bout de la perche que son papa s’efforçait de ramener à bord, mais elle luttant pour avoir pied elle aussi car elle connaissait ce lit comme sa poche, depuis le temps qu’elle le pratiquait, retrouvant l’enfant qui nageait après sa chemise puis apparaissant toute nue derrière la clôture de vieilles planches où le voyeur avait élu domicile.
— Il est fou ! » dit son père.
Je l’étais. Sinon j’accepterais sans discuter les propositions éditoriales que pourtant je n’agitais pas devant le nez pituitaire de Julien qui n’en saurait pas plus à propos de ce que je savais d’Hélène. Sous l’eau, la comtesse se recoiffait. Les cheveux cessèrent d’onduler à fleur de ma peau. Puis, doucement, comme si j’activais moi-même quelque moufle assujetti à une branche traversant le ciel au-dessus de moi, le corps remonta à la surface, épuisé autant par les forces jouées pour gagner (quelle pratique n’avions-nous pas inventée la comtesse et moi !) que par l’âge de la naïade qui (elle l’avouait souvent en jouant avec mes testicules) avait fait plus que son temps. La chevelure se répandit à la surface de l’eau, révélant un dos que je ne lui connaissais pas, aussi la retournai-je, constatant avec stupeur qu’elle flottait sans effort, visage barré de roux que je dus écarter avec douceur pour ne pas briser son regard, et je vis que ce n’était pas elle, pas la comtesse, un visage que je ne connaissais ni d’Adam ni d’Ève ! Un cri d’enfant m’empêcha de hurler. Dans la barque, qu’Hélène était en train d’escalader par le bâbord, jambe déjà en prise avec le taquet qui retenait mon slip, on se dressa comme un seul homme et sur la rive, le flic et le nain cessèrent de se disputer la balle, arrondissant leurs bouches dans ma direction. Dans l’arbre, Julien s’agita avec les feuilles.
« Habillez-vous, idiot ! » me dit le comte.
Il me tendait le bleu marine de mon slip. Sur la berge, Hélène tordait ses linges avec méthode. Ça dégoulinait le long de ses jambes.
« Qui est-ce ? demanda Roger.
— Je ne connais pas tout le monde ici, dit le comte. Ne touchons rien. Je téléphone ! »
Bip bip d’un clavier. La barque avait le nez au sec et le nabot composait un nœud autour d’un tronc fragile, noisetier ou églantier. Le flic avait posé son oreille contre la tête du comte, côté téléphone.
« Non, disait celui-ci, je ne la connais pas… Je ne connais pas tout le monde ici…
— Vous la connaissez, vous, Alfred… ? »
Je ne la regardais plus. Roger était entré dans l’eau pour la retenir et la maintenir à la surface. Il battait l’air, claquant la nuque ou la joue en grimaçant, rageant de ne disposer que d’une main pour se livrer à ce combat du bord de l’eau. Des poissons frétillaient après la ligne des joncs. Hélène ne voulait pas regarder.
« Si vous la connaissez, dites-le, fit-elle comme si elle me confiait ses sentiments à propos de ma formidable érection.
— Jamais vue, dis-je. Pas même rencontrée. Demandez à Julien…
— Il ne connaît personne ici. »
Nous remontâmes et je cessai de bander. Hélène continua de tordre son linge, cette fois les pans de sa chemise, exhibant un ventre d’enfant qui pourtant avait conçu au moins une fois. Ce nain nous suivait. Le flic nous héla.
« Les flics voudront vous interroger, Alfred, disait-il sans crier. Ne vous éloignez pas… »
Il était flic. Il savait comment ça allait se passer. Ce n’était pas le premier noyé. Mais l’été, il s’agissait toujours de suicide. Or, nous étions à la fin de l’été, juste avant la période des inondations qui mettent toujours la vie en péril, celles des hommes comme celles des animaux, domestiques ou pas. Il n’y a pas d’expérience sans ces répétitions avant de jouer avec le feu (l’eau, mais c’est une façon de parler).
« Une si belle journée ! » regretta le nain.
Il parlait, ce qui m’étonna un peu car je l’avais pris pour un enfant, comme si les enfants ne savaient pas ce qu’ils disaient, même en ces temps de recherche des origines. Hélène eut besoin de mon bras pour franchir un fossé. Frank Chercos renonça. Il redescendit la pente qu’il avait arpentée sur dix mètres, pas plus, donnant l’impression qu’il allait nous suivre pour ne pas nous lâcher et nous livrer ainsi à ses collègues de la campagne. Hélène cessa de tordre ses linges. Je grelottais.
« Hâtons-nous ! dit-elle. Nous avons besoin d’un feu. Je connais un radiateur… »
Je la suivis. Beau popotin à la ligne aussi nette qu’un rail de voie ferrée. Ses cuisses ne se frottaient pas l’une contre l’autre. Je pensais qu’elle écartait un peu les jambes pour donner plus de chance à son effort.
« Vous verrez qu’il la connaît, ânonna-t-elle.
— Mais vous venez de me dire qu’il ne connaît personne…
— Justement ! »
Un taureau de bronze semblait nous attendre à la croisée des chemins, campé sur sa solide viande rouge à proximité d’une crucifixion rouillée. Fleurs fanées mais pas plus tard que dimanche déposées sur le bord d’une pierre conchiée depuis peu. Quel sinistre corbeau nous accompagnait ?
« Il ne faut pas nous montrer comme ça, dit-elle. Vous et moi sommes quelque peu indécents… vous ne croyez pas… ? Un slip, une chemise… j’ai perdu…
— Oh ! Oui ! J’ai vu quand votre jupette a filé vers l’aval !
— Vers où donc vouliez-vous qu’elle filât ?
— Quelquefois un vortex…
— Comme dans un lavabo… »
Le nain, lui, était correctement vêtu. Il ne s’était pas trempé au-delà des genoux. Il transportait ses chaussettes sur une épaule et ses grosses godasses de chasseur sur l’autre, liées par les lacets. Il portait un poignard au côté, sous la ceinture bouclée par-dessus la chemise. Je n’avais pas remarqué le béret de résistant. Le comte lui en avait confié la conservation.
« Maman ! grogna-t-il comme si sa nature de chien lui imposait de s’adresser à sa mère en ces termes (un seul mais qui en vaut d’autres).
— Je les vois, dit-elle. Ils sont arrivés avant nous. »
Deux gendarmes étaient postés devant un véhicule aux portières ouvertes. Le nain stoppa sous un cerisier. Une pie semblait surmonter son béret.
« Qu’est-ce que je vais leur dire ? bredouilla-t-il. Je n’ai rien vu cette fois…
— Comment le savent-ils déjà… ?
— Papy leur a téléphoné. Le flic lui a dit ce qu’il fallait dire. Pas un mot de plus. Nous sommes dans de beaux draps !
— Tais-toi ! Et vous aussi, Alfred, taisez-vous ! Personne ne la connaît… »
Le comte surgit.
« Où étais-tu passée, nom de Dieu ! »
Il s’adressait à elle. Le nain rapetissa encore. Bien trop petit pour cacher mon slip. Hélène bouscula son père et traversa les gendarmes. Sa chemise flottait derrière elle. Elle se retourna, sans cesser de marcher vers la terrasse où une domestique tenait du linge dans ses bras à l’équerre :
« Venez, Alfred ! Vous ne pouvez pas répondre à des questions sérieuses dans une tenue aussi comique… Toi aussi, viens !
— Mais j’ai que les chaussettes de mouillées !
— Viens par ici et tais-toi ! (aux gendarmes, qui haussèrent les épaules, lorgnant les seins sous-jacents) Il va attraper froid aux pied, cet idiot… Vous le connaissez. Il ne ferait pas de mal à une mouche… Viens donc ! »
J’avais froid moi aussi, mais pas aux pieds. Elle le savait. Elle me lança une des serviettes et je courus dans l’escalier pour retrouver la tranquillité monacale de ma chambre. J’enfilai une tenue de sport nautique, la seule qui me vint à l’esprit en ce moment ni tragique ni dangereux. Un miroir renvoya l’image d’un homme que la distinction ne gâche pas. La comtesse s’y connaissait en distinction. Elle m’appelait son caporal en attendant de me traiter en maréchal. Mais elle est morte avant que ça n’arrive, hélas. Je me penchai à la fenêtre. Des hommes en blanc remontaient le corps dans un brancard. Une pompière suivait, transportant une sorte de malle qui lui arrachait des grimaces d’effort ou de douleur. Un autre véhicule s’était amené pendant mon absence. On ne m’avait pas attendu pour mettre en route la procédure ordinaire. Je n’étais pas si utile que ça, au fond. On pouvait se passer de moi, mais le comte ne l’entendait pas de cette oreille. Il expliquait aux gendarmes que j’avais « découvert le corps » et Frank Chercos, dans leur dos fumant une cigarette, confirmait chaque détail de la narration. Bien sûr, reconnaissait-il, j’avais mon mot à dire, mais tout le monde m’avait vu me diriger « intentionnellement » vers le petit marais, « comme s’il avait été attiré par la noyée », ajouta le comte.
« Magnétisme ou allez savoir quoi !
— Vous feriez bien de la fermer, Surgères, dit Roger Russel qui s’efforçait de ne pas regarder Julien, lequel se tenait à distance, sous les saules.
— Je ne la connais pas, répéta le comte. Personne ici ne la connaît.
— Nous n’avons pas interrogé la domesticité, dit Frank toujours occupé à mouiller son mégot entre ses lèvres.
— Suicide, conclut le comte. C’est l’été, ajouta-t-il à l’attention des gendarmes.
— Voyons ce qu’en dit monsieur Tulipe, » dit le gendarme qui me salua en même temps.
J’avais été entendu du temps qui avait suivi la mort de Juliette Magloire. Mon audition était consignée quelque part. Elle n’avait rien ajouté à une enquête qui n’avait pas conclu à la culpabilité de Titien Labastos, plus tard intitulé Julien Magloire en hommage à celle qui l’avait défloré sur le roof désert d’un voilier à la dérive quelque part au large de la Grèce ou de la Sicile. Son audition, je le savais, figurait in extenso dans les dossiers personnels de Frank Chercos. Roger Russel n’avait pas confirmé cette entorse aux pratiques réglementaires, voire légale, en usage dans la police judiciaire, mais il n’avait pas répondu non à la question posée en pleine juerga un jour de soleil andalou. Rien cependant sur l’enregistrement de ma propre audition. Roger prétendait ne rien savoir à ce sujet. Frank ne lui disait pas tout mais, il le reconnaissait, ils « travaillaient » ensemble sur une novellisation de l’affaire Magloire Juliette. Ni l’un ni l’autre ne craignait d’avoir à subir les humiliations qui jalonnaient le parcours éditorial de Julien. Une fois mis au net (par qui ? ni l’un ni l’autre ne possédant les qualités d’écrivain) il (Roger, car Frank ne m’en avait pas touché un mot, même sous la table) m’en confierait le manuscrit pour que j’y jette un œil expert, ne doutant à aucun moment que j’en fusse effectivement un. Mais expert en quoi ? Il n’y avait pas de policier dans mes romans inédits. Des morts, oui, mais seulement des suicidés. L’assassinat requiert trop de monde pour que je m’avise de les mettre en scène. Mon personnage se regarde et brise le miroir. Autant de fois que j’en invente l’histoire. Il n’y a pas d’œuvre sans cette répétition. Et pas de répétition sans coulisses à l’affût. Le moment n’est pas venu d’ouvrir les portes sur la rue.
« Vous fumez ? me demanda Frank en me tendant son petit paquet froissé. Je ne me souviens jamais si…
— Comment voulez-vous poser au créateur de personnages dans ces conditions… ? »
Le paquet recula puis rejoignit la poche du gilet. Moi je me souviens encore que Frank Chercos ne quittait jamais ce costume trois-pièces et qu’il fumait des Gauloises fabriquées en Espagne. Mais je ne l’ai jamais vu dormir. Alors comment l’imaginer dans cette position ? D’ailleurs, avec qui couchait-il ?
« La route est coupée ! »
Ce qu’on appelle une interruption. Frank venait à peine de s’asseoir.
« Comment ça, coupée… ? » dit-il en ressortant le paquet bleu délavé car l’interrupteur n’était autre que Roger Russel, un Roger Russel entrant par le rideau fin de la baie vitrée et affolé avec ça ou jouant l’affolement pour donner du sens à son interruption, juste au moment où une description du personnage de Frank Chercos s’imposait à mon esprit narrateur, Frank Chercos continuant en singeant la coupure, ne sachant pas s’il s’agissait d’une coupure par obstruction ou par séparation.
Roger refusa poliment la Gauloise et sortit de la poche delantera de sa chemise une moitié de Kolipanglaso que le briquet de Frank approcha avec cérémonie, eux donnant ainsi le spectacle d’une habitude longuement éprouvée au fil de l’amitié ou d’un quelconque autre type de relation à deux.
« Il semble que la rivière… (il se retourna car le comte entrait en compagnie d’un gendarme) c’est une rivière ou un ruisseau ?
— Un ruisseau, monsieur, dit le gendarme qui humait une nouvelle saveur cubaine.
— Un gros ruisseau alors ! fit Frank en replaçant son dos dans le coussin.
— La rivière se jette dans le fleuve et le ruisseau dans la rivière… dit le comte attiré lui aussi par les détours annexes de la fumée. (à Frank, qu’il commençait à deviner) Vous allez me demander comment on appelle ce qui se jette dans le ruisseau…
— Un peu de tout, dit le gendarme qui était du pays. Ruissellements, pluies, fonte des neiges, évacuations sauvages…
— Promeneurs, dit Roger pour compliquer les choses.
— C’est du sérieux, fit le gendarme pour couper court à cette leçon de choses improvisée malgré lui.
— Les signes annonciateurs habituels, prévint le comte. Et on a une noyée sur le dos.
— On est venu en fourgon ordinaire, dit le gendarme. Si j’avais su…
— Ils possèdent un 4x4 de première ! clama Roger qui n’en savait rien.
— Il pleut ! » répondit le gendarme.
Ce qui orienta l’attention vers la baie où battait le rideau. Nous sortîmes sur la terrasse adjacente, comme un seul homme. Les saules de l’allée commençaient à plier. Leurs bras monumentaux s’agitaient comme s’ils cherchaient des prises à la surface d’un ciel rocheux. Le comte courut après un béret mais n’alla pas plus loin que les marches d’escalier qui descendaient mollement dans l’allée de gravier déjà éprouvée par la pluie des derniers jours. Le comte hocha sa tête grise.
« On l’attendait, dit-il, comme la scène première d’une tragédie nationale.
— Vous attendiez qui… ? fit Frank dont la Gauloise se désagrégeait.
— Vous ne connaissez pas le pays, dit le gendarme qui tenait à ce qu’on sût qu’il le connaissait peut-être mieux que tout le monde et pas seulement parce qu’il y revenait après un tour de France digne des meilleurs compagnons.
— Les murs tombent, cita Frank. Et on ne les reconstruit pas… »
Le comte tiqua puis se gratta l’arête du nez.
« Narines dilatées, remarqua Roger dans mon oreille. Qu’est-ce que ça veut dire… ? »
Il exerçait son esprit à la pratique de l’écriture. Il m’avait confié son projet, certes en termes vagues et ordinaires, mais si Julien Magloire était coupable de la mort de sa Juliette comme le pensait Frank qui s’y connaissait en conviction intime, alors « on » tenait le sujet et la manière du prochain prix Goncourt. Et voilà qu’on avait un nouveau cadavre sur les bras :
« Suicide, dit le comte. Vous avez vu ses yeux… ?
— Je n’ai vu que ça ! s’écria le gendarme.
— Ouverts, c’est un assassinat. Fermés, suicide. Et je m’y connais ! (le comte résolument présent)
— Je m’y connais aussi, dit Frank qui avait déjà un pied dedans car la pluie commençait à « se faire sentir » (le comte en spécialiste des effets du temps sur l’attention de l’étudiant en psychologie romanesque)
— Vous allez le mettre où ? demanda le gendarme qui cédait le passage à tout le monde, mouillant ainsi son calot aux reflets argentés.
— Nous avons une chambre froide au château, précisa notre hôte.
— Un cadavre avec la nourriture ! m’écriai-je. Nous ne savons même pas qui c’est !
— Ce ne sera pas la première fois, dit le comte.
— En effet, » approuva le gendarme.
Ainsi de suite. Conversations parfaitement connexes à la situation, tant du côté de la pluie que de celle de la rivière qui grossissait. Petit brouhaha, presque discret, de salon ou d’antichambre. La fumée tournoyait, gauloises et cubaines au travail des yeux qui picotaient ou se laissaient inspirer par le contenu des verres. Vases communicants. Une horizontale que Frank apprécia dans un canapé qui sentait déjà le vomi, mais pas le sien. Roger joua celui qui cherche son chien : « Kssss ! Kssss ! » Un miroir déformant renvoyait mon image, moins propre maintenant à illustrer la couverture d’un magazine féminin. La pompière annonça que le cadavre était « à l’abri ». Nous rîmes.
« Alors, monsieur Russel ! m’écriai-je mais sans battements de tambour. (il me fit face) Écriture ou fioriture ? Personnage ou personne ? Temps ou histoire (Histoire ?) Lieu ou couleur locale… ? Y avez-vous réfléchi avant de vous mettre à l’ouvrage… heu… au moins ? »
Il baigna longuement sa langue dans le verre le plus proche :
« Vous aurez sans doute le temps de m’en dire des nouvelles si la crue se confirme, dit-il. Arrrh ! Je n’aime point me retrouver coincé !
— Clostrofobie… ? fit le gendarme.
— Claustrophobie, dit le comte sans attendre la réponse qui perlait sur le menton de Roger.
— Point du tout ! grogna Roger.
— Je corrigeais… précisa le comte.
— Vous corrigiez… ? s’étonna le gendarme.
— Il n’a pas dit que c’était de la claustrophobie, expliqua Frank. (se tournant vers Roger) Il a corrigé… Voilà tout ! »
Éclats de verre d’une mise en abîme. Métafiction ? Non. « Avant-fiction ». La pompière chuchotait dans l’oreille flasque du gendarme dont les sourcils soulevaient la visière de son képi. Il posa son verre sur le linteau d’une cheminée, ce qui nous étonna. Le verre n’était pas vide. Son contenu peinait à trouver l’équilibre. Balancement dans cette exigüité de transparence. La pompière ouvrit la bouche, mais le gendarme fit « chut ! » et il tenta de s’éclipser avec elle. Nous les suivîmes. Évidemment, le gendarme protestait. Comme il se dirigeait, manifestement, vers les locaux professionnels du domaine, nous arrivâmes avant lui devant la porte de la chambre froide. Un autre gendarme la gardait jalousement, le poing sur son arme. Il sentait le cuir de ses chaussures. Aucun parfum anisé cependant. Il ne déplaça pas ses pieds pour actionner la poignée de la porte. Instantanément, une lumière nous aveugla. Nous mîmes nos mains en visière. Des quartiers de viande pendaient. Étagères aux poches couvertes de cristaux scintillants.
« Aucune chance de demeurer à l’état liquide dans ce local, constata Frank en entrant le premier.
— Ce n’est pas une chambre froide ! s’écria le gendarme. C’est un congélateur ! Vous allez me la congeler, monsieur le comte !
— Et bien portez-la au rouge avant d’entrer ! »
La pompière, qui ne s’amusait point, dépassa l’épaule de Frank et souleva le drap déjà rigide. Nous poussâmes ensemble un cri de stupéfaction. La noyée était un noyé ! Nous sortîmes en un seul bloc. La porte se referma dans un grincement sinistre. Une bitte ?
« Un travesti, oui ! dit le comte qui prenait le chemin du retour.
— Une si belle fille… » dit quelqu’un, mais je ne dirais pas qui (par discrétion).
Nous étions de nouveau dans le salon et l’interruption prit fin avec les premières rasades.
« Une si belle fille… » (même jeu)
La pompière accepta de croiser les jambes de son épais pantalon étanche dans le canapé dont Frank avait pris possession en y étendant les siennes qu’il plia sans se faire prier.
« C’est un homme, dit le comte. Je n’en reviens pas. Cette pratique n’est pas de mon ressort…
— Vous voulez dire qu’elle n’est pas votre fort…
— Je dis ce que je dis, mon vieux ! Ça va jaser ! »
Il voulait dire que ça finirait par se savoir. Un homme en femme ! Il n’y en avait jamais eu dans sa famille. Peut-être celle de Julien… Où était-il passé, celui-là ? La pompière :
« Il se réchauffe à la cuisine en compagnie de sa dame…
— Nous n’avons pas besoin de lui, dit le gendarme. C’est monsieur qui a trouvé le cadavre.
— En effet, dit le comte. Vous avez influencé notre impression, Tulipe ! Au point que nous avons cru avec vous qu’il s’agissait d’une belle jeune fille aaaarrrhhh ! aux cheveux roux comme un coucher de soleil sur la vigne familiale ! Ô ma comtesse…
— Elle s’est elle aussi noyée dans la rivière, dis-je dans l’oreille de Roger.
— Je le savais déjà, répondit-il dans la mienne. Mais Frank le sait-il ? Vous étiez l’amant de la comtesse… ? Le comte l’a-t-il… crouiiiic !
— Je vous raconterai ça une autre fois, mon vieux. Le moment n’est pas le mieux choisi pour évoquer cette tragédie qui, vous vous en doutez, m’a affecté plus que le comte qui, soit dit en passant, ne couchait plus avec elle depuis longtemps.
— Avec qui couchait-il… ?
— Non ! Pas avec sa fille… En vérité, je n’en sais rien… On peut tout imaginer… inventer quand on tombe en panne d’inspiration… Des murs qu’on peut traverser si on détient le grimoire…
— Vous êtes fou, mon vieux ! »
Le gendarme s’agitait, mais pas pour se réchauffer. En tout cas il était bien chaud à l’intérieur. Pourquoi ne l’eût-il pas été en surface ? La cheminée pétaradait joyeusement, lançant des brandons que les pieds écrasaient sans se soucier de l’état du plancher. La pluie battait durement les carreaux. On songea à fermer les volets. En bas, la chambre froide fonctionnait à l’électricité. Nous entendîmes les ronronnements du démarreur avant même de nous apercevoir que l’ampoule ne pouvait plus nous éclairer. Le diesel secoua les murs. Le comte actionna plusieurs fois un interrupteur. En vain. Il descendit pour vérifier le niveau d’huile puis remonta sans commenter son action. Le gendarme, inquiet relativement à la conservation de son cadavre, se renseigna longuement. Il reçut même quelques explications convaincantes au sujet de la congélation qui était un incident que le comte venait de régler car il s’y connaissait. Il ne nous restait plus qu’à passer à table.
« Une bitte ? dit Frank tandis que nous parcourions un corridor sans éclairage car le soleil n’était pas encore couché.
— Qu’est-ce que vous croyez que c’était ? Vous n’avez jamais vu…
—Allons, allons ! Messieurs ! Pas de querelle sur le sujet ! Il est délicat. Nous ne connaissons pas cette personne. Nous ne savons rien de son histoire. Nous ne savons même pas si elle est d’ici…
— Vous oubliez quelque chose… » fit obscurément Roger qui avait compris la leçon.
La table était mise. Pour tout le monde, car le comte exigeait l’égalité en cas de situation tragique.
« Mais personne n’est mort, papa ! »
Douce langue française de notre Hélène ! Elle avait enfilé une robe de chambre digne de monsieur Jourdain. Le gendarme siffla :
« Ah ! Oui ! Celui qui parle au lieu d’écrire !
— À force d’audition, vous devriez le savoir mieux que nous, dit Roger.
— On me dit que vous écrivez vous aussi… ? dit le comte qui tendait l’oreille à chaque baisse de régime du diesel. Décidément…
— Une indiscrétion vous aura renseigné… grogna Roger en me lançant un regard furieux.
— Je suis beaucoup moins bavard que notre ami policier, dis-je. Je choisis toujours d’écrire…
— Que voulez-vous dire par là… ? Des lettres de dénonciations… ? Comme au bon vieux temps ? Nous n’avons pas vécu ça, aussi âgés que nous soyons… Nous apprenons toujours les choses sans demander à les connaître de si près… Ah ! Bah ! Nous saurons tout sur ce jeune homme (si on peut appeler ça un homme) dès la décrue… Il y a toujours une décrue, Alfred ! »
Frank me regarda comme s’il m’était arrivé de tuer quelqu’un. Il avait trois cadavres en vue : celui de Juliette Magloire, celui de la comtesse et maintenant celui d’un jeune inconnu qui se faisait passer pour une fille… Il avait du pain sur la planche, Frankie ! Roger en rageait. Il n’était pas venu pour ça. Seule l’intéressait la probable culpabilité de Julien. N’avait-il pas été l’avocat de Juliette ? Mais à quel judiciaire propos ? Certainement pas le divorce, car Julien et Juliette n’avait pas été mariés. Et si je menais ma propre enquête moi aussi ? Qu’est-ce que je risquais ? Je veux dire : relativement à la comtesse… à ce que le comte pensait de moi maintenant qu’il savait. Car des langues avaient bavé dans sa chemise. Il ne me regardait jamais franchement. Je devais supporter ces esquives. Quelle que fût le sujet de la conversation, le nombre des participants, leurs natures ou identités. Comment voulez-vous apprécier la volaille braisée dans ces conditions ? Au moins disposais-je d’un cadavre de suicidé pour alimenter ma prochaine tentative de me mesurer aux meilleurs comme disait Hemingway. Et un travesti en prime ! Jolie petite queue pas même turgescente que l’incompétence du comte en matière de froid était en train de congeler. Ah ! Cette rotation de turbine me tourmentait ! Les infrasons du diesel parcourant murs et planchers. Vitres secouées de l’intérieur par cette vibration de basse fréquence et harcelées à l’extérieur par la pluie et le vent tandis que la fumée et les haleines y déposaient leurs humidités réciproques. Mais j’étais presque heureux (n’exagérons rien) de me remettre au travail de l’écriture, du temps, du personnage (jeune homme en fille ah ! quel beau titre que je ne publierai pas rien que pour faire saliver mes amis éditeurs je vous en présenterai un si l’occasion se présente) et de ce lieu dont je m’absente pour ne pas m’y enfermer définitivement suite à un accès de sommeil. Qui sait ce que le rêve tente de séduire en moi ?
« Nous voilà bien… lâcha le comte dans un verre vide.
— Mais ça ne nous regarde pas ! fit Hélène qui rousiquait un os. Connaissons-nous cette personne ? Non, n’est-ce pas ? Alors… ?
— Il a fallu que ça tombe chez vous… Je veux dire…
— La question n’a jamais été posée formellement, dit le gendarme en insistant grassement sur formellement. Mais il faut reconnaître qu’il y a de quoi se…
— Il n’y a rien du tout ! grogna le comte. On se noie, pour une raison ou pour une autre, que ça me regarde ou pas (ma chère fille) et le cadavre vient échouer dans notre petit marais… La rivière le veut. Ou ce ruisseau qui agit comme un dieu… Qu’en pensez-vous, Roger, vous qui écrivez sous la houlette d’un policier… ?
— Je n’ai rien d’un berger, protesta Frank Chercos. J’interviens comme expert, histoire de limiter le contexte à ce qu’il doit être : policier et rien d’autre !
— Il y a donc un cadavre dans votre roman, Roger… ? (gendarme tique)
— Que philosopher c’est apprendre à mourir… Sans cadavre, mon cher Surgères…
— Et bien permettez-moi de me réserver celui-là ! » m’écriai-je avec la sensation d’avoir poussé un cri alexandrin digne des meilleures tragédies du programme.
Hélène, qui figurait en face de moi, épaules nues et boucles rebondissant sur elles, le décolleté appartenant à un vulgaire T-shirt, croix dorée à l’or fin dans le sillon piqueté de grains ou d’éphélides, roula des yeux façon Actor Studio dans ma direction, deux bras parallèles l’un tenant l’os et l’autre un verre par le pied, légèrement penché sous la lumière exacte d’un lustre aux chandelles factices, n’interrogeant que mes yeux sans attendre que ma bouche s’adonne au procès qu’elle m’intentait :
« Il s’agit d’un être humain, Alfred !
— Un homme en fille. J’ai trouvé le titre de mon prochain roman. Mais vous n’en saurez jamais plus ! Ah ! Là, je suis tenté de quitter la table pour me mettre au travail !
— Faites s’il vous plaît… dit négligemment le comte. Mais vous allez manquer le meilleur… Conçu à partir d’un gewurztraminer de mon invention… Mais je ne vous en dirai pas plus ! »
Rires. Je rougissais en même temps. Les petits pieds nus d’Hélène frottaient mes chevilles, soulevant de l’orteil l’ourlet amidonné que je pratique depuis toujours dans le seul but de me distinguer du port somme toute vulgaire adopté par les lutins dans le genre de Frank Chercos qui, vu son allure de cadre moyen, me tapait sur les nerfs. Il riait d’ailleurs plus fort et plus distinctement que les autres. J’avais à peine soulevé mes fesses, ne donnant sans doute pas l’impression de prendre la tangente pour m’adonner aux prémisses d’un premier chapitre ou d’une introduction en forme d’avertissement au lecteur. Tout le reste n’est que conséquences, ils ne le savaient pas et Roger Russel, moins rieur malgré les apparences qu’il se donnait pour ne vexer personne à part moi, avait besoin de le savoir si ce qu’il souhaitait était écrire un roman publiable. J’ai oublié de préciser que Julien Magloire avait renoncé à se sustenter et qu’il « était allé au lit » en se tenant le crâne à pleines mains sans qu’Hélène se charge de lui préparer une tisane ou un effervescent. Je reposais mes fesses sur le petit coussin brodé à la main par la comtesse. Il ne me quittait jamais, chaise ou fauteuil, ou carré de gazon par temps clair. Mais qui en connaissait l’origine ? car, voyez-vous, chaque objet a la sienne et sans elle le personnage a beau porter le nom qui lui revient de droit, on ne sait pas de quoi il est capable. Je pouvais fort bien me passer de l’identité de notre noyé, que dis-je ? mon noyé… Car l’eau le définissait mieux que son travestissement. Mais pouvaient-ils comprendre, ces passagers d’un éternel paquebot en route pour nulle part ? Je m’attendais à une dispute avec Julien. Nos chambres voisinaient et communiquaient même par une porte sans clé ni verrou, mais solidement clouée au chambranle. Par précaution. Ce château avait son Histoire et celle-ci foisonnait de rendez-vous et de viols, les deux extrêmes de la passion de l’un pour l’autre. Je couchais seul depuis que la comtesse avait cessé de respirer. Dernière aspiration sous l’eau du ruisseau que la rivière ne pouvait plus recevoir sans grossir avec lui. Et ce cadavre tranquille flotta jusqu’au Rivage des Surgères, autre titre in progress parmi les éléments fonctionnalisés du chantier entrepris dès l’adolescence. Quel destin j’avais alors !
« Reprenez-en, Alfred, suggéra le comte en approchant le goulot que le vin bordait comme dentelle au cou de la victime un jour de passion exacerbée par une… histoire.
— Je crains d’avoir trop fait honneur…
— Vous ne voulez donc pas goûter à mon gewurztraminer modifié ? Achevons celui-ci pour commencer…
— Ah ! Si vous y tenez ! »
Hélène retira son petit pied. Je le cherchai aussitôt. Les lattes du plancher étaient disjointes sous la table. Un chat slalomait. Sa queue atteignit mon mollet, assez longuement pour que je l’associasse à la goulée qui obstruait mes voies respiratoires. Cette chevelure familiale côté comtesse ! Ce rouge sans trace de bleu ! Ma noyade s’acheva néanmoins par une remontée des flaveurs qui semblait trouver son origine dans le petit coussin brodé à la main par mon ancienne comtesse.
« Comment le trouvez-vous, Alfred… ? Vous êtes le premier… à part moi…
— Il lui monte à la tête, papa ! Tes assemblages n’ont pas d’autre vertu ! Je m’y connais !
— Je dois le reconnaître, fifille ! Mais c’est l’avis d’Alfred qui m’importe. Alors… ?
— Je ne réussirai jamais à me noyer ! »
Cette sentence fut aussitôt diversement appréciée. Le comte éleva son verre dans la lumière qui chapeautait la table. Il en examina longuement les transparences. Il en connaissait déjà les effets sur la langue, les seuls qui comptent. Mais le crâne, oh mon Dieu ! Voyons ce qu’il en est des autres… Il remplit les verres, prenant soin de ne pas polluer la coulée, sans imposer de gouttes clandestines au goulot, imprimant au corps la juste rotation. Ils hésitaient ou attendaient le signal. Le comte toussa. Hélène fut la première :
« Il tape papa ! Comme d’habitude ! (elle riait)
— Je te parle de langue, fifille, pas de cerveau ! Bon sang de sacrés intellectuels à la française ! Laissez donc vos cerveaux au vestiaire !
— Ma foi… fit Roger en claquant la langue comme si le vin l’en dépossédait.
— Ma foi quoi ? Dites !
— Je n’ai jamais…
— Vous n’avez jamais quoi ?
— C’est… divin ! »
Dieu retomba sur ses pattes. Comme le chat qu’on précipite du premier pour lui épargner le second. J’étais moi aussi de cet avis, mais le ronronnement du diesel me ramenait physiquement au chevet du cadavre en cours de congélation malgré les réglages qui avaient occupé le comte pendant une bonne heure sous le regard inquiet du gendarme. Où était passé l’autre gendarme ? À la cuisine ?
« C’est du bon, fit Frank qui essuyait sa cravate. Je ne m’y connais pas autant que vous (de qui parlait-il ?) mais je m’autorise à penser et à dire que j’en reconnais les qualités gustatives… originales. Tape-t-il, ma chère Hélène ? je vous dirai ça plus tard… Ce sera le dernier pour moi…
— Mais il n’est pas l’heure de se coucher ! » s’étonna la belle sans bête.
Cette fois, les murs ancestraux se mirent à trembler bien au-delà de ce qu’on peut attendre d’un système générateur d’électricité alimenté par un diesel. Un rotor d’une tout autre ampleur secouait l’air dehors. Autre turbine encore. Sifflant à tout bout de champ, comme si le moyen de mettre fin à ce vacarme épouvantable relevait de l’invention d’un fou romanesque. Le comte bondit pour ouvrir un panneau de la baie vitrée, au risque de rafraîchir imprudemment les chairs de son visage. Un vent atroce chargé de pluie et de feuilles parcourut la table. Le comte luttait contre cette force, grimaçant et clignant les yeux. On ne l’entendait plus. Pourtant, il s’adressait à la tempête, indifférent aux conséquences qu’elle promettait d’infliger à notre intérieur en bataille cette fois. Qui ne s’était pas arcbouté entre sa chaise et la nappe pour retenir ces objets malmenés et soumis à la menace de la cassure et de l’épanchement ? Mon verre me scia la paume. J’en exhibais la plaie ouverte quand la tempête donna enfin des signes d’apaisement. Le ronronnement de notre turbine revenait au premier plan. Le comte se redressa. Il sortit sous la pluie, mais l’homme qui traversait la terrasse tenait un parapluie. Il le referma dès son entrée. Dans son dos, le comte verrouilla le panneau et tira le rideau. L’homme posa le parapluie contre une statue en pied grandeur nature, négresse nue comme relique d’un temps passé à piller plus qu’à civiliser comme le relatait l’Illustration, entre autres baguenauderies coloniales.
« Ma foi, dit le comte en se dressant devant l’homme, si je m’attendais… !
— Je viens pour l’identification, dit l’homme.
— Mais comment êtes-vous au courant, monsieur le juge… ? bafouilla le gendarme. Nous sommes coincés ici depuis cet après-midi et je n’ai pas eu le temps de…
— Il est, hésita le comte, en bas…
— Je comprends, » dit l’homme.
Il jeta un œil vaguement distrait sur le désordre de la table. Hélène rabaissa les courtes manches sur ses deltoïdes et les lissa du plat de la main, l’une après l’autre, puis dénoua le bas de son T-shirt. Le nombril disparut.
« Hâtons-nous ! dit l’homme. D’après le légiste…
— Mais aucun légiste… commença le gendarme.
— J’ai mes raisons ! » dit l’homme brusquement.
Il connaissait le chemin. Le comte s’effaça. En savait-il plus long que nous ? En tout cas, et visiblement, il connaissait cet homme que le gendarme, qui s’y connaissait lui aussi, avait respectueusement traité de juge. Rien que des connaisseurs. Je voulais en savoir plus. Je suivis la procession. Même escalier lugubre traversant les murs secrets d’une Histoire obscure et sans doute sans intérêt scientifique. Trottinette des couloirs. Nous atteignîmes la salle où la porte de la chambre froide se dressait pour imposer sa solennelle importance vitale. Le comte composa le code secret. Petites lumières vertes. Il manœuvra la lourde poignée. L’homme entra sans se soucier de la lumière toujours aveuglante ni du froid saisissant à la gorge. Mes yeux se figèrent. L’homme souleva le drap raide. Il regarda d’abord le visage. Il le reconnaissait. Le comte posa sa main sur cette épaule inconsolable. On revit la bitte bleue et les petits seins pyramidaux. Puis le drap recouvrit le corps et les deux hommes sortirent. Le comte referma la porte. Derrière son grillage épais, le diesel cognait dur. La turbine sifflait.
« Je suis désolé, disait le comte.
— Madeleine l’a reconnu, dit l’homme en entrant dans le couloir.
— Elle ne m’a rien dit, la sotte ! fit le comte en serrant les poings.
— Madeleine… ? dis-je dans l’oreille d’Hélène.
— Domestique, dit-elle. Il faudra que tu mettes ça dans ton roman… »
Nous ne revînmes pas dans la salle à manger. Le comte choisit un petit salon discret pas assez grand pour nous contenir tous, mais il n’en referma pas la porte. Une cheminée activait l’ombre de tremblements hystériques (spectraux, hésitai-je).
« Si j’ai bien compris, proposa Roger qui, comme nous, n’avait pas pu entrer pour témoigner de la conversation entre le comte et son ami le juge, avec la seule compagnie du gendarme, cet homme s’appelle Panglas, Kol Panglas, et il exerce le sacerdoce de juge. Depuis longtemps si ma mémoire est bonne. Mais je ne suis pas inscrit à ce barreau. Je répète ce qu’on m’a dit.
— Le noyé est son fils, dit Hélène. Papa vient de me le dire. Je ne connaissais pas ce fils… Ni ce juge… Je ne sors pas assez, tiens !
— Quelle horreur ! » s’écria Julien Magloire en arrivant.
Ébouriffé comme s’il avait vraiment dormi ou parce qu’il voulait en donner l’impression, il s’approcha de la porte. Le juge lui tournait le dos. Le comte hochait sa lourde tête émaciée en se tenant le menton. Une canine fendait sa lèvre inférieure, jaune et scintillante comme une étoile dans un ciel d’orage. Julien revint vers nous, en quête d’explications. Il avait sa tête de tous les jours, mais avec une nuance d’étonnement qui irrita Hélène. Elle ne put s’empêcher de lui pincer la peau au niveau du coude. Il se plaignit lamentablement.
« Faites chier tous les trois ! » rumina-t-elle.
Elle parlait de nous. Les écrivains. Sans compter l’expert auquel Roger Russel avait fait appel dans le dos de Julien Magloire qui était leur sujet, l’un prévoyant d’écrire un roman prometteur et l’autre supputant une arrestation médiatique. N’étais-je pas différent de ces amateurs de sensations faciles et exécutables à volonté par le lecteur impatient d’en finir avec l’intrigue qui a pourtant suscité son achat ? Elle ne m’accorda aucun bénéfice et détala en oubliant que son derrière la suivait lui aussi en expert.
« Ça ne doit pas être facile tous les jours d’avoir un fils qui se prend pour une gonzesse… dit Frank Chercos, l’œil tourmenté par le désir que nous partagions sans dissimulation excessive.
— Je ne vous cède que le titre : Un homme en fille.
— C’est bien le moment ! » fit Julien.
Il nous quitta, mais quand nous retournâmes dans la salle à manger, nous le trouvâmes assis à la place du comte, en bout de table, le nez piqué dans un verre dont il ne semblait pas reconnaître le cépage. Nous prîmes place, mais sans rejoindre celles qui nous avaient été assignées par l’étiquette cérémonieusement entretenue par le comte. Il y avait une assiette devant moi, avec des restes à peine visités, sauf des mouches et, si mes lorgnons m’étaient toujours fidèles, de minuscules moustiques qui pouvaient aussi bien être des moucherons ou les bébés de n’importe quels autres diptères. Je les chassai, ou tentai de m’y employer, avec une serviette dont je n’avais pas fait usage moi-même, trace nette de lèvres en travers suivant une broderie aux armes des Surgères ou de Monoprix, allez savoir. Julien tâtait de l’assemblage composé par le comte sur la base d’un gewurztraminer local, donc élevé bien loin de sa terre d’origine. Il s’apprêtait à nous en dire des nouvelles quand Roger Russel s’interrogea plutôt sur ce qu’il appela mon « refus initial ». Il n’en comprenait pas la nécessité, car je dis, sans toucher à mon verre :
« C’est une nécessité…
— Je ne comprends pas…
— Faut-il le pouvoir ?
— Ne me prenez pas pour un imbécile, Alfred ! Je sais ce que c’est d’écrire et d’ambitionner au moins une place sur la table du libraire… Que faites-vous donc de ces écrits dont nous ne savons rien ?
— Le prochain s’intitulera Homme en fille…
— Vous vous accaparez d’un sujet qui ne vous appartient pas, grommela Julien qui cherchait des perles dans son vin. Pourquoi ne m’en chargerais-je pas moi-même ? Vous ne publierez pas ledit ouvrage : je suis donc libre de proposer le mien sans risquer l’accusation humiliante de plagiat…
— Mais nous sommes témoins ! s’écria Frank Chercos.
(le flic parlait en expert, rôle que Roger l’avait invité à jouer)
— Mais il n’y a pas de témoins pour témoigner que vous l’êtes ! répliqua Julien comme si la touche de gewurztraminer l’inspirait. D’ailleurs c’est un sujet libre de droit puisqu’il appartient désormais à la place publique…
— Et même à la Presse, précisa Roger. J’en dirai un mot dans l’ouvrage que je prévois…
— Vous n’en avez donc encore rien écrit… ? Quel est donc ce sujet ? Craignez-vous le plagiat au point de vous amener ici, où j’habite légitimement bien que n’appartenant pas à la famille, tout auréolé d’un projet dont nous ne savons rien ? (jetant un œil torve sur Frank qui picore des miettes sans effrayer les mouches) Et en bonne compagnie… Ma mauvaise réputation vous fait-elle craindre…
— Que non ! J’ignore même à quelle mauvaiseté vous faites allusion, mon cher !
— Nous passions par là, déclara Frank comme s’il s’adressait à sa hiérarchie, et Surgères étant une vieille connaissance, j’ai proposé à Roger d’aller goûter son vin, qui est fameux… Cet assemblage est aussi nouveau que surprenant…
— Je ne savais même pas que vous écriviez, dit Roger la bouche en cul. Ni que Tulipe refusait de publier.
— Il n’était question que de vin, glouglouta Frank. Et nous ignorions que le comte se livrait à des expérimentations de structure alsacienne.
— Ainsi, fit Julien qui monopolisait la bouteille expérimentale (les autres demeuraient obstinément vides), c’est le vin qui vous a inspiré ce séjour riche en évènements dignes de former le lit d’une quantité appréciable de romans. Je peux vous en parler si vous le souhaitez… Avec la chance que j’ai !
— Vous couchez avec Hélène, si je ne m’abuse… Ce n’est pas rien, comme chance, si je ne m’abuse…
— Vous ne savez pas de quoi vous parlez, mon vieux ! Mais Alfred vous en dira plus sur notre défunte comtesse… Vous aurez alors le loisir de tisser tous les liens qui vous viendront à l’esprit ! N’êtes-vous pas venus pour ça… ? Une crue en vue, avec noyé en prime, et pas n’importe quel noyé : un homme (jeune) en fille (tout aussi jeune ma foi !)
— Vous oubliez la touche de gewurztraminer… Je ne l’attendais pas… J’ignorais que Surgères eût des racines barbares… Et des meilleures, cela va de soi !
— Écrivez pour empêcher les autres d’écrire… Paranos du style et du témoignage… Encore faut-il publier pour les empêcher ! Arrrgh !
— N’avez-vous jamais empêché, Alfred… ?
— Moi… ? Demandez-le à mes Amours.
— Mais vous n’en avez rien publié, nom de Dieu ! Comment voulez-vous ?
(tintements cristallins avec ciselure ouvragée façon hellène)
— Qui est ce Kol Panglas… ?
— Un juge. On vous l’a dit. On ne vous a rien caché sur le sujet. Il connaît la famille. A déjà enquêté sur la mort de la comtesse. En vain. Tout indiquait une noyade…
— Suicide ?
— Accidentelle, la noyade, pas vrai, Alfred ?
— Vous a-t-on soupçonné… ?
— S’il s’agissait d’un assassinat, on ne pouvait trouver le coupable que dans son lit, je veux dire : celui de la comtesse…
— Mais le comte n’y couchait plus depuis longtemps, voyons !
— C’est ce que je dis : il ne restait plus qu’Alfred sur la sellette. Mais sans mobile, n’est-ce pas… ?
— En effet… (dis-je sans desserrer les dents) Sans elle…
— Vous perdiez la source d’inspiration qui vous menait (par le bout du nez) jusque dans le lit d’Hélène qui ressemble à sa mère comme s’il était possible, dans le seul cadre d’un roman veux-je dire, de les confondre.
— (Julien, furieux) Qu’est-ce que vous allez chercher, Chercos ? (à Roger) Vous êtes sûr d’avoir choisi le bon expert… ? Sans vouloir vous vexer, Frank…
— Il en faut plus pour me… (réfléchissant avec bruit de neurones) Et si ce jeune homme en fille était le produit d’un assassinat… ?
— Je vous vois venir, roussin : Qui lui aurait donc mis le bec dans l’eau pour le clore définitivement ? Que savait ce jeune fils de juge qui mettait sa vie en péril à ce point ? Pas difficile d’imaginer qu’il avait d’abord mis ce nez dans les dossiers que son père amène quelquefois à la maison pour meubler ses tristes soirées de veuf. Il est veuf, n’est-ce pas… ?
— Pas que je sache… En tout cas, Sally Sabat n’est pas que sa femme de ménage… Si le mot ménage veut dire ce qu’il ne dit pas aussi clairement…
— Hou ! Hou ! Jubilons ! Sally Sabat, dites-vous… Belle femme… ?
— Sac d’os plutôt… Pas de poitrine, pas de relief fessier, un ventre plat mais sans perspective entrejambière… Le juge a mauvais goût. Aucun risque de la perdre en chemin. Alice serait d’ailleurs son fils…
— Alice ? Un fils ? Vous voulez dire… ? Ah ! ce serait trop beau ! Vous nous menez en bateau, Julien ! Serait-ce la raison qui explique les refus constants de vos destinataires… ? Ainsi, ce jeune homme serait une fille… Sans effet d’optique… Nous avons pourtant constaté que l’appendice en question n’était absolument pas de nature féminine…
— Vous l’avez observé en état de congélation… Comment juger dans ces conditions de la…
— Par contre Alfred a pu, dans l’eau même du petit marais, se rendre compte…
— Mais je n’ai rien touché ! Qu’allez-vous imaginer, pauvre romancier inédit !
— On voyait bien les seins sous la chemise mouillée… Gynécomastie ? Ou véritables joyaux de l’empire féminin… ? Et ces jambes ! Si fines ! La convexité postérieure et ce coup de rein inimitable avec les moyens ordinaires du mâle…
— Vous avez bien dit : ordinaire. Or, Alice ne l’était pas.
— J’ai compris ! Sally Sabat voulait une fille… Et manifestement, à l’examen clinique, il est apparu que… On a déjà lu ça, mon ami… Trouvez autre chose de plus…
— De plus quoi… ? (pervers narcissique) Je ne m’intéresse pas au passé du personnage. Je le prends tel qu’il est à l’heure de la rencontre. Mort ou vif. Mon ouvrage ne consiste pas à recomposer son existence. S’il est mort, comme c’est le cas de ce noyé, c’est d’un mort dont je fabrique mon histoire. Et s’il vit, je le regarde vivre. Ça n’est pas plus compliqué…
— Donc si vous écrivez quelque chose sur le sujet (roman ou essai, voire poème) ce sera une description. En perspective de détails, comme dans La Vue.
— Qui vous dit que je pratique le tulipien ? C’est que j’en sais déjà beaucoup sur le personnage. Il est d’ici. Nous nous sommes fréquentés. Nous avons le même âge…
— Mais vous ne l’avez pas reconnu ! Vous étiez aussi surpris que nous quand son identité a été confirmée par son père…
— Il n’était pas fille quand je l’ai connu !
— Quel intérêt alors à évoquer (avec quels moyens, je vous le demande) le passé masculin de cette fille ? C’est d’une métamorphose que vous voulez entretenir votre lecteur supposé ? Refusé d’avance, mon vieux ! Et je m’y connais.
— Mais qu’en ferez-vous vous-même si nous n’en lisons rien ?
— Mes éditeurs me liront !
— Mais ils ne vous publient pas ! Je me demande si vous n’avez pas finalement pris l’habitude de nous raconter des histoires… Tiens ! J’écrirai tout un roman sur cette habitude. Et en la qualifiant de… ah ! de morose, tiens ! Et sans jalousie d’aucune sorte. Je ne suis pas hypocrite, moi !
— Ils vont se déchirer ! s’écria Frank (Roger le maintenait assis en appuyant sur son épaule)
— Ne craignez rien de tel ! m’écriai-je. Pas ici ! En un roman, peut-être…
— Défouloir, vous dites ? Je ne vous connaissais pas cet aspect… On en apprend tous les…
— Chut ! On vient ! »
Kol Panglas entra le premier. Il fumait un cigare dont je reconnus la bague rouge et or. Le comte apparut derrière lui, ombragé par la porte à demi ouverte. Il portait la boîte en bois peint. Ouverte, les cigares alignés comme des petits poissons en phase de décomposition. Une boîte d’allumettes était posée dessus. Où était la bouteille ? Il constata avec joie que l’expérimentale avait été vidée sans lui. Mais était-ce bien le moment d’exprimer de la joie ? Le profil de Panglas échappa à toute observation. Il vous faisait face comme si quelque sentence allait vous enfermer dans sa logique de rhétoricien en mal d’amour. Pour cette raison, ou par habitude, il s’assit en bout de table, côté cheminée qui se mit à ronfler dans son dos car Frank avait entrepris d’en ranimer la flamme. Julien se leva pour laisser la place au comte qui le bouscula un peu, à mon avis. Impression toutefois. Il se pouvait que cette apparence de bousculade n’eût d’autre explication que la titubation de Julien qui en avait plein le nez, le moins qu’on puisse dire, même avec le recul. Mon écrivain inédit trouva refuge auprès de l’expert en matière policière qui s’activait comme un forcené à l’ouvrage de sa gamelle. Au-dessus du linteau, une toile au chancis bleuâtre offrait encore le spectacle d’une réunion champêtre dans le style bourgeois des contempteurs de l’aristocratie. Une nudité s’y promenait en étrangère. Aucun des regards ne portaient sur elle. Cette bizarrerie retint mon attention assez de temps pour qu’on s’inquiétât de mon silence immobile et penché sur le coude qui retenait ma tête. Le comte grattait des allumettes devant le visage sulfureux de Roger qui s’impatientait, étreignant un verre que je voyais empli d’eau et non pas de l’expérience que le comte avait, selon lui, les moyens de renouveler jusqu’à ce que le « dernier roule sous la table ». Enfin, le cigare s’embrasa et Panglas recula comme si cette lueur phosphorescente meurtrissait sa rétine. Je ne doutais pas un instant qu’il eût lui aussi le regard rétinien. Qui n’en fait pas état quand la conversation se complique de questions non posées ?
« Je coucherai ici ce soir, si ça ne dérange personne, dit-il après avoir heurté un verre avec le dos d’un couteau à viande.
(il aurait pu s’enquérir auprès du comte, mais ils nous prenait à témoin, déformation…)
L’hélicoptère reviendra demain matin pour… Il faut bien que le corps de ce pauvre garçon revienne chez sa mère…
— La chambre est prête, dit le comte. (à Julien qui s’est approché du feu jusqu’à donner le spectacle d’un drôle d’enfer casanier) Voyez si le temps continue de se gâter… (Julien sort par la baie vitrée, retenant le panneau que le vent harcèle comme si cette seule ouverture l’avait remis à l’ouvrage de la destruction en cours, tant à la surface de la terre que sur les toits environnants) Je crains plutôt pour les arbres, continua le comte. Vous vous souvenez de Fouinard… ?
— Écrasé, dit le juge. On ne pouvait pas soupçonner un meurtre. Aucune trace de préméditation. La seule mise en cause fut l’imprudence. On l’avait averti. Je me souviens de ça… Il tenait à sortir pour rentrer chez lui… Un fils lui aussi… Mais pas mort… (sourire concomitant) Mes cigares n’ont plus la même saveur depuis… (il me regarde comme si j’ignorais qu’il est socio d’une fabrique cubaine dont le nom dérive du sien) C’était la passion de mon père… mais je suis devenu magistrat… Surgères ne peut pas en dire autant ! »
Il rit, secouant ses larges épaules encore couvertes de leur houppelande. Il avait attrapé froid dans la chambre dont le comte ne parvenait pas à régler la température. L’hélicoptère était chauffé. Il aurait pu tout aussi bien choper la mort en traversant le jardin avec son parapluie ouvert sous la pluie encore modeste à son arrivée. Oui, le temps se gâtait. Julien confirma et reprit place près de Frank qui tisonnait avec un acharnement digne d’un serviteur attitré. Panglas se pencha sur moi sans se retenir au bord de la table :
« Sally a eu un malaise, dit-il. Elle est fragile de santé. La connaissez-vous, monsieur Tulipe… ? Heu… Nous n’avons jamais été présenté, mais je sais qui vous êtes… Sans vous, la comtesse… »
Le comte toussa. Près de lui, le profil de Roger devenait inquiétant. Il recevait la lumière de la cheminée en plein dans la tronche. Au plafond, le lustre faiblissait. Le comte donnait des signes d’angoisse. Mais la cuve était pleine. Nous n’avions pas de souci à nous faire pour la lumière. Les chambres étaient chauffées. La domesticité en alerte. Des poires étaient accrochées dans les torsades métalliques des lits, comme à l’hôpital.
« N’hésitez surtout pas, dit le comte. Ils sont payés pour ça. Et rubis sur l’ongle. Heureusement, Hélène est une bonne élève. Elle mène déjà la barque. Pas vrai. Julien ? Il faudrait plutôt parler de paquebot… Un château hérité du passé… Traversant la contrée sur les eaux tombées du ciel à cause d’une conformité du terrain qui attire les météorologues et les poètes. Qu’en dites-vous dans vos livres, Alfred ? Il me semble que Julien s’en moque éperdument. Aucun intérêt pour les spécificités locales revues par l’Histoire des grandes familles et accessoirement par les aléas alimentaires et guerriers qui gâchent un peu, il faut le dire, l’existence de nos ouailles. Mais nous nous éloignons de notre sujet…
— Qui est… ? »
Dis-je. Panglas sursauta, mais sans exagération dramatique. Reconnaissant que le seul sujet de la soirée gisait dans la chambre froide en cours de congélation, je me disposai à regagner mon lit comme on espère avoir assez d’énergie pour atteindre la chaloupe où personne n’est en mesure de naviguer selon les étoiles. Roger consulta sa montre, dit :
« Déjà (! ou ?)
— Achevons plutôt ce flacon expérimental, proposa le comte.
— Je crains de n’être pas le cobaye idéal, réfuta Roger en ricanant. Peut-être monsieur le juge…
— Pas de refus ! »
Julien descendit deux fois et au retour du deuxième voyage à la cave, il en ramenait trois, car la précédente n’avait pas fait long feu. Quelque chose d’affreusement étranger à ma nature déchirait ma matière cérébrale, avec douleur et angoisse. Impossible de retenir ce ridicule rictus que me renvoyait le regard des autres. Panglas sentait la pisse maintenant, mais il ne semblait pas s’en soucier. Le malheur avait le visage de Roger Russel, si vous voulez savoir. Impression ou intuition ? Je ne saurais le dire maintenant et, sur le coup, caressant des ventres de bouteille, je ne m’en souciais pas plus que le juge des caprices de sa vessie. Frank considérait la pile de bois qui jouxtait la cheminée. Il compta plusieurs fois, à haute voix, ne s’inquiétant pas plus de l’effet qu’il produisait sur nos esprits.
« Arrive toujours ce moment, cher Alfred (le juge en sourdine toutefois), où il devient impossible de lever son cul pour aller le mettre ailleurs… Je vais avoir besoin d’aide… Et vous… ? si la question vous concerne… Sinon ne répondez pas… Je comprendrais… Et l’incident sera clos ! »
À l’autre bout de la table, de profil, Roger travaillait le comte qui se laissait conduire sans savoir où ce diable d’homme prétendait l’achever. Les trahisons régionales que le gewurztraminer avait subi en cuve commençait à révéler leur dangerosité. Les douleurs se rejoignaient, ainsi que les grimaces. Par contre, la conversation ne trouvait plus son sujet. Hélas, j’étais bien incapable d’en saisir les giclées solaires, encore moins de leur donner l’opportunité de la trace à laisser dans les mémoires par le truchement des artifices du verbe alors si proche de son alchimie. Trop de douleur, même acceptée, soumets le métal à des déliquescences incompatibles avec les contenants ordinaires. Sur ce point, Panglas était d’accord avec moi. Il lui arrivait d’écrire ailleurs que dans le cadre rhétorique qui conditionnait sa vie professionnelle. Ça ne durait jamais très longtemps, mais ça arrivait. Il en avait ressenti les sollicitations prometteuses en se recueillant devant le corps de son fils. Des mots étaient apparus dans la glace en formation, cristaux en expansion dont il connaissait la grammaire pour en avoir expérimenté la douleur à l’occasion des tragédies familiales qu’il avait vécues en fils ou en juge.
Quel ne fut pas mon étonnement, au petit matin, de recevoir en pleine gueule les rayons fraîchement composés par un soleil revenu, sinon plein ciel, du moins en éclaircie ! Douillettement enfoui sous la couette, siège d’une érection qui invitait au plaisir renouvelé avec les moyens de la mauvaise habitude (acquise bien avant d’imiter les autres selon ce que la télévision distribuait sur ses écrans pathogènes), yeux mi-clos chaudement éclairés par les raies chromatisées et tremblantes, je m’apprêtai à replonger dans l’eau saumâtre des productions automatiques de mon cerveau quand celui-ci, aux aguets sans doute, car il ne s’éveille jamais sans prendre la mesure du jour ou de la nuit (selon le cas), perçut plus que nettement des cris d’enfants. Or, d’enfants il n’y avait point au château, le nabot des Surgères ayant atteint, à défaut de la taille, l’âge adulte requis pour prétendre s’adonner au jeu sans crier ni courir comme un perdu, ce qui est le cas des enfants toujours enclins à occuper les espaces disponibles par distraction familiale, scolaire ou balnéaire. Je me pliai alors à l’équerre, jambes prêtes à l’emploi, pour écouter plus familièrement ce concert de cris et de shoots, on entendait même le gravier gicler et retomber sur le dallage de la terrasse frontale (il y en a une autre au Nord, côté cuisine et logements domestiques). Ainsi, le soleil agissant de gauche à droite, dans le sens de nos cursivités droitières, j’entrouvris les persiennes, connaissant le pouvoir de la rouille sur les charnières. Mes yeux étaient grands ouverts cette fois : il s’agissait bien d’enfants. Et le nabot Surgères jouait avec eux !
À la balle et au cerceau. Il semblait que ce cerceau fût pratiqué par une fille, mais la tenue vestimentaire de ces gamins, y compris celle du nabot, ne distinguait pas les sexes. Je me fiais à la chevelure, celle-ci voletant autour d’une tête au visage en proie à ce qu’on considère généralement comme de la joie, avec je ne sais quels signes avant-coureurs de la féminité au travail de la conservation nécessaire à la pérennité de l’Histoire privée des Nations (autrement dit du roman que vous êtes en train de lire ou de feuilleter selon l’état clinique de votre impatience). Deux garçons, portant la culotte courte avec moins de volant et la chemise boutonnée alors que la fille l’avait nouée sur son nombril, se disputaient une balle genre vessie écossaise si j’en jugeais par ses bonds limités à la hauteur des chevilles. La fille me regardait. Grosse tête aux joues plissées comme si elle me tirait la langue. Je ne saluai personne, mais le nabot secoua sa main en grognant et ses oreilles en même temps. Le gravier était encore imbibé des eaux de la crue. Eaux qui avaient reculé jusqu’à la lisière du premier bois de frênes comme l’indiquait le sol miroitant du taillis. La balle s’immobilisa. Les trois enfants s’étonnaient-ils de voir apparaître un être humain d’âge adulte au rez-de-chaussée alors que les chambres se trouvaient à l’étage ? Le nain leur avait-il expliqué ma situation relative à l’altitude ? Je détestais depuis longtemps ses bavardages malveillants. Heureusement, il ne fréquentait plus l’école du village. Était-il heureux de passer du temps avec des enfants ? Quel adulte sérieux pouvait lui accorder son attention, à part Hélène qui le pouponnait encore ? Julien y trouvait de quoi alimenter sa critique de la famille, mais n’était-il pas trop occupé à parfaire ses romans dans le sens conseillé par ses destinataires médusés ? Je hais l’enfance, même si la mienne m’inspire la pitié.
Je refermai les persiennes. Il était temps d’aller aux nouvelles. Je ne connaissais pas toutes les relations mondaines des Surgères. Celles que j’avais fréquentées par pure politesse ne comprenaient pas d’enfants. Quelques couples à la dérive mais solidement ancrés à leurs abysses, toujours en voyage. D’autres solitaires qui venaient quelquefois accompagnés de créatures, mâles ou femelles, cueillies au cours des mêmes croisières. Des vieillards porteurs de mauvaises nouvelles ou de couronnes qu’ils n’avaient pas la force de se coltiner jusqu’au cimetière. Des musiciens, interprètes pour la plupart, des politiciens, industriels, rentiers, militaires, en robe, en Dior ou en Chanel, en voiture de collection ou montés sur des échasses de berger… Le défilé des connaissances ne manquait pas de la nécessaire diversité de fonctions publiques et privées qui servent de piliers incontestables à la réception des meilleures reconnaissances. Je m’en fichais éperdument. Seule la comtesse me retenait dans la place forte. Mais n’était-elle plus de ce monde ? En rêvais-je toujours ? alors qu’Hélène s’appliquait à lui ressembler d’aussi près que possible vu son jeune âge et ses postures d’adolescente… surtout en matière musicale.
Je ne descendis pas. Il ne m’arrive que très rarement de monter. Par contre, je ne me fais pas prier s’il s’agit de descendre à la cave où mûrit le vin et ses fromages annexés. Dans le couloir aux volets encore clos, frôlant la domesticité sans chercher à éviter son haleine zélée, le cadavre me revint à l’esprit. Avais-je dormi plusieurs jours ? Laissant au soleil le loisir de reprendre sa place dans le tableau familial… La salle à manger ronronnait, mais pas plus que d’habitude. Je poussai la porte avec prudence, car je ne me souhaite pas l’étonnement produit par la nouveauté. Il s’agit rarement d’émerveillement. Je m’attendais à rencontrer des… parents ! Encore un couple à inscrire dans ma liste déjà longue et impossible à mémoriser des personnes appartenant à ce qu’il convient de décrire comme un entourage et que je qualifierai plus littérairement d’environnement. Le comte, devant le premier verre, cisaillait quelque chose dans son assiette à dessert. Roger et son acolyte prenaient des notes sur le bord de la table, entre eux échangeant un crayon dont les graphes, appliqués à la surface fripée d’un carnet, se limitaient à des croix et des raies. Hélène s’était absentée pour je ne savais quelle raison, mais elle en avait toujours une à opposer à votre volonté si elle était mal lunée pour une autre raison tout aussi obscurément conçue derrière son paravent. Son assiette n’avait pas été touchée. Couverts encore alignés selon les règles en usage chez les gens de bonne volonté, rutilant dans un rayon de soleil pourtant pâli par la soie des rideaux. Julien n’occupant pas sa chaise, je supposais sans doute justement qu’il était encore au lit. Il fallait s’attendre à percevoir la voix lointaine d’Hélène, car leur chambre se situait à l’autre bout de l’aile, presque inaccessible si on prenait comme unité de mesure la proximité de la mienne. Mais enfin, je pouvais considérer qu’ils étaient tous là. Quelques marmonnements accompagnèrent, comme d’habitude, ma mise en place sur la scène de ce théâtre rejoué.
La chasse d’eau signala alors la présence d’un corps étranger que je supposai double relativement aux enfants qui se disputaient la balle ou la fille. Pourtant, un seul personnage apparut dans la porte enfin ouverte. Le ventilateur était à l’œuvre pendant que les jets de parfums répandaient leurs influences dans le petit couloir perpendiculaire au mur percé de cette porte, une idée du comte qu’il tenait de la conformation de son pavillon de chasse. Un homme s’avançait, mains encore humides qu’il frottait l’une dans l’autre, mal rasé il était, en tout cas pas de ce matin (c’était aussi mon cas mais le comte offrait deux joues lisses et roses avec une minuscule plaie en cours de cicatrisation sous l’effet d’un stick qui avait laissé sa trace d’escargot), il se retourna pour fermer la porte, bruit du ventilateur étouffé, le vétiver l’emportait d’une courte tête sur les effluves du café, étais-je assis ? et quelle était sa place ? il fit le tour de la table pour me tendre la main, je la touchai, éprouvant son étreinte modérée, la mienne ne cherchant pas à communiquer, mes yeux interrogeait le regard amusé du comte qui interrompit sa mastication :
« Monsieur Pedro… heu… ?
— Phile… Pedro Phile… Nous avons été, mes amis et moi, cernés par les eaux en pleine nuit et nous avons trouvé le chemin du château par hasard car…
— Vous n’avez rien entendu, Alfred… ? rugit le comte. Un vacarme de pneus juste sous votre fenêtre… hum… Il paraît que vous prenez quelque chose pour dormir… Ce n’est pourtant pas si difficile de trouver le sommeil ! On n’a même pas besoin de le chercher, n’est-ce pas ?
— Nous pensions que le château était inhabité, dit l’homme qui s’appelait… ?
— Pedro Phile… L’eau s’est maintenant retirée, alors…
— Nous irons jusqu’au pont pour vérifier l’état de la route, dit le comte. À mon avis, l’accalmie sera de courte durée. Vous ne connaissez pas la région…
— Non, en effet… À vrai dire, nous avons perdu de vue nos amis… sur la route. Une pluie !
— Je ne vous le fais pas dire ! Asseyez-vous. »
L’homme, qui s’appelait…
« Pedro Phile… »
se contenta d’avaler son café, d’un trait qui parut satisfaire ses neurones. Il était assis en face de moi. Plus loin, les deux limiers graphaient en silence, avec un seul crayon. L’homme les reluquait de temps en temps, mais sans chercher à déchiffrer la page qui s’obscurcissait, en tout cas il n’en prenait pas le temps.
« Mes enfants ! Oh ! Non ! Ce ne sont pas les miens ! Je n’ai pas d’enfants, rassurez-vous. Ce sont… mes amis.
— Des courts sur pattes, dit le comte, comme notre petit Quentin… »
L’homme ne s’offusqua pas. De quel genre d’amis s’agissait-il ? Rien sur la table n’indiquait qu’ils avaient participé au petit-déjeuner rituel.
« Il faut aussi changer une roue, dit le comte.
— Nous avons crevé sur le chemin, dit l’homme.
— Où est Panglas ? dis-je. Encore au lit… ?
— (le comte) Ou à la fenêtre… Il était pas mal cuit hier au soir… pauvre homme. (à Pedro Phile) Un noyé est venu nous rendre visite… comme à chaque crue… ou presque… Et bien c’était le fils de Panglas… Vous ne le connaissez pas, n’étant pas de la région…
(l’homme renifle et se tord le nez, clignant des yeux comme s’il était en train de mentir)
L’hélicoptère pourra voler ce matin… Je m’étonne qu’il ne soit pas déjà là. Hélène les a-t-elle appelés ? Nous avions convenu… Vous avez des nouvelles de la pompière… ? Quelle matinée agitée ! Achevons ce repas et mettons-nous au travail, messieurs ! La roue de secours est-elle en état ? »
Nous sortîmes sur la terrasse. L’odeur de la pluie persistait. Sur le gazon sans doute trempé, les nains jouaient avec la fille, mais plus à la baballe. Sa jupette raccourcissait à vue d’œil. Elle secouait une belle chevelure noire qui retombait en boucles sur des épaules nues. Jambes épaisses aux chaussettes de footballeur. Couleurs inconnues de moi. Le comte n’offrit pas de cigares. Panglas était en effet à la fenêtre. Avait-il déjà interrogé les nabots ?
« Nous ferions bien de profiter du soleil pour jeter un œil alentour, dit le comte. Je suis pessimiste. La foudre est tombée dans le bois. (à Pedro Phile) Nous avons un pavillon de chasse qui a flambé deux fois au cours de notre longue Histoire, mais je n’y étais pas. Jamais deux sans…
— Je me demande si la roue de secours… » fit Pedro Phile.
Un nuage apparut comme surgi de nulle part. Le comte s’y connaissait en nuage. Il s’adressa aux nains comme à des enfants, désignant le ciel et l’horizon avec son cigare. Roger et Frank n’avaient pas quitté la table et maintenant on entendait le rire d’Hélène et quelque chose qui ressemblait au tintement d’un verre contre un autre. Pedro Phile souriait. On aurait dit qu’il portait un masque. Ses poches étaient gonflées. Il avait enfilé une veste tapissée de poches extensibles. Il y avait un tas de choses là-dedans, mais il ne sortait rien pour s’en servir ou pour en parler. Panglas s’annonça par un trépignement au niveau d’une marche dont la mousse s’éparpilla sur les dalles.
« L’hélico ne viendra pas, dit-il comme si le corps de son fiston n’était pas congelé. On annonce une tempête…
—Je m’en doutais ! » clama le comte.
Deux cigares pour le prix d’un. Ça en faisait du monde ! Avec des nains et un homme tout aussi inconnu. Panglas le considéra longuement avant de s’en approcher. Il sembla le renifler. Le comte devina quelque intuition en formation. Il y avait longtemps qu’il ne caressait plus les boucles de son petit-fils. Son esprit vaticinait entre les nains et Panglas, revenant à l’homme qui s’appelait Pedro Phile et le toisant de poche en poche, le cigare éparpillant dans l’air immobile des arabesques tenaces qui finissaient leur existence à la surface du dallage or et feu. Je n’ai jamais aimé ces situations d’attente, sachant toutefois que j’étais sans doute le seul à attendre, encore que Pedro Phile fût en train d’examiner la roue de secours en compagnie des nains, dont le nabot des Surgères qui pelotait les fesses sous la jupette sans réaction de la part de leur propriétaire, si on considère que l’apparence de l’indifférence n’en est pas une. Deux femmes à la maison. J’oubliais la pompière. Et Madeleine qui s’occupait des clés et de la comptabilité. La roue de secours n’était pas en état. Crevée comme l’autre.
« De toute façon, dit Panglas, vous ne pouvez pas reprendre la route. Elle est coupée, submergée sur des kilomètres. Ce ne serait pas prudent, croyez-moi. Je connais la région. Ses gens. Les histoires. Celles qu’on fait et celles qu’on raconte. De quoi écrire un livre plus long que Pynchon et Gass réunis.
— Ah… Vous écrivez… vous aussi… dit Pedro Phile.
— Ne me dites pas…
— Oh ! Non ! Je les lis. Mais j’ai des amis qui…
— C’est fou que rien ni personne ne nous en empêche… » fit Panglas.
Il balança le mégot dans une haie qui frissonna comme si elle était habitée. Pedro Phile jeta un œil sur ses nains, des fois qu’il en manquerait un et qu’il se trouvât dans la haie. Il s’ébroua, parcouru par la fraîcheur de la lumière. Panglas avait chaussé ses bottes de caoutchouc. Il avait même prévu un parapluie assez robuste pour servir de canne.
« Allons voir où en est le pont, dit-il. C’est sur lui qu’il faut compter avant de prendre une décision…
— Vous allez prendre une décision… ? s’inquiéta le comte.
— Vous savez bien de quoi je parle ! »
Dialogue qui put paraître étrange. Pedro Phile songeait-il à la roue de secours ou à son voyage en compagnie de trois nains dont une fille qui tapait dans l’œil de notre nabot ? Il avait parlé d’autres amis qu’il avait perdus en chemin à cause de la pluie, d’une bourrasque particulièrement qui l’avait contraint à abriter sa voiture sous les arbres. Je les laissai. Dans la salle à manger, les deux acolytes semblaient négocier les dispositions d’un pacte. Julien était toujours au lit et Hélène à la cuisine pour donner des instructions aux domestiques. Des pas feutrés s’éteignirent derrière une porte. Les œufs frits avaient refroidi.
« Entrez donc ! » grogna Roger Russel sans quitter des yeux le carnet que Frank Chercos raturait maintenant.
La pompière entra, en chemise. Elle avait vaguement enfermé ses cheveux dans un foulard qui lui donnait des apparences d’épouse soumise aux concepts tyraniques de son maître. D’ailleurs, elle chaussait des babouches. Trois prêts qu’elle portait avec réticence, fumant déjà une cigarette sans se soucier de sa fumée. Elle laissa la porte ouverte, car d’autres pas s’annonçaient, semelles fermes que le tapis reçoit par écrasement. Elle prit place sur la chaise qu’elle avait occupée la veille. Le gendarme, qui entrait, stoppa juste le temps d’un salut pinçant la même cigarette. Il avait lissé ses cheveux à l’eau d’un robinet. Ses yeux témoignaient d’une activité nocturne et non pas de ce que le sommeil avait inventé pour le tenir éveillé. Il retourna sur sa chaise.
« Servez-vous donc ! maugréa Roger Russel.
— C’est refroidi, prévins-je en enserrant un broc à deux mains.
— Nous allons pouvoir partir ce matin, dit la pompière.
— Vous ne connaissez pas le pays comme je le connais, dit le gendarme. Je ne donne pas une heure au mauvais temps pour reprendre son ouvrage.
— Ça nous laisse le temps…
— Les chemins n’en disposent pas, ma… »
Le comte était pingre. Le stock d’œufs frits irait aux cochons, à moins de les consommer froids. Le café, versé avec réticence dans les bols de faïence, ne fumait pas. Le gendarme prit le temps de considérer un morceau de sucre, mais il ne le plongea pas dans son café. Il se regarda dans la cuillère comme s’il allait se parler à lui-même. La pompière se hâtait, marmonnant dans son duvet mentonnier. Avait-elle le temps d’embarquer le corps du noyé et de parcourir la boue des chemins avant que la tempête se déchaîne, cette fois-ci pour de bon ? prévenait le gendarme. Il ne prenait personne à témoin. Il savait de quoi il parlait. Il avait peut-être évoqué cette enfance au pays pendant la nuit. Comment il était revenu ? Et pourquoi ? Ces longues années d’absence. L’échec scolaire qui avait initié cette carrière de paranoïaque des analyses sociales et psychologiques. Qui était-elle ? Il y avait un parallèle entre ce couple improbable mais inévitable et la paire de comploteurs que formaient Roger Russel et Frank Chercos, lesquels m’avaient inexplicablement introduit dans leur projet relatif au passé de Julien Magloire. J’aimais moins l’hypothèse de l’assassinat de la comtesse par mes soins, mais cette histoire ne les intéressait pas, du moins pas du point de vue romanesque, tant elle relevait de la pire des banalités : la trahison amoureuse. Par contre, rien n’expliquait pourquoi Julien aurait mit fin aux jours précieux de sa compagne. Aucune trahison en perspective, ni d’un côté ni de l’autre. Ils avaient tellement bien enquêté qu’il n’y avait plus rien à glaner dans ces existences un temps réunies et soudain séparées par la mort d’une des parties. À mon avis, cependant, il y avait un lien entre cette Juliette et soit Roger soit Frank et cette histoire n’était rien d’autre qu’une manière de se venger de Julien, qu’il fût coupable ou non. Rien d’aussi dramatique du côté de la pompière qui avait perdu son pantalon dans la soirée et qui ne se souvenait pas d’avoir emprunté une chemise pour y passer la nuit. Le gendarme clignotait en considérant cette transparence toujours en activité rétinienne. Il n’avait rien perdu, lui, à part son collègue qui avait choisi la cuisine par fidélité à ses origines. Avec qui avait-il dormi ? On en parlerait dans la journée, si toutefois on pouvait compter sur la discrétion des murs, car il n’était pas question d’en sortir aussi facilement que la pompière l’imaginait. Le cadavre n’était-il pas à l’abri de la décomposition dans la chambre froide ? On entendait le diesel, signe que le réseau électrique était encore en rade. En cas de besoin (suite de la conversation au café froid sans sucre) on siphonnerait les réservoirs. Mais la pompière insistait.
« Mettez-vous d’accord enfin ! » grogna une fois encore un Roger Russel qui perdait patience mais pour une autre raison que seul Frank Chercos partageait avec lui.
La pompière se leva, trouvant l’air prometteur d’une journée à mettre à profit pour penser à soi. Le gendarme abdiqua et ralluma son mégot soigneusement écrasé dans sa cuillère. Il s’étonna de ne pas retrouver « tout le monde ». Il n’était pas au courant pour les nains. Il n’avait pas entendu le vacarme que le pneu déchiqueté avait produit dans le gravier gorgé d’eau. Il y avait eu des voix, des pas dans les couloirs, un échange d’inquiétudes, peut-être des cris… Je l’informai aussi brièvement que possible. Panglas était allé jeter un œil au pont qui a son espèce de zouave, mais je ne savais plus sous quelle forme. Le gendarme sourit : il le savait lui, mais il se réservait cette primeur pour la prochaine rencontre au lit, pourquoi pas avec la pompière qui avait perdu son épais pantalon de service. Il était temps de descendre à la cave pour récupérer le corps. En chemise ou autrement, elle s’en fichait !
« Drôle de gens, dit Roger Russel quand ils sortirent. Mais ils ont quelque chose à faire et ça leur tient à cœur. Voilà où nous en sommes…
— Vous voulez dire : vous et Frank… ? Je ne comprends pas…
— Vous ne savez pas de quoi est capable un médecin légiste, mon vieux ! »
De quoi parlait-il ? Ce suicidé m’appartenait. Il ne fallait rien changer à ce que la nuit m’avait conseillé. Surtout pas avec les moyens de l’observation légale. Mon deuxième suicidé, en comptant la comtesse. Et je n’avais rien publié sur ce que je savais du suicide. Par expérience et culture. Le laboratoire et le jardin. Où j’habite et comment je cultive. Les saisons. La clôture environnante. Tout le passé dont le futur est privé pour laisser la place au présent. Roger ricana, dantesque si on veut :
« Vos ellipses signalent autant d’hypocrisies, Alfred… Vous irez en Enfer si vous continuez de vous comporter en acteur. Vos interprétations jamais ne formeront l’œuvre pourtant promise par l’horizon. Frank et moi avons une autre idée du travail à pratiquer sur la réalité…
— Pourtant, si Julien n’a pas assassiné sa Juliette… Après tout, vous n’en savez rien. La somme de ses auditions, revue et corrigée par vos soins, ne mène nulle part et certainement pas dans les chapitres d’un roman. Relisez-vous, messieurs ! puisque vous avez retravaillé la matière brute d’une garde à vue qui valait peut-être mieux comme œuvre d’art que vos intuitions trop menacées de convictions pour paraître plus vraies que mes impressions au soleil.
— Arrrhg ! Bah ! (Frank raturant de plus belle) Ne nous disputons pas ! Pas maintenant, les amis. Nous y sommes ! Mais s’agit-il de prouver la culpabilité ? Travail de flic… C’est écrivain que je veux être ! Pour empêcher…
— Mais nous avions convenu que vous agiriez en expert ! Je n’ai fait appel à vos talents de limier que pour donner du vrai à mes tours de passe-passe.
— Tromperie, oui ! Imposture comme disaient nos pères ! Moi je dis : connerie ! Personne ne me convaincra du contraire !
— Ce que vous êtes têtu, Alfred !
— Je n’ai pas tué la comtesse. Le comte…
— L’un ou l’autre, qu’importe ? Ce n’est pas le sujet…
— Que vous dites ! Hélène…
— Ah ! Ah ! Nous y voilà… Hélène…
— Je vous interdis…
— De qui ce nabot est-il le fils ? À mon avis, Pedro Phile en sait plus que nous sur le sujet. Pas vrai, Alfred ?
— Il n’est pas là par hasard… Par contre, cet Alice…
— Mouais… Panglas a son idée là-dessus… Je l’ai vu à l’œuvre… Tenace et organisé… Méticuleux même… Capable de procéder aux réductions les plus significatives. Succès assuré s’il écrivait. Mais qui l’en empêche ? Pas vous, j’espère… ? »
Interruption. La pompière revient sur la scène, même devant. Et sans souffleur, car le gendarme ne la suit pas. Derrière elle, le couloir est illuminé par toutes ses lampes murales. Portes ouvertes en enfilade. Il y a du monde. Elle est pâle comme un linge qui sort de la lessive. Elle s’avance en tragédienne, les mains griffues expliquant les traces sur ses joues. On s’attend au pire. On distingue nettement les cristaux prisonniers des fibres synthétiques de sa chemise. Aucune voix de soprano dans sa bouche ouverte comme un puits à la margelle exsangue. Frank a refermé le carnet, comme on visse le bouchon d’un encrier pour empêcher la plume d’y faire trempette rien que pour inspirer l’imagination. Roger, pragmatique, cherche sa boîte d’allumettes. Aucun étonnement sur son visage, comme s’il avait lui-même écrit la scène. Un bref coup d’œil dans ma direction. Le café froid manque de sel. On voit passer le collègue du gendarme, vite habillé ce matin, oublié une chaussette mais il tient au poing son arme de service. Il semble s’enfuir au bout du couloir mais en réalité il prend le chemin de la cave dont revient la pompière.
« Quoi ! s’écrie Hélène apparue en marge.
— C’est fou ! dit Frank.
— Fallait s’attendre à quelque chose dans le genre… suggère Roger en maître d’œuvre.
— Descendons !
— Surtout pas ! grogne la pompière qui en perd l’opacité de sa chemise. C’est une scène de crime désormais… Reculez ! »
Je reçois la chair flasque d’Hélène alors que je viens à peine de m’asseoir après m’être levé d’un bond en apprenant la nouvelle : le cadavre a disparu ! Je pose délicatement mes mains sur les cuisses d’Hélène, ce qui suppose qu’elle est assise sur les miennes. La table s’est éloignée. La pompière sort en trombe. Heureusement qu’il ne s’agit pas de lui courir après ! Le genre de femme qui va vite. Qui vous laisse sur place. La queue entre les jambes mais pas entre les siennes.
« Était-il bien mort, au moins ? questionne Frank qui a connu un cas…
— Ne soyez pas ridicule, dit Hélène.
— Après tout cette pompière n’est qu’une pompière, pas un médecin seul autorisé à déclarer mort ce qui l’est. Et non pas le contraire.
— (Je sens qu’on va s’amuser…)
— (…ce qui nous éloigne de notre sujet…)
— S’il n’est pas dans le fourgon de la pompière, il a disparu bel et bien…
— Mais qui l’y aurait transporté s’il est aussi mort que vous dites… ?
— Panglas… C’est son père après tout… Il fait ce qu’il veut de sa chair… C’est en tout cas ce que je ferais, moi ! Quelle colère ! Je n’ose m’imaginer dans ce rôle…
— Cessez, voulez-vous ! Elle revient… »
À en juger par l’expression du visage de la pompière, le corps ne se trouvait pas dans le fourgon rouge ni dans le bleu. Mais elle n’avait pas les clés de la bagnole de Pedro Phile. Un break assez volumineux pour contenir un attirail de cirque. Elle connaissait Pedro Phile et sa troupe. Comme préposée à l’extincteur, pas plus. N’allez pas imaginer…
« Monsieur Phile est de sortie, dit Roger. En compagnie ou plutôt sous la houlette de Panglas qui tient à reconnaître l’état du pont. Au fait, vous savez en quoi consiste ce zouave… ?
— Je ne suis pas d’ici… Vous savez où est le pont ?
— Frank… peut-être…
— Non… C’est le pont neuf dont vous parlez… À l’époque, seul le pont romain traversait le ravin… Mais depuis… (il faut que je note ça, Roger… Et je ne sais pas pourquoi !)
— Demandez à Madeleine…
— Madeleine… ?
— Elle tient le trousseau… »
Je suivis la domestique en question. Beau fessier rebondi à souhait. Des mollets d’alpiniste. Sa nuque toute nue recevait quelques boucles rebelles, noires et luisantes. Elle connaissait le chemin et ses reliefs de confiance, sautant d’un pied sur l’autre d’ornière en talus, éclaboussant mes pantalons de velours côtelé. C’était un raccourci. Si je tenais à savoir en quoi consistait le zouave, j’avais intérêt à m’activer, selon elle. La pluie revenait nous rendre visite. Elle désigna la masse nuageuse. Une colonne à la verticalité noire et traversée de lueurs électriques. Devant le même avertissement, Panglas avait dû inviter ses suiveurs à rebrousser chemin. Et s’il rebroussait, ce serait par là. On allait le rencontrer, mais on ne lui parlerait pas tout de suite.
« Il se demandera ce qu’on fabrique vous et moi… rétorquai-je sans cesser de perdre mon souffle.
— Vous ne direz rien et puis c’est tout ! Ce sont les ordres de Madame. Je n’en sais rien, moi, pourquoi… !
— Il posera la question… Je le connais… Il m’a entendu suite au suicide de Madame… Vous a-t-il entendue… ?
— Dépêchez-vous ! Vous traînez ! On en parlera plus tard, si c’est ce que vous voulez savoir… D’ailleurs, il y a longtemps que je veux en parler avec vous… Attention à cette branche ! Je la lâche ! »
L’orage s’approchait. Des gouttes arrivaient à l’oblique. Les feuillages perdaient leurs feuilles et leurs oiseaux. Le pont neuf se situait « beaucoup plus loin » que le vieux. On n’aurait jamais le temps si je n’y mettais pas du mien. Sa jupe noire était remontée à mi-cuisse. Elle portait des collants moirés aux filigranes végétaux.
« Vous les voyez ?
— Nenni ! Je ne vois même pas le pont… À croire qu’il n’a jamais existé…
— Ne dites pas de bêtises !
— Vous avez peur ? »
Question du pêcheur au poisson hameçonné mais pas encore sorti de l’eau qu’il renonce à fouetter de sa petite queue déjà morte. Elle me montra la butte qu’il s’agissait maintenant de gravir. Là-haut, m’apprenait-elle, le point de vue est magique. Toute la chaîne d’est en ouest. Et ce Sud qui me tenait tellement à cœur. Comment savait-elle cela ? Je n’avais jamais rien publié… Et dans ma chambrette, mes manuscrits étaient sous clé. À double tour. De quoi était-elle capable devant une porte fermée ? Posez-vous la question avant de fréquenter les domestiques de votre hôte. J’aurais pu m’accrocher à sa ceinture, mais je n’ai jamais été accusé de viol. Ni soupçonné. À peine si l’idée d’une comtesse assassinée plutôt que suicidée avait-elle traversé l’esprit laborieux de Roger Russel. Et dans ce cas, le comte avait sa préférence, m’avait-il confié au clair de lune dans un nuage de fumée strictement cubaine, l’humidité appartenant tout aussi rigoureusement à l’Écosse.
« C’est que je ne voudrais pas être dehors avec ce qui arrive ! »
Elle me passait les branches pliées. Je me laissais emporter par elles. La question du zouave avait son importance, mais je reconnaissais qu’il était inutile de risquer nos vies pour cette cause qui ne valait pas ce que nous savions de notre capacité à aimer et être aimés. Quant au cadavre d’Alice, elle n’avait aucune idée de ce qui avait pu lui arriver. La pompière avait tout mis sens dessus dessous. À en devenir folle. Attendez… Cette branche ne nous sera pas utile… Prenez celle-ci plutôt. Et laissez-vous porter. L’élasticité. La pliure contenait toute sa force et celle-ci l’emportait sur la masse que je représentais à ses yeux. J’avais connu, et même apprécié, quelques femmes fortes, mais pas de cet acabit ! Le sommet semblait pourtant s’éloigner, comme si j’étais censé pousser une pierre qui n’avait pas l’intention de l’atteindre. La pluie enfin la découragea :
« Trop tard ! dit-elle en essuyant son visage du revers de la main. Il va être trop tard. Nous avons le temps de rentrer. Ce sera plus facile de descendre. Je reste derrière vous au cas où… »
« Celui-ci s'achèvera brusquement, non point par épuisement du sujet, qui doit donner l'impression de l'inépuisable, mais au contraire, par élargissement et par une sorte d'évasion de son contour. Il ne doit pas se boucler, mais s'éparpiller, se défaire... »
Ensuite (voir annexe), nous reprîmes (elle et moi) notre chemin, car l’éclaircie promettait de durer. Le ciel, du moins vu à travers les branches presque nues, paraissait sans nuages, ce qui ne l’étonnait pas et elle marcha devant, frappant la broussaille encore humide avec son bâton (du moins celui qu’elle avait trouvé dans le pavillon et dont elle avait dit qu’il ne serait pas inutile en cas de mauvaise rencontre). Ces gouttes retombaient comme la pluie sur ma visière. Je n’avais pas emporté le fusil et elle avait reconnu que ces mauvaises rencontres se limitaient le plus souvent à des galanteries sans attouchements, la parole prenant la place du geste. Ne connaissait-elle pas tout le monde ici ? Elle y était née et le touriste, dit visiteur, s’en tenait à ce qu’il savait du châtiment réservé aux violeurs et autres profiteurs de la faiblesse naturelle des femmes. Quoiqu’elle fût née solide comme un roc. Elle avait aussi appris à se défendre, y compris à mains nues (le bâton décapita une fougère). Profitant de la beauté d’une fontaine giclant d’une roche verticale, elle dévissa le pommeau et, saisissant le bâton par son extrémité inférieure, estoqua la glaise environnante qui perdit son manteau de mousse. J’étais impressionné et ne m’en cachais pas. Puis elle caressa les motifs de sève polymérisée, m’invitant à en observer la fidèle façon de faire. Cependant sa main dissimulait le nom du propriétaire de ce prodigieux bâton de néflier. Elle revissa le pommeau d’argent et sauta le ruisseau, atteignant l’autre berge par réception d’un seul pied qui pivota et elle me tendit la main. Rien d’enfantin chez elle, ni de masculin d’ailleurs. Une force que je n’avais jamais observée chez la femme, du moins chez celle rencontrée au cours de mes douces pérégrinations méditerranéennes. Elle m’emporta littéralement par-dessus l’eau qui courait dans les galets aux reflets métalliques. J’avais connu la femme-enfant et, en cas de disette, la femme-au-foyer, grasse le plus souvent et sentant la sueur inhérente aux tâches ménagères. Jamais rien de si justement conçu entre l’enfance et le mâle de la pornographie. À peine plus haute que moi, plus large d’épaules, la poitrine nue sous le chemisier, rebondissante et pourtant parfaitement adaptée à la caresse des yeux.
« Nous aurions pu aussi bien nous retrouver sous la pluie, les pieds dans l’eau et l’un courant plus vite que l’autre pour ne pas disparaître corps et âme comme cela est arrivé à cette pauvre créature… Voyez comme elle revient… Voici le petit marais en question. »
Elle en désigna les joncs et surprit une grenouille postée sur une racine en forme de e minuscule. Cependant l’animal ne fuit pas. Le bâton ne lui était pas destiné ou elle connaissait cette passante de longue date. Il m’est arrivé la même aventure inexplicable avec une tourterelle sur les hauteurs de Brindisi. Retours inopinés sans saison à la clé. J’y pensais comme si j’en revenais alors que depuis la mort de la comtesse je n’avais pas quitté le château.
« Elle en sait plus que nous sur ce qui se passe dans la tête de la pauvre créature qui se noie sous ses yeux.
— Je n’écrirai jamais rien là-dessus… Je ne crois pas que le règne animal interface notre propre royaume.
— Je n’y comprends rien ! Vous avez perdu votre casquette sans vous en rendre compte !
— Tiens ! C’est vrai… »
Comme elle était montée sur le talus, jambes solidement arrimées dans l’herbe couchée par les ruissellements, elle jeta un œil sur les environs, broussailles et taillis en apparence dépeuplés, mais sans apercevoir les couleurs criardes de ma coiffure d’enfant. Ma calvitie ne lui était pas inconnue. J’y passai une main experte, regrettant en même temps de n’avoir rien à fumer.
« Il y a de quoi dans le pavillon. Monsieur prévoit ce genre de chose. Mais avec les inondations, on trouve des bouteilles dans les bois et tout ce qui se fume a disparu, dissout, éparpillé ou je ne sais quoi. Vous avez des allumettes et pas de quoi fumer… »
Elle possédait une gorge musclée qui me semblait garantir l’ample tessiture de sa voix qu’elle avait dû hériter d’une tradition populaire enfouie sous ses habits de domestique. Ce noir et ce blanc que la chair animait de promesses. Les manches retroussées témoignaient d’une saine habitude de l’effort. Le bois nous contenait, environné de ciel impeccablement bleu et de vignes aux rangs alignés comme les strates révélées par un coup de pioche dans la terre natale. Il y avait de quoi fumer dans sa poche. Elle prit le temps de bourrer une petite pipe de verre puis l’alluma en gonflant les joues comme si elle soufflait dans un cornet. Ses yeux pétillèrent aussitôt, alors que je les connaissais jaloux de leur regard, comme s’il était interdit de la pénétrer autrement que par la voie naturellement conçue pour jouer avec le feu dans un monde où rien n’est laissé libre ni à la portée des voleurs, sauf par négligence coupable, tel le père qui tourne le dos à sa fille. Elle me souffla la fumée au visage, me demandant si elle était de mon goût ou si j’avais d’autres exigences. J’embouchai le tuyau brûlant. Elle tenait toujours le foyer, moins solide maintenant, comme si j’allais rêver avec elle. La cloche de la mairie sonna midi.
« Vous allez nous mettre en retard, dit-elle en me privant de sommeil. Hâtons-nous avant qu’il arrive quelque chose…
— Que voulez-vous donc qu’il arrive… ? Vous avez des nouvelles de la météo ?
— Nenni ! Mais si vous levez un peu le nez, vous sentirez l’air de la pluie. Faites-le ! »
Elle avait raison, la garce ! Ses cuisses reprirent leur activité de mécanique puissamment habituée aux exercices les plus éprouvants pour le corps qui s’emploie à en imiter le rythme. Des gouttes de boue rouge de bauxite maculaient mon visage, soulevées par ses semelles aux forts crampons, et le bâton taillait et estoquait dans la ronce et la bruyère. Nous montions vers le ciel et le bleu se distinguait maintenant des feuillages gris qu’elle fendait en ahanant.
« Un dernier baiser… ? proposai-je dans un couac.
— Oui, mais alors rien qu’un baiser…
— Je ne savais pas que je tomberai amoureux aujourd’hui…
— Un jour si triste en effet… »
Ma main tenta de remonter le long de la cuisse mais la sienne s’y opposa non sans douleur pour la mienne. Jamais femme ne m’avait contraint avec autant de force. Le pommeau tapota mon crâne nu.
« Ils vont se demander ce que vous avez fait de votre casquette… dit-elle en se séparant de mon étreinte.
— C’est en effet un objet de raillerie… Mais contrairement à ce qui se raconte, je n’y tenais pas. Je la trouvais seulement pratique. J’en achèterai une autre…
— Oui, mais sans l’enfant que vous avez été…
— Vous les écoutez trop, ma mie ! »
Le ciel nous éblouit. Je regrettai aussitôt les moiteurs de la forêt où nous avions connu le plaisir à défaut de bonheur. Il n’y a pas de bonheur sans une connaissance parfaite de ce qui l’inspire. Or, je ne l’avais jamais fréquentée d’aussi près. Sa masse rubénienne avait à peine attiré mon attention. Il est vrai que je n’avais d’yeux que pour Hélène. Et Roger Russel comptait là-dessus pour pousser Julien à me faire du mal. Je n’étais pas dupe de ses manœuvres de soi-disant écrivain à la recherche d’une vérité que son acolyte semblait prêt à manipuler pour avoir raison. J’avais surpris cette conversation entre les deux comploteurs. Ma mort était annoncée par un scénario aussi improbable que banal. Encore que si l’enquête en cours leur donnait raison et aboutissait à la mise en examen de Julien pour l’assassinat de Juliette, j’aurais des raisons de m’inquiéter pour ma survie aux évènements venus déranger ma tranquillité de simple observateur de l’hypocrisie des uns et des autres sur le terrain du romanesque qui finirait par nourrir, en cas de succès de librairie ou même seulement critique, les conversations des amateurs de biographie et de croupissement perpétuel comme ersatz de la mort infligée pour l’exemple.
Elle atteignit les abords du château avant moi. Je la vis trotter dans l’allée aux ibiscus puis gravir les trois marches de la terrasse. J’entendis les claquements de ses grosses semelles. Elle se dandinait un peu pour ne pas glisser sur le dallage noir à cette distance. Le soleil frappait la baie vitrée de plein fouet, renvoyant un complexe de reflets qui formaient un léger arc-en-ciel au dessus du gazon. Je la vis stopper net, joignant ses jambes et peut-être un peu soulevée sur la pointe des pieds. Elle porta ses deux mains sur son visage et l’enferma ainsi. Elle semblait paralysée par l’apparition d’un petit animal rampant surpris de se retrouver nez à nez avec une créature aussi monstrueuse. Je courus pour la sauver d’un probable évanouissement. Je n’avais jamais eu l’occasion de retenir une femme en cours de chute pour cause de perte de connaissance, mais comme elle tenait toujours le bâton, elle le brandit, sans toutefois l’asséner sur l’objet de sa hantise. Le comte sortit dans un reflet de vitre. Il lui adressa un signe et elle disparut dans le même reflet. Au passage, il lui avait confisqué le bâton et maintenant il le secouait dans ma direction en beuglant comme si quelque folie lui travaillait le cerveau. Une fois assez près de lui pour constater qu’il avait quelque chose à me dire, tandis que je cherchais à comprendre les raisons de son bizarre comportement, Roger Russel et Frank Chercos apparurent à leur tour, porteur chacun d’une valise et de lunettes de soleil.
« Où étiez-vous passé, bon Dieu ! rugit le comte. Ces messieurs s’en vont. Ils n’ont plus rien à faire ici, je suppose. Vous allez tomber des nues, mon pauvre ! »
Roger Russel me regarda comme si j’étais la cause de ses pertes au jeu. Frank Chercos baissa la tête et, en passant, me flatta le bras que le comte tirait pour me forcer à rentrer avec lui.
« Dommage que ça se termine comme ça, dit Roger Russel. Mais qu’y puis-je… ?
— Même mort, il n’en reste pas moins coupable, dit Frank Chercos.
— Certes, continua Roger. Mais c’est ainsi que ça se termine pour moi.
— Qui est mort ? Un autre noyé… ?
— Julien s’est suicidé, dit le comte. Et ce n’est pas tout. Venez. Au revoir, messieurs. Bon voyage ! »
Nous entrâmes. La salle à manger n’avait pas été débarrassée. Quelques chaises renversées témoignaient d’une scène au moins tragique. Pas de sang. Des couverts disposés comme d’habitude après un petit-déjeuner. Pas de traces de domesticité. Le comte me tenait par la manche. Dehors, le gravier crissa sous la pression des pneus. Roger Russel renonçait-il définitivement au projet qu’il avait conçu, avec la complicité involontaire de Frank Chercos, pour me faire du mal ? Julien étant mort, Hélène devenait accessible sans risque d’en payer le prix dont sa Juliette avait été la victime avant moi. La chambre de Julien était violemment éclairée par le soleil. Il était couché dans son lit, blanc comme les draps et fripé comme eux. Il gisait sur le dos, nu jusqu’à la ceinture. Qui donc lui avait passé un pantalon ? Le comte me poussa avec le pommeau de son bâton. On ne pouvait pas tout voir si on ne s’approchait pas. Voyez… Dans la ruelle du lit. Ce corps exsangue. Un autre corps aux petits seins encore figés par la congélation. Un angle du drap couvrait son bas-ventre, mais le visage s’offrait nu, tourné vers le plafond. Je regardai autour de moi. Personne d’autre que le comte.
« Que faut-il en penser ? dit-il, presque sanglotant.
— Je… Je n’en sais rien… Comment s’est-il… ?
— Ce n’est pas la question, mon vieux ! Panglas est au lit, à mon avis dans le coma…
— Lui aussi s’est…
— Que non ! Il n’a pas supporté ce… cette… Comment appelez-vous ça dans votre jargon ? Ils sont tous à son chevet. Il délire maintenant. C’est trop pour un seul homme. En moins de vingt-quatre heures ! Vous n’auriez pas imaginé ça !
— Ce n’est pas dans mes cordes…
— Je me demande ce qui va se passer maintenant… qu’il n’est plus là pour nous casser la tête avec sa littérature impubliable… Vous saviez pour sa relation avec Alice… ?
— Rien ne dit qu’il y en eut une… Il ne s’agit peut-être que d’une mise en scène…
— Comme vous y allez, Alfred ! »
Il avait l’air presque joyeux maintenant. Qu’est-ce qu’il imaginait à propos d’Hélène et de moi ? Je finirais bien par accepter de publier mes ouvrages et par en récolter les fruits toujours bons à servir au dessert des repas entre amis des Surgères dont Hélène serait la maîtresse. Maîtresse des repas. Je souris, mais sans excès, vu la situation. Ce que le comte ignorait, alors qu’il programmait mon futur avec Hélène, les repas, les librairies, les prix et autres signes de reconnaissance indiscutables, c’est que je venais d’échapper à la mort que promettait le prochain roman de Roger Russel où Julien Magloire assassine Alfred Tulipe.
Le chemin commençait à ruisseler dans tous les sens. Le vent finirait par pénétrer dans la forêt et alors il faudrait songer à sauver sa peau. Devant moi, pataugeant dans la boue en formation, elle brisait la broussaille à grandes volées de coups de bâton. Un si beau bâton ! Presque une œuvre d’art. Elle l’avait décapuchonnée et sa lame pointue brillait dans les gouttes grises qui tombaient des feuillages. C’était une arme de pointe. Elle l’avait dénichée dans le pavillon de chasse où nous avions trouvé refuge avant de reprendre notre route vers le château.
Je n’en ignorais pas l’existence, je ne m’en étais même jamais approché, mais le comte ne tarissait pas d’anecdotes à son sujet. N’était-il pas heureux de recevoir chez lui le fils et le petit-fils d’un ancien domestique qui avait lui-même alimenté son enfance de récits tous plus glorieux les uns que les autres ? À l’entendre maintenant (fin de repas ou séjour en bibliothèque, quelquefois dans le potager qu’une domestique travaillait pendant qu’il s’agissait pour moi d’apprécier la qualité du légume cultivé à Surgères), il avait adoré mon paternel et avait été au moins aimé de lui, mais je n’avais pas vécu cette époque bénie (selon ses propres critères amoureux), étant en voyage avec ma mère, toujours en voyage ah ça il s’en souvenait comme si c’était hier… Mais aujourd’hui j’exerçais une influence notable (il aimait ce mot et en abusait) sur l’état de la littérature française, s’il était bien renseigné et il croyait l’être de source fiable. Je n’éprouvais d’ailleurs aucune curiosité pour les auteurs de ma biographie. J’en connaissais quelques-uns. Ou je pensais les reconnaître dans les confidences du comte qui les organisait uniquement dans la perspective de sa fille, Hélène, « malheureuse épouse » de ce Titien Labastos qui osait porter le nom de son ex compagne (qu’il avait peut-être assassinée) et qui de toute façon ne publiait rien faute d’avoir convaincu les garants de la « bonne tenue littéraire parisienne, voire française ». Il m’aimait bien, le comte, peut-être autant que mon père dont la tombe était régulièrement « profanée » comme disait la Presse locale. Mais jusque-là, je veux dire : jusqu’à ce que Madeleine ouvrît la porte du pavillon de chasse, Julien vivait de sa belle vie et Roger Russel, introduit comme avocat chez les Surgères comme il l’avait été chez les Magloire, prétendait que Julien finirait par me tuer, car il était évident selon lui qu’Hélène m’appartiendrait tôt ou tard corps et âme. Selon cet avocat (du Diable ?), je prenais les choses trop à la légère, oubliant que Julien était un assassin et que le comte n’avait pas agi autrement à l’égard de la comtesse, toujours à cause de moi ou plus exactement de mon comportement relatif à la femme des autres. Avais-je vécu aussi près de Juliette Magloire ? Rien de tel ne figurait dans les auditions de Julien. Ni dans la mienne d’ailleurs. Pas plus que dans les écrits de Frank Chercos qui avait cherché à doubler son employeur sur le même terrain des hypothèses d’amour. Hou !
Bref, Madeleine ouvrit la porte. Elle en possédait la clé. Rien d’étrange à cela : elle était la gardienne des clés du château depuis que la comtesse séjournait aux côtés d’Ulysse. Hélène la jalousait-elle depuis ? Je n’en sais rien : autant le dire. La clé du pavillon était de fer et de forme ancienne, genre bénarde, au panneton étrangement compliqué de fentes perpendiculaires, le museau pointu et l’anneau arabesque. Lourde peut-être. De récent usinage si j’en jugeais par la patine. On avait donc égaré l’ancienne. Ou le comte la conservait-il jalousement par devers lui. Je n’avais jamais entendu de clés cliqueter dans ses poches. De poche, Madeleine en possédait une d’assez vaste pour contenir d’autres outils d’ouverture, pied-de-biche ou pince monseigneur. Bordée d’une fine dentelle à deux couleurs assez proches pour se confondre, dans le blanc ou pas loin. Le pêne produisit un féroce claquement de dents. La porte parut se détendre et s’entrouvrit. Les volets étant fermés, l’ombre nous accueillit. Elle se déshabilla tout de suite. La boue du chemin provoquait des glissements en boucle, car les mains revenaient à l’ouvrage du projet sodomique. Je perdis quelque peu le sens de l’orientation en même temps que les seins et la bouche. Me voici léchant l’épine d’une vertèbre, cherchant à joindre mes mains quelque part au niveau du nombril mais n’y réussissant pas, les hanches dans la pliure des coudes, souples et fermes à la fois, cuisses enfermées dans les siennes et la queue au travail de l’anus qu’elle activait au rythme de sa respiration. Elle devait avoir la tête enfouie dans un coussin. Elle connaissait les lieux. Quelques minutes plus tard, elle m’avoua avoir toujours eu envie de moi. Nos pères s’étaient fréquentés, dans les limites imposées par leurs tâches respectives. Pourquoi ma mère m’avait-elle enlevé ? Elle ouvrit une fenêtre, puis les volets, referma la fenêtre et la pluie se mit à harceler les carreaux. Il n’était pas question de s’éterniser. D’ailleurs, elle s’était rhabillée. Je gisais nu dans un canapé de confection ancienne, dur comme un roc, mais sans la mer pour éclabousser l’esprit d’autres embruns. Elle tenait déjà le bâton, un makila d’honneur au pommeau d’argent. Le comte lui avait demandé de le ramener au château dès qu’elle le pourrait, à l’occasion. Elle rit :
« La voilà, l’occasion ! Je n’en perds pas une ! Entre domestiques…
— Mais je n’en suis pas un ! Il s’agirait plutôt de relation ancillaire. En tout cas en ce qui me concerne. Le comte ne m’emploie en rien !
— Que tu dis ! Je vous ai vu comploter… Et boire plus que de raison…
— Je ne bois jamais plus que le strict nécessaire !
— Je vois à travers, mon vieux…
— Oh ! Oh ! Manie d’écrivain… Et du meilleur. Car le mauvais se contente d’en être le sycophante, tant empêché d’écrire qu’il est.
— Ne plaisante pas avec ça ! J’écris…
— Quel aveu d’impuissance !
— Tu veux que je t’encule… ? »
Juste au moment où je reprenais le fil de la turgescence où je l’avais laissé pour cause d’éjaculation. Il y avait quelque chose d’autre dans la poche de son tablier, ni clés en trousseau ni outil imaginable dans les limites de ce que je savais de l’effraction. Je demeurais nu et paisible d’apparence, porté toutefois par le rêve qui m’avait mené jusqu’ici… par le bout du nez plus que par la queue.
« Tu écris… bafouillai-je… des romans… ?
— Un seul à mon actif pour l’instant, mon vieux. Et je n’en écrirai pas d’autres tant que celui-ci ne sera pas publié. J’ai pensé…
— Je te promets de le lire…
— J’espère bien ! Mais ce n’est pas ton avis que je te demande… Tu connais du monde… Et puis…
— Et puis… ?
— Cette histoire de pseudonyme…
— Nous en avons tous un… Même quand on n’a encore rien publié. Pour une raison ou pour une autre…
— Je ne tiens pas à ce qu’on sache…
— Je comprends…
— Ah oui… ?
— Qui dit que je suis le fils du domestique Tulipe ? Julien est-il un Magloire ? Ce Roger Russel que ses collègues surnomment Rog Ru… Et d’autres Gor Ur… Tu n’as jamais entendu parler du Gorille Urinant ? Il y a aussi le genre Han Ryner. Et pourquoi ne pas porter comme son nom civil celui de nos propres personnages ? Tour à tour. Au fil des chapitres. Jusqu’à… Jusqu’à la fin. Qu’est-ce que c’est… ? »
Je désignais d’un doigt tremblant le contenu de sa poche et non pas sa dentelle. Elle souleva la jupe. Sans culotte, elle devenait encore plus désirable. Mais à condition d’abstraire ce qu’elle dressait à mon avis malgré elle, car son esprit était ailleurs. Je pâlis.
« Maintenant que tu as vu, dit-elle en camouflant ce que je n’avais pas assimilé, si nous parlions de ce que tu peux faire pour moi…
— Mais… Mais je t’ai enculée… ! Comme tu me l’as demandé. Il faisait noir. Nous ferions bien de nous hâter sinon ils vont se demander ce qui nous est arrivé. Tu connais le comte…
— Mieux que tu crois…
— Ah bon… ? Une clope… ?
— (scratching a match in the dark) L’eau entre dans le pavillon en cas de crue… Tu ne le sais pas parce que tu n’es pas la préposée au nettoyage… Un travail éreintant, je te le dis ! Une fois par an. On peut rester coincé ici pendant plusieurs jours. Mais il y a de quoi se nourrir. Et même se chauffer. Si l’eau entre, on monte dans la mezzanine… »
Elle montra l’échelle de meunier, beau bois de pin d’un autre temps. Elle ne débandait pas. Ou j’avais halluciné. Fantasmé peut-être. J’enfilai mon falze en vitesse, debout sur le canapé, comme si l’eau était déjà en train de noyer les tapis. Où était passée ma chemise ? Elle en lissait les plis dorsaux, disant qu’elle n’avait vu ça que dans l’armée. D’où ou de qui tenais-je cette manie du fer à repasser ? Elle ne me voyait pas en arpenteur du désert au service de l’industrie nucléaire. Cigarette au bec, parlant avec application, mélange peut-être savant de dactyles et d’anapestes. Ou bien s’agissait-il seulement de l’intonation propre à la domesticité qui n’a pas les moyens mentaux de s’en défaire même en vacances au bout du monde.
« Filons ! lançai-je en saisissant la poignée de la porte.
— Nous ne rencontrerons personne dehors avec ce temps…
— Mais nous les cherchions… ! Pas plus tard que tout à l’heure…
— Je n’ai aucune idée de l’heure… L’horloge est foutue depuis longtemps… L’interne comme celle-là… J’ai choppé ça dès la première page… Tu dois savoir de quoi je parle, non… ?
— Nous en parlerons, je te le promets. Mais plus tard… Je viendrais dans ta chambre. Tous les soirs si tu veux.
— Et Hélène ?
— Mais je ne couche pas avec elle ! C’est Julien qui imagine. Et encore, poussé par ce Roger Russel qui manipule son flic parce que lui aussi écrit un roman, figure-toi ! Tout le monde écrit ! On va finir en Babel si personne n’agit autrement ! Partons ! »
Ma foi, disant cela je rebandais ! Et avec envie d’en finir encore ! Et que ça recommence. Ici ou ailleurs. Mais toujours maintenant ! Rien bu. Rien dans les poches. Elle craqua une autre allumette. Cette fois maniant la pipe. Couchée dans les coussins du canapé.
« Vas-y, toi, si ça te chante. Moi, je reste. J’ai à faire… Même seule.
— Mais l’eau… !
— Mezzanine…
— Le comte…
— Hélène…
— Qu’est-ce que je leur dis… ?
— Que tu m’as tuée, Alfred ! »
Le vent frappait à la porte que je tenais par la poignée. Curieuse sensation de s’extraire des apparences pour prendre le chemin du rêve par l’intermédiaire de la poésie. Voilà à quoi me condamne mon enfance. Au lieu d’être poursuivi et de ne pas trouver la force de courir, je marche tout droit vers ce qui n’a aucune chance d’exister, mais qui compte. Appelons ça de la poésie. Et n’en parlons plus. Je ne pouvais pas la laisser seule à la merci d’une crue qui promettait le pire. Ni risquer de me noyer avec elle malgré la mezzanine. Elle y monta. Puis se pencha. C’était là qu’elle conservait son manuscrit. Bon Dieu ! Encore une histoire d’écrivain ! Je ne m’en sortirai jamais ! Le paquet de feuillets soigneusement reliés ne me parut pas bien épais. Mais je me méfiais de ces écrivains aux pattes de mouche. J’en avais croisé quelques-uns de moins équivoques. J’avais le vertige, comme James Stewart dans son B24. Madeleine savait que j’avais quelque chose à me reprocher. Elle allait se servir de ce détail existentiel pour me contraindre à lire son roman. Et pourquoi pas à le proposer à mes mentors impatients et frustrés. Comment espérer d’elle autre chose qu’un produit de régurgitation ? J’avais besoin d’un monde peuplé d’animaux utilitaires mais pas forcément domestiques. Et j’étais en panne dans une crique où le coquillage ne fait pas mieux que de ressembler à un coquillage. Je n’ouvris pas la porte. Le vent ragea.
« Nous allons y passer la journée, Mado… Et l’eau entrera. Ensuite la nuit, sans feu dans la cheminée noyée et le toit aux tuiles arrachées une à une… C’est ce que tu me souhaites… ?
— Je n’ai jamais souhaité de mal à personne… Peux-tu en dire autant, Fredo… ? »
La vache ! Elle me tenait. Mais je voulais en savoir plus. Il y avait tellement de choses à savoir dans ces lieux que j’habitais en étranger malgré la filiation. Que savait-elle de ma mère ? Ses aventures en pleine mer. Cette quantité astronomique de fuel rien que pour elle. Les verres, les draps, les pourboires, les visiteurs inconnus, à table ou sur le pont, le vent revenant à la même heure, sans trace de roman, à peine possible la chronique, rien à en tirer de fabuleux ni d’éthique. J’avais vécu non pas la page blanche, mais son encrage sans mesure, ni épanchement ni croissance, noyade. Allait-elle se mettre à pleurer elle aussi ? Sel des larmes cristallisées, les lèvres s’y alcoolisant.
« Nous rentrerons avant midi, je te le promets…
— Mais comment peux-tu promettre une chose que la météo a déjà contredit ? Il faut rentrer. Sinon… heu… nous ne rentrerons pas…
— Le zouave dit le contraire… Tu l’as constaté comme moi.
— Je n’ai vu aucun zouave ! Vos rites ruraux me sont… étrangers ! J’ai connu la mer !
— J’en parle dans mon roman…
— Mais tu ne l’as jamais rencontrée ! Pas allée jusqu’à la côte… Pas vu les voiles s’éloigner ou revenir. Ah ! Tu ne sais rien de la chair des coquillages !
— Idiot ! »
Je montai. Cette verticalité n’avait rien à voir avec ce que je savais de l’environnement des navigations planifiées par ma mère. Une échelle de bouseux assez argenté pour s’adonner à la chasse aux animaux sans parenté avec la sauvagerie des lointains promis par la nostalgie des colonisations. Une lionne empaillée jouxtait une cheminée jamais utilisée. J’avais moi-même constaté que le conduit était bouché… sur le conseil d’un spécialiste de l’isolation thermique.
« Tais-toi et faisons l’amour…
— Mais ton manuscrit… là… ?
— Oublions-le… Tu veux que je t’encule… ?
— Avec quoi, Mado ! Les artifices ne sont pas mon fort…
— Mais ce n’en est pas un… »
Vous connaissez la suite.
La question des manuscrits se posait. Il y eut une malle. Et un disque dur avec ses clés. Hélène se chargea de l’inventaire. Julien avait procédé à un classement strict et même ébauché son « arbre » : un tronc commun, des racines dessous (occultes), des branches avec ramifications et des feuilles (de chêne) sur lesquelles étaient gravés les titres, sous-titres et chapitres aussi nombreux que les abeilles de la ruche. L’inhumation fut chrétienne et même catholique, alors que Julien se présentait à son Seigneur en amateur de puretés d’ailleurs diversement appréciées si on en jugeait (vite) à ce qu’il laissait de projets de préfaces, d’avertissements et d’introductions. Hélène, qui ne couchait plus avec lui depuis longtemps (ne pas en déduire qu’elle partageait mon lit ou que je m’introduisais secrètement dans le sien), fit déménager le lit maudit qui avait contenu les corps des deux amants et installa à la place un énorme bureau rustique ou massif selon l’idiosyncrasie de chacun. La chambre donnait sur un balcon et celui-ci sur un jardin dont les floraisons étaient entretenues par Madeleine. C’est dans la cabane à outils que je l’enculais soulevant la jupette noire aux plis impeccables. À l’heure de la messe ou de la promenade digestive et familiale qui réunissait le comte, sa fille et son petit-fils, quelquefois un ami de la famille que j’étais censé amuser de mes pitreries littéraires à ossature philosophique. Dans ces cas, pas d’enculade, car j’étais de la partie, traînant la patte en compagnie de l’invité, les oreilles du comte tendant à se rapprocher en toute discrétion. Bref, Hélène aménagea l’ancienne chambre de Julien en laboratoire de recherche. Mes consultations s’ajoutaient aux services divers rendu à la communauté en paiement discret du loyer. Comme je couchais au rez-de-chaussée pour cause d’acrophobie, j’empruntais l’escalier des boniches pour monter à l’étage où circulait la chercheuse en raisons de penser que Julien avait du talent, voire du génie. Elle avait en effet annexé plusieurs autres pièces, dont le petit salon égyptien que le comte avait offert à la comtesse suite à une excursion dans les hauteurs enneigées des Pyrénées. Réduit tout en couleurs qu’il m’arrivait de fréquenter du vivant de la châtelaine en titre, mais qui demeurait clos depuis qu’elle avait laissé le champ libre à son maître des lieux. Cette fois, la porte en étant ouverte, et le plancher du couloir couvert de paille, j’y jetai un œil pour constater les dégâts. Et en effet, le mobilier égyptien avait laissé la place à des meubles utilitaires choisis dans un catalogue spécialisé en matière de bureau et d’activités fonctionnelles. Hélène, en salopette bleue, dirigeait les travaux de dépoussiérage exécutés par une Madeleine en nage. J’ouvris la fenêtre, à peine entré, ce qui provoqua simultanément cris et envol de paille et de poussière. L’incident clos en même temps que les battants aux vitres sales, je vis Hélène, bavarde et inutile, s’employer à faire pivoter un fauteuil aux accoudoirs molletonnés. Elle m’invitait à y occuper la fonction symbolique qu’elle avait elle-même définie pour m’occuper à ses travaux plutôt que de perdre mon temps à creuser des trous dans le gazon pour y cacher mes os. La surface du bureau, de verre fumé à souhait, retenait un sous-main sans taches et divers objets destinés à accompagner l’écriture pour lui interdire toute sortie des rails. Une lampe s’alluma, inondant le papier encore vierge. Elle posa ses petites fesses entre une statue de Sappho aux abois et un plumier aux armes des Surgères.
« Qu’en penses-tu ? » dit-elle.
Le plumeau de Madeleine, contrairement au précepte rembrandien, balayait le vernis d’un paysage ancien.
« Mais, protestai-je, je n’ai pas besoin de ça…
— Mais ce n’est pas pour toi ! »
Madeleine toussa. Elle avait l’excuse de la poussière.
« Aïe ! gloussai-je. De qui s’agit-il… ?
— Mais de monsieur Russel, voyons ! »
Le plumeau passa dans le ciel obscurci par la vieillesse de son vernis.
« Roger va travailler ici ? Mais enfin… Tu ne sais même pas de quoi il est capable…
— Dans son dernier roman, un écrivain inédit, et donc malheureux, assassine un autre écrivain assez imbu de sa personne pour ne rien publier malgré les mains tendues par l’intelligentsia parisienne… Ça ne te dit rien… ?
— Mais Julien ne m’a pas tué !
— Il l’aurait fait si Alice ne s’était pas chargée de lui clore le bec définitivement, te sauvant ainsi pour te permettre de continuer à écrire et de fermer l’œil à l’approche de la nuit…
— Alice a tué Julien… ? Première nouvelle… Je n’ai rien lu de tel dans la Presse… Panglas a-t-il mené l’enquête ? Dans ce cas…
— Tu devrais publier ce que tu écris. Et tourner le dos à tes bouquins pour regarder où tu mets les pieds avant d’écrire le prochain…
— Merci du conseil. Mais je ne comprends pas… Frank Chercos sera de la partie… ?
— Papa apprécie beaucoup sa compagnie. Mais il est retenu par ses obligations professionnelles. Il nous rendra visite… Je crois d’ailleurs savoir que monsieur Russel ne peut pas se passer de lui…
— Nom de Dieu ! Tu as ouvert ma porte ! »
Clés cliquetant dans poche tablier Madeleine. Le plumeau visitait un linteau de marbre noir. Dos blanc et gras des avant-bras nus.
« Ne dis pas de sottises, Alfred ! Je n’ai pas la clé… Ni Madeleine non plus puisque tu as fait changer la serrure avec l’autorisation de papa. »
Chenets grinçant dans l’âtre. L’odeur de la cendre me harcelait.
« J’espère que cet endroit conviendra à son inspiration, dit Hélène.
— Mais le petit salon é…
— Vieilleries héritées d’un passé qui ne m’appartient pas, Alfred. Pas plus qu’à toi.
— Mais papa…
— Il s’en remet à mon jugement, Alfred. »
Les petits souliers vernis de Madeleine pivotent sur leurs talons. Hélène tique et vise la marque laissée par le cuir.
« Bien, bien ! fait Hélène. Tout est parfait. Julien eût aimé ça ! Pas vrai, Alfred ?
— La perfection n’était pas son fort… À force de rechercher la pureté des choses et des êtres, on finit par en perdre le fil. Où donc couchera sieur Russel… ?
— Je te prie de le recevoir avec amitié…
— Amitié ? Mais je ne l’aime pas à ce point ! Je serai poli…
— Entre écrivains…
— Mais il n’écrit pas ! C’est Chercos qui…
— Personne ne te croira, mon ami. Garde-toi bien d’en parler.
— Pas même avec toi… ?
— Je ne suis pas ta lectrice…
— Je n’en ai pas !
— Permets-moi d’en douter… »
Quel malheur ! Roger Russel de retour. Gor Ur ! Le dieu que vous aimerez haïr, disait la manchette rouge. Petit succès de librairie. Un écrivain raté assassine un écrivain réussi. Une suite s’imposait, car que devenait alors l’héritage littéraire de l’écrivain mort ? Et à quoi l’assassin consacrait-il ses heures de captivité ? À moins que le romancier eût imaginé une fuite en Amérique, comme dans Dostoïevski. Et un troisième tome pour le retour. Avec des souvenirs d’Amérique, la terre des Ingénieurs. Ingenioso. L’ingénie du personnage qui meurt à la dernière page. Est-ce ainsi qu’on crée le mythe ? Ou que soi-même, en tant qu’auteur, on participe à l’effort de mythomanie né avec le premier souffle de vie ou d’existence (j’hésite à me prononcer sur ce point) ?
Je redescendis, étreignant la main-courante. Lenteur de la descente. Le regard vague. En bas, une baie vitrée aux vitres étincelantes, plein Est. J’avais déjà compté les carreaux, par multiplication. Depuis longtemps. Madeleine me dépassa. Je saisis la ceinture nouée dans son dos au-dessus de ses fesses magnifiques. Elle s’arrêta sans se retourner. Qu’est-ce que Roger Russel lui devait ? Frank Chercos l’avait-il emberlificotée dans le cadre d’une garde à vue privée ? À quelle promesse s’était-elle abouchée ? Écrivez pour empêcher les autres d’écrire… Tu parles !
« Pas maintenant, dit-elle. Madame veut que tout soit prêt avant midi…
— Il sera là pour le repas… ? Ça me coupe…
— Je n’y suis pour rien…
— Je n’ai pas dit ça…
— Tes yeux, pourtant… »
La haine ? Ma mère évoquait souvent cet étrange sentiment d’appartenir à l’Enfer. Quelque part en suspension sur le balconnet d’une façade démesurée avec vue sur Venise ou quelque île légendaire dont la plage ou le port inspiraient ses coups de crayons maladroits. Elle donnait à admirer ces esquisses à des flatteurs pendant que je traversais le flot ravageur des raisons de regarder au lieu de toucher. Qu’est-ce qui me retenait d’exhiber cette érection ?
« Où donc est passé le petit salon égyptien… ? Alice a-t-elle vraiment tuée Julien… ? Comment un cadavre peut-il… ? Oh ! Oui, je vois… Cette révélation m’a scié…
— Raison pour laquelle tu refuses de publier… d’après Roger Russel… heu… dans son roman où Julien… Je me demande bien pourquoi… Dans le roman, madame ne paraît pas. Il n’est question que d’Alice. Je crois que cette absence la travaille… Elle veut savoir pourquoi… Est-il possible que tu n’aies jamais couché avec elle ? Y a-t-elle pensé elle-même ? Monsieur le comte te verrait bien dans la peau de son nouveau gendre… Un écrivain qui promet… mais n’est-ce pas le cas de Roger Russel qui, lui, publie… ? Un avantage certain sur ton silence… Tu te méfies déjà… La haine…
— Ce sera le titre de ton prochain roman, peut-être… ? Le premier n’est pas encore publié…
— Tu m’en donneras des nouvelles le moment venu… Je compte sur toi, allez ! »
Rien sur le petit salon égyptien qui devait bien se trouver quelque part. Elle fila et disparut. Le comte vint à ma rencontre, guilleret, cigare au bec comme il convient à un père qui se voit déjà en ordonnateur du veuvage de sa fille, mais sans moi désormais. Avait-il lu le roman de Roger Russel ? Qui d’autre aurait pu lui communiquer ce ricanement incessant en ma présence ?
« Vous êtes informé, à ce que je vois, dit-il sans mettre la main à la poche pour en extraire un cigare destiné à m’amadouer en prévision d’une complication à venir.
— Je ne sais rien de la destination du petit salon é…
— Une idée d’Hélène… C’est à elle d’en avoir maintenant… Les temps changent, mon vieux ! Il faut vieillir avec lui, sinon on ne sait plus qui est qui ni où on habite. Vous avez lu le roman de Roger Russel… ?
— M’en conseillez-vous la lecture… ? Me concerne-t-elle autant qu’on dit ?
— Je ne sais pas qui le dit, mais ce duel n’a pas encore eu lieu… Si Julien ne vous a pas tué dans la réalité comme il le fait si bien dans la fiction russelienne, ce pauvre Roger doit bien se douter qu’il est déjà votre cible. Et je sais que vous savez tirer ! Je vous ai vu à l’œuvre, faute de vous avoir lu, ce qui ne me distingue pas d’ailleurs. Ainsi, Alice…
— Invention ! Je m’insurge ! Mais il ne m’appartient pas de rétablir les faits.
— Il y eut des faits… ? Tout ceci est donc… vrai… ?
— Qu’allez-vous imaginer ! Ni Alice ni personne d’autre !
— Madeleine pourtant… Vous vous cachez bien mal tous les deux… Mais c’est votre affaire, pas la mienne.
— Si vous voulez… »
Je suivis dans l’allée les traces de paille et de copeau. Je ne fus pas long à apercevoir les caisses de bois blancs que j’avais entendu clouer. L’une d’elle contenait un guéridon damasquiné. J’avais offert ce récit à la comtesse. Ne l’avait-elle pas emporté dans la mort au milieu de l’Adriatique ? Si ce stupide Julien n’avait pas confondu une perruque avec la véritable tignasse de la comtesse, nous n’en serions pas là ! Un valet rien moins que stylé en assurait la garde (du Guéridon Damasquiné : toute une histoire dont j’étais l’auteur inspiré), à moins qu’il ne profitât d’un rayon de soleil, rare à cette époque de l’année, pour fumer une cigarette en attendant les ordres, pas inquiet ni pressé le valet, me regardant arriver sur lui comme s’il était en mesure de me renseigner, sans doute à propos de ces caisses qui partaient pour un musée. Lequel ? Il n’en savait rien. Non, pas en Égypte. Il ne savait même pas que ce salon fût de style égyptien, ce qui jurait avec le sien, genre raideur en noir et blanc toujours prête à s’esquiver dans les coins obscurs si le soleil ne lui faisait pas de l’œil. Il s’interposait, le larbin !
« J’en eus l’usage du temps de madame, dis-je comme si je composais un vers à caser dans une tragédie de mon invention. Mais je ne reconnais pas ces pièces pourtant si familières en ce temps-là…
— Une fois en caisse, on change, dit-il sans rire.
— Voyez-vous un damasquinage… ? De Syrie, et non pas d’Égypte. Cette seule intrusion, due à l’ignorance de monsieur, m’a inspiré le récit du même nom…
— Mais monsieur ne publie pas… heu… si je ne m’abuse… ?
— Vous êtes bien renseigné. Tout le monde est renseigné ici. Je ne savais même pas que ce petit salon égyptien à l’intrus venu de Damas eût une destination aussi poussiéreuse que le musée. Mais votre info n’en contient pas le nom…
— Comme vous dites, monsieur… Je ne sais pas trop de quoi vous parlez… Mais si je peux vous être utile…
— Non point ! (j’avais du style moi aussi pour l’occasion – un point à la place du pas – comme c’est poétiquement envisagé !) J’aurais bien aimé revoir ce guéridon… Cet intrus… Nos madeleines… car nous nous en tenions à de françaises collations sur le coup de quatre heures… N’y étiez-vous point… ?
— J’y étais, monsieur. Je suis là… Oh ! je dirais depuis toujours, monsieur…
— Le vent colporte ces nouvelles… Elles appartiennent à tout le monde. Et comme vous le savez, le monde n’est pas un mouchoir, sauf s’il s’agit de se vider le nez qu’on a quelquefois en proie à des tiraillements familiaux.
— Le style de monsieur est compliqué… Est-ce la raison pour laquelle il ne publie pas… ?
— Est-ce vous qui me posez la question… ? Ou moi qui donne la parole à une marionnette de mon invention… ? À quelle heure le camion… ?
— Incessamment, monsieur… (il consulte sa montre au poignet / bouton de manchette en émail vert / bracelet de cuir noir plissé) Mais je ne sais rien de plus…
— Pas le temps d’ouvrir… Demander au comte de me céder la propriété du guéridon. Ne m’appartient-il pas au moins un peu ? Il me posera des questions et je n’y répondrais pas. Ai-je publié ce récit ?
— Je suppose que non, monsieur… Monsieur a sa réputation…
— Quelle idée d’avoir cloué ces planches ! Un pied de biche, je n’en ai pas sur moi ! Mais vous ne me laisseriez pas faire, n’est-ce pas… ?
— Je ne conseille pas à monsieur…
— Au poids… Voyons si je reconnais le contenu au poids… Han !
— Monsieur va se blesser… Sa fragilité dorsale est bien connue…
— Comment savez-vous ça… ? Madeleine ?
— Monsieur !
— Elle ne sait pas tenir sa langue… Et elle me demande de lui rendre service !
— Hi ! Hi !
— Je la lui tiendrais la prochaine fois… Cette caisse me paraît assez légère pour contenir mon guéridon… Surgères ! J’ai à vous parler ! Vous, ne laissez rien partir avant qu’une décision soit prise au sujet du guéridon. J’expliquerai au comte que cet objet n’est pas égyptien et que par conséquent l’ensemble de nature égyptienne peut s’en passer sans violer la mémoire. Je suppose qu’il s’agit de mémoire. Qui dit musée, dit mémoire. N’êtes-vous pas d’accord avec moi sur ce pas… heu… sur ce point ? J’ignore de quelle mémoire il s’agit… Certainement pas de celle qui suscita ce cadeau en un temps de jeunesse pas encore assumée… Quelque visiteur plus cultivé que les autres remarquera-t-il l’incongruité provoquée par ce guéridon syrien qui n’attire l’œil que par son damasquinage savant et artistique à la fois (ce qui n’est pas un mince exploit) ? Même ce souvenir passera inaperçu… Mémoire abolie par l’introduction au Musée. Il est encore temps de pallier ce défaut ! À moi, comte ! Deux mots ! Ce guéridon…
(le comte interloqué)
— Et bien quoi, ce guéridon… ? De quel guéridon est-il question ? Je ne vois que des caisses d’emballage… Le camion est-il annoncé… ?
— J’ai mon portable dans ma poche, monsieur… J’ai donné mon numéro comme vous me l’avez demandé.
— Parfait ! Mais que prétendez-vous, Alfred… ?
— Le Guéridon Damasquiné est le titre d’un de mes récits…
— Que personne n’a lu, je sais !
— La comtesse l’a lu…
— Gisèle a lu un de vos bouquins… ? J’en apprends…
— Ce récit me fut inspiré par ce guéridon syrien… lequel dénotait dans cet environnement égyptien…
— Mais il ne fut pas introduit par moi…
(le sang me monte à la tête)
— Par qui donc ? Je m’étonne…
— Vous aimeriez bien connaître le nom de cet intrus, n’est-ce pas ? Il ne figure pas dans votre récit. La comtesse a dû bien se marrer ! Elle qui ne lisait que du véridique. Et judiciairement apprécié. Si vous vous êtes fourré le doigt dans l’œil chaque fois que vous avez pondu un ouvrage, la postérité vous a déjà tourné le dos. Je comprends mieux vos hésitations…
— Mais je n’hésite pas, voyons ! Arrrhg ! Si vous êtes aussi gentleman qu’on le dit, cédez-moi ce guéridon et n’en parlons plus…
— Il est emballé ?
— Certes oui !
— Dans une de ces caisses… ?
— Tu l’as dit !
— Mais laquelle ?
— Je pensais que vous étiez l’auteur du code qui figure sur chacune d’elle…
— Pas le moins du monde…
— Ou Hélène… Il s’agit d’Hélène, n’est-ce pas ?
— Renseignez-vous auprès d’elle, mon vieux…
— J’aurais dû y penser avant de vous remettre en mémoire ces mauvais souvenirs…
— Mais vous n’y avez pas pensé… Hélène… Voyez avec elle. Elle vous demandera des explications. Elle voudra lire Le Guéridon Damasquiné. Vous la connaissez… Elle conditionnera l’octroi du don… Vous allez tomber dans ses griffes, Alfred. Mais j’ai d’autres projets pour elle.
— Roger Russel sera-t-il là avant le camion du Musée… ? »
Je n’attendis pas la réponse à cette question tombée de mes lèvres sans la participation de ma langue. Je courus au premier où Hélène rangeait des dossiers livrés la veille, appris-je. Roger Russel avait procédé à ces expéditions préventives. On avait pris soin de ne pas me tenir au courant. Il n’y avait pas d’amour dans ses yeux. Ni pour lui ni pour moi. À ma connaissance, elle n’aimait que son fils, le nabot. Même le comte était privé de son cœur. On ne pouvait en observer les rigueurs qu’en présence du nabot. Aucune autre complaisance en vue. Mais le repas approchait. Je m’emploierais, entre deux coups de fourchette, à observer ce cœur dans la transparence de son corsage. Vile activité, mais en dehors de mes efforts cognitifs, j’étais plutôt mollasse. Autant mettre à profit cette fragilité mentale pour en savoir plus sur le destin d’Hélène qui ne croisait plus le mien dans la même perspective. Je lui expliquai pour le guéridon. L’intrusion. Je mentis : le comte avait confondu l’Égypte et la Syrie. Elle me crut et me donna le code. Je me précipitai dehors. Il fallut vider le camion car le chauffeur avait embarqué la caisse contenant le guéridon avant les autres. J’aidai à la manœuvre. J’avais ma caisse et le comte était satisfait. Il offrit des cigares à tout le monde, même à l’apprenti à peine pubère qui accompagnait le chauffeur.
« Ah ! Si j’avais pas eu le gosse avec moi, je l’aurais embarqué…
— Il trouvera un taxi, dis-je comme si cette information me procurait du plaisir, morale qu’elle était.
— Il n’arrivera pas avant midi, continua le chauffeur. Un monde fou !
— Mais ce n’est pas la Saison… !
— Le procès, monsieur le comte ! Le procès ! Un homme-femme, ça attire du monde de nos jours…
— Mais Julien ne l’a pas tuée ! C’est plutôt elle qui…
— Nous parlons de choses que nous ne connaissons pas en profondeur. S’il est encore à la gare, je consens à le conduire jusqu’ici… Mais à la condition que vous donniez un coup de fil au patron, monsieur le comte…
— Comme si c’était déjà fait ! »
Pendant que le cul de Madeleine se dandinait au ras du sol à l’œuvre des débris de paille, des clous tordus, des morceaux de planches aux échardes encore vivaces, de la poussière de dessous les meubles et autres réjouissances du domestique qui ne fera rien d’autre de sa vie, Hélène enguirlandait son fiston, elle assise pour tenir la tête à la hauteur de celle du nabot qui, juché sur des babouches tachées de diverses semences, exposait les arguments susceptibles de finalement emporter sinon la conviction du moins l’assentiment de sa malheureuse génitrice. Cela se passait dans ce qui avait été le petit salon égyptien maintenant débarrassé des ambiguïtés de son passé tandis que la domestique, mains et genoux à terre, s’éloignait vers la porte Nord en poussant seau, brosse, chiffon et manches patinés devant elle. J’étais assis sur un radiateur, point d’observation encore tiède au printemps, la queue mollement insérée entre deux éléments et le regard errant entre les produits printanier de la fenêtre et les rotondités que Madeleine exerçait à l’effort nécessaire et contractuel qui la retenait dans ces lieux. La voix d’Hélène interrompait des figures rhétoriques d’un autre temps, douce mais obstinée, comme elle savait être. Il y avait longtemps que le comte ne se mêlait plus des affaires familiales, tout occupé qu’il était à achever son existence en chasseur, joueur, amant et fidèle aux principes hérités à la fois de l’histoire familiale et des nouveaux concepts parlementaires. Le camion transportant le petit salon égyptien mis en caisse s’éloignait sans bruit, soulevant à peine la poussière de l’allée, personne n’y prêtant la moindre attention. La caisse contenant ce qui était devenu (si j’avais bien compris) mon guéridon damasquiné (le vrai, pas ce que j’en avais écrit en un temps où le cul de la comtesse s’occupait de mon nez) trônait sur la terrasse, sans surveillance ni pluie, dans l’attente que les muscles d’un domestique se chargent de la transporter dans ma chambrette du rez-de-chaussée.
« Mais nous le connaissons peine ! s’écriait gentiment Hélène en mère soucieuse du bien-être de son enfant.
— Papa l’a bien connu et il n’en disait que du bien !
— Papa n’est plus là pour s’expliquer… Il disait souvent le contraire de ce qu’il pensait…
— Pas à propos de ses amis, maman !
— Mais monsieur Phile n’a jamais été notre ami ! »
Il faut dire que Pedro Phile avait pris la poudre d’escampette avant l’enterrement de Julien, en compagnie de ses nains dont la lilliputienne qui avait inspiré à notre nabot des masturbations sans joie mais avec une telle passion que même le comte s’en était inquiété. Les babouches marrakchies en témoignaient, car le nabot familial se caressait debout et chaussé pour ne pas se refroidir par le bas. La troupe s’était éclipsée à l’aube, sans prévenir, emportant quelques souvenirs et sans promettre de revenir dès que leurs occupations le leur permettraient. La belle, surnommé Chiquita par référence à celui qui s’était affublé du sobriquet de Chico Chica et qui n’était pas son frère, interprétait le rôle d’Hercule Poirot dans des saynètes composées par Pedro Phile lui-même. Sa moustache, fameuse dans les meilleurs bastringues, agitait des lèvres que son talent de ventriloque dotait d’une formidable facilité à résoudre les énigmes les plus hardies. On avait beaucoup ri au château ; la représentation était offerte en paiement de l’hospitalité ; celle-ci avait duré plus longtemps que prévu par les usages ; des liens affectifs avaient eu le temps de s’imposer entre les acteurs et les spectateurs ; et Quentin, notre homoncule, passait beaucoup de temps à effacer les traces de la passion que lui inspirait Chiquita. Il était temps, comme disait le comte si la conversation revenait sur le sujet, que ça s’arrête et Pedro Phile et ses Crapoussins avaient profité d’une aube naissante pour se remettre en route. La domesticité avait constaté quelques disparitions, mais rien n’avait été touché dans le petit salon égyptien. Une chance ! Mais je croyais que Pedro Phile en ignorait l’existence. En quoi je me trompais…
« Vous êtes toujours à côté de la plaque, Alfred, dit le comte (nous partagions des pensées diverses à l’ombre du Grand Chêne que saint Louis avait planté de ses vœux). Phile n’est pas un inconnu pour moi. Et il était bien connu de la comtesse. Il l’avait entraînée dans une affaire bien gênante… À cette époque, et de loin, j’avais pris ces nains pour des enfants. Certains d’entre eux l’étaient, d’autres pas, dont les trois qui nous ont fait l’honneur de nous divertir pour se dégager de toute dette à mon égard. Et particulièrement de ladite Chiquita qui tient son talent d’une lignée bogomile. Ne vous a-t-elle rien proposé… ?
— J’ai applaudi comme tout le monde… heu… je crois…
— Elle devait tout savoir de votre lésine… De qui tenait-elle cette information… d’après vous… ?
— Je sais être généreux si le temps s’y prête…
— Gisèle avait la langue bien pendue… Le temps qu’elle a passé en compagnie de ces… artistes… elle l’a mis a profit pour pincer la chanterelle… si vous voyez ce que je veux dire… Ce que vous appelez un « guéridon damasquiné » et qui n’est en vérité qu’une table de style fassi… a été offert à la comtesse par cet arbitre des Élégances… Vous trouverez les mêmes dans n’importe quelle villa turística andalouse… Cependant, le salon est bien originaire d’Égypte où je l’ai reçu des mains (et du cœur) d’un ami avec qui je partageais la passion du commerce…
— Peu importe la… vérité… après tout. Mon Guéridon Damasquiné a bel et bien été lu par Gisèle…
— Elle a dû bien se marrer, la garce ! Telle que je la connais encore… (offrant le cigare pour se faire pardonner cette atroce désillusion amoureuse) Je regrette de vous inviter à revenir sur le plancher des vaches, Alfred. Je sais que le rêve n’a pas de prix…
— Comme vous dites… Quentin prétend maintenant s’adonner aux arts du cirque. Je l’ai vu faire des cabrioles sur le gazon de derrière, à l’abri des regards, croyait-il… Mais la domesticité est aussi un folklore… Hélène est furieuse, mais n’en laisse rien paraître. Elle n’a aucun moyen de le retenir. Il a déjà réservé une place dans le TGV en partance pour le Paradis, finale heureux de ce qu’on a longtemps pris pour une tragédie et qui n’est donc qu’une comédie comme on en conçoit quand le meurtre n’est plus un des beaux-arts.
— Il a surtout les couilles en ordre de bataille… Nous autres les Surgères…
— Il ne quitte plus ses babouches… Je me demande s’il les emportera… Ou si quelque domestique les jettera à la poubelle avec les autres débris résultant des changements qu’Hélène fait subir à notre… château depuis que vous avez démissionné, mon cher Surgères…
— Quel projet ruminait-elle à propos de son fils ? À quoi le destinait-elle ? Notre ami Roger Russel finira par le savoir. Qu’en pensez-vous… ?
— Grrrrr ! »
Je descendis parmi les domestiques. Sous-sol à demi, les vasistas éclairent une allée de goudron crevassée, pissenlits et plantains, un tuyau d’arrosage court le long de la bordure de brique rouge. Je m’accroupis, reluque trois têtes au travail d’un évier, les manches retroussées, un écran anime une table couverte de victuailles et le valet du comte, la tête dans une main et l’autre à la souris, joue à se faire peur, choc des aciers échantillonnés, rire d’une petite fille qui sautille en tapant des mains, le fumet d’une marmite remonte l’escalier sous les narines du chien qui menace mes mollets étrangers. Rare que je me risque là, dépendant du pouvoir de dressage d’un valet qui en sait plus que moi, mais je m’agite pour déclouer des planches imaginaires, éparpillant la paille et le polystyrène. C’est fou ce qu’ils comprennent vite. Éducation toujours bien trempée. Amorphe ou cristallin, le larbin. Forge du temps passé à structurer la société pour que les flux s’équilibrent. Il gravit l’escalier comme vers l’autel, mains jointes sur le devant, puis les sépare et ajuste le gilet, pinçant des lèvres récemment humectées portant la trace jaune d’un mégot cueilli dans le cendrier, le chien à ses pieds grognant mais tenu en respect.
« Monsieur a besoin de mes services… ? De quoi s’agit-il… ?
— Rien moins que de cette maudite caisse dont les clous ont été si bien plantés que je n’en trouve pas les têtes…
— Ce sont des agrafes, monsieur… Il faut un pied-de-biche pour ouvrir… Vous souhaitez peut-être conserver la caisse aussi intacte que possible… ?
— J’ai surtout peur d’esquinter le contenu auquel je tiens… même s’il s’agit d’un bibelot andalou…
— Le Guéridon Damasquiné… ?
— (sursautant) Vous l’avez lu ?
— Madame nous en faisait lecture… ici-même (se tournant vers l’alignement des vasistas).
— Ça alors ! »
Que dire d’autre ? Surtout à un domestique qui vient de vous apprendre que votre maîtresse secrète n’avait pas de secret pour lui. Encore qu’il désignât la domesticité et non lui-même seulement. Elle descendait aux cuisines pour les entretenir de mon Guéridon Damasquiné ! Ils en savaient donc plus que moi-même ! Je comprenais soudain leur comportement à mon égard : sympas, pas distants, serviables avec gentillesse. Ils aimaient la comtesse. Le valet avait déjà un pied-de-biche dans la main. Je venais de passer ce temps en compagnie du chien. Il me trouvait sympa lui aussi maintenant que je savais. Mais quelle facette de la réalité en jeu lui appartenait ? Nous bifurquâmes comme un seul homme à l’angle de pierre percé d’une poterne murée de briques moussues. Le valet marchait devant, suivi de son chien. Le comte nous héla de sa fenêtre, singeant un déclouage difficultueux. Les épaules du valet étaient secouées par un rire étouffé. Le chien, attentif au moindre détail modifiant les comportements, tourna sa tête grise et bouclée vers moi sans cesser de trottiner derrière son maître. Pas fichu de reconnaître un agrafage. Ayant déjà écrit quelque chose de banal à propos de ces clous, histoire de lancer la machine à raconter, le clou comme incipit. Le valet tint la porte, le temps pour moi de me traîner jusqu’à elle. Le chien se coucha à l’entrée, profitant d’un angle pour se pelotonner. Nous montâmes.
Le guéridon une fois extrait de sa gangue, la caisse secouée et brossée à l’intérieur comme à l’extérieur par les soins du valet, les débris de paille emportés dans un sac noué par moi-même, et le valet redescendu jusqu’à son chien (je ne le vis pas en effet reprendre l’allée conduisant aux cuisines), je me retrouvai seul avec cet objet ayant appartenu à un ensemble que Pedro Phile avait dénaturé par cette introduction. J’essayai de m’imaginer le petit salon égyptien sans son guéridon damasquiné. Perdait-il ainsi le sens que je lui avais trouvé suite à un orgasme plus vaillant que les autres ? Maintenant que je connaissais le début de son histoire, celui-là même qui m’avait manqué depuis des années de fidélité et de plaisir spectaculaire (vu des cuisines), le récit qu’il m’avait inspiré menaçait de changer de sens, voire de camp. J’ouvris le dessus, actionnant l’enchâssement prévu à cet effet et retenant, on l’imagine, ce souffle qui ne demandait qu’à reprendre du service toujours dans la même perspective. Personne à l’horizon. Pas un bruit suspect dans mon dos. J’avais exploré les murs dès le lendemain de mon introduction au château. Le dessus pivota sans grincement. Le manuscrit, plié façon in-octavo, n’avait pas reçu la poussière. Je refermai presque précipitamment. Mais, me vint-il à l’esprit, quelqu’un n’aurait-il pas eu l’idée de lui substituer une imitation, copiant cette apparence de parchemin noué de ruban et de fioritures ajoutées par la comtesse au fur et à mesure des lectures qu’elle pratiquait sans moi, au lit ou à l’office ? Imaginer un seul instant que l’original circulât dans des mains inconnues et sans doute aussi mal intentionnées que mes personnages secondaires. Arrrhg ! Le déclic m’atteignit comme un projectile destiné à m’achever une bonne fois ! Mais on frappa. Je couvris le guéridon de la dentelle que j’avais choisie pour sa ressemblance avec l’originale qui avait été égaré pendant le déménagement. Hélène n’avait aucune idée de ce qui avait bien pu lui arriver. Avait-elle enfin mis la main dessus ? J’ouvris.
« Roger Russel est en route, me dit le comte sans franchir le seuil que j’obstruais. Mais une panne retient le camion au garage. Il arrive en vélo. Le repas est reporté d’une heure. Vous pouvez donc continuer de vous occuper avec votre guéridon.
— Mais je ne m’en occupais pas !
— Vous y tenez en tout cas… Je vois que vous avez retrouvé la dentelle… Hélène était désespérée…
— Ce n’est pas la bonne dentelle…
— Elle y ressemble. Bah ! On retrouvera la bonne si elle n’a pas été emballée avec le reste. À moins que le musée la distingue des autres matériaux de rembourrage. Je me souviens de cette dentelle…
— Au point de la confondre avec celle-ci… qui ne l’imite même pas…
— Vous avez raison, Alfred. Ma vue baisse. Et ma mémoire a besoin de lumière pour guider mes pas dans ces recherches du temps perdu. Une heure au moins en vélo. Si pas plus… »
Le nain passa, sautillant. Avait-il vaincu les réticences de sa mère ? Je courus chez elle. Elle cousait des étiquettes sur du linge. Le trousseau du nain. Elle ne perdait pas de temps. À me donner le vertige. Je m’assis sur l’accoudoir. Elle pleurait, mais sans larmes.
« Il n’est pas doué, dit-elle. Vous l’avez vu faire des cabrioles dans le jardin ? Enfin… essayer de les faire… Il n’y arrivera jamais. Il tient de son père.
— Julien ne savait pas cabrioler… ?
— Ni sauter à pieds joints dans un cerceau. Lever la patte et se toucher le nez tenait de l’impossible. Il craignait pour son crâne. Et ce qu’il y avait dedans. Mais il en était conscient, alors que Quentin ne se connaît pas. Et puis ce Pedro Phile a si mauvaise réputation !
— Il semble que Chiquita occupe la deuxième marche de ce podium… Craignons que Quentin ne se mette dans la tête d’arriver pour le bronze…
— Ne soyez pas méchant, Alfred… (l’aiguille en l’air) Roger (sans Russel, ce qui me tortura l’espace d’une fraction de seconde) sera en retard pour le repas… J’ai prévenu la cuisine.
— Il ne se perdra pas en route…
(aucune réaction visible sur le profil de la belle)
— Quentin ne l’aime pas, je crois. Ne part-il pas pour lui laisser la place ? Mais qu’est-ce qu’il s’imagine, ce pauvre garçon ?
— Vous avez donc cédé. Il s’en va…
— Que voulez-vous qu’on lui fasse faire dans un cirque ?
— Il jouera du tambourin en coulisses…
— Méchant ! Occupez-vous donc plutôt de votre guéridon (rire, peut-être complice, qui sait ?) Je regrette pour la dentelle… Peut-être que le Musée… ?
— N’y comptons pas trop ! L’authenticité de cet objet ne dépend pas d’une dentelle qu’il est difficile de dater… Je suis à l’œuvre d’autres aspects de cette archéologie de l’amour…
— Vous me tiendrez au courant… Roger…
— Le beefsteak sera trop cuit. Le vin trop chambré. Et la fumée redescendue du plafond. Je ne vais pas l’attendre, tiens. Je vais moi aussi aller en vélo. Je le rencontrerai forcément. Je file me restaurer chez Lucienne ! »
C’est ainsi que, posté comme à la chasse, je vis passer Roger Russel sur son vélo d’emprunt. Il n’avait pas changé. Toujours sportivement vêtu. Ou déguisé. Blanches ballerines aux pieds, actionnant vigoureusement le pédalier, la selle grinçant sous ses fesses, il annoncerait en arrivant que ses bagages étaient en cours de livraison, mais que le camion étant en panne, il n’aurait pas de pyjama à se mettre. J’attendis que le bois l’absorbât. Un bavardage de merles le remplaça avantageusement. Je tirai ma bicyclette hors de la broussaille où je l’avais planquée un peu vite et repris mon chemin vers le village. Quelle rivière ne m’a jamais attiré ? Celle-ci avait noyé la comtesse. Et une Alice qui avait eu de l’importance dans l’existence de Julien Magloire. Je m’arrêtai pour contempler cette surface apparemment immobile. Des joncs en trahissaient la formidable puissance. À quelle existence promettais-je mes prochains coups de dés ? Aucune idée du lendemain. Ni de la nuit à traverser pour en atteindre le seuil. Ces réveils finiraient par m’épouvanter. J’avais connu une créature hantée par la folie. On la voyait passer dans la rue, sac au dos et la casquette de travers sur des yeux que je n’avais jamais approchés. Homme ou femme, je n’en ai jamais rien su. Ni cherché à me renseigner. Ou je n’ai pas accordé d’importance à leurs explications. Mais s’agissait-il pour eux d’expliquer le phénomène ? Ou bien se contentaient-il de le tenir à distance pour imposer le respect. Je crois me souvenir qu’il y eut une noyade dans ces annales. Ou je l’imagine nécessaire maintenant pour expliquer ma propre hantise des éléments. De quoi s’approcher quand on les craint avec autant de douleur à partager ? Des autres ? D’Hélène que Roger est sur le point de me souffler ? Avec l’assentiment du comte que je croyais le meilleur de mes amis. Le plus compréhensif en tout cas. Malgré le cocuage. Les filigranes aujourd’hui poussiéreux de mon Guéridon. Vérifier toutefois que le manuscrit qu’il contient n’est pas un faux. Cette idée arrrhg finit par me couper l’appétit et je procédai à un demi-tour, la glaise giclant sur mes mollets nus que le pédalier menaçait d’épuisement avant l’arrivée.
Il ne s’agissait pas de mettre le paquet et de rattraper l’individu que, d’une certaine manière, je poursuivais de ma curiosité. Le soleil, en l’absence de tocante, indiquait que l’après-midi était commencé. Le repas attendait dans les fours en position de réchauffage. Quelques-uns devaient tourner en rond en attendant de s’asseoir devant leur assiette. Une lunette d’approche était dirigée vers le bout de l’allée principale par où arriverait notre revenant sur sa bicyclette d’emprunt. Une discrète clochette tinterait pour annoncer l’évènement, réduction d’une volée de bronze qui devait occuper tout l’espace disponible dans le cerveau du comte. Sur un autre chemin, parallèle mais sans exactitude, je pédalais moi aussi, moins sportivement, mais avec un acharnement qui en aurait étonné plus d’un si j’étais en train de me donner en spectacle. Je savais où j’allais et à quel endroit mes freins me positionneraient en attente. Il n’était pas question non plus pour moi de participer à ce déjeuner tardif ou retardé à la fois par esprit de politesse et par désir d’en savoir plus sur les motivations qui expliquaient pleinement ce nouveau séjour de Roger Russel à Surgères.
L’esprit partagé entre la préparation du récit de mon déjeuner chez Lucienne (morceaux de cerf en marinade et patates bouillies dans le même pinard… par exemple) et les mots qu’il conviendrait, avec donc un retard parfaitement explicable, de soumettre à l’intelligence toujours en éveil de ce diable d’homme qui possédait le talent rare, je dois bien le reconnaître, de se projeter sur la scène sans une connaissance au moins acceptable du texte et de ses didascalies, ce qui ne l’empêchait nullement d’y jouer le rôle qu’il s’était donné sans demander leur avis à ses partenaires d’occasion. La chaîne sauta, je poussai, trottinant, les chevilles déjà douloureuses et les mains si moites que je faillis en perdre le guidon à plusieurs reprises. Des carpes surgissaient des profondeurs, lançant des reflets métalliques dans les feuillages où des oiseaux retrouvaient leurs pénates passablement traités par l’hiver encore vivace malgré d’autres signes de printemps. Je crois me souvenir de ça. Le pédalier, rendu fou par l’absence de pignon, martelait mes mollets aux jambes retroussées. La faim me rappelait que j’avais toujours eu tort de préférer l’aguet à la franche gaîté des retrouvailles.
Je connaissais une poterne au lierre habité par des êtres que ma présence ne dérangerait pas. Je m’y fourrais avec le vélo, provoquant un frémissement de feuilles qui n’alerta que des oiseaux et les petits animaux des trous. Une toile d’araignée sur le nez, je pouvais voir la baie vitrée de la salle à manger. Le dos du comte, environné de fumée, surmontait un tabouret dont le vérin rutilait au fil de son hélicoïdale. La table proposait une perspective obscure, mais je reconnaissais les ombres au style du marionnettiste qui les agitait. Roger Russel, en pleine lumière descendant d’un vitrail où saint François nourrissait des papillons, accompagnait son discours de coups de fourchette que la servante esquivait en secouant ses lourdes mamelles de femme du peuple.
Un dispositif sans doute parabolique m’eût été d’une grande utilité, couplant longue focale et amplification sonore. J’avais mis ça dans un de mes romans, mais sans connaissance approfondie du sujet et la sagesse m’avait conseillé une approche physique, comme le voleur qui s’avance nu et enduit de graisse de lion pour réduire les chiens au silence. Le lierre commençait à me démanger. Ça grouillait sous ma chemise. L’araignée profita de ce moment de panique pour explorer ma joue et s’en prendre à mes cils. Un domestique passant dans le cadre de ses fonctions m’eût interrogé du regard sans me poser la question de savoir si j’allais bien. Il est plus facile de percer des trous dans les murs, mais l’opération exige du temps et la préparation qu’il suppose. J’avais été pris de court. Une chose expliquant l’autre. En cas d’avoir à justifier cette pénétration végétale à un endroit aussi peu fait pour observer ce que la distance réduit à une scène banale de réunion familiale. Rien sur la présence du vélo dans la broussaille. Même par accident. En terrain plat, difficile d’invoquer la vitesse, pas avec ces jambes dont le pédalage a épuisé les ressources, peu faites qu’elles sont pour la locomotion par intermédiaire mécanique sans assistance motorisée. Avais-je les moyens d’un pareil équipement ? L’idée du voleur nu et enduit de graisse de lion était beaucoup plus pertinente. À condition d’agir la nuit. Mais dans ce cas, qui ne dort pas ? Et de quel chien est-il question ? Celui que le valet de pied du comte traînait à ses basques ne m’avait-il pas accordé son amitié et celle-ci ne revêtait-elle pas le caractère définitif des actes authentiques ? Justement le voici !
Oh ! Ressources prévisibles de la Comédie ! Le lecteur ne voit que lui dans ce miroir et s’il ne s’y voit pas, il s’invente un autre auteur. Chienchien pas aboyer et foutre le camp voir si lion à l’affût parmi les statues de marbre qui servent de guides immobiles à la connaissance du Mythe. Des abeilles écartaient des pétales. Le silence n’existe donc pas tant qu’on se tient ici… Mais qui a les moyens d’aller mourir plus loin que Cassini ? Signaux comme calvaires. La Comédie comme dernier acte avant liquidation. Je ne veux pas mourir dans un château, ô Papa ! …etc.
Ce n’est pas dans un buisson de lierre que je compose le mieux. Il fallait que je me sorte de là avant d’avoir à répondre au salut ou à la stupeur du passant par définition attaché à ces lieux d’une manière ou d’une autre.
« De l’aide, je suppose… ? »
J’en avais besoin, mais pas au point de souhaiter qu’on s’y colle. Un visage inconnu et des bras que le soleil avait à peine colorés. Roger Russel n’était pas venu seul. Pourtant, je n’avais rien remarqué d’humain sur le porte-bagages de son vélo. Il la transportait dans sa valise. Elle rit, arrachant une feuille à ma joue sans voir que l’araignée s’y accrochait.
« Ce sera plus difficile pour le vélo, dit-elle. Pensiez-vous traverser ce feuillage sans dommages… ? La poterne est murée depuis longtemps. Jamais personne n’a songé à passer par là… Pour aller où d’ailleurs… ?
— Vous allez rire…
— Vous êtes blessé… Vous avez besoin de soins. Laissons le vélo. Il n’est plus en état, je crois. Appuyez-vous sur mon épaule…
— Vous ne riez pas ?
— Je me demande comment cela a-t-il pu vous arriver… ? Jamais personne n’a raté… mais il n’y a pas de virage… ! Vous expliquerez ça plus tard… Rentrons ! »
Mon propre rire était plus proche du gloussement que du ricanement. En parlant de ricanement, Roger Russel arrivait, éventant son visage avec son chapeau de toile. Il venait de jeter un cigare à peine fumé dans les rosiers d’une plate-bande. Elle rit enfin. Il avait ce pouvoir. Mais qui était-elle ?
« Je vois que vous avez fait connaissance, dit Roger Russel qui nous contraignit à nous arrêter pour observer les dégâts. Est-ce une bicyclette que je vois là ?
— Je n’ai absolument pas eu l’intention de passer par la poterne !
— Pour aller où ? répéta-t-elle.
— En tout cas, vous êtes bien amoché, constata-t-il en appuyant sur les points douloureux de mon visage. Vous auriez pu vous faire beaucoup plus mal… Nous ne vous attendions plus…
— Mais j’ai prévenu que j’allais déjeuner chez Lucienne… !
— Et pourtant c’est ici qu’on vous retrouve… dit-elle avec une nuance d’inquiétude.
— Tarr and Fether… murmura-t-il comme si je n’étais pas en mesure d’entendre. Votre part est-elle encore chaude ? je ne saurais le dire…
— Les présentations… heu… toutefois… balbutiai-je.
— Mais je croyais…
— J’allais à la rivière quand je suis tombée dessus… dit-elle.
— Dessus quoi… ?
— Le vélo d’abord… Ses rayons… Avec le soleil… Puis cette ridicule chemise entortillée dans le lierre… ce visage oh !
— Je vous ai effrayée ah ! Loin de moi…
— (lui) Vous deviez foncer comme un fou, à mon avis… et tout droit, car il n’y a pas de courbe pour expliquer la trajectoire… Vous n’avez pas eu le temps de vous casser la gueule et de déjeuner chez Lucienne, à mon avis…
— (elle) Hâtons-nous avant que l’infection… Chassez vous-même cette araignée, Alfred !
— Vous… Vous me connaissez… ? Mais je n’ai pas le plaisir de…
— Vous y penserez plus tard. Servez-vous de votre mouchoir ! Prenez le mien… Roger ! Cette araignée ! Faites quelque chose !
— Sans mouchoir ? Je ne sais pas si… Oups ! On dirait qu’il tourne de l’œil… Alfred ! Revenez parmi nous ! (mouchoir eau de Cologne pituite) Nous ne serons pas assez de deux…
— Roger, allons… ! Chacun une épaule… Là… Plus d’araignée… Des sortes de petits scarabées… Allez-y du doigt. Je suis sûre que ça ne pique pas…
— Qu’est-ce que vous en savez ! Vous ne savez même pas de quoi il s’agit… Pas forcément des insectes…
— Comptez les pattes…
— Mon lorgnon ! Il a perdu une chaussure… Maudites espadrilles ! Ça ne tient pas au pied… Oublions le vélo… Voilà la domesticité…
— Monsieur s’est blessé… ? Mais comment diable… ?
— Qui vous autorise donc à invoquer ce… ? Occupez-vous plutôt du vélo ! Et n’en usez pas : les freins ont lâché…
— Les freins… ? Ça m’étonne…
— Et bien ne vous étonnez pas et faites ce que je vous dis… Allons le bichonner à l’alcool, ma chère ! »
Quelque chose comme ça. Vous aurez superposé vos impressions à ce dialogue approximatif pour vous faire une idée de la situation dans laquelle je m’étais fourré suite à une préparation trop brouillonne pour n’être pas hors de propos. Je marchais encore, n’ayant subi aucun choc, mais on s’inquiétait autour de moi et elle me tâtait aux entournures, surveillant mes réactions faciales, car j’avais perdu ma voix en chemin. Le comte s’exaspérait au téléphone. Son cigare répandait une puanteur de salive dyspeptique et de pinard en phase de fermentation secondaire.
« Comment diable s’y est-il pris… ?
— Ah ! Vous aussi ! Laissez-le donc s’occuper du monde qui va mal et allez chercher de quoi tamponner ces plaies !
— Mais ce ne sont que des égratignures… Pas même de quoi…
— Et le tétanos ? Ma grand-mère en est morte. En vacances. Un mois d’août comme les autres. Quelques noyés. Des comas éthyliques. Un meurtre au couteau. Une bavure policière. Et je ne sais quoi encore… Mais un rosier s’en est mêlé. Le nez dessus. Puis la pulpe de l’index. Et trois jours plus tard, elle agonisait !
— Vous exagérez !
— Le lierre n’a pas d’épines…
— Comment expliquez-vous ces égratignures… ?
— Des branches cassées… Le choc a dû être violent… Il était complètement enfoui dans le feuillage ! Avec la bicyclette tout entière ! J’ai cru qu’il était mort…
— Il ne bougeait pas… ?
— Pas un cil… J’ai cru me trouver mal…
— Vous n’avez pas l’habitude… Pourtant, vous maniez le tampon de coton avec une dextérité qui en principe n’appartient qu’à l’infirmière… Je m’y connais...
— Vous avez beaucoup fréquenté l’hôpital, n’est-ce pas… ?
— À qui posez-vous la question… ?
— Il ouvre la bouche :
— Nous n’avons pas été pré…
— Que dit-il… ?
— « Nous ne sommes pas prêts… » Petit délire d’origine infectieuse… Il se voit au seuil de la Mort…
— Il dit « nous »…
— « Je suis vivant et vous êtes morts… »
— Ne plaisantez pas avec ces choses… Le moment n’est pas…
— Des choses ? Je m’étonne que vous réduisiez le Monde à ces choses… Réfléchissez un peu…
— C’est de l’alcool ?
— Dénaturé. Pas facile d’en trouver qui ne le soit pas. Nous passions en fraude des flacons d’anéthol… On s’en sert dans la confection des vernis…
— Et ça se boit… ? Pas étonnant que Ricard ait obtenu du Gouvernement…
— Pas de cette lavasse dans ces murs, les amis ! Bonne pour la populace…
— Je croyais que nous en avions fini avec cette discussion… Je suis d’origine moins choisie que vous… Et pourtant…
— Il a dit : « Mon Dieu ! »
— Pour des égratignures… ? Un peu exagéré, non, Alfred ? Revenez à vous, nom de… Qu’on en finisse !
— Son assiette est refroidie, monsieur… Dois-je la réchauffer ? Il semble que l’état de monsieur Alfred empire… Je n’y connais rien bien sûr…
— Donnez-la à votre chien…
— Monsieur est trop généreux…
— La prochaine fois, posez votre question franchement. Sans tourner autour… Hélène !
— Oui, papa… ? Inutile de crier… Il sait que je suis là… Il me regardait comme si… Arrrrh ! Comme si…
— Comme s’il voyait une inconnue… Diagnostic déjà posé en amont… Il y a des années…
— Cette chute cycliste ne va rien arranger, si vous voulez mon avis… Vous avez appelé une ambulance… ?
— Pas disponible pour si peu… Même sans l’excuse d’une crue… A-t-il avalé quelque chose… ?
— Avalé… ?
— Je ne sais pas, moi ! C’est la pompière qui pose la question… Ensuite, elle a raccroché à cause d’un accident de la route…
— Elle était au volant… ?
— Si j’ai bien compris… Alfred !
— (Oui… ?)
— Vous n’avez rien. Pas avalé quoi que ce soit. Des égratignures. Vos os se portent bien. Roger Russel vient d’arriver. Il était si heureux de vous revoir. Il a amené quelqu’un avec lui… Vous allez tomber sous le charme…
— (Mais c’est déjà fait…)
— Avalez cette potion et tirez une bouffée… Ça va mieux ? Tout le monde est parti… Le peloton passe à trois heures pétantes. Ils ne veulent pas rater ça. Ils ont filé sans demander leur reste. Nous sommes seuls vous et moi.
— (Qui est-elle ? Je la connais… ?)
— Vous êtes mon meilleur ami, Alfred. J’aime bien Roger, mais pas à ce point. Il fera un bon mari. Ce nabot de Quentin n’a qu’à aller se faire voir dans son cirque ! Il n’y arrivera jamais. Ils en feront un factotum. Et encore… La Chiquita ne le mènera pas longtemps par le bout du nez… Ah ! mais pourquoi on fait des enfants ? Pedro Phile sait pourquoi il les emprunte aux autres sans avoir à y mettre du sien. Qu’est-ce que je suis malheureux, mon vieux !
— (Il m’arrive souvent de rencontrer le bonheur… puis il lui arrive un malheur. Et je perds au jeu. Je ne voudrais pas que ça se reproduise, mais je crains le pire… Je crois que je vais me cacher pendant le séjour de Roger et de celle qui l’accompagne…)
— J’ai l’impression que la voix vous revient, Alfred… Ce ne fut qu’un choc. Vous vous en remettez plus vite que prévu…
— (Mais qui donc prévoit, mon ami… ?)
— J’espère qu’il n’a pas de projet avec cette femme… Pauvre Hélène si c’est le cas… !
— (C’est donc bien une femme ! Je m’en réjouis… Mais avec la chance que j’ai…)
— Il n’en avait pas parlé. Mais lui avais-je posé la question ? Pourquoi la lui aurais-je posée ?
— (Il était seul sur le vélo… Comment expliquez-vous ça… ?)
— Non mais quelle beauté ! On ne voit ça qu’au cinéma… et dans les magazines photoshopés… Je l’ai regardée d’aussi près que j’ai pu… Pas un défaut. Du moins pas sur ce que le vêtement ne couvre pas. Roger en sait peut-être plus, mais il a dit le contraire. Ou je n’ai pas compris un traître mot de son discours aux animaux que nous sommes quand nous nous plaçons en position d’attente. Pas l’attente du guetteur. Celle de la proie. Je suis sûr que vous me comprenez, Alfred…
— (Moi aussi j’ai peur de lui. Et s’il ne tenait qu’à moi de… Ahhhgh !)
— Vous cicatrisez vite ! Il faut dire que la peau est à peine effleurée. Elle a parlé de peau de bébé… Vous imaginez ça… ? Alfred a la peau d’un bébé. Il a conservé sa peau de bébé. Qui peut en dire autant, vieilleries que nous sommes ! Nous sommes plus convaincus de mourir que de l’existence de Dieu ! Je ne dis pas ça parce que vous avez failli mourir avant nous… Vous vous en êtes sorti, c’est l’essentiel. Sans votre amitié, je…
— (Mais de quoi parle-t-il ? De quel mort-né… ?)
— Vous publierez un jour. J’en suis sûr. Avant ma mort. Merci de vous occuper de ce que Julien nous laisse… Ces choses dont personne n’a jamais voulu… Hélène est folle. Qu’est-ce qu’elle complote ? Vous, Alfred. Et Roger qui dispose désormais d’un espace peut-être mieux organisé que le vôtre. Nous ne saurons peut-être jamais…
— (Vous oubliez cette… inconnue… Secrétaire ? Roger vous a-t-il parlé d’un secrétariat dont Hélène ne serait pas la ministre en titre ? Vous avez donc perdu la maîtrise du destin des Surgères à ce point, ô mon ami ! En quoi puis-je vous être… ?)
— Ces saletés de merles se nourriront de mes houx comme chaque année avant Noël ! Un houx sans le rouge de ses baies ! Et je n’agis pas… Je laisse pisser… Je n’attends plus rien… Passer le temps le plus agréablement possible. Fuir les problèmes que les autres déposent sur mes tapis comme si la domesticité contemporaine n’avait pas obtenu le privilège de ne s’occuper que de sa propre merde. Avoir un ami et l’entretenir comme une vieille bagnole qui peut tourner sur trois pattes alors que la technologie interpose des algorithmes interdisant le bricolage non catalogué par les distributeurs. Je vous en demande trop peut-être, Alfred… ?
— (Je les entends ! Le champion local a vaincu… si j’en juge par les klaxons… Rien ne change… Tout s’hérite… Il faut recommencer ce qu’on n’a pas commencé soi-même. Pire : je ne suis qu’un romancier. Je n’ai pas la clé. Je n’entre pas. Je suis comme le loir tombé du toit et qui gratte au carreau comme si j’étais son ami alors qu’il couche dans les pages rongées de mes livres. Je tue pour exister avec mes livres. Les miens et ceux qui m’ont construit parce que je les ai lus et relus. J’écris pour être relu, dit Gide. Vous comprenez pourquoi je ne publie pas ?)
— Ils arrivent ! Notre champion a gagné… Je reconnais le maillot… Elle est plus joyeuse que les autres… Vous êtes sûr de ne pas la reconnaître ? Arrrk ! Pas le temps d’y penser ! Ils ne nous laissent jamais ce temps, pas vrai, Alfred ? »
Elle communiqua sa ptéridomanie à Hélène. De la fenêtre de ma chambre, je pouvais observer leur manège dans le solarium. L’une allait de vert, l’autre de jaune. Casquettes avec cadogan et visières cloutées. Roger Russel entrait et sortait aussitôt, chassé par les mottes qui laissaient des impacts merdeux sur sa chemise blanche. Puis il montait au premier et s’enfermait dans la pièce qu’avait longtemps occupée le petit salon égyptien. Je n’avais aucune raison de monter. Dans ma chambre, la caisse de bois blanc servait de support à un ready-made de mon invention et le guéridon me rappelait que je n’avais pas toujours été sujet à la mélancolie. Le manuscrit qu’il recelait était celui de mon Guéridon Damasquiné ou bien ses feuillets ne contenaient-ils rien et mon récit, déjà connu du public que la comtesse avait elle-même choisi parmi la domesticité, croupissait dans un tiroir ou sous un matelas ou servait de repère à un stellionataire qu’il me revenait de maudire aux antipodes de la poésie. Trajet qui ne me déplaisait pas d’ailleurs, comme il m’arrivait d’entendre la valetaille vouer à la damnation la populace ouvrière qui se vantait de produire et d’avoir les moyens d’accéder à la propriété sans génuflexions ni flatteries. Pendant ce temps, je regardais la télé et consultais les pages internautiques afférentes. Mon visage de nature chlorotique cherchait à bronzer à la lumière électronique. J’y gagnais en myopie et en indétermination rétinienne. Chaussé d’un instrument optique de ma composition, j’observais moi aussi de près les cryptogrammes à ma disposition. L’enfance m’apparaissait comme le fruit d’une exigence de hasard, mais la connaissance disait le contraire. Personnages sans multiplication, reproduits par une autre opération à mon avis du saint esprit.
« Nous irons pêcher pendant ce temps, dit le comte. Vous cesserez alors de compliquer nos conversations. Naguère, mon vieux, nous évoquions les regrets du passé et les promesses du présent, nous tenant à distance du futur tant que faire se peut. Mais depuis votre accident de bicyclette, vous avez subi des changements tels que votre personnalité même en est affectée. Ai-je le pouvoir de changer ça, je vous pose la question… ?
— D’accident il n’y eut pas… Mais vous ne me croirez pas si…
— Moi je trouve qu’elle tient Hélène loin de notre Roger. Pourtant, si j’ai bien compris, c’est sa sœur… Taillée dans le marbre d’un Goujon. Avec cerf et chienchiens. On ne sait plus où poser son regard, qu’elle soit assise, en marche ou penchée sur quelque objet qui a retenu son attention. On imagine ce qu’elle en ferait s’il avait le bonheur de nous appartenir. Brrrr ! Le printemps est de retour. Allons fouiller la terre du bout de nos bâtons. Justement, Madeleine m’a rapporté le mien. Je taillerai le vôtre dans du noisetier. Vous n’avez pas de bâton, n’est-ce pas ? Pourtant, avec votre jambe…
— Elle va bien, merci ! Arrrhg ! Pourquoi ne se passe-t-il rien ? »
J’aurais pu retirer le Guéridon Damasquiné de sa cachette depuis longtemps déflorée et en ouvrir le contenu pour le pénétrer jusqu’à assouvir mon désir de n’exister que pour moi. Mais la crainte de découvrir une supercherie me retenait par la culotte. Situation qui me condamnait à jouer au cygne d’autrefois. Mon encre s’était évaporée pour cause de couvercle négligemment laissé ouvert. Inutile de mimer le plongeon de la plume dans cette sorte de crasse. Ce modus operandi finirait par me trahir.
« Je ne veux pas être là quand le taxi arrivera pour l’emporter Dieu sait où, dit le comte. Ce Pedro Phile n’est pas clair. Il me semble que notre policier nous en a touché un mot, mais je ne sais plus lequel… Un cigare ? Cubain, non. Injection de cristaux au cœur. Ne le malaxez donc pas comme ça ! Tenez, le feu…
— Sa sœur, dites-vous… Voyage-t-on avec sa sœur quand on a passé l’âge de mentir effrontément… ?
— Il travaille beaucoup… Mais enfin, vous avez récupéré votre Guéridon Damasquiné. On en parle beaucoup. L’écran est commun, quoique notre interface soit privée. La leur aussi d’ailleurs. Nous ne communiquons pas. Nous jetons un œil chez les autres et quelquefois nous préparons le lit ou la table parce qu’on a fini par s’emmerder. Jeune, j’en rêvais, consultant la table ASCII comme s’il était possible de se limiter à ce nouvel alphabet. Mais je n’écrivais pas. Tout le monde écrit, sauf moi ! Je choisis la promenade, les sorties digestives, les escapades naturistes et les effractions ourdies pour le seul plaisir de forcer une serrure. Vous me croyez ?
— À quel art ce Pedro Phile a-t-il pensé pour lui ? Il ne sait même pas de quoi il est capable. Il a peur de l’eau et des toitures. Je l’ai vu fuir devant la volaille, pas même sautant le ruisseau. N’attendons pas le taxi. Et profitons du beau temps. Ces cristaux s’en prennent aux verticales…
— Attendez de voir ce qui attend les horizontales ! »
Passant non loin du solarium, nous entendîmes les rires. Le nabot avait une valise à la main, porte ouverte derrière lui et des fétus voletaient juste devant. Hélène semblait avoir achevé la morose récitation des conseils et maintenant elle répondait aux chatouilles de sa compagne en riant, mains courant partout où l’autre exerçait son art. Le nabot demeurait impassible, valise au bout du bras et tenant son bonnet à pompon contre son estomac. Il savait ce qu’il quittait. Plus personne ici ne s’intéressait à lui, son papa étant mort. Circonstances de la mort du père à revoir. Vertige auquel je soumets ma mémoire approximative des faits. Alice encore congelée dans les draps. Biroute comme une virgule au milieu d’une phrase inachevée. La tignasse en désordre sur les yeux. Pas le genre de souvenir qu’on laisse à la maison. Bagage lourd de sens. Il initiait seul un voyage sans retour. Elle allait se marier avec Roger Russel et la sœur de celui-ci était amoureuse d’elle. Il partait avant que ça se termine mal. Les tragédies naissent de la sédentarité. On espère du voyage une comédie de l’attente. La mort n’est pas une fin tragique dans ces conditions. Et pourtant, il ne prenait rien pour déformer la réalité. Il ne voulait pas se perdre. Savait-il ce qui l’attendait avec Pedro Phile ? L’apprentissage du funambulisme ou de l’acrobatie. L’art du clown ou du risque. Chiquita en ballerine équilibriste et contorsionniste. La queue toujours tendue dans le slip. À l’affût de l’assouvissement toujours possible sans la main ou le mannequin. Le comte, qui devinait la tempête rien qu’en me caressant le crâne, finit par empoigner mon avant-bras flûtiste, coupant net la circulation qui commençait à peine à inspirer ma main. Il dut aussi retenir le cigare que j’étais sur le point de balancer contre les vitres embuées du solarium.
« Allons-y ! dit-il. Si c’était l’été, on irait piquer une tête dans la Mouise, mais c’est le printemps et ce sont nos pieds qui nous serviront à penser. Venez ! »
Je tendais l’oreille, comme on dit à propos des chiens. Le taxi produirait un bruit de friction sur le gravier jaune de l’allée principale. Un coup de klaxon peut-être. Le freinage et les pas rapprochés du nain qui change de monde. Rapides et rapprochés. Je me représentais ce pointillé sur le plan, interrompu par la masse du taxi qui recule alors en ligne droite et emporte ce qui n’existe déjà plus. Le comte avisa un noisetier et sortit son Opinel. Le tronc ne fit pas long feu, puis il s’appliqua et façonna un bâton sur lequel il grava mon nom.
« Ne le perdez pas cette fois, » dit-il.
Bien en main. Je fouillai la fougère encore naissante. Il sourit.
« Continuons. »
À l’approche de la rivière, les grincements de la grande grille me paralysèrent sur place. Le comte avait pris de l’avance. Il stoppa lui aussi. Il souffrait autant que moi.
« Faut-il le laisser partir ? murmurai-je comme si je ne souhaitais pas être entendu.
— C’est vous qui voyez, mon ami… Il ne reviendra pas.
— C’est quelque chose qu’on ne peut pas affirmer aussi simplement ! Tout peut arriver.
— Il en sait autant que vous sur le sujet. Même douleur. Elle lui a tout dit en temps voulu. Il était temps ! Mais pourquoi en tirer les conclusions qui s’imposent pourtant ? Vous auriez dû lui parler.
— Il ne sait pas que je sais. Il ne peut donc pas m’en vouloir.
— Erreur, mon ami. Ce qu’il sait, c’est qu’elle est capable de mentir. Il vivra avec ce doute insupportable : Vous a-t-elle parlé ?
— Il sait ceci : Il n’y a pas de nain chez les Surgères, aussi loin qu’on remonte dans la généalogie. Il n’y en a pas non plus chez les Labastos, même si la roture ne le garantit pas. Par contre, les Tulipe font état de divers cas d’achondroplasie, dont un poète turc qui est resté célèbre.
— Il le prendra alors en exemple. Je connais mon… petit-fils. Vous avez raison : c’est lui qui a subtilisé le Guéridon Damasquiné. Il n’y a pas d’autre explication à cette disparition…
— Comment diable savez-vous qu’il a disparu ? Moi-même je ne…
— Jamais vérifié l’état du prétendu manuscrit, n’est-ce pas ?
— Pas trouvé la force…
— Il a fini par céder à la tentation. Ou c’est elle qui le lui a remis. Elle était la maîtresse des lieux, après tout. Et ce guéridon dénotait dans cet environnement égyptien. J’opte pour cette solution, mon vieux. Il est actuellement en attente du taxi, car contrairement à ce que nous venons de craindre dans un seul élan, il n’est pas arrivé. Ce que nous entendons, c’est la turbine du barrage. Ce bruit nous interdit de percevoir autre chose que ses ondes. Il est peut-être encore temps pour vous de tenter une approche… Je dis bien : une approche. Ne vous lancez pas dans des travaux plus périlleux ! Je vous connais… Le Guéridon Damasquiné est-il dans sa valise ? Est-il le voleur ou bien c’est elle qui l’a mis dans ce pétrin ? Car c’en est un, pétrin, n’est-ce pas ? Il ne l’a peut-être pas encore lu. Ou elle le lui a lu… qui sait ? depuis l’enfance. Que de fils à tirer alors que le temps change de camp ! Elle ne peut pas vous mentir autrement maintenant. Vous ne saurez jamais ce qui s’est passé, à part le fait que vous êtes le…
— ADN ! J’exigerai…
— Il sera loin alors. Elle compte sur Pedro Phile pour le mettre à l’abri de vos recherches en paternité. Elle a tout manigancé. Il vous faudra prévoir un chapitre pour expliquer en quoi consiste sa relation avec ce pédophile notoire. Vous n’en avez pas fini avec…
— Chut ! »
Accroupissement, le bâton de noisetier coulissant dans la main. Il plie ses jambes lui aussi, prenant appui non pas sur son makila mais sur le tronc voisin. Son cigare s’est éteint, pas le mien. Il peste, souffle sur la cendre, en vain. Ce qu’on entend, c’est en effet la turbine. La passe aux poissons aussi, ces ruissellements rapides. Les galets de la berge, comme des coquillages vides se heurtant dans l’écume laissée par la tempête. Front touchant le compost sous l’arbre. Recroquevillement avec d’autres crustacés. Mais eux ne souffrent pas : ils se protègent de mon éventuelle intrusion dans leur domaine. Un K. hors de sa chambre. Est-ce ainsi que tout doit s’achever ? Je ne veux pas partir sans eux. Le monde doit finir avec moi. Mais quel monde ? Le mien ? Ou celui qui superpose à l’infini ses strates labyrinthiques ou cristallines ? Téléphone vibre :
« Je suis à la gare. Venez me chercher ! »
Dans le pays du légendaire Mérovée, la chasse gardée et le piston demeurent les moteurs de la vie sociale. Cela se lisait sur le visage de l’employé de la gare. Sur le parking, un tombereau fraîchement déchargé renâclait sous les platanes. Le cul-terreux flânait en compagnie de son chien, fusil à l’épaule. Des petites voitures rutilaient, étrangement silencieuses, alignées comme en face d’un peloton. La folle de service allait et venait avec sa poignée de fils à scoubidou. L’héritier de Clovis ouvrit un portail et nous fit signe de nous approcher. Il n’était pas interdit de poireauter en marge de cette sortie. Je m’attendais à voir une oreille se poser sur le rail. Le comte se jucha sur la bordure du trottoir pour jeter un œil sur le quai. La folle éclata de rire, secouant une lampe de poche dans notre direction, mais sans l’allumer. Le chien, lourd et pataud, avait posé son cul dans le gazon. Lui aussi nous regardait, tirant la langue sur le côté, haletant comme s’il arrivait de loin.
« Tsss ! Tsss ! » fit le salien en me montrant du bout de son drapeau la limite à ne pas dépasser.
La folle tapa du pied mais cette fois retenant son rire. Sa minijupe remonta encore. Cette saine exhibition contraignait les regards à s’intéresser aux détails des murs, des écorces, des carrosseries, aux poils du chien, aux étoiles de la casquette… Sans doute des dizaines de raisons d’empêcher le cerveau de concevoir autre chose que la nécessité d’un décor quotidien capable de contenir l’enjeu de la survie et de ses vacances méritées. Le comte souilla ses vernis dans une plate-bande à cause d’une fragile disposition à conserver l’équilibre sur un pied. Il s’appuya sur mon épaule.
« Des années que je vois l’entrée de ce tunnel, noire et finie, dit-il en sourdine. Jamais mis les pieds dedans. Pourtant l’idée m’en est souvent venue. Surtout enfant. Mais il faut être deux pour tenter l’aventure. Je ne sais toujours pas ce qu’il y a de l’autre côté… Je suis trop vieux maintenant. Je me contente de voir le train s’en extraire. Ou y pénétrer en pensant à Hitchcock. Vous avez tapé dans l’œil de Io. Méfiez-vous du taon ! »
Maintenant que je me savais observé, je remarquai le petit chat. Pas forcément un chaton, mais un chat de petite taille, roux et immobile dans un renard au poil rare qui reposait sur une épaule nue. Je fis un pas en avant pour me soustraire à ce regard grâce à l’angle du mur, mais le drapeau s’agita encore et je dus reculer, provoquant ainsi le tintement des pièces que je transportais pour payer le coup, supposant que Frank Chercos aurait soif en descendant du train après y avoir passé toute la nuit. Le comte était pingre, mais il ne disait pas non au partage à condition de ne pas miser. Les dés de l’ivresse ne se jettent pas autrement. Yoyo pinça le chat pour attirer l’attention. Pas un scoubidou malgré la grosse poignée de fils. Immanquablement, je me posai la question de savoir ce qu’elle en faisait. Dans le cadre de sa « profession » ou pendant ses heures de loisirs, si elle s’en ménageait. Je percevais nettement le bourdonnement de l’insecte envoyé par quelque épouse rongée de jalousie. Curieusement, il n’y avait pas d’autres femmes en attente. Le vent jouait avec les reliefs qui maculaient les planches disjointes du tombereau. Le manant frottait ses bottes contre ses mollets, signe de masturbation. Yoyo ne lui accordait pas un regard. Elle en connaissait les limites. Argent disponible pour les petits plaisirs que l’épouse néglige pour imposer son idée du shoot.
« Le voili ! s’écria le comte comme s’il retournait en enfance.
— Je croyais qu’il était déjà arrivé… Je me disposais à…
— Il a pris les devants… Avec ces maudits smartphones, vous avez le pouvoir de changer la perception du temps. D’où l’usage prudent qu’en font les criminels et les hypocrites. Mais notre ami Frank n’est ni l’un ni l’autre. Un peu décontenancé par la mort inopinée de Julien toutefois. À mon avis, ça le rend nerveux face aux nouvelles ambitions littéraires de mon futur gendre. Mais de quelle enquête s’agit-il maintenant ? Nous ne le saurons pas avant la prochaine publication… Vous devriez vous y mettre, Alfred. Roger ne vous a pas ménagé dans son dernier ouvrage. Il vous a même tué ! Par l’intermédiaire d’un Julien jaloux que ma propre fille trompait avec vous ! Mais où va-t-il chercher tout ça ? »
Un Frank Chercos pas différent de celui qui nous avait abandonnés à notre sort après la mort de Julien et la révélation d’une aventure amoureuse hors norme avec cette Alice qui était un homme. Il portait le costume pour se distinguer des négligences vestimentaires en usage, mais le sac à dos lui donnait une allure de MBA plutôt que de flic subalterne soumis aux horaires et aux nuits. Pour l’heure, il était en congé, à l’appel de Roger Russel. Il demanda des nouvelles du salon égyptien sur le chemin du Buffet. Le comte poussa la porte vitrée au rideau crasseux. Sa tenue satin 300, sans galon ni autre distinction, fut saluée par quelques plaisantins qui avaient pris de l’avance. Nous nous collâmes au comptoir, coude à coude. Le reflet du miroir disposé derrière les bouteilles m’angoissa. Il n’y a rien de plus conforme à la réalité que ces images disponibles aux endroits précis de nos rendez-vous ou arrêts. Je n’écoutais plus. Pourtant, le comte avait pris la parole :
« Hélène s’est chargée de tout. Elle a toujours été une bonne épouse. Ce qui suppose travail bien fait et fidélité aux engagements matrimoniaux. Roger doit savoir cela. Sinon il ne serait pas revenu…
— Il a commencé un nouveau roman, dit Frank qui me voyait dans le miroir.
— Il faudra qu’elle s’y fasse, dit le comte avec autorité. Julien écrivait lui aussi…
— Mais il ne publiait pas, confirmai-je, faute de convaincre l’éditeur nécessaire…
— Vous ne publiez pas vous non plus, Alfred, dit Frank. Mais vous avez vos raisons… bien sûr…
— En tout cas, Julien Magloire n’a pas réussi à me tuer ! Vous étiez à côté de la plaque, mon vieux ! Rien ne s’est passé comme vous l’imaginiez…
— Il a tué Juliette Magloire… Les Magloire exigent que justice soit faite…
— Est-ce le sujet du prochain Russel… ? couina le comte.
— Peut-être…
— Qui a tué Alice ? » dis-je au miroir.
Mes dents éprouvaient une étrange difficulté à réduire les cacahuètes en poussière. Je savais qu’il m’arriverait d’observer ces traces dans la merde au fond de la cuvette, écartant le papier avec le manche de la balayette. Le comte sépara les parties bleues d’une gélule et en versa le contenu dans son verre jaune. Son nez pituitait vert. Il y avait de l’humidité dans les rides de son visage. La barbe grisait les joues et le menton, formant de petits tourbillons sur la peau ailleurs lisse et rose. Il ne grattait que le poil quand il réfléchissait ou quand la substance s’employait à le déconnecter de toute pensée relative au récit existentiel en cours. Je me demandais quel pouvait être le rôle de la nuit dans cette angoisse constante. Et en quoi consistait mon amitié pour lui. Ou la sienne pour moi. Frank accepta un cigare mais le fourra dans la pochette de son gilet derrière un mouchoir plié en forme de papillon prenant son envol après métamorphose ou illusion d’appartenir à ce monde où l’existence se résume à une fraction infiniment négative de temps et d’argent.
« Je vous remercie de m’accueillir aussi… généreusement, dit-il (lèvres brûlantes car il n’a pas mouillé son breuvage couleur d’or et d’été).
—Oh pop pop… fit le comte, agitant ses doigts comme le gazé des chambres.
— J’espère que la vérité ne gâchera la vie de personne, continua le flic en congé précaire.
— Pourtant, exultai-je sans retenue, éclaboussant le vernis du comptoir, je ne suis pas mort ! Et contrairement à ce qui est suggéré…
— Parlons de ces filigranes si vous le souhaitez, Alfred… (Frank, pas le comte)
— Je n’ai pas trahi l’amitié de Julien en couchant à sa place dans son lit ! Voilà !
— Voili voit l’eau ! Et Voilo voit Li… le Chinois… Mandarin des complications dont sont capables les romanciers… tant populaires que savants… si je ne m’abuse… Gide n’écrit-il pas : « La vie nous présente de toutes parts quantité d’amorces de drames, mais il est rare que ceux-ci se poursuivent et se dessinent comme a coutume de les filer un romancier. » Je préfère la chasse. Équipé d’un bon fusil et en terrain acquis ou hérité. Mon apprentissage consiste à savoir tirer et à entretenir le mécanisme selon les préconisations de l’armurier. Ni plus ni moins. En Afrique, où nous fûmes civilisateurs et civilisés, comme dans notre légendaire pays d’origine. Je ne veux pas de disputes stériles dans mes murs !
— Je n’ai pas tué la comtesse non plus, ajoutai-je en guise de plaisanterie de mauvais goût dont mon ami apprécia la pertinence indélicate.
— Alors qui l’a tuée… ? fit Frank secoué par un rire tellurique.
— Qui a rendu Yoyo folle et désirable malgré son accoutrement ? » rigola carrément le comte.
Je ne comptais pas moins de huit parties de gélules sur le comptoir. Je les empochai sous le regard agacé de Lucienne qui torchonnait sous une led au-dessus de la paillasse. Le comte la taquina :
« Rien ne vaut le lin pour les verres… J’ai appris ça pendant mon service militaire. J’exerçais le métier d’amiral dans un caveau destiné aux amusements des officiers sous la houlette d’un colonel qui zézayait et ne passait pas les trois heures de l’après-midi en état de commander aux destinées clownesques de « son » établissement de fortune. Je ne sais pas pourquoi je dis ça…
— Ya du cassoulet à midi, dit Lucienne qui ne parvenait que difficilement à sourire commercialement. Je vous compte tous les trois… ?
— Je ne sais pas ce qu’en pense notre ami… lequel est chargé par nos autorités de tutelle de démêler les fils d’un tissu inextricable d’enquêtes criminelles qui ne seraient rien aux yeux du romancier (l’un ou l’autre de ces messieurs ou tous à la fois, au choix du lecteur potentiel) si le contexte ne soutenait pas l’édifice…
— Je vous compte ou pas ? »
Le taxi revenait. Il lança un bref éclat de lumière dans le miroir aux bouteilles puis les portières claquèrent façon bagnole allemande de luxe. Nous soulevâmes nos verres pour les vider, le comte et moi animés par le même sentiment d’impuissance, Frank Chercos par imitation polie. Il ne savait rien pour le nabot. Il savait un tas de choses à son sujet et un tas d’autres choses à propos de Pedro Phile et de ses activités spectaculaires au service du cirque et de ses amateurs inconditionnels. Mais rien sur les ambitions artistiques de Quentin (appelons-le par son nom pour simplifier). Serait-il étonné de le voir prendre le train pour une destination inconnue ?
« Je vais pisser ! dis-je en me précipitant vers la sortie.
— On a ce qu’il faut ici… commença Lucienne. (ajoutant à l’adresse des deux autres et peut-être de toute la clientèle détournée de ses occupations par ma vitesse d’exécution) Les chiottes de la Compagnie ne sont pas très propres… Les rendez-vous… Ouverts la nuit… Yoyo et ses frères… Pouah !
(continuant de marmonner dans sa barbe mentonnière)
— Ça le regarde, dit le comte. Yoyo ou autre chose. Ça le prend sans prévenir. Il finira par violer quelqu’un. Sans distinction de sexe ni d’âge.
— Vous croyez… ? » dit Frank sans paraître plus intéressé par la question.
J’étais dehors. Yoyo secoua ses fils. Le chat dressa ses oreilles déchiquetées. Le nabot attendait devant la malle pendant que le chauffeur s’y activait, ânonnant, la culotte tendue au niveau du fessier. Je m’approchai. Quentin parut surpris de me retrouver alors que j’avais omis de lui souhaiter un bon voyage au pays des rêves et des exploits physiques.
« Je m’en vais, dit-il comme si je ne le savais pas.
— Ta mère est désespérée…
— Elle a une nouvelle amie…
— Que veux-tu dire par là… ? Je comprends que les enfants des morts répugnent à assister comme témoins au remariage de leurs mères…
— Surtout avec un type aussi tordu que ce… Roger Russel. Vous ne le portez pas dans votre cœur vous non plus. Si j’en crois ce qu’il a écrit sous prétexte de romancer la réalité, vous avez vous aussi votre rôle à jouer… que je sois votre fils ou un Labastos…
— Tu as bien facilement franchi la frontière qui sépare toujours la fiction, reine des apparences, de la réalité, objet de poésie… Je croyais t’avoir fait toucher cet horizon… comme si tu y étais… Nos conversations sur le sujet… tandis que ces hussards de la dernière heure prétendent nous révéler les mystères du monde et de ses détails romanesques à la noix.
— Êtes-vous mon père… ? Mon… créateur… ? Russel m’a réinventé. Et vous n’y êtes pas pour rien ! En tout cas, vous l’avez laissé faire.
— Nous nous reverrons. Frank Chercos est là. Avec ton grand-père. Mais je ne conseille pas une dernière explication. Ils ne connaissent pas les règles du jeu. Ils sont entrés dans l’existence par la porte de l’héritage ou du métier à subir pour ne pas crever d’ennui ou de misère. Je vais t’aider… »
Je parlais de la valise… Elle paraissait tellement volumineuse à côté de cette réduction informe d’être humain ! Le chauffeur attendait son dû, appuyé sur une aile et regardant le manège sorcier de Yoyo en hochant la tête comme s’il en dénonçait intérieurement le spectacle indigne de la morale qu’il servait comme larbin, regrettant sans doute de ne pas être monté plus haut sur l’échelle sociale. Un bouseux sans boue. Je payai.
« J’ai de quoi, dit Quentin sans s’interposer.
— Je serai là souvent… Au moment où tu t’y attendras le moins…
— Tu ne sauras jamais tout…
— Chiquita ?
— Peut-être… Mais ça ne suffira pas à me nourrir ni à alimenter ma soif d’existence. Pedro a du boulot pour moi…
— Mais tu ne sais rien faire !
— J’écris…
— Mal !
— Je trouverai !
— Dans l’attente ou la recherche ? T’es-tu au moins posé la question… ?
— Tu ne la poseras pas à ma place… »
Cette fois, l’adepte intransigeant de la chasse gardée et du piston ne pointa pas son drapeau sur la ligne blanche. Il me sembla qu’il nous invita à la franchir. N’est-ce pas ainsi qu’on entre en Enfer ? Le père suivant le fils et portant la valise contenant les outils du voyage qu’il n’entreprendra pas avec lui, demeurant à jamais le gardien du château ? Arrrhk ! Tandis que le propriétaire des lieux, grand-père finissant, ne se soucie que du remariage de sa fille… Et moi dans tout ça ?
« Quai numéro deux, dit le descendant de Clovis. Je vous souhaite bon voyage, monsieur Quentin. Vous faites bien de vous éloigner un peu…
— Oh ! Pas un peu…
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde ! »
Un gardien s’adressant à un contrôleur. Nous nous fusillâmes du regard. Quentin s’éloigna. Au passage, je heurtai le genou de mon ennemi avec l’angle ferré de la valise. On n’en fait plus des comme ça… Et pas d’excuse. Juste un regard pour lui rappeler qu’il est en service. Je ne suis pas un gardien ordinaire. Il le sait déjà et la ferme. Valise pleine à craquer, mais de quel métal situé dans le haut de la table des éléments ? J’avais enseigné l’alchimie à Quentin : celle de la douleur, absolument nécessaire dans la période d’initiation, et celle du verbe, qui n’est pas donnée à tout le monde, mais qui procure du plaisir tant que la douleur ne dépasse pas les limites de ce qu’il est permis d’infliger aux autres, larbins et autres esclaves de la production en série. Le temps était au beau.
« Tu as mon numéro de téléphone… Tu les as tous, je crois. Ta mère… Ton grand-père… Tout ce qui demeure malgré les outrages… Je compte sur toi pour revenir. Si possible avant ma mort…
— Il ne te sera pas difficile de suivre notre trajet… sur Facebook…
— Ou dans la page des faits divers… Pedro Phile n’est pas un ange…
— Invention de romancier en mal de suite à donner à ce qui n’en a pas dans la réalité. Le roman se sépare à ce moment-là…
— Ou il prend son envol… Ça n’intéresse pas le populo. Celui qui lit comme celui qui regarde à condition que le son entretienne d’évidentes relations avec les images animées. On ne va pas revenir là-dessus… Je t’ai dit tout ce que je savais… Ton père… je veux dire : celui que ta mère a épousé : ne voyait pas plus loin que le bout de son nez. Il aurait dû servir la littérature pour la jeunesse ou les attardés. Mais il avait de l’ambition, le pauvre !
— Pauvre de toi ! De qui est le prochain enfant… ? Je n’ai pas constaté de grossesse en cours… Malgré les robes moulantes… qui rendent folle cette sœur dont tu n’oses pas prononcer le nom…
— Je ne l’écris pas ! Ce n’est pas la même chose…
— Tu dois bien savoir à quoi il faut s’attendre maintenant… Combien de mois après la cérémonie du mariage ? À Brindisi ou à Paris ? En Amérique peut-être. Encore un enfant. Mais conçoit-on le roman sans lui… ? Bah ! Je vais me poser d’autres questions maintenant. Des questions d’équilibre et d’acrobaties. De clownerie peut-être… Qui sait pour quoi je suis doué ? Pedro le sait déjà. Ou il me soumettra à sa science de la découverte des talents cachés. Tout ce que tu n’as pas su mettre en jeu avant de tromper l’amitié de celui qui aurait pu être mon père. Une simple coucherie a changé mon destin. Et je n’en reviens pas. Adieu ! »
« La vie de château ? Mais, mon vieux, ça ne me déplairait pas ! Les femmes y vaquant à leurs occupations qui ne sont pas les nôtres… Quel rythme ! Vous ne trouvez pas, Alfred ?
— Fin février, on ne chasse plus… Peut-être un tir d’été… Enfant, je pratiquais plutôt la pêche. Petite embouchure avec baie et digue. Mais pas un seul récit. Des répétitions. Je n’y ai pas trouvé l’inspiration. Ni cherché. Le temps à la dérive, ni immobile ni véloce. Ici, j’ai observé les techniques de battue, d’affût et d’approche. Mais pas d’apprentissage. Je vais pêcher quand je veux. Une ligne de fond. La barque glissant comme sur un rail invisible. Puis l’écluse met fin au voyage. On ne va jamais loin dans ces conditions. Mais le train…
— Mais pas en domestique ! Ni en maître. Simple occupant. Retraité de la fonction publique. L’esprit usé par la pratique constante des procédures imaginées par les serviteurs de haut rang. On croit voter et on s’abstient. Vous disiez… ?
— Votre train a continué sa route vers la frontière. Le sien s’en est éloigné…
— Qui… ?
— Quentin. Porte pas le nom de son père. Je veux dire : ni l’un ni l’autre. Se fera appeler Quentin Surgères le moment venu. Se cassera-t-il une jambe ou les reins en pleine représentation ? Ou se contentera-t-il d’exercer un rôle de rabatteur ? Pedro Phile connaît son monde, je crois…
— Ne m’en parlez pas ! Des années que je suis sur sa piste. Pas une erreur. Au moment où on ouvre sa porte, les témoins à décharge vous tombent dessus. Puis il file en terre étrangère. Découvre de nouveaux talents. On le voit à la télé. Et vous regardez la télé. Comme on se penche à la fenêtre. Le nez collé à la vitre. Gouttes ou givre dehors. L’avalanche des informations géopolitiques et les coupures publicitaires. La fiction empruntée à la réalité avec des techniques de manipulation comportementale. On travaille dur avec Roger là-dessus. Et vous… ?
— Destiné à voir le monde en réduction. Sur un écran tenant dans la poche car les meubles de bibliothèque prennent trop de place et les lieux de vie se réduisent en proportion de soi. Finalement, au bout d’années de pratique au pouce et à l’index, je n’en sais pas plus, ni sur le monde ni sur moi-même…
— (mimant) « Mais c’est d’elle dont je voulais me nourrir ! » Je connais ça. Un coin à soi. À la hauteur de son trésor gagné sur l’existence qui s’impose quel que soit le pays qu’on accoste. Il voyagera peut-être plus que vous…
— Mais je n’ai jamais quitté la maison !
— Vous êtes venu jusqu’ici…
— Hello, les amis ! »
L’interruption est causée par Roger Russel qui est descendu dans le petit parc aux buissons hérités de Birnam. Les « filles » jouent avec leurs jambes sur la couverture écossaise, chassant mouches et papillons avec leurs mouchoirs. Leurs nez ont rougi. Il se tient les reins et pousse sa bedaine en avant. Le polo italien porte des traces de repas, taches brunes et rouges. Et tournoient des guêpes qui le contraignent à accélérer le pas. Rien dans les mains. D’habitude, il n’arrive pas les mains vides. Il roule les feuillets comme un magazine. Lui aussi a le nez rouge. Les joues violacées. Les lèvres paressent sur les dents. Il chute littéralement dans les jambes des filles qui les agitent en ciseau. Hélène rieuse depuis que le nabot ne donne plus signe de vie. Julien n’est plus là pour s’en inquiéter. De qui désirait-elle cet enfant ?
« Bien travaillé depuis ce matin… ? demande l’autre fille.
— J’examine les manuscrits de Julien…
(il ne les lit pas, il les examine…)
Je crois qu’il est l’inventeur d’un nouveau style de pratique narrative…
— Ah ! Oui… ?
— Il ne lui a manqué que de dire la vérité…
— Mais quelle vérité, mon Dieu ?
— Y en a-t-il plusieurs… ?
— Tu l’as dit, frangine. Un graphe impossible à parcourir sans revenir aux mêmes endroits que la mémoire finit par considérer d’un mauvais œil. Or, le jeu consiste à trouver le parcours qui ne repasse plus par les mêmes calvaires des croisées. Il y a loin entre la réalité et le jeu qui consiste à divertir l’esprit en espérant y laisser une trace, à l’inverse de la proie. »
Plus loin, une barque émerge par la proue, l’eau clapotant contre ses flancs.
« Alfred se demande quelle décision sera prise en préfecture… dit Frank.
— Au sujet du pain ou des coiffures ?
— Les tirs d’été.
— Mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est ?
— Songeant à des vacances au bord de la mer… Les tirs à l’ombre de la nuit…
— Obscène… mais pas faux !
— Pas le genre d’Alfred, » corrige Hélène.
Le vin n’est pas mauvais, mais pas excellent non plus. Je suis remonté de la cave avec une vieille bouteille oubliée sous la bâche qui a pu être une voile.
« Mauvais choix, reconnut Frank à l’ouverture, reniflant le bouchon à distance.
— Avec un peu de poudre, cependant…
— Je devrais vous mettre aux fers, Alfred…
— Nous avons tant à ouvrager avant que ça n’arrive, mon vieux ! »
Des chevaux grossiers et patauds se sont approchés sur l’autre berge. La rivière les rassure quant à notre présence. Encolures et croupes puissantes, mais jambes sans cet effort qui fait les œuvres d’art.
« Nous finirons par nous ennuyer, dit Hélène caressée. C’est toujours ce qui arrive. L’oisiveté d’Arthur confine au suicide ou à la mortification.
— Nous savons nous aimer, dit l’autre. D’une façon ou d’une autre.
— Demandez-le aux cerfs ! s’exclame Frank pointant un fusil imaginaire en direction du sentier qui s’enfile gaîment dans le chas du bois.
— Est-il possible que la chasse vous passionne, Alfred… ? (elle, ramenant ses jambes contre sa poitrine, le menton sur les genoux)
— Je ne dirais pas ça… mais la vie de château sans un peu d’exercice cynégétique n’est plus digne de l’existence du chercheur de poux dans la tête.
— Encore une de vos obscurités… fit Hélène. (elle suce un doigt)
— C’est vrai, quoi ! De qui sont ces poux qui grattent sur vos têtes ?
— Jamais Julien n’aurait écrit pareille absurdité ! Il s’en tenait aux faits.
— Je me demande ce que Quentin en fera, de ces faits… rapportés comme autant de pièces sur le costume familial qui n’a subi aucun accroc en traversant sa forêt généalogique… »
Plus tard, à l’intérieur :
« Mais il y a si longtemps que vous ne voyagez plus, Alfred !
— Ce sera un voyage organisé. Je ne crains pas de me perdre.
— Il consulte Facebook pour avoir des nouvelles de Quentin…
— Vous voulez dire…
— Que ce voyage est organisé par le cirque où notre nabot s’adonne à l’art du fil ou du trapèze. Nous n’en savons rien. Pas une carte postale… Vous savez : avec les couleurs locales indispensables à l’imagination en panne… L’eau de mer, le dallage des paseos, les enfilades de balcons, les piscines vues de drone… Ces ventres à l’air et ces gosses qui promettent de perpétuer cette joie d’agence et de cotisations salariales.
— Je ne fréquente pas ces lieux…
— Pourtant les vôtres y ressemblent beaucoup : mêmes principes de construction et d’usage.
— Pourquoi diable un voyage organisé… ? Pourquoi pas un road movie sans scénario préconçu ? Vous emporterez votre smartphone en guise de caméra. Ça tient dans la poche. Aujourd’hui, c’est le format branché. Avec le geste : vous savez ? la main à la poche !
— Rien à voir avec le cirque… Naguère…
— Il ne dit pas jadis…
— Il nous arrivait de prendre le train ou le bateau… Avec billet et réservation des compartiments, des cabines et des chambres. Tout sur le papier. Avant même que le récit se mette à exister. Puis nous nous laissions emporter par les autres…
— Les autres ! Ça m’étonne de vous…
— Mais qui donc sinon, ma chère ? Vous ne réfléchissez pas… Je vous l’ai déjà dit.
— Mais je caresse bien… Pas vrai, frangin ?
— Quelle sera la première destination… Car je suppose qu’il en faut une… sinon le commis de l’agence ne sait plus où donner de la tête !
— Consultez donc Facebook pour en savoir plus. Le trajet du cirque y figure. Et avec un mois d’avance. Charmants minois d’enfants émerveillés. Les nabots sont maquillés pour ressembler à des clowns. Cuisses aussi. Et poitrines musclées. Photoshopées pour éviter la vision des hématomes. Ou vous en priver. Lisse réalité des prospectus doublant le spot à la télé. La gueule d’un tigre vous invite à plus de prudence…
— Rien n’est encore décidé, » conclut Hélène.
Le ciel s’assombrit aussitôt. Les vénitiens volètent devant les baies ouvertes en grand. Un tableau frappe son mur à plusieurs reprises. La fumée s’éparpille, agaçant le nez de ces dames, y compris de la « valetaille qui se taille ». Une expression que je tiens de chez moi. Imitée du tirailleur et sans doute empruntée à d’autres larbins en gésine. Leurs enfants ne vivent que d’imitation. Des singes selon le comte. Il les observe de près, forcément. Ça le rend triste. Lui aussi pense aux tirs d’été. Peut-être un sanglier. Battue avec des ploucs mieux expérimentés. Et quelques étrangers qui repartiront avec des cageots. Mettre de la paille dedans : pour mémoire.
« La pluie est sur l’horizon, constate Roger. Je remonte. J’ai à faire. Vous venez, Frank ? »
Le comte fait signe à son valet de ne pas fermer la baie vitrée. Il se pose sur le fauteuil où la mort le guette depuis longtemps. Il a « toujours été mort », selon ce qu’il pense de son enfance. Une fille et pas de garçon. Encore que la comtesse fût volage. Le vent balaie ses moustaches, menace la moumoute, distord les sons qui parviennent encore à ses oreilles. Fait des signes par habitude. Toujours les mêmes : oui, non, par ici, dehors ! Ne sait pas clairement d’où il vient lui-même. Pourtant, les progrès de la science… Comme à la télé. Ces flics experts. Ces dispositions innées pour les sciences. Les algorithmes revus et corrigés. Versions. Nous en parlions quelquefois. Et il se demandait ce qui habitait le cerveau de Quentin. Quel peuple venu d’ailleurs…
« Panglas a de l’influence, dit-il en m’invitant à partager l’espace clôturé de cet étroit salon délimité par les dossiers des fauteuils. Une table basse ressemble à la Lune, même vue de près, comme on s’y penche pour attraper son verre. Madeleine traverse la terrasse, poussée par le vent qui soulève sa jupe noire, le tablier battant comme une aile, elle tient sa coiffure d’une main et de l’autre ses seins. Je n’ai pas encore lu son manuscrit. Chaque fois qu’on se croise, elle m’interroge du regard, mais ne stoppe pas car nous ne sommes jamais seuls. Ne vient plus dans ma chambre car la sœur de Roger habite aussi au rez-de-chaussée pour une raison voisine de celle qui m’interdit les hauteurs. Inutile de la mettre au courant. Mais Hélène l’est déjà. Hélène sait tout.
« Nous aurons une battue en juillet, dit le comte. Panglas s’active auprès des autorités dont il est proche par profession.
— Et le procès… ? Je n’ai pas été aux nouvelles depuis que mon crâne me fait souffrir…
— Reporté… Aux Calendes… grecques si vous voulez. Le pauvre vieux est persuadé qu’on a assassiné son fiston… mais ça lui laisse le temps de s’occuper de nous. Nous aurons un fameux tir d’été !
— Je serai peut-être en voyage à ce moment-là… heu… Je ne sais pas… »
Il faut que je me sorte de là ! Ne plus revenir. Trouver un ailleurs. D’autres personnages et d’autres conversations sur d’autres sujets. Malle pleine de manuscrits inédits. La traîner comme un boulet. Prendre le temps d’ici là d’ouvrir l’in-octavo du guéridon. Le relire. Puis le détruire. Mais comment détruire ce qu’Hélène en a fait ? S’être confiée à des domestiques ! M’avoir trahi auprès d’eux. Je ne reviendrai plus ! Le type qui sort dans la rue ou emprunte le même chemin mais à la campagne, les veines véhiculant les toxiques par quoi commence le bonheur qu’on le veuille ou non, ce type ne se perd pas en route : on l’arrête pour lui faire un procès où l’obligation de soins s’impose à tous ceux qui participent à cette audience d’un autre temps. Entretemps, il tue. Voilà toute mon histoire. Enfin, celle du Guéridon Damasquiné. Vous en savez maintenant presqu’autant qu’Hélène et ses auditeurs. Gisèle ne savait pas lire. Quentin… ?
« Nous l’aurons, ce tir ! Je vous le garantis. Envoyez les photos des dégâts causés par ces sabots, ces grès et ces bois ! Utilisez vos réseaux, Alfred ! Panglas n’y connaît rien. Moi non plus d’ailleurs. Ce n’est pas faute d’avoir ouvert un de vos manuels, mon ami… Mais je n’ai plus l’esprit aux études. Arrrgh ! Ces nouvelles façons de voir les choses ! À travers des culs de bouteilles qui n’ont jamais appartenu à des bouteilles. Verroteries contemporaines. On passe trop de temps à élire nos souffre-douleurs !
— Mais je n’ai pas de… réseaux. Je ne me connecte même pas…
— Pourtant, du temps de la comtesse… devant cet écran qui fleurissait sur vos visages concomitants… partageant le tabouret de piano… et pianotant à la diable !
— Gisèle cherchait à en savoir plus…
— Mais à quel sujet, bon Dieu ?
— Cheminements imprévisibles…
— Vous la suiviez… Ne vous arrivait-il pas de prendre la tête de ce convoi ? Vous donniez l’impression de chasser du gros ! Vous avez appris quelque chose de cette pratique pressentie par nos pères philosophes. L’écran a toujours existé. Apparition en autant de dimensions que nécessaire. Là, devant les yeux. Sinon la table tourne. Ou je ne sais quoi encore !
— Je ne sais plus… Mon crâne… Une douleur constante depuis que…
— Depuis que notre nabot nous a quitté… mais pas sur le chemin de son papa civil… Ni sur le vôtre… qu’il a eu le temps de parcourir… avec ou sans votre compagnie… Rien ne l’amuse si nous nous y mettons, n’est-ce pas ? Plus rien entre Hélène et lui. Mais elle ne peut pas nier en être la mère. Julien comme moi avons assisté à la mise bas. Vous n’y avez pas été invité… Elle fut une vache ou une jument… mais femme et fille… Le père trouve porte close au moment d’assister à la naissance de son enfant.
— Cessez d’enfoncer le clou, je vous prie ! Mon crâne…
— Ma fumée n’arrange rien… Allez respirer ailleurs, mon ami. En parlant de clou, c’est sur ce fauteuil que j’en apprécie le pouvoir de liaison mécanique. Le vent nous amène la pluie… Pendant un moment, j’ai espéré que le soleil… Madeleine, peut-être… Mais elle a disparu. Pour aller où ? Passant par la terrasse… Vous le savez ? Vous habitez au rez-de-chaussée… »
Mais ma chambre était aussi inhabitée que d’habitude. La fenêtre n’avait pas cédé à l’effraction supposée. Et la porte n’avait pas révélé son code secret. Le petit guéridon portait verre et bouteille, ainsi que seringues et matériel annexé qui aurait dû se trouver à l’intérieur en compagnie de l’in-octavo. Peu importait si personne ne venait visiter les lieux en mon absence. D’ailleurs qui ne savait pas que je pratiquais le paradis à la façon des poètes de la douleur et de son verbe haut ? Il suffisait de me voir déambuler dans les allées, stoppant à l’entrée des chemins sans les prendre comme ils semblaient le demander à mon silence. La bouteille était vide, je m’en souvenais maintenant. Le verre sec avec des traces de mouche ou d’araignée. Je les balançai sur le lit, ouvris le guéridon, constatai que l’in-octavo n’avait pas quitté sa fente, l’en sortis en le tirant par son ruban, l’examinai de près, l’œil captant ses poussières témoins d’un long isolement sans visite importune… J’allais partir en voyage. Autant jeter un œil sur ce contenu. Des coups sur la vitre de la fenêtre.
« Vous l’avez lu… ?
— Mon crâne… ces temps-ci… Et puis je pars en voyage…
— Avec Angèle ? Vous n’irez pas loin…
— Moquez-vous de moi…
— J’entre… ?
— Levez haut la jambe ! »
Elle se jette dans le lit, grogne à cause de la bouteille et du verre. Elle n’a pas pensé à nous ravitailler. Rien de consommable côté seringues. Elle a vite fait d’ôter sa culotte. Son énorme popotin s’ouvre, corps à l’équerre du lit, genoux sur le tapis et tête enfouie dans la couette. Comme je l’aime. Rituel bien rôdé.
« Ensuite nous lirons ensemble, dit sa voix étouffée par l’abondance de plumes.
— Pas ce soir… J’ai mal au crâne…
— La belle excuse ! Ça ne vous empêche pas de… Arrrrgh !
— Ma queue et mon cerveau n’habitent pas la même maison, ma mie ! »
Puis elle saute du lit pour exiger la clé du secrétaire. Je saute moins haut et me ramasse sur les genoux. Mon cerveau est revenu à l’assaut. Je tapote le code. La porte coulisse dans un chuintement digne des meilleurs vaisseaux intersidéraux. Elle avise son manuscrit et s’en empare, resaute sur le lit, la couette se gonfle de chaque côté de sa masse corporelle. Mais elle se redresse et désigne l’in-octavo ou la seringue et ses annexes.
« Serait-ce les feuillets de ce Guéridon Damasquiné dont tout le monde parle ?
— Et que vous seriez la seule à ne pas avoir lu… Vous vous moquez encore de moi…
— Je vous assure que non ! Je n’en sais pas plus que ce qu’on en dit à l’office. Jamais rien entendu à l’extérieur. Je suis curieuse de…
— Jouons cette lecture à pile ou face… Pile nous lisons votre ouvrage. Face, vous pourrez en dire au moins autant de mon célèbre Guéridon qui a la faveur de la domesticité…
— Je n’ai pas toujours été domestique…
— Certes, mais vous vendiez votre peau à d’autres types de clientèle… Avez-vous connu Pedro Phile ?
— Ce salaud !
— Il en est question dans mon Guéridon.
— Alors ils ne l’ont pas lu… Pourtant, madame Hélène…
— À votre tour de les renseigner sur mes malheurs de jeunesse ! »
Presque jovial, mais sans précipitation, je dénouai le ruban. L’in-octavo se déploya.
« Tiens ? fit-elle, les mains entre les cuisses comme devant le sapin étoilé.
— En effet… dis-je comme si l’ensemble des mythes venait de s’effondrer sur lui-même.
— Il n’y a rien là-dessus…
— En effet… répétai-je. On m’aura… heu… volé…
— Mais volé quoi ? Vous n’avez rien écrit…
— Je croyais pourtant… Vous avez entendu les autres… Tous s’accordent à le dire : je suis l’auteur du Guéridon Damasquiné…
— Pourtant…
— Est-il parti en voyage lui aussi ?
— Ce serait amusant !
— Je ne le reverrai plus… Il faudra que je me fie à la mémoire de nos larbins… Mais accepteront-ils de me dire ce qu’ils savent… heu… ce qu’ils ont retenu… ?
— Pas le même monde en effet… Mais ne comptez pas sur moi pour les convaincre. Je ne suis pas issue d’une lignée domestique. On se méfie de moi…
— Il faut que je parte ! Ce coquin m’a piqué le seul ouvrage…
— Un seul ? Vous m’étonnez…
— Le seul qui me tienne à cœur ! D’autres suivront.
— Une suite… ? Et rien avant… ? Mais alors…
— Je ne suis pas celui que vous pensez ! »
Appelons-la Élise. Veuve Gagnate. Profession : infirmière. Pas toute jeune mais la jambe alerte et le sein pointu. Ventre plat : jamais enfanté. Roger Russel l’appelait sa « frangine ». Elle lui avait tapé dans l’œil, mais il était en avance pour l’union sacrée avec Hélène et mon cerveau avait conçu une hémorragie dans je ne sais plus quel lobe qui rendait ma démarche incertaine. Souvent le comte me servait de canne, Élise suivant avec la chaise à roulettes tout-terrain : un flacon s’égouttait si elle ouvrait le robinet. Le Mannlicher avait laissé un gros hématome sur mon épaule. Je la frottais souvent, exhalant l’arnica ou l’herbe mongolienne. Sur mes genoux (si j’étais assis le cul à l’air dans cette chaise se déplaçant à l’écart des lieux vitaux et avec le vent), les prospectus vantant les amnésies passagères acquises par la fréquentation des ponts : nombre : 12. Près de 200.000 tonneaux. Connu chez les Surgères comme le théâtre de toutes les aventures extraconjugales. Pedro Phile y avait installé une antenne pédophilique qui avait initié le comte à l’art de l’enfance qu’il n’avait pas eue pour cause de tradition familiale et de soumission aux préceptes catholiques en vigueur (pas trop de vigore, permesso). Élise me servirait de chaperon, mais elle préférait le « quatre-pièces » : deux vignettes pour les tétons, un mouchoir de communiante pour devant et un bouchon de soie au derrière. Elle enfilait un tablier blanc et chaussait des thongs : une seule fantaisie : des petites fleurs printanières aux couleurs de l’été. Le comte regimbait :
« Vous allez manquer le tir… Panglas s’est bien débrouillé. Un sanglier pour les Surgères. Une hure que vous n’aurez pas. Mais ce périple vous remettra les idées en place. En bonne compagnie (dit-on… car je n’ai pas essayé) et à proximité d’une officine dont vous me direz des nouvelles si vous vous laissez tenter par l’inconnu. Sans honte, je vous le dis ! Vous voyez dans quel milieu s’est fourré notre nabot… Et ce n’est pas un Surgères ! »
Derrière nous, la chaise cahotait, le flacon heurtant sa potence avec une régularité qui en disait long sur l’esprit qui habitait Élise. Dix ans de plus que moi, mais à nos âges, la différence ne se voit pas. D’autant qu’elle m’accompagnait en professionnelle de l’attention médicale : même le capitaine était au courant : un sur cinq mille : le comte avait des relations même en Italie. Je dormirais dans un lit spécialement embarqué pour mon usage : Élise occuperait celui que prévoyait le contrat. Nous partagerions une minuscule salle de bain où la pratique de la fornication promettait des difficultés insurmontables : dans quel endroit ou quelle fente pratiquerais-je la masturbation ? Rien n’était précisé à ce sujet : sous la table avec la main d’Élise ou la mienne si le chien ne passait pas son temps à fureter dessous à la recherche de miettes et de taches de sauce.
« Ne l’écoutez pas, dit-elle. (la chaise se rapprocha) Ce sera un beau voyage, vous verrez. Mais ne comptez pas trop sur la contesa…
— Il n’a pas fait la guerre en effet… mais maintenant que j’y songe : moi non plus ! (le comte se dandinant)
— Je vais y laisser ce qui me reste de fortune…
— Avez-vous bien numérisé votre travail ? Je me charge de la conservation des copies de sécurité. Vous écrirez un nouveau livre : pourquoi pas un giornale... ?
— Sans tracé au fusain! J’ai besoin d’une toile blanche et d’une idée rencontrée...
— Quelle jolie façon d’évoquer le plagiat qui menace votre originalité, Alfred ! »
La table était mise et « madame » en était informée. Elle tapa des mains, ne disposant de la clochette que pour ameuter son équipage. Je profitai de l’opacité des saules pour me vider à même la terre en cours de recomposition. Je continuai à pied, Élise trottinant derrière la chaise, heureuse de ne pas avoir à la vidanger dans la rigole des cuisines. Moment qui la réduisait toujours à la dimension de la valetaille collée aux vasistas. Or, elle fréquentait nos repas en invitée. N’avait-elle pas été une amie intime de la comtesse ? Elle revint en riant, sans chaise, soulevant sa jupe pour franchir les murettes. Le comte plongea sa main dans son pantalon pour repositionner sa queue puis s’assit, empoignant déjà le corps voluptueux de la bouteille. Je ne sais quel bras se proposa de soulager ma pliure à l’équerre d’un siège sans accoudoir. Le fumet d’une viande attira du monde. Une jeune servante vola à notre secours avec sa queue de cheval importée d’Afrique du temps où les Surgères y massacraient les meilleurs lions.
« Elle s’appelle Renata… dit Élise en prenant place contre moi.
— Elle aussi ! Vous badinez, non ?
— Dix-neuf ans…
— Vous vous moquez, Élise !
— Que non ! Elle se souvient de Titien… Elle était encore une enfant à l’époque.
— Je vois…
— Vous voulez dire que nous serons trois dans cette étroite cabine conçue pour un seul passager !
— Ne vous énervez pas, Alfred ! Mangez paisiblement… Le docteur…
— Au diable ce Faust !
— Il va s’étrangler… Servez-lui du blanc. ¡Y un trago más !
—Quelle chance vous avez… ! »
J’avais du mal à me torcher. Je ne sais pour quelle raison, la rotation de ma colonne était incomplète et mon bras trop court pour atteindre l’anus. Dans l’effort, je transperçais le papier. J’avais l’index souvent merdeux. Des heures au lavabo. Et une Renata de dix-neuf ans à se coltiner. Pas même contesa. Quelque manola cueillie au cours d’un voyage à Grenade. Julien m’en avait touché un mot. Dix ans à l’époque. Un peu grasse sous les seins si on se référait au manuscrit que Roger Russel était en train de réviser dans l’ancien petit salon égyptien qui commençait à perdre le sens qui m’avait étourdi du temps de la comtesse. Hélène rousiquait une aile, les dents dehors et le nez retroussé. Le comte usait d’une fourchette et d’un couteau, très noble dès qu’il s’agissait pour lui de s’adonner aux rites nécessaires de l’hygiène. Dans mon assiette, le « blanc » était en morceaux, œuvre d’Élise qui continuait d’évoquer les charmes de cette Renata qui coucherait dans un lit de camp installé dans la ruelle. La photographie du prospectus prévoyait un balconnet avec vue sur Venise, mais cette fois le Temibile n’y ferait pas escale. Il était question de Trieste… Allez donc savoir qui est le vrai Tadzio !
« Nous aurons chaque jour le même horaire, dit Élise, ce qui satisfera pleinement votre sens de la mesure, mon cher Alfred.
— Tous les jours la même chose ! s’écria le comte.
— Alfred y tient… Mais a-t-il conscience que le mauvais temps est imprévisible ?
— Vous voulez dire qu’un naufrage est toujours possible… ? Vous charriez !
— Elle pense à mes siestes, dis-je en acceptant un verre. Je n’en profite pas si le silence n’est pas total…
— Pourtant, à l’ombre du noyer…
— Pas le noyer, malheureux ! »
Le repas s’acheva en musique, car Élise tint à réécouter sa chanson préférée diffusée à la radio. Nous en profitâmes patiemment. Paroles prémonitoires sans doute : quelque chose se finissait, mais je ne sais plus quoi. Le comte alluma les cigares :
« Ces voyages avaient leur charme, certes, mais je m’y ennuyais un peu plus chaque jour. Pas mécontent de retrouver mes saintes habitudes !
— Vous dites que Renata a dix-neuf ans… ? Vous calculez mal, me semble-t-il, Élise chérie…
— Vous étiez tellement soucieuse du bonheur de Quentin à l’époque…
— Vous avez raison ! Enfin… nous en saurons plus quand ces messieurs auront achevé leur travail… »
Roger et Frank comme un seul homme, temps du brindis. Les monteras honorant la belle Hélène qui agite son mouchoir et le voilà qu’il s’envole dans la sombra. Rire partagé après le « olé » lancé par le comte qui racle la bouteille avec son couteau, pour un parti du rythme.
« Je vais me retrouver bien seul, dit le comte. Les tourtereaux en voyage de noces, vous deux en croisière, Quentin déjà loin… Et vous, mon cher Frank, qu’avez-vous prévu ? Pourquoi ne pas rester et participer au tir d’été que Panglas à décroché en préfecture ? Je vous promets de saines sensations. Et tout ce qu’il faut pour se sentir parfaitement en accord avec la Morale ! Panglas nous rejoindra plus d’une fois. Il a lui aussi quelque chose à oublier…
— Le procès est reporté, si je suis bien renseigné…
— Vous l’êtes. Et ça risque de gâcher son été. Avez-vous connu Alice ?
— Vous voulez dire : intimement ?
— En tout cas Julien n’y est pour rien… J’en mettrais ma main au feu… Kol délire… Savez-vous qu’il a hérité d’une fabrique de cigares à Cuba, anciennement installée en pays sévillan… ? Nous prendrons le temps d’évoquer ces ressources de Jouvence… mais je crains que notre Panglas l’empoisonne… Vous serez loin alors, Alfred… Avec Élise qui s’y connaît en pratiques amoureuses et cette Renata qui fut grenadine avant que Pedro Phile ne lui enseigne les charmes de la langue de Dante, enfer compris… Tragedia malvagia … »
Ce doigt merdeux pour dénoncer le ou la coupable… Écrivant en lettres majuscules sur les murs des chiottes destinées au public « sans distinction aucune, notamment de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation ». En sortant en catimini sans passer par l’arrêt lavabo. Mais ici au château je ne laissais pas ma trace sur les murs. Quel domestique le comte eût soupçonné de graffitis ? Quant à user des cornaux dans l’espoir de décrocher le prix Nobel… Ou s’y mettre sur la peau de Renata dont je ne savais que ce que Julien en avait écrit dans son seul manuscrit jamais proposé à l’édition… Avez-vous noté cette asymétrie Alfred/Julien… ? Chez moi, un seul texte en circulation, malgré moi ne nous lassons pas de le préciser. Chez Julien, un seul texte censé demeurer secret. Je crois que c’est Élise elle-même qui me signala cette approximation des proportions… heu… gardées. De quoi se mêle-t-elle ?
Il existait un parallèle entre Le Guéridon Damasquiné et Renata l’Heureuse. Un hypertexte façon Nelson. Du Xanadu pur sucre. De l’ambition en perspective. Mais j’avais perdu mon manuscrit (Quentin l’avait-il emporté avec lui ?) et je n’avais du texte de Julien que l’idée que Roger Russel avait bien voulue nous enfoncer dans le crâne… avec la complicité d’Hélène. Sinon ces deux palimpsestes auraient été enfournés dans mes bagages. Voilà à quoi j’eusse occupé mes heures à bord de cet ennuyeux et long Temebile. Mais j’appareillais sans aucune idée de plaisir, résolu à trouver le temps long et l’espace si étroit qu’Élise ne risquait pas de m’y égarer comme il arrive aux épingles à cravate. Il fallait compter sur le mauvais temps pour m’empêcher de dormir aux heures prévues par mon horloge interne, soumis plus que l’ouvrier aux impératifs des horaires industriels dans son cas, météorologiques dans le mien. Encore une asymétrie. Et une preuve de l’influence qu’Élise exerçait sur mon incapacité à me retrouver tel que je m’étais abandonné sur le rivage d’une mer porteuse de tous les mythes possibles. Dix-neuf ans : à cet âge, je perdais les limitations de mon prépuce et découvrais l’inconséquence d’une Gitane. Cela doit se retrouver dans mon texte. En quels termes, je n’en sais rien : Quentin (si c’est lui) en sait plus que moi désormais sur le personnage que je fus avant de devenir une personne soumise aux impératifs d’une hygiène moins prometteuse d’inventions. Mon doigt, une fois encore, traversa le papier rose et parfumée et atteignit les surfaces tourmentées de mon anus. Je l’y agitai, sentant l’ongle se charger de merde. J’étais dans une chiotte au rez-de-chaussée, avec trois murs et une porte, sinon Élise m’eût torché elle-même, sans expression de dégoût ni de plaisir, torchant comme elle me piquousait dans le blanc, au lit et sur la chaise. Un soir elle badigeonna mon épaule à l’arnica. Elle détestait la chasse. Pas mécontente de m’éloigner du tir d’été qui réjouissait le comte, mais sachant que je répondrais présent à l’ouverture, si je tenais encore debout… Quelle femme, tout de même ! Sortait toute nue de sa chambre pour aller pisser et chier. Autre chasse. Mais la grivoiserie n’était pas son fort. Elle avait une sœur jumelle (je ne vois pas le rapport).
Je sortis, le doigt en l’air et les narines dilatées. Je me mis à la recherche d’un mur. Des années que je traînais dans les parages sans avoir jamais écrit mon nom sur un mur ou un pupitre. Les miroirs réfléchissaient sournoisement mes intentions. Elle ouvrit sa porte, nue comme un ver. Interstice de chair rose et poilue. Elle réduisit l’ouverture, mais sans refermer.
« Vous n’allez pas recommencer, Alfred ! Je vous ai déjà dit…
— Vous sentez aussi… ?
— ¿Como no ?
— Couleur locale. Il faut que j’en fasse quelque chose…
— Vous êtes fou ! Si vous ne vous tenez pas tranquille, nous ne voyagerons pas. Vous aviez promis…
— La dernière fois, vous avez résolu la question…
— Entrez ! »
Elle avait déjà enfilé une chemise. Sans transparence ni moulage. Elle ouvrit le robinet. Je m’avançai, le doigt en l’air comme un quinquet (il y en a dans toutes les pièces ici). Je me penchai :
« Je vais sans doute me répéter, dis-je, mais c’est ma métaphore favorite…
— Laquelle cette fois… ?
— Pour l’homme ordinairement conçu et entretenu, l’eau coule et sert à, par exemple, laver ce doigt. Mais pour le poète que je suis, l’eau recommence…
— Elle recommence quoi ? (impatiente)
— Elle reprend le même chemin. Selon la courbure du lavabo…
— Et alors… ?
— Rien. Aidez-moi ! »
L’eau se trouble, disparaît dans la bonde, mon doigt est propre comme s’il venait de naître.
« Maintenant, allez vous coucher et fichez-moi la paix !
— Pourtant… la Nuit…
— Une petite branlette sous les draps puis fermez les yeux et comptez les moutons…
— Et vous… ?
— Un dernier verre…
— Je peux le prendre avec vous… ?
— Vite fait alors ! »
J’avise le prospectus sur sa table de chevet. Voilà comment elle rêve. Elle a suspendu une marine avec voiles et nuages au-dessus de son lit. Je l’ai entendue clouer le piton. Elle n’a besoin de personne et me sert la leçon des amours déçues et si lointaines qu’elles la hantent un peu plus chaque jour. J’imagine les nuits, ô confidente.
« Mais non, idiot ! Renata ne couchera pas avec nous. Mais elle nous servira.
— J’ai hâte de faire sa connaissance !
— Elle ne paraît pas ses dix-neuf ans…
— Vous non plus…
— Moquez-vous, ingrat…
— Je ne voulais pas dire que… Oh !
— Vous vous caresserez chez vous, Alfred… Videz ce verre et fuyez !
— Mais vous ne me faites pas peur !
— Peu importe l’effet que je vous fais… J’allais pisser…
— Je viens avec vous !
— Quelqu’un finira par nous surprendre… »
Éjaculation précoce dans le jet. La gnole me tourmentait. Vomissure à destination domestique. Mais elle entreprit d’en effacer les traces. Voilà comment je l’abandonnai ce soir-là. Puis dodo. Ou perfectionnement de ce rêve, les yeux fermés sans trouver le sommeil. Voyage-t-on dans ces conditions ? En compagnie de crétins issus de la masse salariale.
« Je ne vous attendais plus, fit le comte en nous voyant arriver, l’une poussant et l’autre à cheval sur le popo de sa chaise.
— Quelle nuit ! m’écriai-je.
— Vous avez rêvé d’une Pénélope inaccessible… ?
— La Cruz ? Je suis réaliste, moi ! Je m’en tiens aux faits. Je dois dire qu’ils ne se bousculent pas pour me donner du grain à moudre.
— On ne sait jamais avec les voyages… Cruz en jupette au bastingage. L’occasion de tenir la barbichette à une créature promise au succès dès l’entrée en scène. Question de beauté, mais pas seulement. Le talent dès qu’elle ouvre la bouche… hum… Mais les stars de ce monde préfèrent le yachting… en bonne compagnie…
— De quoi vous plaignez-vous tous les deux ? Avec ce que vous laissent vos lignées respectives… Ma sœur et moi étions à la caisse du supermarché du coin…
— En même temps… ?
— Le gérant avait sauté sur l’occasion pour organiser ce spectacle, nous accordant des faveurs qui provoquaient des jalousies, vous vous l’imaginez… Puis nous nous sommes séparées…
— J’aurais bien voulu voir ça… Arrrgh !
— Gamin vous vous la frottiez dans les musées… Ne dites pas le contraire : je l’ai lu dans Renata l’Heureuse.
— Vous avez lu Renata l’Heureuse… ?
— Pas vous… ?
— Mais Roger Russel…
— …n’est pas votre ami, Alfred ! »
Le comte se préparait à vivre seul. On lui enlevait même sa « Renata », qui s’appelait Isabelle, fille de manolos qui n’étaient plus de ce monde, ni d’un autre si la philosophie surgérienne était dans le vrai. Son seul espoir de résister à l’angoisse d’avoir à vivre seul entouré de domestiques pas vraiment triés sur le volet reposait sur les épaules voûtées de Frank Chercos, celui-ci étant forcément exclu du voyage nuptial auquel se préparait son ami Roger Russel. Le mariage avait eu lieu une semaine plus tôt. Sans grandes pompes, mais la préfète et la procureure trinquèrent avec nous sans ménager leurs gosiers. Il y avait du monde, comme il fallait s’y attendre, mais j’avais eu du mal à ne pas me cacher dans le dos des servantes ou à m’éloigner dans la zone sauvage de la propriété, vers les montagnes que je n’atteignis jamais. J’avais appris à reconnaître les traces laissées par les animaux, cacas et empreintes constituant ma scienza nuova. Les chants d’oiseaux, qui ne parlent pas, même quand ils s’engueulent, n’avaient plus de secret pour moi. Sapienza poetica. Je consultais chaque jour les websites les mieux achalandés, non sans récréations pornographiques, m’en tenant aux maturités conservées par miracle ou dispositions naturelles. J’enviais ces qualités inaccessibles de ma chaise. Dieu et ce que l’hérédité a fait de nous. Une fois convaincu de ne rien pouvoir changer à cette sorte de fatalité, que reste-t-il ? La curiosité, qui sert de science et de patience, et les voluptés acquises par expérience têtue. Hélène avait choisi l’homme le mieux placé pour jouer au légataire universel de l’œuvre de Julien Magloire. Depuis qu’il avait pris connaissance de mon Guéridon Damasquiné (comme tout le monde et malgré moi), il devait bien se douter que la semence qui avait participé à sa création ne contenait pas une goutte des couilles de son père civil. Et s’il avait eu accès à la Renata l’Heureuse, par effraction ou parce que dans un moment d’espoir sa mère lui en avait confié la connaissance, il savait que ma roturière queue avait plus d’une fois transpercé sa mère, et pas seulement par le cul. Ajouter à cela sa curiosité à l’égard de Pedro Phile et de ses amis nains de cirque. Ainsi, le Guéridon Damasquiné avait disparu corps et âme et la Renata l’Heureuse était entre les mains de Roger Russel. Frank Chercos, chargé de suivre toutes les pistes, entretenait une série de carnets qu’il conservait jalousement ailleurs que dans l’ancien salon égyptien qui servait aujourd’hui, à l’instigation d’Hélène, de repaire aux deux complices par intrusion en milieu étranger à leurs propres données. Ça en faisait, du matériel propre à inspirer une saga mieux que faulknérienne ! Arrrhg !
Cependant, Frank Chercos repoussa l’offre du comte. Il avait prévu de prendre le train avec son ami Roger et sa belle, du moins jusqu’à la gare de correspondance où les rames se séparaient à grands coups de tampon. Je voyais ce quai et sa perspective, avec le mur retenant les vieilles bâtisses d’un quartier en démolition, la crasse du charbon encore présente dans les joints des pierres accumulées. Hélène en habits de voyage reconnaissables à leur ampleur, sans talons ni coiffure retenue par les peignes, chevelure en cadogan et la croupe recevant ces noires retombées aux boucles finales. Agrrrrr ! Mmmmmm ! Renata me surprit au milieu d’une branlette et je m’étonnai moi-même de trouver du plaisir à m’exhiber, ce qui ne m’était jamais arrivé, ayant toujours pris la précaution, en cas d’exposition à l’air libre, à la ville comme à la campagne, de me mettre à l’abri des possibles regards. Elle faillit s’évanouir, ce qui augmenta ma stupeur, car je ne m’étais jamais imaginé qu’une fille du peuple, étranger de surcroît, pût trouver des raisons de perdre connaissance en présence d’un phénomène qu’elle était censée avoir élucidé depuis, si j’en croyais la rumeur, l’âge de dix ans. Nous détalâmes.
« Je l’ai supplié, dit le comte en parlant de Frank. Mais rien n’y fait. Il est occupé par diverses « missions » qui lui tiennent à cœur. M’est avis qu’il a rendez-vous. En savez-vous plus que moi, Alfred… ?
— Laissez-moi retrouver mon souffle…
— Tiens… ! Renata qui court sans se soucier de sa robe… Y êtes-vous pour quelque chose ? Racontez, je vous prie !
— Pas le genre de récit que vous affectionnez…
— Qu’en savez-vous ? Racontez toujours…
— Mes bras n’en peuvent plus… L’acier de ces roues est bien trempé !
— C’est le chemin qui l’est, voyons ! Pourquoi cette solitude ? Élise est payée pour vous…
— Occupée par les bagages… Les nôtres et ceux qu’Hélène associe à la valise de Roger…
— Il emporte les manuscrits de Julien ! Mais en cas de naufrage… ? Un déraillement… un crash… Plus rien à lire… Ce serait… Oui, au fait : qu’est-ce que ce serait ? D’après vous…
— Quentin est parti avec le Guéridon Damasquiné…
— Qui ne le connaît pas par cœur ici ?
— Moi…
— Vous avez oublié… ? Je peux vous aider…
— Combien de versions d’après vous ? Et la domesticité par-dessus le marché !
— Vous oubliez la Renata l’Heureuse… Rien sur moi…
— Je n’ai pas demandé à voyager…
— Certes… Mais avec Élise ! Et… Renata !
— Parlez pour vous… heu… cher ami… »
Je retournai dans les bois, pour chier cette fois. Pourquoi pas une exhibition ? Mais avec Renata au balcon. Quoique surpris dans cette position, le passant ne songe nullement à une pratique déviante. Il craint de se montrer indiscret. Mais si vous avez la main sur la queue… Belle nature à peine mouillée par une averse qui n’a pas duré, juste de quoi arroser le potager et redonner à l’odorat le goût des choses simples et par conséquent saines. J’ai appris ça moi aussi. Le passant vous plaint si vous peinez sur le chemin, les bras gonflés d’un effort qui vous mange le cerveau. Il veut pousser, mais prend la tangente comme s’il n’était pas tombé sur vous. Ici, propriété privée : on ne risque pas de rencontrer l’étranger. Les buissons occultaient mes fesses et ce qui en sortait, car je ne chiais pas dans le popo, histoire d’épargner Élise qui songe alors à une récompense, car elle a accès aux antichambres des pharmacies. Jamais pratiqué le shoot sans une experte à mon service. Mes rares cheveux se laissaient secouer par la brise. Je voyais la rivière par-dessus les buissons. Le balconnet du Temibile m’offrirait des spectacles plus convenus. Je me posais des questions au sujet de la promiscuité prévue entre les balconnets. Des centaines de balconnets à tribord. Et ces gens accoudés ou brandissant leurs caméras dans un sens ou dans l’autre. Voyage aux circonstances prévisibles, comme c’est écrit dans le prospectus. Le commis de l’agence nous avait projeté un film sur le mur entre deux affiches. Scénario. Insérer mes rushes entre ces scènes de bonheur. Je reviendrais avec du cinéma plutôt que des notes matinales. Renata souriant avec flashbacks entre les plans rétiniens que son cerveau entretient depuis dans son esprit de dix-neuf ans. Je n’avais jamais chié avec autant de clarté.
« Elle court comme une sportive, dit le comte. Je reconnais les athlètes à la fluidité du mouvement. Chaque effort est prévu. Pas plus d’une fraction de seconde pour cliquer sur le lien qui promet la victoire. Et elle n’est jamais facile.
— Vous avez pratiqué… ?
— Les bois seulement. Sans l’épreuve des pentes et de l’instabilité des sols en montagne. Les pas ralentis par la profondeur des coulées venant des champs adjacents, avec troupeau dessus, et les véhicules qui m’appartiennent, conduits par des spécialistes qui ont l’esprit sportif. Voyez comme elle lève le genou. Presque sous le menton. Petite sans-culotte qui connaît les mérites du chant profond et pratique les variantes du chico. Nous l’avons ramenée de Barcelone où sa famille arabo-judéo-andalouse avait pris racine après la Guerre. Elle volait l’étranger, comme à Grenade où j’ai perdu la tête dans les ruelles du Sacromonte… Cuevas et zapateo. Je me suis fait enculé par un beau Gitan qui avait perdu ses parents et leurs biens.
— Enculé… métaphoriquement… ?
— De quoi nourrir le récit de mon existence en tout cas. Ma condesa et la petite contesa. Puis Hélène a eu cette idée saugrenue d’épouser un Labastos qui usait du nom de sa défunte épouse (qu’il a assassinée selon Frank Chercos) pour signer sa production inédite toujours malgré mes relations parisiennes. Faut-il qu’il fût un mauvais écrivain ? Renata avait dix ans. Je la considérais alors comme ma propre fille. J’ai même eu l’impression de l’avoir achetée à Pedro Phile… Je ne me souviens plus des détails de la transaction. Mais de retour au Château, elle a rejoint la brigade en cuisine et a appris à peler les patates et à récurer les cacharos. Hélène ne voulait pas d’une fille.
[Ici, le comte confond sa défunte épouse avec sa propre fille. Lapsus. Le cours de la conversation en est changé. Je dis ça pour ceux qui…]
— Elle en aura peut-être une si Roger…
— « Son membre est couvert d’écailles de poisson et sa semence à l’aspect de la cendre… » Je cite Quentin… Vous auriez pu être fier de lui si elle avait voulu… Mais vous êtes ici chez vous, Alfred. Je vous y reçois comme un membre de la famille.
— (Entre le moment où je me suis aperçu qu’elle était au spectacle de ma caresse et celui où elle a pris les jambes à son cou, j’ai éjaculé avec un plaisir tel que j’en ai momentanément perdu la vue et l’ouïe. Rien sur mon pif ni ma langue. La peau réduite à cette part de moi-même soudain intériorisée, comme si je n’étais plus que ça…)
— Elle n’est plus là ! À peine le temps pour moi de confirmer mes sentiments à votre égard par une franche poignée de main, elle a disparu du champ. Comme éclipsée par l’ombre des hortensias en chaleur. Vous sentez comme la pluie est discrète… ?
— (Je ne la désire pas, sauf comme témoin. J’en parlerai à Élise, à sa perversion exemplaire. Nous aurons ce voyage et ma douleur s’éteindra comme le foyer qui couve cependant. J’imagine déjà les heures passées à attendre. Le Temibile croisant au large de ce qui demeure de nos racines historiques. Des lazarillos en main. Connaissance des guides qu’on n’enseigne pas à l’Université. Revenant avec ces pages glacées en technicolor. Architectures des images plus révélatrices du piège touristique que leurs contenus de pierres et de fontaines. Je ne serais pas jaloux des regards concupiscents portés sur les promesses érotiques de cet être encore raciné dans son enfance. Je n’en suis pas amoureux. Je veux l’acheter moi aussi. Ma part sur elle. Pedro Phile exerce-t-il encore son pouvoir ? Cher comte, je me doute que vous ne me dites pas tout. En cela, vous n’êtes guère différent de ceux qui vous quittent, temporairement ou de façon définitive. Je vous souhaite un bon tir d’été !)
— Je n’ai pas entendu la clochette du déjeuner… Et vous ? Ma langue choisit le goût plutôt que le verbe. N’est-ce pas ce qui nous différencie ? Car nous avons beau demeurer les meilleurs amis du monde, il n’en reste pas moins que chacun s’applique à nous séparer… en commençant par notre belle Hélène…
— Comme vous y allez !
— De quel sens m’entreteniez-vous avant que je vous interrompe… ?
— Le sixième… Mais rien à voir avec des PES car l’organe concerné est à la portée de nos mains…
— N’est-il pas alors question du… toucher ?
— Comme vous touchez votre langue avec la viande de vos proies ou le vin de vos vignes…
— Je vois…
— Non… C’est elle qui voit. Même si elle ne veut pas voir, elle voit ce qu’elle regarde. Comme si dans ce domaine elle avait dix ans d’avance sur moi…
— Neuf, si je compte bien… (soupirant) Enfin… vous verrez bien… La Compagnie promet quelques semaines incomparables avec ce qu’on peut attendre du train ou de l’avion. Avec l’assistance d’une nounou expérimentée dans un tas de domaine tous plus prodigieux les uns que les autres. Et en prime une adolescente qui s’y connaît elle aussi. Vous allez être chouchouté ! Mais je ne vous envie pas. Loin de moi les voyages ! Ces souvenirs ne me hantent même pas. Je n’ouvre pas les albums. Il n’en manque pas dans le fatras auquel Hélène tente de donner un sens. Mais n’a-t-elle pas autre chose en tête par les temps qui courent… que fait courir ce Roger Russel qui les poursuit en vue d’un tir dont nous ignorons vous et moi les conséquences ? Est-il temps de nous débarrasser de lui… ?
— Nous en parlerons à mon retour. J’aurais bien changé, vous verrez !
— À temps pour l’Ouverture ! Mais d’ici là, j’aurais le temps de me décomposer…
— Vous oubliez le tir d’été…
— Y prendrai-je autant de plaisir que vous avec vos compagnes… heu… vos accompagnatrices ? »
Ulysse a fait un beau voyage et ça l’a rendu heureux, quoiqu’il végète en ce moment dans la Malebolge avec ces semblables (XXVI, XXVII). Dieu seul sait ce que me réserve l’avenir au-delà de l’espérance ! Ce Dieu que je porte en moi comme un fardeau. D’abord assis sur mes épaules d’enfant, puis pénétrant en sodomite éclairé par la Durée. Dieu sans morale à son arc. Un dieu de l’action ou plus exactement dit de ce qu’on peut savoir du geste et de ses conséquences. Pas même idée ni personnage. Pourquoi donc personne ne m’a confié une mission, genre Mason et Dixon ? Les compétences m’illuminent et on me voit de loin. Personne sur le pont. Des femmes en recherche ou en attente. Peaux flasques aux endroits les plus propices au lèchement. La langue hésitante des visiteurs. Mots convenus. J’écrirai ces conversations. Rien entre les actes. Des gouffres de silence. Revenez du paradis pour retrouver le sens de la tragédie. Sinon vous vous mentez à vous-même. Et alors les autres vous croient.
« J’ai aperçu d’innombrables bagages dans les couloirs ! dit le comte initiateur des conversations. Cela fait, si je compte bien, un nombre tout aussi approximatif de voyageurs… Vous êtes-vous comptés, les amis ?
— Papa ! Tu vas encore nous communiquer ta tristesse de veuf malheureux en amour…
— Ce n’est pas faute de travailler à ne plus me sentir seul parmi vous… À quand le prochain Surgères ?
— Mais ce sera un Russel, papa !
— Sauf si c’est une fille…
— Même si c’est une fille… L’État civil… La leggia…
— Nom de Dieu ! Plus de Surgères après moi !
— Tu oublies Quentin. Son nom d’artiste… Il l’a choisi lui-même. Tu n’as même pas apprécié le message à sa juste valeur…
— Tu n’en pleures pas toutes les nuits… Et puis cet État civil dit le contraire… Qui retiendra un nom s’il n’y figure pas ?
— Faute de fils avec maman… Pas la mienne… (se rattrapant illico) Pas ma faute ! (car le comte avait tiqué) Ni celle de maman non plus…
— La mienne alors ?
— Ce que tu portes en toi… La lignée depuis des siècles…
— Comme eux tous ! (nous désignant) Voyons… (prêt à en rire) Qui donc n’a pas de fils à son actif… Alfred, ne levez pas le doigt !
— Ne faut-il pas en effet que le père recherche son fils où qu’il se trouve ? »
Dis-je, le nez dans mon assiette. Ainsi décide-t-on du silence. Un goulot chanta. Plus tard (comme on dit dans les romans qui n’ont rien à voir avec la Comédie et son miroir d’Alice), je coinçai Renata dans un angle de pierre moussue. Je saisis son petit menton entre le pouce et l’index :
« Qui t’a ordonné de venir avec nous ? Madame ?
— Je fais ce qu’on me dit ! Je suis nourrie pour ça…
— On ne te paie donc pas ?
— Des clopinettes depuis que Pedro m’a laissée tomber…
— Il t’a vendue à ces gens… Pourquoi ne pas le dire puisque tu le sais ?
— Pourquoi le dire… à vous ? Qu’est-ce qui vous autorise… ?
— Tu as la langue bien pendue pour une manola…
— Je n’en suis plus une !
— Sans argent de poche… ? Tu connais Yoyo ? Voilà ce qui arrive aux petites putes quand elles vieillissent.
— Leçon de morale maintenant !
— Qui t’entretient ?
— Madame. Monsieur. Personne d’autre. Je vous dis que Pedro…
— Où est Quentin ? Ne me dis pas que tu n’en sais rien.
— Vous me faites mal ! »
Peut-être. Mal. Je sortis ma queue de sa niche en soie imprimée.
« Regarde ! »
Elle sourit.
« Ne touche pas !
— Pourtant…
— Nourrie, logée, blanchie, mais pas payée pour le travail qu’on exige de toi. Regarde !
— Je ne fais rien d’autre !
— Exigeras-tu que je te paie ?
— Monsieur fera ce qu’il voudra…
— Me feras-tu chanter ?
— Mais enfin, monsieur !
— Qui menace ma tranquillité d’après toi ?
— Je ne sais pas.
— Dis-moi où est Quentin ! Je te récompenserai…
— Comment ?
— Veux-tu de l’argent ? Ma queue ? Un baiser… ?
— Je me tairai… J’ai trop honte…
— Mais ne sais-tu pas déjà vivre avec la honte, petite pute ?
— Oui ! Je sais ! Vous aussi vous savez ! La preuve ! Laissez-moi !
— Nous aurons bien le temps en voyage. Penses-y, petite salope ! »
Pas même une crise de larmes. Ni fuite. Elle attendit que je souille son petit tablier amidonné. Tout juste si elle ne me remercia pas. Elle s’éloigna sans donner signe de colère ni de désespoir. Très différente de moi. Dans les mêmes circonstances (à peu de choses près), j’ai perdu la tête et l’hôpital m’a reçu sans autre suite qu’une ordonnance. Depuis, je confie ma destinée aux substances censées me remettre debout quand je tombe. Mais elle n’avait pas frémi. Seule sa voix avait exprimé sa capacité à se rebeller en cas de piège refermé. J’en tremblais. Jambes coupées, je rejoignis ma chaise dans l’allée. Cul nu pour m’adonner à la chiasse qui, une fois de plus, traduisait l’état mental qui était en train de prendre la place de mes superfluités. Élise me surveillait derrière une fenêtre. Elle dut s’étonner si toutefois elle n’avait pas assisté à ma scène avec Renata, au deuxième acte de notre comédie. La fenêtre s’ouvrit dans un fracas de vitres mal fixées.
« J’arrive, » dit-elle.
Nous irions à la rivière. El río se lo llevará.
Après ces séquences pornocacographiques, les primevères envahirent les allées germinales qui s’étoilaient vers les bois. Élise composait des bouquets pour la poitrine décolletée de la petite Andalouse, une manière comme une autre de se préparer au voyage d’abord terrestre puis marin qui n’allait pas nous mener au bout du monde mais au contraire nous étourdir de circularité et de déjà vu. Mon popo exhalait l’eau de Javel, éloignant les guêpes qui zyeutaient avec envie mes hamburgers et mes parfaits au chocolat. Le comte avait organisé une tombola destinée à financer l’achat d’un engin à moteur censé m’épargner la musculation imposée par les roues à traction manuelle que j’avais héritées d’une de ses lointaines cousines. Mais l’enthousiasme de la population locale s’appliquait à manœuvrer plutôt à la surface de ses écrans tactiles. Et puis l’été approchait. Le moindre slip connaissait de fantastiques hausses de prix. Comme je n’étais pas totalement infirme, j’avais passé du temps en boutique pour trouver un écrin à la mesure de mes excitations quasi priapiques. Ainsi les jours se la coulaient douce et vite, ce qui n’est pas un mince paradoxe. Les bagages grossissaient eux aussi à vue d’œil. Pourtant, une aube eût suffi à nous mettre à l’abri des regards, mais la coquetterie s’en mêlait et le temps était à la joie, avec ce que cela suppose de douce imbécillité. Les seins de Renata n’avaient plus de secret pour moi. Et pour pas cher. J’ai poussé la folie jusqu’à la coiffer devant un miroir pendant que ma queue explorait son fondement d’ailleurs exercé à cette pratique depuis longtemps. Élise fouettait mes fesses avec la même ardeur de chose vieillissante malgré les onguents et autres massages en profondeur préconisés par les meilleurs blogs. Le comte compta les sous.
« Pingre est le peuple dès qu’il s’agit de nourrir le poète ! s’écria-t-il un jour de pluie à verse.
(Nous nous étions assemblés derrière les carreaux de la véranda. Épaule contre épaule. Les départs avaient été étagés dans le temps de façon à ne pas provoquer des cafouillages domestiques toujours à craindre quand le changement est le maître mot des nouveaux jours. La pluie s’en prenait aux pétales des bordures. Des feuilles chutaient lourdement. Le gazon miroitait par endroit. Sur les branches, des tourterelles frissonnaient en compagnie de merles et de pies tout aussi paralysés par les rafales. Mon popo était en révision d’hygiène. Aussi me tenais-je debout avec les autres, entre mes futures compagnes de voyage. Je ne sais plus qui parlait, mais nous ne l’écoutions pas. J’avais l’impression désagréable de participer à une messe donnée par la nature. Nos langues pendaient un peu, prêtes à confirmer l’état misérable de nos pensées alors que dehors tout, même la brouette et ses outils en vrac, abandonnée dès le premier éclair, tout nous donnait une leçon de choses à la hauteur des hypothèses inspirées par la Camarde. L’humidité traversait les vitres, provoquant des frissons significatifs de la peur qui conseille le voyage pour ne pas mourir con.)
C’est presque une honte de vous laisser partir à bord de ce fauteuil qui a fait son temps ! Et sous les fesses d’Amandine qui fut charmeuse de serpent avant de tenter l’aventure du trapèze avec un Italien de basse extraction à peu près indigne de sa beauté. Hélas, il faudra vous en contenter…
— Il n’a pas vraiment besoin de cette chaise ridicule… (avis d’une professionnelle qui redoute d’avoir à expliquer cette vétusté à des esprits toujours enclins à romancer sur le dos des moins aguerris)
— J’aime mon popo, plaisantai-je sans faire rire personne.
— Vous feriez bien de vous raisonner un peu, oui !
— C’est pour votre bien que nous avons organisé cette croisière…
— Je me demande si je vais rencontrer du nouveau… Aux yeux du souvenir que le monde est petit !
— Quel beau poème, vous voulez dire ! Le meilleur de la langue française. Et pas de Molière ni de Rochefort. J’en glisserai un exemplaire dans mes magazines…
— …féminins, je suppose. La naine et la géante ne vous en voudront pas… Alors, ce popo… ?
— Soit ! Mais j’exige l’usage d’une selle pour moi seul !
— Mais il n’y en a qu’une en cabine !
— Alors je veux mon popo !
— Quel caprice ! En voilà un problème… Et pas le temps de le résoudre par démonstration ni coup de baguette magique… »
Ces gens s’amusent d’un rien. Et à propos de rien. Le comte soufflait sa sempiternelle fumée contre le carreau où elle s’épanchait, importunant le visage voisin, je ne sais plus lequel. Pas une trace de soleil dehors, à part son évidence. Nous vîmes un type en poncho courir vers nous, agitant son parapluie contre le vent. Sa capuche donnait des signes de déchirure. Sur le dallage de la terrasse, il glissa, le parapluie en profita pour se laisser emporter, la capuche claquait comme un drapeau, le poncho soulevé comme une jupe, costard apparut, chemise sur la ceinture, dessous il tenait un dossier avec tache d’eau changeant la tonalité de sa couleur rouge, des caractères pissaient sur ses doigts, il appela au secours et le comte entrouvrit une porte qui branla, l’homme passa dans l’interstice, c’était Panglas. Il avait perdu ses lunettes. Sa voiture était en panne sur la route : plus de 500 mètres d’ici. Nous le félicitâmes, tapotant son dos gorgé de flotte froide. Il fit non de la tête. Il avait perdu son procès.
« J’en ai perdu des tas, dit le comte, mais celui-là, pour Alice… ah ! Non ! Faut se pourvoir, nom de Dieu !
— Mais puisque Julien n’est plus… dit une voix timide.
— Vous n’allez pas rester comme ça, » dit le comte.
Il entreprenait de déshabiller le magistrat. Il découvrit un chapeau plié et le déplia, ce qui ne ressemblait pas à un chapeau, un tétras mort tué à la chevrotine pour sanglier. Il le déposa cérémonieusement sur la nappe encore en usage pour certains qui s’étaient remis à table, car la viande n’attendait pas. Un verre tinta contre des dents. Ensuite le poncho fut arraché, car il collait au costard ou était retenu par on ne savait quoi. Il y avait des cigares dans la pochette de devant. Panglas les vit se déchiqueter entre les doigts du comte. Tous deux grimacèrent de concert. Puis ce fut le tour du veston, déchiré à cause d’une épine en travers du chemin ou bien le vent avait-il dévié la trajectoire et le robin avait perdu le contrôle de ses moyens internes de locomotion. Il mima la scène, dinguant comme à la fête, le pif déjà imprégné et la langue violacée. Il avait fait un arrêt buffet, mais à ce moment-là, le temps était neutre, nuageux mais pas venté. La pluie l’a surpris sur la route. Le moteur a toussé, puis a expiré avec un bruit de poumon qui se vide sans retour à la vie programmé « là-haut ». Il a attendu, mais la capote a craqué et il s’est retrouvé assis dans une flaque, à même le cuir de la Bentley pourtant révisée sous toutes ses coutures. Il haletait, réclamant quelque chose de chaud, mais pas neutre. Le comte versa le rhum dans une tasse de café fumant.
« Vite ! conseilla-t-il. L’alcool s’évapore à 80 degrés Celsius.
— C’est que, gémit le juge, ma langue a gonflé… Je ne sens plus mes dents…
— Laissez-moi vous aider… »
Sans entonnoir. Le supplicié était assujetti à ma chaise sans popo, le cul dans le trou, et il demandait sur quoi il avait ses fesses, car il avait une impression de vide. Le comte le rassura :
« C’est la chaise de la cousine Amandine. Vous vous souvenez de la cousine Amandine… ?
— J’ai sauté à la corde avec elle. À l’élastique aussi. Comba. Y columpio. Mais elle ne parlait pas un mot d’espagnol. La plage interminable à Cadix. Si je me souviens… !
— Vos godasses ont pris l’eau. Il faut pomper. À la manœuvre !
— Tout doux, maître Surgères ! J’ai passé l’âge du mousse. ¡Copa ! »
Deux vieux cons pris au piège de la mémoire et des petites filles qui la peuplent encore malgré l’évolution des mœurs. Renata apporta une robe de chambre, ancienne mais n’ayant pas appartenu à la cousine Amandine qui était de petite taille. D’ailleurs, elle est morte jeune. Ça arrive. Elle avait perdu son joli minois de pute en herbe, troqué contre une grimace épouvantable qui n’avait rien à voir avec la douleur. Renata, penchée sur le naufragé sauvé des eaux, confectionnait un nœud. Panglas frotta ses mains dessus dessous sur la laine peignée à la main. Un domestique approcha un petit radiateur électrique et le plaça entre les pieds, ce qui provoqua le petit saut de côté de l’Andalouse dont les peignes rutilaient à la lumière d’un quinquet que le comte superposait aux personnages.
« Achevez donc votre repas, dit Panglas sans perdre de vue les surfaces nues de la petite servante. Moi, j’ai mangé dans le train. Ce saucisson m’a donné soif et au buffet j’ai rencontré le chef de brigade… Il était au courant pour la décision du tribunal. Il fallait arroser ça ! »
Il aimait bien les bouclettes sur le front. Il joua avec, craignant la remontrance, mais la viande refroidissait. Il nous invita encore à poursuivre. Il avait eu l’intention de passer, au cas où la nouvelle n’aurait pas eu assez d’énergie médiatique pour atteindre nos galènes. La pluie en avait décidé autrement. Il attendrait la prochaine accalmie pour appeler un taxi. Le comte déplia son téléphone :
« J’ai une voiture moi aussi…
— Un baquet à une pouliche ! rit le juge.
— Julien s’en servait…
— Pour aller où ?
— Mystère et boule de gomme, » fit Hélène qui tranchait.
Mieux valait se priver d’évoquer ce personnage appartenant maintenant définitivement au passé. Panglas avisa la boîte sur la table basse du salon adjacent. Elle contenait des cigares d’une marque ordinaire. Cette fois, il ne le reprocha pas au comte. Il se contenta d’avoir une terrible envie de fumer un des siens. Le couteau d’Hélène raclait un os. Elle le tenait comme l’archet d’un violon, pouce plié à l’équerre, la lame pivotant et découpant la série des morceaux avant de les avaler à la fourchette. Roger Russel la regardait s’activer, pensant qu’elle n’avait jamais découpé sa viande autrement. Frank Chercos n’avait pas quitté son poste d’observation, le front collé au carreau et les mains croisées dans le dos.
« Les bagages sont-ils prêts ? demanda Hélène. Les nôtres le sont, pas vrai, Roger ?
— Nous allons plus loin que vous, dit Élise. Et pour plus longtemps.
— Nous ne reviendrons peut-être pas, dis-je sans intention de morosité.
— Si vous pensez à un naufrage… (Élise, frissonnant)
— Il y en a un, dit Roger, dans les auditions de Julien… Frank a tenté de mettre de l’ordre là-dedans. Des heures de confidences. Sans aveux.
— Un naufrage ? À ajouter à l’assassinat…
— Aux assassinats…
— Moi aussi j’ai été… heu… auditionné…
— Je me souviens de ça, en effet, » fit Panglas en repoussant l’offre d’un gras Voltigeur.
Élise gratta aussi son os, usant accessoirement de ses dents, ce qui ne choqua personne, alors que si la comtesse avait été vivante…
« Il y aura un avant et un après ce voyage, dit-elle sur le ton de la maîtresse d’école qui ressasse sans laisser paraître sa lassitude.
— Et le nôtre alors ? fit Hélène. Qu’en penses-tu, Roger… ?
— Nous verrons bien…
— Il ne faut jurer de rien, grogna Frank Chercos dont la nuque frémit.
— Parlez pour vous ! Vous retournez chez vous : ce n’est pas un voyage, ça !
— Quentin voyage-t-il… ? » murmura le comte.
S’il avait eu l’intention d’imposer le silence pour mieux profiter de la pluie et du vent qui se donnaient en spectacle, c’était réussi. Je m’entendais mastiquer. Panglas décoinça son gros cul en gémissant à cause de ses hémorroïdes.
« Je n’en ai pas d’autres, dit-il. Il paraît que c’est nécessaire au bon comportement du sphincter. Sinon il ne répond plus aux sollicitations instinctives préconçues par le cerveau. En voilà une vieille chaise ! Qu’avez-vous donc fait de son jules ?
— Il est en révision ! »
Pas moyen de mettre le nez dehors avant des heures que personne n’habite en maître du jeu. Je quittai la table sous prétexte de sieste. Le comte s’étonna :
« Vous changez d’habitude ? Ça m’étonne de votre part, Alfred…
— Il se prépare au voyage, dit Élise.
— Se lève-t-on aux aurores en mer ? Ce qui pourrait expliquer le besoin de siester après le déjeuner…
— Nuits passées à flâner aux abords d’un comptoir où on vous sert les cocktails de l’oubli… Ou femmes exigeantes en matière de volupté. Les horizons n’y sont pour rien. D’ailleurs toujours le même. Un ciel posé sur la mer, comme dans un tableau de peinture. Sinon toutes les îles se ressemblent et servent les mêmes ingrédients ludiques et culturels. Je connais ça. Même vu de près. Et plus d’une fois. La comtesse et moi…
— La pluie faiblit, coupa Frank Chercos en allumant une cigarette tout ce qu’il y a d’ordinaire.
— Bonne nouvelle, s’écria Panglas. Cette attente n’est pas assez douloureuse pour m’en apprendre plus long sur le désir. Aussi j’ai hâte de rentrer chez moi… maintenant que vous êtes au parfum quant à l’issue de ce maudit procès…
— Un autre Ttotte … ? »
Panglas accepta la giclée de rhum mais opposa un doigt au cigare. Il se frotta les mains, l’esprit en vadrouille et l’œil à la baie vitrée dont un carreau était tambouriné par les doigts de Frank toujours vu de dos. Le juge finit par hausser les épaules, avalant d’un trait le contenu relevé de sa tasse, puis il la remplit à ras bord de rhum, humant ensuite longuement, le nez dessus. Je ne m’étais pas éloigné de la table. Personne ne me retenait. J’aurais pu emporter une bouteille. La table n’en manquait pas. Élise me piquouserait peut-être si j’avais de quoi la payer. Sans droits d’auteur ni cachet, l’existence devenait ennuyeuse. Ma petite fortune ne possédait pas ce pouvoir sur les circonstances imprévues comme sur les projets, de voyage en l’occurrence. Le plus beau poème. Renata avait perdu son accent. C’est fou comme les enfants s’adaptent à l’histoire qui devient la leur ! Le comte secoua la bouteille dans ma direction. Il savait que je le prenais sans café. Sans refus pour le cigare, même aussi ordinaire que celui que Panglas négligeait avec une morgue héritée du palais. Marre de payer avec ce qui n’était pas un argent de mi puño ! Hélène posa enfin son couteau sur la petite barrette de cristal. Elle soupira. Roger s’ennuyait lui aussi. Frank le savait. Mais ils avaient un projet commun.
« Je vais me renseigner, dis-je.
(expectative générale)
… à propos du popo…
(tous avec un geste d’approbation : on ne me regrette déjà pas)
Je ne sais pas ce que j’ai en ce moment…
(dos de la main au coin du front comme le tragédien des films d’antan)
Ne vous inquiétez pas pour moi… »
Je pris le corridor en direction de ma chambre. Pas d’escalier à gravir. Dans les bonnes tragédies, on vous supplicie au rez-de-chaussée. Pas d’échafaud dans les cintres. Croisé un domestique à odeur d’eau de Javel. Il me sourit mais passe son chemin. Je ne me retourne pas pour m’informer de sa destination. Il est vrai que je ne connais pas l’issue de toutes ces portes. Je n’ai jamais entrepris de voyager à l’intérieur du château. Je me suis contenté d’un itinéraire tracé d’avance. Par cœur je le connais. Sans profondeur toutefois. Caressant des surfaces en espérant y laisser ma trace. À la hauteur des mains d’enfants, d’autres traces plus anciennes, voire historiques. Qui en déchiffre les phrases interminables ? Nécessairement interminables. Essayez autrement et rien n’arrive. Je m’y connais. Depuis le temps. Mais de quoi mourir si l’heure n’est pas venue ?
Je vois d’ici le château vidé de ses personnages, hormis le comte qui évite de se mêler des affaires domestiques. Il entretient sa collection de fusils et son cellier particulier. Avec amour ou angoisse. Malaise ou inquiétude. Moments de délectation. Seul ou en compagnie. Désire-t-il mourir seul ? Ou dans un lit avec les siens devant les rideaux tirés ? La religion de retour sur le terrain des incertitudes liées à la nature même de l’être. Mon cœur ne battait plus depuis longtemps : il cognait, s’emballait, ne trouvait plus le rythme de ma course. Je savais que je ne reviendrais pas. Imaginant le naufrage ou l’évasion. D’autres horizons que ceux qu’on photographie pour épater les voisins et autres objets de l’ananké sociale. Vitrine des outils utiles dans ce sens : dans la rue ou sur l’écran. À qui satisfait le mieux les désirs grotesques de l’enfance jetée sur le tapis du travail et des satisfactions produites par le divertissement idiot (mais bien fait) et les possessions à portée de la main : les mieux partagées comme les clandestines. Je ne reviendrai pas. J’attendrai le moment de distraction nécessaire. Disparaissant enfin sans mourir. Mais pas aussi facile que la mort qu’on se donne. Sans changement de personnalité. Sans ailleurs. Mais avec qui ? Les ponts du Temibile grouillaient d’inconnues, des x puissance n à la pelle et dans toutes les langues. Je n’ai jamais pu m’extraire de ces équations. Jamais rien vu plus loin que le bout de mon nez. Qui veut de moi dans ces conditions ? Qui portera mon flambeau en attendant que j’arrive sur le lieu de la flamme éternelle ? Les passagers pensaient qu’Élise et moi formions un couple et que notre fillette de dix-neuf ans ne les paraissait pas. Tous les trois en maillot de bain minimaliste au bord de la piscine avec un verre dans la main ou la baballe que Renata renvoyait à de jeunes et jolis garçons barbotant dans la javel et les peaux mortes.
S.I. — Pas du tout… Je crois même que le temps était au beau. Fixe, je ne pouvais pas le dire en regardant le ciel et le visage en contrejour de Yoyo qui n’avait plus de cigarettes dans son petit sac à main en cuir marocain lézardé et comme écorché. Les fils de scoubidou pendaient au creux de son avant-bras, mais aucun scoubidou accroché avec une épingle à nourrice sur son chandail de vieille laine mohair. Elle avait tout vendu. À des inconnus qui descendaient du train et filaient droit vers le buffet pour s’y ravitailler. Elle les suivait quelquefois et c’est comme ça qu’elle a été victime de l’un d’eux. Je descendais du train moi aussi. Elle ne pouvait pas ne pas me reconnaître. J’ai souvent traîné dans le quartier. À la recherche du détail qui donne aux apparences des airs de réalité ou la reconnaissance de la poésie. Je suis tombé sur elle en sortant de la salle des pas perdus. Elle venait de vendre son dernier scoubidou et se plaignait de n’avoir pas vu plus grand. Mais pas de quoi se payer un paquet de clopes. Je lui en offris une et les regards se sont dissimulés dans les reflets de vitre ou de rétroviseur.
« Je vous croyais en voyage avec Pedro, dit-elle en rejetant la fumée par les narines. Des fois il m’emmenait… mais je ne suis plus toute jeune… comme vous voyez… (elle me montra la peau ridée au-dessus d’un genou, pliant la jambe et sautillant sur un pied) On a eu du bon temps, croyez-moi ! Et de l’argent. Il n’est pas pingre. Il sait entretenir l’amitié. Pas sans avoir une idée précise de ce qui va suivre. Et ça suit. Ouais ! J’ai connu ça… »
Le pied retrouva le sol. Elle n’était pas chaussée. Elle s’en fichait. Elle n’entrait jamais dans un lit. Pas de culotte non plus, sauf nécessité « si vous voyez ce que je veux dire… parce que je suis encore jeune… mais pas faite pour aimer des gosses qui rapportent rien que des ennuis et qui prennent du temps… Alors comme ça vous rentrez au château ?
— Mon grand-père est seul en ce moment.
— Je vais faire un bout de route avec vous…
— Mais c’est que j’ai loué une bicyclette…
— Par le réseau, hein ? J’en ai pas, moi. Qu’est-ce que j’y ferais à part m’emmerder et m’en prendre aux autres pour leur donner des leçons de morale ? Parce qu’il n’y a pas de mal à donner ce genre de leçon même si on respecte rien ou pas grand-chose. Une bicyclette, hein… ?
— Avec un moteur électrique qui ne se voit pas…
— Et pour la valise… vous faites comment ? Vous feriez mieux de prendre le taxi… vous m’emmènerez jusqu’à la Mouise, au pont vieux où j’ai des rendez-vous. Et si personne m’attend ni ne vient, j’ai de quoi m’occuper !
(elle secoue la masse multicolore des fils)
On fera un brin de causette dans le dos du chauffeur. Hi ! Hi ! Hi ! Il se posera un tas de questions et les reposera en se rinçant le gosier avec des potes au Buffet. Faut alimenter la chronique locale, sinon on finit par se remplir les poches de cailloux et… plouf ! Comme Virginia. Paraît que vous écrivez vous aussi… ?
— Saïda l’Heureuse… en librairie… sans trop de succès…
— Votre papa ne publiait pas… Il n’y arrivait pas. Confidence sur l’oreiller… sans vouloir vous offenser… Saïda, hein… ? Et heureuse avec ça… Il circulait un truc dans le genre au sujet de Renata… Mais c’était pas dans le bonheur… Renata la Triste… Le non-ravissement de Renata… Vous ne la trouverez pas au château… Elle est en voyage… Avec ce type qui roule en fauteuil et sa nounou à la poitrine avantageuse… Ainsi, le comte en est réduit à l’onanisme… Quoique la Madeleine… Elle nous a cassé les pieds hier avec ses Histoires Domestiques. Rien de vraiment folichon. Voyez ce qui est arrivé à votre père à Paris… J’écris pas, moi…
(sans nostalgie ni regret, elle envoie toute sa chevelure derrière la tête, les fils produisant un bruit d’insecte comme amplifié par l’électronique)
Alors… on le prend, ce taxi ? »
Le chauffeur hésitait : une gueuse et un nabot. Pas de quoi alimenter sa littérature de comptoir, mais il craignait aussi de rater quelque chose. Tout le monde écrit. On se parle moins depuis qu’on écrit. Le texte s’est réduit au texto. Le poème au bon mot. La poésie à l’esprit. Et pas mal de chinoiseries derrière les vitrines.
« Vos pieds risquent bien de marquer ma moquette, dit-il. On n’a pas idée de se promener sans godasses. Et sans culotte, je suppose. Monsieur ferait bien de…
— Passez par le pont vieux, coupai-je.
— Je suis attendue, » précisa-t-elle.
Le chauffeur grogna mais ouvrit la portière. Je jetai ma valise dans la malle puis rejoignit Yoyo sur la banquette. Il modifia la position du rétro intérieur. Mais Yoyo n’avait pas cette idée en tête. Elle rebondissait sur le coussin. Sa taille de petite fille la rapprochait de moi. Elle sentait le pipi et le tabac. Elle avait dû traîner dans un chantier : ses jambes étaient couvertes d’une fine poussière grise. De la crasse sous les ongles. Le chauffeur comptait sur un supplément pour couvrir les frais d’aspirateur et de désodorisant. Il n’y avait personne sur le pont vieux. Pas une casquette piquée de mouches sous l’arche. Ni le fil de lumière d’une ligne ondulant dans un vol de moustiques. Le taxi stoppa. Elle hésita, puis descendit. Le chauffeur avait déjà enclenché la première. Le diesel secouait la carrosserie. Elle claqua la portière sans ménagement, provoquant un spasme dans les épaules du chauffeur. Se penchant :
« Vous savez où me trouver, dit-elle. On parlera des bons vieux Souvenirs avec Pedro.
— Vous écrivez ?
— Non, je vous ai dit ! J’écris pas. J’ai pas d’idées. Rien que des sensations et ça suffit pas pour trouver les mots. Je lirai votre Saïda l’Heureuse. Si c’est pas aussi ennuyeux que les bouquins de votre papa… M’étonne pas qu’il ait jamais réussi à les publier… Je dis pas ça pour vous faire du mal…
— Si vous avez besoin de quelque chose…
— Je vous dirai ça si personne ne vient… Des fois, je crois avoir rendez-vous mais c’est d’avoir cru mon sommeil… Jamais dans un lit…
— On y va ! » dit le chauffeur et il démarra.
Le pont se rétrécit dans la lunette. Je ne suis pas revenu pour raconter mon aventure avec la troupe de Pedro Phile. Papi était seul au château. Seul avec qui ? J’espérais ne pas le déranger. Des fois on profite d’être seul pour renouer avec la domesticité. Je le retrouverais devant la télé, croquant des cacahuètes salées avec l’anis de sa bouteille, le vin ayant pour lui perdu son charme et ses promesses. Le taxi bifurqua dans un chemin de terre. Il venait de pleuvoir. On entendait la rivière. Les arbres frissonnaient encore. Des sentes me voyaient courir, fuyant mes poursuivants. Ou je me cachais avec les perdrix. J’ai beau y penser, je ne parviens pas à retrouver l’idée que je me faisais de ce monde en formation. Je ne sais même plus à quel moment le fil s’est rompu. Mais tout a changé. Cette superposition me hante. Impossible de gratter les couches superficielles pour renouer avec l’alla prima. Je me demandais si une autre rupture m’attendait au tournant de l’âge. Mais de quel âge ? Papi en savait-il plus que moi sur le sujet ? Prendrait-il le temps de m’écouter ? Puis de répondre à mes questions ? Ou bien parlerions-nous d’autre chose. Ces voyages insensés. Maman avec ce Roger Russel qui n’aime pas les enfants. Papa avec cette Élise qui cache un bas de laine sous son matelas. Et avec Renata qui n’a pas le choix, qui n’a jamais eu le choix. Le flic en costard avait rejoint les siens dans les couloirs de son administration nourricière. Restait Madeleine. Qui devait se ronger les sangs en attendant le retour de papa. Qu’est-ce que c’était que ces Histoires Domestiques qu’elle seringuait au niveau de la populace en attendant que papa lui ouvre les portes de l’édition ? Plus d’empathie dans ce monde réseauté : la perversion a gagné la partie, devant Dieu ou dans son dos. Avec Narcisse pour enfant de sa droite. Pourquoi écrivons-nous autant ? Et à tout bout de champ. Sans talent ni génie. Parce que l’animal n’écrit pas et que nous ne sommes plus des animaux. Depuis longtemps. La noblesse a fini par craquer comme un costume trop étroit pour contenir l’Humanité et ses aspirations. Le noble en habit prêt à porter. Soumis au savoir-faire acquis par les meilleurs d’entre eux. Ou les plus assassins. Les moins sujets aux effets de l’amour sur la mélancolie.
« Arrêtez-vous, s’il vous plaît !
— Là ? »
Le pavillon de chasse. Ce qu’il en reste. Mami s’est noyée pas loin. Là, les trois peupliers encore debout malgré les crues. Le corps en croix parmi les herbes qui ont depuis retrouvé leur verticalité têtue. La toiture est déchirée. Tuiles au sol, éparpillées. Volets décrochés et bardeaux arrachés. Plus de carreaux aux fenêtres. L’explosion avait mis fin à des siècles d’occupations tantôt cynégétiques, tantôt clandestinement amoureuses. Renata grimpant l’échelle de meunier et se cognant la tête dans les chevrons apparents. Des plumes volaient. Par jeu. Je sortis de la voiture pour jeter un œil sur le sentier qui s’enfonce dans le bois vers un bras affluent de notre Mouise. Poissons-chats pour l’appât. Broyés avec du vieux pain trempé dans l’eau de la rivière. Têtards et lombrics affolés. Renata lançait la ligne parmi les roches affleurant. Je confondais joyeusement la chanson des eaux avec la musique des salles. Le chauffeur me conseilla de ne pas aller trop loin à cause du marécage qui a changé « depuis ». Depuis quand ? Combien de temps depuis que je suis parti ? Des lunes ! Le cirque m’étourdissant chaque soir et la nuit organisant le réseau des pratiques interdites. L’argent du matin, compté sur la table basse du salon où verres et bouteilles, gélules et seringues, pipes et poussières pouvaient donner une idée assez précise de l’enfer qui finissait toujours par s’organiser malgré nous. Oui, je revenais. Je m’attendais à des paroles convenues. La domesticité se prêterait volontiers à ces politesses obligées. Papi ménagerait sa bouteille toujours débouchée, bouchons et capsules sous les nappes, taches décolorées par capillarité, la cendre des cigares résistant aux chiffons et autres balayettes. Les exhalaisons de viandes braisées parcouraient les couloirs sous le museau des têtes empaillées aux yeux de verre. Des araignées allaient et venaient sur les calamus aux étendards déchiquetés. Crasse des interstices et noir des clous qu’on n’enfonce plus de crainte de traverser le plancher. Jadis un domestique patrouillait avec un marteau dans une main et une grosse loupe façon Holmes dans l’autre. Ou bien cette image rémanente appartenait-elle aux carnets visités en marge des réunions familiales. Papi n’avait jamais écrit, mais mami le poussait à dessiner sur des feuilles de papier au lieu de graver les bois, des meubles et des arbres, à la pointe de son effrayant Bowie.
« Je me doute bien que vous avez l’esprit plein de souvenirs en ce moment, dit le chauffeur qui ménageait ses pneus sur la caillasse du chemin. J’ai ressenti la chose quand je suis revenu moi aussi. Comme le condamné à perpette qui s’imagine que la justice a les moyens de mettre fin à son enfermement. Puis on se résout à ne plus jamais en sortir. Et la vie s’écoule au rythme d’un taxi ou d’autre chose. On finit par mettre la main sur quelque chose, sinon on en crève, de maladie ou d’autre chose. Vous revenez… heu… définitivement… ?
— Je profite des voyages pour visiter mon grand-père… Ils sont tous partis. Tout le monde sait cela. Tout le monde connaît les destinations.
— On en a beaucoup parlé, c’est vrai. Mais ça n’a pas duré. On s’attend à un tir d’été. Trop de sangliers chez vous. La préfète n’a pas encore décidé et monsieur le comte fulmine. Vous arrivez en plein dans un climax… Et c’est peut-être vous qu’on attendait… sans le savoir… té !
— Vous écrivez vous aussi ?
— Que non ! Je ne lis même pas. Mais j’ai de la conversation. Et je sais lever le coude si c’est nécessaire.
— Ça l’est toujours un peu si on y réfléchit bien…
— Vous serez encore là en juillet ? »
Production, services, famille, en tant de paix il ne manque que la guerre, mais on ne la trouve que loin de chez nous. Le terrorisme à ses limites et il ne les franchit pas. Nous arrivâmes devant la grille du château dans un grand bruit de suspensions.
« Bizarre que la route n’arrive pas jusque-là, s’étonna le chauffeur. Je devrais tarifer les parcours hors ponts-et-chaussées. Mais des fois monsieur le comte me paye le coup et je lui donne des nouvelles d’en bas, d’où je viens toujours, même si je monte. Vous êtes comme des dieux et nous habitons en Enfer. Mon fils est en Afrique et ma fille sert de boniche à l’Administration. Laissez ! Votre grand-père a un compte chez moi ! »
Je descendis. La malle s’ouvrit. Le chauffeur à travers sa vitre :
« Elle se referme pas toute seule ! »
Je refermai. Le taxi manœuvra et reprit le chemin à l’envers. Oiseaux chantèrent. Rossignols et pinsons. Une fontaine gémissait sous le lierre. Son bassin en forme de coquille n’abreuvait plus les chevaux. Renata s’y dressa nue pour jouer avec moi (ou comment provoquer l’érection chez le nain). Plus personne dans le chalet où j’ai connu un portier et sa femme. Ses gosses aux jambes nues et crasseuses. Leurs tignasses mal peignées ou pas du tout. Le lierre couvre cette porte sans heurtoir. Glycine des barreaux qui s’écartent comme si Hercule lui-même rendait visite à ces fantômes. Je n’habite plus ici. Je viens de supporter l’amertume populaire avec flegme, voire morgue. Un fil de fer torsadé retient les vantaux. Pourquoi m’avoir conduit devant cette grille que plus personne n’emprunte ? Pourquoi ne pas avoir enguirlandé cette canaille en gilet jaune ? Je dénoue la ferraille rouillée, les gonds grincent avec mon ânonnement, je ne referme pas. Des animaux profiteront de l’aubaine pour jeter un œil sur le taillis en formation que les oiseaux connaissent déjà. Insectes en nombre, moi passant dessous ces vols hystériques, diverses sociétés organisées en hiérarchies défendent leurs territoires, seuls les papillons se laissent porter par l’inspiration qui fait d’eux des êtres éphémères et fragiles. Le sentier, qui fut une allée, est envahi de ronces, des fougères dans les fossés, talus agités de corps en alerte, le peu de ciel enfermait des branchages sans architecture. J’abandonnai ma valise en espérant ne pas avoir à revenir, même en quad. Ici (je me souviens) j’ai convaincu Renata de se laisser caresser, sans pénétrer dans les orifices à peine explorés à l’œil. Brume s’effilochant dans la broussaille. Je courais moins vite que les autres ou je ne courais plus et mon corps traversait d’impossibles frondaisons. Visage griffé dans le corsage de maman, y laissant des pétéchies dont je voulais retrouver la trace après lavage et amidonnage. Curiosité et jeu d’enfant. Au détriment de l’imagination nécessaire pour dépasser les paralysies inévitables du récit. Là, nu et anxieux. Adepte des hauteurs faute de taille d’homme. Sachant que l’enfant ne l’atteindra pas. Qui osait poser sa main sur mon épaule ? Personne ne me touchait. Puis Renata, pas bien grande pourtant, me dépassa d’une tête et je fis voler le gâteau d’anniversaire à travers une fenêtre. Premier verre près du tonneau dont le robinet fuyait. La poussière ancestrale des murs là au fond. Sous les voutes aux briques salpêtreuses. Giclant la semence familiale. La question était : qui est mon papa ? Et au couple qui se présentait à mon imagination s’ajoutaient les ombres, dont celle de papi. Pas d’assez atroces douleurs pour remplacer celle qui me hantait. J’avais laissé ma valise à la pluie et ma mémoire à ces alcôves de verdure et de pierres oubliées. Il n’y a pas de purgatoire entre l’enfer et le paradis. Pas d’expiation ni de possibilité d’oubli. Sauf à s’intoxiquer. Mais ma nouvelle fonction de trapéziste m’interdisait les paradis artificiels. L’enfer ou rien. Ici-bas ou là-haut. Chaque jour consacré au perfectionnement avec consigne de sécurité. Analyse des acrobaties déjà éprouvées mais jouées avec un temps d’avance. Infime différence de potentiel où se joue la tragédie de la chute. Qui me comprendrait désormais ?
J’aperçus la façade cachée du château comme la Lune éclairée par le Soleil. Alignement au rez-de-chaussée des fenêtres et des portes de services. Madeleine nettoyait ses chaussures sous un robinet, jupe relevée, un angle dans la ceinture. Ses cuisses de jument aux gouttes immobiles comme autant de jouets pour les yeux. Le même lavoir recevait mes boues quand j’y tombais. La vieille casserole d’aluminium était toujours pendue au mur au-dessus du robinet crachant son eau jaune. Elle me vit mais sa tête pivota dans l’autre sens. Changea aussi de jambe et le pied passa sous le jet, méthodiquement. Le foulard accroché au tuyau descendant du toit voletait. Impossible de fixer ce mouvement sur la bonne image. Ni la scène dans son ensemble. La porte était ouverte, l’escalier descendant bordé de pots de fleurs. On y distinguait un personnage en attente, immobile et sa fumée tournoyait et s’élevait, courant plus haut sur le mur et s’éparpillant pour disparaître sans laisser de traces. Il m’avait vu lui aussi. Il ne m’attendait pas. Ne s’attendait pas à me voir, croiser mon regard mais le sien ne se détourna pas. Il s’avança dans la lumière, une lumière suffisante pour éclairer la rampe sur laquelle il posa une main, l’autre tenant le cigare en l’air à proximité des lèvres formées en cul de poule, avec la fumée sortant de là, puis il gravit l’escalier, tête baissée et par conséquent ne me voyant plus, son crâne dégarni ressemblait au verre d’un quinquet, flamme tressautant malgré l’opacité travaillée. Il atteignit le seuil en ânonnant. Madeleine lui tournait le dos, jambe nue pliée dans le lavoir, le robinet giclant sur son mollet gras et énorme. Clic ! Je pris aussi un selfie en leur tournant le dos, eux au loin à cause de la focale, la façade grise et noire en fond, clic ! clic ! clic ! Bracketing programmé d’avance. Puis je me retournai. Il était là, à deux mètres de moi, les mains dans les poches, tenant le cigare d’une main et de l’autre s’appuyant sur une canne aux ciselures de sève, le pommeau d’argent apparaissant dans les pliures de la peau.
« Je ne t’attendais pas, dit-il.
— Madeleine m’a appelé…
— C’est vrai, dit-elle. Vous ne pouvez pas rester comme ça…
— Comme quoi ? »
Il observe mes chaussures boueuses, puis :
« Où sont tes bagages… ?
— Une valise. Je l’ai laissée sur le chemin…
— Quel chemin… ?
— Le taxi m’a jeté devant la grande grille…
— Faudra aller la chercher avant qu’il se mette à pleuvoir. On n’a pas de chance ces temps-ci. La pluie tous les jours. Et à n’importe quelle heure.
— Je vais aller la chercher, dit Madeleine.
— Je prendrai le quad, dis-je.
— Bonne idée ! » fit-il.
Je le suivis. Madeleine déplia sa jupe et l’ajusta sur ses genoux. Ses chaussures étaient posées sur le bord du lavoir. Il entra. À l’intérieur, les plafonniers étaient éteints. Rien sur la longue table de merisier, pas même sa nappe de toile cirée avec ses motifs de chasse. Pas de feu sous la hotte. Les ustensiles pendus. Il ouvrit une porte vitrée et me fit signe de passer devant. Je connaissais le chemin. Derrière nous, Madeleine avait refermé la porte et était restée dehors. Je montai.
« Tu ferais bien d’y aller tout de suite, dit-il. On ne sait jamais à quelle heure il va pleuvoir.
— Le pays d’où je viens est désertique.
— Je sais. J’ai reçu tes cartes postales. J’en ai d’autres toutes récentes. Tout le monde est parti. Et je ne sais pas encore qui va revenir. Madeleine est restée. Elle n’a pas où aller.
— Renata non plus… Elle reviendra.
— Je suis à sec, mon vieux. Et il pleut tous les jours ! »
Il se mit à rire, puis il toussa longuement, l’escalier ralentissant ses pas, les espaçant. Sur le palier, je le regardais monter lentement, perdant haleine à chaque marche. Je me voyais seul avec Madeleine et Renata, en admettant que personne ne songe à revenir après de si beaux voyages organisés pour que la mémoire ne se laisse pas avoir par les dégénérescences promises par l’hérédité.
« Bois un coup et va chercher ta valise, fiston. Il y a de quoi grignoter sur la table. Ça m’a fichu un coup, tu sais…
— Je comprends…
— Tout a commencé avec la mort de ta grand-mère. Et ça se finira par la mienne. Logique, non ?
— Je ne peux pas rester longtemps…
— Pedro Phile est un patron sans pitié, je sais. J’ai travaillé pour lui moi aussi… du temps où la vigne avait encore un sens…
— Il faut peut-être penser à vendre…
— Trop tard ! »
Madeleine était déjà à l’œuvre, installant les couverts et songeant au menu. Un plat proposait ses charcuteries. Le pain côtoyait des bouteilles. Divers reliefs alentour, des cendres aussi. Et de gros mégots. Kol Panglas était passé par là.
« Il est devenu fou, dit papi. Il l’était déjà, mais pas à ce point. Alice le hante, paraît-il, toutes les nuits. Il l’a même entendue secouer ses chaînes ici-même. Aussi n’y dort-il plus. Toujours aux aguets. Il lui faut une fenêtre pour surveiller le temps. Il déguerpit au moindre signe de pluie. N’amène jamais sa femme. La squelettique Sally. Des mois que je ne l’ai pas embrassée sur les joues. Elle pique toujours, je suppose… »
Le Bowie tranchait avec application. Madeleine proposa d’aller chez le boulanger. Trois jours qu’il durait celui-là. Il fallait aussi penser au petit-déjeuner. Personne ne se nourrit de cette façon, dit-elle. Tout le monde a envie de vivre le plus longtemps possible.
« Mais pas seul, dit papi. Je suis seul avec toi. Je suis seul avec Kol. Et je crains d’être seul avec toi aussi, fiston. Je ne sais même pas à quel moment ça m’a pris.
— Vous n’êtes pas encore mort ! rit Madeleine. Ils reviendront avant…
— Tous ?
— Tous, je ne sais pas. Le flic a téléphoné hier…
— Mais tu ne m’as rien dit, nom de Dieu ! J’aime sa compagnie.
— Il ne viendra pas en juillet. Son patron le harcèle…
— Je sais ce que c’est d’être patron… Toi, fiston, magne-toi ! Il va pleuvoir, je le sens ! Il suffit qu’une valise attende dehors qu’on vienne la chercher pour que la pluie s’en mêle.
— J’y vais ! »
Madeleine me suivit. Elle se servait du quad chaque jour. Assurait son entretien. Payait l’essence si elle l’utilisait à des fins personnelles. Elle était heureuse que j’ai pu trouver un éditeur. Elle n’avait pas lu le bouquin. Attendait le moment. La tranquillité. Trop demander peut-être. N’écrivait plus. Pas de temps propice. Mais Alfred Tulipe lui avait promis de trouver un éditeur pour ce qu’elle avait déjà mis en forme de roman.
« Allons chercher votre valoche, dit-elle en enfourchant la selle. Je prends de la place, mais vous avez la taille d’un enfant. Pour la valoche, on verra. Ensuite on file chez le boulanger ! Comment trouvez-vous votre grand-père ? Pas folichon. Les affaires en déclin, faute de compétence de sa part. Et tout ce monde qui s’en va, famille et domestiques ! Même les amis. Frank Chercos avait prévu de revenir en juillet, pour le tir d’été. Vous aimez toujours le sanglier ?
— Je l’adore !
— On en a plein les congélos ! Quelle chance que vous n’ayez pas à vous casser la tête pour convaincre Pedro de vous laisser partir en pleine saison ! J’aime l’été. Pas vous ?
— Je n’aime pas revenir. Je ne vais pas aimer revenir chez Pedro. On ne devrait jamais revenir.
— Ou alors on ne devrait jamais partir… »
Ce que j’en pensais ? Le quad filait sur la route maintenant. La valise bien arrimée sur le porte-bagages. Yoyo attendait toujours sur le pont vieux, assise sur le parapet, un scoubidou in progress. Joyce n’a pas mieux vécu. Un trou dans l’estomac et Virginia qui au même moment se remplit les poches de cailloux. Yoyo leva la tête, abandonnant un instant son ouvrage. Elle avait de jolies jambes, Yoyo. Elle les croisait savamment. Et les décroisait selon l’idiosyncrasie de chacun. Sans conquête d’aucune sorte. Juste à l’ouvrage. Ou à l’œuvre si son travail avait un sens. Elle secoua le scoubidou pour répondre au salut de passage. J’avais envie de tirer un coup, mais Madeleine me considérait encore comme son enfant, surtout en l’absence, peut-être définitive, de maman. Si Roger Russel avait cette idée de s’éloigner avec elle pour la préparer à l’expiation nécessaire. Mais il n’y a pas de purgatoire. Ni ici ni ailleurs. Si vous avez la chance de trouver le paradis sur terre, l’Enfer vous attend aux portes de la Mort. Un dur moment à passer, sauf imprévu. Et si votre existence est un enfer, c’est le paradis qui n’existe pas. Tout le monde meurt de la même façon. On en vient forcément à crever dans notre sommeil ou d’une balle dans la tête. Mais comment être sûr de trouver cette instantanéité ? Et à quel prix ? N’avais-je pas moi-même le temps d’y penser plus clairement que sur un quad quand j’étais accroché à un trapèze à une seconde du filet ? Rebondissant comme un jouet jeté sur le lit dans un moment de colère. Mais à cette époque déjà lointaine et corrodée, je ne savais pas que j’étais ce jouet. À la foire et au moulin que j’étais ! Bête comme peut l’être un gosse qui ne grandira pas. J’étais loin de m’imaginer que tout le monde déserterait les lieux sans se retourner. Ils avaient des raisons d’agir de cette cruelle manière, mais je ne les connaissais pas. Je n’avais jamais eu accès aux auditions générées par les soupçons ni aux écrits auxquels elles avaient donné lieu. Je ne dis pas qu’elles les avaient inspirés. Je sais ce que je sais maintenant que j’ai tout lu. Ils sont tous passés par-là. Laissant de l’écrit dans les archives du Parquet ou des interprétations dans les tiroirs de leurs territoires privés ou pour certains dans les librairies de ce monde. J’ai moi-même écrit un bouquin et vous êtes en train de le lire. J’en profite pour y insérer du commentaire, seul au forum. Mais vous êtes peut-être en train d’en noircir les marges ou au moins d’en penser quelque chose. Tout le monde finit par écrire. Même les moins doués pour l’écriture. Même ceux qui s’empêchent d’écrire pour une raison ou pour une autre. Pas d’évolution de ce côté du désespoir. Mais je n’ai jamais entrepris le voyage qui dit le contraire. Je n’en ai pas trouvé le quai des partances. Pas vraiment cherché non plus. Trop peur de m’illusionner et de me retrouver derrière la vitrine. Celle du boulanger était animée par un automate : un canard à la Vaucanson : il grignotait la chair dorée d’une viennoiserie et le chocolat formait derrière lui un boudin comme en composent les marins en attendant de jeter l’ancre et les amarres. Il y avait du monde, même des enfants à ma taille. Madeleine bouscula les plus pressés.
« J’ai téléphoné, grogna-t-elle en direction de la commise aux yeux gâtés par un hypermétabolisme à la noix.
— Votre sac est prêt… heu… comme d’habitude.
— Sur le compte des Surgères ! Et hop ! On ne perd pas de temps ! »
Un sac à pain en plus sur le quad qui pila devant le Buffet. Kol Panglas y pariait, grattant avec angoisse, l’ongle encrassé par tant de passion. Il me salua à peine. Si j’avais quelque chose à lui dire concernant les activités de Pedro Phile, le moment était mal choisi selon lui. Mais Madeleine le détrompa. D’après elle, je voulais savoir si la question du tir d’été était résolue. Je grimpai sur un tabouret pour pouvoir m’accouder au comptoir. La main jaune de Panglas trifouillait les cacahuètes d’un bocal. Son cigare semblait abandonné dans un cendrier rempli de coquilles d’œufs. Les surfaces à gratter exhibaient leurs petits rectangles de métal gris. Des personnages multicolores riaient comme des fous. Lucienne posa ses seins sur le comptoir. Puis ses coudes et son visage se déforma dans ses mains. Ses dents surgirent de sa bouche. Elle était heureuse de me voir.
« Il est en congé, précisa Madeleine. Monsieur le comte est heureux comme un magistrat qui a enfin décroché le gros lot…
(éclat de rire de Lucienne qui bouscule l’épaule de Panglas)
Je ne dis pas ça pour vous, monsieur Panglas, mais j’en ai connu un qui…
— Ne vous moquez pas de l’eau qui dort, fit négligemment le magistrat occupé à gratter. On ne sait jamais ce qui se cache sous les nénuphars.
— C’est la grenouille qui chante ! s’écria Lucienne qui me lança en même temps un regard complice.
— Qui ne veut pas s’en sortir ? » dit le magistrat sans cesser de gratter.
Madeleine descendit une chope. J’avais plutôt envie de perdre mon temps à siroter, mais il fallait rentrer avant que la pluie ne songe à mettre son nez dehors.
« Je passerai tantôt, dit Panglas qui observait enfin l’état de son ongle.
— Amenez donc madame, fit Madeleine en m’arrachant à mon tabouret pivotant.
— Ah ! La ! La ! Sally et son éternelle migraine de saison ! Boudu !»
À la « quantité d'amorces de drames que la vie nous présente de toutes parts », il convient d’ajouter les manipulations incessantes que l’entourage s’emploie à cultiver derrière les os du crâne, sous forme de dissimulations et de mensonges, d’erreurs de jugements et d’actes involontaires. Ne vaut-il pas mieux les « filer comme un romancier » plutôt que de concevoir, construire et entretenir un système de défense tout aussi manœuvré de l’intérieur avec ce que cela suppose d’hypocrisie et pourquoi pas d’ataraxie ? Sans doute y a-t-il loin entre l’hypocrisie et l’interprétation, mais le jeu romanesque consiste peut-être à fondre la fourberie avec les improvisations censées pallier les défauts d’apprentissage du texte. Si ce que je voulais par-dessus tout était écrire ce roman, alors je devais d’abord en concevoir les actes, quitte à fausser la véritable histoire dont je m’inspirais, et à séparer les personnages en leur attribuant un espace défini par leurs caractères respectifs. Sachant que cet ouvrage artificiel et sans doute intentionnel n’aurait plus grand-chose à voir avec la réalité. L’auteur doit jouer avant ses interprètes, sinon ceux-ci ne lisent pas ou pire ne jouent plus. De quoi demeurer paranoïaque pour ne pas devenir con ni quitter le monde par la porte de la folie. J’étais bien conscient de mes efforts et des objectifs à atteindre avant d’être trop vieux pour prétendre avoir acquis assez de connaissances pour me considérer comme un homme d’action et d’avoir alors les moyens de me prêter à la pratique du mémoire. C’était tout ce que je pouvais espérer de la vie, le cirque et ses à-côtés se réduisant à un moyen d’attente pas plus bête qu’un autre. Pourtant, je profitais du moment où tout le monde était en voyage pour visiter celui que ces éloignements organisés laissaient seul et pratiquement livré à lui-même. Peu d’amis il avait, le vieil homme, hormis ce Kol Panglas qui avait perdu la hija de sus ojos dans des circonstances mal élucidées par la Justice dont il était pourtant une cheville ouvrière. Accessoirement, il entretenait chez lui cet être hors du commun qu’était Sally Sabat, épouse et mère selon lui, ni l’une ni l’autre si on en croyait la rumeur. Ils s’amenèrent sur le coup de quatre heures, pour la collation, en voiture et fringués comme dimanche. Madame portait une robe à fleurs exotiques avec de la dentelle aux extrémités, chaussée de gros souliers en prévision de la pluie qui menaçait toujours. Monsieur s’était glissé dans son costume ordinaire, celui qu’il portait sous la robe, mais sans chaussures de caoutchouc il paraissait ne pas se soucier de la pluie et son visage était aussi pâle que le sein d’une baigneuse qui ne montre pas tout. Madeleine, dans son petit tablier qui n’eût pas couvert grand-chose si sa tenue n’avait pas été conçue pour lui tenir chaud des pieds à la tête, s’employa à bien servir sans donc s’attirer les reproches d’ordinaire piquants et vexatoires de papi qui s’adonnait au cigare offert par le cigarier de circonstance. Je m’étais juché sur un coussin, quitte à laisser mes jambes se balancer dans le vide, pour tenir mes yeux à la hauteur de leurs regards. L’ectoplasme d’Alice apparaissait entre les mots les moins évocateurs de ce qu’ils prétendaient illustrer, mais sans cette insistance obtuse qui caractérise la moindre des convictions. La fumée se chargeait d’autres instances dont je prenais note pour ne pas en perdre les liaisons nécessaires à la compréhensibilité de mon projet romanesque. Sally était une femme squelettique et sans charme.
« Il m’est arrivé d’en rêver, dit-elle à propos de mes activités dans le cirque, et je me suis même exercée au funambulisme oh ! à vingt centimètres du sol car maman n’aurait pas supporté de me voir aussi proche des oiseaux que je le désirais. Mais la vie en a décidé autrement…
— C’est toujours ce qui arrive, dit Panglas. Nous ne choisissons pas. On se laisse choisir ou on finit sur le trottoir… heu… pour s’y prostituer ou trouver le sommeil. Mais je n’ai pas rêvé (enfant, je suppose) de faire le mariole sur un fil ou à cheval sur un éléphant ! D’autant que les activités de notre ami Pedro Phile ne se limitent pas à amuser les petits enfants par autant de pitreries prétendument artistiques.
— Tu vas vexer notre Quentin…
— Certes non ! m’écriai-je. Car je suis de l’avis de notre futur président du TGI !
— Il ne l’est pas encore… Loin de là !
— Mais je ne demande rien, moi !
— Mais pourquoi le cirque si cela ne convient pas à tes désirs… ? » gémit papi.
Traduction : Quels désirs y satisfais-tu ? Ou : Je ne te connaissais pas ce goût malsain pour les enfants… Je remuai aussitôt mes jambes en ciseau, mais Sally me devança :
« C’est une manière comme une autre de s’éloigner du château…
— Ne t’es-tu jamais éloignée de quelque chose, toi ?
— J’aurais peut-être mieux fait ! »
Du coup, je ne plaçai pas la réplique qui m’était venue à l’esprit pour répondre intelligemment aux objections de papi. Non, je ne fumais pas, ni le cigare ni autre chose.
« Pourtant, dit Panglas, l’homme fume… et pas seulement pour en être un. Il fume parce que…
— Il va encore nous seringuer avec sa fabrique cubaine ! s’écria Sally. Mais vous connaissez l’histoire…
— Nous la connaissons en effet, dit papi. Et nous l’avons toujours à l’esprit quand nous fumons… un kolipanglaso ou un autre… Cet Armagnac est le bienvenu…
— Mais il va falloir rentrer avant que la pluie… »
Sally. Elle avait compris que je souhaitais être seul avec papi. Madeleine ne l’avait pas compris. Elle prenait de plus en plus de place. Elle aussi se documentait en vue de son prochain ouvrage. Le dernier (peut-être le premier) était entre les mains d’Alfred Tulipe, l’assassin de mon père ou mon assassin de père selon les interprétations en cours. Mais ces histoires d’assassinats ne m’intéressaient pas. Seule mon exacte filiation manquait à mes écrits qui se nourrissaient de ces incertitudes. Avec un peu plus de solitude, papi m’en dirait plus. Madeleine voulait-elle savoir aussi ou bien était-elle embarquée dans cette recherche pour un autre motif ? Le personnel étant en vacances ou licencié, elle était la seule domestique disponible en ces temps de disette. Mais pourquoi n’était-elle pas partie elle aussi en voyage ? Ou : pourquoi papi la tenait-elle par son jupon ? Pas moyen de me retrouver seul avec lui. Ou il eût fallu que je le rejoignisse dans son lit. À moins que Madeleine m’y devançât… Seul je l’étais, moi, dans mon lit. Et ma chambre était la proie d’une humidité tenace. La cheminée était bouchée et la chaudière à l’arrêt. Ouvrir la fenêtre n’était pas une bonne idée. Les rideaux s’en trouveraient mouillés par une constante bruine qui s’appliquait aux carreaux avec acharnement. Qui surprendrais-je en train de fouiller dans mes bagages ? Madeleine ou papi ? Ce fut Sally Sabat. Car ce jour-là, la pluie les arrêta chez nous, elle et son cigarier qui rêvait de devenir président alors que les relations nécessaires lui manquaient.
« Je ne sais pas quoi dire… bredouilla-t-elle.
— Vous vous seriez trompée de chambre, mais pas de valise…
— Confuse je suis… Mais je ne me suis pas trompée de valise, Quentin. Et c’est la bonne chambre.
— Je m’en doutais. Désolé d’interrompre vos recherches. Et de vous apprendre que je ne transporte rien de compromettant. Kol n’a pas eu une bonne idée en vous envoyant au charbon. Pas généreuse non plus. Le courage n’est pas son fort, dit-on au palais.
— J’ai toujours rêvé de coucher avec un nain. »
On n’écrit pas les dialogues. On les donne pour ce qu’ils sont. Elle éteignit pour nous épargner le spectacle de nos nudités. Le lit grinça. J’entendis la couette se dégonfler. Elle adorait faire l’amour dessus et non pas dessous comme je me l’étais imaginé pour moi-même. Kol fumait dans leur chambre d’invités. Il lisait aussi. Elle était censée se vider à la turque. Il fallait faire vite. J’allumai.
« Quelle horreur ! cria-t-elle sans retenue.
— Mais je ne suis pas nu…
— Je ne le suis pas non plus… Je me doutais bien que…
— Alice n’était pas votre fils, n’est-ce pas… ?
— Quel rapport ? Et puis ça ne vous regarde pas. Je me demande si crier est une bonne idée. On viendra… Est-il vrai que seuls les petits garçons…
— Les petites filles… Mais pas si petites…
(je montrai avec la main à la hauteur de mon front)
Dites-moi pour Alice. Mentez-moi si vous voulez…
— De toute façon je n’ai rien trouvé dans votre valise : slips et chaussettes. Vous n’avez même pas songé à prendre un chandail… pour les soirées à passer au coin du feu… Pourtant, ce manuscrit… Ces feuillets aux pattes de mouches… Pas eu le temps d’en déchiffrer l’incipit…
— Mais il n’y a pas d’incipit ! Ce sont des notes… des feuillets épars… Rien d’organisé en actes. Je ne sais pas où je vais, mais j’y vais !
— Kol a raison de s’inquiéter pour votre grand-père. Il m’a dit : « Celui-là (en parlant de vous) n’est pas venu pour rien. Pas par amour. Il cherche quelque chose et s’il la trouve, Surgères en crèvera.
— J’aime mon papi. Je ne suis pas venu pour…
— Pour quoi alors… ?
— Je ne sais plus… Je croyais que l’existence pataugeait dans l’absurde des circonstances et des idées qui s’ensuivent… Mais c’est avec une tout autre complexité que je m’escrime ! Alice savait-elle que vous n’étiez pas sa mère… ?
— Qui est son père serait une question plus judicieuse, mon petit ami. Mais vous n’avez pas l’art de poser des questions susceptibles de donner une suite à ce qui s’est figé comme l’hiver qui pourtant se fait toujours balayer par le printemps.
— C’est à l’été que je songe. Et ce maudit automne en perspective ! Là-haut, pirouettant avec les partenaires selon les figures convenues et répétées autant de fois qu’elles inspirent la faute. Sortez de mon lit !
— Voilà ! Voilà ! »
Elle referme la valise.
« Vous ne fouillez pas mes poches ? dit-elle avec un air de défi.
— Rien de compromettant, je vous l’ai dit. Panglas devra chercher ailleurs s’il veut coincer Pedro. Ce rêve idiot de devenir président à la place de celle qui est désignée d’avance, fille de la haute ou courtisane de vocation.
— Vous êtes bien renseigné à son sujet, mais rien sur la nature du prétexte. Vous n’écrirez jamais rien de bon dans ces conditions. Il faut vous approcher plus près…
— Comme vous de ma valise…
— Et ouvrir, avec ou sans clé, selon que vous vous fichez de laisser des traces ou pas.
— Vous n’en laissez pas… sauf dans mon esprit : je me méfie de vous désormais.
— Vous avez trouvé votre ennemie, Quentin : Surgères ne sera jamais seul tant que je vivrai ! »
Étrange moment que je viens de vivre : je ne sais toujours pas, à l’heure où je vous parle, si j’en ai relaté les détails avec assez de pertinence pour inspirer vos interprétations. Vous intervenez selon ce que vous ne savez pas de l’improvisation. Vous êtes un être instinctif. Seule l’expérience vous dicte le comportement adéquat en matière d’investigation policière et la question qui suit traduit votre entêtement à construire une mise en accusation aussi bien léchée que possible. Difficile maintenant de distinguer, non pas le vrai du faux (car cet aspect de l’audition saute aux yeux) mais le parler de l’écrit, ce qui élève votre condition de domestique au statut intermédiaire qui n’a toujours pas de nom malgré le Temps écoulé au fil de ses facteurs de multiplication. Oui, oui, Sally a refermé la porte derrière elle et j’ai entendu la chasse d’eau puis l’autre porte et une troisième qu’elle a clos avec douceur et précaution, comme si le vieux Panglas s’était endormi.
Ici, intrusion de la série des rêves nocturnes dont quelques-uns reviennent me hanter, assez clairement liés à des évènements bien situés dans mon enfance, eux-mêmes comme repiqués dans le terreau de ma vie contemporaine. Rien d’original à ce niveau de l’écriture qui est : matinale avant aurore et à peine au-delà, bruits de pas et de vaisselles, quelquefois même des chuchotements, des glissements, froissements d’étoffes, bruits du dehors pénétrant à l’intérieur à l’occasion d’une fenêtre ouverte, les pas s’éloignant sur le gravier ou le dallage, puis revenant, l’espagnolette coulisse, le rideau tombe. Fin des vortex jetés sur le papier ou sur l’écran, comme s’il s’agissait maintenant de se réintroduire dans la réalité environnementale. La pratique du cahier sert d’intermédiaire, poétique en ce sens. Les apparences et les rêves s’en trouvent mieux, respirent maintenant d’un souffle commun, sauf si je ne suis pas seul… bien entendu. Or, ce matin-là, le premier après mon retour inattendu, je l’étais, seul. Encore un peu ivre de la veille, la queue en tire-bouchon à force de fellations. Non pas Sally mais Madeleine, dans l’obscurité la plus totale, poussant des cris de petite fille surprise par le chien derrière la grille, s’y tenant malgré les épines des rosiers, car le chien a cessé d’aboyer, tout heureux qu’il est de recevoir une caresse sur le plat de sa tête. J’enfilai mes bottines.
J’avais prévu une rencontre avec mon grand-père, relativisant la présence de Madeleine et la réduisant même au strict nécessaire. Quelques journées de conversations orientées par moi, réagissant aux résistances de mon aïeux avec la plus grande patience afin de ne pas risquer l’interruption dont il était un spécialiste. J’avais répété, même joué d’avance, conscient de la part de rêve et d’illusion. Mais la connaissance de l’ADN est une science exacte : pas de trace de Julien Magloire ni d’Alfred Tulipe dans mes propres cellules : du Surgères pur sucre ! Pas de nains dans la très ancienne lignée des Surgères : mais des cousinages à la pelle : mami était une cousine de papi : maman une fille de cousins. Jolie maman en forme de petite fille qui n’aurait pas déplu à Robbe-Grillet : d’où mon goût excessif pour la préadolescence, voire moins. Petits garçons aussi : pour la beauté de l’érection et de ses paroxysmes. Comment ne pas trouver chez l’autre ce qui nous manque jusqu’à la douleur ?
Mais je n’étais pas seul avec papi comme je l’avais plus qu’espéré : programmé. Madeleine à toute heure (si je ne me trompais pas sur ses intentions) et maintenant la spectrale Sally Sabat accompagnée de son vieux Panglas qui rêvait de présidence sans en avoir les moyens. Ce n’était pas sur cette table que je pouvais abattre ma carte ADN : papi m’en voudrait à mort de trahir le secret de famille le mieux gardé, celui qui avait inspiré les imaginations délirantes ou hallucinées de nos deux écrivains de service, avec en toile de fond l’intrusion imprévue de ce Roger Russel qui ne venait pas seul : d’ailleurs son Frank Chercos, pourtant occupé ailleurs par de plus sinistres affaires de mœurs, était assis entre papi et Panglas, la tartine à la main et l’oreille à l’écoute : j’entrai comme si la matinée promettait une éclaircie. Dehors, il pleuvait obstinément.
« Frank est arrivé par l’express de Paris, dit papi requinqué par cet avènement. Nous ne l’attendions pas. Lucien a klaxonné à six heures ! Tu ne l’as pas entendu… ?
— Bonjour, Quentin…
— Bonjour, Frank… »
Le papi ne se sentait plus. La solitude l’avait abandonné en route. Dieu seul savait où elle allait ! Mais il n’en était plus question : Frank avait ce pouvoir.
« Au diable le soleil si nous pouvons reconstituer la partie la mieux éclairée de notre communauté, déclara papi en versant le rhum dans les tasses. Du guyanais. Je ne le conseille pas aux dames…
— Mais j’en suis une ! s’écria Sally en feignant de retirer sa tasse.
— Il va pourtant falloir rentrer, dit Panglas sans enthousiasme.
— Laisse-la faire, oh ! » trancha Sally en parlant de la future présidente.
Frank souriait en m’observant sans discrétion. Des traces de maquillages ici et là. Je m’en excusai : pas d’eau chaude au robinet.
« Le nôtre sent la Mouise, mon cher ami, dit Panglas en se rinçant la bouche.
— Vieille tuyauterie, dit papi sans y penser. Mais pas plus ancienne que la Guerre… Vous ne trouverez pas une trace de plomb dans ces lieux !
— N’empêche que l’eau est froide ! J’irai jeter un coup d’œil à la chaudière…
— Tu n’y connais rien, voyons… Par contre, notre chambre froide ne nous trahira pas… Du sanglier en veux-tu en voilà ! Et du gibier de potence nous n’en avons pas ! »
Panglas, au souvenir d’Alice raide et glacée sur son brancard de fortune, s’ébroua et se resservit sans penser aux autres cette fois. Ses oreilles flambaient. Il avait l’œil à la fois éclairé et aveugle. C’était comme ça qu’il aimait regarder sa Sally. Elle trempait le même bout de tartine depuis cinq bonnes minutes. Le café refroidissait dans le rhum trop prudemment réchauffé. Le premier cigare répandit sa puanteur de boyaux. Frank, imperturbable, me reluquait comme s’il avait envie de moi.
« Il a trouvé du temps pour nous désennuyer, dit papi. C’est chic de sa part.
— Oh… un week-end, pas plus. (Frank touillant, il prononçait viquène) C’est moi qui m’ennuyais. Marre de la justice… sans vouloir vous le reprocher, Kol… Je vais finir par tuer quelqu’un. Sentiment que j’ai éprouvé quand j’ai envisagé d’enseigner… constatant le béotisme de la classe…
— Vous exagérez ! s’écria Sally. Vous avez atteint la zone de trépignement… Nous connaissons tous cette impossibilité de revenir sur nos pas… pour… pour corriger la perspective… s’en tenir cette fois à un projet de vie plus… moins…
— Vous voulez parler d’ambition, ma mie. Je le dis avant que ces messieurs se demandent de quoi vous parlez. Vous m’en entretenez depuis le premier baiser.
— Oh ! Kol ! Devant tout le monde…. Vous n’allez pas…
— La salope qui prétend me passer devant n’est même pas baisable !
— Tu ne devrais pas parler comme ça… Les domestiques…
— Madeleine ne pratique pas le maître-chantage, voyons !
— Nous parlions… heu… de l’ennui que monsieur Chercos a ressenti avant de prendre la décision de liquider ses RTT…
— C’est exactement ça, ma chère… heu… Sally… »
Comme si nous ne savions pas que Sally était sa mère… Mais qui souhaitait introduire le sujet dans la conversation ? Pas Panglas en tout cas. Il déboutonna un col de chemise qui lui avait pourtant coûté de sains efforts ce matin devant le miroir. Le nœud de cravate subit le même sort. Il parut retrouver la surface, battant des bras dans l’écume de la table. Qu’était-il donc venu chercher, Frank ? Il refusa un cigare sous prétexte qu’il tentait de limiter sa toux matinale. Panglas en choisit pourtant un et le glissa dans la poche qu’occupait déjà un mouchoir (Frank ne quittait pas son costard trois pièces, même pour dormir).
« Nous n’irons pas à la messe, dit papi. Avec l’excuse de la pluie, l’église se vide comme nos bouteilles, mais on n’en voit jamais le cul ! »
Il retrouvait sa joie. Et Frank en était la source vive. J’avais cette idée que l’ADN de notre flic n’était pas étranger à cette résurgence. Sur interprétation. À l’audition le flic ne mesurant pas la portée littéraire de son travail. J’imagine tout ce que ces tristes bureaux surmeublés pourraient apporter au vivier de la langue mise à la disposition de l’objet et du regard qui le soustrait aux révolutions anecdotiques par définition. Sluuurp ! Le soleil caressait les pompons, têtes réduites aux tignasses de feu. Déjà des mouches sans la viande, mais trouvant de la chair en fumée dans les plis artistement arrangés pour donner l’impression d’avoir été inventés par le vent. Sluuuuurp ! Dans les couloirs où la misère de l’homme parle à la place de l’homme. Et les duces à l’œuvre du maintien de l’ordre au profit du pouvoir qui les nourrit et leur donne de quoi amuser leur temps dit libre. Sluuuurp ! Ça me reprenait en dehors du lit, à même la table garnie pour l’ouvrage du temps. Traçant dans le vide et le silence les graphes impossibles de l’expression la mieux interprétée pour donner du sens à la scène mise en quatre. Ces kystes d’angoisse se liquéfient en plein vol au-dessus du parterre ébahi. Mais dès que le temps s’arrête, l’infini reprend ses droits à l’expansion et la pensée arrache des écailles au dragon. Servir avec des sluuuurp dans la gorge. Seule Madeleine pour verser ses poisons domestiques. Et ce flic et ce juge, fonctionnaires en service commandé. Agenouillements et miettes de communion en récompense. Jamais satisfaits mais toujours à l’heure. Avec des sluuuuurp plein la bouche et le manuscrit. Assis sur le tabouret l’homme-exemple-de-la-misère-de-l’homme est autorisé à fumer une cigarette. Un coucou frappait le cendrier de son bec :
« Hep ! Quentin (prononcez couennetine) Vous avez eu comme qui dirait un malaise… Le rhum… La fumée de ces maudits cigares… Après un si long voyage pour retrouver vos racines… Et tellement de péripéties à votre actif ! Essayez de garder les yeux ouverts et respirez au rythme de votre cœur… Vous le sentez, votre cœur… ?
— Malaise, non ! Oh ! Que non ! J’étais en train de me dire…
— Ah bon… ?
— Mais ça n’a plus d’importance. Je suis venu pour…
(oreilles pivotant dans les ondes que ma bouche alimente maintenant)
Je vois que papi est en forme.
— Mais vous ne l’êtes pas, vous ! Je vais vous donner le sein…
— C’est généreux de votre part… Mais c’est peut-être trop… Je ne veux pas priver votre enfant…
— Il revient à lui… Laissez-le respirer !
— Ce constant besoin d’air m’a toujours intrigué… Pas vous… ?
— Ce n’est plus un enfant. Une larme de rhum, là, sur les lèvres et sous le nez. Voilà la médecine familiale que je pratique depuis que j’ai hérité.
— Elle est efficace, ma foi… Il ouvre les yeux…
— Couennetine ! Couennetine ! Couennetine !
— Il a écrit sur la nappe…
— Illisible… Pourtant, sa Saïda l’Heureuse est parfaitement lisible…
— Vous l’avez lue… ?
— Dans mon lit. On y bande souvent, figurez-vous…
— Dans votre lit… ? Seul depuis que…
— Frank pense que j’ai tué la comtesse… Mais il ignore tout du modus operandi. Dans son dernier ouvrage, signé Roger Russel, c’est Julien Magloire qui assassine Alfred Tulipe. Mais dans la réalité, Julien est mort avant Alfred. Ce qui n’explique pas comment est mort(e) Alice… Couennetine ! Hou ! Hou !
— Est-il possible que l’aphasie… ?
— Par les temps qui courent…
— Il pleut.
— Ne changez pas de conversation, Kol ! »
Ma tasse avait mouillé mon entrejambe. Par renversement inopiné. Ma main tenait l’anse. Ainsi. Puis plouf ! Je suis tombé dedans.
« Il délire, oui !
— Il rit plutôt !
— Pas honte non plus ! On dirait qu’il s’est pissé dessus…
— Théâtral à souhait ! On dirait du Shakespeare… (chaqueussepire)
— Prenez note, Sally… Bon pour ce que vous avez…
— Parlez pour vous ! S’il ne pleuvait pas…
— Mais il ne pleut pas ! Regardez…
— Certes… mais le chemin est impraticable désormais…
— Sauf à pied… Vous allez mieux, Quentin… ?
— Je ne me suis jamais senti aussi bien ! »
Ni aussi mal entouré : Panglas et son épouse, Frank Chercos, Madeleine et quelque discrète servante sur laquelle j’ai omis de poser le regard, allez donc savoir pourquoi ! Papi m’observait à distance. Maintenant qu’il avait son Frank ! Mais le poulet reprenait ses activités subalternes dès lundi. D’ici là, Kol et Sally auraient trouvé le moyen de rentrer chez eux. Restait Madeleine et sa curiosité. Je ne compte pas la petite servante, une enfant peut-être. Mais qui aurait eu l’idée d’envoyer ce genre de créature à Surgères pour y compléter la valetaille ? Personne de ma connaissance. Une cousine peut-être. C’était déjà arrivé. Je me souviens. Peut-être même plus d’une fois.
« Il est reparti…
— Que non ! Des pensées, cependant…
— Vous n’êtes plus avec nous en tout cas !
— Pas moyen d’envisager une promenade dans les bois. Vivifiant au printemps ! Rencontres des fois.
— Votre manie de vous en approcher de près…
— Mais je n’ai jamais…
— Que vous dites ! »
« …révèle votre ascendance et vos origines ethniques. Commandez votre test ADN. » Un copié-collé dans le tas. « Agrémente le récit et le change en enfer si c’est ce que je pense. » Ça l’était. Rien que du Surgères. Maman au balcon et le cousin au tison. Mais qui ? Le laboratoire promettait un supplément de résultat. Heureusement qu’on ne reçoit pas ce genre de nouvelle dans les cintres ! On se tordrait le cou dans le filet, oubliant la technique de la chute. Écrasement d’un nain sur le sol de la piste. Son maquillage hilarant dans le sang. Il en a mis un temps pour crever ! Mais j’étais dans ma couchette à bord du Temibile. J’ai sauté dans un avion lors d’une escale à Brindisi. Papi me devait une explication. Mais Frank Chercos n’était pas venu pour ça. Il avait lui aussi une raison pour avoir interrompu son existence parisienne. Seuls Kol Panglas et Sally Sabat étaient là par hasard, retenus par la pluie et par le désir d’en savoir plus. Madeleine savait-elle déjà tout ?
Elle me conduisit à la cuisine pour m’appliquer un cataplasme. Mon front avait heurté le rebord de la table. Un sinapisme de sa confection me ferait le plus grand bien. Elle eut la tentation de me prendre dans ses bras, mais n’en fit rien. Je me serais laissé faire. Elle marchait devant moi, se dandinant comme une oie, soufflant à cause des insuffisances diverses qui affectaient sa santé. Chaussés de babouches, ses pieds n’attaquaient pas franchement le plancher, glissant l’un après l’autre, provoquant des ânonnements qui en disaient long sur son espérance de vie. La moutarde gisait au fond d’un pot. Elle y introduisit une cuiller en bois et touilla longuement sans cesser de m’observer. J’étais assis sur le bord de la table, les mains entre les cuisses, l’échine pliée presque à l’équerre. Un aspect qu’elle connaissait bien. Je rêvais souvent d’elle. La grosse dondon et l’avorton.
« Yen aura pas assez mais faudra s’en contenter, dit-elle en humant la cuiller. Je connais pas d’autre recette. C’est pas faute d’avoir eu une mère. Mais j’étais pas la petite fille qu’elle avait désirée de toutes ses forces du temps où elle jalousait sa propre virginité. Je sais pas pourquoi j’en parle, té ! »
Ça chauffait ou cuisait, je ne sais pas. La casserole cognait la grille qui rougissait. Et la cuiller tournait au bout du bras fortement boudiné. La coiffe penchait sur une oreille.
« Je me demande ce qu’il est venu faire, celui-là… Vous savez, vous… ?
— Tu ne me demandes pas pourquoi je suis ici… ?
— Tu brûles d’envie de me le dire…
— Pedro m’a payé le billet… pas Julien… C’est Pedro qui me l’a payé !
— J’ai pas dit le contraire…
— Papi l’a dit.
— C’est ce Frank qui lui dit…
— Qu’est-ce que tu penses d’une aventure fertile entre papi et Sally Sabat… ?
— J’y ai pensé, figure-té ! Il a les résultats ADN dans la poche. Il veut sa part d’héritage. Ou tout l’héritage pour lui seul. D’ailleurs, ce Roger Russel ne m’a jamais inspiré rien de bon…
— Il me tuera, tu crois… ?
— Le assassins n’héritent pas ! Mais tu es le nain de trop… Voilà ce que je sais. C’est prêt ! »
Je revins à la salle à manger avec mon cataplasme sur le front. Ils m’attendaient. Madeleine était restée à la cuisine avec la petite servante que j’avais regardée de plus près cette fois : une mignonne enfant de douze ans, pas plus ; bien faite de sa personne ; agréable de visage ; sans signe d’une intelligence au-dessus de la moyenne, mais pas animale pour autant. J’avais son image dans les yeux quand j’ai repris ma place face à Frank Chercos.
« Quel gnon ! dit-il. J’espère que cet emplâtre est plus efficace et moins dangereux que ce que je sais des remèdes de grand-mère.
— C’est que vous n’en savez pas grand-chose, fit Sally en me flattant la nuque.
— Faut y croire, dit Panglas. Et souvent, ça suffit.
— C’est bien sage ce que tu dis.
— Mais je n’ai pas dit le contraire, se défendit Frank. Je sais bien que l’isothiocyanate d'allyle…
— Comme vous y allez !
— L’effet est dit révulsif. Agit sur les terminaisons nerveuses. Donc judicieux dans le cas qui nous occupe…
— Mais il ne nous occupe pas, voyons ! »
Il n’avait pas la cote, Frankie. Il avait le don d’agacer Sally plus connue comme sorcière que comme épouse de magistrat prétendant au trône de président. Elle aurait pris les choses en main en l’absence de Madeleine, mais celle-ci avait réagi la première devant l’hématome qui ornait mon front de son bleu déjà royal. Elle approuvait le remède et s’en remettait à Dieu. Frank pouffa.
« Tenez-vous bien, Frank ! dit-elle en lui offrant son profil. S’il vous arrive quelque chose, nous serons deux ! »
Que savait-il d’elle ? Elle savait tout de lui, mais ne lui parlait pas comme une mère parle à son fils. Par contre, papi agissait en père de substitution, car nous ne savions rien du papa qui avait géré l’enfance de Frank. Ni de sa maman. Kol Panglas avait l’air de ne pas avoir fouillé dans le passé de son épouse. Il s’y connaissait pourtant en requête en identification par l’ADN. Mais ce sujet n’avait jamais affecté ses conversations avec papi qu’il considérait comme son meilleur ami. Et c’était réciproque, sans trace d’hypocrisie aux entournures. Pourquoi tenais-je tant à m’expliquer avec papi ? Pourquoi n’avais-je jamais rien tenté dans ce sens avec maman ? De quoi Roger Russel était-il capable ? Et pourquoi s’était-il acoquiné avec Frank ? La petite servante fit le tour de la table pour proposer du café et papi la tourmenta vachement en lui demandant si elle l’avait réchauffé ou si c’en était du « frais ».
Pourquoi ne pas la suivre ? Je torchonnai vite mes lèvres lippues sans oublier la galoche de mon menton et me précipitai (c’est sans doute l’impression que je produisis sur mes convives) dans le couloir de service, petite porte aux carreaux dépolis que je refermai derrière moi avec toutes les précautions rendues nécessaires par mon entreprise. Elle avait pris de l’avance, la petite chatte ! Elle ne fuyait pas, oh non ! Papi avait froissé sa fierté et elle galopait vers son écurie pour y verser des larmes d’amertume. Un rien la chagrinait. J’en pris note et, progressant de porte en porte, j’atteignis le vestibule où jadis la domesticité corrigeait son apparence devant un miroir aujourd’hui couvert de crasse. On ne s’y reflétait donc plus, sauf à se chercher sous la couche de poussière amalgamée par l’humidité et les humeurs grasses en provenance des cuisines où, toujours vite, elle pénétra après avoir bousculé la porte heureusement équipée d’un ressort de rappel. Ces couinements excitèrent mon esprit. Qui était-elle ? Et quelle relation papi, lecteur de Grainville et de Matzneff, entretenait-il avec cette garce en herbe ? Elle avait pris la mouche pour des riens, ce qui n’arrive qu’en cas de grande familiarité avec le vexateur. Il n’y a pas de vexation sans domination ni persécution. À quel prix la tourmentait-il et pour quels agissements secrètement entretenus ? Il y avait du Pedro Phile là-dessous. Je mettais le nez dans des affaires dont j’étais censé ignorer la portée, bien que j’en fusse un instrument rabatteur. Grenade ni Barcelone n’avait de secrets pour moi. Mais à Surgères ? Et papi qui avait ensemencé maman ! N’avais-je pas interrompu mes activités artistiques pour exiger de lui des explications aussi clairement exprimées que celles qui figuraient sur le rapport d’analyse ADN ? On écrit des romans sur ça, rien qu’avec ça, et on les donne à lire aux producteurs des meilleures séries mi-fiction mi-réalité. Au lieu de ça, je cherchais à entrer en scène, ce qui se finirait mal si j’avais bien compris le sens de la malédiction qui pesait sur nous depuis des siècles ou seulement depuis que papi régnait en maître des lieux et de leurs témoins. La preuve : je bandais. L’enquêteur ne bande pas : ou alors en arrivant au boulot après ses heures de métro ; et pas plus que le temps nécessaire à se remettre en mémoire faits et suspicions légitimes, voire issues d’une pratique religieuse de la conviction. Il n’en éjacule pas moins, je sais, mais après réflexion et dans un coin tranquille. Or, j’éjaculai, à peine dans le dos de ma petite proie et juste après avoir arraché sa coiffe à une chevelure beaucoup plus dense et soyeuse que je me l’étais imaginé une minute plus tôt. Mais rien de sexuel de sa part. Elle n’avait rien touché, ni de la main ni du regard et je n’avais rien exploré sous sa jupe plissée au jupon blanc comme neige. J’avais grimacé, mais qui ne s’afflige pas d’un laid rictus s’il s’agit d’enguirlander une servante qui s’est mal conduite avec mon papi ? L’arrachement de la coiffe ne s’expliquait pas, pouvant être considéré comme un abus alors que la réprimande est un droit du côté de l’employeur. Son visage poupon me faisait face. Nulle trace de colère dans ce regard. Au contraire, elle était effrayée, sachant exactement pourquoi je m’en prenais à elle, coiffe ou pas coiffe.
« Je m’excuse, dit-elle d’une voix extraite de l’école primaire où elle apprenait encore malgré son ambition professionnelle. Je ne voulais pas…
— Papi est un brave homme. Et tu l’as traité comme si…
— Oh ! Oui, monsieur… Je ne recommencerai pas…
— Tu n’as aucune raison de te conduire comme si…
— Aucune, monsieur ! Je suis bien traitée ici…
— Depuis quand, si je ne suis pas indiscret… ?
— Depuis que monsieur est parti…
— Monsieur ? Mais quel monsieur ?
— Vous, monsieur. Monsieur en a eu du chagrin. Il voulait un garçon pour vous remplacer, mais je suis une fille.
— Comment sais-tu ça, toi ?
— Mais je le sais, monsieur ! Tout le monde sait ce qu’il est…
— Pas si facilement que tu le dis… heu…
— Renée…
— Renata ! Je comprends mieux ! »
Elle ne comprenait pas, elle. Mais quelle importance ? Elle était à peine plus grande que moi. Je pouvais la contraindre à porter des ballerines. Mes talonnettes avaient atteint la dimension maximale conseillée par l’orthopédiste. Sinon, je risquais des problèmes de colonne. Une houppette compensait cette limite, mais elle aussi menaçait de dépasser le vraisemblable sans quoi nous nous exposons aux pires apparences. Sans le vouloir, j’étais en train d’aplatir la coiffe à l’angle d’une table. La chevelure avait repris son ampleur. La coiffe s’imposait, mais ce modèle élevait un chignon qui exigeait un peigne.
« Qui t’a donné ces fringues… ?
— Monsieur… et Madeleine aussi… Elle dit que j’ai de jolies jambes. Le soir, elle m’apprend à danser. Comme ça. »
J’avais une folle envie de sortir ma queue. Elle exécuta quelques pas et pirouetta, achevant la série par une révérence qui penchait sa petite tête à la hauteur de ma ceinture. Elle s’immobilisa.
« Il faut écouter monsieur, dis-je en pensant toucher la conclusion de cette rencontre.
— Mais je l’écoute, monsieur… J’écoute aussi Madeleine. Et Madame… qui est en voyage. Mais je ne sais pas tout faire… Et monsieur se moque de moi…
— Tu es fière, n’est-ce pas ?
— Je ne sais pas…
— Il faut obéir quand on n’est pas né pour commander.
— Je le sais, monsieur…
— Tu seras bien ici. Tu y grandiras peut-être. Tu deviendras…
— Une femme, je sais. Mais je voudrais voyager moi aussi…
— Avec quel argent, idiote ! Et avec qui ? »
Une larme dévala la pente douce de sa joue. Elle était fière, ça oui ! Le poil rare entre les jambes et le sein à peine naissant. N’était-elle pas faite pour aimer plutôt que pour servir ? Papi exagérait encore. Il abusait de son autorité. Sans argent, il n’aurait eu que le choix de la pute toxicomane ou de la paumée issue d’un mariage raté. Ces visions m’ont toujours effrayé, depuis le plus jeune âge. Pas d’argent, pas de pouvoir sur les autres. Mais avec de l’argent, précautions à prendre avant d’exercer le pouvoir. Pedro Phile en faisait chanter plus d’un. Il finirait peut-être en croix, dans le meilleur des cas. Ou dans la rigole avec l’eau de vaisselle.
« Si monsieur en a fini… J’ai du travail…
— Hélas, ce n’est plus au lavoir qu’on vous trouve… mères et filles… Tu connais la copla :
No son todos pescadores
Los que a la playa van.
Unos pescan los jureles,
Otros las hijas de Adán.
Tu comprends la langue de Cervantès ?
— Je la chante… si vous voulez…
— Tu chantes pour monsieur… ?
— Des fois. (s’agitant) Il faut que j’aille travailler maintenant… si vous avez fini de… (effrontée) Je sais ce que je mérite…
— Une torgnole, oui ! »
Je levai la main. Elle ne broncha pas. J’étais en train de triturer la coiffe. Elle noua ses cheveux, renonçant à lutter avec moi. J’en oubliais la raison de mon voyage. Tous mes récits subissent le même sort. « Quelqu’un » s’interpose. Complot ou hasard : je m’en fous. Ma cervelle retrouve sa vigueur. Les motivations du retour sur les traces du passé ou de la filiation laissent la place à l’opportunité d’en savoir plus sur moi-même. Et c’est un être venu d’ailleurs qui change la donne. L’inattendu à la porte de la maison que je viens d’ouvrir une fois de plus, sachant que j’attends autre chose du jeu immonde de la fiction avec le déni. Cette fois, je viens de loin, mais sur le fil tendu entre ma maison et cet ailleurs qui sert de prétexte au voyage. Au diable les Surgères et leur galerie de portraits, leurs intrus, leurs visiteurs, les ventres au travail de la propriété, les enfants perdus pour toujours. C’est la seule loi : je ne trouve pas parce que je cherche. Mais ces recherches me placent à l’endroit même où tout peut arriver. Renée était faite pour moi.
« Cette coiffe est ridicule ! grognai-je. Jamais aucune femme ici n’en a porté de pareille !
— Pourtant monsieur a exigé…
— Pourquoi toi ? Pourquoi cette coiffe ? Il ignorait que j’allais revenir…
— Faux ! Pedro l’a prévenu… Il le fallait bien…
— Tu connais Pedro… ? (interloqué, on s’en doute…)
— Je fais ce qu’on me dit de faire…
— Et tu ignores pourquoi tu le fais…
— Je le fais parce que…
— J’ai bien failli tomber dans le piège ! »
Je déchirai la coiffe, ce qui épouvanta la gamine. Pourquoi ne pas déchirer aussi le tablier ? Trop près du corps. Presqu’intime, le tablier. Elle tentait de nouer sa chevelure mais ne parvenait qu’à l’emmêler. Je brisai le peigne en autant de morceaux que ma pensée du moment. Pourquoi effrayer cette gosse qui ne m’appartenait pas ? J’en avais mal aux muscles !
« Monsieur ne sera pas content…
— L’est-il des fois… ?
— Le café était réchauffé… Ma paresse… Tout le monde en parle… Je n’ai pas envie de travailler…
— Drôle de façon de se venger… Coupe-leur la queue ! Avec ça ! »
Je brandissais le couteau. Du diable si je savais d’où il sortait ! Elle s’écroula, plus lourde que je l’avais sentie au moment de la contraindre à me céder sa coiffe. La tête heurta un pied de la table. Il ne me restait plus qu’à filer en douce, par la porte qui donne dehors, dans le petit escalier où les chats se prélassent. Je les mis en fuite. Les oiseaux giclèrent des feuillages. Frank Chercos fumait une cigarette sous un peuplier, observant le frémissement des feuilles. Je me retournai : on voyait la fillette recroquevillée sur le sol. Il jeta sa cigarette d’une pichenette.
« Vous ne voulez pas savoir si elle saigne ? dit-il en avançant sur moi.
— Comédie ! Je ne l’ai pas touchée… Juste enguirlandée…
— Pour le café… ? Du réchauffé. Elle est fière, trouvez pas ? Voyez quand même si elle joue. Vous ne voulez pas d’ennuis, n’est-ce pas, petit frère… ?
— Je n’en ai pas cherché ! Elle s’est jetée… Qui est-elle ?
— Seul Pedro Phile le sait…
— N’êtes-vous pas un flic ?
— Je ne suis pas là pour ça.
— Quelque chose d’inattendu a interrompu votre projet… ?
— Le vieux nous l’a mise dans les pattes… Vous devriez réfléchir avec moi…
— Mais dans quel but… ? Je ne sais même pas…
— Vous savez pourquoi vous êtes ici. Moi aussi je sais ce que je viens y trouver. Parlons-en. Ça… heu… décompliquera un peu les choses…
— Les choses ! Mais quelles choses ?
— N’êtes-vous pas en train d’écrire un diptyque intitulé Égoïsmes ? …dont le premier volet s’intitule Hypocrisies ? Le suivant aura pour titre Jalousies.
— Vous avez fouillé dans mes affaires…On n’attend rien d’autre d’un flic : qu’il mette le nez dans notre misère d’homme ou de femme. D’enfant si je ne m’abuse. Laissez-la moi !
— Donnant donnant…
— Vous ne prétendez tout de même pas…
— Quelle importance la signature ?
— Mais vous n’êtes pas un Surgères !
— Je suis ce que je suis. Et j’en sais assez pour exiger de porter ce nom. Pourtant, je n’y tiens pas. Par contre, j’ai un mal fou à écrire ce foutu roman… Hypocrisies… Premier volet de la saga Égoïsmes. Je vous laisse Jalousies.
— Mais ce serait dénaturer l’ensemble… conçu dans ma nuit de Gênes ! Sans Hypocrisies, mes Jalousies ne veulent plus rien dire…
— …mais sans Jalousies, Hypocrisies prend tout son sens… J’ai mis la main sur ce que je cherchais. Ensuite, je vais voir ailleurs si j’y suis. Roger Russel savait que j’y étais, ici. Sans lui… (soupirant) Allez voir si elle saigne ou si elle est en train de nous écouter…
— Elle n’a que dix ans ! Douze peut-être…
— C’est un sacré numéro, la Renée ! Faites ce que je vous dis. Et si elle respire encore, occupez-vous d’elle, qu’elle saigne ou autre chose… Un sacré numéro, je vous dis ! »
Il alluma une autre cigarette et tourna les talons pour filer en direction des bois où chantait la Mouise sous une pluie tiède de printemps. Renée ne saignait pas, mais elle avait perdu conscience. Son beau visage de poupée dans cette chevelure de femme, il n’en fallait pas plus pour me détourner de ma mission, celle que je m’étais juré de mener à bien pour remettre les pendules à l’heure chez les Surgères et Cie.
« Monsieur me fait peur…
— Comment… ?
— Avec ses yeux… Vous me regardez comme…
— Ne me dis pas que… Oh !
— Je n’ai pas dit ça ! Vous n’aurez pas ce plaisir… Vous le savez bien… J’ai… de l’expérience…
— N’as-tu jamais songé à te sauver ?
— Pour aller où ? Avec qui ?
— Il est vrai que ces deux seules questions suffisent à établir les fondations du roman…
— De quoi parlez-vous… ? Mon histoire…
— …n’a aucun intérêt si ce n’est pas toi qui la raconte… je sais !
— Je viendrai dans votre chambre pour vous la raconter… C’est bien ce que vous désirez… ?
— (aparté) L’une vide son sac, l’autre ses couilles…
— Je ne saigne pas. Merci.
— Prends mon bras…
— Ça ne se fait pas… ! Pas ici…
— Encore un lieu. Mais n’y suis-je pas ? Avec qui ? Il faut que je mette ça noir sur blanc.
— J’ai un smartphone pour les images…
— Site appartenant à Pedro Phile… Que fait la Justice ? Hi ! Hi ! Hi !
— CB nécessaire…
— Je vais te trouver une autre coiffe.
— Je suis mieux avec… n’est-ce pas… ?
— Mais comment expliquer… ?
— Vous n’expliquerez rien. Madeleine a la clé des vêtements et accessoires… Elle saura…
— (aparté) Gros cul. Queue trop petite. Petit cul. Même queue. Il faut que j’écrive quelque chose là-dessus. Mon histoire. Pas celle de cette gamine qui en sait trop. Elle finira mal. La Connaissance a ses limites, mais elle n’est pas bornée par la morale.
— Je ne vous écoute plus. N’ayez crainte. Le peigne est brisé. Mes cheveux…
— Tu devrais les couper court. J’aime les garçons…
— Mais le grand-père de monsieur préfère les filles…
— Il te l’a dit… ?
— Il ne me dit pas tout ! »
Le Traité avec Pedro Phile. Nous avons tous signé un jour ou l’autre. Une éclaircie. Le soleil dans les arbres. On ne le reconnaît plus. Fleurs et oiseaux.
« Pensez à ma coiffe. Et au peigne… »
Papi prenait le soleil sur la terrasse, le béret sur les yeux et la chemise entrouverte, doigts de pieds hors des espadrilles passablement écrasées à l’endroit des talons. Fumait un cigare mais pas un Kolipanglaso. Un petit guéridon accompagnait ses lampées, la carafe sur un napperon, l’Optalix grésillant dans la chanson du jour. Il avait prévu un deuxième verre « por si acaso ». Il n’attendit pas que je revienne du salon avec un tabouret pour me servir. Breuvage rutilant d’or.
« Qu’est-ce que tu es venu chercher ici… ? Je ne t’attendais pas. On raconte…
— Je pensais te trouver seul…
— Pour m’assassiner ! (rire)
— Je n’ai jamais tué personne, moi ! (rire)
— Julien le disait à qui ne voulait pas l’entendre… Pauvre Alice…
— Tu crois que…
— Frank met son nez partout dans le récit. D’autres ouvrent le journal ou allument leur écran. Il tient du malinois. Pourtant, ni Sally ni moi… À moins qu’elle m’ait raconté des histoires elle aussi… Quand j’avais ton âge, je rêvais de saisons et de chasse. De voyage non. On ne part jamais seul. Frank n’est pas parti parce qu’il était seul. Moi-même… »
Il gratta sa peau élastique couverte de soies noires. Le moment était mal choisi pour lui mettre sous le nez le rapport ADN. Il était maintenant question de solitude et il avait envie d’en parler. Qu’est-ce que j’étais venu chercher si je ne me sentais pas seul ? La salive formait un filet jaune pisseux sur sa galoche. La marque des Surgères. Aristocratie de la galoche, le nez appartenant plutôt au sang royal. De qui tenais-je ma difformité hugolienne ? De quel projet insensé ? De quel assouvissement contre nature ? Là-haut, je ne pouvais m’empêcher d’y penser et mes partenaires avaient limité ma performance à une pirouette solitaire. Pas de poignets dans les miens. Le rire des spectateurs voyant ma perruque s’envoler alors que le clown terrestre l’abattait d’un coup de fusil plein d’étoiles et de paillettes. Mon crâne nu en a fait rire plus d’un. Je désignais la piste en le frottant. Ouillouillouille ! Il ne faut pas grand-chose pour les amuser. Et en coulisses, j’exhibais ma queue sans rien demander en échange. Pedro encaissait sans commentaires. La vioque paie pour sucer, mais la minette est payée. Ou elle est amoureuse. Aucune chance d’aimer un monstre. Ni de se faire aimer sans payer le prix. Restait plus qu’à imaginer le drame comme fil conducteur. C’était peut-être ce que j’étais venu chercher. De quoi dramatiser mon quotidien tout ce qu’il y a de plus banal. Lui donner une fin. Provoquer la fermeture du bouquin et son retour sur les rayons de la bibliothèque ou sur sa destinée de bookcrossing. Une angoisse comme je n’en avais jamais connue. Quel désir de posteritas ? Sans lignée toutefois. Seul sur le fil d’une éternité encore en projet. De quoi vit-on quand on ne se nourrit plus, le museau dans la terre et le cul en l’air ? Je ne pouvais tout de même pas lui demander quel rôle Renée jouait dans cette comédie qui n’en est pas une si on cherche à aller plus loin que la chute du rideau.
« Voilà Frank ! »
Mais Frank se contenta d’un petit salut de la main. Il tenait une canne sur son épaule et le fil brillait dans la lumière encore rasante. Le bouchon se balançait comme joyeux de participer à la prise. « À la prose, » eût dit l’observateur clé. Mais je me tus, saluant moi aussi, au coin du regard le visage déçu de papi qui avait amorcé cette causette sans moi. Frank pénétra dans le taillis, descendant vers la rivière ou le ruisseau. Dépend de soi à la croisée des chemins. Le calvaire grimaçant toujours dans sa ferraille noire aux pieds patinés. Lieu exact d’un assassinat pour nous historique puisqu’il changea la robe familiale pour l’épée. La fiche est au musée, pas loin du petit salon égyptien délesté de je ne sais quel écrit qui eut son importance. Papi vida son verre et, debout, étira sa carcasse dégingandée. Boutonna sa chemise jusqu’en haut, releva le col et tira une bouffée sur son cigare, parlant en même temps avec fumée tournoyant qu’il chassa du revers de la main, ou la mouche en visite.
« Je ne vais pas le déranger, dit-il. Ne le dérange pas toi non plus.
— Qui le dérangera ?
— Il est venu chercher quelque chose lui aussi… On ne tardera pas à le savoir car il retourne à Paris dimanche au soir. L’express de dix heures. Couchette. Il sera lundi matin à Austerlitz. Juste le temps de sauter dans un taxi pour arriver avant les autres.
— Comment sais-tu tout ça, papi… ?
— Il parle en dormant, animal ! Comment sait-on ce qui n’a aucune importance, d’après toi ? (inquiet) Il sera là pour midi. Tu as lu le dernier Gass… ?
— Tu ne me demandes pas quand je pars… ?
— Tu comptes t’en aller… ? J’avais compris le contraire… Tu ferais bien de prendre le temps. Pedro sera d’accord. Il paraît que tu ne sers pas à grand-chose…
— Mon numéro amuse tous les soirs…
— La perruque… Rousse je suppose.
— Les cheminées du Temibile fumaient noir. Cette poussière partout ! Il y en avait dans les draps. Le capitaine a décrété l’escale technique. On en a profité…
— Qui ça « on » ?
— Mes amis…
— Tu as des amis… ? C’est de cette manière idiote que tu veux échapper à la solitude… ? Tu n’as rien compris à l’existence, mon pauvre.
— …pour goûter à la cuisine locale.
— Brindisina… J’ai connu… (s’interrompt)
— Puis l’église. Je ne sais plus quelle église. Portraits sur le parvis. Puis j’ai eu cette envie de…
— Tu ne veux rien dire… Je ne dirai pas : je comprends. Je vais me…
— Pour la coiffe…
— Qué coiffe ?
— Je… Je demanderai à Madeleine. Elle comprendra.
— Fais comme ça. »
Conversation familière typique : à la limite des motifs de dispute. Mais rien n’est dit qu’on ne sache déjà. Renée passe. Sans coiffe ni peigne. Cheveux au vent. Gambettes finement croisées.
« Monsieur Frank a oublié les asticots… »
Elle balance une boîte de conserve au bout d’un fil. L’os d’une côtelette dépasse. Des mouches sur son bras nu. Papi remonte ses couilles d’un geste vif, cigare mordu et lèvres retroussées, la langue formant les sons d’une question qu’elle n’entend pas.
« Par là ! » criai-je en montrant le taillis.
Elle virevolte car elle allait dans la mauvaise direction. Beau sourire qui demande tout et ne donne rien. Sa chevelure noire comme un oiseau dans les branches basses. Elle provoque des agitations mais rien ne sort du bois. C’est ça, l’écriture !
« Elle le dérangera… dit papi.
— Ce n’est qu’une enfant…
— Quel rapport, fiston ? »
Il s’en va, comme s’il quittait la scène après des adieux récités sans faute. Sans applaudissements de ma part. On me laisse souvent seul, comme si on me soupçonnait d’onanisme. Mais qui a lu mon bouquin ? Qui, l’ayant lu, se soucie de moi ? Ô Monde cruel ! Le boucher de province n’est-il venu à Paris que pour se distraire ? Où est le Temps où France voulait dire quelque chose ?... au moins pour le boucher. Il faudrait naître beau pour se prostituer sans honte. Ou intelligent pour servir la patrie et ses propriétaires. Beau pour ne pas se cacher. Intelligent ou salaud pour mériter de vivre. Qui suis-je si mon intelligence n’est que le spectacle de ma monstruosité ?... Hi ! Ha ! À mettre en vers pour la bonne chanson. Pedro appréciera. Mais qui gratouillera la guitare dans mon dos ? Je suis venu pour en finir. En finir avec… disait le fou au service du théâtre. Ainsi chaque apparition.
« Au sujet de la coiffe… »
Madeleine débarrassait la table, secouant les cendres dans le vent de bout. Mon cigare (je venais de rallumer un mégot) s’éteignit dans une série de gouttes à laquelle la braise ne résista pas. Elle me tendit le cendrier.
« Le peigne… »
Elle disposa carafes et verres sur un plateau. J’y plaçai moi-même le gros cendrier de cristal.
« Vous feriez bien de rentrer…
— Frank est à la pêche… Renée…
— Quoi Renée ? »
Je secouai la nappe, dos au vent. Déjà Madeleine courait vers les coulisses du château, sautillant sur le gazon vert pomme que les pâquerettes tachaient sans ordre. Je jetai un œil désespéré vers le taillis, mais personne ne venait. Je rentrai me mettre à l’abri, car la pluie s’en prenait à ma calvitie. Madeleine était à l’œuvre de la barbaque encore congelée au cœur, se reprochant son imprévoyance en grognant, la lance d’acier d’un thermomètre cherchant un point d’entrée. Plus loin, le four ronflait, portière flamboyant et jetant de sinistres lumières sur le plancher de vieux châtaignier. L’enfer sous une hotte. Je me mis à l’ouvrage des patates :
« Renée a pensé aux asticots…
— C’est moi qui y ai pensé ! Laissez donc ces patates ! C’est son travail. Paresseuse…
— Elle me l’a dit…
— Elle vous l’a dit ! Elle aime se faire plaindre… Poulette tendre à souhait…
— Pour la coiffe…
— N’y pensez plus ! J’ai compris pour le peigne. Elle ira en espadrille. Et fini les chignons qui donnent à ses reins je ne sais quoi de… cascadant !
— Je ne voulais pas…
— Oh ! que si vous vouliez ! Les patates…
— Elle s’attarde… Ils ont dû trouver refuge dans une cabane…
— Il n’y a pas de cabane à cet endroit… Et le pavillon est sur l’autre rive… Vous le savez bien…
— Pas prudent de s’abriter sous un arbre : le ciel gronde…
— Rien n’arrivera. Sauf…
— Je n’ose l’imaginer. »
La viande saigna sur le fil cette fois. Des cristaux scintillaient dans le métal. L’air ambiant n’était pas des plus agréables sans chemise. La mienne séchait sur le dossier d’une chaise placée devant le four. Je grelottai sans effet sur ma voix. Les épluchures s’amoncelaient.
« Je ne sais pas ce qui m’a pris…
— La jalousie…
— Je ne suis pas jaloux d’elle ! Pourquoi le serais-je… ?
— Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Vous êtes tous tellement égoïstes… Pendant que la grosse Mado s’échine au fourneau et au plumeau, sans compter les travaux potagers…
— Je suis parti pour ne pas tuer quelqu’un… J’imagine la satisfaction éprouvée par l’assassin qui vient de supprimer la cause de son malheur…
— Satisfaction de courte durée ! On ne franchit pas sans peine les limites imposées par la société !
— Sinon quoi ? La mort… en Romain… ?
— Mieux vaut fuir, en effet… Et laisser aux autres le soin d’en finir avec les racines du mal qui nous emploie aux tâches les moins gratifiantes, comme préparer la viande ou chambrer le vin…
— Coucher avec les maîtres et servir la messe…
— Mais vous êtes le maître, Quentin ! Julien n’est plus là pour vous souffler la reine !
— Vous oubliez le fou, évêque chez Alice…
— Ce fou de Frank, vous voulez dire… En voilà un dont la mort vous procurerait un plaisir hédoniste… Mort dans l’après-midi, bien sûr…
— Je ne vois rien venir… »
Il y avait longtemps que je n’avais pas fourré ma bitte dans un morceau de gibier aussi saignant que celui-là malgré la congélation. Je profitai en vitesse d’une absence de Madeleine, descendue à la cave pour relire l’abaque des décongélations, pour m’y mettre. Les cristaux me sciaient. J’allais saigner moi aussi. Mais vite ! Elle remontait, prévoyante car elle récitait les données pour ne pas les oublier. Je haletais comme si je courais après elle. Ni vu ni connu. Elle tâta la viande en experte, buttant sur les mots qu’elle ramenait des entrailles du château où Alice avait reposé en signe de désambiguïsation. Elle avait aussi fini par mettre la main sur la ficelle. Rôti de sanglier au sperme.
« Je devrais aller jeter un œil, dis-je sans cesser de peler.
— Vous en avez assez d’éplucher… Vous n’êtes pas fait pour ça… Le clown vous va mieux !
— Ou alors ils sont passés par la grande terrasse…
— Ou se sont arrêtés sous un pont…
— Le pont vieux ? Un peu loin… Yoyo…
— Plus personne n’en veut… Elle est…
— Malade, n’est-ce pas… ?
— Je fais bien de le dire…
— Avec un parapluie, cependant… »
Le vent secoua la verrière au-dessus des éviers alignés comme autant d’instruments sacrificiels. Dieu était à l’écoute. Il m’aimait. J’ai toujours perçu cet amour en entrant dans les églises. À genoux, je suis presque aussi grand que le plus petit d’entre ses fidèles. En espérant que personne n’ait craché dans le bénitier. J’aime le regard de la femme qui m’offre l’humidité de ses doigts. Je la suis, puis bifurque. Quel enfant a gâché son existence ? Ah ! La ! La ! Mes petits poèmes circonstanciels ! J’en sème dans un esprit de Petit Poucet. Et voilà où j’en suis : pelant la patate en compagnie de la domestique fidèle et profonde comme l’oubli.
« Il tonne au loin…
— Ça ne peut pas être la carrière, en effet… Ça va pour les patates…
— Je vais les mettre à tremper…
— N’oubliez pas d’ouvrir le robinet ! »
Double menton tremblotant de toute sa graisse. Elle montrait de belles dents, vu d’en bas. Je titubai vers le premier évier. Je sentis son bras épais sur ma tête. Le robinet gicla. Elle dut aussi insérer le bouchon. Tout juste si elle ne m’a pas flatté le bourrichon. Je surveillai le niveau.
« On dirait que son éducation n’a pas consisté à devenir une femme… Qu’en pensez-vous, Quentin… ?
— Malade elle sera si Dieu le veut…
— Laissez-moi fermer le robinet. Il faudra les sécher dans un torchon. J’aime le travail bien fait…
— Mais vous n’avez pas lu mon bouquin… »
Le jet s’interrompit. Je pouvais secouer l’eau parmi les patates, juché sur une bûche ou un seau renversé (comme vous voulez).
« Allez-y si c’est ce qui vous chagrine ! Mais sans parapluie. Prenez plutôt mon suroît. Et ne le laissez pas traîner.
— J’y vais ! »
Couilles vidées, je me sentais moins oppressé par ce que je m’attendais à voir. Je pénétrai dans le taillis. Le suroît protégeait mes épaules. Par contre, mes guiboles pataugèrent dans le compost. J’entendais le ruisseau et les appels de la Mouise. Je connaissais le chemin. J’ai passé une grande partie de mon enfance à arpenter ce terrain, comme Dixie ! Je retrouvai les traces que Frank avait laissées sur la berge. Il n’avait rien oublié avant de la quitter. L’herbe s’était couchée sur son passage. Il n’était pas retourné au château. Pas sous le pont vieux non plus. Yoyo avait filé elle aussi. Ou elle avait d’autres rendez-vous. S’il était monté sur la route, je perdrais sa trace. Les buissons semblaient s’être mis d’accord pour les brouiller. Je montai. La pluie éclaboussait la chaussée. Platanes disparaissant dans la brume d’un côté comme de l’autre. Au petit bonheur ! Je pris la direction du couchant. Peut-être avait-il eu lui aussi cette idée de s’éloigner du château. Crapahutant comme un troufion, je m’attendais à tomber sur un cadavre. Charogne baudelairienne ou créature qui n’a pas eu de chance. Yoyo ou Renée. Nue sous les feuilles que l’hiver a oubliées. Yeux pas encore vitreux, mais sans regard. La pluie harcelant la chair immobile. Le peuple des insectes à l’affût. Ou quelque charognard la queue à l’air en érection, ravi de tomber par hasard sur un fruit tombé du ciel comme pour assouvir son trop-plein d’amour. Pars pour la Crète. Et ne reviens pas ! J’atteignis bientôt le lieu-dit Mouisou, ce qui en patois local ne veut rien dire… un mystère à résoudre… entre les mains des historiens du cru… avec ou sans subventions territoriales. Ici, une station-service dresse sa charpente en équilibre sur de fragiles piliers. On y sert du café si on demande. Le sol est glissant et on y ralentit, mains hors les poches mais rien pour s’accrocher en cas de glissade. À l’intérieur, Frank Chercos sirote son café, penché sur un comptoir où gisent des débris mécaniques en attente de comparaison, selon ce que j’en sais pour avoir servi ici tout un été. Pas de traces de Renée. Ni de Yoyo d’ailleurs. La patronne a tellement vieilli qu’elle ne quitte plus son fauteuil et ses coussins. Frank me fait signe que la cafetière n’est pas vide. La vieille acquiesce, sourire pendouillant sur son menton qui a quelque chose de Surgères, ce qui m’indispose une fois de plus. L’anse de la cafetière est brûlante. Torchon nécessaire pour la saisir et la vieille désigne un amas de chiffons qui ont servi à autre chose. La tasse est propre. J’y passe un doigt que j’en ressors sans traces.
« Je ne sais pas toi, dit Frank, mais moi je mange ici.
— Tu as attrapé quelque chose… ?
— Rien, dit la vieille.
— Où est Renée ?
— J’avais oublié les asticots.
— Sans asticots… dit la vieille.
— Madeleine prépare un rôti de sanglier…
— J’espère qu’elle ne t’a pas laissé seul avec lui…
— Vous les voulez, les asticots ? » dit la vieille.
Elle montre la boîte de conserve rouillée posée entre la caisse et un bocal de sucettes. Le Pierrot me sourit. Le café me brûle la langue. Je pense : je ferais mieux de la fermer. Le panier de pêche suinte par terre. La canne, un simple jonc entortillé de fil, git sur le même sol. Le béret est suspendu à un relief du comptoir ou à une pièce en attente.
« Vous les voulez, les asticots ? répète la vieille.
— Qu’est-ce que vous allez en faire ? Il pleut… dit Frank sans la regarder.
— Il ne pleuvra pas demain. Ils seront encore bons ! (elle rit)
— Gardez-les si vous voulez… Je m’en vais, demain…
— Je saurais quoi en faire, vous inquiétez pas.
— C’est ça, grogne Frank. Je compte sur vous. »
Je reparle du rôti, de Madeleine qui s’est donnée du mal, de papi qui attend le repas comme si quelque chose le turlupinait, pressé par la date fixée pour le retour de Frank à ses occupations policières. La vieille me foudroie autant qu’elle peut, les binocles au bout du nez, les mains au tricot ou à quelque chose qui y ressemble.
« Pour les asticots, dit Frank, c’est réglé. Vous n’avez pas besoin d’une canne et de sa ligne, bas-de-ligne compris ? J’ai aussi quelques hameçons et un bouchon de rechange.
— Vous vous y connaissez pas trop…
— Je voulais m’amuser… Et cette maudite pluie…
— Renée n’est pas rentrée…
— Qu’est-ce que j’en sais, moi, où elle est !
— Vous aimez les lentilles ? dit la vieille.
— On a du rôti de sanglier au four, dis-je comme si j’annonçais le divin enfant.
— Hé bé ! » fait la vieille.
Pour l’instant, ça sent le cambouis et la fraise des sucettes.
« À qui qu’il est le panier ? demande la vieille. Vous m’avez pas parlé du panier. Ya quelque chose dedans… ?
— Je garde le panier, dit Frank en aspirant les dernières traces de café, lèvres pointues au bord de la tasse.
— Il a l’air lourd, dit la vieille. Faudra congeler s’il y a du sanglier au repas.
— Je vais suivre votre conseil…
— Ya intérêt !
— Vous me prêterez bien une bagnole… ?
— Faudra me la ramener ce soir. Et sans faute. J’ai le fils qui vient. Il aime cette voiture.
— Je reviendrai ce soir. Avant le dîner.
— Avant le dîner, c’est bien. Les clés… »
Conversations à la con ! Je soulevai le panier. L’osier craqua. On n’attend rien d’autre de l’osier. Dehors, Frank reconnut la bagnole. Il avait l’habitude.
« Tu ne veux pas l’ouvrir… ? me demanda-t-il sur la route.
— Ces conversations à la con…
— Elles nourrissent le récit…
— Renée ne s’est pas enfuie. Elle irait où ?
— Chez Pedro…
— Il la fouettera !
— Mais pas jusqu’au sang… C’est tendre les filles de cet âge…
— Il lui fera peur…
— Elle n’a plus peur de rien, mon vieux.
— Elle a pensé aux asticots.
— Sans elle… en effet… »
À table, papi ne manqua pas de s’inquiéter. Mais personne ne connaissait le moyen de le tranquilliser.
« Putain de gosse ! »
Le rôti au sperme plut à tout le monde. Papi en découpa une grosse tranche que Madeleine engouffra sans se soucier de dépareiller. Elle s’était jetée sur une chaise à l’invitation de papi qui lui servit un verre de son vin privé. Elle mordait dans la chair à pleines dents. Frank ricanait. Il avait suivi le conseil de la vieille et descendu le panier au congélateur. Il le remonta vide. Renée était petite, mais pas assez pour contenir dans un panier de pêche. Qu’avait-il fait du reste de son corps ?
« Tu ne manges pas, Quentin ? dit papi qui retrouvait sa joie de vivre.
— Pas faim. Je n’ai plus envie de grandir ! »
La bonne blague. Heureusement que j’en étais l’auteur, sinon je me serais vexé, tortillant mon gros cul jusque dans ma chambre. Ils rirent, mais sans en rajouter, ce qu’ils se seraient employés à faire si la blague était tombée de la bouche de l’un d’entre eux. J’avais une folle envie d’interroger Frank sur ses activités criminelles que j’imaginais parfaitement parallèles à ses travaux au service de l’ordre et du pouvoir. Mais mon sperme possédait plus de réalité que l’hypothèse d’une Renée violée et tuée (ou tuée et violée) avec mise au congélateur du trophée le plus significatif de sa tragédie. Le con ou la tête. Une main peut-être, comme le singe. Un joli petit pied avec sa sandalette de cuir rouge, boucle dorée à souhait. Pourtant, je n’étais pas venu pour ça. Mordant sa viande comme s’il était fier de l’avoir abattue, papi me zyeutait en coin : lui aussi voulait savoir pourquoi j’étais là. Je n’avais pas répondu à sa question. Il ne savait pas plus que moi si j’avais l’intention de repartir ou si au contraire je revenais pour rester et occuper la place sur laquelle Roger Russel pensait faire main basse avec la complicité de maman. Mais s’y connaissait-il en vin ?
Arrrhg ! (comme dirait Alfred) J’étais loin de le tenir, le fil de mon prochain roman ! Le panier de pêche de Frank sentait la poiscaille, inutile d’aller y fourrer mon nez… Avait-il hameçonné une carpe en rut ou un avorton silure ? Trop d’arêtes ou pas du tout d’écailles. Tu parles de poissons ! N’empêche que la petite salope l’avait rejoint au bord de la Mouise. Elle avait posé ses fesses chaudes sur le panier, collé ses genoux l’un contre l’autre et écrasé sa poitrine en formation sur ses cuisses, joignant ses mains par-dessus les tibias, ses cheveux sans coiffe ni peigne déjà mouillés par les gouttes perlant dans les feuillages. Une carpe avait bondi hors de l’eau, éclaboussant des vols de diptères piqueurs-suceurs. Il avait bavé toute sa science de la mouche récupérée dans un manuel à usage parisien. Il m’avait confié aimer les enfants, quoiqu’il ne les fréquentât pas de peur de donner des idées aux femmes qui les désiraient, souvent en herbe ces matrices mieux conçues pour la maternité que pour l’amour. Mais les enfants lui inspiraient comme un devoir de transmission, quoiqu’il ne fût que très peu informé des traditions, d’autant que les civilisations croisaient leurs mœurs antagonistes dans les rues de son existence de serviteur patenté. S’il en croisait, il leur donnait ce qu’il savait, l’œil toujours en alerte car des femmes mûres le soupçonnaient de mauvaises intentions tandis que leurs filles en âge d’être aimées construisaient des projets d’avenir où il avait son rôle à jouer sans mettre en péril les questions de morale et d’esthétique héritées de papa. Arrrhg ! (comme dirait Alfred) Ce grand-frère (possible) menaçait mes grandes espérances, si grand est le mot qui convient à mon unique désir, celui d’aller au bout de la vie pour lui donner un sens nouveau sans rien trouver et surtout sans chercher. Sachant que le troubadour raté peut toujours descendre de son échelle pour fréquenter le plancher des trouvères. Quelque chose là-dedans m’interdisait de penser autrement et Frank n’était pas bavard. Nous avions rarement eu l’occasion de parler sans la houlette de papi en guise d’instrument de paix. Arrrhg ! Je ne pouvais pas le soupçonner de perversion ! Frank était un type qui inspirait plutôt la confiance et il avait des amis. Et parmi eux, des victimes de Pedro Phile qui était mon employeur alors que papi était un fidèle client. Frank enquêtait, ne l’oublions pas. Et Roger Russel se servait tellement bien de lui qu’il avait réussi à épouser ma mère. Je ne savais pas moi-même ce que j’étais venu chercher, mais je connaissais le goût amer de ces trouvailles. On ne s’émerveillait pas à Surgères. Et par conséquent, on s’attendait au pire. Renée était-elle une fugueuse ? C’est la question qui se posait d’abord. Je descendis à la cave pour inspecter la chambre froide. De la barbaque à profusion, mais quel morceau appartenait à Renée ?
Je comparais les surfaces gelées pour détecter une congélation en cours. Mes tapotements, à l’aide de l’ancienne clé (car la nouvelle était à puce), ne signalaient aucune différence. Des poissons qui habitaient dans ce froid depuis assez longtemps pour être parfaitement congelés. Les dates étaient inscrites à même les emballages. Toutes futures car c’étaient des dates limites. Mon cerveau calculait et je me refroidissais. D’autant que la porte se refermait automatiquement, qu’on fût sorti ou occupé à l’intérieur comme je l’étais. J’étreignais la clé de peur qu’elle ne subisse les conséquences de la température. Une loupiote clignotait vert au-dessus du linteau. Des carpes. Des truites. Des brochets. Des moustaches en pagaille. Et ces quartiers empaquetés avec soin, pliures au carré, sans défaut de perpendicularité. Rien qui trahît une récente entrée. Rien qui datât du jour (après calcul de la date limite selon l’abaque précédemment consulté par Madeleine). Mais alors, qu’est-ce que Frank avait transporté dans son panier à pêche ? Je remontai avec une bouteille de vieux Marqués de Riscal. Papi tenait à ce que Frank ne repartît pas sans.
« Vous croyez à une fugue ? demanda poussivement Panglas qui avait renoncé à retourner dans son logis malgré les impatiences de son sac d’os d’épouse (clic clac clic !)
— Que voulez-vous que ce soit, dit papi qui ne cachait pas son inquiétude. Caprice d’enfant…
— Quentin l’a frappé, » dit soudain Frank qui lisait l’étiquette poussiéreuse.
Chocs de mes couilles dans mon slip. Mon anus s’ouvrit en grand, la toile caressant mes hémorroïdes. Pourquoi cette trahison ? Que lui avait-elle révélé ? On se confie toujours au flic parce qu’on espère de lui au moins un signe de justice. Je ne pouvais pas nier l’avoir un peu molestée.
« Au point de déchirer sa coiffe… ? dit Frank sans quitter l’étiquette des yeux.
— Et le peigne ? fit Sally qui se voyait dans quelque surface polie à la serviette.
— Elle s’est mal conduite, dis-je après m’être éclairci la gorge. Pedro me l’a confiée…
— Il ne t’a rien confié du tout ! s’écria papi. C’est sous ma seule responsabilité que…
— Évidemment, dit Panglas, si vous l’avez molestée… je ne sais comment…
— Il a déchiré sa coiffe et brisé son peigne, dit Sally. Pourquoi ?
— Elle vous le dira elle-même ! »
Je sautai de ma chaise, éparpillant les coussins. Ma tête affleurait le rebord de la table. Je jetai ma serviette sans la plier. Elle renversa le verre et le vin se répandit hors de mon champ de vision. Par contre, papi avait l’air horrifié. Frank ricanait. Je ne pouvais même pas évoquer le contenu du panier de pêche pour me tirer d’affaire et attirer l’attention sur son étrange comportement. Madeleine ne pipait mot. Elle mâchouillait si lentement que je crus m’évanouir. J’ai souvent ressenti ce ralentissement après le danger, là-haut dans la charpente du chapiteau.
« J’espère que vous ne lui avez pas fait de mal, suggéra Sally. Pas vrai, Frank… ?
— Et ces asticots ? coupa Panglas qui retrouvait sa technicité, un verre aux bords des lèvres.
— Pas d’asticots, dit Frank. Je les avais oubliés. Aussi je me suis contenté de méditer.
— Mais vous êtes revenu avec un panier qui m’a semblé…
— Vous êtes même descendu… ajoutai-je dans le même sens.
— Vous ne prétendez tout de même pas… » grimaça Sally qui bavait sur sa fraise.
Papi toqua son verre avec son Bowie. J’étais cloué, presque sous la table. Un chien reniflait mes baskets. Les visages s’étaient figés, tous tournés vers papi qui éleva son poignard, pointe vers le plafond qui lui servait de ciel.
« On devrait peut-être s’inquiéter, dit Panglas qui cherchait son mégot dans le cendrier.
— Que croyez-vous que je sois en train de faire ? grogna papi. Pedro Phile serait fort irrité s’il apprenait que sa petite Renée est maltraitée dans ma maison où elle est censée trouver le bonheur qui manque à ses modestes origines.
— À mon avis, dit Frank qui observait le cul de la bouteille à la lumière d’une chandelle, le vieux Pedro est déjà au courant…
— Vous croyez qu’elle lui a téléphoné... ?
— Avec ces putains de smartphones !
— Vous ne pouvez pas partir demain, Frank… Pas dans ces conditions…
— Elle rentrera avant, » dit Frank qui souffla la bougie, jouant maintenant avec la cire fondue dans le martinet.
Sally se raidit. Ses oreilles apparurent dans les cheveux.
« Comment… Comment pouvez-vous le savoir… ? dit-elle.
— Oui… Comment… ? fit Panglas qui regardait le plafond menacé par le Bowie.
— Ces petites connes… » se contenta d’éructer Frank.
Il se leva, renversa presque la chaise qui hésita puis retomba sur ses pattes, docile.
« Qui m’accompagne ? Je vais jeter un œil dehors.
— Elle a pris par le taillis... heu… avec les asticots… que vous aviez oubliés…
— Une vieille boîte de conserve… ?
— Oui-da !
— C’était donc mes asticots…
— Pas d’autres… que je sache…
— Tu viens, Quentin ? »
Ce tutoiement surprit. Je me dressai sur la pointe des pieds pour atteindre la clé.
« Je n’ai pas dit à la cave, fit Frank. Si quelqu’un veut observer le panier…
— Il est à la cuisine… dit Madeleine.
— Prenons par les taillis, Quentin… Elle a dû laisser des traces…
— Pas possible autrement… suggéra Panglas.
— Qu’est-ce que tu en sais, toi ! »
La voix de Sally était montée assez haut pour en rajouter. Tant pis pour la clé. Je détalai derrière Frank, oubliant de refermer la porte derrière nous. Il arpentait déjà le gazon fleuri. Puis l’herbe mouilla mes cuisses nues. J’indiquai la direction prise par Renée. Frank fendit la broussaille sans se préoccuper des branches qui cinglaient à la hauteur de mon visage.
« Pour les asticots… commençai-je.
— Je ne les ai pas oubliés. Je ne suis pas stupide à ce point. La petite vous a monté un spectacle. Tu la connais mieux que moi… Pratiquée, non… ?
— N’allez pas vous imaginer… Moi aussi j’imagine… Le panier… Les asticots…
— La coiffe… Le peigne… Le sperme…
— Il faut la retrouver avant que Pedro… Elle a un téléphone. Elles ont toutes un téléphone. Six pouces. Pedro a des intérêts dans le coltan.
— Paiement d’avance par CB.
— Vous savez ça aussi ?
— Des années que j’enquête, mon vieux.
— Je suis… Suis-je soupçonné moi aussi… ?
— Qui d’autre ?
— Par là ! Des traces… Elle n’est pas descendue vers la rivière, dites-vous. Dans ce cas, elle a pris par la route. Elle fugue ! Et papi se fait un mouron du diable ! Je n’étais pas venu pour… »
Pas de traces. Le sentier était pratiqué par les animaux. Rien de domestique. Frank fouettait la broussaille avec un bâton. Je reconnus le makila. On la retrouverait peut-être avec un trou dans le ventre. Mais certainement pas sur ce chemin qui ne menait nulle part, sauf s’il s’était agi pour elle de prendre la route à bord d’une bagnole conduite par un de ces types en mal d’apaisement. Elle n’avait pas l’allure d’une voyageuse. Elle nous avait quittés en tenue de chambrière, la boîte d’asticots à la main, sans coiffe ni peigne. Parvenus à la route, nous hésitâmes. Retourner à pied à la station-service sans la bagnole du fiston n’était pas une bonne idée, d’autant que je reconnaîtrais la boîte de conserve avec son os de côtelettes dépassant, couvert de mouches. Certes, toutes les boîtes d’asticots se ressemblent. Mais pourquoi avait-il tenu à conserver le panier ? Pourquoi l’avait-il descendu à la cave ? Pourquoi aucune trace dans la chambre froide ? J’en avais des frissons !
« On ferait bien de retourner, dit Frank. Si elle a fait une mauvaise rencontre, on le saura bien assez tôt. Ce soir, je ramène la bagnole à la vieille et demain je me casse. J’en ai assez de vos histoires ! Je ne suis pas venu pour ça…
(regard d’en haut, très supérieur)
Mais toi, pourquoi es-tu venu ? Retrouver ta Renée ? Histoire de compliquer encore un peu les choses…
— Je croyais que papi serait seul…
— Et alors ? S’il avait été seul…
— Je ne sais pas… Parler…
— Parler de quoi ? Chaque fois que vous vous parlez, ça fini mal. C’est peut-être ce qui est en train d’arriver… Une fin. Il y en eut d’autres… »
Nous passâmes par la rivière, « au cas où ». L’emplacement qu’avait occupé Frank était en cours d’effacement. Les ruissèlements chantaient de toutes parts, mais le ciel était presque bleu, sans vent. Frank inspecta les environs. En professionnel, I presume. Je me contentais de brèves incursions dans les plans, sans chercher à en percevoir les perspectives. Le makila s’enfonçait dans les feuillages puis en ressortait sans traces. Je profitai de l’extrême attention que Frank s’obstinait à pratiquer parce que j’en étais le témoin pour balancer dans la flotte ce qui me restait de coiffe et de peigne. Ces choses qu’on brise se répandent sous les meubles. On en trouverait des fragments, je n’en doutais pas, si jamais ces prémices frankiens s’inventaient une suite plus judiciaire encore. Y dale que dale les explications ! Leurs comparaisons systématiques en cas d’anormalités repérées dans la réalité au visage ordinaire si on ne la trouble pas comme l’eau des rivages. Têtards de la culpabilité qu’il suffit d’alimenter dans un bocal. Avec des nourritures terrestres. Le touriste y perd ses pédales.
Allô, allô James ! Quelles nouvelles ? Paul Misraki.
La nouvelle est le laboratoire du roman... fork.
On ne date pas les jours de ce journal. Arthur Gordon Pym
J’avais trouvé le pied droit. Il était enfoui dans le sable derrière un grand rocher. Ce rocher, que je pouvais voir de la maison, était toujours dans l’ombre. Quand Peter a lancé le jeu, j’ai tout de suite pensé à ce rocher. Le matin, une femme nue s’y exposait, à l’abri du soleil qui se levait sur la mer. Je l’observais à la lunette jusqu’à ce qu’elle parte. Elle semblait alors plonger dans l’ombre derrière le rocher. Je ne la revoyais plus de la journée. Personne d’autre que moi n’avait observé ce phénomène. J’avais posé la question à tout le monde, mais d’une façon détournée. Personne n’avait jamais rien vu sur ce rocher. La possibilité d’un animal n’inquiéta personne. Il n’y avait pas d’animal dans la maison. Et aucune autre maison à moins de dix kilomètres. Peter a lancé le jeu vers dix heures du matin. La femme avait quitté le rocher depuis trois heures. Je me levais chaque matin à six heures. J’étais seul dans ma chambre. Sabrina la quittait vers quatre heures. Elle y était entrée à deux. Peter s’absentait de minuit à six heures. Il travaillait au casino, à vingt bornes d’ici. Je me demandais tous les soirs ce que Sabrina pouvait bien fabriquer de minuit à deux heures, mais je comprenais qu’elle revînt dans sa chambre une heure avant que Peter ne rentre. Une heure, ce n’est rien. Mais deux…
Les couples s’égaillèrent aussitôt que Peter lança le jeu. Il avait démonté la poupée la veille avant de partir au casino. Une tête, deux bras, deux mains, deux jambes, deux pieds. Le tout articulé. Neuf pièces en tout. Nous étions dix en comptant Peter. Et Sabrina ne jouait pas. Après tout, il n’était pas interdit de revenir avec plus d’une pièce. J’avais trouvé le pied droit. Il était onze heures et des poussières. Les traces de pas remontaient la dune entre les herbes. Je les suivis.
Arrivé au sommet, je n’avais plus qu’à descendre de l’autre côté. On voyait la route plus loin. Je m’attendais à tomber sur des traces de pneus. Les pas étaient réguliers. Ils appartenaient à une seule personne. Donc, la femme que je voyais tous les matins. Elle était seule. Je dus marcher une bonne heure en direction des montagnes. De temps en temps, les traces disparaissaient, mais elles réapparaissaient plus loin et je les suivais obstinément. Je dus traverser la route et m’aventurer dans le désert. Je n’étais pas vêtu pour les grandes randonnées sous le soleil. Il allait être midi. Là-bas, on devait me chercher. On m’avait vu gravir la dune après le rocher. Je leur avais même adressé un salut. Ils pouvaient être à ma poursuite en ce moment. Je m’en fichais.
J’abandonnais le pied sur un talus. Je le retrouverais au retour. Personne ne vient jamais par ici. La femme était peut-être une de ces visions qui empoisonnent mon existence depuis que j’ai eu peur, un jour, à Paris. Je ne suis pas retourné en France. J’étais guide touristique. En attendant mieux. Mais après l’attentat, j’ai trouvé un emploi au service de Peter, ce qui m’a éloigné. Je vis très bien ici. Je m’occupe de la maison. Peter me laisse sa bagnole, un buggy. Je l’entretiens aussi. J’aime la solitude. Quand ils seront partis, à la fin de l’été, me dis-je, j’éclaircirai cette histoire de femme sur le rocher. Je savais que je ne la trouverais pas. Mais à qui appartenaient ces pas ?
Je suis rentré à la tombée de la nuit. Je me suis fait engueuler par Peter parce qu’il manquait un pied à la poupée de Jenny, une morveuse de huit ans qui me déteste. Il était trop tard pour aller le chercher. On irait le lendemain en buggy. Jenny adorait le buggy. Elle aimait le buggy, les casquettes et les lunettes de soleil. Je ne savais rien de plus à propos de cette gosse, sauf qu’elle appartenait à Sabrina et que Peter s’en méfiait. Depuis un an que je les connaissais, les Bradley, je ne m’étais pas intéressé à leur intimité. Sabrina était entrée dans mon lit sans m’en demander la permission. Ça m’ennuyait pour Peter qui était un brave type. Il avait perdu un bras dans l’attentat. Et autre chose de plus précieux.
Mes excuses ne suffisaient pas. Jenny m’a jeté la poupée à la figure et elle s’en est pris une sur la sienne. La main de Sabrina est leste. Jenny s’est mise à pleurer et on est monté se coucher. Peter n’a même pas pris le temps de nous inventer un nouveau jeu. Ses amis adoraient jouer. Je ne les connaissais pas. Ils étaient fascinés par cet attentat et Peter exhibait son moignon. Moi, j’avais eu peur. Rien d’autre. Et j’avais pris des photos. Je ne les ai montrées qu’une fois. C’était des flics que j’avais photographiés. Des flics aux visages tendus. À ce moment-là, la peur était en train de ravager mon esprit. Et je ne sais pour quelles raisons profondes, je ne m’étais intéressé qu’aux visages des flics. Je ne savais vraiment pas expliquer pourquoi. Les amis de Peter trouvaient ça bizarre, mais la peur ne s’explique pas aussi facilement qu’un bras coupé ou une paire de testicules emportés avec ce qui va avec. C’était il y avait un ou deux ans. Ou plus. Peter ne voulait pas mesurer ce temps avec moi. Il hurlait de douleur pendant que je photographiais les flics. Et il ne savait toujours pas ce qu’il devait penser de mon comportement.
Le lendemain, la femme est à l’heure. Je la regarde dans ma lunette que je tiens d’une main et de l’autre je me caresse. En bas, Jenny attend dans le buggy, assise au volant comme un garçon. Cette nuit, Sabrina n’est pas venue. Peter a finalement renoncé à aller au casino. Alors forcément, j’ai de l’énergie à revendre. Je ferais peut-être mieux de courir jusqu’au rocher en prenant soin de me dissimuler derrière le talus. Cette femme peut courir plus vite que moi. Je ne la rattraperais pas si c’est ce qu’elle veut. Voilà ce qui me traverse l’esprit pendant que cette morveuse de Jenny m’empêche de jouir. J’abandonne et je range la lunette. De toute façon, la femme est partie. Plus tôt que prévu. Je descends.
Jenny est à la place du mort. Elle a attaché sa ceinture. Elle sait ce qu’elle veut. Je m’apprête à prendre le volant quand elle se met à gueuler qu’elle n’a aucune envie de se laisser conduire par moi. D’après elle, je ne suis pas assez doué pour ce genre de conduite.
« Parce que tu comptes conduire ce bolide… ? éructai-je.
— Peter prend le volant. Pas toi !
— Et c’est qui qui sait où il est, ce maudit pied ?
— Je m’en fous du pied ! T’iras le chercher à pied. Ça t’apprendra ! »
J’étais sur le point de lui en mettre une quand Peter est arrivé. Il me dit :
« Va chercher le pied, l’ami. J’emmène cette conasse en ville pour remplacer la poupée. Quelqu’un lui a mis le feu cette nuit… »
Il me regarde comme si c’était moi.
« Pourquoi j’irais chercher le pied si cette foutue poupée n’existe plus ? grognai-je.
— Parce que tout ça, c’est ta faute ! » hurle la morveuse.
Peter rigole et se met au volant. Il va impressionner la petite par un démarrage sportif. Elle serre les dents et sans doute les fesses. C’est fou ce qu’on a envie de chier quand on a peur. Les flics me regardaient comme s’ils me plaignaient. J’ai mis du temps à entendre les cris de Peter. Il était ficelé sur un brancard et un flic ou autre chose lui injectait des liquides dans l’autre bras. Il me parlait de Sabrina. Elle l’attendait à l’hôtel. S’il avait su, il ne serait pas venu. J’ai eu l’inspiration d’aller pisser parce que le concert m’ennuyait.
« Hé ! dit Peter en lançant le moteur. N’oublie pas le pied. Tu trouveras peut-être une explication à ta vision. On ne sait jamais… »
Et les traces de pas ? Je ne lui en parle pas. Je vais finir de me branler entre les cuisses de Sabrina. Si les autres m’en laissent le temps. Le matin, ils engouffrent des tonnes de pancakes et des mètres cubes de café au lait. Ça leur prend une bonne demi-heure. Baiser sous l’influence d’un tel vacarme n’est pas ce que je connais de mieux en matière de plaisir, mais il faut que je libère mes neurones de cette emprise. Ensuite, je réfléchirai.
Je traverse la salle à manger. Ils sont tous là. On m’interroge :
« Ya pas de jeu ce matin ?
— Peter est allé en ville pour acheter une poupée…
— Quelqu’un l’a brûlée, on sait…
— Et ça ne peut être que l’un d’entre nous…
— Mais c’est pas nous ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! »
Bref. Sabrina est à la cuisine. Dans la poubelle, la poupée. Calcinée jusqu’à l’os. Rien ne m’accuse. C’est con, les gosses. Ça peut vous foutre en l’air votre vie d’adulte. Sabrina n’est pas disposée.
« Tu vas chercher le pied ? dit-elle sans se retourner.
— Pour en faire quoi ? Je voudrais bien qu’on m’explique…
— Au fond, il n’y a que toi que ça arrange, cette histoire de pied et de poupée en feu…
— Ah ouais… ? Et c’est qui qui va avoir une poupée toute neuve ? Moi, peut-être ?
— Oh ! Tu es odieux ! »
Je ne le suis pas. Je ne me fatiguerais jamais de Sabrina. Elle est mon type, si je peux dire. Entre la beauté canon et le bien ordinaire. Mais Peter est encore vivant. On ne meurt pas de mutilation. La preuve. Ou alors, comme dit la chanson du poète français : faut qu’ça saigne !
« Bon ben j’y vais, dis-je en m’enfilant une crêpe et une gorgée de café brûlant juste derrière.
— J’espère que tu vas le retrouver… Il y a eu du vent cette nuit…
— Je sais… J’ai pas dormi…
— Il n’y a personne, là-bas. Des animaux, peut-être. Mais les bêtes ne s’intéressent pas aux pieds des poupées.
— Tu deviens obscure, ma chérie… »
Je sors de la cuisine. Elle me rattrape, m’enfonce ses ongles dans la chair et me siffle :
« Ne m’appelle pas comme ça ici ! Ya du monde ! »
Il y a longtemps que j’ai renoncé à comprendre les femmes. Je me demande si je vais prolonger mon séjour paradisiaque. Je retournerais où ? D’où je viens ? Ah j’ai trop peur ! Je ne suis pas prêt. Et je ne connais pas d’autres pays. Je n’ai jamais voyagé. Peter m’a emmené dans ses bagages. Et me voilà. Cette histoire de vision me tarabuste. Elle m’enquiquine même. Je veux en avoir le cœur net. Et je me remets en route. Mais cette fois, force m’est de constater qu’il y a deux traces. Deux traces humaines.
Je me jette par terre, dans la poussière, pour mesurer les différences. Il s’agit peut-être d’une superposition. Le vent a-t-il vraiment soufflé cette nuit ? Ou était-ce une métaphore ? Avec Sabrina, je me perds toujours en chemin. Les traces de gauche sont différentes. Plus larges. Plus profondes. Ce sont celles d’un homme. Et cet homme, ce n’est pas moi. Hier, j’ai bien pris la précaution de marcher sur le talus. Et c’est dessus que je retrouve le pied de la poupée.
Pourquoi revenir ? Cette fois, je me suis habillé en explorateur et j’ai emporté de l’eau et des galettes. J’ai un chapeau sur la tête et des godasses aux pieds. Sabrina m’a observé tout le temps que j’ai mis à disparaître derrière les dunes. Elle en parlera à Peter. Quand je suis seul, je me balade à poil. Mais je ne peux pas à cause de Jenny. Peter s’en fout, mais Sabrina a de la pudeur une idée vieillotte. Pourtant, de là à m’habiller comme si je partais au bout du monde… C’est peut-être là que je vais.
Je suis entré dans ma chambre.
*
Pompeo ne porte pas de clés d’or brodées sur les revers de son veston. Pas de basques non plus. Mais l’allure est cérémonieuse. Lunettes rondes à monture d’os. Myopie. Son regard disproportionné par rapport au visage. Je me demande ce qu’il voit quand il me regarde. Le plus souvent, je suis assis au bord du lit, les pieds sur la chaise, et je lis. Pas de censure dans la bibliothèque, mais tout ce qui concerne l’évasion est soigneusement évité, ce qui limite la littérature. Je ne sais pas encore à quoi cela la limite. Je finirai par le savoir. Et puis je m’en irai.
*
Jour précédent, sans date comme convenu
Nous sommes arrivés. J’ai souvent voyagé. J’ai connu cette sensation d’être déjà venu. Je la retrouve et elle me donne à l’enfance que je me mets aussitôt à fuir. Afrique du Nord. Amérique du Sud. Du Nord. Des pays de l’Est. L’Ouest revisité sans cinémascope. Le Milieu. L’Extrême. Retrouvailles abstraites après études. Pas dépaysé mais désorienté. « Me reconnaissez-vous ? » Tampon comme le noir d’un nuage dans le ciel de mon itinéraire initié avec l’adolescence. « Nous étions… vous et moi… » Pompeo gratte une allumette et allume sa cigarette. Fait signe de s’aligner. Il cherche à reconnaître quelqu’un. Ce ne sera pas moi cette fois.
*
Soleil. Pluie. Autre chose. Je ne puis pas écrire cela. J’écris le mince rideau de papier. Les traces brossées par couches. Le café froid d’un fond de tasse. Des fois (cela arrive) il manque une page et je m’énerve. J’aime trop les constructions pour pardonner la mutilation d’un corps aussi bien conçu. Pourquoi cette page et pas une autre ? Pourquoi ne pas la retrouver dans un autre volume ? Œuvrer pour que ça n’ait pas l’importance que je donne à cet évènement. Mais qui m’accompagnera au bout de cette tentative de me passer de tout ce qui ne concerne pas ma lecture ininterrompue ?
*
« Vous voyez cette ouverture… heu… noire… ?
— …
— C’est ma fenêtre… J’habite là depuis des années que je ne compte plus. Vous me croyez quand je vous dis que je ne les compte plus comme vous comptez celles qui vous écrasent de leur futur ?
— Cruel ! »
Voilà Pompeo. Cruel, mais vrai. Capable de vous faire toucher le fond sans vous promettre de vous tendre la main au moment où la respiration revient à l’assaut dans vos poumons. Il lit des récits qui commencent dans le mystère et s’achèvent dans leur résolution logique et indiscutable par le fait même de cette logique. Il dit « logique » avec un rond de jambe. La pointe de son soulier laisse une trace noire sur le lino de la bibliothèque.
« Nous avons aussi un labyrinthe, dit-il. Mais il est réservé aux grands malades… Ceux qui… »
*
On reconnaît la saison à la couleur du soleil, mais seulement si on a la chance de le voir entre deux visites chez l’ami Carabin qui ouvre grand sa fenêtre si le temps le permet. Elle a de grands carreaux bien transparents, sans traces d’aucune sorte. On ne s’en approche pas, mais on ne peut détacher son regard des rideaux toujours menaçants. Vous souffrez d’une angoisse qui s’explique et on vous l’explique une fois de plus. Cette explication peut vous sauver de bien des tentations. N’oubliez pas que vous n’êtes pas la victime.
*
Si je mettais des numéros à la place des * ? Non, n’est-ce pas… ?
*
Pompeo examine le ressort d’un cahier. Il le trouve « coupant ». Il en essaie le fil sur son pouce. Exhibe la trace rouge. « Un peu plus et… » Le même pouce s’élève et indique la direction qu’on ne prend jamais avant mûre réflexion. On en parle. C’est surtout lui qui parle. Il en a connu, des cas. Il en est même arrivé à procéder à un classement diagnostique et statistique. Il a appris ça dans les livres, mais il ne les lit plus. Il ne cherche pas à lire ceux qui suivent. Il s’est arrêté en route. Les arbres. Leurs fruits. Les oiseaux. La nuit et le ciel. Toutes ces filles qui deviennent des femmes. Il avait un cheval de bois dans le temps. Il l’a perdu au cours d’un déménagement.
*
Je m’appelle Arthur Gordon Pym.
*
Pompeo aime bien comment je m’appelle. « Ça a du sens, » dit-il en trouvant une punaise dans le mur. Il y avait quelqu’un avant moi. Il l’a connu. Il s’était donné un nom lui aussi. À croire que cette chambre n’inspire pas son hôte autrement.
*
POÈME
(perdu à jamais)
*
AUTRE POÈME
(retrouvé, puis oublié sur un zinc)
*
Un matin il s’amène avec une tête de lendemain de fête. Mais c’est chez le toubib qu’il est allé la veille. Pas le soir. L’après-midi. Le soir, il l’a passé seul sans regarder la télé. Il n’a pas bu. Il a fini par s’endormir en se disant qu’il vaut mieux mourir libre que dedans.
« Je dis pas ça pour toi… »
Il m’a apporté un cahier cousu des fois que je me mette dans l’idée de partir avant lui, le laissant sans fin au moment de s’en approcher. Il ne veut pas vivre ça. Il a vécu un tas de choses et on va s’en servir pour ses mémoires. Ce qui ne servira pas ne sera pas évoqué.
« Ça m’en a mis un coup… »
Mais il n’a pas bu, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer en observant sa gueule de bois.
« Tu sais écrire, toi… C’est une chose que j’ai pas appris…
— Apprise…
— Mais ça ne s’apprend peut-être pas…
— Comme de jouer à la poupée… »
J’ai envie d’en parler, de la poupée.
« Après, dit-il. On trouvera le temps…
— Mais si on le trouve pas, Pompeo… ?
— Alors on ne refera le procès ! »
Mieux vaut ne pas l’énerver avant de commencer. Et ne pas espérer aller plus vite que lui, histoire de laisser de la place à la poupée.
*
« On commence quand tu veux, mec… » dit-on quand il est temps de s’y mettre.
*
J’ai réfléchi toute la nuit. Je vais avoir du mal. Cette poupée ne me quitte pas. J’en ai connu de moins tenace. Je la vois déjà entre les lignes, craignant que Pompeo ne la voie aussi. Faut que j’apprenne à écrire sans elle. J’aurai les yeux de Pompeo sur mon échine. Et peut-être aussi sa main sur mon épaule. Ça va m’angoisser. Je me connais.
*
* *
On arrive après avoir avoué. Le ciel est d’or ce matin. Il frise le mur à cette époque de l’année. De la confiture, j’en ai plein. Je crève un sachet tous les matins, mais j’en ai de reste. En attendant le bol incassable. Je suis en papier depuis des années. Faudrait s’arracher la peau pour la nouer.
« Avec quoi je vais écrire, Pompeo… ?
— Je sais que tu tiens à la vie. Mais tu peux te le fourrer dans le cul. J’y toucherai pas, même pour te corriger. Je l’aiguiserai avec ce canif…
— On commence par le jour où ta mère s’est enfin mise à gueuler pour une bonne raison ?
— Celle-là !
— On en parle pas si tu veux pas…
— C’est comme si je connaissais tous les détails de son corps… Je sais que j’y penserai une minute avant d’entrer dans la forêt obscure et froide…
— T’auras peut-être pas cette chance…
— Tu connais d’autres portes peut-être ? Elle est entrouverte depuis le début.
— Ça commence quand, Pompeo ? Il faut que je le sache… La première page…
— Pour l’instant, on fait comme si la première page n’existait pas…
— On commence n’importe où… ?
— On peut commencer avec toi, Arthur. Je sais ce que je te dois.
— Mais j’ai perdu ce qui me restait de liberté… Je suis un…
— Mais tu ne l’étais pas encore ! Je me souviens…
— Ce n’était pas moi, Pompeo. Je peux pas imaginer ça si c’est un autre qui prend ma place…
— Je sens que tu vas me compliquer la vie, Arthur. Juste au moment où mon existence n’a plus de place pour l’illusion. Tu peux pas savoir combien je m’en suis fait, des illusions. Mais je parle à un type qui s’y connaît, n’est-ce pas… ?
— Je compte les jours. Et même les heures. Je me vois déjà dehors. En compagnie. Jamais seul. Mais avec un bracelet à la cheville, des fois que la mort d’une poupée pose question dans le secteur.
— Toutes ne meurent pas… Il y a celles qu’on aime. Même que des fois on se fait aimer. Reconnaissons que la chance puisse te manquer à tout moment et qu’on finisse par te faire payer ce qu’un autre a commis… à ta place…
— Si on commençait par le début, Pompeo ? J’aime pas les fins sans un bon coup de dés à la clé. Faut savoir s’aventurer pour ne pas en être privé juste une minute avant la fin. Cette fois, ce sera pas du luxe. Ya rien de plus facile que la mort. »
C’est le « mot » qui l’angoisse.
*
J’ai toujours vécu seul. Et j’ai toujours relu les mêmes bouquins. Seulement, contrairement à Pompeo (cherchez Pompeo) j’ai pas sombré corps et âme dans l’imitation de ce qui se vend le mieux à l’esprit ou au cul. J’avais trouvé ma poupée avant même d’en parler. Ni chiffon ni porcelaine. Pas de fils aux articulations. Un caractère de chien. En vacances, les vitrines t’encerclent. Les trottoirs te sollicitent. Les parapets s’invitent. Et on perd le Nord.
*
« Alors ici c’est le confessionnal… Voici la sellette. Vous vous agenouillez pas. Vous pouvez reculer, mais pas plus loin que le mur déjà occupé par un classeur qui doit dater de Trompe-la-Mort. Ça vous laisse pas beaucoup de marge, mais faudra vous y faire. Inutile de rêver en vous tournant vers la fenêtre, c’en est une fausse. Peinte à même le mur par un artiste de votre choix. On ne pisse pas avant d’en avoir reçu l’ordre ! »
*
Ça grouille presque. Ça sent l’acharnement. Avec appareillages et glouglous des flacons remplis de sérum de vérité. On distingue cependant l’inquisiteur du crucifié sur l’autel de la morale. Pompeo n’a pas connu ça. Il vient après. Une fois qu’on ne joue plus. Je vais vous raconter (si c’est possible) l’histoire d’un gardien sur le point de mourir de sa maladie et de celui qu’il garde depuis des lunes consacrées à cette écriture. On ne comptera pas ces années. Par contre, celles qui viennent s’égrèneront sans Pompeo. Puis d’autres années pour boucler la boucle, avec ou sans poupée, j’en sais rien encore. Je suis comme l’enfant qui balance ses jambes au bord de la chaise en attendant d’avoir les pieds sur terre comme promis par papa et maman.
*
Ce que papa et maman ne savaient pas, c’est que leur poupon s’appellerait Arthur Gordon Pym et qu’il finirait mal avant de finir pour de bon. J’en sais rien ce qu’il rêvaient avec ou sans moi. J’ai jamais posé la question. J’ai vu le monde de près. Il y avait une poupée dedans. Je savais pas que j’aimais les poupées. Que j’aimais tout ce qu’il est possible de faire d’une poupée. J’avais déjà cette idée d’un bonzaï humain. Sur le papier que je l’ai griffonnée entre les heures de classe. Entre grammaire et mathématiques. Quelquefois ça me venait en poésie, mais j’avais pas envie de jouer.
*
« Je suis né dans la merde et j’y retourne, dit Pompeo en balance sur le bord de mon châlit parce qu’il est retourné en enfance pour que ce soit plus vrai. Sans les mots, je sais plus si c’est moi qui touille la mémoire. La merde, c’est le fric. Celui qu’on a et celui que les autres possèdent pour te faire la nique dans leurs bagnoles et leurs piscines. Même que ma vioque voulait forcer la porte de Tiffany. Elle aurait pas dû montrer son cul aux flics. Et pas chier sur un trottoir aussi distingué. Mais les flics, c’est pas distingué comme nous les gardiens. Tu feras sentir la différence au lecteur. Je sais pas comment. Tu dois savoir… Et si tu sais pas, on demandera à Dante ou à Sade. Et sans l’édulcoration baudelairienne ! Je veux de la merde qui sent la merde ! Sinon je t’aime plus ! »
*
* *
Les jours de pluie, l’eau n’entre pas. Une famille d’insecte (j’imagine que c’en est une) remonte le long du mur pour aller goûter l’humidité de la vitre inaccessible autrement. La lumière a remplacé le soleil. Les pas de Pompeo se rapprochent si lentement que j’en perds le compte. La clé hésite. Le trou clignote. La manche au galon d’or rutile un instant.
« Nous recevons de nouveaux clients ce matin, dit-il en se maintenant dans l’ombre. Les rues sont désertes. Je n’ai pas vu une seule vitrine éclairée. Le monde meurt quelquefois ainsi. Nous perdons alors connaissance. Puis ça gratte…
— Cette vermine… Justement, je l’observais… une fois de plus… les années…
— Non pas ces pattes ! L’intérieur de l’os. Quelque chose est écrit, comme à l’entrée de Notre-Dame. Nous photographions. Difficile d’évaluer la mission. Je suis fatigué par les jours. Je n’attends plus les vacances. Je ferais bien de me hâter vers la sortie. Où en es-tu… ?
— Ressorts de la comédie la plus ordinaire. Frottement linéaire des deux surfaces proposées à l’esprit en proie à d’autres angoisses. Regardez-les explorer cette verticale ! Là-haut, le verre cathédrale ne se laisse voir qu’à travers les barreaux. Solides barreaux aux intervalles impossibles à traverser perpendiculairement. Je deviens fou…
— Ensuite je suis allé décompresser sur les quais. Peu de monde sous cette pluie têtue. Des parapluies et des glissades. Un flic fumait dans sa niche. Il m’a salué comme si j’étais son frère…
— L’enfermement est triangulaire tout comme l’expérience qui l’impose à l’ensemble. Qui exaucera mes vœux désormais ?
— J’ai amené de quoi fumer…
— Fumons.
— Les voilà dans la buée du carreau… Ils tournent en rond. Un cercle parfait.
— D’ici, on ne voit pas la trace de leurs pattes. Le cercle n’est pas si parfait. L’intervalle des marcheurs est irrégulier.
— Ont-ils des ailes ? Je n’ai jamais réfléchi à ça… Si nous commencions par le commencement ?
— Le cri de la mère…
— Ou le mien… De ce temps-là, quelques photographies… Les négatifs sont perdus. Petits formats. 6x9. 6,5x11. Un coup de vieux. Jamais observé la tache argentique d’aussi près qu’en ta compagnie, Arthur. À l’heure du pixel ! Mais quelle image emporteras-tu avec toi là dehors, si le diable ne t’emporte pas avant ?
— Le pire qui puisse arriver à un homme, c’est que les hommes imposent la linéarité à son existence de coupable. Naguère, je m’étoilais chaque matin, le nez dans les cheveux de ma poupée. Je recommencerai tôt ou tard. Avec ou sans bracelet. Je me connais.
— Pas le temps d’y songer ! Le diagnostic est définitif. J’en veux pour deux cents pages. Pas moins. Connaissant le nombre de jours en jeu, la division impose le nombre de mots à coucher chaque jour. Sinon c’est interrompu. Et je meurs quand même. Passons à l’acte, Arthur ! »
Mouille la mine et l’applique au papier dont le bord ne tranche pas. Pompeo l’a essayé sur son pouce. On voit bien qu’aucune trace ne rompt la série papillaire. Écris !
*
« Écris ! » voulait dire « Ne meurt pas ! »
*
Quel classicisme dans la « modernité » des feuillets parisiens ! La nouvelle s’épaissit en « récit » puis le récit en question rejoint les autres sur les genoux de la poupée.
*
« Qui sait mieux que moi ce qui a eu lieu et ce qui relève de la fiction acquise par contact avec une réalité non désirée ? Je ne suis pas un fleuve. Ni le rivage aux sabots clinquants de coquillages. Ici, le seau et la pelle jouent avec l’écume et ses débris de verre reconnaissables à la transparence que la langue leur applique avec cette sorte de science qui n’appartient qu’à l’enfant. « Je sais ce que je cherche et je le trouve ! » Sous le parasol, les jambes secouent le sable des jeux. Le téton est inexplicablement plus noir que l’ombre zébrée de baleines. Une méduse « respire » encore.
*
Pompeo ouvre une boîte et tord le couvercle. Angle droit. Dépose les anchois sur les tartines préalablement beurrées par la poupée revenue des dossiers.
« L’alcool m’a ouvert les yeux, dit-il. Et je ne les fermerai pas sans résistance ! Mais si je meurs à l’hôpital, qui humectera mes lèvres de ce divin nectar ? »
Ses poumons grognent sous la chemise humide et chaude. Les mâchoires cherchent le rythme. La langue explore la pâtée.
« Toutes ces simagrées d’alchimistes et de maudits ! Les mots ne s’y trouvent pas. Il s’agit de jouer avec eux et de payer avant d’entrer. Foutaises ! Je connais ma langue. Je vais finir avec elle si toutefois ils ne me la gâchent pas avec leurs métaux soumis aux acides du hasard. Qui t’a balancé, toi ?
— Ses morceaux… Ma trace génomique. Ils exigeaient une parfaite correspondance entre ce qu’ils savaient, pour l’avoir découvert, et ce que j’avouais dans leur langue. La mienne m’était devenue étrangère, comme si je n’avais jamais vécu avec une poupée…
— On en arrive là des fois… Ça ne devrait pas arriver, mais quand ça arrive on devient l’étranger qui parle la langue de ses propres étrangers. »
Pose la boîte et verse le jus avec ses petits oignons. Comme une éjaculation lente. Les insectes redescendent.
« Moi aussi j’avais une poupée, dit Pompeo en léchant. Mais c’était Astérix. J’avais aussi Obélix mais pas dans la même gamme de produit. Deux sources différentes à Noël. Pas les mêmes proportions. Ça me chagrinait. Impossible de les mettre l’un à côté de l’autre. Ça ne collait pas au récit. On m’amputait d’un membre. Ma langue s’agitait, mais sans trouver un sens que j’aurais pu prendre pour grandir avec comme d’autres poussent dans la terre de leur héritage. Tu commenceras par là, Arthur. Oublie les cris et la fumée des cigares. Et ne me parle pas de baptême ! »
*
Étrange que je doive me passer de Pompeo à partir de la date de sa mort. Et même avant pour cause d’hospitalisation. Je ne l’apprendrai peut-être pas, sa mort. Personne pour me l’annoncer. Impossible de la dater en vue des anniversaires. Je peux les compter si on ne me lâche pas avant. Puis je ne les fêterai plus. Je me connais. J’efface vite si on ne m’en empêche pas. Ils m’en empêcheront tant que ça leur conviendra. J’ai pas mon mot à dire en la matière. Je dois vivre avec le cadavre d’une poupée jusqu’à ce qu’ils en décident autrement. Je m’en fous presque de pas pouvoir aller plus loin que ces murs ! Mais être pendu par la queue à leur langue ! Ça me rend fou. Pompeo ne veut pas déraisonner avec moi et il limite la dose que j’ingurgite avec lui. Il sait aussi qu’il faut pas trop me déranger le cerveau si ce qu’il veut c’est que je me mette au travail de sa mémoire.
« Ne me considère pas comme un personnage, dit-il. Je ne destine pas mon cadavre à ceux que j’ai fréquentés toute ma vie. Il doit bien se trouver quelqu’un pour comprendre que je ne suis pas né pour ce travail. Tu sortiras avec ça dans la poche et tu sauras quoi en faire, pas vrai ? Je te demande pas de promettre… On est assez tragique comme ça ! »
*
Si personne n’est ce qu’il veut être et demeurer, qu’on me présente qui prétend le contraire. Pompeo n’a jamais tué personne. Il ne les enferme pas non plus. Il les garde. Il les empêche d’aller plus loin que les murs. Il est capable de tuer seulement si l’occasion se présente. Il fuit l’occasion. Ne s’acoquine qu’avec des types dans mon genre, les incapables d’ouvrir les murs comme il ouvre ses boîtes. Il les repère à l’arrivée. J’avais une tête, ou un regard, ou je ne sais quoi à ne pas avoir les moyens d’ouvrir les murs. Suffit de pas laisser la porte ouverte. Pour les murs, il sait que je ne les ouvre pas. C’est comme ça qu’il garde. Porte fermée et murs sans l’ouvre-boîte qui va avec quand on connaît du monde. Et pour être ce que je veux être, je le reçois dans mon lit.
*
Que se passe-t-il entre un gardien qui va mourir et un gardé qui a besoin de ce gardien pour être ce qu’il veut être et surtout ne pas ressembler à ce qui n’est pas ? C’est le sujet de cette comédie. Ou plutôt, c’est le problème posé. Le gardien meurt, on n’y peut rien. On ne peut rien non plus quant au temps qui lui reste à vivre. Passé ce temps, le gardé demeure sans gardien capable de préserver son être sans le soumettre aux fatalités que l’enfermement inflige aux détenus. Sans Pompeo, je risque la prison.
*
Tout le monde a envie de dire des choses intelligentes, des choses de l’esprit. On est moins sûr d’avoir vraiment envie d’en inventer de jolies ou en tout cas de pas vilaines à regarder ou à entendre. On est moins poète que malin, si des fois on parvient à ruser avec les murs.
*
« J’en ai connu des condamnations, mais rien d’aussi définitif ! dit Pompeo à peine dedans.
— Vous avez été marié… ?
— J’ai eu des parents… et d’autres conformités…
— Mais on est toujours libre de ne pas se conformer…
— Pas si on veut vivre tranquille comme Baptiste. Je n’ai jamais tué personne…
— Ce ne fut pas, en ce qui me concerne, un acte libre ni gratuit. Il faudrait se reporter au procès avant d’en parler…
— Quoi ! Insérer ces minutes, voire ces heures, dans un texte qui n’en survivra pas ? Vous n’y songez pas. Nous sommes deux. Et je refuse d’en discuter. Il faut être deux…
— Au moins. Soit. N’en parlons plus. Avez-vous lu le dernier roman de Patrice de la Rubanière ?
— Hypocrisies ? Au diable les pavés et leur Paris ! Je ne lis que ce qui s’achève avant que j’aie envie de faire autre chose ou qu’on m’y contraigne, ce qui arrive souvent. Je n’en ai plus pour longtemps, rappelez-vous…
— Un pavé, certes, et qui manque d’une fin, ce qui rendrait votre agonie plus douloureuse, si jamais vous consentiez à accorder de l’importance à la lecture d’un roman que l’auteur s’évertue à écarter du chemin emprunté toujours par les romans de ce temps ou d’un autre.
— Un roman sans fin, n’est-ce pas ? Ce qui ne veut pas dire que rien ne l’interrompt. Il en est ainsi de toute série, de chapitres ou autre chose. Non, non ! Je ne lis jamais de romans dont on ne peut pas dire qu’ils sont jouables sur la scène ou à l’écran, comme tragédie ou comédie.
— Ou tragi-comédie… Le fait est que l’auteur d’Hypocrisies n’a pas trouvé de fin à son roman. Il l’a, comme qui dirait, laissé tomber avant de s’y enliser, comme qui s’approche des rivages incertains d’une rivière où Tityre s’obstine.
— Je vois… Bucoliques… Mais mon esprit est ailleurs en ce moment. Et pas pour longtemps, voyez-vous ? Pas le temps de lire. Il faut que vous vous mettiez au travail de ma mémoire. J’ai tant de choses à dire !
— Ah ! Mé cé qué… on ne les dit pas. En tout cas pas en un si tragique moment. Elles… comment dire… ?
— Coulent de source. (jubilant) J’ai trouvé avant vous parce que je sais comment ça se termine.
— Ne m’en avez-vous pas informé ? La mort…
— Et pour vous, cette quille qui se fait attendre… Puis votre existence reprendra son cours où la société en a interrompu la finasse recherche, je crois. Je suis plus pressé.
— Parons donc ! Connaissez-vous Patrice de la Rubanière ?
— Cela signifie-t-il que vous l’avez fréquenté ? Je suppose que les années d’enfermement judiciaire vous en ont éloigné, comme de toutes vos connaissances. Je ne me souviens pas de l’avoir croisé dans les couloirs…
— Il ne s’est pas mêlé de mon affaire. Pas même un témoignage d’affection qui m’eût humanisé de quelques années toujours bienvenues en cas d’attente aussi mangeuse d’homme.
— Un ami de passage, en quelque sorte. J’en ai connu deux ou trois de la sorte. Mais nous n’en parlerons pas. Le compte à rebours qui me concerne, tout en étant aussi précis que le vôtre, ne m’en laissera pas le temps.
— Je vous en parle parce qu’Hypocrisies s’inspire de ma propre connaissance de la douleur. Ayant lu ce roman, donc jusqu’à ce qu’il ne se termine pas (aucun second volume en perspective comme dans la tête de Raskolnikov, genre La peste) j’ai dans l’idée de finir par la concevoir, cette fin.
— Mais je n’ai pas le temps de… ! Mon docteur est formel ! (grave) Songez-vous à faire d’une pierre deux coups… ? Je vous connais…
— Puisque vous m’interdisez d’insérer ici les heures de mon procès…
— Le lecteur s’y ennuierait avant la… fin. Le temps, je ne l’ai pas ! Quelle heure est-il ? De quel lapin s’agit-il ?
— Nous pourrions, pour commencer, et avant que la nuit ne tombe sur mes barreaux, nous entretenir des termes…
— D’un contrat ? Mé cé qué je n’ai pas prévu… D’ailleurs je ne dispose pas de ce temps. La nuit…
— Au contraire, mon ami ! Le JOUR. Car le rêve, à cette époque bénie des dieux du Désir, éclairait mes nuits. Je ne dis pas que l’ombre…
— Vous devenez obscur… Et je ne vous suivrai pas sur ce chemin forestier. Je n’ai pas souvent lu, mais j’ai toujours emprunté les pages avec fidélité, jusqu’au bout du chemin. Je n’ai jamais refermé un livre autrement. Et j’aimerais, si ce n’est pas trop vous demander, que mon lecteur en fasse autant. Même si j’oublie que c’est vous qui écrivez.
— Soit ! Laissons tomber cette merveilleuse idée qui consiste toujours à achever le roman de mon ami de la Rubanière. J’en suis toujours le personnage. J’allais presque l’oublier quand…
— Quand je vous ai proposé de rédiger mes mémoires… Les Mémoires d’un Gardien au Milieu de nulle Part. J’avais le titre avant de vous en parler. Nous avons tellement parlé depuis ces années interminables ! Et jamais de moi…
— Vous exagérez, Pompeo. Nous parlâmes souvent de vos femmes. Et de vos enfants. Nous fûmes aussi familiaux que possible dans les limites qu’on m’impose depuis ces années aussi interminables que mesurables. Nous évoquâmes aussi plus souvent que nécessaire…
— Cessez, voulez-vous, Pedro !
— Je m’appelle Arthur Gor…
— Gor ! Gor ! Gor ! Creeps in this petty pace ! Nous n’avançons pas !
— (raisonnable) Vous avez raison, Pompeo…
— Mais pas pour une fois…
— Vrai ! (morose) Chaque fois que l’occasion m’est donnée de prendre la plume, je reviens sur mes pas… Comme si mon esprit n’était pas satisfait par la sentence…
— Ou comme si la mort vous titillait en vous rappelant que c’est à tout moment qu’on peut mourir. Et particulièrement avant la fin de la peine, du coup réduisant à néant le dernier intervalle, entre la porte enfin dans le dos et la rue qui retourne à la ville. C’est sans doute ce qui est arrivé à votre de la Rubanière et à son Hypocrisies. La mort ne pardonne pas, Pedro…
— Je ne lui ai rien demandé ! Entendre la sentence alors que le plaisir coulait encore en moi !
— Je me demande, moi, pourquoi c’est à vous que je m’adresse pour écrire mes mémoires… Je sais en tout cas pourquoi je ne solliciterai pas l’assistance de votre ami romancier sans fin !
— Vous partez… ? La nuit n’est pas encore…
— (impatient mais immobile, quoique debout) Je ne coucherai pas avec vous cette nuit… Ma femme s’impatiente toujours. Et gâche mes matins. Je ne sais pour quelles raisons, mais j’accorde depuis une drôle d’importance à ces réveils. Je voulais (s’asseyant de nouveau) vous en parler depuis…
— Il y a belle lurette que je n’ouvre plus l’œil quand c’est le moment de songer à se ressourcer ! Que ferais-je donc de cette eau ? Je ne bois plus.
— Voici le vin.
— C’est de l’encre, Pompeo.
Et elle est contenue dans un stylo.
Nous pouvons posséder
Autant de stylos qu’on le souhaite.
C’est toujours de l’encre.
— Quel joli poème ! Dommage que la rime manque… J’avais songé à un refrain… Vous savez : entre les chapitres… Quelque chose comme :
Or voici donc ce que la mort souhaitait.
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Mais je n’ai rien à faire rimer avec…
— Restez donc cette nuit… On verra bien…
— Vous me tentez ! J’entends vos clochettes à travers le silence. Hi ! Hi ! Hi !
— Nous n’avons pas tout dit…
— C’est pourtant ce que je vous demande, Pedro. Tout dire avant. Afin que je puisse me relire avant de. Vous aurez ensuite tout le temps de peaufiner le détail et l’ensemble. C’est votre métier.
— J’en avais un autre. Et ça s’est si bien terminé que je n’ai plus trouvé de quoi l’exercer encore pour en parfaire l’art et les trésors.
— Vous recommencerez. Bien sûr, je ne serai plus là… Une fois dehors, Pedro, vous recommencerez. C’est-à-dire que vous m’oublierez. Combien d’années avant que vous recommenciez… ?
— Restez !
— Non… Je m’en vais. Nous nous reverrons demain. À la même heure. Préparez votre encre. Je sais par quoi commencer. Et comment ça se termine. Vous réfléchirez à la question du volume, afin de déterminer la quantité à produire chaque jour.
— Mais je n’ai jamais procédé ainsi ! De la Rubanière lui-même…
— (fou) Aaargh ! Cessez de l’introduire dans mon anus ! C’est vous que je veux enculer ! Pas lui !
*
* *
Hier
À quatre heures du mat’, un type que je connais pas s’introduit dans ma chambre. Je suis vissé dans mon lit. Par habitude. Une ombre s’approche et je sens qu’elle a quelque chose à me dire. En principe, je réponds pas. Je réponds plus depuis l’enfance. On m’avait « examiné » à l’époque. Et de près. On m’avait prédit des tas de choses. Et c’est arrivé. J’en veux à personne. L’ombre se penche sur moi. Elle chuchote, genre :
« C’est de la part de Pompeo. Il est confiné.
(je touche)
— Mais c’est interdit !
— On est tous confinés. Je devrais pas être ici. Mais Pompeo est un ami. Je le glisse sous ton oreiller…
— Et merde si ça se met à sonner !
— C’est réglé sur « pas sonner ». Ça clignote pas non plus. À cause de la nuit.
— Métempsychose… ?
— Tu parles ! Ça vibre… Tu veux que je le fasse vibrer… ?
— Non, ça va. Ça vibrera bien le moment venu… C’est lui qui appelle ou c’est moi ?
— Il appelle… T’as une fonction « enregistrer ». Des fois que ta mémoire ne suffise pas. Tu pourras écrire le jour.
— Et la nuit il appelle… c’est ça ?
— Carre-te-le entre les fesses…
— Ya plus d’antenne sur ces trucs… Avant, yavait une antenne…
— Yen a plus. J’me casse.
— T’as des tas de trucs à faire…
— On est pas confinés, nous. On a besoin de nous. Pauvre Pompeo. Avec ce qu’il a, ça pourrait bien prendre moins de temps que prévu… Enfin, j’espère que vous viendrez à bout de votre truc…
— T’es au courant ? (agité) Pompeo n’est pas bien discret…
— J’suis pas au courant en profondeur. Mais je sais. J’avouerais pas grand-chose si on me torture. Mais pourquoi on me torturerait… ? On va tous y passer… Moins quelques-uns qui referont l’Histoire.
— En tout cas on a bien échangé toi et moi. Tu reviens quand tu veux. Surtout de la part de Pompeo.
— N’oublie pas de recharger la batterie…
— Et de me le carrer entre les miches, j’ai compris !
— Je connais ton sommeil…
— À plus…
— Peut-être… »
Il (ou elle) sort. La porte murmure puis clac. C’est fini le rêve.
*
Plus tard, beaucoup plus tard
Vous allez me dire : ça y est ! Il l’a fait ! Il a pas pu s’empêcher. Certes, vous auriez peut-être préféré que Pompeo n’ait aucune apparence à part celle qui vous chante de lui donner pour des raisons que je ne tiens pas à transcrire. Mais maintenant que je suis de nouveau libre de faire ce que je ne veux pas, je me souviens de sa gueule, de son allure, là, dans son uniforme à galons dorés. Quand le desease nous a éloignés l’un de l’autre, le mal qui le rongeait de l’intérieur n’avait pas produit ses effets extérieurs. Il était encore tel que je l’avais connu avant. Des années d’un vieillissement qu’on peut encore appeler jeunesse si on n’est pas trop triste de nature. Il se rasait pas tous les jours. Ses joues grasses en surface semblaient avoir frotté les murs. Une grisaille sans nuances avec du rouge dans les yeux et des poils dans le nez, lesquels il ne coupait jamais, qu’il tirait des fois entre deux ongles comme l’archet caresse les cordes d’un… violon. Les autres ongles raclaient cette surface pour aider à la réflexion. Qu’est-ce qu’on a pu mijoter ensemble ! Des plats avec les pieds et les bandes. Un vrai jeu d’enfant. Et presque tous les jours. Comme ça, les uns après les autres, alors que ma mémoire s’emmêlait les pinceaux entre l’enfance et ce qui est arrivé conformément aux prédictions parentales. On en parlait. Il avait des oreilles surmontées de démangeaisons. Il les débouchait souvent entre deux grattages. L’ongle du petit doigt s’agitait sur la couverture et y laissait sa trace cireuse. Des traces parallèles et mourantes. La casquette reposait sur l’oreiller. Elle émettait une odeur de pomme, mais frite, pas cueillie à même l’arbre de son verger. À l’époque, il se croyait en parfaite santé. Pas intelligent, mais costaud. C’était ce qu’il pensait de lui. Et je devais avoir inspiré ce jugement. Je lui dois d’avoir eu droit de fréquenter la bibliothèque des années avant d’y avoir droit. Il m’y traînait malgré les regards soupçonneux de sa fratrie. On entrait là-dedans en vainqueurs et on en sortait couvert de gloire. Il aimait l’Histoire. On faisait pas que feuilleter. On approfondissait. Sans sauter des pages. C’est mon style et il s’en inspirait sans en discuter les côtés nombrilistes. Il ne prétendait pas parvenir un jour à en savoir plus que moi, mais il gardait un œil sur mes chevilles. On a fini par bien se connaître. Je peux même dire qu’on s’aimait comme le père aime son fils s’il lui ressemble, parce que sinon il le laisse toucher à sa mère comme ça lui fait plaisir. Je sais pas si je suis clair, là… Bref, ça allait. Des années pour seule perspective, comme un engin à propulsion ionique à qui on demande de vérifier et éventuellement de découvrir, voire d’inventer. Ça m’angoissait plus que lui. Il avait une femme et des gosses. Mais jamais une photo ni même des détails qui m’eussent mis sur la piste de sa véritable inquiétude. Ya pas que Shanti Andia qui s’en fait au fur et à mesure que le temps passe et que les choses changent sans rien changer à l’expansion de l’univers. Dire que Hawking croyait en Dieu malgré lui ! C’est peut-être ce qui arrive à l’esprit un jour ou l’autre. Pompeo en était persuadé. Des années avant que le Mal se laisse pousser les pattes. Là, à l’intérieur de cette carcasse pas très droite de profil. Il a l’échine creusée au niveau des reins et le bide en subit la poussée. Bah ! J’ai bien le temps (me disais-je) de reconstituer le personnage sous tous ses angles. Enfin, ceux que j’ai pu envisager de mon lit, car on était toujours assis l’un contre l’autre sur cette paillasse qui en avait connu d’autres. Des tas d’autres et même certains qu’il avait connus, mais pas aussi bien qu’il me connaissait, selon ce qu’il avouait sans rire ni même s’effacer devant une larme. Il tapotait souvent mon genou. Sa grosse main exhibait un anneau. Le doigt boudinait de chaque côté. Je sais pas si ça lui faisait mal. J’avais pas vécu ça. Et si jamais la Justice m’ouvrait finalement la porte, celle par laquelle j’étais entré et que je n’avais jamais revue depuis, je n’avais aucune chance d’en faire autant avec le même type d’instrument. Je me voyais pas fricoter avec des garces de mon âge acquis sans elles. Et pas question de recommencer à faire des projets rien qu’en croisant une poupée pas encore en âge de jouer avec. On en parlait avec Pompeo. À l’âge où on a encore le droit d’y songer, il pensait à voyager autour du Monde, mais avec des compagnons, réservant l’éternel féminin aux îles lointaines et aux ports des mêmes séries de cartes postales. Nous n’avions pas commencé à jouer sur le même terrain. On pratiquait, sans doute sous influence, mais pas dans la même équipe ni dans la même perspective. Il fallait cependant reconnaître qu’on ne s’emmerdait pas à cette époque, ni l’un ni l’autre. Chacun avec les siens et les siennes. Sous le même drapeau mais pas au pied du même monument. Il aimait cette différence, Pompeo, parce que, disait-il, ça expliquait bien des choses. Il était couronné d’une broussaille de cheveux bouclés qui avait été, selon ce qu’il en disait, d’un noir de jais. La casquette avait changé cet endroit particulièrement aimé de sa mère parce qu’elle avait blanchie sans rien perdre de son charme moutonneux. Il ne s’en souvenait jamais sans ressentir de l’amertume. Il n’en avait pas assez profité. Elle était morte avant. Et papa s’était amouraché de la voisine. Voilà comment on vous change la vie, répétait Pompeo chaque fois que je remettais ça sur le tapis. C’était sans méchanceté de ma part, mais je voulais savoir ce que ça fait d’aimer les mémés plutôt que les poupées. Je ne l’ai jamais su, bien entendu. Et Pompeo finissait par remettre sa casquette sur sa tête. J’en avais le genou à fleur de peau. Il rajustait sa ceinture, tirait sur sa cravate et frottait ses souliers sur ses mollets. L’idée ne lui était pas encore venue de me faire écrire ses mémoires. Il n’y pensait pas. Il n’avait pas encore mal. Il a fallu qu’un toubib lui en parle, preuves à l’appui, pour que cette idée naisse dans le même esprit qui, avant d’entrer dans le cabinet feutré, songeait à un tas de choses qui n’ont rien à voir avec la pratique du mémoire. Même que c’est en sortant que ça lui est venu. Et il s’est souvenu que j’avais de la pratique dans le domaine de l’écriture, et pas seulement au dos des cartes postales en vente libre dans la bibliothèque. Qu’est-ce que j’en pensais ? Vous faites bien de ne pas me poser la question…
*
* *
Odeur de javel sur les barreaux.
« Tu tousses ? »
Pas de trace de Pompeo.
« T’as remarqué… ?
— Non… quoi… ?
— Ya plus de mouches…
— Je regarde jamais les carreaux…
— J’y monte pas moi non plus. Je les vois d’ici… Ya plus de m…
— Je travaille…
— Mille excuses ! Je suis dans mon coussin. Une angoisse… À qui t’écris ?
— À personne. Le téléphone n’a pas encore sonné… heu… vibré… Par hasard… ?
— Dis toujours…
— T’as rien senti, toi… ?
— Comme quoi ? Ce virus n’a pas d’odeur… De quoi meurent les mouches… ?
— Je l’avais entre les fesses. Toute la nuit… Il n’a pas…
— Il est peut-être mort… Tu devrais venir à la télé avec nous. Les infos…
— Je sais même plus ce que j’écris… Peu de choses sur lui. Pourtant, j’en ai envie. Je dors plus. Ce sacré smart ! Là, entre les…
— J’ai rien senti. J’ai l’angoisse. Comme si je ne savais pas que ce serait une libération… Fini la Comédie ? Un roman en deux parties…
— Parallèles ?
— Tu l’as dit ! Mais dans le genre, je ne connais que deux chefs-d’œuvre : Le roman bourgeois et Palmiers sauvages… Moi, tu sais : les étrangers et les molloys (il prononce moloi)…
— Non… Je savais pas. Je regrette pour l’angoisse… Je veux sortir d’ici, mais pas les pieds devant ! Des années. Pompeo m’a proposé d’écrire ses m… Mais le confinement l’a éloigné. Je le vois dans son appartement : sa femme, ses gosses, ses bouquins illustrés, son écran et le visage serein et inquiet de sa petite dernière… Il doit dormir, la nuit. Ainsi, le téléphone, entre mes fesses, ne v…
— J’ai rien senti… Je te le dirais. Tu penses ! Moi ! Ne rien dire… Avec tout ce que l’angoisse me dit… Je peux bien sortir d’ici dans un cercueil : Pompeo m’a rien demandé. Il me regarde comme si tu m’appartenais. Il veut me déposséder. Je savais pas pour le téléphone…
— Je t’en ai parlé : souviens-toi : on avait (toi et moi) cette idée de monter le texte sur la scène : sauf que le texte n’était pas encore écrit : j’ai appris que Pompeo était infecté : il m’a envoyé ce téléphone avec les instructions : surtout ne rien changer aux paramètres : il ne doit pas sonner : ni clignoter dans le noir de nos nuits : comme qui me la mettrait sans la mettre…
— Je ne comprends pas…
— Qu’est-ce que tu ne comprends pas ?
— Qu’est-ce que tu écris si Pompeo ne t’appelle pas comme convenu ? Comment peux-tu garder les yeux ouverts après avoir passé une nuit sans sommeil… ? Je vois bien que tu écris…
— Rien à voir avec Pompeo… Ni avec le desease… Je me dis que je sortirai un jour : pas si lointain que ça si le temps n’a plus l’importance que je lui ai donnée au moment de passer à l’acte sur le corps de cette…
— Poupée ! Nous avons ça en commun toi et moi… Une sacrée poupée qui nous a foutus dans la merde ! Le même nom, je crois… si j’en juge par les coupures de journaux… Marie Roget…
— Tais-toi ! J’entends…
— Tu es censé ne pas entendre, Pedro…
— Les pas ! Dans le couloir du rez-de-chaussée…
— L’agent de la désinfection… Toujours à l’heure… Tu devrais le savoir… Je l’attends comme le Messie. Son pulvérisateur a l’air de parler. Il traîne un bidon muni de roulettes. Si tu venais avec nous à la télé…
— Je préfère la bibliothèque ! Pompeo et moi, sous la lampe…
— C’est déjà du passé, mec ! Comme si yavait plus d’Pompeo !
— Cesse, veux-tu ! Ce n’est pas le moment… Le soleil vient à peine de se lever. Cette idée que nous avons eue, toi et moi…
— Pompeo n’en savait rien.
— Je me demande pourquoi il ne téléphone pas.
— Pas de nouvelles, mauvaises nouvelles ! Comme au théâtre…
— On ne sait plus si le passé nous en veut encore. J’ai sommeil !
— Forcément ! De ne pas dormir la nuit ! Et le jour d’écrire… Tu ferais bien de ne plus attendre et de venir avec nous à la télé. Les infos…
— Sans lui, à la bibliothèque, sous la même lampe… Le type qui a fait la commission m’a bien précisé de ne pas exposer mon projet à la lumière de… Je dis n’importe quoi !
— Voilà ce que c’est, le silence qui finit par imposer son sens ! Comme si le texte avait été brouillé. Personne pour le lire : silence.
— Si nous survivons…
— Il ne survivra pas, lui : il est condamné : quelques mois, tout au plus. Vous n’aurez pas le temps, ni l’un ni l’autre… Il verra peut-être sa femme mourir du desease… À la télé (je ne sais pas pourquoi je dis ça) les enfants ne meurent pas.
— Les enfants n’aiment pas la mort…
— Sans cette angoisse… Mon coussin… La porte va s’ouvrir : on me fera signe de rentrer dans le rang… Une deux ! Jusqu’à la télé. Suivant le bidon presque vide tandis que le pulvérisateur crachote sur les derniers barreaux. Pourquoi ne viens-tu pas avec nous ?
— On n’allait jamais à la télé avec Pompeo… Les infos…
— J’attends, moi !
— J’attends la nuit. Il appellera. Le premier chapitre, je suppose. Il est en train d’y réfléchir. Il ne veut pas se tromper. Je le connais.
— Comme deux comédiens…
— Cette nuit ou une autre… Ce silence entre mes fesses.
— Il n’y a pas de vibration sans au moins un léger bruit…
— J’aime cette légèreté…
— Mais tu ne l’as pas encore expérimentée !
— Je sais tout d’elle. C’est pour ça que j’écris…
— Tu écris alors que le téléphone ne sonne pas… heu… qu’il ne vibre pas… ?
— Des années qu’il devait nous rester ! Et voilà que la maladie le condamne. Et qu’on se met à avoir besoin d’un téléphone pour continuer ! Mais la nuit… le silence… cette attente qui s’achève en queue de poisson avec la première lumière…
— Artificielle, car l’hiver… dans cette région… l’heure veut que la lumière…
— Ah ! Tais-toi ! Retourne dans ton coussin, Arthur ! »
*
Les procès interrompent la chronologie. Voici le temps d’attendre.
*
* *
Qu’est-ce que je fous ici ? Enfin seul ? Tu parles… Ce n’est pas ça, la solitude. Le solitaire peut se promener. Peut-être pas où il veut, mais il se promène. Avec herbe ou autre chose. Sans personne pour modifier sa trajectoire. Il ne sait pas vers quoi il se dirige, mais il connaît le chemin de retour. Il reconnaît les arbres, la géométrie des talus, l’ancienneté des clôtures, il est chez lui. Il a son cercle et celui-ci est peut-être défini d’avance, si vous voulez. J’ai connu ça. La plage, avec ou sans iode. Des deux côtés de la montagne. Je dis : côtés, d’autres diront : extrémités ; mais je n’ai pas de frontière à opposer à ma promenade. Je rencontre des ours et des marmottes. Je fuis le chien blanc qui me cherche ou me prévient. L’odeur de la violette (sa couleur) s’éloigne ou revient. J’ai l’impression (j’avais) d’être toujours à l’heure. Croisant la femme qui demande (dans les draps ou le sable) qui es-tu ? Je ne lui demande pas son nom, moi ! Je ne lui fais pas d’enfant !
Pompeo en fait…
Il en ferait si je n’étais pas seul. Il les concevrait pour moi. Mais je ne connais pas sa femme. Son unique bien terrestre. Sa fortune est ailleurs…
Au ciel… ?
Mmmm… Au niveau de l’État plutôt. Même si on admet l’existence (ou l’importance) du ciel. Le ciel n’est qu’un écran entre notre regard (ce qu’il suppose de pensée) et ce que nous appelons l’immensité pour ne pas se frotter au concept d’infini. Arrgh ! Vous me déroutez ! Me voici en plein champ. Mais le rythme n’y est pas libre. Le sainfoin et les ruminants commandent la manœuvre. Ne risquons pas la cornada ! Et quittons ces lieux non romanesques. Au trot ma pensée du moment ! Mon matin de carnet. Ma plume d’encre. Mon sous-sol, alors que là-haut (non, pas si haut !) on dort encore à poing fermé, femme et enfants et même un chat qui, lui, ne se promène pas.
Vous m’avez, moi…
Je ne possède rien d’aussi précieusement camouflé ! Le linge de maison est entretenu à l’usine. Comme le repas vient du traiteur. Seule la bibliothèque s’enivre de chemins en graphe sans solution mais toujours bienvenus.
Pfff… la biblio sans Pompeo… Je regrette presque de le dire… mais je ne veux pas mourir étouffé…
Quelle belle définition de l’éternité ! (mimant) On ne peut plus se passer de vous. Suivez-moi si vous tenez à m’ennuyer…
Je vous précède… si vous le permettez. Je crains les cornes plus que vous. Et je ne me nourris pas de sainfoin. Que diriez-vous d’un arrêt dans quelque guinguette… ?
Goguette je veux bien… mais on n’en trouve plus. On a beau chercher… Le peuple a perdu sa verve. Les guerres, sans doute… Et cette vie de chien d’électeur. Arrrgh ! Ne me poussez pas à la dissertation. Je suis poète, moi ! Je me promène.
Sans le nécessaire à miroir… ?
J’aurais trop peur de m’y voir ! (irrité) Ah ! je n’ai pas besoin de vous ! Je sais me promener seul. D’ailleurs, je ne fais que ça. D’un mur à l’autre. Il pleut sur le carreau. Sans bruit de gouttes. Je n’entends pas le chant des oiseaux. Le casoar menace ma tranquillité. On ne devient pas fou si facilement ! Cette solitude, mon inconscient l’a toujours désirée. Même, elle me guettait. L’enfant la pressentait. L’adolescent y aiguisa ses sens, y compris le sixième qu’on retrouve quelquefois dans l’écriture de nos maîtres.
Vous confondez avec la quatrième dimension, très à la mode à l’époque où le temps (non pas celui des tragédies) a fait irruption dans l’art de composer…
Je ne confonds rien ! Je sais ce que je dis. Je l’ai toujours su. Depuis mon premier hochet.
Ou votre première poupée…
Difficile de situer ce moment… Ma mémoire ne contient plus ces éléments initiateurs.
Ou bien votre inconscient agit-il sur elle…
Arrrgh ! XXe siècle de merde ! Sans lui je n’en serais pas là ! Cette conversation ne meuble pas le silence. Mais vous ne fuyez pas au bruit des casseroles…
À vos côtés je puis demeurer pour toujours… si c’est ce que vous souhaitez… J’ai l’expérience. Je reviens toujours. On ne m’attend pas. Mais ne me dites pas que je vous ai surpris… ce jour-là. Quelques-uns avouent un certain effarement, pour ne pas dire émerveillement. Mais vous… non, n’est-ce pas ? Vous saviez. Au fond, vous attendiez… L’homme d’action, qu’il agisse sur l’Histoire, son ménage ou la poupée, attend toujours les trois coups qui installent son procès. Perpétuité ! On ne sépare plus les têtes de leur support existentiel. Heureusement pour votre existence ! Mais en cas de bonne conduite, vous pouvez espérer une libération… heu… anticipée. Quelqu’un décidera pour vous. Ou un collège, comme ils disent… Vous en faites un drôle de collégien !
Pompeo partira avant moi. Et sans décision collégiale. Ça vient de plus haut… Ou d’en-dedans. Nous sommes habités plus que hantés. On n’y peut rien. Mais de là à savoir si c’est décidé d’avance…
Il n’y a qu’un pas…
Vite franchi si la sanction est capitale, je vous l’accorde. Cependant, j’ai le droit de vivre. Et même d’espérer remettre les pieds dans le Monde un de ces jours que D…
Vous oubliez Pompeo…
Il n’en a plus pour longtemps. Mais ce n’est pas le plus tragique de l’histoire que je suis (sans doute) en train d’écrire. Le fait est qu’il ne téléphone pas comme convenu. Puis-je m’estimer libéré du contrat qui nous lie ? Il a peut-être un empêchement. Un cas de force majeure.
Ou bien ce smartphone ne fonctionne pas comme il devrait… Puis-je jeter un œil sur ses réglages… ?
Vous n’y pensez pas ! Vous n’y connaissez rien. Pas plus que moi. Nous sommes du XXe siècle, vous et moi. Je le recharge toute la journée, car il consomme de l’énergie. Et la nuit, je ne dors plus, de crainte de ne pas entendre… de ne pas sentir la vibration. Une vibration dont je n’ai pas l’expérience, pas plus que vous. Si encore ça clignotait. Nous avons connaissance de cette intermittence, vous et moi. Mais je n’ose imaginer l’effet de cette lueur sur l’obscurité de la nuit… Pire qu’une sonnerie qui peut être confondue avec celles que nous imposent les heures passées dans cet intérieur sans solution ! Je ne sais même pas comment on vérifie que c’est réglé sur vibration. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle peut être, cette vibration. J’ai bien expérimenté la vibration du temps où je fréquentais des femmes et des politiciens, mais ce genre particulier de la vibration m’est inconnu. J’attends le premier appel pour en avoir le cœur net. Mais il n’arrive pas ! À cause d’un confinement à domicile. Pompeo tient à protéger sa famille : une femme et des gosses. Comme si le virus (venu de Chine mais pas chinois) lui avait attaqué le cerveau au point qu’il a oublié notre pacte genre Ibn Battûta / Ibn Juzayy al-Kalbi. Voilà où nous en sommes : l’histoire contée par Pompeo n’est pas encore écrite par… moi. À cause d’une vibration dont j’ignore jusqu’à la fréquence ! Imaginez mes nuits. Et mes jours, l’œil sur l’aiguille de composition numérique qui joue le rôle d’indicateur de charge. Et vous… vous !
Quoi, moi ?
Mais oui, vous ! Vous et vos dissertations. Votre intrusion dans le champ narratif. Il n’y a rien de plus préjudiciable pour la conduite romanesque que ces ingérences du commentaire au cœur même de l’action !
Mais il n’y a pas d’action puisque Pompeo ne téléphone pas ! Ainsi, nous sommes seuls vous et moi…
Ah ! Pardon ! JE suis seul. En promenade avec ma seule nature. Je ne vous ai pas invité…
…invitée…
Si vous voulez… Ma solitude m’asexue. Le désir est ailleurs. Mais j’ignore si cette particularité m’ouvre les portes de la perception. Carabin Carabas… Vous avez lu ? Non, n’est-ce pas ? On tient nos meilleurs écrivains pour des trouble-fête. Pompeo m’avait prévenu…
Il vous a prévenu de quoi… ?
« Si nous parvenons, vous et moi, à écrire ça d’un bout à l’autre, on nous prendra pour deux pédés. »
Ça ne risque plus d’arriver… Il mourra avant la fin de l’épidémie. Je m’y connais. Une fois, en Égypte…
Ah ! Pas d’histoire avant celle que je suis en train d’écrire !
Mais vous n’écrivez pas ! Le téléphone ne marche pas…
Erreur ! Il ne vibre pas. Ce n’est pas la même chose. Vous voyez ce symbole sur son écran… ?
La lettre R… Raison… ?
Non ! Roaming. Et là, cette antenne… ¡A tope ! Alors…
Il marche. Reconnaissons-le. Conclusion : Pompeo n’appelle pas. Et s’il n’appelle pas, il y a une raison. C’est ce que je disais… R…
Vous ne disiez rien car je suis seul.
Vous l’êtes, mais entre quatre murs. Et en compagnie d’un téléphone qui s’obstine à ne pas vibrer dans la nuit comme convenu. Vos journées sans écrire s’expliquent de cette manière. Mais… vous pourriez écrire autre chose… Qu’est-ce qui vous trotte par la tête en ce moment… à part moi ?
La pluie… Ces gouttes de silence. Le vent caresse nos murs de peur d’éveiller nos soupçons. Je ne me suis jamais senti aussi seul qu’en votre compagnie…
Voilà qui me flatte ! Une manière comme une autre de participer à votre… promenade sans miroir.
Je ne vous ai rien demandé ! D’ailleurs, je ne demande plus rien depuis que chacun est dans ses murs avec ses proches. Ou seul comme cela arrive hélas trop souvent. On isole ceux qu’on n’aime pas. Et seulement ceux-là… Tiens ! Voilà que je me mets à disserter moi aussi. Votre influence sur le récit… Celui dont je ne sais pas grand-chose car nous n’avons pas eu le temps, Pompeo et moi… Sans cette Chine de merde et sans ce XXe siècle qui va avec, sa visite quotidienne, en plein jour ou le soir quand tout s’endort devant la télé, inspirerait ma plume dans un tout autre sens que celui qui vous guide dans mes pas. Ou bien je vous suis. Arrgh ! Je ne sais plus !
Oubliez Pompeo. Il est peut-être mort à l’heure où nous nous entretenons de lui… Comment expliquer autrement la faute de vibration ? En voilà une histoire !
Dans votre genre protéiforme, peut-être ! Mais dans le mien, qui s’en tient à la ténuité des faits, il vit ! Il meurt à un moment donné, mais en attendant : il vit. Nous n’avions pas prévu que les Chinois… Arrrhg ! Pourvu que le réseau ne soit pas virussé lui aussi ! Il ne manquerait plus que ça pour qu’on m’oublie définitivement. Des années que j’attends quelqu’un ! Et à peine arrivé, même atteint d’un mal terrible, il disparaît de mes jours et manque à mes nuits. Arrgh ! Ces draps de papier !
Vous ne songez tout de même pas à…
Ce ne serait pas la première fois… J’en ai connu des…
Mais je n’en ai rien su !
Vous ne savez pas tout. Heureusement pour moi. Sinon…
Sinon…
Vous existeriez à ma place ! Vous en feriez quoi, de moi ? Sans doute pas plus que ce que je fais de vous en attendant (peut-être vainement, je vous l’accorde) que le téléphone sonne… heu… vibre. Des nuits sans vibrations ! Et des jours sans écriture ! (tragique) J’ai peut-être rêvé Pompeo… À force de rêver… Et ce temps qu’on me compte à la place des horloges. Je ne serai jamais libre, je le crains. Et pourtant je l’ai été…
Qui ne l’a pas été en possession d’une poupée… ?
Qu’est-ce que vous en savez ? Vous êtes libre, vous. On ne vous a pas enfermé. En admettant que vous ayez possédé une poupée, personne ne vous a pris sur le fait, ni même soupçonné. Elle a même été incapable, devant le procureur, de vous reconnaître. La pauvre n’a jamais su dessiner. Imagine-t-on une poupée douée de l’œil et de la main ? Quelle éducation y pourvoirait… ?
Je peux néanmoins m’y employer, si cette hypothèse m’inspire une expérience comme jamais…
La poupée n’est pas imaginaire ! Ni son démembrement par mes soins. Sa répartition dans le sable d’une plage lointaine. Le jeu qui s’ensuivit…
Mais je croyais que cette nouvelle était un pur produit de votre imagination !
On n’enferme pas les imaginaires, mon vieux. L’histoire de la poupée, telle que je l’ai racontée, est strictement véridique.
Mais c’est d’un roman policier dont vous avez privé le lecteur ! Les choses étaient beaucoup plus complexes que ce que nous en disent les minutes du procès. Ah ! Cette satanée vérité judiciaire. Dire que j’y ai cru…
Comme tout le monde. Je n’y suis pas pour rien. Ce qui fait de moi un auteur, concédez-moi cet avantage sur Pompeo qui n’est qu’un personnage. (se reprenant) Mais ce n’est pas le sujet de notre roman, celui dont Pompeo est le protagoniste.
Sans vibration… nocturne.
Vous oubliez l’attente. J’ai cette possibilité.
La solitude, vous voulez dire ! Vous ne concevrez rien d’autre en attendant. Venez donc vous divertir dans la salle de sport que l’institution met à notre disposition. Voyez ce que cette joyeuse pratique a fait de moi…
Un tas de muscles. De quoi condamner l’os à la douleur mais sans connaissance de ce qu’elle implique. Je suis un autre.
Merde de XIXe siècle !
Merde de XXIe si nous n’y sommes pas encore ! Mais qu’en ferai-je donc, de ce XXIe ? Sans doute rien de plus ni de mieux que les autres, si tant est que le Temps se mesure en siècles et non pas en jours comme j’ai l’impression de le savoir sans avoir mis les pieds ailleurs qu’ici.
Quel est donc ce nouveau concept d’impression de savoir ? N’est-ce pas le meilleur moyen de se tromper de sens ? Vous devriez préparer vos promenades solitaires avec plus de science, à mon avis. On n’a pas idée de s’aventurer dans le noir sans avoir une idée précise de ce qui peut arriver à un téléphone. Pourquoi la nuit ? Ah oui… dans le noir, le téléphone collé contre la joue et l’oreille. Mais comment atténuer la voix dans le silence de l’enfermement insomniaque qui sévit ici ? Y avez-vous songé ? Pompeo y a peut-être réfléchi après avoir mis en place ce singulier système de communication romanesque. Il s’en mord les doigts en ce moment. Il se sent seul. Il sait que vous n’écrirez pas ce roman. Ces derniers mots (jours). La fin approche. Ce qui ne l’empêche pas de respecter à la lettre les lois du confinement décrété nécessaire et obligatoire en haut lieu. Il tient à sa famille peut-être plus qu’à sa postérité. Celle que vous auriez pu lui offrir si la malchance n’avait pas sonné à votre porte…
C’est le malheur qui la fait vibrer… Écoutez…
*
* *
Il sortit. Il venait de pleuvoir. J’aime cette odeur. Les haies sont habitées par des milliards de gouttelettes. Grillages sonores sous le bâton. La rue toujours déserte à cette heure. Une vitrine clignote avec son isard. Oui, oui : il sortit. Malgré lui. Son cerveau travaillait à rebours. « Je ne crois pas à l’expansion de l’Univers, » dit-il. Pourtant, l’observation… le calcul… Pas de XXe siècle sans ce commencement et cette fin. Le siècle de Dieu enfin retrouvé. « Qu’est-ce que nous allons perdre cette fois ? » Le soleil pâlissait sur les toits. Ainsi avance l’heure les jours de recommencement. « Il lit le journal afin de pouvoir causer, » dit-il à propos de Richard. Sinon, qui cause ?
*
Maintenant que je suis dehors… puis plus rien : langue morte des angoisses passées. À qui le tour ?
*
Il stoppa net devant une paire de pieds taillés dans la pierre. Des roses sans épines entre les orteils. Un rayon doré dans cette herbe de vortex. « Avant, quand je sortais… »
*
Jamais d’averse à cette époque de l’année.
Des pluies tranquilles qui épargnent les feuilles.
L’autan frisonne avec ses gens, les gens sortent
Et ne rentrent pas sans frissonner à l’entrée.
Les statues sentent la poudre d’escampette.
Je vous donne la rivière et ses berges vives,
Dit l’agent immobilier à une passante lourde
De sens. Ne sortez pas sans votre parapluie.
« La suite demain avant de prendre le train… »
*
Sortir comme d’un tunnel dont l’entrée fut annoncée, certes, mais pas avant d’avoir fini de jouir. Acte sans réelle préméditation. Dans la voiture, entre les pins, l’air circule de bouche en bouche. Pas facile de se souvenir de ces conversations. Tout le monde parlait, même après que le flic nous eût comptés sur ses doigts de raté scolaire. La mer sans iode cette fois. Les façades des hôtels, toutes inspirées par les fastes de l’histoire, sans imagination. Toutes ces jambes nues. Ces lunettes et ces chapeaux. Pas de tunnel en perspective, avoua-t-il plus tard. L’été attend l’hiver, toujours. On se hâte, sans âge. Il y avait du sable sur la terrasse et sous la porte. Baies harcelées de tempêtes sans mesure. Il voulut entrer le premier, mais elle le précéda parce qu’elle était vive et insouciante. (ici Pompeo tempéra le récit et alluma une cigarette)
— Je crois que je suis malade, dit-il.
— Vous revenez de chez le médecin… ?
— Je me suis regardé dans le miroir d’une armoire héritée. Je ne me ressemble plus. Faut que j’aille consulter. Une fatigue. La paresse. Je deviens étourdi.
— Vous vous faites du mouron pour rien, vieux…
La fumée monta sans tourbillonner. Le récit revenait par bribes. Comme s’il fallait traverser le tunnel dans l’autre sens. Au lieu de lui tourner le dos. Des années sans se soucier de cette présence derrière soi. Un récit maintenant sans odeurs, mais un récit tout de même. Vitesse d’exécution à la clé. (Pompeo sentit que je ne l’écoutais plus)
— Enfin, dit-il, on verra…
— Cette faculté de regarder devant soi, de pouvoir envisager l’avenir parce qu’il existe. Voilà comment j’explique la jalousie qui me ronge. Sans toutefois l’hypocrisie qui parfait l’égoïsme…
— Tout le monde finit par choper quelque chose… Dedans comme dehors. Nous pourrions commencer par l’enfance. Elle revient souvent dans ma conversation avec…
— Avant ou après l’expérience du miroir… ?
— Faut que j’y réfléchisse… Ma femme m’ennuie tous les jours avec ses angoisses. Je ne sais plus penser sans elle, sans son influence, sans ses gosses…
Dehors la pluie revenait avec le vent. Ces matins douloureux ! Dans les pas du voisinage. Des merles jacassent encore. Des mésanges fuient. Je cherche le chien à travers les barreaux. Il est en train de fouiller un buisson, de l’autre côté du jardin. Il s’occupera de moi plus tard. Je ne sais pas pourquoi mon cerveau persiste dans ses rêves. Rien ne continue. Ce qui commence et s’achève, c’est la vie, pas l’univers, sinon Dieu existe et si c’est le cas, je ne suis pas moi-même.
— Si vous vous êtes regardé dans ce miroir, c’est que votre cerveau l’a imaginé. Je connais ça, Pompeo. Chaque jour me place devant et la porte prend la place du tunnel. Cette porte que je ne peux pas ouvrir ! Et qu’il vous est si facile de pousser…
— Le toubib dira ce qu’il sait… je suppose. Il ne me cachera rien. Peut-être rien, après tout… La fatigue… La paresse… Ce métier qui n’en est pas un. Un homme sans métier est domestique de ses illusions. Vous entendez… ?
— La pluie… ?
— La pluie… et ce qu’elle induit. On ne sort pas par ces temps-là. On s’en tient à ce qu’on sait de l’intérieur. Pas grand-chose si notre esprit éprouve le plus grand mal à abstraire la moindre proposition. Mon enfance…
— La mienne…
C’était l’été. Quelle cavale ! Puis la montagne s’interposa. Ses lacets interminables. Je la voyais plus que les autres. La série doit continuer. Quelle loi y veille ? Écrite de main de maître ou par hasard. On ne saura jamais le fin mot. Pas le temps.
La maison sur la plage, blanche et bleue. Sans toiture de tuiles. Des enfants jouaient sur la terrasse. Leur fuite à notre arrivée. Plus haut entre les pins leur course folle.
— Nous voilà arrivés. Qu’en pensez-vous, Pedro… ?
— Si je m’attendais…
— Il a perdu sa valise…
— Qui la retrouvera ? Personne. Je sais de quoi je parle. Ces trains bondés ! Ces quais qui sentent… Oh !
Les voilà les personnages. Et des deux fillettes, celle qui me plaît le plus, c’est…
*
Dans le salon alors que la pluie bat les vitres.
— Vous avez enregistré ça !
— Des années que je brandis mon micro dans sa direction. Bien sûr, si Lemaître et Hawking ont raison, l’être en question est parfaitement immoral. Mais de mon point de vue…
— La poésie… en commençant par celle des lieux. Je vous connais.
— Oui, oui. Pas comme aujourd’hui ce jour-là…
— La première rencontre…
— L’été se finissait. Il arrivait sous bonne escorte. Pas ému, je crois. Mais pas un signe de satisfaction ou d’assouvissement. Je lui ai offert une de vos cigarettes. Je crois qu’il l’a acceptée par politesse. Le cerbère l’a empêché d’utiliser votre briquet, ce chamois…
— …isard…
— …de laiton argenté par électrolyse. La flamme a fait ressortir des reliefs faciaux que je ne lui connaissais pas, des sortes de blessures anciennes, des histoires avec les autres ou la nature, les deux peut-être…
— …certainement… Lui avez-vous demandé pourquoi l’une et pas l’autre… ? Cette fixation…
— Il a parlé de la lumière… les murs blancs, encore bleus dessous… les « frétillements » des feuilles d’olivier… les « facettes » de la roche nue… et leurs lunettes…
— Leurs lunettes… ?
— Il en parlait comme s’il en revoyait les effets sur son mental à ce moment. Et entre eux et lui, elle…
— Continuez…
— Heu… elle jouait…
— À la poupée, je suppose. Avec sa copine… Seule… ?
— Rien sur le sujet. (feuilletant la liasse) Non, vraiment rien. Je m’en souviendrais. Des semaines de compulsation. Le crayon entre les dents. Ma femme…
— Vous êtes marié…
— Des années.
— Des enfants ?
— Deux.
— Sexe…
— Fille, puis un garçon.
— Nous en avons trois. Filles. Continuez…
— Le tabac mentholé de vos…
— Il a dit « clopes », n’est-ce pas ?
— Pour qui le prenez-vous ! Il a de l’éducation. Non, non, il n’en a rien dit. Il tiquait…
— Tiquer… ? (singeant) Comme ça ?
— Vous vous moquez de moi…
— Je vous taquine… Vous me plaisez… Passons… Tous ces gosses ! Quatre filles et un garçon. Plus les deux filles, là-bas, sur la Côte ensoleillée de cet été pénultième. Nous ne l’avons pas soupçonné tout de suite. C’est à la fin de l’été suivant que nous avons compris. L’autre petite avait enfin parlé. Plus d’un an en maison spécialisée. Elle ne faisait plus son âge. Nous avons eu l’autorisation de l’interroger à condition de tourner autour du pot. Elle avait des visions. Elle s’appelait Jenny. Elle a disparu dans l’incendie. Comme Zelda. Je me souviens de cette première rencontre comme si c’était hier. Elle avait déjà brûlé deux poupées. La directrice était catastrophée. Elle prétendait qu’il n’y avait pas de solution. « C’est foutu pour elle, avait-elle grogné. C’est comme s’il l’avait violée. La permanence, ils appellent ça. Mais je ne sais plus de quoi. Je n’ai pas fait psycho. Vous non plus, n’est-ce pas ? (se renfonçant dans son fauteuil) Je vous ai interrompue… Excusez-moi. Continuez.
*
Oui… c’est ça. Elle. Je me souviens de cette cigarette. Le mentholé de la fumée. Ce sacré briquet que le chien de garde n’arrivait pas à allumer, forçant la molette sans résultat… Mais (secouant la tête) vous savez déjà tout ça. C’était dans les journaux. Vous dites que votre médecin ne peut pas vous recevoir cette semaine… ?
— Je me suis disputé avec ma femme à ce sujet. Elle dit que je suis…
— Trop pressé, ce qui vous rend exigeant, désagréable même.
— Vous la comprenez donc. (une autre cigarette) Mais qui était-elle ?
— Laquelle des deux ?
— Celle qui vous a offert les clopes… les cigarettes de l’autre, celle qui était assise derrière son bureau. Je la connais… ?
— Tous des personnages, mon vieux ! Nous ferions mieux de parler de vous, comme convenu…
(c’était avant que Pompeo voie son médecin)
— J’en ai quelques-uns moi aussi à mon actif. Ne nous pressons pas toutefois. J’aurais l’impression de m’approcher de ma propre mort. Prenons le temps. J’attendrais aussi que mon médecin trouve le temps de me recevoir. Et quel que sera son diagnostic, je continuerai de ne point me hâter pour arriver le premier. (songeur) Oui… mon enfance…
Il frotte la peau rugueuse de sa joue avec la pulpe de ses doigts joints. Je remarque qu’ils sont les quatre de la même longueur. Mais je ne lui pose pas la question qui me brûle les lèvres. Il répète le mot « enfance » en creusant sa joue avec l’index. Son nez « frétille » lui aussi. La pluie, là-haut, invite la grêle et le vasistas en frissonne. La lumière a décru soudainement. Le cadrage me semble parfait, très renaissance, avec un effet de spirale qui éloigne le dernier personnage dans le sfumato. Je suis la proie d’un tremblement qui vient de loin.
— Vous pleurez, Pedro ?
— Je crois bien que je n’ai jamais pleuré… Pas une tombe dans mon horizon. Des rues, des façades revues et corrigées, des masques de théâtre descendant des tringles… Qui veut jouer joue. Les autres (ou l’autre) passent leur chemin et quittent ce pays de cocagne. Pour je ne sais quelle destination. Je suis alors un enfant…
— Mais cet enfant, Pedro… ce n’est pas moi…
— Je le sais bien que ce n’est pas vous ! D’ailleurs il n’est pas vous non plus ! Il y a un enfant entre vous et moi. Comme si nous avions copulé comme des fous une nuit entière !
— Mais de quelle nuit parlez-vous… ?
— La vôtre ! La mienne ! La nuit de chacun de nos personnages. Vivants, morts ou simplement imaginés.
— (déçu) Vous n’écrirez jamais mes mémoires dans ces conditions…
— Je ne sortirai jamais d’ici ! Pourquoi pas vos mémoires si la mienne est maudite !
— Je reviens demain… Je vous laisse mes cigarettes.
— N’oubliez pas de rappeler la secrétaire médicale…
— Elle me dira que le docteur n’est pas [inaudible]…
La voilà, la nuit ! On y aime une femme et le soleil promet de revenir. Le carreau est éclairé par une lampe halogène. Pattes d’un oiseau ou d’une chauve-souris. Concert des craquements et des glissements. Jamais le silence. Qui n’a pas été enfermé ne sait pas de quoi je tente de parler.
*
* *
*
Dans un couloir, vers la bibliothèque.
— Dieu est mort il y a plus d’un siècle…
— Maintenant c’est l’Homme qui disparaît de la surface de la Terre !
— À quand les oiseaux… ?
*
Chouette le matin ! La lumière tombe. J’explore ses reflets. Un système pour longtemps. Voilà ! Voilà ! Je me rase. Aspersion d’eau froide sur la peau irritée. Pas d’eau de Cologne ici.
—Allo ! Allo ! C’est Pompeo ?
— Non…
— Mais qui alors… ? Cette nuit… l’attente…
— Qui êtes-vous… ?
Faux numéro. Pas si faux que ça puisqu’il existe. Entre mes mains. Lesquelles tapotent les joues en cadence. Écoute les bruits du matin. Pas et froissements. Tapotements. Toux. La première fumée s’insère dans les interstices. Vibration :
— Ah ! Encore un faux… n’est-ce pas… ?
— Un faux quoi vous avez dit ? Non mais dites donc ! On peut se tromper…
— Faux… !
Je prends l’autocar. Le soleil vient à peine de se lever. Nous sommes quatre. Deux hommes et deux femmes. Plus le chauffeur qui fume. Embraye avec vigueur. Pas une côte ne le prend en défaut.
— En défaut de quoi… ?
— Je dis qu’il faut savoir… Le point mort puis la vitesse… L’accélération et l’engin semble s’envoler.
— Ce n’est pas faux. Asseyez-vous.
« Il est interdit de parler au chauffeur. » Sauf pour une bonne raison, je suppose.
— Vous avez déjà parlé à un chauffeur ?
— Ça m’est sans doute arrivé… On ne parle plus au chauffeur de nos jours. Ya pas d’chauffeur. Vous entendez le convertisseur ? Connaît le chemin. Il sera midi juste à l’arrivée.
— Juste le temps de déjeuner, car j’ai à faire…
— Pas de retour chez vous… ?
— Non…
— En visite ?
— J’ai le droit. Je suis de la famille…
— Je vois.
Pourquoi est-il interdit de parler au chauffeur ? Pourquoi est-ce encore écrit puisqu’il n’y a plus de chauffeur ? Où est-il passé une fois dévissé de son siège ? Qu’en ont-ils fait ? Que fera Pompeo s’il perd sa place ? Qu’en pensera sa femme ? Décrire la mine de ses enfants en apprenant la nouvelle.
— C’est la première fois…
— Je vais et je viens tous les jours… explication : je travaille de nuit.
— Moi j’ai du mal à trouver le sommeil à cause de cette attente : Pompeo m’appelle la nuit. Mais il ne m’a pas encore appelé.
— Le téléphone nous gâche l’existence. On ferait mieux de s’en tenir à comme c’était avant…
— Avant quoi… ?
— Quand on était pauvre.
— Vous allez au terminus ou vous descendez avant ?
— Ça fait loin le terminus ?
Je ne prends pas souvent l’autocar. Je n’ai pas grand-chose à faire ailleurs. Ce que je fais, je le fais ici. Je me rase tous les matins. Je croque un morceau de savonnette. J’attends le café. Il vient. Le téléphone n’a pas vibré cette nuit. Pompeo ne m’appelle pas. Je ne sais pas quoi écrire à son propos. Je n’écris rien. Un matin, je prends l’autocar. Une angoisse ! Cette sensation de ne pas aller où j’ai décidé d’aller. « Il est interdit de parler au chauffeur. » À qui parler ? Deux femmes sur la banquette de devant et deux hommes derrière mais séparés et pas bavards. Les femmes bavardent. Leurs foulards rutilent au soleil qui peine à se lever. J’ai des démangeaisons.
— Vous fumez… ?
— Des fois… Mais je crois qu’il est interdit de…
— Plus depuis qu’il n’y a plus de chauffeur. Acceptez ce señorita. C’est avec plaisir…
— J’ai des allumettes !
— Ça tombe bien, monsieur. Moi, je n’en ai pas.
Nous fumons. C’est agréable. Vous verrez : vous vous y habituerez, à la solitude. Mais ce n’est pas le plus grave. Il y a les murs. Toujours quatre. Comme si on vous avait coupé un doigt. Je dis : Pouce !
— La fumée ne vous dérange pas… ?
— Puisque vous le dites…
— Et madame… ?
— Pareil. Tout ce qu’elle dit, je le dis.
— Je vois double des fois !
Mon homme rit de bon cœur. Il n’a pas l’air méchant. Il est peut-être aussi angoissé que moi. L’autre homme (il y en a deux puisque la technologie et le pouvoir ont supprimé le chauffeur de ce mode de transport populaire) ne fume pas. Il ne fume jamais. Il ne dit pas s’il a fumé. Dans le temps. Cette idée de temps fait frissonner mon homme. Il aurait voulu que ça ne se voie pas. Mais c’est raté. Même les femmes ont vu de quoi il s’agissait. Il passe du frisson à la convulsion puis revient au frisson comme si la convulsion n’avait pas laissé de traces dans ses beaux yeux méditerranéens.
— Aussi bizarre que cela peut paraître à celui ou celle qui ne me connaît pas, je n’ai jamais vu la mer.
— Moi non plus.
— Moi non plus.
— Et vous, monsieur… ?
— Jamais. C’est comme fumer.
— Et vous… heu…
— Pedro. Pedro Phile.
— Le pédophile ?
— Je n’en suis pas fier. Mais tuer un enfant, même sans pédophilie, ça me procurerait encore du plaisir, je le crains. Je dis je le crains parce que quand arrivera le moment de décider si ma perpette peut raisonnablement être interrompue au moins le temps d’un essai dans la réalité, le même plaisir, même virtuel, me jouera un sale tour.
— Drôle de situation !
— Situation, certes. Mais pas drôle. Mettez-vous à ma place…
— Oh ! Non ! Je suis beaucoup mieux dans cet autocar ! Même sans chauffeur en chair et en os.
— C’est très bon, un señorita. (à l’autre) Vous devriez essayer…
— Tout ce que vous voulez savoir, c’est si j’ai déjà essayé…
(un temps)
Avouez-le !
— J’ai déjà avoué tellement de choses que je n’ai pas commises…
— Pauvre homme ! (une des deux femmes)
Rien n’est plus beau qu’un paysage qui change au fil du temps ou de l’horaire prévu. Nous avons quitté les faubourgs en plein soleil. Puis l’ombre des platanes nous a attristés pendant au moins une heure. Nous avons fumé deux señoritas chacun. L’autre homme insistait pour ne pas fumer. Il secouait la main pour chasser la fumée. Il n’a rien dit au sujet de l’interdiction figurée par une cigarette vue de profil et barrée d’un trait rouge et oblique, le tout dans un cercle rouge.
— J’ai connu un pédophile…
— Ah oui… ?
— Il n’a jamais tué. Il était aimable et attentionné. Pas beau, mais agréable à regarder. Je le voyais de ma fenêtre. Vous savez : HLM « Les tropiques » à [ici le nom d’une urbanisation conçue après la Guerre]. Je suis de là-bas. Vous êtes d’où ?
— Il ne vous le dira pas.
— Comment le savez-vous, madame ? Vous le connaissez, peut-être… ?
— Pas plus que vous ! C’est la première fois que je monte dans cet autocar. Pas vrai, Angèle ?
— Vous auriez pu le connaître, avouez-le. Les journaux…
— Toute une époque (dis-je). Le temps a passé sans moi. Les chauffeurs en ont profité pour disparaître et pour se convertir à d’autres emplois.
— Vous ne travaillez pas, vous.
— Cela se voit donc tant ?
— Je ne sais pas (m’examinant) — Je ne sais quoi de…
— Triste. C’est la fumée… Je ne fume pas souvent. Tabagisme passif. Pompeo fume sans arrêt. Il a un cancer. Et maintenant cette épidémie universelle qui nous contraint au confinement ! C’en est trop ! Il ne m’appelle plus. Que dis-je ? Il ne m’a jamais appelé ! Pourtant, nous avions convenu…
— Rien ne se passe comme prévu. J’en sais quelque chose.
— Le cancer ?
— Pas encore. J’ai bien le temps. (soudain alarmé) J’espère que vous n’avez pas oublié votre autorisation dérogatoire…
— Vous savez que c’est nécessaire en cas de déplacement… (dit une femme)
— Je m’en torche ! s’exclame l’homme qui ne fume pas mais dont on ne saura jamais s’il a fumé dans le passé.
Les femmes se retournent : visages terrifiés comme en peinture d’église.
— Dites plutôt que vous ne l’avez pas obtenue, grognent-elles. Vous avez profité de l’absence de chauffeur pour embarquer… clandestinement !
— Mon Dieu ! Un passager dont on ne sait rien !
À ce moment, l’autocar fait une embardée. On roule à gauche pendant un moment. On croise des calvaires de toutes sortes. L’homme aux señoritas m’en offre un troisième. Je m’enivre de tabac comme une momie.
— Allez ! Allez ! dit le clandestin avec un accent étranger. On ne va jamais aussi loin. Dites au chauffeur de ralentir. Je vous quitterai en marche. Comme ça !
Et il disparaît sans attendre que le système réduise la vitesse.
— Vous êtes méchantes toutes les deux, dit l’homme qui reste (2 moins 1).
— Nous n’avons dit que la vérité ! Pas comme monsieur…
— Qui ? Moi ? (moi)
— Elles veulent dire que…
— Je descendrais bien moi aussi si j’étais arrivé !
Je jette le señorita par la fenêtre, sans en avoir fait un mégot. L’homme ne se vexe pas. Il est très angoissé. Ce doit être la première fois. Ou c’est lui le clandestin. Je me mure dans mon silence. Il s’impatiente :
— Qui est Pompeo ?
— Vous ne le connaissez pas.
— Me connaît-il ?
— Il ne connaît que moi. J’en ai connu d’autres, mais aucun avant lui.
La conversation s’arrête là. Les femmes se tiennent tranquilles. Le volant tourne tout seul sans se tromper de sens. Derrière nous, la charpie de l’homme qui ne fume pas et n’a peut-être jamais fumé est flairée par des chiens qui se méfient de tout ce qui tombe du ciel sans explication. Quel spectacle sans histoire ! Et qui promet de s’éterniser si nous n’arrivons pas à bon port. Deux femmes et deux hommes. De quoi meubler une dizaine de pages. Je me connais. Et Pompeo ne me connaît pas aussi bien qu’il dit.
— Quel étrange phénomène, ces voyages en banlieues ! dit l’homme (je peux l’appeler comme ça puisque que l’autre homme n’en est plus un).
— Nous allons pourtant quelque part, dit une femme qui s’essaie au sarcasme, ce qui ne lui arrive pas souvent, dit l’autre.
— (à moi, l’homme) Vous êtes bien décidé à ne plus rien dire ?
— Nous n’arriverons jamais ! (sarcasme)
— Descendons !
Elles descendent à l’arrêt sous les mûriers. Il fait tiède. La terrasse d’un café est un endroit bien agréable et propice aux commentaires. On les voit commander deux Picon. Elles croisent leurs jambes nues en plein soleil. Le moteur ronronne. On attend. Nous ne savons pas si nous avons le temps. Tout est programmé de nos jours. Sans chauffeur, on ne sait pas si on a le temps de prendre l’air ou un pot en compagnie ou pas. L’angoisse de mon compagnon croît. Je peux l’appeler comme ça, n’est-ce pas ?
— Appelez-moi comme vous voulez. Je ne vois pas d’inconvénient à cultiver une certaine familiarité avec vous. Je n’ai pas emporté avec moi de quoi boire. C’est triste.
— Je n’ai rien dans les poches. Vous pouvez vérifier…
— Je m’en garderai bien ! Je vous crois sur parole. (plaintif) N’est-ce pas la pluie ?
— Un nuage plus gris que les autres… ?
— Non… Je ne sais pas. Je veux arriver ! Et pourtant je ne suis pas parti de bon cœur. Si vous saviez…
— Vous en savez plus sur moi que moi sur vous…
— Vous ne savez rien de moi ! Vous ne savez pas pourquoi !
L’autocar profite de cette nouvelle interruption conversationnelle pour s’ébranler. Il se faufile entre d’autres véhicules en marche. Son allure est irrégulière, comme s’il quittait son port d’attache avec réticence et même préscience. Le niveau de carburant est dans le rouge. L’homme tapote ce cadran encore ancien. L’aiguille hésite puis se positionne sur ½. Il essuie son large front. Il voit la route à travers le pare-brise comme s’il la voyait pour la première fois. Il attend et pourtant il n’attend rien. Il fume sans arrêt. Il tousse, se gratte la gorge, grognement d’animal aux aguets. De dos, il a l’air costaud. Ses épaules tressautent comme s’il était en train de pleurer. Mais ce n’est peut-être que l’effet des irrégularités que la route transmet aux suspensions. Pure mécanique et mécanismes. Alors que l’absence de chauffeur nous projette dans un futur où la question se pose avec clarté malgré l’obscurité des lieux à visiter avant de s’en sortir aussi morts que vifs : so that !
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Ici relecture du Canto I. Traduction Jan de Jager.
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* *
Il me restait des allumettes. Mais pour allumer quoi ? Le type étant descendu à la pénultième station, je n’avais pas de señoritas sous la main. J’étais seul dans l’autocar, la conduite ayant été automatisée par la Compagnie, sans doute sous les ordres de l’État, lequel n’a pas de grands soucis à se faire car son peuple éprouve un besoin constant de ses lois et services. Mais l’autocar roulait. La route était agréable, bordée de platanes en fleurs et plus loin les champs et les prés, les vergers et les cours de ferme. Il devait être midi car je ne voyais personne dehors ni même aux fenêtres. On pouvait observer les oiseaux sur leurs rebords, le bec dans les jardinières fleuries. Des fleurs comme si on m’en jetait ! Je grattai une allumette sur la vitre, sans succès.
C’est fou ce que le monde peut être désert quand on le traverse. Surtout à bord d’un autocar dont on est le seul passager. L’homme angoissé m’avait quitté je ne sais plus pour quelles raisons, en admettant qu’il y en eût plusieurs. L’autocar avait même effectué une manœuvre pour entrer sur une aire de stationnement réservée aux engins de la Compagnie, mais l’endroit était désert. Personne derrière les rideaux, c’est en tout cas l’impression que cela me fit. Il a mis pied à terre, mais je ne suis pas descendu sur l’asphalte chaud mais brûlant. Ce n’était pas l’été. Ce ne pouvait pas être l’été. Pas à cette heure. L’homme, sans cesse angoissé malgré le bon port qui l’accueillait, portait un costume blanc en flanelle d’Espagne. Il fumait le dernier señorita, après m’avoir offert de le partager sur le trottoir, mais l’autocar avait un horaire à respecter et son écran touch s’impatientait. Je m’étonnai :
— On peut le toucher ? dis-je en espérant n’être entendu que de l’homme qui se raidissait. Je ne savais pas…
— Personne ne le sait, dit-il d’une voix d’enfant. C’est moi qui invente.
— Pourquoi inventez-vous des choses pareilles, nom de Dieu !
J’avais dit ça un peu brusquement. L’homme sortit un señorita de sa poche revolver et précisa que c’était le dernier. Il ne répondait pas à ma question. J’étais furieux sans vouloir l’être, mais ça me faisait du bien. Je ne cachais pas non plus mon plaisir. Il insista, car il avait pratiqué ἔλεγχος dans sa jeunesse folle :
— Vous n’avez posé aucune question, Arthur… Vous avez posé une exclamation, ce qui n’est pas la même chose et ne produit pas le même effet sur l’interlocuteur que je suis. Vos prémisses…
— Ah ! Cessez de m’ennuyer avec votre Socrate ! Et fumez-la vous-même, votre señorita !
— Vous ne me reprocherez pas de ne pas vous avoir proposé de le partager avant de nous… quitter…
— Nous nous quittons… ?
Entendez ma voix éteinte.
— C’est ici que je descends, dit l’homme. Je n’y habite pas, mais la Compagnie ne dessert pas mon lotissement, là, plus loin…
Il montrait l’horizon que le soleil venait d’abandonner à ses ombres. L’allumette craqua dans mes doigts. J’en approchais la flamme de ce visage tendu à l’extrême.
— Je… Je ne savais pas… balbutiai-je comme si je disais le contraire.
— Personne ne le sait vraiment, dit l’homme. Mes voisins…
Il était décidé à ne pas achever ses phrases, ce que je reçus comme un mauvais signe, un signe qui change tout sans qu’on puisse s’opposer à cette nouveauté de mauvais aloi. S’il voulait dire que j’allais continuer le voyage seul, il ne disait pas clairement que ce serait sans lui. Il lâcha une première bouffée qui forma un jupon froufroutant entre nous. Il pinçait le cigare entre le pouce et l’index et en tournait l’extrémité embrasée comme s’il me proposait de tirer une bouffée, mais je me ravisai : en réalité, il examinait la couleur de la braise, comme un forgeron qui s’apprête à battre le fer. L’écran papillota, autre signe. Les feuillages des mûriers s’agitèrent, mais sans oiseaux. Le vent se levait. Que fallait-il penser de la journée en formation ?
— Je regrette de ne pas pouvoir vous accompagner, dis-je comme si j’avais été invité ou que mon cerveau réagissait chimiquement ou électriquement au désir de quitter l’autocar sans lui laisser le choix.
— Je sais que vous avez rendez-vous avec votre destin, dit l’homme. Vous m’en avez tellement parlé…
— Je ne sais pas ce qu’il est autorisé de faire sur cet écran… Je ne m’aviserais pas de changer… (alerté) Je n’ai jamais su…
— Il n’est plus temps. Moi-même, je sais où je vais. Je… Je veux dire que je sais où j’habite.
— Cette solitude, tout de même !
Tout était fermé. Pas un flic, rien. D’habitude on dit pas un chat, mais en ces temps difficiles pour l’Humanité, on ne le dit plus. On ne dit pas non plus il fait un temps de chien. On dit…
— Adieu.
Il s’éloigna, sans valise, sans rien. Ni courbé ni la poitrine au vent comme un légionnaire espagnol. La fumée de son señorita le suivait, tourbillonnante comme feuilles au gré du vent d’automne, bien que nous ne fussions pas non plus en automne. Il n’était pas loin de midi. Ça commençait à chauffer ! Je retournai dans l’autocar climatisé. L’odeur du tabac persistait comme un souvenir qui se charge de donner un sens à la mémoire. Le système pneumatique chuinta discrètement, comme par attention particulière. Puis il engagea la première et la manœuvre fut exactement l’inverse de celle qui nous avait arrêtés, l’homme et moi, sous les mûriers de l’arrêt. Le panneau s’éloigna comme pris de vertige par le cercle impliqué. Nous n’allions pas tarder à retrouver notre vitesse de croisière. J’en étais presque joyeux. Je dis presque parce que je ne le suis plus au moment où j’écris : j’écris sans ressentir de douleur particulière, mais ça ne me rend pas aimable, comme aurait dit ma mère, celle qui m’a mis au monde, pas l’autre. J’avais oublié de donner la boîte d’allumettes à l’homme : je n’en avais pas l’utilité puisque j’étais seul, sans señorita. Mais il fumait la dernière en rentrant chez lui. Il n’aurait pas besoin d’allumettes s’il veillait à entretenir sa flamme. Il avait sans doute un tas d’allumettes chez lui, si c’était là qu’il allait, s’il ne m’avait pas menti. Mais pourquoi m’aurait-il menti ? Pour me rendre jaloux ? Pour que je l’envie ? Pour que je me mette à sa place juste le temps d’en souffrir comme il en souffrait lui-même ?
Je me posais ces questions à haute voix. Il n’y avait plus personne pour m’entendre, comme si toute mon existence venait de se rapetasser derrière moi, la peureuse. Si quelqu’un ou quelque chose m’entendait, ce n’était pas ici. Et je m’éloignais de cet ici. Une sale impression ! Avec toute ma vie et celles des autres dans mon dos, fragments de la dernière heure. Je n’ai jamais rien fait de bon ni de bien avec un fil et une aiguille. Pas même aglutinator de mes jours ! Ce livre qui n’aura pas lieu ! Et pour quelle raison, je vous prie ? Arrgh ! J’avais besoin de fumer. Je m’étourdis alors de phosphore. Je me voyais dans l’écran du tableau de bord, comme s’il ne s’agissait pas d’un simple reflet. Je ne sais même pas (aujourd’hui) comment j’en suis arrivé à la conclusion que je ne devais pas épuiser le contenu de la boîte qui craquetait entre mes doigts au rythme d’une samba étourdissante.
— Arrête ! Mais arrête ! Après, tu n’en auras plus !
— Après… ? Ça m’est déjà arrivé, non ?
— Tu hésites ?
— J’avais… je me souviens… épuisé le stock… et plus tard je suis revenu exactement au même endroit pour… pour recommencer !
— C’est peut-être la dernière fois, cette fois-ci… Tu n’as aucun moyen de savoir s’il en reste en stock… Aucun ! La boîte est vide et tu la jettes derrière toi sans savoir si tu en trouveras une autre. On ne rencontre pas des hommes angoissés comme ça au hasard du chemin. Il faut autre chose pour qu’ils se proposent à la conversation. Mais quoi… ? C’est la question, mon vieux.
— Tu m’embrouilles ! Je n’ai pas entrepris ce voyage pour me poser ce genre de question ! Je voulais m’amuser. Seul ou avec les autres.
— Certes mais : quels autres ? Il est peut-être temps d’y penser…
— Tu n’as rien à fumer sur toi ?
— Pas plus que toi…
— Je trouverai de quoi en arrivant. Là où je vais on ne dit pas un temps de flic : on dit encore et toujours à ne pas mettre le nez dehors. Mais les boutiques seront ouvertes. Il y aura du café et de quoi alimenter l’esprit. Le spectacle de la rue m’a toujours fasciné. Comme il m’est alors facile de posséder tout ce que je vois ! Un café et un de ces petits cigares que l’angoisse conseille. J’oublierai cet homme qui prétend habiter quelque part et qui me laisse seul pour cette raison qui n’appartient qu’à lui. Voilà ! Je referme ma boîte sans en épuiser le contenu. Il en reste assez pour…
Le moteur ronronnait. Le paysage demeurait égal à lui-même, agréable et dépeuplé. J’étais assis sur la banquette arrière, dos à la route qui devait filer comme entre les doigts de la maîtresse du logis où habitait cet homme si angoissé que j’en étais sur le point de me demander si je ne ferais pas mieux de l’oublier. Je suis venu avec des allumettes. Lui avec ses señoritas. On allait bien ensemble, jusqu’à ce que sa boîte métallique n’en contienne plus, alors qu’il me restait un tas d’allumettes en stock, malgré la crise qui avait bien failli le réduire à néant, ce stock ! C’était bien la première fois que je vivais de pareils moments heu… comment les qualifier… ?
— L’angoisse est-elle contagieuse ? Tu devrais savoir ça, toi…
— Limite-toi à ce que tu sais. C’est un conseil… Le moment est mal choisi pour alimenter ta calebasse avec cette nourriture d’origine incertaine. Tu ne sauras jamais…
— Je ne me sens pas angoissé… Mon visage a l’air serein des premiers jours.
— Tu viens de crier…
— Ma fesse en témoigne ! Mais maintenant, je ne me sens ni bien ni mal. Comme si rien n’était arrivé pour compliquer mon carnet de voyage. J’ai promis de rentrer à l’heure. (consultant ma montre) Nous sommes à l’heure. Nous arriverons à l’heure. Tout se passera comme prévu. Et je ne manquerai pas à ma parole. La juge qui s’occupe de moi est bien jolie…
— C’est elle qui te possède, pas l’inverse !
— Qu’est-ce que je fous dans cet autocar de malheur !
Bondissant comme un Basque, j’atteignis le tableau de bord. L’écran exhibait des démonstrations hexadécimales. Mais il ne communiquait pas avec moi. Il connaissait mon langage aussi bien que moi. Il s’adressait à lui-même. Il soliloquait comme sur la scène d’un théâtre réduit à la mendicité. Le siège du conducteur ne comportait aucune craquelure ni marques d’usure. Il n’avait jamais servi. Il n’avait jamais été question qu’il servît à quelque chose. On l’avait simplement conservé. Je dis simplement parce que je n’ai aucune idée de ce qui serait arrivé si on avait envisagé la complexité comme moteur de l’action. Je ne suis pas né devin.
— C’est agréable, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce qui est agréable… ?
— Cette mort… Cette façon d’en finir sans pouvoir se retourner pour jeter un dernier regard sur ce qu’on a été avant d’être possédé…
— De quoi parles-tu, Elpénor ?
— De qui ? veux-tu dire.
— Mais parle !
— Il est presque agréable de se sentir seul dans cet ultime moment de conscience… Le Système a même prévu la climatisation. Il ne manque que les señoritas…
— Je n’ai pas peur !
— Le Terminus t’en donnera une meilleure définition.
— De la peur ? Je n’ai jamais eu peur. Ce calme je le dois à…
— Pas le moment de se mentir à soi-même…
— Mais je ne mens pas ! Tu me poses des questions et j’y réponds. J’ai l’habitude. Ces procès qu’on me fit ! Et cette décision de mettre fin à cette réclusion, qui ne tient qu’à un fil. Ma juge a de bien jolies jambes !
— La mort a toujours un aspect… jusqu’à ce qu’elle ne ressemble plus à rien…
— Mais ces platanes ? Ces paysages champêtres ? Cet horaire réglé comme du papier à musique ?
— Et cette solitude, donc ? Personne ni dedans ni dehors. Pas même moi !
Ce type ne m’avait pas laissé de señoritas, mais son empreinte commençait à sentir le troupeau.
— Si c’est ça, la mort, j’en ai vu d’autres !
— Ton existence n’est plus un spectacle. Il faut que je cherche dans le dictionnaire ce qu’elle est devenue. Laisse-moi le temps…
— Mais combien de temps ? Je ne suis pas malade ! C’est Pompeo qui est malade ! Et ce sont ces gens qui craignent la maladie !
— Mais de quels gens parles-tu ? Il n’y a personne : ni dedans ni…
— Ces maisons… Arrgh ! En collant mon oreille à la vitre, j’entends les poules caqueter… leurs petits poussins piailler… les sabots de la maîtresse de maison clapotent dans la boue… Quelqu’un parle sur le seuil… « Il va pleuvoir. Presse-toi donc ! »
— L’oreille collé, je veux bien, mais par perpendicularité, ton regard voit la route s’en aller, absorbée par la série des virages. Rien d’autre. Comme si tu étais déjà mort…
— (désolé) Je ne savais pas… en acceptant le billet… aller-retour… Emploi du temps libre mais encadré. Voici le papier…
— (lisant en fond) En effet… Un retour… payé par l’administration pénitentiaire. (soupirant) À ta place, je me méfierais…
— Quelqu’un montera au prochain arrêt… Changement de perspective : « Vous n’êtes plus venu pour mourir, Pedro. » Ou Arthur. C’est selon. Les arrêts de bord de route portent de jolis noms de lieux-dits. J’en ai plein dans mon enfance. Puis plus rien. La Croix-des-Bouquets. Irrintzina. Apetenia. Tu te souviens ?
— Je ne me souviens que de la mort. It’s my character.
— Pourtant…
Me voilà pensif comme un vieux sous la véranda fleurie (elle aussi), avec la brise qui caresse mon visage d’antan, comme si je n’en avais jamais possédé d’autres. J’ai baissé la vitre, juste pour apprécier l’air qui file comme si le temps n’avait plus d’importance, l’air qui grogne ou ronronne selon la tangente, la vitesse retrouvée ou la pente, dans un sens ou dans l’autre. On en dit toujours plus que ce qui est écrit. Moi aussi j’habite quelque part, mais sans y demeurer. J’ai quitté les lieux sur ordonnance, sans angoisse, mais sans joie. La juge a exigé un sourire et j’ai grimacé. Elle a pris ça pour de la douleur et elle a hésité :
— Vous êtes bien sûr de vouloir y aller, Pedro ?
— ¡Claro que si ! Años con este sueño. Como si rejuvenecería…
— Mais les ans, Pedro ! Comment est-ce possible, rajeunir et rêver ?
— ¡Por fa’ ! Ne compliquez pas les choses. C’est déjà difficile de s’exprimer à travers un hygiaphone.
— Voici le billet : aller-retour. N’oubliez pas le retour. Pas facile de cavaler en ces temps d’épidémie. Mettez-vous bien ça dans la tête. L’heure c’est l’heure. Mais à part ça, vous êtes libre.
— Je commencerai par entretenir des conversations avec les autres passagers. Je sens que je vais aimer ça !
— Amusez-vous bien, Pedro. (un temps qu’elle emploie à froncer ses capiteux sourcils) Avez-vous pensé aux allumettes… ?
— J’en ai une boîte pas entamée…
— Il faut aussi penser aux señoritas… sinon on finit par s’ennuyer et on revient sans y être allé.
Beau visage aussi. Un peu hypocrite, mais juste assez pour paraître plus réelle que supposée. Pompeo m’avait parlé de ces sorties exceptionnelles.
— Vous avez intérêt à être bien dans ses papiers, avait-il prévenu avant de disparaître de ma vie.
Tout arrive. Les années comme l’espoir. L’angoisse et la colère qui va avec comme la joie et les larmes qui la médusent. J’attendais le prochain arrêt comme si quelqu’un y patientait pour ne pas être seul. Les platanes défilaient. Au loin, les toitures semblaient se déplacer dans le sens inverse. Je n’allumais plus d’allumettes. Il y aurait encore des señoritas à embraser pour en tirer le meilleur. Et des conversations en attendant d’arriver ou de se séparer avant d’arriver comme cela venait d’arriver. Je ne pouvais pas promettre de ne pas me retourner de temps en temps pour regretter d’avoir accepté l’offre de la justice qui me voyait d’un bon œil depuis que je fréquentais Pompeo. Il œuvrait dans mon sens. Il ne leur disait peut-être pas tout. On n’en parlait jamais. On s’en tenait à ce qui nous unissait, même si je n’avais personne à qui parler à part lui. Puis la juge m’a convoqué et elle m’a demandé si ça me ferait plaisir d’aller faire un tour, mais dehors cette fois. J’ai demandé pourquoi. Ça l’a inquiétée. J’ai cru qu’elle allait renoncer à ma liberté conditionnelle. Puis on a parlé d’autre chose et elle m’a dit « Pompeo vous tiendra au courant » et Pompeo est tombé malade en même temps que tout le monde mais pour d’autres raisons. J’aurais pu devenir seul si elle avait oublié précisant « Oh ! mais ce n’était pas une promesse, Pedro ! » et elle a tracé l’itinéraire et calculé les horaires correspondants. Elle tapotait son clavier avec entrain. Je ne voyais pas l’écran, mais ça m’allait comme relation humaine. Ça m’en faisait deux avec Pompeo même si Pompeo était peut-être déjà mort. Dans ma poche, les allumettes jouaient au rythme de mes pensées. J’en jouais encore dans l’autocar, seul devant le même écran.
— Tu peux t’asseoir, si tu veux…
— (surpris) Sur le siège du chauffeur ?
— Ce n’est pas interdit du moment que personne n’en est le témoin. Les voyageurs ignorent ce détail du règlement : « Il est interdit d’occuper le siège du conducteur pour ne pas exciter la jalousie des autres passagers » — d’où il n’est pas difficile de déduire qu’en cas de solitude, cette interdiction est levée…
— Mais je ne sais pas conduire !
— Qui te parle de conduire ! Il s’agit seulement de s’asseoir. Hâte-toi d’en profiter si tu ne veux pas te laisser surprendre par la fin !
*
* *
— D’ailleurs, si tu ne t’assois pas, l’écran demeurera sibyllin…
— Pythie ! Arrgh ! J’ai besoin d’une señorita ! J’ai des allumettes…
— Peux-tu me dire pourquoi tu as emporté cette boîte sans les petits cigares qui vont avec… heu… en temps ordinaire… ?
— Je ne me suis jamais assis sur le siège du conducteur. Pourtant, j’en ai pris des autocars ! Les vacances en Espagne. Mais des fois on n’allait pas plus loin que la campagne. C’est bien aussi la campagne. Je ne vois plus rien de tout ça à travers les murs. Le verre est cathédrale. Même les vitres de la bibliothèque me privent du spectacle de la vie. (criant) Tu entends ? La vie !
— Ça va ! Ça va ! La vie. J’ai compris. Mais depuis que je suis mort, je vis dans cet autocar. Et quand je dis je vis je ne dis pas que je m’assois près d’une fenêtre pour me laisser aller à regarder ce qui se passe dehors… ou ce qui ne s’y passe pas. En réalité, ma vie s’arrête à la surface de cet écran. Tu te souviens de ma mort ?
— Je n’étais pas en prison à cette époque, papa…
— Mettre un homme en prison pour cette seule raison ! Je n’en reviens toujours pas.
— À cause de toi, je… je…
— À moins que je sois prisonnier d’un de leur système de stockage de la mémoire… Est-elle collective seulement… ? Tout le monde m’a oublié.
— Je ne t’ai pas oublié, moi. J’ai même pensé à toi chaque fois que…
— Je ne sais même pas comment ma voix parvient à traverser cet écran… de l’intérieur… où je suis… je ne peux pas dire prisonnier car je suis mort… Ma voix…
— Je te reçois 5 sur 5, papa !
— Mais tu ne me vois pas. (un temps, sans doute pour y penser) Sans doute parce que je suis mort. Je ne sais pas s’ils ont séquencé ce qui me restait d’apparence… au moment d’en finir avec cette normalité qu’on appelle existence pour ne pas dire Dieu. Je me connais ! Assieds-toi sur le siège et l’écran t’embobinera…
— Qu’est-ce que tu dis… ? Un fading… Non, non. Je ne suis pas assis. Je me tiens à la rampe. La route est cahoteuse par ici. On n’est pas encore arrivé. Cette vitesse acquise ! J’en ai l’esprit tout embrouillé. Tu étais mort depuis deux jours quand la nouvelle est arrivée à la maison. (y pensant, un doigt sur la bouche) Maman a lu quelque chose… Elle a dit…
(un temps)
— Qu’est-ce qu’elle a dit, nom de Dieu ? Jamais personne n’a évoqué cette scène devant moi. Je ne me souviens même pas de la procédure qui m’a relogé ici, en plein cœur du système et à l’abri des coups et des morsures. Parle, fiston !
— (hésitant, puis) Elle a dit c’est fini, mais ça ne l’était pas et elle s’en doutait. Elle n’a pas dit tel père tel fils mais elle le pensait.
— Je sais ce que c’est…
— (étonné) Ah bon… Toi aussi… ?
— (éludant la question) Personne ne s’est jamais assis sur ce siège. Conduite automatique. Ça existait déjà bien avant que je crève. Et puis ça m’est arrivé…
— C’est ma première permission de sortie… Je vais en profiter pour…
— Ah ! Ne me dis rien ! Je sais trop bien ce qui va se passer. Je suis passé… par là. Assieds-toi et observe l’écran. Ce fatras hexadécimal n’est rien d’autre que ma gueule. Animé par autre chose que mon cerveau dont il ne doit rien rester à cette heure.
— L’incinération ne coûtait rien, comme disait maman… Aussi…
— On m’a donc incinéré… Je n’ai pas même connu le bonheur de la décomposition en vase clos. Ces gaz ! Tu ne peux pas savoir comme j’en rêvé sur ma paillasse ! Je me voyais sourire sous leur effet et…
— (impatient) Et ?
— Je me réveillais. La queue raide comme du bois. Et personne pour en finir…
— Je me souviens de cette queue… Tu étais assis…
— Mais pas au volant d’un autocar !
— La chaise roulante. (se tapotant les lèvres pour s’aider à la revoir, avec papa dessus, près de la fenêtre toujours ouverte… non… pas une fenêtre… une baie vitrée… et plus loin le dallage toujours humide d’une terrasse… la pluie travaillait ma mémoire… déjà… les jours de grisaille et de tiédeur… sans la mer ni les filles des autres… papa en colère après chaque manifestation d’existence… là… les feuilles mortes… les allées en fuite… des enfants y jouant… sans moi car j’étais triste à cette époque… je ne sais toujours pas pourquoi je l’étais… maman caressait ma chevelure bouclée… déposait ses baisers sur mes joues… me trouvait trognon… « toi et moi, disait-elle, cet enfant est le nôtre » mais papa ne sortait plus… je ne l’ai pas connu du temps où il allait comme tout le monde sur ses deux jambes… courant après les filles des autres ou revenant du travail claquant la portière de son auto verte que par contre j’ai connue car elle pourrissait sous un appentis… la portière défoncée… le siège soulevé… parebrise en morceaux sur le vinyle des sièges… pas de trace de sang… les mauvais souvenirs des autres subissent tous le même sort… qu’est-ce qu’il attendait pendant que je jouais… couvert d’un drap qui se salissait… la queue raide et verticale… quasiment trente centimètres de monstruosité… elle avait fait l’admiration tonitruante de Camilo José Cela… c’était avant le prix Nobel… j’étais couché dans mes rêves quand maman se l’enfilait selon les témoignages du procès… mais il n’était pas interdit de procéder à ces pénétrations… le procès était habité par des enfants… on m’a posé la question… « heu… non… je sais pas… la queue… vous dites… non, vraiment je ne sais pas… il dormait dans sa chaise même la nuit… non, je ne l’ai jamais vu dormir la nuit… mais que pouvait-il faire d’autre la nuit… à part dormir assis et se laisser vider pour ne pas donner ce spectacle en plein jour… car où vouliez-vous que je joue sinon dans le salon… jamais vu d’enfants dans les alentours… enfin… pas plus loin que les allées en fuite dans la broussaille déjà jaune et triste… un automne sans fin… qui s’acheva pourtant… le jour où les flics sont venus le chercher... maman n’attendait que ça… elle le dit aux flics… caressant ma tignasse bouclée… vous avez déjà caressé une tignasse de ce genre dans des circonstances aussi tragiques… ça n’arrive pas tous les jours… mais quand ça arrive, on se sent inutile, on devient morbide, on veut fuir et on n’y arrive pas… les flics jouant aux dérapages sur le gravier de l’allée principale… celle par laquelle tout le monde arrive… ils entraient et posaient des questions… « tu as vu papa avec Cristelle (question) / tu as vu papa avec Aline (affirmation, presque une accusation) Dis-nous ce que tu sais et on te laissera tranquille » comme si la tranquillité consistait à ne plus en parler avec eux… seul avec soi-même… papa en taule et maman avec d’autres… en vacances et à la maison… nous n’avons pas quitté la maison… scène de multiples crimes… huis-clos chargé en preuves et expertises… papa dans le box… assis sur la même chaise… le nez sur un microphone… on entendait sa respiration… on ne voyait pas l’état de sa queue… personne ne vérifiait l’état de son esprit alors que les récits se succédaient… Camilo José Cela n’est pas venu… de quoi aurait-il témoigné… une queue de quasiment trente centimètres… raide et verticale… proposé en guignol d’un genre interdit en société… « car la société, monsieur, ça se respecte » et nous attendions que le jour s’achève pour entrer à la maison en taxi… le silence obstiné de maman… elle ne comprenait pas… enfin… elle disait qu’elle ne comprenait pas… elle se soumettait à ses devoirs d’épouse… elle en avait de la chance d’avoir une pareille queue au service de son plaisir… mais elle ne s’en vantait pas… elle n’avait pas connu d’autres queues… elle était vierge quand c’est arrivé… pas même instruite de l’intensité du plaisir… puis le plaisir… la première fois… intense… elle dit intense et les jurés baissent le nez… Camilo avait titillé ma petite queue et avait déclaré solennellement qu’elle promettait de se montrer digne des « dimensions paternelles »… Cristelle… venait s’asseoir sur la margelle du puits… proposait de reprendre le tracé de la marelle sur le dallage… la pluie, vous comprenez… elle sautillait… les autres filles riaient comme des folles au spectacle de la queue dressée… trente centimètres… « maman dit que c’est impossible… elle n’y croira pas tant qu’elle n’aura pas vu… me traite de menteuse… c’est à cause de Pedro » mais je m’appelle Arthur Gordon Pym… tekeli-li… puis papa a disparu de la circulation familiale et on allait se coucher sans lui… ce qui ne changeait rien à nos habitudes… enfin… celles que je connaissais depuis que j’avais acquis la possibilité de pratiquer moi aussi la madeleine… blanc du drap qui se salissait… la chaise disparut aussi… la voiture disparut… les coupures de journaux… les filles… l’automne recula et devint été… les amants de maman… mon premier roman… où disparaît ce qui a eu de l’importance… Camilo ne revient pas… Ma queue prenait des proportions « inquiétantes » ou « délicieuses » selon les goûts… exhibition devant les filles mais de loin car elles ne s’approchaient pas… « ça vous suffit pas ce qui est arrivé à Cristelle » Anus des garçons plus proches… « non non Pedro… pas la sodomie… je ne supporterai pas… ce n’est pourtant pas l’envie qui me manque… ah ! si maman savait ce que je sais » en Espagne le soleil invitait à la paresse… toutes ces filles en slip jouant dans les vaguelettes… ma queue héritée de papa… je n’ai pas connu mon grand-père… je n’ai pas cherché à en savoir plus… rien sur les photos de famille… des gens comme vous… mais pas moi… des crânes chauves… des jambes flasques… des bides plombés par la gourmandise… aucune trace de luxure… on se vante volontiers de céder aux désirs de possession… moins aux irascibles… pornoeía en toute discrétion… ah la la… ces théologiens… j’en ai soupé… le docteur lisait Camilo José Cela depuis que le prix Nobel avait récompensé cette œuvre improbable… il en parlait avec maman… « voyons, fiston, ça te fait mal » question tremblante… signaler le phénomène… mais à qui… à la Justice… à l’Académie… ne rien dire… vous et moi… en Espagne… « encule-moi Pedro » la plage sans fin… ses coquillages morts ou seulement désertés… colliers des filles en âge de comprendre… « dépend de leur cerveau… je vais étudier la question » qu’est-ce que j’ai enculé cette année-là… « vous reviendrez » question… l’année prochaine… réponse… l’été puis le printemps… l’attente printanière… le saut par-dessus les inconvénients des saisons mortes… « comme je suis heureux(se) de vous avoir connu, Pedro » quel peuple sous terre croira à mes fables… à quand ce voyage au gré des pôles… avec ou sans maman… la nouvelle de la mort de papa deux jours après son dernier souffle… c’était précisé dans la lettre… « votre papa-époux est mort le… à telle heure… veuillez recevoir nos… » chercher le corps pour l’oublier… « oublier tout ça, mon pauvre fils… » possible ou pas possible… on n’en savait rien… le docteur écrivait son article… il n’en trouvait pas la conclusion… The Lancet… tu parles d’une ambition… qui voudra m’oublier pour me foutre la paix… Cesse de se tapoter les lèvres et dit) Si ça peut te faire plaisir, je vais m’asseoir. Ce sera la première fois.
— Ça ne changera rien au sens de ce voyage, mais tu verras à quel point j’ai vieilli… La vieillesse est éternelle et tellement évolutive !
— Tekeli-li !
— Voui, voui, c’est moi. Cette peau sans os ni regard. Il me reste la langue. Celle que tu comprends encore.
— Mais la chaise… ?
— Il n’y a pas de chaise ici ! On ne s’assoit plus. Pas besoin d’interdiction de s’asseoir sur le siège du conducteur. Il n’y a pas de conducteur. Pas d’autocar non plus.
— Mais nous voyageons dedans, papa !
— Pas tant que tu ne t’assois pas !
— J’ai peur de… changer les choses… Ce billet (il l’exhibe) dit le contraire…
— Le contraire de quoi, nom de Dieu ! J’ai toujours détesté la contradiction. Ils m’ont fait dire ce que je ne voulais pas dire ! Voilà ce que c’est, un procès ! Tu devrais le savoir, non ? (en sourdine) Quel plaisir y as-tu trouvé, hein… ?
— Qui sommes-nous ? veux-tu dire.
Je me disais : nous ne le saurons jamais. Ils nous ont coupé l’herbe sous les pieds. Nous étions en si bon chemin ! Peut-être le bonheur définitif à l’horizon…
— Je n’ai pas tué, moi… Pas même blessé… Mais je les voulais nues ! Comme seul spectacle digne de mon imagination. Ils n’ont rien compris. (un temps, très long, insoutenable) Pourquoi tuer ce qu’on aime ? Je ne comprends pas…
— J’ai ajouté un chapitre à ton histoire courte, papa… Même plusieurs… et c’est devenu un roman. Mon roman. Ils l’ont lu jusqu’au bout. Ils savent tout maintenant. Je n’ai pas visé autre chose que cette clarté, papa.
— Assieds-toi.
— Je ne tiens pas tellement à te revoir…
— Mais j’ai changé !... en mal… l’éternité… L’évolution de ce qui a commencé et promet de ne jamais s’achever… (joyeux) On dirait bien que tu as trouvé la fin…
— La fin ? Serais-je en train de voyager vers une destination prédéfinie si j’avais conclu hier ?
— Quel projet te tourmente, mon fils… ? Je crains le pire… Le terminus… Elle y vit… mais elle ne t’attend pas… Personne ne t’attend… Toi seul sait… n’est-ce pas ?
— Je ne peux rien dire pour l’instant. Cet autocar n’en est pas à son premier voyage. Il a l’habitude. Il reste un dernier passager et il le dépose comme convenu. (montrant le billet) C’est écrit…
— Je vois… mais je verrai mieux si tu me voyais. Il suffit que tu t’assoies… Prends le volant ! Et cette orgie hexadécimale laissera la place à mon apparence… actuelle. L’interdiction n’est-elle pas levée comme tu le suggérais… ?
— Des années sans violer le silence. Voilà où est mon mérite maintenant. Ce qui me vaut ce billet. Et cette perspective. Le seul témoin… Je veux la voir !
— ¡Como no la sangre ! Dans le sable le sang de la poupée… De là-haut, je voyais… Le tranchant de la lame… L’autre fille cachée dans l’ombre de la nuit… témoin futur… celle qui te perdra et t’a perdu ! Tu ne la retrouveras pas !
— Parle pour toi, papa ! Je sais où je vais. D’ailleurs, je l’ai toujours su. C’est le temps que je n’ai pas maîtrisé. Mais la chronologie, c’est dans la poche ! Cet autocar me conduira où je vais !
— Mais Pompeo ? Sa confiance en toi ?
— (regardant l’écran avec horreur, mais sans pousser le cri) Tunépapapa !
Je venais de comprendre. Le piège voulait se refermer. L’autocar toussait dans la pente. Les arbres ralentissaient. On distinguait les pommes déjà rouges. L’automne. Des cueilleurs fumaient sous les branchages ployés. Regardaient passer l’autocar. Buvaient au goulot, chacun son tour. Outils pendus aux branches. Reflets des aciers. Je voyais leurs mains dures, leurs mains chercheuses, la retrouvaille des mains de l’existence à laquelle ils étaient condamnés non par décret mais parce qu’ils ne venaient pas d’où je venais. Ceci est un croisement. Il ne dure pas. Faut-il profiter de ce moment rare ? Je n’en sais rien. L’écran bafouille. Je ne déchiffre pas à vue d’œil. Ça défile de bas en haut. Tout disparaît. Comme si j’avais bu. Ou consommé un excès de substance toxique à ce point. Coucou ! dit la fillette qui ressemble à toutes les fillettes de ce monde. J’enculais aussi les petits garçons. Un phénomène physiologique plus que physique. « Expliquez-moi ça ! » Le verger s’éloigne enfin. La pente cesse d’être pentue. On roule à plat maintenant. Et droit comme dans un désert d’Amérique. Mais pas vite. Il me semble même qu’on ralentit. Mais on ralentit si lentement que j’ai l’impression de me laisser conduire par mon imagination. Plus de vergers. Des champs à moissonner. Avancer dans l’espace, c’est reculer dans le temps. Il n’y a rien d’autre à faire. Ne pas résister. Prendre le volant en sachant qu’il ne sert à rien. C’est seulement interdit. Rien d’autre. Ne pas croire que maintenant l’écran va passer de l’hexadécimal à une représentation de la réalité plus conforme à ce qu’on attend du réveil. Je ne dors pas. Le cadavre qui me contemple tient à la fois de la momie et du personnage à interpréter. Je fumerais bien un de ces petits cigares d’angoisse. J’ai de quoi l’allumer. Là, au volant, les pieds ne touchant pas le sol, comme si je venais de retourner en enfance. Devant ma console de Noël. Rien que du virtuel. Une manière de pénétrer ailleurs que dans la réalité. On a vite fait de se croire poète dans ces circonstances. Je vais y arriver. Je me connais. Depuis le temps !
— Ils ont prévu un arrêt pipi, dit papa. Deux chiringuitos, au choix. Tu vas pouvoir satisfaire les deux besoins qui te tourmentent, mon fils : la faim et la vidange. Bon sang que ça pressait ! Lequel choisis-tu ? Celui avec des rayures vertes ou l’autre qui laisse flotter au vent sa toile vieille de plusieurs générations. J’ai cette idée que les générations alimentent le sens de la reconnaissance. Allons reposer nos queues sous cette table.
*
* *
C’était (ah oui c’était !) comme en vacances du temps que j’étais môme, sauf que papa était libre et maman encore de ce monde. Arrrgh ! J’en pouvais plus. L’autocar était bondé. L’Espagne mugissait sous le soleil. Les gens montraient leurs cuisses. Ça sentait la bergamote, mais pas celle des Anglais. J’avais une petite sœur qui découvrait le monde extérieur. Jusque-là, elle n’en avait pas conscience. Elle n’avait pas d’amis à part ses personnages de dessins animés. Elle exhibait sa frimousse à qui se proposait d’en commenter les charmes prometteurs. Première fois que j’assistais à la croissance d’une beauté future. Je n’avais jamais accordé une quelconque attention à ce phénomène pourtant ordinaire même en milieu moyennement apprécié des idoles de la Foi. L’autocar n’arrêtait pas de ralentir puis d’accélérer tellement que ça me donnait le tournis. J’étais, disait maman, « d’un blanc pâle ». Ça me coulait dessus avec la chaleur et les cheveux qui voletaient dans l’air moite. Je ne me souviens pas des insectes, genre bruissant ou rampant. J’avais sous les yeux un livre que j’avais commencé par la fin : je ne me suis tout de suite appelé Arthur Gordon Pym. Je n’en savais pas plus sur ce personnage arraché à la réalité par le principe même de l’aventure. Son blog m’avait convaincu que la Terre est creuse et habitée par des êtres supérieurs qu’il serait dommage de ne pas rencontrer pour changer l’existence en roman. En plus, j’arrêtais pas d’érecter. À croire que j’étais destiné à trouver le temps long, à force. Bref, c’était les premières vacances. Papa était en forme. Les employés de la compagnie de transport l’avaient hissé dans l’autocar sans le dévisser de sa chaise à roulettes. Sanglé comme un animal de trait qu’il était, joyeux et bruyant, agréable avec tout le monde et l’œil au guet des gambettes qui saturaient l’ambiance. Un ampallang en travers de la queue qu’il avait, avec un projet de sceptre princier dans la tête. Il n’avait pas convaincu maman qui s’en tenait à ce que la nature lui avait attribué sans souffrances supplémentaires. Elle souffrait beaucoup, surtout en vacances. Et pendant que ma sœur allait et venait dans l’allée, elle maintenait mon sac matelot sur mon ventre, pas furieuse ni fière, mais attentive à ne pas me donner en spectacle, d’autant que papa se grattait l’étui sous son drap léger. Il y avait un chauffeur (je me souviens) et il n’était pas interdit de lui poser des questions pourvu qu’elles fussent relatives aux éléments du voyage, question alimentation de l’esprit et des métabolismes sans lesquels il n’existe pas plus que Dieu lui-même. Je savais pas pourquoi je ressemblais à papa.
— J’ai une nouvelle amie, dit ma sœur.
— Ah vouais… ? dit papa sans se retourner.
— J’en veux deux, dit-elle.
— Pourquoi que t’en veux deux… ?
— Pour être trois… Quatre, c’est un de trop !
J’en ai même pas débandé. Je m’en foutais de ce que j’étais, mais je voulais devenir. Et je tournais les pages, toujours à l’envers, d’embarcation en embarcation. Ariel ! Grampus ! Jane Guy ! L’Espagne rutilait sans trottoirs. Jamais le soleil ne m’avait écrasé à ce point. Effet de loupe des vitrages couverts de traces peut-être immondes. Le docteur m’avait conseillé de bien vider mes poumons avant d’inspirer. L’angoisse s’y prend les ailes, disait-il, la main mesurant mes centimètres de monstruosité. Papa avait aussi perdu ses dents et personne ne les avait remplacées. C’était le prix des vacances. Maman avait insisté sur ce point. Je ne sais plus ce qu’elle avait sacrifié pour nous distraire. Rien de visible en tout cas. Ou le prix de sa robe d’été. Son corps agile y trouvait des postures appréciées même de loin.
— Elle a quel âge ta nouvelle amie ? dit papa.
— Tu veux la voir ?
— Ma foi si c’est pas trop demander… (il rit) C’est laquelle… ?
(il se soulève un peu pour jeter un œil expert dans la masse compacte des passagers)
(je précise qu’il a sa place près du chauffeur à cause de son état)
(je ne sais pas s’il a inspiré la pitié)
(maman a dit qu’elle se passait de mes commentaires)
(qu’est-ce que c’est que ce blanc ?)
(« Pedro, c’est ta sœur… »)
— Celle avec le chapeau…
— Comment qu’elle s’appelle… ?
— Cristelle…
— J’ai connu une Cristelle… (songeur) Ça devait être dans une autre vie… Maman… ? Ré-explique-moi ce truc de la métem… métemps… ahrrggg !
— Plus tard, mon fils… J’ai l’esprit ailleurs en ce moment. (elle attend) N’oublie pas de me reposer la question…
Conversation inachevée. Comme toutes mes œuvres, Pompeo. Je vous préviens. Vous ne direz pas…
Je n’ai pas l’intention de vous reprocher…
Ça m’est si souvent arrivé…
Quoi… ?
Qu’on me reproche… cet inachèvement. Je ne voudrais pas…
Essayons quand même ! C’est… C’est la première fois… Je ne sais pas… ce que c’est… Vous… Vous me direz… au fur et à mesure… le temps qu’on prendra… vous et moi… à l’intérieur de…
De ces années, Pompeo.
— Vouais, dit papa. Je vois le chapeau mais pas ce qui est dessous… Elle est timide, ta copine… ?
— Je sais pas comment elle est.
Des fois, on ne sait pas. On n’y peut rien changer. Ça n’est ni vide ni plein. Ça doit appartenir au domaine mathématique alors qu’on n’est pas doué pour les maths. Ou inversement. Oui, c’était très semblable à ces vacances espagnoles l’été, ce voyage en autocar avec un écran, chauffeur mis à part. Le monde a changé. Pompeo m’avait prévenu : « Sitôt que vous aurez mis le nez dehors, vous sentirez la différence… Comme si le Temps avait changé de nature. C’est ce que je ressens tous les jours en rentrant chez moi.
— Sauf que je ne rentre pas chez moi…
— Vous savez où vous allez. C’est la même chose. Alors, ces vacances… ? »
Puisqu’on en parle… Le même autocar vert avec sa rayure blanche horizontale. Il y avait quelque chose d’écrit dessus. Encore un effacement. Je ne me souviens pas non plus du chapeau de Cristelle. Le chauffeur a dit :
— Encore un arrêt et on est chez nous !
On s’est arrêté comme il a dit. L’endroit était désert. Des barraques autour d’une place de terre et de cailloux. Des pitas à la place des arbres. Les ombres se dessinaient nettement sur l’ocre de la poussière. Je ne voyais pas le ciel faute d’y chercher le soleil, mais d’autres se laissaient convaincre par ces aveuglements d’escale. Du provisoire alors qu’on cherche à se fixer comme l’oursin en attendant d’être cueilli. Un diable sortit du ventre de l’autocar. Le chauffeur le fixa au plancher dans l’ouverture. Papa extrait de l’ombre à l’échelle de la vitesse d’exécution de la manœuvre. Son mât avait perdu ses voiles. Maman souffla et elles se soulevèrent comme autant de fantômes. Elle scrutait les regards sans y trouver de quoi injecter son venin d’épouse d’infirme. Mais ma sœur, Cristelle et moi nous étions déjà loin, courant à la fontaine gardée par les vieilles qui étaient revenues depuis longtemps de leurs voyages migratoires. Leurs mains d’ouvrières montraient la façon de puiser cette eau. Nous en jouâmes jusqu’au retentissement du klaxon. Je ne me souviens de rien d’autre…
— Ainsi, dit Pompeo, il y a ces choses qui nous fuient… Vous faites bien de me prévenir, Arthur… Vos leçons narratives me seront utiles… Vous avez besoin de moi pour…
— Je me demande s’il y aura aussi (dans ce temps qui nous occupe en ce moment) une pénultième escale… Avec une fontaine pour abreuver nos soifs d’enfants. Et ces vieilles en noir, sans dents, mais avec des yeux qui n’ont rien perdu de leur beauté d’antan…
— Vous allez mettre ça dans mon roman… ? Je ne sais pas si l’effet…
— Ne vous inquiétez pas pour les effets, Pompeo. (jetant un œil à travers le parebrise) On ralentit… Est-ce la pénultième… ? Je ne vois pas de panneau… indicateur. En général, on signale ce genre d’évènement. Tout est prévu pour ne pas nous prendre au dépourvu. On craint les conséquences de l’inattendu sur nos capacités à comprendre pourquoi on en est là… (sautant de joie et se le reprochant aussitôt) Oui ! Oui ! C’est bien un arrêt. Et ce n’est pas le terminal. Mais rien ne dit qu’il n’y en aura pas d’autres. Pas un panneau, rien. À part cette ligne et ces flèches. Oh ! (se retenant au volant) Si ce n’est pas du monde, je me trompe ! Sans papa ni maman cette fois. Sans Cristelle. Je ne me souviens décidément pas du chapeau. De paille ou de toile. Quel ruban pour retenir les cheveux ? Maman a pris le gouvernail de la chaise. Le mât secoue ses voiles.
— Tu pisseras si je te dis de pisser ! Ensuite, tu videras le pot que j’ai sous les fesses. Je vais aussi me rafraîchir le visage. Cette gosse m’a mis en feu !
Mais ce népapapa qui la viola.
*
Je conçois que cette dernière incursion dans le domaine de la mémoire laisse à désirer… Je l’ai proposée à Pompeo comme un exercice préparatoire, car le sujet de ce texte ne me concerne pas, n’a rien à voir avec l’histoire familiale et personnelle qui m’a finalement coûté ma liberté. J’affute ma plume, n’ayant rien écrit de bon depuis que je me limite à explorer mes quatre murs (que je possède en quelque sorte) et les rayonnages de la bibliothèque qui constituent (en quelque autre sorte) ma terre creuse. Je ne sais même plus pourquoi j’ai accepté de mettre ma plume à la disposition de ce gardien somme toute ordinaire. Mais je ne lui dois pas que l’usage quotidien de la bibliothèque. Il est aussi celui qui argumenta ma demande de sortie « dans un but précis ». Des années de tractations ! De la paperasse et des pages arrachées au Code ! Pour les coller entre les lignes. Quel poème cette sollicitude ! Et un beau jour dont je ne saurais vous dire la saison, Pompeo entra dans ma chambre, secouant les feuillets de mon destin sous mon nez en proie à d’autres chienneries dont je ne lui dis rien. Il y avait un billet d’autocar. Et un itinéraire obligatoire avec peine de sanction en cas de manquement. Personne pour me surveiller. Quelle nouveauté ! J’allais aller seul ! Et où je voulais aller ! Mais ce n’était pas les vacances, dit Pompeo. Il le regrettait. Je dis :
— Ça ne fait rien. Papa et maman sont morts. Ma sœur est mariée. Et Cristelle… Ah ! Cristelle !
— Cessez de vous tourmenter, Pedro. Sinon…
— Sinon ?
— Sinon vous n’écrirez pas mes mémoires comme convenu… Vous écrirez…
— Qu’est-ce que j’écrirai… ? (inquiet)
— Qu’est-ce que j’en sais, moi !
Je n’en savais rien moi non plus. Je suis monté dans l’autocar comme je l’ai raconté plus haut. Tout s’est passé comme je l’ai dit. J’étais seul au moment où j’y pensais, assis au volant à la place du chauffeur. L’écran papillotait, cette fois sans géométrie hexadécimale. Je n’avais rien déchiffré. Pas d’outils désassembleur pour ça. L’autocar manœuvra dans le vide. Le haut-parleur eut le temps de dire vous n’êtes pas arrivé n’oubliez pas de remonter à bord avant le prochain départ et de me souhaiter de trouver un bibelot digne de Pompeo. Les étalages foisonnaient de couleurs. J’en avais le vertige.
— Vous venez de loin ?
— J’écris les Mémoires de Pompeo.
— De quoi ça parle… ?
— Ça ne parle pas pour l’instant, car je n’en suis qu’à la phase préparatoire…
— En quoi consiste-t-elle donc… ? Je suis curieux de…
— Mais ne vous reprochez pas votre curiosité, mon ami étranger ! (tapant du pied) Mais je n’ai pas le temps de vous expliquer ! Je ne voudrais pas rater l’heure…
— Nous avons le meilleur choix… Qu’est-ce qui vous ferait plaisir… ?
— Ce n’est pas pour moi…
— C’est pour maman alors… ?
— Nnnnon… C’est pour…
Cristelle. Un coffret en coquillages. Avec rien dedans…
— Mais si vous voulez, vous pouvez le remplir. Il est assez…
— Vous ne me demandez pas qui est Cristelle ?
J’avais lu quelque part (mais pas dans la Narration) que la dernière escale avant le terminus interdit toute idée de fin du voyage… comme si Arthur revenait peupler notre imagination… en plein XXIe siècle ! Je manipulai alors nerveusement divers objets en coquillages. D’autres coffrets, des colliers, une pipe, un tableau représentant le bonheur à deux, une scène érotique. Le marchand me surveillait. Il tenait à ses coquillages comme les coquillages à leur support de carton.
— Vous voulez que je vous donne des idées… J’ai l’habitude…
Lui aussi avait son roman mémoriel en poche. Signe des temps. Je reculai.
— Vous n’achetez rien ? Cristelle sera déçue…
— Ce ne sera pas la première fois…
— Ah bon… ?
Je sortis sans rien. Rien gagné, rien perdu. La vie. Rien payé. On appelle ça le temps.
*
* *
Aaaaaaarrrgh ! Je ne sais pas pourquoi ça m’est revenu, comme ça. J’étais en train de lécher une italienne tutti frutti, là, sous un auvent de canisse, le nez dans la brise du soir et la mer dans les yeux, sans embarcation d’aucune sorte, plage déserte ou désertée, loin de ses moustiques porteurs de tous les maux de la Terre. Je ne sais pas si je vous l’ai dit, mais je suis Terrien. Pas en cavale, mais en voyage surveillé par bracelet. Ça clignote à la cheville. J’étends mes jambes en appui sur la chaise d’en face, inoccupée. Je ne sais même pas à qui je parle. L’autocar s’est éteint avant le soleil. Les boutiques sont closes comme des maisons. J’ai envie d’un de ces petits cigares auxquels un voyageur (je ne sais pas si vous l’ai dit) m’a donné goût. J’ai les allumettes, mais rien dans la petite boîte métallique que je tapote du bout des ongles. Personne pour me voir, à part moi. Je suis bientôt arrivé au terminus. Je ne sais pas pourquoi je ne suis pas encore arrivé. Et ça m’est revenu comme si j’y étais. L’allumette, tout. Elle en craquait une au-dessus de la mouche traversée d’une épingle. Ma mère racontait à la voisine : « Il a changé notre Pedro depuis que sa ps (le contraire de GS) a vu le jour entre mes cuisses. Je suis revenue à la maison avec ce nouveau fardeau. Ça criait et ça mordait ! Et Pedrito ne voulait plus sortir de sa télé ! Le vieux gisait devant sa fenêtre. Et en plus, il pleuvait. Pluie de printemps au moment de la floraison des acacias. Pas une abeille à l’horizon. Ça le rendait dingue, le vieux. Les lueurs de la télé clignotaient sur la moitié de son visage. Je ne sais pas ce qu’il mordait, mais ça avait l’air dur. Je devais bien être la seule à m’intéresser à lui. La ps (qui deviendrait bien assez tôt une GS) n’avait d’yeux que pour mon téton. Pedro était comme statufié devant sa télé. Il ne réagissait pas à ce qui s’y passait. Je secouais mon fardeau comme je l’avais secoué lui aussi quand il n’était pas encore gf. Je ne voyais pas ce que ça pouvait donner une fois GF. Moi, j’ai toujours été FU. Il paraît que j’en ai le caractère. Le vieux me frappait quand il était encore maître de sa locomotion. Maintenant, il caresse ma tête sans l’écorcher de ses ongles sales. Je suce comme je peux et ça ne lui déplaît pas. Mais ce n’est pas par le gosier qu’on s’infecte le bide. Je n’ai pas non plus manqué aux clauses du contrat. On a fait ça dans une éprouvette… ou dans un verre… je ne sais plus. Alors que Pedro est né d’un grand moment de plaisir. Partagé avec ça ! Qu’est-ce qu’on a gueulé cette nuit-là ! On était jeune. De pas beaucoup d’années, mais après ça on vieillit plus vite. Les ans prennent de la bouteille eux aussi. Et on laisse aller. Jusqu’à l’éprouvette. Sans plaisir vaginal. Maintenant, Pedro se noie dans les séries et les gestes messianiques. À son âge ! Il ne mangeait plus à table. Ni avec son vieux qui ne pouvait plus avaler. On grignotait, la ps et moi. On avait l’air de deux petites vieilles qui attendent la mort des autres sans impatience. Ensuite on est allé en Espagne. Des années qu’on n’y allait plus ! Pedro était revenu de sa télé. Il n’en parlait même plus. Il avait l’air heureux de revenir sur les lieux de je ne savais quel bonheur. On a pris l’autocar, comme aujourd’hui. Le chauffeur commentait les lieux sans ralentir et entretemps il grillait des señoritas. Le vieux était ligoté sur le siège d’habitude réservé au chef de bord, juste à côté de la portière qui s’est ouverte plusieurs fois pour qu’on aille piller les boutiques. Le vieux restait dans l’autocar. Il nous regardait dépenser son argent. Et on revenait avec des souvenirs. Ça amusait la ps. Pedro revenait sans rien. Il n’avait qu’une envie : revoir les lieux de son bonheur. Il ne s’intéressait pas à la conversation de la ps qui avait toujours quelque chose à dire. Moi, ça me rendait folle, cette vie ! Un paralytique atteint de priapisme, un fils qui, sorti de sa télé, ne pensait qu’à son bonheur perdu (par ma faute ?) et une ps qui apprenait à parler de tout ce qui enrichissait son vocabulaire. Je ne sais même plus si j’ai jamais aimé… Vous savez quoi… ?
— … ?
— On est arrivé. Au même endroit. La même barraque blanche sans tuiles et sans volets. Les rideaux sortaient des murs. L’autocar nous avait déposés au pied de la colline. Et on avait sué sang et eau sur le chemin de poussière. Le cousin poussait la chaise et son fardeau. La ps gambadait sous les oliviers. Elle trouvait des « choses » et les fourrait dans sa poche ou dans sa culotte. Pedro ne servait à rien. Son bonheur se trouvait dans les parages, mais pas exactement ici. Impossible de lui arracher les vers du nez. Je poussais moi aussi : le cousin avait pensé à la brouette. Il n’avait pas oublié que la dernière fois il avait été obligé de remonter pour en chercher une. Là-haut (je me disais) la cousine prendrait le relai pour sucer. Ça me ferait des vacances. Et puis j’avais la ps sur le dos, en permanence car si elle s’éloignait, son papa me rappelait à l’ordre et je me mettais à courir, ce qui amusait Pedro. Ce soir-là, j’ai dormi sans me soucier de personne et personne ne m’a utilisée. Ils dormaient tous quand je me suis réveillée, un peu avant le jour. La brise frissonnait dans les eucalyptus. Pas un bruit d’ailes sous la vigne. Je suis descendue jusqu’au puits. Un ouvrier se ficelait d’une faja. Je l’ai un peu aidé. Il n’avait pas de femme pour ça et sa mère était morte et avant de partir dans les champs il m’a enculée sans un cri.
— Vous… ?
— Ouais, moi…
. Je reproduis de mémoire…
. Mais ce n’est pas la mienne !
. Calmez-vous, Pompeo ! On y vient… d’une façon ou d’une autre…
. Vous m’entendez… ? La batterie… Arthur !
Ssssssuite :
J’ai attendu que le soleil éclaire les cimes des oliviers avant de rentrer. Ils étaient tous sous la tonnelle, attablés, caquetant comme des poules, sauf Pedro qui jouait avec un chien. La cousine s’occupait des tartines du vieux. Le cousin m’avait vue et peut-être photographiée avec son smartphone tout neuf. Ça promettait ! La ps jouait sur la table, avec les objets qu’elle avait requalifiés selon son bon plaisir. Elle s’y connaissait en plaisir ! Je m’inquiétais pour Pedro. Il était devenu obscur. Il n’y avait plus rien à lire dans ses yeux, si jamais les miens parvenaient à en rencontrer le regard. Vous savez ce que c’est… Premier jour de vacances après des années d’attente au bord d’un verre que je n’ai jamais franchement vidé. La cousine ne m’attendit pas pour débarrasser la table. Le cousin avait préparé les objets nécessaires aux jeux, à l’ombre, à la soif, à l’estomac toujours criard après le bain, son smartphone rechargé à fond, pas mécontent de notre pratique discrète de l’échangisme. La prochaine fois (demain matin) il attendrait près du puits, mais s’il voulait saisir sa chance, il devrait arriver avant cet ouvrier (dans la force de l’âge, lui). Sur la plage, on s’est installé comme n’importe quelle famille. La chaise ne roulant pas sur le sable, le cousin a transporté le vieux dans ses bras d’ouvrier. Et le voilà à l’ombre, Priape ! Avec la cousine qui agite ses petits seins dans l’écume. Et le cousin qui caresse mes jambes au lieu de les enduire. Je ne sais pas qui a donné cette idée d’allumettes à la ps (oui, oui, du coq à l’âne, et après ?) mais je soupçonnais Pedro d’avoir eu cette idée. Tant et si bien que quand on est allé voir la psy (avant la rentrée) il s’en était passé des choses entre le frère et la sœur ! Je ne savais pas quoi, mais ça me rendait déjà folle. D’où tenait-elle cette cruauté, la ps ?
— Vous avez amené Pedro ? demande la psy.
— J’y ai pensé… figurez-vous… Il en sait plus que vous et moi.
— Alors, dit-elle, ces allumettes… tu les as trouvées où… ?
— À la cuisine… C’était de grandes allumettes. Le cousin s’en servait pour allumer le barbecue. Pedro riait…
— Pourquoi riait-il… ?
— Il disait : « Elle sont trop grosses pour enculer les mouches ! »
— Oh !
— Il voulait dire : « Ma vieille (c’est comme ça qu’il m’appelle) les allumettes c’est fait pour allumer, pas pour enculer. »
— Qu’est-ce que vous avez allumé… ?
— On a commencé par une mouche, puis deux, puis trois, puis quatre…
— Assez ! Assez ! Ce n’est pas comme ça qu’on construit un récit ! Que s’est-il passé ensuite… ?
— La nappe a pris feu et on s’est enfui ! Pedro courait plus vite que moi. (pleurs) C’est pour ça qu’ils m’ont rattrapée et qu’ils m’ont accusée…
— Tu aurais pu…
— Le trahir ? Ah ! Que non !
— Qu’est-ce qu’il t’aurait fait si tu avais parlé… ?
— Il m’aurait enculée ! Ça fait très mal ! Il ne l’a plus jamais fait, mais si jamais il recommence…
Je me suis évanouie. Réveil dans des draps blancs. Les doigts mous d’un carabin me tâtaient. J’en avais les seins tout excités. Vous me comprenez… ?
— Je ne comprends pas tout… (dit Pompeo)
— Moi non plus je ne comprenais pas. Est-ce que la voisine comprenait ? Je me pose la question maintenant, mais sur le coup, le mensonge de la ps m’a angoissé alors que je me savais sujet à la colère chaque fois que le danger me menaçait de douleurs impossibles à éviter ni à calmer. Aaaaaaarrrgh ! Je ne sais pas pourquoi ça me revient, comme ça.
— Léchez votre italienne avec plus de désir, mon vieux ! Allô ! Allô ! Vous m’entendez, Arthur ? Vous avez un problème de batterie ? Elles sont grosses, les batteries, dans les autocars. On ne les use pas comme ça ! Ils ont tout prévu. Sauf qu’il devait s’agir de moi, pas de vous. Allô ! Allô ! Arthur ! Nous sommes en train de nous égarer dans les réseaux. Je ne sais pas qui est le maître des Jeux. Ce matin, on déconfine. J’ai réservé ma place dans le prochain autocar. Ne quittez pas les lieux avant que j’arrive… C’est que j’y tiens, moi, à mes derniers… heu… mots !
(Crétin de Pompeo ! me dis-je en plongeant ma main droite dans le distributeur automatique de señoritas. Il ne sait pas que le « prochain autocar » n’est autre que celui qui m’attend pendant que je consomme assis sous un parasol, le seul ouvert sur la terrasse déserte (ou désertée). Il devra attendre le retour de l’autocar à la station de départ et dans ce cas, je serais arrivé au terminus et peut-être même que je serais en proie aux exigences du lieu que je suis venu hanter. Je ne connais pas la fréquence de ces voyages : un par jour ? Par semaine ? Plus ? Je n’en sais rien.)
Ssssssuite :
— Où ça peut nous mener, les gosses… ! (la voisine)
— À qui le dites-vous ! Un autre psy :
— Vous vous souvenez de ce qui s’est passé avant que vous perdiez connaissance… ?
— C’est important ?
— Ça l’est. Surtout si vous vous en souvenez.
— Vous voulez dire que si j’avais oublié, on en parlerait plus… ?
— On en parlerait autrement… Dites ce que vous savez. Je vous en dirai plus ensuite.
— Je me sens bien. C’est l’essentiel. Je peux retourner chez moi.
— Vous n’oublierez pas…
— Ce n’est pas la question !
— Vous pensez pouvoir la régler sans mon aide ?
— Je ne pense plus, madame ! J’ai deux gosses à élever, moi ! Nous retournerons en Espagne, croyez-moi !
— Mais je vous crois ! Comment va monsieur ? Il y a des lunes que…
— Il aime les vacances autant que moi. Nos cousins… Ah ! Et puis laissez-moi tranquille ! Je veux rentrer chez moi. Je sais ce que j’ai à faire.
— À qui voulez-vous faire du mal ?
— Elle vous a demandé ça ? (la voisine)
— Et qu’est-ce que je lui ai répondu ?
— Je ne sais pas…
— Quand je suis rentrée, il était nuit. On sort rarement d’un hôpital à cette heure. Ils étaient tous les trois devant la télé. L’hôpital les avait prévenus. Ils avaient parlé de moi. Ils savaient ce qu’il fallait faire pour que je retrouve le sommeil. Cruauté ! Allumettes ! Sodomie ! J’en avais assez pour rêver jusqu’à la fin de mes jours ! Et c’est ce que j’ai fait !
— Oh ! »
Mot pour mot. Je m’en souvenais comme si ça venait d’avoir lieu. J’avais achevé mon italienne et maintenant je fumais. Hélas, le distributeur ne proposait pas d’allumettes. J’avais besoin de deux boîtes : une pour mes cigares (j’en avais assez pour le voyage de retour) et une pour elle. Elle a toujours aimé les allumettes. Pompeo attendait (sans doute) sur le quai à la station de départ. On se verrait donc sur ce même quai. Il agiterait son smartphone en beuglant « ma batterie est neuve ! » ne se rendant pas compte qu’il était maintenant inutile pour lui de monter dans l’autocar. Pour aller où ? On avait du pain sur la planche. Il me reprocherait de ne pas assez travailler. Il n’en avait plus pour longtemps. Pourquoi perdre ce précieux temps à évoquer des choses qui ne concernaient en rien sa mémoire ? Il était patient (sa femme pouvait en témoigner) mais pas à ce point. Mais j’avais le temps d’y penser. L’autocar attendait. L’autocar attendait. L’autocar attendait… Il pluvinait sur le parasol. De temps en temps, les gouttes traversaient mon visage, de part en part. Ça me réveillait. Ou bien ça me tenait éveillé. Le signal de départ serait donné d’une manière ou d’une autre. Encore une étape et on serait arrivé. Terminus ! Je pouvais imaginer aussi bien ce qui se passerait que ce qui n’arriverait pas. Pompeo à mon retour, bavard pour m’empêcher de retourner chez moi et celle qui foutrait le feu à sa triste cellule de folle incurable. Ma batterie était chargée, mais j’avais interrompu le signal. MON signal… parce que l’AUTRE signal émettait en continu. Cette escale dans cet endroit désert mais accueillant était prévu par la procédure de voyage sans retour. Je savais où j’allais, mais je ne pouvais pas en dire plus. On ne se libère pas comme ça du passé. On ne vous marque plus au fer rouge, mais à moins d’un changement d’identité, voire d’aspect, vous revenez sur les lieux où vous avez connu la patience forcée. Ce voyage n’en était pas un. On m’expédiait comme un colis. Avec option retour à l’expéditeur en cas qu’il (elle) ait quitté l’adresse indiquée dans le dossier. Ça valait bien cette étape tranquille, avec la mer en fond sonore et la tranquillité du désert que personne n’a idée d’explorer au moment où vous y habitez en étranger. Je me souvenais de la cruauté de ma petite sœur. Elle me l’avait enseignée. Et pas le contraire, maman ! Mais qu’est-ce que tu as été raconter au Président ! Ton témoignage m’a expédié au fond du puits taraudé dans l’angoisse des enfermés ! Des années à y penser ! Des pages à jouer à cache-cache avec la colère et l’angoisse ! Sur ce, Pompeo s’amène et me demande d’écrire ses mémoires. Forcément je les écris au verso. Visez un peu la machine scripturale ! L’espace en jeu et en expansion. Avec un début et une fin parce qu’on ne peut pas penser autrement si c’est d’existence qu’on veut parler. Pompeo avait eu le temps de dire (avant coupure de la batterie ou du réseau) :
— Le verso, je veux bien… mais le recto… ? J’en ai plus pour longtemps. En plus il paraît que je vais souffrir à cause de l’organisation internationale de l’industrie pharmaceutique. Pour l’instant, la page de gauche est blanche, mon vieux. J’étais pas venu pour ça. Et j’ai bien peur (je vais savoir bientôt ce que c’est que la peur) que notre bouquin ne soit écrit que sur la droite ! Je ne veux pas mourir dans ces conditions, Arthur ! Vous m’entendez ? Allô ! Allô !
Coupez. La caméra se déplace sous la pluie, juste à la limite du parasol qui dégouline dessus. L’autocar est tout illuminé de l’intérieur. Pas de signe de départ imminent. L’écran papillote dans l’hexadécimal. Coupez. Sans transition, la caméra filme la terrasse. Puis travelling vers moi. J’ai l’air d’un type qu’on a abandonné en chemin et qui ne se demande même pas si c’était prévu par l’horaire. Qu’est-ce que la liberté si l’espace est infini ? Et s’il est fini, est-ce que je vivrai plus longtemps que Pompeo ?
*
* *
— Qu’est-ce qui vous a pris de danser avec une chaise roulante… ?
— Je ne sais pas… C’était le matin de bonne heure…
— Les vacances à Polopos… ?
— La maison d’Ochoa… Il n’est pas du pays. C’est elle qui l’est. La maison est agréable tout l’été. Pour le reste du temps, je ne peux pas vous dire…
— Quelle importance ! Je n’y séjournerai jamais. Avec ce que j’ai ! Et toujours pas oooooooh ! le premier mot de mes Mémoires… Je vous laisse parler, parler, parler ! Allô, Arthur…
— Ça va, ça va ! J’ai quitté le parasol parce que le jour commence à… La nuit, vous savez ? Je suis remonté dans l’autocar tout éclairé de l’intérieur.
— Ce qu’on arrive à faire avec un système… (un temps) Alors… ce ballet de bon matin… ?
— On ne boit pas à cet âge. Je buvais. Plusieurs fois par jour. Le cousin surveillait le niveau du tonelete avec une badine dont il se servait aussi pour fouetter les fesses de maman. Flic ! Flac ! Elle ne les montrait jamais à papa. Savait y faire, la garce ! Ce matin-là, je me suis réveillé bien avant le soleil. La Lune pourtant… Les fenêtres, les rideaux voletant au gré de la brise de terre. De loin le plancton luminescent. Pourquoi ne pas descendre sur la plage ? me suis-je dit. La petite sœur dormait à poings… Je sortis. La terrasse résonne sous mes pas. Je rencontre la chaise. Je ne me demande pas ce qu’elle fait là, au beau milieu de la terrasse. Elle devrait se trouver au pied du lit matrimonial d’été, sous la toiture ouverte. Mais non, elle est là… Et je me mets à danser avec elle.
— Vous la tenez par le dossier ?
— Je ne la tiens pas. Elle danse avec moi. La chaise de papa ! Animée de l’intérieur. Par je ne sais quel processus caché comme le vice. C’est elle qui fait le premier pas, en rond. Je suis. Le pot est briqué. Son fond brille par éclats.
— Vous voulez dire qu’il n’y a rien dedans… à ce moment-là… qui est choisi…
— Je ne sais plus qui choisit.
— Elle va vous demander de la porter… après le pas de deux… Je connais ça… (réfléchissant) Mais pas avec une chaise… (réagissant) Vous ne mettrez pas ça dans mes Mémoires !
— (pensif) Ah oui… les Mémoires de Pompeo…
— Arrrgh ! S’il n’y avait pas eu ce voyage en autocar… dans un but précis… réfléchi de longue date… avec l’accord de l’administration des lieux… (impatient) Mais bref, passons !
— Je suis sorti pour aller à la plage. Sous la Lune. Avec la brise caressante. Le sable et l’écume sous mes pieds…
— Là ! Là ! Le plancton ! Les sirènes ! Une bouteille à la mer ! L’épave d’un brick ! Un noyé ! Aaarrrgh !
— La chaise s’est interposée…
— (conscient de se répéter) Je connais ça…
— Elle invitait au tournis (vous comprenez ?) et j’en avais envie. Elle grinçait bien un peu, mais si légèrement que je ne m’en suis pas inquiété. Quelque chose de semblable à l’appel… flûte ou babil… Je me mis à battre de l’aile, en rond. Elle tournoya aussitôt. Chorégraphie improvisée. L’un suit l’autre puis reprend l’initiative.
— (voix soudain dubitative… On sent cela dans l’écouteur… essayez) Vous êtes sûr que c’était une chaise… ? Moi (concentré) ce n’était pas une chaise… J’ai envie d’en parler mais on ne sait jamais avec les téléphones… Les réseaux nous écoutent… enregistrent… jugent Aaaaah !
— Chut ! J’entre les données. (un temps aux cliquetis du clavier) Je crois que c’est tout. (hésitant, l’index effleurant le ‘return’) Je n’ai rien oublié… (angoissé) Je ne connais pas l’algorithme. On est satisfait ou pas. J’ai entré un joker. Des fois queue… Je n’ai aucune idée du temps de projection dans le passé. Aucune doc sur le sujet. On agit sans savoir jusqu’où ça peut aller. Vous me suivez… ?
— (exaspéré) Je vous suivrai plus joyeusement sur le chemin de ma propre… (inquiet) Allô ! (constatant) Nous nous sommes perdus l’espace d’un… Vous avez dansé longtemps ? Le jour s’est-il levé à l’heure prévue ? Aaargh ! J’en deviens curieux maintenant !
— J’hésite… (parcouru par un frisson) On n’y retourne pas si facilement… (se ressaisissant) Il faut que je revoie les données ! (obséquieux) Vous avez du temps devant vous, Pompeo… ? Juste le temps de…
— Ah la la ! Prenez-le ! Au point où nous en sommes. (vérifiant) Ma batterie est au poil… La vôtre… ?
— (constatant la complexité des données une fois traitées par le système) Je ne m’y retrouve plus… Personne pour m’assister… Ce n’est pas vous qui pourrez… Un gardien… Sans diplôme, I presume… Incapable d’écrire en vitesse ses propres Mémoires. Et ne reconnaissant pas clairement l’intérêt qu’il porte à mes prolégomènes. Impossible (pour moi) d’en venir à l’autre sans passer par la case moi.
— Une sorte d’échauffement euh… athlétique…
— Pourquoi écrire ce que l’autre ne sait pas écrire ?
— Vous voulez dire pourquoi ne pas l’écrire… ?
— J’ai dit ça, moi ? C’est en tout cas ce que je dirai si on me pose la question… Je me souviendrai éternellement de notre bibliothèque… Nos conversations par-dessus les livres et sous la lampe. Comment c’est arrivé. Et pourquoi j’en suis là.
— Tu parles d’un exorde ! Vous fumez ?
— Des señoritas seulement. J’en ai dans la poche. La petite boîte métallique avec la panthère dessus…
— Oh la la ! C’est un lointain passé que vous évoquez… Je m’en souviens à peine… Faut que j’y réfléchisse… Mon propre père…
— Ah oui ! La chaise ! (se frappant le front) J’allais perdre le fil. Je dansais avec elle. Sans papa dessus.
— Et le pot bien propre… à odeur de javel cette fois…
— Pourquoi dites-vous cette fois… ?
— Je disais ça comme ça… Je supposais…
— Je n’ai jamais mis le nez là-dedans ! Les autres, je sais pas ! Mais moi oh !
— Continuez…
— (reprenant son souffle) Rien d’autre. Sans musique. Danser. Rien de plus.
— Le jour se lève, n’est-ce pas… ?
— Comme vous dites ! Il est temps de reprendre le fil du voyage. (joyeux) Vous savez que je vais quelque part ?
— La Commission en a décidé ainsi… J’ai appuyé votre demande… Vous, un prisonnier si exemplaire. Et castré ! C’est important la castration si on veut sortir. Je leur disais comment voulez-vous qu’il s’en sorte s’il ne sort pas ?
— Vous avez bien posé la question qu’il fallait poser. (malheureux) Ah ce que j’aimerais m’en poser une du même acabit à votre sujet !
— Hélas…
— La Lune persistait dans le ciel et à la surface des eaux tranquilles. Le soleil se montrait patient avec la nuit dont les yeux s’ouvrent. La chaise… Oh la chaise !
— Quoi la chaise ?
— …était souillée !
— ¡No me digas !
— On allait m’accuser d’avoir fait dedans. J’ai toujours été le sujet impuissant des accusations qui structurent les mentalités de mon entourage.
— Votre petit doigt (une fois de plus) vous conseillait de vous préparer à ce nouveau procès… « Qui a chié dans ma chaise ? » ou « Qui a chié dans la chaise de papa ? » (pensif ou en proie à des fragments aussi vivaces) Je n’ai pas connu ça, moi…
— J’ai passé le pot (qui était amovible) sous l’eau de la fontaine publique… plus bas sur la route qui mène aux jardins…
— C’est dégueulasse !
— Il était propre maintenant mais ça sentait… Je ne savais pas (je me pose la question maintenant) si l’anus de papa était équipé de glandes olfactives… Ah ! Ces questions ! Elle ne dansait plus…
— Qui ? La chaise… ?
— Maman s’amène tu n’étais pas dans ton lit ta sœur dort papa s’éveillera avec l’odeur du café cousin cousine au lit pourquoi es-tu assis dans la chaise de papa ?
— Je jouais. Pourquoi l’a-t-il oubliée ? Il ne l’oublie jamais avant de se coucher heu… avec toi…
— (presque furieuse) C’est moi qui ne l’oublie jamais ! (comme si elle disait n’oublie jamais ça Pedro !)
— Voui maman…
— Obéissant fifisse… (dit Pompeo)
— Vous ne savez pas ce que c’est…
— Nous verrons… (découragé) si nous parvenons (vous et moi) à écrire le premier mot qui… me concerne. (malheureux) Je l’ai sur le bout de la langue…
— Puis le jour… Ses rites… Ses attentes… De nouveaux visages… Des chairs à prendre… C’est moi qui ai donné à ma petite sœur sa première boîte d’allumettes…
— Vous fumiez déjà ! (horrifié) Avec votre…
— (riant) Qu’allez-vous imaginer ! (y songeant) Elle était fascinée par le feu. Mais elle le craignait. Jamais elle ne s’approcha du brasier. Pas même y jeter une brindille ou une feuille morte. Mais ce regard ! Je le reconnaissais.
— Il appartient à la famille, n’est-ce pas… ?
— Je connaissais l’art de griller les ailes sans donner la mort… Ou les pattes… Je maudissais cette symbolique, mais elle me parlait ! Nous sommes sous un olivier, elle et moi. I scratch a match in the dark. Son visage illuminé. La peur qui la paralyse. Le scarabée (dont on sait qu’il ne joue aucun rôle dans l’histoire) tente d’escalader les reliefs de l’écorce, mais n’y parvient pas. Première patte réduite en cendres…
— Ça te plaît… ?
— Ce n’est pas un jeu… Je déteste ça ! Ne recommence pas !
— Je la sens impatiente de savoir ce qu’un scarabée peut faire sans aucune de ses six pattes. Tu sais, dis-je, les antennes, c’est beaucoup plus arrgh ! comment dire ?
— Ne le dis pas, je t’en supplie !
— Pour les ailes, c’est facile à deviner… Je peux commencer par les ailes si tu veux…
— Je ne veux rien ! Je veux retourner à la maison ! Tu n’as pas le droit d’avoir des allumettes.
— Mais je n’allume pas des señoritas ! Je ne mets pas le feu aux tapis ni au linge suspendu. (péremptoire) Ça ne sert à rien les insectes ! Le scarabée d’or…
— Fiche-moi la paix avec tes histoires que tu n’as même pas inventées !
— Parce que tu les inventes, les tiennes… ?
— Qu’est-ce que tu veux dire… ? (inquiète)
— (menaçant) Tu ferais bien d’arrêter de me surveiller au nom de…
— (perverse) Au nom de quoi ?
— Tu le sais bien ! (bafouillant) Vous êtes toutes les mêmes !
— (sournoise) Je ne dirai rien…
— Que tu dis ! (craque une autre allumette tout en fredonnant) Je n’ai jamais fait de mal à personne…
— Et les insectes alors ?
— Tu aimeras ça. (didactique) Un jour ou l’autre tu aimeras ça. (triste) C’est écrit, là. (désigne son front puis, triomphant) J’irai plus loin que Tsalal !
— (Pompeo) Elle n’a rien compris, bien sûr…
— Détrompez-vous ! Le soir même, elle m’invitait à allumer des feux aux alentours sans se faire remarquer. Comment pouvait-elle imaginer que le feu n’éclaire pas la nuit ? Je l’ai prévenue il vaut mieux faire ça le jour mais elle a insisté et on a couru dans la nuit jusqu’à nos lits, poursuivis mais pas attrapés !
— Saperlipopetouille ! (citant) Rien de semblable chez moi ! (songeur) Mais qui n’a pas rencontré le feu au moins une fois dans son enfance ? (gai) Nous mettrons cela en premier chapitre ! (doutant) Heu… si vous pensez que l’idée est judicieuse… (de nouveau confiant) C’est que j’y tiens à mes Mémoires ! Et fissa ! Car le temps presse…
— Quel étrange rapport que celui du temps qui vous reste à vivre avec le temps qu’il me reste à tirer… dans ces conditions tout aussi inhumaines, croyez-moi… mais je ne suis pas doué pour les maths. Je ne sais rien de ce qui commence et s’achève. Je n’imagine que l’infini au fil de sa sœur l’éternité. Et vous ?
— Bla bla bla…
— (songeur) Je ne sais pas où caser l’épisode des photos…
— De quelles photos ? (dit Pompeo qui croque dans un radis)
— (chassant l’odeur de l’hypocotyle) Nous en avons déjà parlé…
— (tournant les pages) Pas que je sache… Voyons…
— (tambourinant sur l’écran) Non… Je ne sais plus… Des photos de morts… des corps humains transformés par les souffles… Visages intacts. Bras sens dessus dessous. Jambes sur le tronc, à peine arrachées. Puis la série des morts tranquilles. Moustaches et barbichettes. Dentelles amidonnées. Elle se régalait. Je m’en tenais à ce que nous avions convenu : silence. Ne pas en parler. Ne pas évoquer la mort, ni à table ni sur l’herbe. Parler d’autre chose. Elle dit :
— Tu te souviens ?
— Donne-moi un indice…
— Le téléphone a sonné. C’était le soir. Nous attendions.
— Mais tu n’étais pas encore de ce monde ! Comment peux-tu…
— Je peux ! Tiens ! (elle brandit une allumette) Je vais éclairer la nuit.
— Tu es folle ! Ils viendront…
— Je ne veux pas qu’ils viennent, mais j’ai envie de ce feu ! C’est plus fort que moi… (tandis que je m’enfuis) Ils me demanderont où je les ai trouvées…
— Chez le marchand d’allumettes !
(Pompeo essuie la buée sur son smartphone)
— Je peux essayer de me souvenir de ce genre de choses… mais j’y suis pas habitué… Je veux dire que je n’ai jamais tué personne… Je n’ai jamais commis heu…
— L’Irréparable. On s’en tient toujours à ce qui ne peut pas prendre une telle importance. (hurlant de douleur) J’en serais devenu fou !
— Aïe ! (grognant tout en se frottant l’oreille) N’empêche que je n’ai jamais pensé aller plus loin… (songeur) Je contemplais des territoires infinis et les premiers spectacles étaient à peine visibles, à peine audibles. (un temps) Vous écrivez ?
— Ben voui…
— Je veux dire / en ce moment… que je vous parle… ? Des notes, peut-être… Sans ordre. Au fil du temps conversationnel. Comme quand nous nous faisions face à la bibliothèque. Lisant le même livre et le faisant pivoter à intervalle fixé d’avance d’un commun accord et sans se consulter une seule seconde. Arrrgh ! Cette osmose ! Arthur !
— Cette poussée ! Mais où allions-nous en si bonne compagnie ?
— Les autres… ? Je ne les voyais pas, ne les entendais pas, ne sentais pas leur odeur, ne les désirais pas. (un temps) Je veux bien que vous mettiez cela dans mes Mémoires. (autre temps, plus long) Allô ! Vous êtes toujours là, Pedro ?
— (anxieux) Vous m’avez appelé Pedro… Or, Pedro est mort dans les bras de sa sœur. La maladie…
— Merd… ! Excusez-moi, Arthur…
— Dites tout !
— Arthur Gordon Pym !
— Celui-là n’est pas mort. (riant) C’est le seul survivant. Toutes ces pages au feu… Mais les morts ne brûlaient pas. J’étais dans le secret. Jamais un mot de trop. Elle me surveillait. Maman dit :
— Qui a chié là-dedans… ?
— La merde sent la merde, dit papa. Restons-en là si tu le veux bien… chérie…
— J’ai trouvé une allumette sous ton lit… Pedro….
— Ce n’était pas une allumette…
— Tu fumes les señoritas de papa maintenant ? (dit le cousin)
— Explique-toi !
— Ce n’était pas une allumette…
— Qu’est-ce que c’était alors… ?
— Nous avons tous tellement peur du feu.
(dit papa)
(redit :)
Le marchand d’allumettes est passé par-là…
— C’est ce qu’on verra ! (dit maman)
Pompeo — Non, non… Rien de tout ça… Je me souviens d’un tas de choses, mais dans le genre, rien… (souriant bêtement) Sinon je me souviendrais… Vous pensez !
— Dites A…
— A…
— Rien de bien grave… Mettez-le au lit.
— Mais… cette allumette… ?
Petite sœur (en aparté) — Heureusement qu’ils n’ont pas trouvé les photos…
— Ils n’en connaissent pas l’existence… Où les as-tu trouvées… ?
— J’ai embrassé le quiqui de [ici le nom d’un compagnon de jeu].
— Quelqu’un se rendra compte de leur disparition…
— Personne !
— Il parlera ! Je le connais !
Maman — Vous complotez… ? Retournez au lit. (aux autres) On finira bien par le savoir…
Pompeo — Vous allez vite, Arthur ! Trop vite ! Mes doigts sur le clavier…
— Quelle angoisse de savoir que ce qui est joué est joué ! Si j’avais su…
— Je me suis posé la même question… mais je ne me souviens plus dans quelles circonstances… Je vous promets d’y réfléchir. Quel temps fait-il dans votre autocar ?
— Mais c’est dehors qu’il se fait, le temps ! Et je n’ai plus envie de sortir. D’ailleurs le jour se lève et l’écran a repris ses divagations hexadécimales. Je m’attends au départ. Dernière étape avant de… (étreignant la molesquine d’un dossier) Je ne suis pas pressé…
— Vous l’étiez en sortant de la Commission. La préfète a été tendre avec vous… je trouve. Vous lui avez tapé dans l’œil. Mais ça n’explique pas tout. Mon intervention a aussi compté. (soudain étreint par le doute) Vous êtes d’accord avec moi pour dire que sans moi cette permission de sortie ne vous aurait pas été aussi facilement accordée ? (fier) J’ai mon rôle à jouer !
(il se pavane sur les planches)
— Poor player ! Mais pauvre comment ? Le poème ne le dit pas. (jouant) Il y a plusieurs manières de l’être. Pauvre de moi ou pauvre comme moi. (comptant sur ses doigts) Ça fait deux ! À quand la troisième ? (jeu) Nous serons peut-être morts avant d’y jouer. Qu’en pensez-vous… ? Pauvre con… Mais ne devient pas fou qui veut. (soudain) Je n’ai pas déjeuné !
Pompeo (cliquant sur l’horloge Disney) — C’est l’heure en effet ! (on entend un froissement de papier puis sa voix de mourant) Comme d’hab…
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Je dis que je sais pas ce que la compagnie d’autocars met dans son petit-déjeuner compris…
— Je n’ai plus d’allumettes…
— On va finir par ne plus le savoir à force de se boucher les oreilles ! Allô ! Y a-t-il du salami dans votre pain ? J’adore le salami. (joyeux mais insincère) On mettra ça dans mes Mémoires. Le salami de nos pique-niques. Nous n’étions pas encore amoureux l’un de l’autre…
*
Coupez. Prochain épisode : je me rends à la veillée funèbre de Pompeo.
*
* *
*
— C’est l’heure, Pedro…
Comme si je dormais ! Comme si le bruit n’avait pas couru… dans les couloirs. Plus de bibliothèque dans ma mémoire. Des personnages si proches que j’ai toujours eu l’impression de les avoir créés.
— Là, là… Vous pouvez écrire…
Il ne dit pas vous pouvez leur écrire. Un possessif devant un verbe, ça donne quoi ? Et le mien ? Ben justement il me propose un bloc de papier et un crayon. De l’effaçable ! Je sais pas ce qui se passe en surface, mais dedans je suis perdu. Il me regarde avec des yeux de merlan frit.
— L’heure c’est l’heure, dit-il. Je veux pas rater le bus.
Le bus à la place de la guillotine ! Ça me tranquillise pas. Brrrr…
— Qu’est-ce que j’écris là-dessus… ?
— T’écris rien ! Pas maintenant. On a plus l’temps, Pedro.
Il zyeute son cadran, le secoue. C’est quoi, ça ? je demande en posant un doigt sur le bloc.
— Ya p’us d’place de tout’ façon… Ce que t’en as écrit, des choses ! (triste) Ça n’a rien empêché.
Il veut dire que Pompeo n’en avait plus pour longtemps de toute façon.
— On n’a pas eu le temps… (je bafouille)
— Personne n’a le temps… (songeur) Comme si la peine de mort était encore en vigueur…
Il repasse ma chemise avec sa lourde main pendant que j’enfile mon pantalon. Arthur qu’il s’appelle. Je l’ai pas créé celui-là. Il existe.
— T’auras pas l’temps de t’bichonner la tronche, dit-il en insistant sur le pli.
— Il me reste des señoritas mais j’ai plus d’aloufes…
— J’en ai ! On en fumera une… oops !... un avant de frapper à la porte. Ya un étage. (savant) J’y suis déjà allé. Tu connais ? (se frappant le front comme au cinoche) J’oubliais que vous vous êtes connus ici… Des années…
— Pas tant que ça si on pense à ce qui reste à tirer avant de…
— (morose) J’connaîtrai jamais ça, tiens… Pourtant j’en ai connu des…
Il se coupe la langue. J’ai pas « bichonné » ma face de rat, mais je me charge du nœud de cravate. Il sourit en pensant à autre chose :
— J’sais comment vous faites avec les fils de l’ampoule… (il mime) Clic ! Clac ! Et l’papier s’embrase. Ça sent quand je rentre ici. Et après cette odeur me poursuit dans les couloirs. (solennel) Mais pour les aloufes, tu peux courir ! J’prends pas ce risque. (sarcastique) T’en avais pas besoin, des fils électriques, toi… Pompeo pourvoyait. (dans le secret) « Allô… ! Pompeo ? J’ai achevé le chapitre suivant… Allô ! Vous m’entendez, Pompeo ? J’ai plus d’aloufes… »
Il rit de bon cœur. Puis son visage se contracte :
— C’est pas comme ces maudits ratons !
On n’en parlait jamais avec Pompeo. On « mettait à profit » ces minutes de cohérence. Et ça avançait. Plus dans mon sens que dans le sien. Mais ça avançait ! Et on était comme des coqs en pâte. Avec tout ce tabac !
— Nous, dit-il, on descend à la première. (il relit sa feuille de route en marmonnant / puis, envieux) Il en a eu de la chance, Pompeo, d’habiter si près de son lieu de travail ! J’suis d’la banlieue, moi, et j’y crève. (me toisant) Tu peux m’croire…
J’enfile, je noue, je brosse, je m’assure qu’il n’a pas oublié les aloufes. Et je vérifie le contenu de ma boîte en fer. Il se penche pour compter :
— Il se fichait pas d’ta gueule, le Pompeo ! Des cubains… Et des meilleurs ! (secouant sa boîte en carton) J’ai pas les moyens, moi… (essuyant une larme de crocodile) Mais je suis bienveillant…
Je murmure un remerciement en forme de lèvre. Il dit on y va et on y va. Le bus est déjà plein. On attendait plus que nous. On a nos places réservées, comme d’habitude. Sauf que cette fois, je ne vais pas à l’hosto pour ajuster le traitement. Je vais à la veillée du mort. Je connais déjà la veuve et les gosses. Je connais même sa table. Ordinaire, mais on s’y attardait et le chef téléphonait des fois que ça se passerait pas comme prévu. Pompeo le rassurait puis raccrochait. Tout le monde savait qu’il me faisait écrire ses Mémoires mais personne n’aurait pu dire avec certitude s’il était satisfait de mon travail. Je n’avais jamais autant bossé. Mais maintenant qu’il était mort j’avais quelque chose à achever, ce qui ne m’était jamais arrivé, même quand j’ai découpé ce corps… Aaargh ! L’inachèvement est un rappel constant à la réalité. Pompeo ne pouvait pas comprendre ça. Il achevait son mois, ses vacances, ses conversations, son crédit auprès des autres… Il avait l’impression de toujours tourner le dos au passé si celui-ci ne contribuait pas clairement à l’élaboration de l’image qu’il voulait laisser derrière lui une fois… mort. Mais pas encore enterré. Il attendait dans un cercueil. Il n’avait jamais autant attendu. Mais cette fois, aucun signe d’impatience. La veuve nous reçu sans cérémonie. Il y avait du monde. Ça sentait le tabac des messieurs et le parfum des dames. Rien sur les sucreries. J’effleurai des soies volatiles. Je voyais le profil de Pompeo, le nez busqué du Basque, les reflets des lèvres pincées, le rouge des pommettes. Tout le monde savait pour les Mémoires. Quelqu’un dit :
— On ne va tout de même pas publier ça !
— Brûlez le manuscrit !
— C’est facile avec des aloufes !
— Vous oubliez les drives… (connaisseur) Il était précautionneux, Pompeo…
— …attentif !
— …prévoyant !
— …proactif !
— …prudent !
— …vigilant !
Ils croyaient ainsi avoir tout dit. Mais le meilleur restait à venir. Ça, ils n’en savaient rien. Ils s’approchaient de moi sans me toucher, bavards derrière leurs masques de chirurgien. Pas une question, rien ! Des allusions. Pas une proposition. Des soupçons. Ils enquêtaient en rond. Flics. Juges. Secrétaires. Camareros. La chambre en perspective. C’est étroit, les HLM. On n’y entre pas tous. Certains restent sur le palier. L’ascenseur gémit. Personne pour demander « qui c’est qu’est mort ». Un ballon rebondit. Où sont les pleureuses ?
— Vous ne prenez rien… ? (large geste de la main, tragique, vers le buffet)
— On peut fumer… ?
— Si vous avez de quoi allumer… (retournant ses poches)
Nous sortons sur le balcon étroit. Même la rue est étroite. Ça purule dans l’étroitesse en bas. On attend le fourgon. Un Mercédès à tous les coups. Pompeo conduisait une merde à la française, avec des pneus étroits et rien pour écouter de la musique. J’ai jamais rien conduit. Je monte et je me laisse emporter. J’ai souvent voyagé loin comme ça. Sur terre comme sur mer. Et des fois en haut, près de la vérité qui nous guette même si on n’a rien fait pour la mériter.
— Vous l’avez connu où, Pompeo ? En Espagne… ? Il y allait tous les étés depuis le premier enfant. C’était en Espagne, n’est-ce pas… ? Il me semble…
On me détaille. Je ne suis pas à l’abri de la critique. Je fume avec style. Je ne crapote pas comme en cellule. Qu’est-ce qu’il était prévoyant, Pompeo !
— Des fois j’me demande s’il pensait s’en sortir… (frissonnant) Ça peut nous arriver… (tremblant) On ne sait même pas comment on va mourir…
— Ni à quel moment…
— Ni à quel endroit… Personne ne peut écrire ce roman. (cérémonieux) Maintenant que je sais, j’écrirai quelque chose sur la mort de Pompeo…
— Mais vous n’étiez pas là ! (un temps) Ce que vous en savez, vous l’imaginerez le moment venu. (certain) Je connais ça !
— Vous aussi… ?
— Vous pensez !
— Mais qui ?
— J’écris Terminus.
— Ohé ! Lisez donc ! Vous avez bien quelques pages sur vous… On vous connaît…
— C’est… provisoire. (énervé) Vous n’y comprendriez rien ! Angèle !
Elle vient à mon secours, écrit-il.
Des jours que je n’ai rien écrit ! Pompeo agonisait pendant ce temps. Comme si c’était hier.
— Goûtez donc un sushi… Votre langue a besoin de… piquant. (impatient) Aaaah ! Cessez de m’envoyer votre fumée au visage. (toussotant) C’est la fumée…
Qui n’en doute pas ? Il y avait bien un chapitre mort de Pompeo puis rites funéraires et enfin retour en cellule. En quoi cela me concernait-il ? J’étais connecté. Ils s’activaient pour déchiffrer. « Vous passerez au cabinet avant d’aller vous noyer dans la bibliothèque… » Injections puis des pages de tentatives vouées à l’échec. Entre le plaisir et l’angoisse. Pas d’autres moyens d’approcher des lieux. J’observais (en attendant) les sushis à odeur de cramouille. Le visage du mort invitait la lumière. Cette manie de supprimer le regard des morts. Toute la personnalité est contenue dans le regard. Comme s’il menaçait de nous condamner à la noyade. Nous pataugeons plus sûrement sur les paupières. Sur la pente du nez réduit à l’horizontale. Lèvres solidement cousues. Et l’anus. Un jabot de dentelle émergeait des parois, à cette distance. Un dernier hommage ? De quels hommages l’avons-nous gratifié ? Jadis et naguère. Draps finement brodés. Appartiennent aux pompes. Tant pour la location et tant pour les achats de rigueur. Pourquoi les gosses s’amusent-ils ? Et pourquoi les laisse-t-on s’amuser ? Pourquoi suis-je venu ? Un dernier regard m’eût invité à continuer. Quitte à l’abandonner à sa décomposition lente. Le bus passera en fin d’après-midi, comme convenu. L’attente. À midi, déjeuner sur le pouce. On arrose aussi. Et on fume mes señoritas. Jolies Cubaines nues des trottoirs. De quoi rêvasser, tournant le dos aux points de fuite qui s’assemblent dans la chambre. Symétriquement la fenêtre. Et le balcon maintenant impraticable. On s’y presse. Pour respirer l’air instable de la rue. Fumées diverses.
— Vous n’avez touché à rien, Arthur…
Elle connaît mon nom. L’autre se retourne et comprend que ce n’est pas à lui qu’elle adresse cette espèce de prière. Je n’ai jamais désiré la femme de l’autre. Ses filles, oui. En vacances après la mort du père. Je me souviens que Pompeo n’osait pas interrompre mes incursions dans son récit. Il ne s’en impatientait pas moins. Il suivait le fil alors que je m’escrimais avec le temps. La mort l’avait rendu perméable. Comment leur dire ce que je savais ?
— Vous auriez pu rester quelques jours, dit-elle.
— Le bus sera à l’heure, dis-je. (l’autre m’écoutait, comme si ma parole contenait les indices de ma culpabilité)
— Arthur vous faisait confiance. (précisons que Pompeo s’appelait Arthur)
— Je ne sais pas si c’était réciproque…
— Oh !
L’ascenseur remonte avec du personnel et d’autres fleurs en bouquets opulents.
— Descendons, dit Arthur.
— Il y a un tabac en bas…
— Ne profitez pas trop de ma bienveillance, Pedro…
— J’achèterai aussi des aloufes. Mais vous les empocherez. Ainsi, tout sera conforme. Et juste. (réfléchissant à cette dernière impression) Enfin… Je crois.
— Pressons !
Cette autre impression, celle de rentrer chez soi. L’odeur du tabac encore indemne. Les pipes. Les reflets de vitrines. Les dégâts pulmonaires et buccaux. Les souvenirs à emporter. La tentation du jeu. Les pièces sonnent sur le comptoir. Des années sans en écouter la promesse.
— Vous charriez. Pompeo souvent vous emmena en promenade au cœur même de la ville. Vous avez l’habitude des jardins et des vitrines. Vous n’ignorez rien des regards. Vous connaissez tout de l’aventure des sorties accompagnées. Cette sensation d’avoir perdu la liberté ! Et de savoir qu’on ne la retrouvera pas avant longtemps. Et que même si ça arrive, le mot liberté aura perdu son sens. Vous vous mettrez à courir après la vie, plutôt.
— Voilà l’entrée du cimetière… Nous sommes à l’heure.
— Comme vous dites !
Point de chapeaux. Des cheveux ou pas. Dépend du vent. Il ne pleut pas. On n’a pas eu un mot pour la pluie. Même le vent faiblissait. Les allées sentent le printemps. Quel ratissage sous nos pieds ! On murmure dans mon dos. Mais je ne suis pas venu pour interpréter un personnage. Je suis là pour me montrer. Moi, l’auteur des Mémoires de Pompeo qui n’est pas mon Ibn Battûta. Des années à égrener sans prières.
*
Pourquoi me racontez-vous ça… ?
— L’épreuve des esprits qui, non contents de ne pas penser comme les autres, en parlent selon leurs modes de raisonnement : Vigny, Mallarmé, Jarry, Pound… Ah et puis merde ! Je n’écris pas pour les clients de vos chanteurs et autres scénaristes du film national !
— Calmez-vous ! (railleur) Vous tenez tellement à réveiller le mort… ?
Croque dans une empanadilla à saveur marine. Dents blanches de l’innocence revisitée. La réinvention est à la mode, mais impraticable. En bas, le mort progresse vers son fourgon. Mais d’où tenez-vous cette lenteur ?
— Je n’ai pas goûté à ces tartines… Cramouille en grains !
— Pourquoi êtes-vous remontés ? (quelqu’un, essoufflé, comme si l’ascenseur était tombé en panne entretemps)
— (lisant) L’ordre de mission est strict : l’itinéraire est décrit. Un aller-retour, mais pas d’église ni de cimetière…
— À quoi ça sert alors ?
Redescend ? Ou disparaît. Ces étages m’étourdissent. Le balcon a retrouvé son ampleur. Les pots ont été entassés dans un coin, le plus sombre. Quel murmure celui qui monte ! Pas encore des chants. Qui ne veut pas entendre crisser le gravier sous ses pieds ? Me penchant :
— Vous êtes sûr d’avoir bien lu… ? (parcourant le texte avec le doigt) Des funérailles sans cimetière, ça ne veut rien dire ! Vous interprétez, Arthur…
— (vengeur) Vous étiez moins fier quand je vous ai réveillé ce matin…
— (blasé) Pfff ! La guillotine…
— Au bout de la nuit… (riant presque) En d’autres temps, vous n’y auriez pas… coupé !
— Descendons je vous prie ! Il y a si longtemps que je n’ai pas assisté à…
— Pas si longtemps que ça… (fronçant) si on tient compte du temps qui vous reste à…
— Je mourrai peut-être avant !
Mais l’argument est usé depuis longtemps. Je ne lui demande pas s’il sait lire. On ne blesse l’autre qu’en visant juste. Or, il sait lire. Et l’itinéraire est précisément décrit. Rien sur le cortège. Il veut téléphoner à la direction. Maintenant il s’est mis dans la tête d’éclaircir cette « question ». Il numérote nerveusement. Attend. Raccroche. Occupé. Il relit. Toujours rien sur la suite à donner à cette incursion dans la réalité. Rien ne dit que nous sommes autorisés à suivre le cortège pour en apprécier les étapes rituelles. Deux grouillots montent des compléments alimentaires. L’ascenseur est en panne. Déposent leurs offrandes sur la nappe puis se caltent, heureux de redescendre, jaspinant. On entend leurs pas dans l’escalier de service. La porte s’est refermée avec cette lenteur.
— Rappelons.
— À ce train…
Suite à ce nouveau contact avec l’administration, nous nous précipitons pour rattraper le cortège. La chaîne qui nous unit cliquète. Des dames se retournent. Ne cliquète pas, chaîne !
— Ils ont amené les desserts, dit-il. (soupçonné) Oh mais nous n’avons touché à rien !
C’est fou ce que nous sommes précis. Comme si ça arrivait tous les jours. Parcours sans faute. Jusqu’au trou qui sent la fraîcheur des racines rompues. Des petits cailloux blancs scintillent sur les parois. Les arbres gémissent. Pas un oiseau pour réveiller le mort. Ni une pleureuse pour signifier. Ce qu’on enterre, c’est la mémoire de Pompeo. J’ai des pulsions d’évasion. La Grand-Peur. Le Hoquet des Immobiles.
— Ils avaient oublié les desserts ? Quel monde !
— J’en ai connu d’autres…
— On ne vous demande rien.
— Parlez plus bas !
Oui, c’est ça. Murmurez le texte. Ceci n’est pas une dissertation. Le coq-à-l’âne n’existe (est possible) que pour refuser de raisonner à propos de ce qui n’a aucun sens.
— La tête qu’il avait quand je l’ai réveillé ! Comme si la guillotine, bien qu’abolie, menaçait plus que son sommeil. (jouant) « Quoi ! Déjà ! Encore un peu, monsieur le bourreau… »
Rires.
Cependant, pas une faute dans le parcours. Des hymnes ont retenti. On peut chanter faux dans le chœur tellement tout le monde chante juste. Qu’est-ce qu’on enterre déjà ? Retour à table, nous déchantons : le vin est bon mais rare. On ne s’empiffre pas. On s’exécute mollement à la mesure de ce qui reste de Pompeo. On ne me pose même plus de questions. On ne veut plus savoir. Mais a-t-on voulu approfondir ? En pleine terre le Pompeo. Le balcon est déserté à quatre heures de l’après-midi. J’y fume. J’ai le ventre plein, mais l’âme claire. Je ne me reconnais plus. C’est compliqué, la mort de l’autre, surtout s’il vous a confié un travail forcément étranger à ce qui vous hante. Combien m’a-t-il payé ? Arthur relit l’ordre de mission : rien sur l’attente.
— Le bus est à six heures. (il consulte) Inutile de descendre. (il cherche le regard de la veuve) Je suppose qu’on peut attendre ici…
— Tu parles d’un enterrement !
— C’est parce que vous n’avez rien d’autre à faire…
Je n’ai rien promis non plus. Je me suis essayé. Mais ça n’a rien donné. Pompeo est mort sans mémoires. Des feuillets remplis de ma propre existence. Et que du passé. Rien sur l’avenir, que si j’en avais eu un, ça se serait lu entre les lignes, non ?
— De quoi vous causez ? (dit quelqu’un) Passé une certaine heure, on ne parle plus de ce qui nous a amenés ici. Ce n’est pas la première fois que…
— Le bus est à six heures…
— (clique sur son écran) Ça fait deux heures à poireauter. (riant en me regardant) Moi aussi je prends le bus, mais c’est pas le même.
— L’heure c’est l’heure. Et la manière c’est la manière. Et quand on est plus là on est plus là.
— Ça ira mieux demain, allez…
Je ne me souviens pas de mes derniers mots (jours). Je veux dire : ce jour-là. Mon salut à la veuve et à ses orphelins. Comme s’il ne tenait qu’à moi de remettre Pompeo sur ses deux pieds. La nuit fut blanche, mais alors blanche ! Avec des trous que si j’avais pu les boucher j’en aurais creusé d’autres pour avoir raison.
*
L’hôpital. L’hygiène. Avec mes petits chaussons bleus, j’entre dans la fin d’un film. Il y a déjà du monde. C’est la fin : je vous ai pas raconté ?
*
* *
Je descends. Et qu’est-ce que je vois ? À peine descendu sur le trottoir, blong ! la porte se referme comme j’aime pas. Et là, en face, la seule vitrine de ma rue me donne le spectacle d’un ciel traversé par une fusée qui monte à l’oblique sans se soucier des nuages et de ce qui s’y passe. Je m’arrête. D’habitude, je vois des meurtres que je n’ai pas commis, voire des représentations de la calamité humaine qui se caresse le nombril. J’en bave. Mais là, j’ai la langue asséchée, malgré le trinc matinal au petit bonheur la chance... « …il existe dans l’ivresse non seulement des enchaînements de rêves, mais des séries de raisonnements qui ont besoin, pour se reproduire, du milieu qui leur a donné naissance » écrit Baudelaire à propos de Poe… c’est l’image de l’Amérique que j’ai gagnée au jeu de l’éducation nationale maternelle. Une envie de remonter me serre le cou comme la corde de la dernière fois… que je suis descendu.
— Vous descendez pas souvent, dites donc… Ne me regardez pas comme ça ! (s’explique en croisant les doigts, pas les bras) On s’attend toujours à ce que le locataire redescende… une fois qu’il est monté comme on s’y attendait. (hésitant) Vous feriez bien de vous chausser…
Donc, je vois Falcon piquer des deux dans un ciel de fin d’été. J’avais jamais vu ça. Ça me suspend. Heureusement, la rue est déserte, à part la saleté des uns et des autres. C’est la vitrine de quelle activité vitale ? J’ai jamais traversé plus loin que la rigole. L’eau y est mousseuse, mais fraîche du matin. Je ne suis pas le premier descendu, mais les autres vont vite. Moi, je n’ai rien à faire, sinon retourner à la Santé en baissant les yeux parce que je me suis bien conduit. J’aime pas être en retard, mais je ne suis pas le premier. C’est pas un boulot. Mais ça m’habitue. Chaque semaine un peu plus. Comme si je préparais un mauvais coup.
— Zavez rendu visite à Arthur ? (elle veut dire Pompeo)
Elle n’attend pas ma réponse et enchaîne :
— Vous l’avez trouvé comment… ?
— J’ai plus de FFP3…
— (cherchant sur les étagères au milieu des fleurs) Il en faut… (trouvant) De toute façon, il est condamné… (en larmes) On n’y peut rien vous et moi !
— J’avais jamais autant pleuré.
— Pauvre Arthur !
Elle a failli dire on s’est aimé mais tout ça c’est du passé et puis on n’en parle plus mais j’avançais tout en racontant ce que j’avais vécu au lieu de ne rien vivre du tout. Je ne lui ai pas parlé de la vitrine ni de sa nouvelle affiche. Je partage avec elle une viennoiserie quelconque, histoire d’en venir à la cigarette d’un coin de mur. Pas de vitrine dans ces conditions. Les murs ne reflètent rien. Les trous sont des ouvertures. L’herbe pousse.
Quand je suis arrivé sous la première tente, un être en combinaison étanche, mais avec une voix féminine, m’a demandé si j’étais Pedro Phile ou Arthur Gordon Pym. Je suis passé dans le sas de désinfection virale. Je me suis senti seul pendant que ça chuintait. Vous êtes toujours là ? m’a-t-elle demandé. Je suis sorti et je me suis rhabillé en prenant soin de ne montrer que mes fesses. Ça renseigne sur rien les taches de naissance. C’est pas le cas des phimosis. La charlotte me pinçait les oreilles n’y touchez pas malheureux ! Ensuite le vestibule est habité par des visiteurs qui ne savent pas si c’est la bonne direction. C’est comme ça qu’on perd du temps, dit-elle, et le temps c’est ce qu’on ne possède pas (elle rit) la dette qu’on va devoir payer une fois que tout ça se terminera ! Je ne sais pas si les autres ont entendu l’ultimatum. Ils n’ont pas l’air. Mes chaussons laissent des traces. C’est pas important ce que vous laissez ici, dit-elle. J’ai vu pire, ajoute-t-elle comme si on était déjà arrivé.
Mais on n’est pas arrivé. Pas encore. C’est la première fois que vous venez… ?
— Ça serait la dernière si vous ne me connaissiez pas…
— Votre ami ne va pas bien du tout…
— Ce n’est pas mon ami… J’écris ses mémoires.
— Il ne va plus en avoir beaucoup quand ça va commencer…
— Vous voulez dire que ce n’est pas fini… ?
— Ce que j’en dis, c’est que j’en sais rien. Par ici !
Un visiteur en forme de voyageur me salue. Je le salue. Je le connais, mais sa tronche ne me dit rien. Les masques ne sont pas transparents. Comment se fier au seul regard. Vous ne vous souvenez pas de moi… ? (n… non) Polopos… la plage… les jeux innocents… pas si innocents que ça… (je vois mais…) J’ai fait quatre ans de taule pour des riens que si j’avais su que c’était des riens j’aurais poussé plus loin la recherche… vous comprenez… ? (n… non… moi-même… mais j’ai fini par la tuer… je ne sais plus si par plaisir ou par calcul préparatoire de plus judiciaires instances… Vous n’avez pas entendu parler de La poupée… ?) N… non… (C’était dans toute la Presse… alors que ce matin, qu’est-ce que je vois dans la vitrine ?) Vous avez une vitrine ? (Je vis chez maman… en attendant de sortir… vous comprenez ?) Non (Je n’ai pas encore payé ma dette…)
— Hâtez-vous, Pedro !
Elle m’arrache des bras de l’inconnu que je devrais connaître. Elle trotte devant moi. Ces tissus ! Ah ! Ça frotte la peau ! Ça ne vous excite pas, vous ?
— Les visages que je devrais reconnaître ne sont pas toujours reconnaissables. Pourtant, Polopos… Les jeux, l’innocence, la première goutte de plaisir, presque par hasard. Vous êtes déjà allée en vacances… ?
— Ne n’en parlez pas ! Je pars seule et je reviens accompagnée… de l’intérieur… (sa tête pivotant pour interroger ma capacité de compréhension) Avortement… finit-elle par murmurer. (soufflant la fumée de sa cigarette sur les gens qui passent) Ah ! si je m’étais laissée faire, je serais à la tête d’un véritable troupeau ! (résolue) Mais j’y vais plus.
— (étonné) Quoi ! Vous n’allez plus en Espagne ?
— (haussant les épaules) C’est au turbin que je vais plus, patate !
Tout le monde rit sans s’arrêter. Ça frotte les index contre les pouces d’un air entendu. Le Monde tel qu’il est. Ce matin, un équipage l’a quitté. Mais pour quel autre travail ?
— Peut-être l’un de ces passants pourrait-il nous renseigner…
— Dites toujours voir si je sais…
— Vous me donnez l’impression de ne pas savoir…
— (colère) Qu’est-ce que je ne sais pas ?
— Où on va. Et si Pompeo est encore de ce monde. Si ça fait, j’ai une vision ce matin. Et au lieu d’assister au spectacle de l’équarrissage d’une poupée comme c’est donné d’avance dès que je mets les pieds dehors face à une vitrine, j’ai vu…
— Parlez, nom de Dieu ! Qu’est-ce que vous avez vu ?
— N’était-ce pas plutôt un enterrement ? (perplexe) Qu’est-ce qu’on fait des morts une fois qu’ils sont morts définitivement… ?
— On en fait ce que la religion ordonne à chacun selon sa race… (doutant) pour ce que j’en sais… (puis retrouvant un semblant d’énergie propriétaire) Mais c’est pas mon boulot. Hâtez-vous donc au lieu de poser des questions à des inconnus qui ne font que passer dans votre existence !
— On dirait qu’ils connaissent les réponses… Mais vous allez trop vite, ma chère !
— Je ne suis pas votre chair ! (amère) Il y a longtemps que ça ne m’est pas arrivé…
— Avec mon phimosis…
— Je vous croyais juif… ou arabe… ou américain… (jouant avec les ciseaux de son index et de son majeur) Faites-vous opérer. C’est pris en charge par l’administration. (réfléchissant) À moins que vous ne soyez castré…
— D’où le phimosis… Je ne me souviens pas d’un phimosis à l’heure de pénétrer leurs petits culs…
— Oh !
Le type qui fait oh ! avec tout le professionnalisme du comédien formé dans le texte est à poil. Elle le croise sans le toucher. Il me dit :
— Je suis mort si je ne trouve pas la sortie.
— Vous ne pouvez pas sortir comme ça !
— Ah ! Monsieur ! C’est comme ça que je sors ! Sinon je ne sais pas sortir ! (malicieux) Et vous… vous entrez… ? (maléfique) Savez-vous au moins où vous mettez les pieds ?
— Et vous, monsieur, savez-vous si Pompeo est mort ou s’il respire encore… ?
— (intrigué) Vous écrivez ses mémoires ou quoi ?
— Qui écrit les vôtres ? dit-elle sans ménager la susceptibilité de cet homme nu que je ne connais pas encore. Cherchez donc plutôt la salle de dissection !
Il s’enfuit, me laissant sur ma faim. Et reprend aussitôt sa marche forcée. Une deux trois ! Valse qui n’en finit pas de tourmenter ma capacité d’abstraction. Je sue dans ma combinaison étanche. J’ai les pieds dans mes liquides.
— Tout le monde les a ! clame-t-elle comme si c’était évident. (puis ralentissant, curieuse de savoir ce qui m’amène en cet hôpital à part l’agonie en route de mon « ami » Pompeo) Moi aussi c’était à Polopos. (distraite) C’est par hasard.
Elle reprend le fil du récit. Les portes passent avec leurs ouvertures ou leurs fermetures. Des lits s’agitent, d’autres ne bougent plus, on voit qu’ils ont bougé, les écrans en témoignent. Voilà comment on passe du cadran à l’écran. Vous voulez un dessin ?
— Il y a belle lurette que je ne dessine plus ! Maintenant, j’écris.
— Les Mémoires de P…
— On va le savoir !
— Qu’est-ce que vous voulez savoir encore ? D’habitude, on écrit des romans pour savoir ce qui se passe. Mais il ne se passe rien ici ! Voilà pourquoi je ne suis pas romancière…
— C’est idiot.
— Quoi ? De ne pas être romancière ?
— Non… Qu’il ne se passe rien alors que tout le monde meurt… ici comme ailleurs.
On touche mon dos sur cette parole, avant que je m’explique plus clairement. Je me retourne. Et je vois quelqu’un que je ne connais toujours pas. Il a ôté sa charlotte et retiré son masque. Il est vieux comme un escalier qu’on n’ose plus emprunter. J’en ai peur.
— Vous avez peur de quoi ? De l’escalier ? De moi ? Ou de l’absence d’escalier dans cet interminable couloir… ? (s’excusant du regard) Je vous pose la question (en fait trois questions) parce que je cherche une réponse (et non pas trois). (curieux comme une pie à la fenêtre) Posez-m’en une autre si vous voulez savoir quelque chose. (minaudant) Des fois, je sais…
— Nous allons voir si Pompeo est encore en état de retrouver la mémoire, dit-elle.
— Quoi ! (m’écriai-je) Il l’a perdue ?
— On ne vous l’a pas dit… là-bas… ? (dit-elle comme si elle ne le savait pas, ce qu’on m’a dit avant de me pousser dehors avec une perm’ dans les mains, comme si je venais de recevoir le corps du…)
Moi (étonné) — On ne me dit pas tout…
Elle (reprenant) — Il a perdu la mémoire cette nuit après une longue crise de délire je vous dis pas ! Ce qui explique les cernes de mes yeux. (furieuse) Vous les avez regardés, mes yeux ? (constatant) Vous vous en fichez, de mes yeux ! Ah ! si je vous montrais mes seins… n’est-ce pas, monsieur le permissionnaire ? Et je ne parle pas de… (tapant du pied) Comme si nous n’avions plus rien à nous dire !
Lui — Quel vaudeville !
Il s’en va sans laisser de réponse. Hypocrite ! Moi aussi j’ai envie de m’enfuir. Profiter de cette permission de sortie pour m’évader. Mais où irai-je, sinon chez maman ? Elle habite un sixième sous les toits. Deux pièces minuscules, très parisiennes. Avec l’éclairage et l’eau. Et un lit pour deux. Avec un matelas à ressorts qui se vengent. Une seule fenêtre sans ciel. Le ciel, pour le voir, il faut descendre et voir la vitrine de l’autre côté de la chaussée. Ce matin, pour changer…
— Vous me l’avez déjà dit, monsieur…
— (dubitatif, regardant autour de moi comme si) Mais vous ne venez pas de l’extérieur… J’ai parlé à des gens (je me souviens maintenant que vous en parlez vous-même) mais ils venaient de l’intérieur. Or vous en venez vous aussi en ce moment. Et vous trouvez illogique qu’il ne me vienne pas à l’esprit que nous nous sommes déjà rencontrés… par hasard ?
— (abandonnant) Si vous voulez répéter… répétez donc !
— Si vous me disiez plutôt ce que vous savez de Pompeo… ?
— Jamais entendu parler…
— (impérieux) Pourtant, monsieur, si je vous ai déjà parlé, je n’ai pas parlé d’autre chose…
— Je vois… (inquiet) Je devrais savoir… (soudain joyeux) Pompeo est mort !
— (horrifié) Mais je ne le savais pas !
Elle me prend tendrement dans ses bras couverts de papier hygiénique antiviral.
— Vous auriez pu l’apprendre autrement. (larmes) Vous n’achèverez donc pas les Mémoires de Pompeo.
— Mais c’est lui qui ne les a pas achevées ! (m’explique) En mourant…
— Vous saviez qu’il allait mourir…
— Mais pas avant ! Après !
Je me jette par terre, prenant le risque de déchirer ma combinaison hygiénique si fragile en ces temps de contagion inévitable, surtout en milieu hospitalier.
— Vous allez tout gâcher ! Relevez-vous !
— Mais à quoi ça sert de se relever si Pompeo est mort ?
— (cherchant) À quoi ça sert ? À quoi ça sert ? Qu’est-ce que j’en sais ? Je ne suis qu’une ancienne prostituée reconvertie dans le travail hospitalier. (didactique) Est-ce que votre poupée est redevenue poupée après l’équarrissage ?
— (bombant le torse) Ne revenons pas sur les conditions du procès, je vous prie, madame !
— Mademoiselle !
Ça fait du bien de se disputer. Après, on achète deux vélos et on part en balade sur les bords de la Seine, bras dessus, bras dessous. On se bécote, de préférence sur les bancs publics pour donner raison à la chanson et mériter de la patrie reconnaissante. On revient à la maison avec des médailles et des linceuls de prix. On a le front rougi par le soleil et les genoux endoloris. Qu’est-ce qu’on s’est déchiré avant ! Et qu’est-ce qu’on s’aime après ! C’est Vathek qui va être jaloux. Il est même pas dans le dictionnaire ordinaire.
— À quoi que vous pensez, Arthur ?
— À rin.
— Comment c’est qu’on pense si c’est à rin ?
— Pourquoi rin et pas autre chose ?
— On en saura jamais rin…
— Pédalons, Simorgue. Qu’est-ce qu’on ferait sans vélo ? C’est que c’est long, d’attendre. Surtout sans rien écrire.
— Mais vous écrivez, Arthur ! Là, ça se voit.
— Mais j’écris autre chose, oiseau de malheur ! (philosophe) Donc je n’écris pas.
— Grammatici certant et adhuc sub judice lis est.
Le voilà, Pompeo. Latinisant. Cultiste mieux que Góngora, Marino et Lyly réunis. Bien vivant. Pas mort. Au bout du chemin habité par les morts. Lande du texte. Il se soulève, les coussins se regonflent. Il cligne des yeux sous la lampe.
— Je suis… Pedro…
— Arthur ? (il est bien mal !) Je ne vois plus grand-chose à part la lumière.
— Et la mémoire, Arthur… ? On me dit que…
— Ça va la mémoire ! (assis, bien perpendiculaire malgré la mollesse du matelas) Continuons !
Elle s’interpose, vivace et claire :
— Mais enfin, monsieur Pompeo ! Vous n’y songez pas ! Votre état… Raoult est confiant…
— Au diable vos alchimies sans verbe ni douleur ! Laissez-moi seul avec… mon Ibn Juzayy al-Kalbi. Nous avons… Arrrgh ! Nous avons…
— Le temps…
— Merci, Pedro !
*
Cette fois la vitrine ne me dit rien du ciel ni de ses humanités. Il est temps de rentrer au bercail. Bises sur les deux joues de maman. Elle ne descend jamais, à cause de ses jambes. Elle glisse un billet dans ma poche revolver. Pour les señoritas. Et pour les aloufes ? Elle ne vous a rien donné pour les aloufes ? Comment…
J’en sais rien. Je ne sais même plus si je fume. Ni même si j’ai fumé. Je descends. La vitrine. L’équarrissage. Le sable censé dissimuler toute trace de mort. Pourtant, elle disparaît bel et bien. J’ai eu beau leur expliquer… Qu’est-ce que vous voyez maintenant dans la vitrine ?
Cadran, écran. Bornes de quelle civilisation dont je suis la mort ? Vitrine dans la descente. Qu’est-ce que vous cherchiez ?
Mais rien ! Je vous assure que je ne cherchais rien. J’étais là par hasard. Je ne m’amusais pas. Rien ne m’amusait. Je ne savais même pas si je voulais posséder. Ou être possédé. Par qui souhaitiez-vous être possédé ?
Je n’y ai pas pensé. À aucun moment. Vous demandez pourtant qu’on vous libère de temps en temps…
Je mettrai ce temps à profit pour… Je rentre au bercail le matin, après la nuit. Vous ne dormez plus. Elle veille dans le même lit, rongée par l’usure de sa propre matière, amère comme la gentiane de ses digestions. Un jour, vous ne reviendrez plus, et alors…
Non ! Je reviendrais toujours. Pompeo n’est pas mort. C’est le couloir qui est long. Et tous ces morts qu’on croise. Ces conversations idiotes. Remarquez bien que je ne dis pas absurde. C’est trop complexe pour théâtraliser. Je mémorialise avec les mots de Pompeo. Mon époque ! Ah ! Mon époque et les basques de mes habits dans le noir de la nuit et la grisaille des jours ! Je ne veux pas mourir seul, m’a confié Pompeo. On n’entre pas dans ces services, dit-elle en collant elle aussi son front sur la vitre parfaitement transparente si on admet que les traces de propreté ne changent rien à nos visions de l’avenir. Nouronihar !
*
* *
Secoue sa vareuse. Gouttes que la secrétaire essuie sur sa peau puis disparaît dans un placard où elle jure. Il trépigne sur la moquette, frotte ses mains l’une contre l’autre, cherche son paquet de cigarettes.
— Vous avez des aloufes, Pedro ?
Je fais signe que j’en ai pas. Mais je tapote ma poche pour signaler la présence des señoritas. Il secoue la main. Il préfère les clopes, referme la porte et vient s’asseoir.
— On en est où ? dit-il (observe sa braise)
— (coupable, tête basse) J’ai… digressé… euh… la dernière fois…
— (net) Vous avez bien fait. Continuez.
— De digresser ? (je constate qu’il a des aloufes mais je ne commente pas le fait qu’il m’a demandé d’en avoir… si j’en avais)
— Il pleut. À verse. Grosses gouttes jaunes. Pas de vent. Je n’ai croisé personne.
— « Il ne pleuvait pas. La brise du matin. Peu d’arbres pour l’apprécier. J’attendais que le moteur chauffe. Une voix synthétique me préviendrait. Ou papa. J’étais le seul voyageur et j’étais proche du terminus. Là-bas, d’autres voyageurs attendaient. Je fendrais leur groupe pas pressé avec mon bagage à la main. C’est comme ça qu’on arrive. Et c’est comme ça qu’on repart. À date fixe. Sauf conduite incompatible avec la liberté relative. »
— Bref, vous attendiez sous le parasol.
— Il n’était pas encore ouvert ! Aucun parasol n’était ouvert. Le barman serait à l’heure. Mais j’ignorais si j’aurais le temps de prendre un café avant de monter dans l’autocar.
— Vous aviez l’heure ?
— Au poignet ?
— Ou autrement. Un des cadrans numériques du tableau de bord…
— (fouillant dans ma mémoire) Je… Je n’avais pas anticipé ce détail… (souffrant de réfléchir à cette particularité) Si ça continue comme ça, je serai venu pour rien !
— Ce n’est pas ce que dit ce document… (lorgnant l’écrit avec délectation)
— (se reprenant) Excusez-moi ! (désespéré) Il y a des détails qui…
— Vous échappent ?
— (approuvant de la tête, sourire forcé de celui qui s’est fait attraper par la queue) Je pense qu’on ne peut pas se souvenir de tout. (attendant une réponse à cette question cachée)
— (négligent) Peu importe. Mais bien souvent, c’est le détail qui alerte l’esprit. (mimant) Attention ! Je suis là !
— Mais vous n’y étiez pas… (encore un cran dans la croissance impérieuse de l’angoisse)
— Qu’est-ce que vous en savez ?
— (soumis) Vous avez raison. (vaincu) Je ne sais pas tout.
Donne à constater que la pluie n’a pas cessé. Installe le silence comme système. Attend. Il enchaîne les clopes. Les écrase dans le cendrier de la veille. Nous nous connaissons depuis des années. Pompeo le surnomme mon Castrateur. Avant, votre prépuce se dégageait à l’érection. Depuis, vous avez un phimosis. (un temps) je suppose que vous ne bandez plus…
— Ce qu’on m’inflige n’est rien à côté de ce que j’ai fait subir à cette fille… Je mérite…
— Vous ne méritez plus rien, mon vieux ! Vous sortirez d’ici détruit et proche de la mort que vous ne chercherez pas longtemps. J’en ai connu…
La pluie têtue de nos conversations.
— Vous avez des aloufes ?
— Je regrette… Je suis venu sans… Je pensais… Mais j’ai mes... dans la poche…
— Je préfère les clopes. Continuez.
— Où en étions-nous ? J’ai perdu le fil…
— Le moteur ronronnait. Question de ne pas repartir à froid. Le parasol…
— (joignant mes genoux) Le barman n’allait pas tarder à arriver. Quelle heure pouvait-il être ?
— Si vous ne le savez pas… Ou si vous avez oublié… (geste d’impatience)
— (perdant ma contenance) Marre de vos didascalies à la Feydeau !
Ça lui en bouche un coin. Il écrit sous la lampe, le bloc de papier sur la cuisse, la cigarette pendante. Il me condamne ainsi à l’attente. La pluie têtue de nos conversations. Vous voulez sauver votre âme ? Vous êtes ici au bon endroit. Je suis à la fois le confesseur et le guérisseur. Deux en un. Janus des proies ! Vous en avez de la chance ! Naguère, on vous aurait coupé la tête. On ne vous a même pas coupé la queue !
— C’est bon, dit-il. Il m’est venu un tas d’idées. (riant) J’ai tendance à les oublier. (cessant de rire) Mais celles-ci ne vous concernent pas. (se remémorant) C’est en venant ici. Sous la pluie. Je me suis abrité (avec d’autres) sous le porche d’une boutique de souvenirs. Certains de ces objets… (plongeant son regard d’aigle dans le mien) Ça ne vous est jamais arrivé… ? Vous savez ? (efforts en série) Mais ça n’a rien à voir avec vous ! Reprenons. (les yeux à la fenêtre dont les vitres sont devenues opaques) Vous avez lu Feydeau (fils) ? (un doigt sur les lèvres) J’ai vu… une fois… Chevalier & Laspalès… Vous savez… ? (tapant sa cuisse du plat de la main) J’ai oublié le titre !
— La chasse.
— En parlant de chasse… Vous savez que Pompeo…
— Est chasseur. Oui, je sais. J’écris ses Mémoires.
— J’avais oublié ! (souriant bêtement) Ce n’était donc qu’une interruption…
— La mort de Pompeo ? (étonné)
— Non ! Ce voyage… en autocar… finalement seul… imaginant le système… pour pallier le manque… d’imagination… Fancy. Continuez. Le barman est-il enfin arrivé ? Je veux dire : avant que l’autocar vous invite à monter à son bord… ?
— Peut-être que les choses étaient écrites. Je me demande parfois si elles ne le sont pas systématiquement.
— Vous y pensiez ? Je veux dire : en ce moment-même… ?
— Je ne peux pas vous dire… J’hésitais…
— Vous étiez sur le point de renoncer à la revoir, n’est-ce pas ?
— Tel était mon projet… initial. Mais ils ignoraient qu’elle était enfermée à l’endroit précis où je me rendais pour vous rencontrer…
— Dans le cadre de cette décision judiciaire d’obligation de soins… (soupirant) Nous ne le savions pas, en effet… Sinon… (se reprenant vivement) Mais ce genre de détail ne relève pas de ma responsabilité ! Je n’avais signé que la partie concernant votre aptitude à voyager sans accompagnement… quoique nullement sans contrainte…
— Je n’avais pas d’aloufes… du moins au départ… Vous connaissez la suite de l’histoire… C’est paru dans la Presse…
— Hélas ! Hélas pour l’Institution. Mais surtout hélas pour moi. (chuchotant, cigarette au bec) Vous savez peut-être que j’ai été inquiété… ?
— Je m’excuse…
— (reculant, la fumée suit son visage grimaçant) Ne vous excusez pas… mais vous m’avez joué un sale tour qui… (presque menaçant) qui aurait pu me coûter cher… très cher ! Heureusement… (par dépit) Ah et puis n’en parlons plus. Revenons plutôt à nos moutons.
— (inquiet) Je ne sais pas si je pourrais éviter le sujet… puisque ce voyage a réellement eu lieu…
— Je ne vous dis pas le contraire… (soupir) Mais passons sur votre ruse… (puis) Mais comment avez-vous appris qu’elle était enfermée ici… ? Pompeo ?
— (battant la vitre froide) Maintenant qu’il est mort… Quelle importance ? (silence, puis trois croches de toux nerveuse, sèche) Je n’écris plus ses Mémoires…
— Ah bon… ?
— Sa veuve… (impatient) Ah et puis parlons d’autre chose…
— (patient) Une autre fois…
— (définitif) Jamais ! (un temps, fumée, grattements phosphoriques, toux plus grasse que d’habitude, froissement d’une feuille qui entre en silence dans une corbeille) Le barman…
— Est enfin arrivé ! (jouant dans la lumière dansante de la fenêtre) Le parasol enfin ouvert. Car dès le matin, le soleil harcèle son client. Il propose un café et vous acceptez un petit supplément de viennoiserie. Le moteur tourne au ralenti. On sent la chaleur du diesel. La brise en est chargée. (constatant) On a tous vécu ce genre de chose. Un jour ou l’autre. Ces attentes. Sur le quai ou à la terrasse d’un café. La pluie qui vous force à vous insérer dans la foule des porches boutiquiers. On se promet que ça n’arrivera plus et ça arrive au moment où on s’en passerait !
— Mais je n’attendais pas le barman ! (réfléchissant au fond) Pas même l’autocar…
— (soudain alarmé) Vous renonciez à la revoir ! (il note, balançant sa cuisse, la chaussette est descendue sur la cheville)
— (énervé) « J’avais tout de même le droit de ne rien attendre ! Seul l’autocar m’en imposait. Mais pour l’instant, aucun signe d’embarquement immédiat. Et pas de barman à l’horizon. Le parasol était fermé. Pas de rosée à la surface du guéridon. Je n’avais plus d’aloufes. Personne n’en avait parce qu’il n’y avait personne. Les rideaux étaient fermés. Pas de tourniquet sur le trottoir. Des affiches, oui. Mais elles n’attiraient pas mon regard. »
— Parce que vous attendiez…
— Je vous dis que je n’attendais rien ! (poings fermés)
— (incrédule) Si vous le dites…
— C’est alors qu’elles sont descendues de l’autocar…
— Mince alors !
— « Je ne les avais pas vues y monter. J’en ai eu le souffle coupé. À quel moment sont-elles montées à bord ? me demandai-je en même temps. Autrement dit : que s’est-il passé sans moi ? »
— Bien dit* ! (*écrit)
— Elles approchaient. L’une contre l’autre.
— Mais bon sang qui étaient-elles ?
— Comment voulez-vous que je le sache ! Je ne les connaissais pas. La femme portait un léger manteau par-dessus sa robe d’été. Elle n’était pas coiffée. Ses cheveux dans la brise… Aaargh ! « Une blondeur que le soleil explorait jusqu’à la racine du cuir. Des jambes de rêves… jusqu’à mi-cuisse. Chaussées de sandalettes aux lanières d’un blanc parfait et verni. »
— Une vision érotique… Je vous connais. (en aparté) Depuis le temps… (envoyant la bouffée le plus loin possible dans ma direction) Et l’autre ? Comment était-elle ? Brune ? Noire ? En habit de soirée. (ironique)
— (haussant les épaules) Ce n’était pas une femme…
— Vous avez dit « elles » ! (après réflexion) Si ce n’était pas un homme, c’était donc… Oh !
— Une fillette en âge de se donner à Dieu pour la première fois. (revois la scène avec joie non dissimulée)
— Heureusement sa mère l’accompagnait ! (rectifiant) Je ne veux pas dire que… Sinon jamais je n’aurais contresigné cette autorisation de sortie… (comme s’adressant à sa hiérarchie) Vous pensez ? (enchaînant) Et ce barman qui n’arrive pas ! (inquiet) Il n’arrivera jamais, n’est-ce pas ?
— « C’est fermé ? me dit-elle. (la fillette regarde ailleurs)
— Je ne sais pas à quelle heure ça ouvre… Peut-être pas aujourd’hui…
— Ils ouvrent tous les jours l’été, dit la fillette.
— Je t’ai déjà dit qu’on n’est pas en été ! Ah ! Tu insistes !
— On est pourtant en vacances… (insiste-t-elle)
— Certes, dis-je sur un ton professoral. Mais ce ne sont pas là des vacances… d’été.
— Je devrais être en train d’étudier les maths en ce moment…
— Tu te rattraperas… Oh ! (à voix basse) Ce monsieur n’a pas besoin de savoir.
— (indiscrète) Il a un bracelet à la cheville.
— Asseyons-nous plus loin.
Elles traversent la terrasse et s’installent le plus loin possible de moi. La fillette veut savoir ce que j’ai fait de mal pour mériter ce bracelet. Elle aussi est connectée, mais elle se sait maîtresse de la communication. Ça la rend volubile. Comme si elle m’invitait à participer à leur conversation, si on peut appeler ça comme ça, vu que la femme ne parle pas, menaçant de fermer la bouche de la fillette si celle-ci ne se calme pas. Elle est excitée depuis le début du voyage, n’arrête pas d’importuner les gens, pose des questions que lui suggèrent les réseaux, « me met la honte » dit la femme en tournant la tête pour que je ne voie pas son visage. Elle consulte sa montre entre chacun de ses mouvements. La pipelette lui fait judicieusement remarquer que ce n’est pas comme ça qu’on accélère le temps.
— Tu m’agaces ! Cesse de te trémousser ! (jetant un regard autour) Il n’y a rien d’ouvert. Je ne sais même pas à quelle heure on démarre… (elle s’apprête à pleurer mais retient la larme et la secousse)
— L’horaire est dans ta poche… Je n’imagine pas un retard. Nous sommes en avance, c’est tout. Demande au monsieur… (se tourne vers moi et m’adresse un sourire)
— Laisse le monsieur tranquille !
— Sa montre est à l’heure, j’en suis sûre.
— Je n’ai pas l’heure, dis-je par-dessus les guéridons qui rutilent dans la lumière rasante.
— Ce n’est pas l’heure qu’il est qu’on vous demande, mais l’heure du départ. (dit la fillette)
— Ça dépend où vous allez…
— Il n’y a qu’un autocar… Vous en attendez un autre ? (secouant la manche du manteau) Maman, il y a peut-être un autre autocar… (à moi) Nous ne voudrions pas nous tromper de voyage…
— La route n’a que deux sens. (toujours professoral) D’où venez-vous ? (elle indique d’où je viens) Dans ce cas nous allons voyager ensemble.
— On ne se connaît pas. (la femme frémit) Mais qui se connaît en voyage ? Vous avez lu Le crime de l’Orient-Express ?
— Toi non plus, dit la femme. Tu ne sais pas lire assez bien pour…
— Mais c’est un homme ! Les hommes savent lire.
— Je ne l’ai pas lu. Mais j’ai vu le film.
— Moi aussi, avoue la fillette en rougissant.
— Tu vois, constate la femme. Je t’avais prévenue. Maintenant, cesse d’importuner ce monsieur et regarde ailleurs. (éblouie) Le soleil se lève… (elle ferme les yeux) Nous arriverons avant ce soir.
— (corrigeant) Avant midi, dis-je (sur le point de lui demander si elle a des aloufes.)
La fillette — J’aurais préféré voyager toute la journée…
La femme — Et bien tu voyageras jusqu’à midi, voilà tout !
La fillette — Tu m’avais promis…
La femme — Ne recommence pas, je te prie ! (se penchant, à voix basse) Et puis cesse de minauder devant ce monsieur ! Tu ne sais pas pourquoi il a un bracelet.
— Je finirai bien par le savoir !
Bizarre que juste à ce moment le moteur s’arrête. Il envoie une grosse bouffée de chaleur. La femme évente son visage. La fillette en profite pour me rejoindre, mais à une distance qu’elle estime raisonnable.
— Que se passe-t-il ? s’écrie la femme.
— Comment tu t’appelles ?
— Arthur Gordon Pym.
— Moi c’est Jenny.
— (sursautant) C’est impossible !
— C’est impossible quoi ? »
— Elle a raison, dit-il. (toujours la pluie)
— Dites plutôt que vous lui donnez raison !
— Qu’allez-vous imaginer ? Vous n’êtes pas Arthur Gordon Pym. Elle le sait.
— Elle n’a pas pu lire ma Narration ! Elle n’a pas fait sa première communion. Je ne m’adresse pas aux enfants tout juste bons à comprendre Potter (Beatrix).
— Pourtant… je la devine sur le point de déchiffrer le moindre de vos messages subliminaux… À cet âge, vous savez, ma sœur… (retourne dans le passé juste le temps de s’en dépêtrer, ce qui agite sa clope de haut en bas, puis décontenancé) Bon, bon ! Continuez.
« La femme s’est levée, les mains sur les hanches. Elle semble vouloir s’élancer vers l’autobus, mais elle ne bouge pas, appuyée contre le guéridon qui penche.
— Que se passe-t-il ? dit-elle d’une voix fluette. Nous ne partons plus ? (se tourne vers moi) Vous en savez peut-être plus que moi ? (soudain dans le doute, ce qui paralyse ses joues roses) Je me suis peut-être trompée d’arrêt… On m’a pourtant dit, à l’agence… Qu’est-ce qu’ils vous ont dit, à vous… ?
La fillette est déjà assise près de moi, non pas de l’autre côté du guéridon, mais à ma droite, secouant ses jambes sous la chaise dont elle étreint les accoudoirs comme si elle craignait d’être emportée par la brise. La femme s’approche à son tour :
— Pourquoi font-ils tourner le moteur si on ne part pas ? Vous le savez… ?
— Je suppose qu’il a calé. Ça arrive. Le système doit être en train d’y penser.
— Ça défile dans sa tête, dit Jenny.
— Il m’a appelée Jenny.
— Tu t’appelles comment, petite gourde ?
— Jenny.
— Alors ne t’étonne pas qu’on t’appelle Jenny si ça n’est plus un secret ! (franchement irritée) Je ne comprendrai jamais rien à ces histoires de moteur !
Moi — Je ne sais pas quand on démarre. Je… (manque didascalie) Je me croyais seul et…
Elles — Vous ne l’êtes plus.
La femme s’assoit à ma gauche. Ham on Rye. Le soleil entame une oblique lente à travers les arbres et les structures métalliques d’un marché de plein air.
Moi — Je ne suis jamais venu ici.
Elles — C’est la première fois.
Moi — Je me demande si je ne vais pas attendre l’autocar du retour…
Elles — C’est le même.
La femme — Je serais seule alors…
La fillette — Je ne sais pas où je vais mettre les pieds…
La femme — C’est nécessaire.
La fillette — Et vous, Arthur… ? C’est nécessaire ?
Moi — Je n’en sais rien.
La fillette — Parce que si ça l’est, il faut remonter dans l’autocar avec nous. (triste) Mais je suppose que vous ne resterez pas. Comment s’appelle-t-elle ?
La femme (sursautant) — C’est peut-être un garçon !
Moi (rectifiant) — Non, non, madame ! Ce n’est pas mixte.
La fillette (déçue) — Qu’est-ce que je te disais ? (furieuse) Mais tu le savais déjà !
La femme croise ses bras sur le guéridon et y enfouit sa tête. Ce brasier d’or me donne le vertige. J’éprouve le besoin d’y fourrer ma main, mais je me retiens (sans doute grâce à vos soins, docteur). La fillette (Jenny) m’observe en silence, ayant cessé de balancer ses jambes. »
— Je constate que vous cherchez désespérément à ralentir le récit, Pedro. Voulez-vous que nous réfléchissions ensemble à cette tentative, selon moi, de donner un sens au moindre détail qui vous vient à l’esprit et une chance de paraître à ce qui se dissimule encore comme si ces contenus narratifs ne vous appartenaient pas ?
— Vous avancez plus vite que moi, docteur… Ou vous vous trompez de chemin.
— Nous verrons bien à l’arrivée…
— Il en était question ! Et ce satané moteur qui ne repartait pas ! Pas même une sollicitation du démarreur ! J’avais une sacrée envie de me mettre au volant à la place du système qui me tape sur les nerfs. J’aurais vécu à une autre époque… mais non. On ne peut pas empêcher ces fornications. Elles vous précèdent, par définition. Et ensuite vous passez votre temps à tenter de les imiter. Avec ce que ça suppose de perversion. Et de questions à ne pas poser pour savoir de qui l’impose à l’existence. Et maintenant cette tentation ! Forcément, sans queue ni couilles !
— (peut-être déçu, en tout cas attentif à ouvrir le parapluie si jamais) Vous me comprendrez, Pedro, si je me vois dans l’obligation de signaler ce comportement à vos gardiens…
— Pompeo savait. (avec une pointe de reconnaissance) Mais il n’en a jamais parlé à personne qu’à moi-même !
— ¡No me digas !
*
* *
— C’était le matin…
— (interrompant) Le matin ? (inquiet, jetant des regards fureteurs autour de lui) Nous avons donc passé la nuit… ici… ? (l’autre n’a pas l’air étonné) Nous avons donc dormi… dans le même lit… ?
— Il n’y a pas d’hôtel ici. On dort chez l’habitant. Ou sur un banc.
— Pas de plage non plus en attendant les sirènes… (hilare) Je veux parler de celles qui réveillent la ville…
— Il n’y a pas de ville ici. Personne n’habite. Il faut rejoindre un des hameaux qui…
— Nous avons donc marché sur un de ces chemins pierreux… La nuit tombant… euh… je suppose… Et elle ?
— Vous voulez dire « elles » ?
— On imagine mal une fillette s’éloigner du giron de sa mère alors que la nuit… (s’étirant, car le barman n’est pas arrivé)
— Il n’arrivera pas, dit la femme. (coiffant les boucles blondes) Il arrive toujours après le départ de l’autocar.
— Vous avez l’habitude… Déjà venue ici ?
— C’est le dernier arrêt avant… (le peigne en l’air, pensive)
Moi — Mais rassure-toi, pitchoune, on reviendra… (la fillette essuie une larme)
Elle (la fillette) — Vous parlez seul. Je vous ai entendu cette nuit.
Elle — Nous occupions la chambre voisine. (fixant le peigne dans la chevelure) Je ne dis pas ça pour expliquer… (toussotant) Il ne s’est rien passé… (changeant) Très sympathique, d’ailleurs, nos hôtes, vous ne trouvez pas… ?
— Ils ont chanté jusqu’à trois heures du matin. (je n’ai pas d’aloufes)
— J’ai chanté avec eux, dit la môme.
— Sous les draps, précise la femme.
— Mais des fois, continue la fillette, quand on a envie de dormir, ça dérange. (angoissée) J’espère que là-bas… où je vais…
— Tais-toi donc ! Tu déranges le monsieur…
— …qui a un bracelet à la cheville…
— Ça ne te regarde pas. (se tournant) Elle a besoin d’un petit déjeuner…
— Moi d’aloufes !
Je ne sais pas avec qui je parlais avant qu’elles arrivent. Je suis sorti de mon lit avant tout le monde. L’horizon était à peine phosphorescent. Je n’ai pas trouvé d’aloufes. Ça devient une obsession ! Je veux dire : maintenant que j’écris. Sur le moment, je ne me souciais guère de mes obsessions. Mon cerveau reprenait sa marche narrative après la confusion organisée par le rêve. J’avais besoin d’une señorita. Mais sans aloufes… Je n’ai pas osé entrer dans la cuisine : le petit déjeuner n’est pas compris. Je ne me demandais pas pourquoi la Compagnie nous contraignait à passer la nuit chez des inconnus. Un rackett. Comment expliquer cette nuit autrement. Il n’y avait pas d’animaux dehors. J’ai longuement observé la surface d’une écorce pour en dénicher. J’ai soulevé des parcelles mais rien. Plus loin, le puits glouglotait. En m’approchant, j’ai nettement distingué le ronronnement têtu de la pompe. La brise agitait les feuilles ou les envoyait en l’air. Cette angoisse ! Vous pensez bien que l’Institution n’est pas mixte ! On ne franchit d’ailleurs pas la grille…
— C’est un couvent !
— Ni un pensionnat ! La pauvre (en parlant de la fillette ici présente) ne sait pas ce qui l’attend. L’excision est chimique. (philosophe) Soit vous renoncez au plaisir par un effort sur vous-même, soit on procède à votre neutralisation sans vous demander votre avis. Sinon, vous menez une existence cachée parallèlement à celle qui fait qu’on vous reconnaît. Franchissez la limite et vous verrez !
— Pffff… Si je dissimule ma véritable nature, quel témoin s’apprête à signaler mon comportement déviant ? (sûr de lui) Je ne fréquente pas ces gens-là !
Coupez. Fondu. Le visage de la môme vieillit aussi lentement. Une sensation de resserrement ne dit pas son nom. Je frappe la table pour singer le touriste impatient qui veut être servi avant la fin des vacances d’été. Elle rit de bon cœur. Complicité des voyages. Elle veut voir de plus près la led qui clignote vert à ma cheville. Je lève le pied à la hauteur de ses yeux. Elle lit la marque déposée. La répète comme si ce mot lui rappelait quelque chose. Playmobil. Regrette l’absence d’écran. On ne fait plus rien sans un écran sous les yeux. Et tout ce qui n’en comporte pas paraît suspect. Pourquoi l’enferme-t-on ? Quelle sentence l’isole ? Ils ont prévu un modèle junior. Ils ont tout prévu.
Coupez. Zoom sur le visage de la mère. Elle attend le barman, y croit. Ses mains ne tiennent pas en place sur ses genoux. Oiseaux de proie. Les jambes sont croisées sur cette ouverture. Le pied s’agite. Elle n’a pas d’aloufes.
— Si j’en avais…
J’ai connu des moments où l’attente est « merveilleuse ». Mais je ne sais pas si le mot « merveilleuse » est celui qui convient une fois que je suis passé à l’acte. Je n’ai pas recommencé depuis. Soudain, le moteur repart. Joie.
— C’est presque l’heure, dit la femme. (hésitant) Je ne sais pas si nous avons le droit de monter maintenant…
— La porte est fermée…
— Non ! Elle s’ouvre…
— Cela veut-il dire…
— Que voyez-vous ?
— Sans chauffeur…
— Cette idée de supprimer le chauffeur !
— (non syndiqué) Sale boulot !
— Qu’est-ce que vous en savez ?
Fillette — J’ai l’impression qu’on attend quelqu’un…
Mère — Il parle seul quand il n’est pas si seul que ça…
— Chuuut ! Quelqu’un !
— Nnnnon… Personne !
— Va voir si on peut monter.
— Je demande à qui ?
— Tu ne demandes pas. Tu observes.
— Et si on me pose des questions… ?
— Réponds ! (grinçante la mère) Tu trouveras bien quelque chose à dire…
La fillette va, jette un œil dans l’autocar, impossible de constater qu’elle a peur à cause de la distance qui nous sépare maintenant que je suis seul avec sa mère. Nous passons un moment de crispation qui décroise ses jambes et m’oblige à étreindre les accoudoirs craquants. La fillette prend son temps. Elle se penche dans l’ombre sans toucher aux marches. Sa chevelure coule dans ce noir. Elle a oublié ses sandalettes sous la chaise.
— Elle a vu quelque chose, dit sa mère qui la connaît comme si elle était sa sœur.
— Il n’y a pas de chauffeur, dis-je. (me penchant moi aussi comme sur une gravure) Vous ne me demandez pas pourquoi je porte un bracelet… ?
— (haussement d’épaules) L’Institution pénitentiaire sait ce qu’elle fait.
(j’ai envie d’en parler… Pompeo ne m’écoute pas… Il ne parle que de lui… de ses enfants… de ses femmes… de ses erreurs… ses voyages… ses idées politiques… ses voisins… je prends des notes pour l’instant… il dit « vous n’écrivez pas de phrases ? » / verbes à l’infinitif… comme Tarzan ou l’Indien… pas le temps… il va mourir avant… je conjuguerai après… jamais écrit dans ces conditions… il en a conscience… il me pince chaque fois que j’évoque mon passé… celui de mes rencontres… fortuites… nous sortons pour que ça arrive… on recommence et quelquefois… seulement quelquefois… Nadja… me voici déchiffrant une énigme poesque… « vous habitez chez vos parents ? » / à cet âge, monsieur, où voulez-vous que ÇA habite ? / la bibliothécaire a les jambes torses et elle s’en fiche… elle gratte ses mollets et y laisse la trace de ses ongles rouges… « si vous vous intéressiez à moi ? » dit Pompeo… l’Institution pénitentiaire sait ce qu’elle fait… je ne sais pas ce qu’implique mes actes au moment de les commettre… « je comprends… » / « écrivez ce qui vous passe par la tête / ne revenez pas sur la ponctuation / ne conjuguez pas / ne travaillez pas l’épithète au couteau / laissez-vous pénétrer par les fluides narratifs / vous comprenez où je veux en venir ? » / des kilomètres de considérations romantiques… « pour en arriver là ! » / « tu parles s’ils savent ce qu’ils font !... ils n’attendent rien… ils enferment ou tuent… inhument des passés… numérotent des tragédies… coupez !... fondu au noir / puis saccades des plans citadins : quais, places, terrasses, portes cochères, des feuilles parce que c’est l’automne… « Arthur ! vous n’écrivez plus ! et moi qui parle ! sous le regard incrédule de cette classificatrice-conservatrice des lieux… fantasme courant chez le taulard… vous avez des aloufes ? » / molle Molly la moule au lit… « vous lisez ça ? » / comme si j’étais censé lire autre chose de moins adapté à ma situation… « si nous sortons ensemble, je vous préviens : pas de… » / nœud coulant des arrivées et des départs… nous traversons des stations… guichets des robots indexeurs… « on se prend quelquefois à leur parler d’autre chose… pas vous, Arthur ?... reprenons… » / j’avais la vocation… « encore faut-il construire… » / « qui est-ce… ?
(la fillette revenant sans sautiller))
Des fois il y a quelqu’un qu’on ne s’attendait pas à y trouver…
— Vous voulez dire que le désir consistait à s’y attendre…
— Mais parle donc ! Qu’est-ce que tu as vu ?
— Rien ni personne !
— Encore un coup pour rien ! (désabusée) Je n’ai jamais su jouer…
— J’en sais quelque chose !
— (moi, impatient, sans horaire) On ne sait jamais à quoi s’attendre avec eux ! Ce n’est pas faute de s’efforcer à les comprendre… Ce temps perdu à se demander ce qu’ils veulent ! (rageur) Je ne sais pas ce qui me retient !
— Tout doux !
Je quitte ma chaise. M’éloigne un peu sous les arbres. Aspire l’air de l’ombre, suffoqué. Bientôt il fera si chaud…
— Les autocars sont climatisés, dit la gosse.
— Tu n’en sais rien…
— J’imagine…
C’est en poussant plus loin, mais dans la direction opposée à l’endroit où se trouve l’autocar (ronronnant), que je vois l’inconnu (un homme à en juger par sa façon désinvolte d’user de sa cigarette : s’agit-il d’un señorita : il a des aloufes ou vient en chercher : sinon il a sa braise incandescente quand il traverse l’ombre des mêmes arbres : j’extrais une señorita de ma boîte) s’approcher d’un pas tranquille comme s’il connaissait l’horaire et qu’il allait voyager avec nous : la question se pose : qui prétend-il rencontrer là-bas ?
— Vous ne vous souvenez pas de moi ? dit-il en me proposant sa braise sur la seule sollicitation de ma señorita que je tiens à la hauteur de mes lèvres.
— (cherchant, façon temps perdu) Nnnnon… (puis changeant de sujet) Vous prenez l’autocar ?
— Pour aller où, mon vieux ? (il rit, ôtant son chapeau puis le remettant)
— Je croyais… Votre sac… de voyage ou de sport… ?
— Je ne savais pas qu’il y avait un arrêt d’autocar ici… Vous attendez ?
— Il n’y a plus d’arrêt entre ici et le… terminus. (voix tremblotante sur ce mot)
— Vous resterez longtemps… (attendant ma réponse sans signe d’impatience)
— Il n’y a rien, là-bas, pour rester… On revient le soir même.
— Vous avez pourtant passé la nuit ici… (expliquant) J’ai dormi à la belle étoile. Réveillé ce matin par des écureuils. Pas de rosée comme sur la côte. La poussière. J’en avais plein la bouche. Puis je suis tombé sur une fontaine publique. (souriant) Vous n’aimez pas ces inscriptions dans la pierre au-dessus du jet ? Sagesse populaire. C’est ainsi qu’on écrit des chansons. (coup de menton vers la mère et sa fille) Madame, je suppose ? Et une bien charmante petite fille… (s’approchant encore, à moi) Elle vous ressemble. Même pincement des lèvres à l’approche de l’inconnu…
Moi (grave) — Nous voyagerons ensemble, pas plus. (in petto) Hier, j’ai voyagé seul… enfin… j’ai fini le voyage seul… il y avait du monde… (comptant sur mes doigts) Tous descendus d’une manière ou d’une autre… Puis…
— La nuit. Je sais. Moi-même. Mais sans autocar. Ni personne.
— Vous allez où ? demande la fillette.
La mère — Sans indiscrétion… ?
Lui (amusé) — Monsieur ne se souvient pas de moi. (très amusé) Pourtant…
La mère (torturée) — Ça arrive à tout le monde…
Moi — Au fait… Je ne vous ai pas demandé comment vous êtes arrivées ici… toutes les deux ?
La mère (irritée) — Ce monsieur dit vous connaître et vous avez vraiment l’air de vous en ficher ! Moi, si ça m’arrivait… si le passé… sans signe prémonitoire… Aaaaaah !
— Je suis… Patrice de la Rubanière…
Lui ! J’allais dire… écrire : encore lui ! Mais je ne perdis pas ma contenance, pas plus ce jour-là : ce matin-là que naguère. La fumée m’aidait à mettre de l’ordre dans mes pensées. J’en éprouvais la braise sur ma langue.
— Il a des aloufes, constata la fillette.
— Vous n’avez pas d’aloufes, madame ?
— Je ne fume pas…
— Plus, précisa la fillette.
— Vous faites bien, dit Patrice de la Rubanière.
— Vous pouvez attendre avec nous, dit l’enfant.
— Mais voyons, aaaah ! Monsieur n’attend peut-être pas ! (au monsieur) Elle se mêle toujours de ce qui ne la regarde pas. Veuillez…
— Ça ne me déplairait pas d’attendre en si jolie compagnie.
Le voilà avec la fillette sur les genoux.
— Tu n’as pas de bracelet ? dit-elle.
— Je n’en ai jamais eu !
Moi (sarcastique) — Pas vu, pas pris !
Lui (didactique) — Je n’ai jamais supporté ces accessoires. Ni bagues, ni bracelets, ni colliers.
Elle — Encore moins des piercings, je suppose…
Lui — Rien ni sur ni dans ma peau.
Elle (la mère) — Vous seriez bien embêté si…
Moi (idiot) — Encore faut-il se faire prendre la main dans le…
Lui (modérément joyeux comme il sait l’être si son intelligence prend le pas sur ses sens) — Ce cher Pedro…
Elle (la fillette, soudain soupçonneuse) — Il s’appelle Arthur…
— Je m’appelle comme je veux !
— Tu t’appelles Playmobil ! Ni Arthur ni Pedro !
— Personne ne s’appelle comme il veut, dit la mère. (douce) Mais chacun peut créer son personnage comme ça lui plaît, n’est-ce pas monsieur de la…
— Rubanière. (simple) Rien d’aristocratique. (nostalgique) Mais ne me demandez pas l’origine de mon nom. (à moi) Je n’en sais rien… mais qui est le personnage : Arthur Gordon Pym ou Pedro Phile ?
— Pompeo !
Là, j’ai répondu du tac au tac. Je n’en suis pas peu fier. Il accuse le coup. Puis reprend :
— Je sais, je sais. Vous écrivez ses Mémoires. On en parle au palais.
Fillette (sautant de joie) — Je te l’avais dit que c’est un prince !
Moi (tempérant) — Je n’irai pas jusque-là…
La mère (un doigt interrogatif sur son menton) — Pedro Phile… Pedro Phile… Ça me dit quelque chose… (sévère soudain) en rapport avec ce bracelet, I presume…
Moi (rhétorique) — Comment voulez-vous qu’une enfant de cet âge ait pu lire la Narration ? Je vous jure…
Fillette (rieuse) — Ah la la ! Ces mamans !
— Et moi alors ? dit Patrice de la Rubanière.
Il écrase son mégot et avoue aussitôt qu’il n’a plus d’aloufes. Il désigne ma señorita encore brûlante. Je souffle sur la braise comme si je m’apprêtais à donner du feu. Mais il n’a plus de cigarettes. Or, dit-il, je ne fume pas le cigare.
— Ça pue, dit la fillette en se pinçant le nez.
— Question de goût., fis-je. Mais si ma fumée vous dérange…
— Non, non ! Restez, Pedro, dit Patrice de la Rubanière. Je vais rester moi aussi. Jusqu’à ce que l’autocar démarre.
— Il démarrera bien à un moment ou à un autre… dis-je.
— Encore heureux !
— Mais personne n’a idée de l’heure…
— Vous feriez peut-être bien de monter… Je monterai moi aussi.
— Mais si l’autocar démarre pendant que vous êtes dedans… ?
— Ça m’est déjà arrivé.
— Et vous êtes parti ?
— C’est toujours comme ça que je pars.
Il en étonne plus d’une, le Patrice de la Rubanière. Pas de café non plus. Le barman arrive toujours après le départ de l’autocar. Et si on est monté dedans, est-ce qu’on attend qu’il arrive ?
— Vous ne m’amusez plus, dit la femme.
— Désolé. (rire) Je suis meilleur quand j’écris les Mémoires de Pompeo.
— Qui est Pompeo ?
— L’endroit n’est pas le mieux choisi pour…
De nouveau seul. Je les ai perdus. Comme dans le rêve. C’est que dans la journée je m’efforce de laisser mon cerveau agir comme il sait si bien le faire la nuit pendant mon sommeil. Hélas, la nécessité de penser et d’agir finit toujours par s’imposer, et pas seulement s’il s’agit de trouver du feu. De plus, un bracelet vous contraint à numéroter vos abattis. La forêt est si dense ! À la ville comme à la campagne. Sur mer et plus haut que le regard ne porte. On ne vous laisse pas tranquillement assis sur un banc ou sur un rocher. Les gens passent. Les chiens vous reniflent. Les oiseaux vous imitent. Et nous ne possédons rien que l’existence. Pas même le bien des autres, même si quelquefois l’illusion est parfaite. On ne risque pas de se perdre. On entre ou on sort. Et entretemps, l’interstice ne laisse pas passer les corps. Voilà ce qu’il est possible d’y insérer : l’activité cérébrale dite automatique, de jour comme de nuit, avec ou sans les autres.
— Ça serait quand même chouette si vous veniez avec nous ! exulte la fillette.
— Il n’a pas de billet, dis-je pour couper court.
— Il y a bien un distributeur à l’intérieur, suggère la femme.
Moi (colérique) — Mon papa ne vend pas des voyages ! (tentant de me contenir) Il n’a jamais rien vendu. Ni donné. Il y a toujours eu cet écran. Ce clavier. Puis, avec l’évolution technologique, la voice, le touch. (à la fillette, avec tendresse) Tu connaîtras d’autres progrès. Le cerveau sera de plus en plus imité. Que d’observations en marche ! Que d’expérience ! Et sans le recours à la poésie de nos vieux, crois-moi !
— Tu seras mort.
— Il y a un tas de choses que je veux faire avant de mourir…
— Je ne peux rien pour toi.
— Oh ! si, que tu peux !
*
* *
« Le 3 septembre 19.., Pedro Phile fut transféré de la prison de Carabanchel (Madrid) à celle de la Santé (Paname). Il fit un beau voyage. En compagnie de trois policiers en civil dont l’un était barbu et chauve, ce qui inspira à notre hôte un épisode de ses Mémoires de Pompeo en cours. Bob Thingum, de nationalité hispano-américaine, qui avait été le gardien de Phile pendant ces nombreuses années de privations, entra dans la cellule que le criminel avait occupée depuis le début de son incarcération. Il y entra avant la femme de ménage qui devait arriver à sept heures (du matin). Il était six. C’était la bonne clé. Pendant le trajet de la Salle des clés jusqu’à la cellule en question, il avait craint de s’être trompé de clé. Il lui était arrivé deux ou trois fois de tenter d’introduire la mauvaise clé dans le trou de la serrure. Cette fois, la première depuis que Pedro Phile était en partance, Bob eut la satisfaction de constater que la clé ne lui opposait aucune résistance. À moins que ce fût la serrure qui accepta de choir sans autre préliminaire. Et à peine entré dans ce local que son ancien habitant avait maudit avant de se laisser conduire jusqu’à la gare en compagnie d’une escorte rompue à ce genre de tâche, il referma la porte derrière lui. L’odeur était la même. C’était celle du matelas. La bonde du lavabo n'était pas étrangère non plus à cette fragrance commune à tous les détenus. Le syphon émettait en continu des sons difficilement associés à ce qui traversait l’esprit du gardien qui, comme Rita Hayworth, avait du sang espagnol dans les veines et sur les mains, indifféremment une aventure d’été dans un hôtel andalou et bien sûr cette maudite guerre de 98 qui coïncidait étrangement avec toute une génération. Ces pensées occupaient son esprit pourtant à l’affût d’un seul détail qui eût échappé à son opiniâtre vigilance. Puñetas ! lança-t-il en constatant pour la première fois de son existence de larbin pénitentiaire que la serrure n’avait pas de trou de ce côté. Il serra la clé dans sa main déjà humide et chaude. Il ne s’assit pas sur la paillasse. La chaise avait disparu. Instinctivement, il jeta un œil sur l’inventaire fixé au mur : la chaise y figurait, ce qui le rassura. Puis son regard se laissa conduire par les taches et les reliefs de la porte. Puñetas ! répéta-t-il. Et il pensa : moi aussi j’écris des mémoires… les mémoires de pedro phile… j’aurais voulu être journaliste… à el païs ou à el mundo… indifféremment… j’ai la plume et l’imagination… mais je n’ai jamais eu de chance… sauf peut-être d’avoir rencontré pedro phile… des années de fascination que je n’aurais pas vécues si j’étais devenu journaliste… j’ai eu cette chance… ne la laissons pas filer avec le reste… Mais qu’entendait-il par reste ? Certes, on ne peut pas réduire un homme à sa fonction ni même au projet qui rend possible un changement notable de situation. Un gardien de prison qui écrit les mémoires de son détenu préféré. Ça n’a pas de sens. Mais ça suppose que le détenu en question s’est confié à lui et qu’il lui a peut-être même confié la tâche de les écrire, ses mémoires. Bien sûr, quand on sait que Pedro Phile maniait la plume avec un certain bonheur, on se prend à douter que Bob Thingum fut investi de travail d’écriture et de mémoire à la fois. Penchons plutôt pour une initiative personnelle du gardien qui n’avait pas forcément demandé son avis au réclusionnaire. Il n’écrirait d’ailleurs rien là-dessus. Il entrerait plutôt dans le vif du sujet dès la première page. Il en savait assez pour faire confiance à son imagination et surtout à ses capacités de déduction. Puñetas ! s’écria-t-il, car il lui vint soudain à l’esprit que la femme de ménage (48 minutes maintenant) allait effacer taches et reliefs et même s’en prendre à ce qui distinguait nettement l’odeur de Pedro Phile de celles des autres prisonniers. L’angoisse revenait. Il ne pouvait pas espérer devenir le conservateur de ces lieux, au moins le temps d’en finir avec ce sacré bouquin dont dépendait son devenir d’homme parmi les hommes. Il ne commettrait pas le ridicule d’adresser au directeur une demande consistant à lui laisser l’usage de la cellule de Pedro Phile au moins le temps du vaste brouillon qui angoissait déjà son esprit. Il y a des choses qui n’arrivent jamais, se dit-il, et pourtant, si elles arrivaient, le monde ne serait plus le même. Il serra les poings en pensant que c’était la dernière fois qu’il entrait dans « la cellule de Pedro Phile ». Elle ne tarderait pas longtemps à devenir la cellule d’un pauvre type qui n’a pas eu de chance ou qui l’a saisie avec la mauvaise main. Encore 45 minutes avant l’interruption causée par la femme de ménage dont le chariot se distingue de celui de la bibliothèque par le bruit grinçant de ses roulements. Quelques minutes d’attente à soustraire aux 43 minutes qui restaient à mettre à profit avant de filer sans avoir à croiser cette femme bavarde qui avait toujours quelque chose à dire pourvu qu’on prît le temps de l’écouter. La porte était fermée, mais pas à clé. Elle bâillait un peu, sans courant d’air. D’où viendrait cet appel ? se demanda-t-il. Puis la surface (intérieure) de la porte absorba tout son esprit. Pedro Phile n’y avait rien écrit, rien creusé, mais les taches qui la maculaient étaient significatives d’une intense activité masturbatoire. Pedro Phile ne se branlait pas dans son lit. Il ne salissait pas ses draps. Quand l’envie le prenait, il se tenait devant la porte et, après un temps qu’il n’est pas possible de mesurer à la seule observation des taches, il éjaculait et prenait soin de ne pas en mettre par terre, comme si cette perspective relevait du gâchis et que ces prodigalités l’eussent condamné à passer du temps à parfaire sa technique. La femme de ménage allait effacer ces années spermatiques sans se douter des conséquences. Il n’y avait rien à faire pour l’en empêcher. Bob Thingum fit deux choses : il prit plusieurs clichés à l’aide de son Samsung et filma jusqu’à épuisement de la batterie ; ensuite il sortit de sa poche plusieurs tubes stérilisés contenant autant d’écouvillons et il récupéra toutes les traces qui sautaient aux yeux. Il était limité par la capacité de la batterie et par le nombre d’écouvillons qui étaient entrés en rang serré dans la poche de son pantalon. Il regretta d’être pressé par le temps et par les moyens mis en œuvre. Mais il s’appliqua à raisonner autant les prises de vue que les frottages. Il ne connaissait pas les principes qui font que l’échantillonnage est pertinent ou au contraire vain. Il devait se contenter de ce qu’il savait et de ce qu’il possédait. Qui n’est pas condamné d’avance à cette fatalité ? Les uns plus que les autres, certes. À quelle catégorie appartenait-il ? Quel degré de connaissance et de propriété avait-il atteint à force de s’employer à faire le mieux possible ? En moins de dix minutes, l’écran du Samsung s’éclaira d’une alerte. Bob Thingum sortit alors la poignée d’écouvillons enfermés dans leurs tubes garantis par la norme en vigueur. Dix autres minutes furent nécessaires pour épuiser ce maigre stock. Il consulta sa montre. Il était sept heures moins 25, à peu près. Il voulait se souvenir de cet emploi du temps, mais n’avait pas eu la présence d’esprit d’emporter un carnet dans ses bagages. 4 minutes lui coûta cet effort de mémorisation. Puis le temps sembla ralentir. Il se surprit à attendre. Il aurait pu quitter les lieux, disons, pour arrondir maintenant que ça n’a plus aucune importance, à sept heures moins le quart, ce qui lui laissait le temps de filer en douce sans être vu ni importuné par la femme de ménage. Mais quelque chose le retenait. Il ignorait de quoi il pouvait bien s’agir. Il avait pourtant la sensation de disposer d’un esprit clair et dispos. Il prenait le risque de se laisser surprendre par la femme de ménage qui s’étonnerait ou pas de trouver la porte bâillant. La question de la clé se posa alors avec une angoissante insistance. Il devenait évident que si la femme de ménage ne trouvait pas la clé au râtelier, elle décrocherait le téléphone interne pour se renseigner sur la conduite à suivre. Il était donc urgent de sortir de la cellule, de refermer la porte et de remettre la clé à son clou avant que la femme de ménage se pose la question de savoir si elle ne s’est pas trompée d’heure. Mais Bob Thingum venait depuis à peine une minute de renoncer à s’en tirer sans explications. Vous imaginez la suite. »
Paru dans ABC.
*
— On n’en a jamais fini avec ces coupures de journaux, dit Patrice de la Rubanière.
Il referma le classeur et alluma une cigarette. L’autocar allait bon train sur la route des vacances, déserte à cette époque de l’année. Le soleil était levé depuis une heure. La femme et sa fille avaient pris place sur la banquette arrière. Elles ne se parlaient pas. Je les voyais dans le rétroviseur. Je m’étais assis à la place du chauffeur malgré l’interdiction, mais aucune alerte ne me fit lever. L’écran demeurait stable, figé dans une apparition hexadécimale que j’étais bien en peine de comprendre. Papa n’avait pas poussé la leçon jusque dans les arcanes des apparences. Patrice de la Rubanière, l’ai-je dit, referma son classeur sans avoir modifié l’ordre de ses contenus consistant en coupures de journaux et correspondances diverses avec les cabinets d’avocat et les antres des voyantes. Il consumait une cigarette maintenant, le front collé à la vitre qui jouxtait son épaule. Il occupait la place ordinairement destinée à recevoir les fesses du ou de la guide. Le microphone invitait ses lèvres à la confession, mais il résistait à la tentation de tout dire, ce qui arriverait tôt ou tard, car les romans de bon aloi se terminent toujours ainsi.
— À quelle heure on mange ? demanda la fillette.
— Tu mangeras là-bas, dit sa mère sans cesser de voir le paysage immobile.
— J’aurais faim avant !
— Tu feras ce qu’on te dit ! Tu ferais bien de le faire avant qu’on soit arrivé. (à nous) Elle refuse de se préparer… Alors forcément elle aura du mal…
Patrice de la Rubanière saisit le tube qui retenait mon siège et s’approcha ainsi de moi.
— Qui êtes-vous, Pedro Phile ? murmura-t-il.
Cette facilité à s’immiscer dans la vie des gens ! Le volant ne servait à rien. Pas plus que le siège sur lequel j’étais assis ni le manche du levier de vitesse. Que dire des pédales ! Ce poste de conduite relevait du décor. Pourquoi en interdire l’usage au passager ?
— Il est temps d’en parler… continua Patrice de la Rubanière.
— Maintenant elle a envie de faire pipi ! rouspéta la femme.
— Ce n’est pas un pullman !
— Aucun arrêt n’est prévu avant le terminus…
— Je vais faire dans ma culotte !
— Ma foi… roucoula Patrice de la Rubanière.
Il rougit. Je les voyais dans le rétroviseur. Qu’est-ce qu’ils attendaient de moi ? La fillette se mit à aller et venir dans l’allée, se tenant aux poignées prévues à cet effet.
— Nous arriverons bien tôt ou tard, dit sa mère.
— Elle a perdu l’horaire, dit la fillette qui semblait se tordre de douleur.
— Il doit bien y avoir un moyen de prévenir le chauffeur que quelqu’un à une envie de…
— C’est moi, le chauffeur ! exultai-je en manœuvrant le volant sans effet sur la patience de la fillette.
— Si elle rit, elle pisse, dit sa mère. (ajoutant en savante) Je la connais.
— Si tu me savais autant que tu le prétends, grogna la fillette maintenant agrippée avec force à deux poignées se faisant face, nous n’en serions pas là !
— Qui ça, nous… ?
Ces mots avaient quelque peu écorché mes lèvres, comme on dit. Je les humectai. Je sentais mes rides. La racine de mes cheveux entrait dans la douleur. Patrice de la Rubanière m’offrit une de ses cigarettes, mais j’avais mes señoritas, autant que j’en voulais si c’était ça, vouloir, que je désirais le plus au monde. Mon bracelet clignotait vert. Rien sur l’écran. Quand vous devenez fou, vous entendez les gens dire il est fou alors que vous ne l’êtes pas encore tout à fait. Ils n’imaginent pas le temps que ça prend. Comment peut-on vivre à ce point dans l’ignorance de la folie ? Mais je n’entendais pas les gens depuis qu’on m’avait enfermé. Ma personæ se limitait à la compagnie où j’avais mon rôle à jouer. Et je le jouais depuis des années. À force de jouer, on y prend goût et quand vous êtes rôti à point, on vous enserre la cheville dans un bracelet et on vous lâche dans la ville ou la nature. Depuis combien de temps était-elle folle ? Et était-ce encore la fillette que j’avais connue ?
— Je peux me poser les questions à votre place, Pedro… (sirupeux) Ça ne me gêne pas. Pas le moins du monde, croyez-moi.
— Je ne sais même pas si, enfant, j’ai rêvé de conduire des autocars ou des locomotives. Des F1, peut-être. Le monde n’aime pas l’enfance.
— Je ne suis pas là par hasard, continua l’hidalgo de service. Je revenais d’une mission tout aussi délicate. Ça laisse des traces, croyez-moi. (grattant sa barbe du matin) C’est mon travail.
— J’en aurais pas, moi, du boulot, si Pompeo ne m’avait pas demandé d’écrire ses mémoires.
— Les vôtres sont parues chez Planeta…
— (grimaçant) Ce n’était pas les miennes ! De l’invention, monsieur ! Et quelle mystification ! Tout ça à partir d’une porte et de son ADN ! Vous devriez… (perdant mon souffle) Vous devriez avoir honte d’évoquer cette circonstance devant… une enfant… qui…
— A envie de faire pipi !
Les mots qu’il fallait prononcer. L’autocar stoppa, non sans avoir manœuvré en marge de la route. La poussière, une fois la porte ouverte, envahit l’intérieur de l’autocar. La fillette sortit en toussant.
Sa mère (affolée) — Ne tousse pas quand tu as envie de faire pipi ! Tu sais bien ce qui est arrivé la dernière fois… sans papa pour nous critiquer…
Moi (suffoqué) — Mais je ne vous critique pas !
En même temps, je prenais Patrice de la Rubanière à témoin. Il opina, sans conviction toutefois, ce qui me propulsa hors de mon siège. Je collai mon nez contre le sien. Il recula, mais le dossier l’empêcha d’aller plus loin de la tête. Mes mains cherchaient les siennes, sans les trouver, à croire qu’il pensait esquiver ma conversation de cette manière. La poussière modifia sensiblement nos postures respectives. Plus loin, la fillette toussotait. Elle cherchait une ombre. Il n’y avait pas d’arbres dans ces parages. Mais plus loin, à l’approche du lit d’une rivière à sec, des agaves projetaient leurs ombres sur la terre caillouteuse.
— Reprenez le volant, me dit l’hidalgo en desserrant son étreinte.
— Reprendre le volant ? m’étonnai-je.
— Qu’est-ce que vous manigancez, tous les deux ? (voix de la mère que la poussière encercle)
— Mais rien, voyons ! Nous serons à l’heure.
— Pas si elle tarde autant à trouver l’ombre qui convient à sa pudeur.
— Le système des voyages est programmé pour refaire les calculs en temps réel. (voix de l’écran)
— Vous ne vous battez plus ?
La mère tentait de s’interposer entre nos regards et l’agave choisie.
— Ne te pique pas !
— ¿Y a tí que te pica ?
— Éloignons-nous, dit Patrice de la Rubanière.
— L’autocar partira sans nous… Votre intervention inattendue doit-elle m’interdire d’atteindre le terminus… en compagnie de ces deux…
— Suivez-moi !
Je le suivis. Nous prîmes la direction opposée au río seco. Nous atteignîmes une rangée de cañas où chantaient des oiseaux. Impossible de mémoriser leur chant ni de les voir chanter. Bonne terre pour les papas. Nous entrâmes dans la roselière. Les oiseaux se turent mais ne s’envolèrent pas. Je reconnaîtrai ces battements d’ailes au milieu de mille autres. Patrice de la Rubanière frotta une allumette contre la semelle de sa chaussure. Elle s’embrasa aussitôt et la cire s’enflamma. J’avais déjà une señorita au bec.
— Voilà, dit-il : vous n’êtes pas obligé d’y aller.
— Kisékidiça ?
— Ne suis-je pas votre agent de probation ?
— (amer) Je croyais que vous vous contentiez de lire mes mémoires écrites par un faussaire !
— Vous pouvez encore (italiques du soulignement vocal) reculer… (enfin clair) Elles n’ont pas forcément besoin de vous…
— L’itinéraire est imposé par la direction de l’établissement ! Je ne peux pas en changer comme bon me semble. Ce foutu bracelet m’immobiliserait au sol sans hadaka-jime. Et je ne vous parle pas de la suite ! Des conséquences inévitables à payer chèrement en vase clos. (secouant mes mains en signe de désapprobation) Non, non ! Je ferais exactement ce qui est écrit. (à genoux dans la poussière) Vous n’avez pas la connaissance de la douleur que j’ai acquise au fil du temps passé à méditer sur celle que j’ai infligée à la poupée…
— Vous persistez à l’appeler « poupée ». Elle a un nom, pourtant…
— Tout le monde en a un. Sinon on n’y comprendrait plus rien. (sarcastique) Vous prétendez refaire l’histoire ? Ça se saurait si c’était possible, non… ? Yo soy que soy. Reprenons la route comme si elle n’avait pas eu envie de faire pipi.
— C’est possible ?
Le moteur toussait lui aussi. Des tourbillons de poussière traversait la rivière.
— Vous êtes déjà venu ici ? demandai-je à l’hidalgo. Vous agissez comme si vous connaissiez les lieux. L’arrêt-pipi avant le terminus. Ensuite on attend d’arriver. J’ai hâte de savoir ce qui va se passer maintenant.
— Qui l’a su avant vous, Arthur ?
Je ne sais pas s’il m’a posé cette question, mais on est reparti avec un peu plus de poussière dans les yeux.
*
La voilà, la bâtisse !
*
* *
— Ça ne s’est pas passé comme ça !
— Alors dites-moi ce qui vous vient à l’esprit en ce moment…
— Ce matin, je me réveille (jusque-là rien d’original) et j’écris : ce que je veux écrire, ça relève de la science ; mais ce que je peux écrire, monsieur, c’est de la poésie.
— Vous avez écrit ça… ? Qui ne l’a pas écrit avant vous… ? (se recale dans son fauteuil) Je peux en dire autant : mais je mettrai dire à la place d’écrire. (un temps de réflexion ; cherche le cigare égaré dans un vaste cendrier de cristal) N’importe quel verbe conviendra, au fond… La force de l’aphorisme ! Plus proche du on-dit que de la citation… Continuez.
— Vous m’avez coupé. (crispé) Ah oui ! Le matin…
— (mimant sans être vu) Le matin…
— J’étais seul dans mon lit et je pensais à cette histoire.
— Vous n’en êtes pas l’auteur…
— Vous faites bien de le rappeler…
fondu au noir, le noir :
Mais je sais ce qu’il s’est passé.
l’autre se tend :
Des fois on sait… après coup. D’autres fois…
grattage d’une allumette sous la lampe :
Des milliers de fois que je l’ai revue cette scène…
accepte le cigare déjà humide :
Je peux vous parler pendant des heures de ces variations… Vous aimez les variations… ? Elles me rendent marteau. J’aime pas le jazz. Pas dans ces conditions d’enfermement.
— Vous n’êtes pas enfermé ! Garde à vue… Et encore… Pas tout à fait… Continuez.
— Le type dont je vous parle entre dans la chambre. Il y a quelqu’un de couché dans le lit. C’est un hôpital. Il n’apporte pas de fleurs, rien. Il referme la porte derrière lui et y colle son oreille pendant un bon moment. Vous savez pourquoi maintenant, mais à ce moment-là, vous êtes paralysé par une dose quasi létale de colocaïne-curare qu’il vous a injectée dans le dos en plein poumon. Impossible d’alerter le service. Vous ne pouvez même pas cligner des yeux. La douleur s’installe. Dessication qui annonce la seconde de cécité avant la mort. Enfin… j’imagine. (dans un spasme) Il y a toujours un type qui entre en catimini dans cette chambre d’hôpital. Le type qui est couché le connaît, car il salue, ni inquiet ni joyeux, presque mort, car c’est ce qui va lui arriver et il peut le penser. Il en est là quand moi-même, quelque part dans le réseau, tente de crier. Mais l’écran qui me livre à cette réalité particulière (admettez qu’elle n’est pas sans particularité) me fascine comme je ne veux pas. Vous comprenez la situation ? Ce type n’est qu’un assassin. Il se fait appeler Pedro Phile, mais la Presse ne va pas tarder à savoir (et à diffuser) qu’il se nomme en réalité Julien… Arrrgh ! J’en savais déjà trop ! Akynésie totale. Mais je peux encore respirer. Je sais que je peux mourir, mais je ne le veux pas ! Qui le veut s’il n’est pas vaincu par l’angoisse ? (attente) Mon cerveau hésitait entre donner un sens à ce que je voyais sur l’écran (je suis infirmier de nuit) et ce qui me revenait de l’enfance et de ses lieux improbables maintenant. (souffrant) Vous ne pouvez pas savoir ! (soubresaut) Qu’est-ce que vous m’avez injecté ? Quel est le nom philosophique de cet antidote inconnu du grand public ? (se détend sous l’effet d’une différence de potentiel calculée par le système en question ici) Je continue, n’est-ce pas ? / Le type entre dans la chambre de celui qui va mourir. Je voulais ! Mais je ne pouvais pas ! Vous connaissez Alfred Tulipe ? Non, n’est-ce pas ? Jamais entendu parler. Vous n’avez pas lu Hypocrisies de Patrice de la Rubanière. Dans ce roman d’un genre nouveau, l’auteur commence par entrer dans la chambre avec le personnage de l’assassin qui a peut-être déjà tué. Vous ne pouvez pas le savoir car vous n’en êtes qu’à la première page. J’imagine ce qui se serait passé si j’avais pu entrer dans la chambre au lieu de me paralyser devant mon écran. Mais rien n’est aussi simple… L’auteur d’Hypocrisies entre mais n’agit pas. Et non seulement il n’agit pas, mais il laisse au lecteur le soin d’assister au meurtre lui-même. Et pour compliquer encore le jeu, c’est l’assassin qui raconte. Or, et c’est une sacrée différence de potentiel (reconnaissez-le), je ne suis pas l’assassin. Je ne PEUX pas l’être ! Même si je le VEUX ! (frissonnant, paupières battantes) Mes derniers mots… Voilà ce je que je tente d’imiter devant vous. Aaaargh ! Et l’autre con qui prétend aimer la majesté des souffrances humaines ! (passons) Film-colocaïne-curare. « Dans toutes les salles. Projection gratuite en drive-in à condition d’amener les enfants. » Vous avez entendu ça ? Le type entre dans la chambre avec l’intention de tuer celui qui est destiné à mourir demain. Il le tue aujourd’hui. Un jour de différence de potentiel. Qui a conseillé aux enfants d’analyser ce spectacle avec les moyens des couleurs ? (barbouillé) Ya plus d’pédagogie, mon bon monsieur ! On a beau vouloir quand on est parent… On a beau aimer quand on peut… (rageur) Je m’en voulais de pas pouvoir bouger le petit doigt. Ou autre chose. Dans ce genre de situation on est prêt à bouger n’importe quoi pourvu que ça bouge. Mais de ce côté de l’écran, rien ne bougeait, comme à Venise. Seul l’écran était animé comme peut l’être une chambre d’hôpital quand l’assassin entre exactement comme il a voulu entrer. Il n’a pas d’arme sur lui. Sa seringue est vide… Vous savez pourquoi. (étendant ses bras, touchant presque son interlocuteur) Il se servira d’un coussin, le même qui servit dans son enfance pour participer au bordel nécessaire d’une nuit de rébellion. (bat des ailes, souriant bêtement — l’auteur semble avoir écrit béatement — puis dans les feux de la rampe) Pedro Phile n’est entré dans la chambre où agonise déjà Arthur Pompeo que pour le tuer « avant que ça n’arrive » (citation). De même Julien Magloire assassina Alfred Tulipe dans les mêmes conditions hospitalières, mais alors Patrice de la Rubanière n’était pas sous l’emprise de la colocaïne-curare. Il n’écrivait pas le scénario du film-colocura. Et je n’avais pas la possibilité, étant paralysé des pieds à la tête, de témoigner de quelque manière que ce soit devant l’insistance de la hiérarchie qui fait de moi ce que je suis, que je le veuille ou non ! (se détendant de nouveau) Vous en savez maintenant autant que moi… Faites de moi ce que vous voulez et j’agirai comme je peux. La paralysie a laissé des traces. Pas facile de les repérer dans cette complexité d’intentions et de volontés. (sarcastique) Vous aimez les señoritas ?
Voix off — À cette époque, j’étais le seul correspondant du seul trou du cul du monde dont personne n’avait jamais entendu parler. J’arrivais toujours seul. Je descendais de l’autocar dédié et je me sentais toujours seul. Les gens du coin l’appelaient la Bâtisse parce que c’en était une et que ça ne ressemblait pas à une cathédrale, fût-elle de prose. « Tu prends des notes. Tu n’écris rien. Tu ne laisses pas de traces. C’est moi qui décide. Voilà le billet pour l’autocar et de quoi te payer un repas. Ça te dit, une poignée de señoritas… ?
— J’ai pas d’aloufes…
— V’là l’briquet aux armes de la Compagnie. Fais-en un bon usage. (soucieux) Des fois les gens ne supportent pas la fumée et c’est pas toujours écrit qu’il est interdit de fumer…
— C’est au chauffeur qu’il est interdit de parler…
— Ya pas d’chauffeur ! Mais il est interdit de s’asseoir à sa place. Le tableau de bord est équipé d’un écran capable de synthétiser les apparences. (souriant béatement) Des fois papa apparaissait… je me souviens… mais c’était uniquement pour m’engueuler parce que j’avais touché à mon zizi comme font les filles. (péremptoire) Méfiez-vous du père, Bob ! »
Je suis parti comme j’étais venu. Pas un chat à la gare. L’autocar attendait, moteur coupé. J’aime pas voyager seul. Ça me rend vulnérable. Après, je sais plus ce que j’écris. J’en avais mal aux tripes. J’avais des idées dans la tête et je les ai notées. Ça peut toujours servir, je me suis dit, même si c’est hors sujet. Qu’est-ce qu’on va pas imaginer quand on voyage seul ! 80 sièges vides. Et pas de chauffeur. Interdit de lui parler, mais il n’était plus là pour vous infliger une amende. Le siège datait de l’époque où il y en avait un. Interdit d’y poser les fesses sous peine de le regretter avant d’arriver au terminus. J’en avais la langue sèche. J’ai gravi trois marches, l’écran s’alluma, clignota puis s’éteignit. J’avais pas besoin de sortir mon billet. Il émettait en permanence les signaux que le système attend de vous. Je me suis dirigé sans hésitation vers la banquette arrière. Il y avait des traces de lutte. Je me suis assis quand même. Le passé n’est pas le futur. J’arrêtais pas de me le répéter. « Et si jamais le futur est votre passé, alors demandez notre brochure publicitaire ! » Personne ! Ça file l’angoisse, surtout que le terminus, c’est pas la porte à côté… Vous m’entendez… ? (un doigt sur le nombril) On est arrivé à l’heure presque pile… euh… l’autocar et moi. Je descends. « Demandez toujours notre brochure publicitaire avant de vous mettre dans la merde. » Personne autour du panneau qui indique clairement que l’endroit ne peut pas vous mener plus loin que ce que vous ressentez sous l’angoisse. L’angoisse-chape-curare sans la fragrance verte de la colocaïne. Vous ne savez pas ce que c’est tant que vous n’avez pas vécu ce qui n’est plus de l’attente. Vous passez de l’expectative à l’action sans transition. On ne vous a même pas prévenu.
— C’est la première fois… ?
— C’est le Figaro qui m’envoie…
— Vous êtes attendu, monsieur Thingum. (soulevant le combiné « à l’ancienne ») Le journaliste est arrivé. Oui, oui, le Figaro. Il sait que Pedro Phile est dans les murs. Il veut voir ça de près… je cite. (nerveuse) Vous avez bien noté que c’est une citation… Je ne veux pas avoir d’ennui… Oui, oui, tout est… possible. (clic) Monsieur Phile vous attend dans la salle des pas perdus. (attendant, la main sur le comptoir, d’autres traces) Vous n’avez rien pour moi… ?
— (inquiet) Je… J’ignorais… On ne m’a pas prévenu à la Rédaction… Je… (honteux) je suis nouveau dans le métier… La prochaine fois…
— (claire) Il n’y aura pas de prochaine fois.
*
(cette fois, dans l’autocar dit de retour)
— Le type avait oublié son briquet… Celui aux armes de la Compagnie… Je voyageais avec Pedro Phile et la mère de la fillette. Ils revenaient sans elle… Je n’étais pas entré dans la Bâtisse. Ils avaient franchi le seuil tous les trois en même temps. Un gardien avait vérifié la validité du bracelet que Pedro Phile portait à la cheville droite. On le sentait nerveux, à cette distance : je m’étais assis sous un parasol et j’attendais le barman. Le gardien se montrait méticuleux. Il vérifia plusieurs fois. Pedro Phile commençait à s’inquiéter. La femme s’impatientait sans retenue. La fillette s’accrochait à sa robe d’été. Je me souviens que c’était l’été et que je n’avais rien à faire ni là ni après. Bob Thingum est arrivé comme s’il sortait de nulle part. Il m’a reconnu mais ne s’est pas invité à ma table. Il est allé directement vers l’entrée de la Bâtisse alors même que Pedro Phile attendait toujours qu’on le laisse entrer avec la femme et la fillette. Le Système de Vérification des Permissions de Sortie prenait son temps. Ou c’était le gardien qui ne connaissait pas la procédure. Bob Thingum avait les mains dans les poches, comme s’il s’apprêtait à en sortir de quoi noter. Il n’a pas attiré l’attention. À part Pedro Phile qui s’est retourné à cause de l’odeur du señorita. Il en avait peut-être envie. Mais c’était interdit à l’intérieur. Je ne savais même pas s’il avait vraiment envie d’entrer dans ce qui allait devenir l’enfer de Jenny. C’est ainsi qu’elle s’appelait, la fillette. Vous le saviez déjà… Preuve que vous suivez. Je m’étais montré moins perspicace que vous. Je ne savais rien. J’aurais pu savoir. J’avais suivi mon instinct depuis le jour où je les ai tous laissé tomber. Je ne vous dis pas combien de temps ça m’a pris pour en arriver là, au seuil de ce roman impossible à écrire. J’en avais oublié que j’étais moi aussi capable de désirer. Et le barman se laissait désirer… Enfin ils sont entrés et j’ai su que je ne connaîtrais jamais la fin de cette histoire. Sauf si Bob Thingum revenait avec des preuves. Mais c’était un débutant. La chance ne me souriait plus. Je le savais depuis que je les avais quittés. Combien de temps j’allais attendre avant que tout le monde remonte dans l’autocar pour retourner chez soi, Pedro Phile dans sa prison dorée, la femme dans son appartement, mais cette fois sans sa fille, Bob Thingum dans son Figaro et moi chez mes parents. Seule Jenny ne revenait pas. Je n’arrêtais pas de me le répéter : elle ne reviendrait jamais. Mais à ce moment-là, sous le parasol, sans barman ni rien d’autre pour amuser mes neurones, je ne savais rien de ce qui allait se passer sans moi. Le couple, si c’en était un, irait s’asseoir sur la banquette arrière, le dos au parebrise où le paysage s’éloigne. Bob Thingum éviterait ma proximité, sauf pour me demander du feu. Il craignait trop que je finisse par en savoir plus que lui. Les débutants se méfient toujours des vieux mathurins. Ils peuvent ce que la mer ne veut plus. Marre des voyages ! Vous m’écoutez… ? Je peux changer de place si je vous importune… Des années sans parler à quelqu’un qui m’écoute… Voilà à quoi vous condamne la pratique de l’écriture. Bob Thingum l’ignorait. Il n’écrirait peut-être jamais. Il serait d’ores et déjà limité à « prendre des notes ». Je ne pouvais tout de même pas en parler avec lui. J’avais à peine pris des nouvelles de Jenny. Il avait dit :
— Je reviendrai pour en savoir plus. Il se passera des choses entretemps. Je m’y connais.
Et j’avais dit :
— La réalité est cubiste. (un temps) Vous me suivez… ? Les projections de x prises de vues sur le même écran qui réduit les perspectives. À la fin (vous verrez que ça arrivera) un pisse-copie en produira le texte dit de A à Z.
— (pas inquiet pour son avenir) Ça sera peut-être moi !
— Je ne vous le souhaite pas. (le voyant triturer son petit cigare vierge) J’ai constaté en même temps que vous que votre briquet est vide. J’ai des aloufes, si ça peut vous être utile…
— Vous en voulez un… ? J’en ai de reste. (puis) Qu’est-ce qu’un écrivain de votre réputation est venu faire ici ? (nous n’avions pas encore démarré)
— Je me suis contenté de prendre le train en marche…
— Faudra que j’essaie…
— (à voix basse) A-t-elle pleuré… ? C’était… Aaaargh ! comme si on l’abandonnait…
— Qui ça, « on » ? Je ne suis pas de la famille, moi. Ça les regardait, pas moi. Ni vous d’ailleurs. Je me suis tenu à l’écart. J’ai vu la succession des scènes de loin. J’étais en manque de transitions, si vous voyez ce que je veux dire…
— Et elle… ? Ses pleurs…
— Elle a suivi une grosse dondon en tablier blanc sans se retourner alors qu’ils lui faisaient des signes de la main. Je ne pouvais la voir que de dos, s’éloignant, puis bifurquant. Ils sont restés un bon moment à attendre qu’il se passe quelque chose… Je ne sais pas, moi…
— Quelque chose d’autre…
— Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que j’avais l’autorisation de m’entretenir avec elle. D’ailleurs, l’infirmière (je suppose que c’en était une) l’amenait directement dans la pièce prévue à cet effet. Je n’ai pas suivi tout de suite. J’ai attendu qu’ils sortent. J’ai bien vu qu’ils sont allés vous rejoindre sous le parasol.
— Le barman était arrivé…
— La fille de la réception m’a fait un signe et j’ai pris l’ascenseur. J’avais le cœur en vrac. Un long couloir. S’il n’avait pas été aussi long, j’aurais hésité. Je ralentissais au fur et à mesure que les numéros de portes m’indiquaient que je n’étais pas loin. Et en effet, la grosse infirmière et la petite Jenny m’attendaient à proximité d’un paillasson. La porte était ouverte.
— Vous ne serez pas dérangés, m’affirma la nounou.
— Mais vous saviez que vous étiez filmés…
— Je me concentrais : qu’est-ce que le Boss voulait savoir ? (grognant) D’abord, qui était-il ? Je le connaissais à peine. Je débute dans le métier. Je ne vous apprends rien. J’ai demandé si je pouvais fermer la porte, « histoire d’être tranquilles ». La grosse (je n’ai pas dit « la gosse » / rectifiez par effacement définitif / je me méfie des poubelles) me rassura : elle ferait le piquet, comme devant les chiottes. On était seul, Jenny et moi.
— Sauf (j’y insiste) que vous étiez filmés…
— Je me suis dit : que savent-ils que je ne sais pas ? Et j’ai cligné de l’œil droit, ce que Jenny a traduit : nous ne sommes pas seuls. Si j’approchais mes lèvres déjà humides de son oreille, ils interviendraient dans le cadre de la protection de l’enfance. La question était : dans quelle langue poursuivre cet entretien ? Elle ne comprenait pas la mienne : le kinoro. Et j’ignorais jusqu’au nom de la sienne. Au bout de dix minutes, la grrrrrrosse a ouvert la porte pour demander pourquoi on ne parlait pas. J’ai dit :
— Je ferais bien de revenir un autre jour…
— Elle sera sous perfusion, dit la grosse. Ce sera pire…
— Je peux pas revenir au Figaro sans au moins une note !
— N’y retournez pas…
— Et c’est ce que vous allez faire, pas vrai, Bob ?
— Moi j’y retourne, fit Pedro Phile du fond de l’autocar.
Il ajouta :
— J’ai un tas de choses à faire avant d’être complètement libéré !
La femme, qui reposait sa tête sur l’épaule du prisonnier en permission, répéta plusieurs fois « libéré » ou… libérée, je ne sais plus.
Arthur Pompeo était mort depuis longtemps lorsque Arthur Flegenheimer sortit de prison après 28 longues, très longues années d’une incarcération qui l’avait d’abord rendu fou de rage, car il prétendait être innocent du crime qui l’avait condamné à perpette, puis fou, alors qu’une période de relatif bonheur avait succédé à la fureur d’avoir été enfermé à vie injustement. Ce fut durant ces quelques années, une paille comparé à ce qui lui restait à tirer, que Pompeo lui confia la lourde tâche de rédiger ses mémoires. Hélas, la conjonction d’une pandémie (aujourd’hui oubliée) et d’une maladie incurable ne permit pas à Arthur Pompeo de livrer à son écrivain toute la matière mémorielle qui bouillait dans son cerveau de gardien. La thèse de l’assassinat de Pompeo par Flegenheimer ne fut pas retenue par la Chambre, mais divers rapports circonstanciés supposent que cette nouvelle procédure fut la cause de l’enfermement cérébral qui succéda à l’enfermement pur et simple. Certes.
Mais Arthur Flegenheimer n’était pas complètement fou. Il avait ses moments de parfaite lucidité comme le constataient les mêmes rapports. On le libéra alors qu’il entrait dans la vieillesse et que, comme tout citoyen, il avait droit à un minimum de revenu dans l’attente de la seconde fatale. Il craignait l’agonie qu’il considérait comme inévitablement longue et douloureuse, dernière étape du châtiment après une période de relative tranquillité dont il prévoyait qu’elle serait le reflet exact de ce qu’il avait connu de semblable lors de sa relation littéraire avec Arthur Pompeo.
Il visita son nouvel appartement, sis au sein d’un ghetto aux senteurs africaines, fit coucou à la charité qui prétendait ne pas le laisser se morfondre dans la solitude et acheta un billet d’autocar qui devait le mener sur la route de ce qui serait sans doute son dernier pèlerinage. Il avait déjà fait ce voyage pendant son incarcération. Jenny, encore enfant, avait fini par devenir folle et, en accord avec sa mère, elle fut enfermée dans un établissement de soins. Flegenheimer, que Patrice de la Rubanière, biographe à la mode, spécialisé dans les cas extrêmes, avait appelé « Pedro Phile » pour bien se faire comprendre de ses lecteurs, avait accompagné sa fille, sans un mot, tandis que sa mère, qui jouissait d’une nouvelle existence, luttait bruyamment contre le silence rythmé par les cognements du diesel sur lequel ils étaient assis car ils occupaient la banquette arrière et tournaient le dos au paysage en fuite. Que disait Jenny, elle qui savait tout, qui en savait plus long que ce que l’instruction lui avait arraché à force de harcèlement ? Son témoignage avait scellé le sort de son papa. Ils se revoyaient, ce jour-là, dans l’autocar, alors qu’ils n’avaient plus eu l’occasion, depuis le dernier jour d’Assises, de confronter leurs visions, l’une accusant son papa, et le papa horrifié par ce témoignage que diverses preuves scientifiques corroboraient sans l’ombre d’un doute. « Mais enfin, Flegenheimer ! Avouez ! Qu’on en finisse ! » Mais Arthur Flegenheimer n’avait pas violé, assassiné et coupé en morceaux la copine de sa propre fille, une poupée « comme on n’en fait plus » reconnut-il derrière le masque couperosé qu’il opposait à la salle. Patrice de la Rubanière était dans la salle. Pas par hasard. Il suivait l’affaire depuis son commencement quelque part sur une plage infinie de l’Espagne andalouse. Il avait son idée. Il savait qu’il n’en démordrait pas. Il y avait du chien en lui. Et Jenny, du haut de ses dix ans, l’avait vivement impressionné. Il savait qu’il était condamné à écrire non pas l’histoire d’Arthur Flegenheimer, Juif ordinaire, mais celle de Jenny, enfant de son époque. Il était venu pour ça. Il prenait ses notes en sténo, ce qui avait éberlué son voisin de siège et initié une conversation sans rapport avec ce qui se jouait sur la scène des Assises. Cette double sollicitation fut la cause principale du manque de consistance de son récit, comme le lui reprocha son rédacteur en chef. L’article paru dans un hebdomadaire à sensation avait été entièrement révisé, mais cette écriture à deux faces (l’histoire de Jenny et la question de la sténographie) avait compliqué la lecture et son signataire obligé perdit son statut de vedette au sein de la rédaction. Depuis, il écrivait des romans, sans succès. Passons.
Terminus. C’était encore écrit sur le même panneau aujourd’hui passablement décoloré. « Tout le monde descend », mais Arthur Flegenheimer descendit seul. Personne ne le précéda, personne ne le suivit et, comme aurait dit Patrice de la Rubanière lui-même, une fois qu’il eut mis ses pieds à terre, l’autocar demeura obstinément vide. Où était passé le chauffeur ?
Arthur s’installa sous un parasol et attendit. Un vieillard assis sur une murette lui confirma que le barman n’était pas arrivé. Il ne tarderait pas. C’était un type ponctuel et qui aimait son métier. Comment peut-on aimer un métier ? se dit Arthur qui n’ouvrit pas la bouche. Il n’en avait exercé aucun. Quelle chance c’eût été s’il n’avait pas passé l’essentiel de son existence en prison ? Cet enfermement changeait même le sens de ce qu’il pensait des métiers et de leurs gens. On vous enferme, pour une bonne ou une mauvaise raison, et tout ce que vous savez de l’existence perd en sens et en principe. Arthur ouvrit sa boîte de cigares. Il n’avait pas d’allumettes. Le vieux en avait-il ? Même si ce simple fait devait lui coûter un exemplaire. Le vieux sortit sa pipe. Sa poche fumait. Il était distrait depuis quelque temps. Il tapota sa poche qui expira une dernière volute. Puis Arthur plongea l’extrémité de son cigare dans le foyer incandescent. Ils renversèrent ensemble leur tête, les yeux perdus dans le ciel naissant. Arthur avait voyagé toute la nuit. Puis le barman arriva et Arthur invita le vieux à partager un petit noir encore bouillant dans sa cafetière inoxydable. Le vieux refusa poliment. Le feu, oui, dit-il obscurément, mais le café, non.
Enfin, le soleil illumina les rouges déjà intenses des eucalyptus. On pouvait voir la mer scintiller comme un bijou précieux. Quelques poupées nues traversaient le désert. La mer montait. On entendait ses grondements dans les rochers. Qu’est-ce que je fous ici ? pensa Arthur. Jenny était déjà morte. On ne le laisserait pas entrer. Il s’était écoulé tant d’années depuis. Le personnel avait été renouvelé. Et puis il n’avait connu personne assez intimement pour renouer avec ce passé. On l’arrêterait devant la porte. Il se souvenait de la porte, du guichet et du visage qui parlait derrière l’hygiaphone. Comme si c’était hier. Mais ça pouvait être demain de la même manière. En aucun cas aujourd’hui. Le café, le cigare… il ne manquait plus qu’une copita. Et la mort.
Pourtant, Arthur se leva, salua à la fois le barman et le vieux, et se dirigea vers la rue qui fumait déjà dans le sable. Il connaissait le chemin. À qui parlerait-il ? Pouvait-il décliner son identité sans prendre le risque d’un refus ? Il ne manquerait plus qu’un refus ! Rien de tel pour réduire le désir à son enfance. On ne va jamais loin de cette façon. Et il avait passé 28 ans à attendre, attendre ce qui ne pouvait pas arriver de toute façon. Il jeta le cigare dans la broussaille poussiéreuse. Il n’avait pas d’allumettes. Il passa devant des vitrines. Un tourniquet le suivit pendant un bon moment puis s’immobilisa, le vent entrechoquant ses ballons et ses bouées multicolores. Il fallait quitter le quartier touristique et presque sortir de la ville. Je me souviens : Jenny avait parlé sans être interrompue ni par sa mère ni par son papa. De quoi parlait-elle ? Je ne m’en souviens pas.
La « Bâtisse », comme l’appelaient ses habitants, se dressait littéralement, ithyphallique et peut-être même obscène. Arthur se dissimula derrière un oranger, mais sans ostentation, car il craignait les questions. Mais s’adresse-t-on à un étranger qui a l’air de savoir où il va et ce qu’il veut ? Il n’avait pas d’allumettes et personne, passant, ne donnait des signes d’addiction. Il voyait mal la porte, pour cause de myopie. La lumière encore rasante y projetait les érections des eucalyptus. D’où venait cette brise ? Son cou en raffolait. Il mordit le cigare sans le sectionner et aspira cette saveur familière. Sa langue aimait cette sensation. Il s’en emplit les poumons. Ils ne me laisseront pas entrer… Je vois ça d’ici… Qui êtes-vous… ? Mais monsieur cela ne vous autorise pas à investir les lieux… ! Non, nous n’avons pas de Jenny Flegenheimer dans nos murs… Je pense que vous vous trompez d’endroit… Et si vous ne vous trompez pas, comment voulez-vous que nous nous connections ensemble à ce passé qui ne me concerne pas… Reculez !... Non, non !... La photo ne me dit rien… Il s’est passé tant de choses avant, pendant et après… Je ne peux pas me souvenir de tout… Je fais mon travail quotidien… Avec fidélité… Voire même avec générosité… Comment pouvez-vous douter de mon honnêteté… ? Je vous prie, monsieur, de retourner dehors !... Je ne sais d’ailleurs pas comment vous êtes entré… Le gardien se relevant : il m’a frappé au visage… Je saigne… Je n’ai pas pu l’empêcher… Mais au nom du ciel qui est-il ?... Ne le laissez pas s’échapper… Il est dangereux… (haletant) Il a frappé notre gardien… qui saigne… Non, sa tête ne me dit rien… Je lui ai dit que nous n’avons pas de Jenny Flegenheimer… Vous pensez si j’ai consulté le fichier !... Bien sûr que je l’ai consulté !... Je ne fais jamais rien sans l’avoir…
— J’écris Terminus…
— Je te laisse travailler. Je repasserai plus tard. En fin d’après-midi.
— Je te parlerai de Terminus.
— Rien ne presse.
Il n’y a rien de plus triste qu’une existence qui s’achève alors qu’elle n’a pas eu lieu, pensa-t-il. Si encore j’avais éprouvé ce plaisir. Mais je suis innocent. J’ai payé à la place d’un autre. Ou bien de plusieurs autres.
— Rapporte-moi des aloufes, s’il te plaît. J’ai de quoi fumer, mais rien pour…
— Je ne suis pas sûr de passer ce soir… Terminus, dis-tu ? Tu ne trouves pas bizarre de rencontrer ce mot à l’entrée d’un bouquin ? À la fin, cela se conçoit… mais au début, alors qu’on n’a pas idée de…
Ou alors, poursuivit Bob Thingum qui était reçu par son rédacteur en chef, il est allé directement de la prison à son appartement où l’attendait une personne généreuse prête à l’aider à faire face à tous les aspects de la vie contemporaine. Il était décidé à ne plus sortir sans une bonne raison et après avoir épuisé les arguments contraires. Ici, la fenêtre s’ouvrait à hauteur d’homme. Il vit d’abord les enfants, puis les voitures, et les reflets de quelques rares vitrines. Une fois de plus, il n’avait pas choisi le lieu. Et il ne se trouvait pas là par hasard. On n’en dira jamais assez sur le lieu et trop sur ce qui s’y passe.
Des hordes d'hommes, appelés héros, qui se sont déchaînés pendant dix ans d'affilée sous les murs d'une petite ville, à cause d'une vieille femme séduite; le voyage d'un vivant dans l'entonnoir des morts comme prétexte pour dire du mal des morts et des vivants ; un fou agité et un gros fou qui font le tour du monde à la recherche de tripotées ; un guerrier qui perd l'esprit à cause d'une femme et qui s'amuse à étêter les chênes des forêts ; un méchant dont le père a été assassiné et qui, pour le venger, tue une fille qui l'aime ainsi que divers autres personnages ; un démon boiteux qui soulève les toits des maisons pour donner en spectacle l’ignominie des intérieurs ; les aventures d'un homme de taille moyenne qui fait le géant parmi les nains et le nain parmi les géants, toujours de manière inopportune et ridicule ; l'odyssée d'un idiot qui, à travers une série de mésaventures, soutient que ce monde est le meilleur de tous les mondes possibles ; les aventures d'un enseignant démon servi par un démon professionnel; l'histoire ennuyeuse d'une adultère de province qui s'ennuie et, à la fin, s'empoisonne ; les exhibitions bavardes et incompréhensibles d'un prophète accompagné d'un aigle et d'un serpent; un jeune homme pauvre et fiévreux qui assassine une vieille femme, puis, parfaitement idiot, ne sait même pas comment construire un alibi et qui finit par tomber entre les mains de la police.
Giovanni Papini