Patrick Cintas

 

Gor Ur

Le Gorille Urinant

 

roman

 

© Patrick Cintas

La lecture de cet ouvrage est gratuite.

La version brochée est en vente chez Amazon.fr

 

Table

 

I – LE GORILLE URINANT

Premier épisode

L’EXPÉRIENCE DU MAL

Deuxième épisode

QUI EST QUI ?

Troisième épisode

PÈRE ET FILS

Quatrième épisode

DES FOIS QUEUE

Cinquième épisode

TRIP TRIP TRIP !

Sixième épisode

DEUX FOIS QU’UN

Septième épisode

MOURIR ET ¡ BASTA !

Huitième épisode

TROIS-EN-UN

II – LE DIEU QUE VOUS AIMEREZ HAÏR

Neuvième épisode

LE ROCHER DE CICADA

Dixième épisode

PAPAPA !

Onzième épisode

AVEC DES KOPEKS ET DES YUANS !

Douzième épisode

BLIMP !

Treizième épisode

PAS DE TRANSE POR FA’ !

Quatorzième épisode

SPIELBERG & CIE !

Quinzième épisode

TU POURRAIS ÊTRE MON FILS

Seizième épisode

RIEN POUR BLESSER

 

 

 

I – LE GORILLE URINANT

Le philosophe racompte en mouvant la question,

pourquoy cest que leau de la mer est sallee ?

Pantagruel.

Premier épisode

L’EXPÉRIENCE DU MAL

À peine arrivé, Frank Chercos me dit : « Je ne suis pas Frank Chercos. Il est sorti. En ce moment, il médite sur le mont Vallier. Soyez patient. »

Patient, je l’étais. Combien de flics avaient sombré dans la folie depuis cette guerre avortée ? J’étais témoin du lent déclin de cet excellent professionnel de l’enquête criminelle. En parlant de crime, ce jour-là j’étais plutôt sur la piste d’Anaïs Kling que je soupçonnais personnellement d’avoir commis un homicide. Sans compter que j’avais moi-même un problème à régler avant la fin de la journée. Bref, à peine réveillé, je tombe sur Frank que je ne cherchais pas. Complètement fêlé !

— Je ne l’ai jamais vu accepter une visite, me dit celui qui était Frank Chercos lui-même. Dévissez la fenêtre et vous le verrez prier sur la montagne.

— Je croyais qu’il méditait…

— Pour lui, c’est pareil.

Il roulait une cigarette avec une application de vieillard. Je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il était édenté à cause de cette putain de machine électrique. Je dis électrique parce que je ne connais rien à l’informatique. Anaïs Kling m’attendait avec un fusil à pompe. Je connaissais la cour grise où donnaient toutes ses fenêtres.

— Avec lui, dit-il, il faut s’attendre à toutes les permissions de sortie.

C’est dur d’avoir affaire à un type qui ergote pour ne pas dire ce qu’on attend de lui, mais Frank était plutôt du genre à en dire trop sur des sujets qu’il ne maîtrisait plus depuis qu’il était mort.

— Je ne suis pas mort ! Je ne reviens pas !

Mort, il l’était. Personne ne pouvait dire le contraire. Il suffisait de le regarder. Combien pesait-il ? On aurait dit que sa substance avait été évacuée par la blessure du 38. Il n’avait plus de dents à cause de l’infection. On lui avait collé un dentier ayant appartenu à un autre. Enfin, c’est ce qu’il prétendait.

— Qui êtes-vous ? me demanda-t-il.

Il savait très bien qui j’étais. Il m’avait inventé du temps de sa gloire. Je craignais de finir comme lui, la gueule ouverte dans la conversation des autres.

— Il y a deux sortes d’êtres vivants dans ce monde : ceux qui vivent et ceux qui vont mourir. Qu’en pensez-vous ?

J’en étais encore au stade où on pense qu’il y a ceux qui vivotent et ceux qui profitent de la vie à pleines dents, tous animaux confondus. Je croyais même qu’on finirait par trouver une âme aux plantes. Mais qu’est-ce qui lui avait pris, à Anaïs Kling, de buter ce type qui avait des raisons de lui en vouloir ?

— Je reviendrai, dis-je. Je n’ai pas trop le temps aujourd’hui.

— Je le lui dirais.

Il me raccompagne. On traverse une cour ombragée, presque le paradis. Il s’arrête sur la ligne blanche. Il a compris. Il ne la dépassera plus jamais. Quand on a vécu ce genre de circonstances, on se tasse.

— Je reviendrai demain, dis-je en lui serrant la main.

— Il y a des jours vides et d’autres qui débordent tant on y met de choses.

Ça doit être l’effet de la colocaïne qu’on leur donne à tous les repas. Ils suivent le fil d’une autre conversation qui ne vous concerne pas. Il retourne alors vite sur ses pas et disparaît dans une porte. Voilà comment on se retrouve seul. Je continue.

 

J’aime le matin. Cette fraîcheur appartient à tout le monde, je le sais, mais je m’en sens propriétaire. Il faut dire que je reviens de loin moi aussi. Pas d’aussi loin que Frank qui ne reviendra plus. Je reviens tous les jours, le mors aux dents.

Remarquez bien que je ne m’accroche pas à la vie. Je devrais dire à l’existence, car la vie appartient aux médecins qu’on rencontre inévitablement. L’existence, c’est les autres, et c’est un sacré enfer. J’en ai marre quelquefois, mais ça ne dure pas assez pour que je prête le flanc à l’aventure dont on ne revient pas. J’en ai tenté quelques-unes, mais pas au point d’avoir quelque chose de sérieux à en dire. J’ai un gosse qui en témoigne tous les jours et une femme qui ne veut pas en parler sans témoins. Je les cognerais tous les jours si je n’étais pas du côté de la Loi.

 

À huit heures, je prends un café chez Bernie qui m’attend avec les clopes de la journée et une petite gâterie dont j’aurais besoin pour terminer la journée ailleurs que dans l’angoisse. Je n’ai pas peur de la nuit, mais je dors seul. Je devrais plutôt dire avec moi-même, mais ça ne se dit pas facilement. Enfin, pas comme ça. Salut, Bernie !

— Ya un type qui te demande.

— Je sais qui c’est.

— Ah, ouais ?

Ce type m’attend au tournant. Je sais trop de choses sur Anaïs Kling. En plus, l’enquête n’a rien d’officiel. Je manœuvre dans les marges d’un complot avec la prudence d’une fourmi dans un bocal. Je ne m’en sors pas et on m’observe à travers une espèce de transparence sans tain.

— Si je vous connais ! Des types comme vous, on devrait s’en débarrasser sans permission !

— Vous charriez, dit le type. J’en sais trop. Vous tenez tous à moi. Aux p’tits oagnons ! Prenez quelque chose.

Je ne prends rien aux minus habens qui se font passer pour des fous pour toucher une pension. Je m’assois quand même à la même table. Le type est déjà beurré, prêt à me confier que son père ne valait pas mieux.

— Quand je vous dirai ce que je sais, me souffle-t-il à deux doigts de ma propre bouche, vous aurez de la considération pour moi.

— C’est ce que vous cherchez, l’estime ?

— J’ai pas dit ça ! Je veux plutôt qu’on m’admire. Je veux être ce type-là !

— C’est pas demain la veille !

Ce genre de type vous reproche de boire de l’eau parce qu’il n’en boit pas. J’allume une clope, une vraie, pas une roulée avec les doigts de la misère ou de l’avarice. Ils les fabriquent maintenant en Afrique avec la peau des nègres. Ça se sent.

— Vous voulez du fric ?

— Du fric, j’en ai, me dit le type, et vous le savez que j’en ai un tas haut comme ça !

Encore un qui s’imagine que le pognon, ça s’entasse. Moi, je l’étale pour faire plus riche. Connard ! Il a l’air riche, je dois l’avouer.

— Vous voulez une vengeance ?

— Je veux qu’elle me foute la paix ! L’autre, elle l’a descendu.

— C’est ce que vous dites.

— Elle l’a descendu, je vous dis ! Elle me descendra si vous ne faites rien.

Je n’ai pas vraiment envie de bosser pour ce genre de minable, d’autant qu’Anaïs Kling me plaît. Je me verrais bien en vacances avec elle, au bout du monde. Pourquoi rêver au moment même où un minable vous propose de ruiner votre rêve ? Il y a des questions que je me pose sans arrêt et ça me rend nerveux. Pas seulement morose.

— Je pourrais vous interroger dans mon bureau, fais-je.

Mon sourire n’est pas engageant, c’est le moins qu’on puisse dire. Le type refuse tous les rendez-vous risqués. La dernière fois qu’il est entré dans le bureau minable d’un flic, il en est ressorti avec un blâme. Une trace que personne n’effacera jamais de son esprit. Pas plus que la gueule de bois.

— Puisqu’on peut tout savoir et rien payer, dis-je, pourquoi se montrer difficile sur le choix des balances ?

— Ne me méprisez pas ! J’ai des ressources.

— Moi j’ai ça et je sais m’en servir !

Le patron du café en est témoin et ça le rend discret. Chiffonne en attendant de t’en prendre une toi aussi. C’est ça mon problème : je réfléchis après. Avant, j’ai seulement envie de savoir, une envie qui me fait crever comme le sperme que je porte en moi. C’était deux types de trop dans ma vie.

— Dans votre existence… Vous venez de dire…

— Je sais très bien ce que j’ai dit ! J’ai pas besoin d’une minable comme toi pour le savoir. J’ai payé assez cher !

— Vous n’avez rien payé…

Anaïs Kling n’attendait pas mon sperme, mais je pouvais lui en parler. Je lui en parlerais avant ou après ? Il fallait que je commence par une approche prudente pour laquelle je n’étais pas doué. La nature m’a joué plusieurs tours avant de me mettre au monde. Avec une mère pareille, on ne va jamais loin.

— Elle me descendra si vous ne l’enfermez pas.

— Vous la connaissez mieux que moi.

— Je l’ai assez pratiquée !

Quand je pense que ce type minable avait répandu son sperme avant moi ! J’imaginais les seins et l’entrecuisse. Et ce type en train de se faire caresser pour que ça gicle. Elle l’avait peut-être admiré, qui sait ?

— Je l’ai aimée, confessait-il au miroir que j’avais au-dessus de la tête.

Il ne pouvait pas se voir dedans. Je calculais, je n’arrêtais pas de calculer, et le patron me regardait dans une cuillère, l’air de rien. Il briquait, ce salaud !

— Expliquez-moi en quoi ça consiste, me demandait le type avec une insistance de moignon dont on est condamné à imaginer la partie morte du membre considéré.

— C’est pas moi qui explique. Moi, j’écoute et je n’entends rien, je demande encore. J’ai pas peur de me montrer attentif, si vous voyez ce que je veux dire.

— Vous êtes tous pareils ! Quand j’étais une gonzesse, j’ai connu ça moi aussi.

— Je veux pas savoir ce que tu étais avant ni ce que tu seras si tu sors d’ici vivant !

— Vous n’ferez pas ça ! Vous avez besoin de moi. Sans moi, c’est vous le minable.

On avait assez prononcé ce mot-là aujourd’hui. Si on passait à autre chose ? Il avait des photos qui ne prouvaient rien. Ça commençait mal et ça allait mal finir. Le patron rangea la cuillère dans un tiroir. Maintenant, il nous observait à travers une bouteille.

— C’est des photos de première importance ! gloussa le type qui comptait sur la pertinence du patron.

— C’est des photos de merde ! Personne n’en croira un mot.

Elles parlaient, d’accord, mais de quoi ? Elles ne prouvaient pas qu’Anaïs Kling avait descendu son avant-dernier amant. Comment s’appelait le type qui en faisait une fille de joie avant que ça ne soit vraiment plus possible ? À force de se plâtrer pour ressembler encore à une femme, elle finirait peut-être par me dégoûter. C’est ce que m’avait laissé entendre Kol Panglas, le procureur.

— Je veux le voir, dit le type en se grattant les ailes d’un nez particulièrement épaté. Vous êtes un minable.

— On est tous des minables, rétorqué-je.

Je ne sais pas ce que ce genre d’aveu provoque dans la cervelle de ces minables qui vous prennent pour un minable. Je ne veux même pas le savoir. Kol Panglas avait fait allusion à mon désir en plein discours sur l’enquête en cours. Il devait avoir une idée du personnage que je finirais par devenir si je continuais de m’intéresser à l’amour.

— Des types comme vous, couine le type, ça ne peut pas comprendre ce que c’est !

— Ce que c’est quoi ?

— Si je ne vois pas le procureur aujourd’hui, je suis fichu !

— Tout le monde est fichu, connard ! Je suis même pour l’élargissement des assassins, vu que ce n’est un crime qu’aux yeux des humains. On finit tous par crever. Si la vie est une propriété, alors j’ai tort.

— Vous êtes un type dangereux ! J’avais demandé de l’aide, une protection efficace, avant que cette sacrée journée se termine sans moi. Arrêtez-la !

— On ne peut pas arrêter sans preuve concrète. Fini le temps où on faisait exactement ce que voulaient les types comme toi.

— Je ne suis pas ce genre de type. Le procureur m’écoutera…

— Il veut d’abord savoir ce que tu sais. Ensuite, il ne verra aucun inconvénient à entendre tout ce dont il se fout.

Le type grimace dans le miroir, je le sens. Je n’aime pas qu’on grimace dans mon dos. Je déteste qu’on me force à imaginer ce qui se passe réellement dans les miroirs qu’on agite dans mon dos. Le patron actionne le percolateur. Ça donne une ambiance de film à une scène qui n’a pour moi rien d’original.

— En admettant que le procureur accepte de t’entendre dire ce que tu ne veux pas me dire… je dis en admettant… il faut que je motive ma demande. Tu la motives comment, toi, ta demande ?

— Elle veut me buter !

— C’est toi qui le dis. Pas moi. Le procureur veut d’abord m’entendre dire quelque chose de réel. J’en ai marre de tes fictions !

— Des fictions ?…

— Ouais. Des fictions. J’ me casse ! Et toi ?

Lui, il restait ici, à se farcir le miroir dans lequel je pouvais le voir maintenant. Il étreignait son verre comme une troisième main. Moi, c’était le troisième œil. Une sacrée différence entre un minable qui va crever parce qu’une femme le veut et un pauvre type qui ne crèvera pas de ne pas y toucher et qui passera une nuit blanche de plus. Comment je fais pour ne pas dormir la nuit et y penser toute la sainte journée ?

— Vous ne pouvez pas me laisser seul !

Voilà comment je me les colle, tous ces minables qui s’accrochent à la vie dès qu’elle est menacée de disparition. Ces types me suivent partout où je vais. Ensuite, soit je les bavure, soit ils se font buter comme ils le craignaient sans toutefois convaincre les autorités que je représente malgré ma sale gueule de bois.

— Où vous allez ? me demande le type avec une angoisse légitime.

— Je vais la voir, pardi !

— Vous ne pouvez pas faire ça, pas en ma compagnie !

Là, je m’énerve patiemment :

— En effet, paumé (faut changer de vocabulaire de temps en temps), je ne peux pas te protéger malgré moi et assister à ta mort qui me servira de preuve pour l’arrêter.

— Vous allez l’arrêter ?

— Si elle te bute, ouais.

Mais le type ne veut pas me lâcher. Il y a deux mois, elle aurait buté l’autre type, celui qui le précédait. Elle a fait comment pour le rater ? Je le secoue :

— Écoute, pied-plat, si tu ne réponds pas à cette question, c’est moi qui te descends !

— Elle me tuera, pas vous !

— N’importe qui peut le descendre. T’es assez minable pour ça.

— Vous n’avez aucune raison d’y penser, me murmure le type en me touchant. Amenez-moi chez le procureur qui me protégera à votre place. Vous pourrez alors aller la voir sans mettre ma vie en danger.

— Ton existence, connard ! Laisse la vie aux chirurgiens.

Le type ne comprend pas. Il a amené le verre avec lui et le patron du café court après. Qu’est-ce qu’il y a dedans ? Moi, j’appelle pas ça un breuvage. Il y manque le meilleur. Je me mets à réfléchir dans un abribus. Il y a des témoins.

— On ne peut pas accuser les gens aussi facilement, pensai-je à voix haute.

— On peut tout faire quand la vie est menacée, me répond le type à qui je n’ai rien demandé.

Des gens descendent d’un bus. Je consulte le numéro. C’est pas le bon.

— Vous ne pouvez pas m’amener, décrète le type.

Je regarde son reflet dans l’affiche. C’est un type ordinaire. On est tous devenus ordinaires avec le mélange systématique des races. C’est peut-être pour ça qu’on ne trouve plus le sommeil. On ne trouve plus grand-chose, mais ça n’a peut-être rien à voir avec cette nouvelle vie de compromis et de petits sacrifices. Ils sont tellement petits, ces sacrifices, qu’ils feraient réfléchir ceux qui nous ont précédés sur l’importance de leurs calculs. Je n’ai jamais bien compris où ils voulaient en venir. On ne nous enseigne que des conneries. Au fond, il n’y a que ce type pour se révolter. Enfin… à ma connaissance.

— Elle ne vous assassinera pas dans un abribus, dis-je avant de passer la porte d’un bus qui démarre.

Peine perdue. Le type est sur le marchepied, s’accrochant au rétroviseur. Le chauffeur ne prête plus aucune attention à ce genre de péripéties. On voit tout de suite qu’il en sait plus que moi. Il est plus jeune aussi, moins sensible à tout ce qui ne le concerne pas. J’ai un fils comme ça. Il mange comme un chancre alors que sa mère est anorexique. Moi, je ne peux pas.

— Vous n’allez pas dans la bonne direction, me dit le chauffeur que je viens d’interroger.

— C’est vous qui n’y allez pas !

Je n’aime pas m’éloigner d’Anaïs Kling. Chaque fois que je m’éloigne d’elle, alors que je ne l’ai jamais approchée d’aussi près, je m’angoisse, je bande et je m’en prends aux petites filles. Ils le savent. Une petite imperfection du mental qu’on arrive à corriger, mais par temps ordinaire. Or, il fait une chaleur d’enfer. J’éponge un front dégoulinant avec la manche de mon voisin qui a l’habitude.

— Au prochain arrêt, me renseigne le chauffeur, vous prenez le 5 sur le trottoir d’en face. Ya pas plus simple !

Il est content d’avoir l’impression de satisfaire ma curiosité. Des types comme lui, j’en rencontre au moins un chaque jour. Il me complique l’existence. Le type me regarde à travers la portière.

— Dites-lui de sauter avant arrêt complet, conseille le chauffeur, sinon il va se coincer les doigts.

Il ne se coince pas les doigts. Il sautille sur le bord du trottoir, mettant le pied dans la rigole quand c’est nécessaire. Je n’arrive jamais à trouver ce genre d’équilibre. Ce n’est pas faute de m’y appliquer. C’est bon, l’équilibre, quand on est condamné à l’incohérence. Je le suis. On ne traverse pas la rue.

— On va où, là ? je demande.

— Chez le procureur. C’est juste… là !

 

On y est. Kol Panglas commence par m’engueuler. Je dérange ses plans. Il finit par s’intéresser au type qu’il enfourne dans son bureau. La porte se referme. Code secret. Frank Chercos entrait quelquefois. Il avait ce privilège réservé aux morts. Moi, je suis bien vivant et je m’efforce tous les jours de le rester. Frank avait abandonné cette idée il y avait belle lurette. Voilà comment on meurt. Et voilà comment un procureur vous laisse entrer dans son capharnaüm. Je n’en savais pas assez.

 

Dehors, c’est la réalité qui accueille mon angoisse. Je mange sur le pouce, celui des autres. Je continue ensuite, toujours par habitude. J’ai besoin de me dégourdir les jambes avant de baiser. C’est le jour où j’ai fini par mettre les pieds chez Anaïs Kling. Une boniche m’annonce qu’elle est en voyage.

— En voyage ! Où ?

— Chez elle.

— C’est où, chez elle ?

— J’en sais rien ! On est ici aussi chez elle. Ces gens-là, Monsieur, ils ont des chez-soi en pagaille.

Je jette un œil dans l’appartement qui commence par un hall accueillant comme jadis dans les films destinés à émerveiller l’homme du commun. Il y a une odeur de fleurs, mais je ne saurais dire lesquelles. Pas de la violette en tout cas. Des miroirs se renvoient les murs. Un parquet impose la perspective. Dois-je allumer une cigarette en attendant ? Quelquefois, on se tape la bonne parce qu’il n’y a rien d’autre à espérer de l’attente. Le sperme, ya que ça de vrai, au fond.

— Vous pouvez attendre si vous voulez, dit la bonne en époussetant un siège qui sent l’Espagne et ses conquêtes.

— Si elle rentre avant ce soir…

— Non ! Mais Monsieur rentre toujours avant midi, surtout si elle n’est pas là.

Une explication qui en vaut une autre. Je m’assois dans l’andalousie. Enfin, j’imagine que c’est comme ça qu’on appelle ce genre de siège, une andalousie. Il y a de l’imagination dans l’air. On se sent bien dans ce hall. Au plafond, un dôme de verre éclabousse l’ambiance. La bonne revient avec un plateau et dans le plateau, un verre qui contient… Peu importe après tout ce que je bois. Je le bois. Je dis merci. Je dis que oui c’est bon, vu l’interdiction formelle de fumer. Je lui montre mon paquet de clopes, des fois qu’elle croirait que je suis un larbin. Pas un cri d’admiration et aucune envie de l’asperger. On est quitte.

— Monsieur passe par l’office.

Ce qui voulait dire qu’il me surprendrait. Sensation détestable qui s’ajoute à l’angoisse. Mais l’andalousie me maintient le dos à la verticale. Je croise mes jambes. Dans le miroir, j’ai l’air d’un malade qui attend son tour. D’ailleurs, Monsieur est médecin. Je n’ai pas vu la plaque ?

Pourtant, j’étais à côté. C’est le genre de détail qui échappe à mon attention toujours en éveil sur le terrain des mots. Les gens, ça ne manque pas de mots. Avec l’air et les mots, ça compose des mensonges. J’ai l’habitude de ces échafaudages. J’adore ces constructions faites pour brouiller les pistes. Ou plutôt, je m’intéresse au temps qu’ils mettent à les peaufiner en ma présence ou dans l’ombre caniculaire de leur solitude. Les gens sont seuls. Ils tuent et continuent de se sentir seuls alors que je peuple mon obscurité de cadavres têtus. Il faut bien parler à quelqu’un.

— Ouais, ouais. J’ai vu la plaque.

Ma plaque n’est pas dans la rue. Elle est sur ma porte. La porte de l’endroit où je bosse. Je ne fais pas semblant de bosser. Je me demande ce que le procureur est en train de tirer du nez de son interlocuteur. Qu’est-ce qu’il attend en attendant ? Je ne me pose jamais la question, de peur d’y répondre à voix haute dans ces salles d’attente où je fais preuve d’une patience d’ange.

Monsieur Kling arrive à midi pétant. Il ne s’appelle pas monsieur Kling. C’est Madame qui s’appelle madame Kling. J’ai toujours peur de ne pas mettre les majuscules au bon endroit. Je suis meilleur à l’oral. Monsieur s’appelle Monsieur. J’en prends bonne note.

— Entrons dans mon bureau, dit-il en s’effaçant.

J’aime ces souplesses du pied et du regard, ces glissements impromptus, cette grâce d’antan. Le bureau en question est tapissé de bouquins. Il faut aller à la Bibliothèque pour apprécier la même chose chez les particuliers qui peuplent notre existence de nos attentes. J’apprécie toujours un cigare.

— Mon épouse est chez elle, me confie le carabin.

On est donc chez lui. J’admire un instant sa cravate d’or.

— Je ne savais pas que vous étiez mariés.

— Nous le sommes depuis toujours.

— Vous êtes musulmans.

— Nous sommes amoureux.

Qui était le type qu’elle avait prétendument assassiné ? Un ami de passage ?

— Muescas raconte des histoires, dit le carabin.

Comment connaissait-il le nom du seul témoin qu’on avait entre les mains ?

— J’ai appelé mon ami Kol Panglas.

Belle révélation de bourgeois influent. Il attendait un commentaire. Je hais les types qui me marchent sur la tête. Celui-là souriait dans une barbichette qu’on avait envie de tenir à pleine main. Mais il venait de me prévenir que je ferais bien de ne pas lui secouer la tête de cette manière. Je pouvais toujours essayer de m’y prendre avec des pincettes comme m’y conviait son attente. Il fallait que je répondisse.

— C’est madame Kling que je veux voir, à moins que votre… ami m’ait raconté des craques. J’ai un ordre de mission. Vous voulez le voir ?

— Je ne veux rien voir du tout !

Il agite son propre cigare comme s’il allait ferrailler avec le mien. Je suis prêt à tout dans ces circonstances. J’attends une proposition. Elle arrive avec un verre d’Amontillado. Ça me rappelle des choses.

— Vous allez recevoir un autre ordre de mission, commence mon hôte.

— Ça arrive en permanence.

— Nous rejoindrons Anaïs dès demain.

— Ah, ouais ?

— Vous l’interrogerez, cela va de soi.

Je ne m’étonne plus de rien. On a beau être tous du même sang depuis le mélange des races, les différences sautent aux yeux si on consent à les ouvrir. La plupart des gens n’ouvrent plus les yeux, mais mon métier m’y contraint tous les jours. Je vois bien que rien n’a changé dans le rapport entre les êtres humains. Il y a toujours des patrons, des minables et des cons. Ça fait une catégorie de trop, mais il est trop tard pour en changer. Ou alors il n’y aurait que des cons pour me servir d’exutoire et ils me rendraient la vie impossible. L’existence, veux-je dire, mais y aurait-il encore des carabins dans ce monde où je serai le seul à ne pas être malade ?

 

Je quitte le bonhomme et sa bonhomie sans lâcher le cigare qui dure, qui dure…. Je le fume encore le lendemain matin quand je revois Frank Chercos. Il est toujours prisonnier de son apagogie. Mais dans ce monde qui n’est pas fait pour moi, il n’y a plus de maladies. Il n’y a plus que des raisons. On n’explique plus rien, on constate. Forcément, ça vous change un homme fait pour la contradiction en une langue étrangère que personne ne comprend. Évidemment, je ne m’appelle pas Frank Chercos. En ce moment, il médite sur le mont Vallier en compagnie de sa seule solitude. Dans une heure, je prends le train avec ce carabin dont j’ai oublié le nom. En attendant, Frank me bassine avec des histoires à dormir debout. Moi qui ne dors pas, même couché. Et qui devrais dormir debout, en toute logique.

 

Post-scriptum : Bon. Je n’avais pas rencontré celle que je cherchais, mais ce n’était que partie remise. Comme je le disais plus haut, j’avais un autre problème à régler ce jour-là. En principe, je ne règle rien. Je croise les gens à problèmes et je ne m’en mêle pas. Mais dès qu’il s’agit de problèmes personnels, les principes sont bons pour la poubelle. Hélas.

D’abord, tant qu’une journée n’est pas finie, surtout quand on sort du boulot à midi, tout peut arriver. À midi, à peine jeté à la rue par ce carabin qui n’attendait rien de moi sinon que je la ferme, un bus manque de m’écraser. Je cours comme un dératé jusqu’à l’abribus où il s’est arrêté pour embarquer une vieille qui a du mal à lever la jambe. Or, depuis la guerre qui a eu lieu, contrairement à celle de Troie, mais qui ne s’est pas terminée malgré des apparences de paix retrouvée, comme la plupart des guerres modernes, les marchepieds des bus ne sont plus ce qu’ils étaient, peut-être parce qu’il n’y a plus personne pour avoir l’idée de les adapter aux handicapés et aux vieillards, voire aux enfants en bas âge. Donc, quand j’arrive sous l’abribus, je me mets à patienter en attendant que cette connasse trouve le moyen de monter dans le bus.

— Filez-lui un coup de main ! beugle le chauffeur.

— C’est vrai, quoi ! gémit la vieille.

C’est un complot. Je m’enfuis.

On va trouver ça bizarre parce que ce bus, j’en avais besoin, et un besoin urgent. Je me rends compte de ma bêtise cent mètres plus loin. Il est trop tard. Plus de correspondance avant deux heures, quatorze comme on dit maintenant. Je me mets à courir avec le fol espoir que je serai à l’heure à mon rendez-vous. Dans ces moments d’affolements, je ne calcule plus, ce qui explique mes cadavres. Je fonce à travers des rues qui se dépeuplent pour laisser la place aux animaux.

Quand j’arrive, il n’y a plus rien dans mon assiette. C’est encore ce foutu gosse qui l’a vidé sous le regard dégoûté de sa mère qui cuisine pourtant bien, je dois l’avouer. Je me mets tout de suite en rogne, je cherche une petite fille, je tabasse ma moitié, rien n’y fait. Mon gosse ne veut même pas dégueuler comme je l’exige, non pas que je me nourrisse de ses restes, mais l’idée qu’il ait encore remporté une victoire sur son vieux père me rend marteau au point de les haïr l’un comme l’autre. Je perds toujours. Je me contente de leur manger ce qui leur reste de cerveau. Il n’en restera plus grand-chose bientôt. J’ai besoin de cette solitude.

Mais mon problème, ce jour-là, n’avait rien à voir avec la bouffe. Le ventre vide et le cœur rempli de haine, j’enfile mon costume de cérémonie et cette fois, comme il est plus de deux heures, j’attrape un bus au vol. Il me dépose devant le cimetière. Une odeur de pierre chauffée à blanc m’approche un instant de l’évanouissement. Je m’appuie sur une croix dont les bras retrouvent leur vraie signification et, enfin, je suis à l’heure. Elle est là, toute droite dans sa salopette bleue, la clé à la main. Elle me trouve beau. Mais deux gosses, c’est beaucoup. Il faut que je lui avoue cette triste vérité. Je peux vivre avec deux femmes, deux gosses, c’est quelque chose que mon esprit ne peut pas concevoir. Elle s’effondre.

— Je savais qu’il arriverait quelque chose aujourd’hui, pleurniche-t-elle sans doute parce qu’elle veut me faire plier.

— Je ne le savais pas moi-même, m’étonné-je.

— Je ne me laisserai pas faire ! menace-t-elle.

Bon. Le discours des femmes aux hommes de bonne volonté. Je passe sur les détails. Je feins la compassion pour échapper au pire. Elle finit par se calmer. Je caresse son visage comme je le faisais du temps où elle comptait pour moi. Elle n’est pas insensible à cette intention frauduleuse.

— Tu ne m’as jamais aimée…

…ce qui est vrai…

— Je te hais…

...c’est réciproque...

— Tu mérites de crever…

…mais je n’en ai pas envie, du moins pas avec toi.

Je l’abandonne. Elle me suit, me menaçant avec la clé. Il se met à pleuvoir. Il ne manquait plus que ça ! Mais enfin, c’est fait. Jamais je ne pourrais commencer un récit sans régler mes comptes avec la femme qui me fait chier.

 

Vous êtes toujours là ?…

 

L’idée de voyager en compagnie d’un carabin ne m’enthousiasmait pas vraiment, mais je n’avais pas le choix. J’ai bien essayé d’en discuter avec le patron. Il m’a écouté. Il faisait une chaleur d’enfer. Si je n’avais pas eu cette obsession d’ouvrir une fenêtre qui est restée fermée, je l’aurais peut-être emportée, cette petite victoire sur la hiérarchie. Je ne suis pas un lutteur, c’est mon défaut. Je sais me défendre. On me le reproche assez.

Je n’ai pas fait le tour du monde, mais je connais l’Afrique où j’ai servi, comme on dit. On ne devrait pas travailler quand on a faim. On ne devrait pas baiser quand on a vraiment besoin d’amour. On devrait haïr une bonne fois pour toutes au lieu de se laisser envahir par le remords, les regrets et même ce besoin d’être bien considéré qui finit par faire de nous des larbins. Évidemment, je dis tout le contraire de ce que je pense et au bout du compte je ne sais même pas ce qu’on pense de moi. Je n’ai jamais tenté d’être gentil, dans le genre serviable et généreux. Je me suis contenté de raser les murs sans ouvrir les portes. Chaque fois que j’ai pris une porte, c’est qu’on m’y invitait et je ne cherche jamais à la fermer derrière moi tant je suis claustrophobe par nécessité. On me trouve toujours un peu sirupeux, sauf quand je me sens menacé.

Des menaces, il en vient de toute part, y compris chez soi. Ma femme menace de me quitter si je continue de me moquer de son anorexie. Mon fils menace de me donner une bonne occasion de le tuer. Même ma porte est un enfer.

 

Je ne sais pas si vous êtes toujours là. C’est simple : ou bien il y a quelqu’un et on ne le voit pas, ou bien c’est personne et on le prend pour quelqu’un. Je me demande s’il m’arrive de jouer ce rôle. Je ne connais pas ces coulisses. La nuit m’envahit comme du mauvais vin. Je ne couche pas avec elle. Je ne supporte plus ses os. J’entends mon fils qui arrache des cris à sa propre nuit. Il finira par me ressembler. Goutte à goutte, le transfert de la nuit de l’enfance à cet âge que j’ai atteint parce que je ne suis pas cet enfant qui me hante. J’imagine que mon fils est une copie, ou alors j’ignore ce qui le détruit, quelque chose qu’il tient de sa mère, entre la faim et le suicide. Entre le plaisir et la mort. Entre l’incontestable beauté du plaisir et sa disparition complète, inconditionnelle et parfaite.

Je couche au bout d’un couloir, à l’endroit même où il se termine par l’issue de secours. J’aime cet endroit qui ne sert pas. Il a bien failli servir pendant cette guerre absurde qui ne s’est pas terminée. Mais les bombardements de matière fissible étaient lointains. On vérifiait méticuleusement l’étanchéité des joints. L’écran de contrôle est toujours resté au beau fixe. On sortait sur la coursive et on regardait les voisins hébétés qu’on ne saluait pas. Dans ce pays de merde, on est tous des étrangers sans solidarité. Et puis je suis flic et fliqué jusqu’à l’os. Je ne peux pas être cet anarchiste ni ce pratiquant. Pharisien étatique.

La nuit ne porte jamais conseil, sinon on l’enfermerait pour la faire parler. Ce trou noir tavelé de ville est l’image de soi. D'abord, le lieu s’impose, avec ses personnages malades de la furtivité. Ils ne fuient pas, ils glissent à fleur de l’improbable. Je les suis quelquefois, manie d’enquête. Notre conseiller me harcèle des mêmes questions, comme si j’étais responsable de la tuerie quotidienne dont je ne suis qu’un élément furtif. La nuit rassemble ces lieux et cela s’appelle la nuit. Une angoisse douloureuse marque cette limite qu’on ne franchit que par lassitude. On s’y abandonne avant de devenir fou par manque de sommeil. Pourquoi s’imposerait-on cette torture ? Et pourquoi ne pas l’imposer aux autres ? Pendant la guerre, on vous torturait facilement si vous aviez des convictions intimes et s’ils trouvaient le moyen de le savoir avant vous. Je n’ai pas eu l’occasion de me révéler de cette manière parce que je surveillais les surfaces. C’est fou ce qu’on trouve à la surface, ces indices de l’intimité de l’autre, ces poils du secret bien gardé, la preuve que le monde est humain jusque dans l’animal qui ne peut pas savoir de quoi il est composé, là, au fond de lui-même.

Je ne dors que d’un œil. Je sais que c’est parfaitement impossible. Mais l’œil reste ouvert, ma femme me l’a dit, elle a surtout dit que je ne devais pas être normal, la preuve, l’œil était ouvert, même que l’autre paupière frémissait à la surface du rêve, invitée par la nuit à rejoindre sa symétrie. Sur le terrain sensible des conversations nocturnes, elle est à ce jour invaincue, je l’avoue. Le soir venu, elle entre dans les draps et s’y confond avec le blanc qui m’obsède jusqu’au sommeil. Ce bout de couloir m’a rendu fou d’elle, alors que je n’en étais que passablement amoureux.

Le fils est imberbe à l’heure où je vous parle. Je n’ai jamais compris cette exigence. Il semble n’avoir jamais connu la joie, pas même celle de la caresse de la merde au trou du cul. Il mange comme un chancre, celui qu’elle ne veut pas me communiquer. Elle cuisine à foison, le nourrissant de pléthore et d’envie. Il faudrait chercher des explications dans le passé familial qui, comme la nuit, est l’endroit des passages furtifs et des statues de sel. On n’a jamais poussé le bouchon aussi loin. On essayait de rire, guettant la joie dans cette bouffissure d’un enfer conçu à deux sexes dans un moment d’abandon non pas l’un à l’autre, mais à la face cachée de la vie.

Pas de joie, pas d’intensité, rien que l’attente, la crispation, le resserrement, l’observation des petites déchirures, le sang coagulé des surfaces, les mots qu’on n’a plus besoin d’assembler parce qu’ils ont tous atteint ce degré de signification qu’on ne peut pas sérieusement approfondir. On n’a pas envie de cette illusion qui consiste à persister malgré l’évidence de l’inutilité. À un moment précis de l’existence, toute conquête devient clairement inutile. D’où peut-être ce goût exagéré pour l’enquête. Et ce destin de flic au service d’une imagination que j’imagine proche de la vérité sans en connaître les arcanes.

Par contre, la nuit n’a rien à voir avec le temps qui passe ni avec ce qu’on en dit finalement. Elle ne laisse rien et envahit l’existence de ses sommeils probatoires. Je vois ça comme ça. Si la terre n’était pas une sphère tournant autour de la lumière comme un insecte agacé au-dessus de nos têtes, à quel endroit de cet univers le sommeil trouverait-il sa place ? Et si le sommeil n’était pas une nécessité vitale, toute cette géométrie aurait-elle encore un sens ?

Heureusement, de nos jours, et peut-être grâce à la guerre, les questions ne sont plus de bonnes questions. On ne les pose pas. On se contente de répondre aux attentes qui ne manquent pas. Ce sont les briques de notre construction individuelle. On t’apprend à construire cet édifice de l’instinct. C’est fou ce que je me suis appliqué, mais l’enfant avait vécu, il rendait improbable l’existence de l’homme futur que je suis pourtant devenu. Avec cette seule question que je ne compare pas aux réponses apparentes des autres : cet enfant a-t-il accepté cette existence ?

Si je sors la nuit, je ne descends pas l’échelle de secours à cause de la vibration métallique que lui implique ma progression descendante. Sinon, je m’éloigne avec ce bruit constant dans mon dos et je me perds en route. Non, je descends l’escalier de service qui est assez discret pour ne pas trahir mes désordres. J’ai l’impression de glisser sur l’ombre à peine traversée d’indications topographiques. La porte est lourde à la manœuvre. Le trottoir est un océan de pas et d’ordures. Je file vers la rivière pour m’y noyer et immanquablement je rencontre le noyé qui me raconte sa vie. La ville semble m’accompagner. Je bois ses leçons de lieux et de possibilités.

 

Quand je pense que je vais voyager avec un carabin ! On a un changement à Toulouse. Une heure d’attente. Il ne pourra pas se passer du diagnostic ni moi de mon investigation. On aura l’air de chiens de faïence au beau milieu d’autres chiens taillés dans le secret et l’inconnu. Je ne promets pas de bien me comporter, mais les vers resteront dans mon nez.

Cette nuit-là, je n’ai même aucune raison de dormir. J’ai eu ma part de sommeil dans l’après-midi. L’horloge interne est déréglée, mais l’esprit est clair, ce qui va bien avec la transparence de l’ombre dont je guette les découvertes. Ces personnages me fascinent. On n’en rencontre pas d’autres. Ils sont peut-être mon aventure, une trace de cette aventure qui hésite entre la flânerie et le déplacement définitif. Il faudrait une douleur prégnante et cette recherche de son point d’application, une dent à soulager par la pression d’un doigt qui sert de capteur de la douleur jusqu’à ce qu’elle revienne à la hauteur du cri, mieux que le cri, l’affolement. J’en suis là.

Il y a de la lumière chez Bernie. Je le salue comme si je ne le connaissais pas. À cette heure, il faut boire du sommeil en bouteille. La verte colocaïne marque les distances. Ça se boit en silence. Quelques-uns se frottent. Tout brille, même les taches. Ce n’est pas normal d’être seul longtemps dans ces conditions. Je ne cherche rien, je rencontre.

— Qu’est-ce que vous mettez dedans ?

— Pas de l’eau comme dans mon vin.

— Paraît que vous voyagez demain…

— Mission secrète.

— Pas si secrète. On dit qu’Anaïs Kling…

— Dites K.

— Je ne dis rien. On vous envoie toujours au bout du monde.

— Je suis le spécialiste des trous perdus.

— Grossier !

Elles se cassent toutes si je me laisse aller à commenter leur imperfection physique. Je suis imparfait moi aussi, mais elles savent que je suis bien monté. Leur aventure tient à ma queue. Des photos circulent, mais je suis incapable de me reconnaître. La rançon des fictions qui limitent mon exubérance naturelle.

— On dit que c’est une belle femme. Vous avez de la chance, Lorenzacio.

— Elle a de la bouteille.

— Quelle importance si elle est belle ?

Pendant la guerre, on buvait de l’eau à travers un filtre offert par la maison. C’était tout ce qu’on connaissait des distances. Le filtre avait l’avantage de vous donner le temps de réfléchir. La guerre finie, je veux dire une fois qu’on s’est fait à l’idée qu’elle ne pouvait pas se terminer autrement, il n’y avait plus aucune raison de se méfier de l’autre et on a laissé tomber la pratique des filtres. On boit dans le même verre. Ça fait des économies de vaisselle. On n’imagine même pas les conséquences. Il faudrait enquêter. Je ne suis pas compétent si ça ne saigne pas. Chacun sa spécialité.

— On ne se choisit pas. Faut vivre avec.

— On appelle ça vivre.

— On ne choisit pas les mots non plus.

— Je ne t’ai pas choisie.

— Tu sais bien ce que je choisis chez toi.

— Son fric ?

— Il n’en a pas. Pas plus que moi en tout cas.

— Je suis un descendant des Vermort.

— Que tu dis !

On ne dit pas n’importe quoi dans ces moments de perdition. Au contraire, on est si proche de la vérité que la douleur est partagée, cas rarissime de communication qu’on a envie de reproduire, mais sans la douleur qui est un spectacle. Finalement, on choisit la discrétion.

— La guerre a changé la donne. Avant, on savait plus ou moins ce qu’on pouvait attendre de l’existence. On avait des passions.

— Des passions destructrices.

— Mais on reconstruisait ce qu’on avait détruit. On savait bien pourquoi on le détruisait. On était libre.

— On l’est encore. On ne nous demande pas de nous battre ni de servir de cobaye dans un champ d’expérimentation.

— Moi qui ai connu les champs de bataille, je peux vous dire que j’enviais les cobayes.

— Certains sont morts. Mon grand-père est mort électrocuté, comme un assassin.

— Moi, je suis contaminée. Je vis sans amour, mais comme je n’ai jamais connu l’amour, je me rends pas bien compte.

— Peine perdue.

Je suis toujours en phase avec l’enquête. Ça ne me rapproche pas des autres, au contraire, mais je peux les toucher. Je ne me prive jamais de ce privilège. Deux paramètres conditionnent mon existence à mon avantage : je suis flic et bien monté. Pour le reste, je suis perdant à tous les coups. Je ne vais tout de même pas leur raconter ma vie !

— Qu’est-ce que vous mettez dans votre colo ?

Bernie emmerde tout le monde avec ça. Il sait bien ce que j’y mets, il sait ce que chacun y met. Il pourrait l’y mettre derrière son comptoir, en toute discrétion. Ça ne change pas la couleur, ce qu’on y met. Il attend une réponse.

— Pas de l’eau comme dans le vin, répète une voix impossible à sexuer.

Je me demande pourquoi les gens attachent tant d’importance à ce qu’ils se mettent sur la peau. Il y en a qui déchirent leurs vêtements à des endroits précis, selon des règles aussi exigeantes. Moi, la nuit, je mets du sperme dans ma colocaïne et je ne veux pas que ça sache. Je fais ça discrètement sous la table en reluquant des genoux dans les déchirures des résilles.

— Rien, je dis, tu le sais bien !

Voilà comment Bernie fait savoir qu’on se connaît. Bernie connaît un flic et il veut que ça se sache ! Bernie est unique en son genre.

— Et toi, Bernie, tu y mets quoi ?

— Rien, je n’en bois pas.

— Tu le mets dans un verre vide ?

Bernie ne peut pas avouer qu’il n’a plus de sperme à cause de sa prostate. C’est un secret que je garde parce qu’il pourrait me servir. En plus, question queue, il est plutôt mesquin. Il n’en sort rien de toute façon. Ah ! si je savais ce qu’il met dans son verre vide. Il fait partie de ceux qui prétendent ne pas consommer de la colocaïne. On distingue alors ceux qui n’en ont pas besoin et ceux qui se cachent pour se coler. Bernie ne livrera jamais ce secret, à moins qu’on le prive de sommeil. C’est ce qu’ils m’ont fait après la guerre, sans preuve évidemment. Ça ne m’a pas empêché de devenir flic. Je ne l’étais pas avant la guerre, une foutue époque où je me posais la question de savoir ce qui me conviendrait comme métier. Ils m’ont installé dans une pièce vide avec un éclairage artificiel. Je ne sais pas qui j’ai trahi, mais je m’en suis sorti. Du coup, ma femme a cessé de s’alimenter et elle s’est mise à gaver le gosse qui ne demandait que ça. Je pensais pouvoir trouver mon bonheur ailleurs. Je ne suis jamais allé plus loin que chez Bernie. Ouvert la nuit.

 

Passer la nuit, traverser le jour. On n’a plus le choix. Les idéologies nous rendent dangereux. Le spectacle du bonheur provoque des ravissements inexplicables. On ne cherche pas à expliquer. Ni l’anorexie, ni la boulimie, ni les dépendances. On peuplait nos conversations de banalités, de coq-à-l’âne, de confessions sommaires. Ensuite je bandais dans une pizza. Et ça se terminait devant un écran, verre en main, sachant ce qu’on avait ajouté à la colocaïne pour lui donner un sens, même symbolique.

— T’as dormi, toi. Moi, je peux pas dormir en plein jour à cause du bruit des autobus. Je connais personne qui peut dormir dans ces conditions, à part toi. Comment j’ai fait pour te connaître ? On finit toujours par rencontrer la personne qui vous empoisonne la vie avec ce genre de détail insupportable. C’est l’idée que je supporte pas. Toi et les autobus.

— Il n’y a pas d’autobus la nuit.

— T’as rien compris !

J’aimerais les enfiler comme des donuts, mais au fond, le temps fini par passer. Il faut rentrer au bercail. Enfin… si vous êtes toujours là.

L’escalier présente des traces d’autres furtivités. Des phosphorescences qui trahissent un usage abusif des substances autorisées. Il y en a qui dégueulent sur mon passage. J’ai mes habitudes. Mes pointes des pieds. Mes catimini. Mon silence de bouche fermée, le feutré de mes orteils crispés jusqu’à la douleur du cuir. La rampe est bornée par les excrétions. Glandes amères comme des olives. Sur le seuil, je me débarrasse des odeurs et des traces. Le type qui entre dans la cuisine est propre comme celui qui vient de prendre un bain. Je répands des parfums de femmes, les seuls que j’ai conservés, pour la rendre jalouse. On ne sait jamais.

Pendant la guerre, on avait pris l’habitude de fréquenter les autres. Le gosse n’était pas encore vorace. Elle n’avait aucune raison de se venger. Elle était même assez joviale si les circonstances se prêtaient à ses exigences. Je ne savais pas tout de ses exigences. Je n’en connaissais que les faits sans conséquence. Le gosse bouffait quand on lui demandait de bouffer et il ne bouffait que ce qu’on lui donnait à bouffer. Le gosse idéal. Je le promenais dans les zones pacifiées, je lui montrais les cadavres en cire des héros terroristes, de temps en temps une paire de miches pour affûter ses goûts en matière de femme, bref, on frisait le bonheur. Je n’y croyais plus. On ramenait des zones contaminées de beaux cadavres qui n’avaient pas souffert, surpris par une mort foudroyante qui valait mieux au fond que celle qu’on attend pour plus tard. Je peux témoigner d’une certaine tranquillité. On m’aurait envoyé dans les zones de combat sans les préliminaires. Y avait-il une autre façon de crever que celle que nous communiquait l’imagerie médiatique ? Les micro-ondes avaient atteint la perfection, mais ils étaient rares, réservés aux plus chanceux. On mourait généralement d’overdose. Un mauvais moment à passer ? Pas du tout. La colocaïne vous évitait les souffrances inutiles. Un de mes oncles s’est même trompé de direction au cours d’un assaut décisif. Il est mort fusillé, ce qui va vite, à part l’attente, les culasses, les pas et surtout le brouillage rituel du regard. On nous a ramené un cadavre si vivant qu’on a hésité à l’incinérer. On lui parlait comme si on l’avait aimé. L’air se raréfiait. On ne le savait pas. Ma femme a commencé à parler de ses os. Elle était plus réceptive que nous. Sous la tonnelle, nous buvions du vin blanc dans des verres ballons qui avaient toujours existé dans la famille. C’est fou ce que la guerre nous a décimés. On se serait cru à la campagne, entouré d’oiseaux et de frondaisons. La nuit, l’horizon nous rappelait le combat et on priait pour qu’il en meure le moins possible. Ce qui n’arrivait jamais, évidemment.

 

Le jour où ils sont venus me chercher, j’étais loin de m’imaginer qu’on pouvait penser de pareilles choses à mon propos.

— Tu nous as trahis ? me demanda ma femme comme si elle connaissait la réponse à cette question qu’elle était la première à me poser.

— On ne parle plus au prévenu, dit le sergent en m’entraînant fermement.

Il y avait un tas de gens dans un enclos. Ils étaient tous suspendus à la clôture. Je suis entré dans un espace central absolument vide. J’étais seul pour la première fois de ma vie. Le mur qui m’entourait me tournait le dos.

— Je n’ai pas trahi, me dit le suivant avant de se mélanger au mur d’une attente que je ne parvenais pas à redouter.

La terre aurait pu s’ouvrir entre les jambes, j’aurais alors permis à mon corps cette chute prévisible. Mais je voulais m’en sortir. Je ne voulais pas finir dans un lupanar pour serviteurs de l’État, tous pouvoirs confondus.

— J’avoue, dit quelqu’un. Mais à quoi ça sert d’avouer ?

Je l’aurais tué. En même temps, je me sentais capable de cet acte extrême et irréductible à la banalité. J’avais de l’avenir et on me disait le contraire.

— Vous connaissez Kol Panglas ?

Je le connaissais. Où voulaient-ils en venir ?

— Que savez-vous de lui ?

Était-ce le trahir que de savoir deux ou trois choses ? Pourquoi pouvais-je le trahir ?

— Dormez !

Et je dormais.

— Réveillez-vous !

Et j’étais d’accord.

— On va mourir, me dit un type à travers une cloison.

— Y a-t-il un moyen de s’en sortir ?

Kol Panglas. Il était déjà procureur. Il aurait pu être mon père. On n’avait qu’un point commun : les petites filles. Pourquoi Dogson et pas nous ?

— Vous êtes libre.

Ils embauchaient dans la police. Ma femme me poussa. Elle ne mangeait plus. Elle me poussait et je me laissais influencer. Un gosse à nourrir. Elle dépensait une fortune en sucreries et il engraissait. Kol Panglas m’examina comme un pioupiou.

— Vous connaissez la multiplication ?

— Assez peu.

— Et la soustraction ?

— Sans me couper les doigts, oui, Monsieur.

— C’est bon. Signez le contrat.

— Pour l’uniforme ?

— Police secrète. Vous avez la tête de l’emploi.

Ce qui explique tout. Au début, j’en ai bavé. On me demandait de faire deux choses à la fois : menteur et flic. J’en étais à me demander s’ils savaient ce qu’ils faisaient. La contradiction m’était tellement évidente !

Ensuite, ils vous arrachent ce que vous avez de plus précieux. Il faut tout donner. Il ne vous reste plus qu’une femme édentée et un gosse fêlé. Pas grand-chose pour assurer le bonheur. Mais au lieu de devenir poivrot comme avant la guerre, on se cole. Ce n’est pas mauvais d’ailleurs. Ça ne me rappelle rien. J’ai beau le lui dire, à ce satané gosse, il me pose la question tous les jours. Quel goût ça a ? Impossible de procéder par comparaison. J’en étais à souhaiter que ça ait le goût de la merde. Il n’aurait pas mis longtemps à se rendre compte. Tandis que la fraise, qui a le goût du citron, et toutes ces merdes qu’il ingurgitait parce qu’elle le voulait… Il m’arrivait de penser au suicide, comme tout le monde. À l’aventure aussi. À une autre guerre que je ferais cette fois du bon côté. Ma femme, ils ne l’ont même pas tondue. Elle faisait pitié. Je la faisais assez souffrir comme ça. À la maison, ça sentait le poulet frit et le bonbon acidulé.

 

Je dis ça parce que vous êtes là. Sinon, je me tairais. Je me suis toujours tu. J’aurais dû me moi. Mais je n’ai pas la force. Il y a quelque chose de cassé en moi. Il y en a qui se dédoublent. Ça fait deux personnes et un tas d’emmerdements qui au fond donnent un sens à l’existence. Chez moi, c’est à l’intérieur que ça se passe, c’est organique. Je n’ai pas deux cœurs, deux estomacs, deux machins, etc. Les organes sont cassés. Je digère mal, je m’essouffle, j’ai la colique ou je suis constipé, je n’arrive pas à comprendre qu’une idée, ça ne se voit pas. Pour moi, il n’y a jamais deux solutions. J’ai le choix, je le sens bien, mais entre quoi et quoi ? C’est dur d’être soi-même, quelquefois.

— À ton âge, je bouffais des patates bouillies. C’est quoi, cette sauce ?

— Fous-lui la paix. Il mange.

Je vais voir des filles qui me ressemblent et qui par conséquent ne me comprennent pas. Cette nuit-là, juste avant mon voyage avec le carabin qui prétendait me conduire à Anaïs Kling, je n’ai pas fréquenté les filles. Ce n’est pas l’envie qui leur manquait. J’ai bu sans dépasser la limite, éjaculant sous la table en toute discrétion. Bernie me surveillait dans un miroir. Je hais les percolateurs la nuit. Le jour, ils font partie du décor et je les ignore. J’ignorerais les petites filles si elles avaient une existence nocturne.

 

À sept heures pétantes, je suis sur le quai entre deux rames qui grouillent comme deux plaies contaminées par une immigration non contrôlée. Je surveille l’entrée du souterrain qui monte avec les gens. J’ai une sensation d’envahissement jusqu’à l’hypertension. Le carabin se fait désirer. Je ne partirais peut-être pas, ou je partirais seul. Il y a une grosse différence entre un carabin et un bagage. Mon cœur fait des ravages dans mon cerveau, je n’y peux rien, il y a toujours quelque chose de plus fort que moi pour changer leurs projets en travail mal payé. Un type m’observe. Un carabin lui aussi, sans doute. Il guette le symptôme. Il y a un bon moment pour les symptômes et pas toujours un carabin pour changer le destin. Je devrais être content de voyager avec l’un d’eux. Je suis morose. Une couche d’hypertension et une de morosité. Le carabin n’y perdra pas son latin. Ils ont de la psychologie, les carabins, avec des finesses qu’on n’enseigne pas aux flics. Je le sais par expérience. Chez moi, il y a le carabin pour les os et celui pour la graisse. De temps en temps, un carabin pour les overdoses me prodigue des conseils qui trahissent sa déconfiture devant le phénomène de l’exagération.

 

Qu’est-ce que j’attends ? Vous êtes toujours là ? J’aime cette tranquillité, même si je la dois à l’abus de l’artifice et du sommaire. Je n’ai plus de patience, comprenez-vous ? Où en étais-je ? Ah, oui. Sur le quai. Deux rames qui grouillent même si depuis la guerre on est tous de la même race. Où est la différence ? Je peux faire la différence entre ma femme et mon fils. Personne ne peut confondre les os et la graisse. On peut me confondre avec d’autres flics. Je ne prétends pas à l’originalité. Je tue comme je pense. Voilà mon carabin.

Il est chic comme il sied à l’homme d’honneur. Il sent la pastourelle et l’hymne national. Il agite une canne sur les gens. Son impatience le distingue. Il s’excuse, maudissant l’excuse et non pas les raisons de l’excuse. La classe, quoi ! Mon pardessus a des airs d’avant-guerre. Il signale une couture rompue entre deux boutons. J’ai l’habitude.

— Nous serons à l’heure, décrète-t-il.

Sûr. Avec ces trains qui marchent à l’eau bouillie, comme les patates de mon enfance. Mais la campagne n’est plus desservie par les airs et on a comblé tous les souterrains de la guerre. Il y a bien des routes, mais elles servent encore à une drôle de guerre, ce qui complique les relations. Je ne déteste pas le train si je voyage sans arrière-pensées qui ne m’appartiennent pas. Or, ce carabin est une arrière-pensée. Il y a de quoi devenir vraiment malade. J’avouerais une faiblesse ou deux. Allons bon ! Pourquoi chercher à s’humilier dans le détail ? Attendons plutôt une grande occasion. Anaïs Kling par exemple. Dix heures de train, ça va me forger.

— Le procureur est invité aussi, dit le carabin en s’installant à la place que l’administration lui a réservée.

— On est des invités ?

Bonne nouvelle. L’enquête doit rester secrète. Mais pourquoi ont-ils mis au parfum ce carabin qui m’accompagne pour ne pas dire son nom ? Heureusement, on place une petite fille contre moi, entre la fenêtre et mon corps qui sent le pardessus et le bonbon à la menthe.

— Tu me laisseras regarder ?

— La fenêtre est à tout le monde. D’ailleurs, je ne peux l’ouvrir qu’avec le consentement de tous les passagers de ce compartiment. Je ne veux pas l’ouvrir.

La mère ne cache pas son orgueil. Je ne lui parlerais pas de mon fils qui bouffe parce que ça m’obligerait à parler aussi de ma femme qui ne bouffe pas, ce qui gâche toujours les conversations.

— Nous vendons une partie de la propriété, me dit le carabin.

— Ah, oui ? Laquelle ?

Deux coups de sifflet. On entre tout de suite dans un tunnel, ce qui réduit le silence. J’en profite pour renifler la petite fille qui ne m’a pas dit son nom. Vous avez des enfants ?

— Nous en avons deux, dit le carabin. Il en reste un.

Pour l’instant, c’est moi qui pose les questions. Les réponses me renseignent. Que demander de plus au temps que ce voyage va me facturer ?

— Nous aurions pu en avoir trois, soupire le carabin.

Une devinette pour la petite fille. Elle fronce le nez. On en fera un magistrat ; elle n’est pas douée pour les maths.

— Nous ne sommes plus aussi nombreux dans la famille, continue le carabin qui jouxte la portière.

Me suis-je jamais posé ce genre de question, même au plus fort d’une enfance consacrée aux absences répétées ? Que des emmerdements à l’horizon, et pas un calcul. Rien. Du pur présent et de l’attente crispée. Ça peut tomber à tout moment. Et ça tombe au moment où on s’y attend le plus. On devient flic par vocation.

— Anaïs n’a pas tué cet homme et elle ne menace certainement pas cet autre.

— Je suis censé prouver le contraire.

— Je connais cette femme comme si je l’avais faite moi-même.

— J’ai fabriqué un gosse dont je ne suis pas fier. J’ai aussi l’impression d’avoir fabriqué ma femme.

— Il s’agit d’une accusation grave. Heureusement, Kol Panglas est un ami qui comprend notre embarras.

L’embarras du choix. Ça ne m’arrive jamais. Est-ce que je choisis entre ma femme et mon fils ? Je prends le tout et je recommence. Et ça ne change rien, au contraire. Ce n’est pas moi qui recommence, c’est tout.

— Vous avez fait la guerre ?

La question suivante c’est : de quel côté ? Mais on peut pas tout savoir. Par discrétion. On est discret par nature et curieux par formation sur le tas. L’enfant était discret. La preuve : on ne sait rien de ses tentations. L’homme est curieux et on ne sait toujours rien de ce qui motive son choix de vivre encore.

— Vous le trouverez, j’en suis sûr.

— Je fais tout pour ça.

Même ce voyage accompagné. On ne m’a pas mis dans un panier. Je peux m’envoyer en l’air dans mon pardessus qui évoque la guerre et ses raisons. Voilà, c’est fait !

 

Dès le deuxième tunnel, quelqu’un perd le contrôle des circonstances, quelqu’un qu’on se met à maudire parce que le train s’arrête, provoquant des petits cris d’oiseaux, des chuchotements joyeux et surtout l’extinction de la lumière. Vous ne trouvez pas que P.-J. Toulet écrit bien ? me demandait la maman qui étreignait la Nane du Créole. Il est de Pau, comme moi. Je m’étais rapproché d’elle pour la distinguer de l’odeur d’assouplissant de sa fille. On s’est cogné le front au-dessus du livre ouvert à la page d’un dialogue salé. L’obscurité allait me rendre sensible à tout ce qui s’y passe. Heureusement, j’étais accompagné d’un carabin.

La première minute, on écoute les voix, le glissement des portières, l’inexplicable présence de l’inconnu. Puis, on devient réceptif aux questions, à leur inutilité, au bonheur du trou. Enfin, le carabin me toucha. Il était tranquille, mais silencieux. Il me tenait le coude et semblait assis alors que je m’étais levé parce que la maman s’impatientait. On ne fumait plus en public à cette époque, sinon j’aurais allumé une cigarette rien que pour éclairer le joli visage de ma compagne de voyage. Au lieu de cela, c’était le carabin qui m’accompagnait. J’ai déjà signalé ce détail, mais là, dans le noir, debout et hésitant entre la panique et les pommes, rien n’est sorti de ma bouche pour tranquilliser les autres ou demander la sortie la plus proche. Je commençais à respirer par le nez, ce qui chez moi est un signe avant-coureur de la crise.

— Asseyez-vous, dit le carabin. Vous allez effrayer cette enfant.

— J’ai pas peur, fit la fillette qui cherchait à ouvrir la fenêtre.

Que voulait-elle laisser entrer dans ma fiction ?

— On n’entend pas le sifflet, dit sa mère, ce qui fit pouffer le carabin.

— La prochaine fois qu’on prendra le train, j’emporterai ma lampe de poche électrique, dit la fillette.

Ma pile, dit-on chez moi. Pendant la guerre, ils fusillaient les porteurs de piles sur le ballast. C’était la nuit. Je rentrais du boulot. J’étais garçon. C’était tout ce que je savais faire avant de devenir flic. Je ne savais même pas que je deviendrais flic tôt ou tard. J’étais loin de penser à la fin de la guerre. Tout indiquait qu’elle ne se terminerait jamais. Mais je n’étais pas né dans la guerre, moi. J’avais cette nostalgie. C’était un temps de fruits confits et d’arbres à cabane. Heureusement que j’ai ça pour m’accrocher à la vie. On s’instruisait en jouant à des jeux quelquefois cruels pour les plus faibles, mais on respectait les filles. Qu’est-ce qu’elles font maintenant pour inspirer le respect ? Elles arrêtent de bouffer et elles font des gosses. Moi, je suis là devant les miroirs à me demander si je ne ferais pas mieux de tout quitter. Mais par les temps qui courent, tu ne peux rien quitter sans te retrouver au beau milieu d’un combat. Je n’ai jamais traversé ces zones de turbulences. J’ai toujours pris la tangente, à deux doigts de me faire engager. Et le soir, je rentrais du boulot en me disant que j’avais de la chance. Les fouilles révélaient que je ne cachais aucune pile, pas même un briquet pour mes cigarettes.

— Vous allez me faire croire que vous avez des cigarettes et rien pour les allumer ?

— J’ai deux briquets, sergent. Je suis un bon patriote. Un à la maison et l’autre au boulot. Je connais les consignes.

— Vous faites bien.

Et ils me fouillaient le cul et la tignasse. On avait tous le cul à l’air à certaines heures où le soldat devient nerveux, prêt à tout pour sauver sa peau. Je rentrais humilié et patient, alors que l’impatience avait marqué mon enfance et que longtemps je m’étais cru capable de résister ouvertement à toute tentative d’humiliation. L’enfance et l’homme, c’est deux choses distinctes dans mon esprit. Il faut dire que l’enfant était mort et que j’étais vivant. Paradoxe des temps qu’on colle bout à bout pour former le seul temps de notre existence de personnage. J’étais envahi par la perspective du plaisir. C’était tout ce qui me restait. Avec le sens de la prudence et une angoisse de poule dans le noir des cagibis où en temps ordinaire on fumait le fromage.

— Calmez-vous, me dit le carabin. Voulez-vous que je vous donne quelque chose ? J’ai ce qu’il faut.

Il me prenait pour qui, cet intrus ? Je n’aime pas qu’on entre par effraction dans les lieux de ma défaite. Personne n’a gagné la guerre tant qu’elle n’est pas terminée, disaient les journaux. J’avais toujours un de ces trucs dans la poche au cas où les forces de l’Ordre m’intimeraient de me connecter. L’encre numérique n’évoquait jamais la fin du conflit que j’avais entretenu avec l’existence jusqu’à ce que ma queue devînt opérationnelle sans contestation possible. Mais l’enfant avait cessé d’exister bien des années avant. Entre cet enfant qui choisit la mort et l’adolescent qui dresse sa queue dans une existence sans autre promesse que l’orgasme, il ne s’est rien passé d’important, à part ces recherches qui me conduisaient au bord du gouffre et les leçons que je recevais du système éducatif. J’avais de bonnes notes. Seules mes petites voisines pouvaient parler de moi en connaissance de cause. C’était le sperme ou leur pisse, je n’avais pas le choix. Ensuite ils ont voulu m’imposer le métal, mais j’étais rétif. Ils auraient réussi si on m’avait envoyé à la guerre. Je l’aurais étreint comme de la chair, ce métal qui revient toujours dans l’Histoire des hommes, à croire que la Terre finira par nous avoir. Alors il ne sera plus question de la chair, mais des cendres, et on ne sera plus là pour poser la question. Que serait ce monde si nous n’étions pas là pour lui donner sa mesure, seconde après seconde. Rien. Nada.

— Vous feriez bien de m’écouter, disait le carabin.

Il m’effleurait. Ces toubibs, ils ont des mains plus douces que celles des femmes. Pour l’instant, il ne proposait rien au-dessus de mes propres moyens. Je pouvais toujours actionner ma pompe. Le cathéter s’agitait si j’y pensais. Comment on déchire la nuit, petit ?

— Je vais vous faire une injection. On m’a prévenu de votre petit problème. J’ai amené ce qu’il faut.

Il faut toujours qu’ils agissent à la périphérie, à une seringue de distance. Ils s’interposent entre vous et la nuit. On les sent préoccupés, méticuleux, presque sympathiques. J’étais toujours debout, caressant les verres des lampes qui s’obstinaient à se confondre avec la nuit. Il y avait du tilleul dans cet assouplissant. Je ne me trompais pas.

— Piquez-le si ça doit l’empêcher de nous tracasser !

J’entendais le piston et la goutte. Il allait me traverser. Sa main parcourait mes fesses. Je connais l’astuce. Une petite claque à l’endroit de la piqûre, histoire de dérouter le cerveau. J’avais l’habitude. Mon cerveau le savait.

— Détendez-vous ! Le muscle est dur comme la pierre.

— Voulez-vous un coup de main ?

— Ses mains ! Cherchez ses mains !

Leur conversation pendant que je me perds dans la nuit. Un autre carabin m’expliquait qu’il ne faut pas confondre la nuit et l’obscurité. Le contenu est différent, je pouvais comprendre ça à l’époque. La nuit, c’est le sommeil. L’obscurité, c’est une porte fermée qu’on peut toujours ouvrir. La nuit et les cercueils. Le jour et tous les trucs où on vous enferme pour traiter l’angoisse par le travail. Je ne serai jamais heureux.

— Faites une croix et visez le quart supérieur extérieur.

J’aurais pu m’agiter pour les empêcher de trouver l’endroit exact. Au lieu de ça, je me durcissais. La leçon de l’expérience. Si vous fuyez, ils vous rattrapent. Si vous restez, ils ne comprennent pas tout de suite que vous allez leur rendre la tâche difficile. Impossible, non, faut pas rêver. Mais difficile, beaucoup plus difficile que leurs problèmes. Pendant la guerre, je devenais facile quand c’était le moment de glisser entre leurs doigts savonnés. Mais ce carabin n’était pas des leurs. C’était un suspect. Je me méfiais. Un cheminot passa dans le couloir, jetant des lueurs sur nos reflets immobiles. Ma fesse était à nu, disponible et tranquille. L’aiguille la traversa à l’endroit précis que le carabin avait indiqué. La maman me piquait avec une application d’écolière.

— Vous vous sentez mieux ?

Beaucoup mieux. Comme en plein jour. J’ai l’impression de voir vos visages attentifs. Il y a longtemps qu’on s’occupe de moi, mais on ne peut pas supprimer tous les tunnels de France. En l’air, les trous me filent les chocottes, pas plus. Vos visages sont aguerris. Je ne trouvais plus le mot. J’y avais pensé pendant une alerte. Les rues étaient silencieuses. Je descendais à peine de l’autobus. J’étais seul sur le trottoir. Les alertes clignotaient sur leurs piquets chromés. Vous disposez d’une minute, disaient les robots à mon passage, comme si le temps ne passait pas et que j’étais le seul à passer. Une drôle de sensation. Le temps passait et on me mentait. Mais j’allais tranquillement. Une fois le porche refermé, on m’a demandé si je me sentais mieux. Une voix de robot, posée sur le la, bien plus tranquille que mon apparence. Dans le sas, une douce lumière me rappelait que je n’étais pas seul et qu’on se battait aussi pour moi. Le monde est vraiment dangereux, à tout moment.

— Dès que vous vous sentirez mieux, asseyez-vous sur mes genoux.

J’obéissais. La fillette se marrait en douce. On n’avait pas besoin de la piquer, elle. Elle était déjà au courant. Le conditionnement commence par cette ablation. Bien malin qui pourrait distinguer la cicatrice des traces de la couronne. Enfants-rois de notre existence bornée par l’orgasme, n’écoutez que votre conscience. J’étais de la vieille école, pas révolté, mais critique. De cette critique qui amène les ennuis sans vraiment vous déraciner. Sinon, on vous déracinait sans prendre ces précautions qui ne vous mettaient même pas la puce à l’oreille. Mais attention, ces deux derniers noms ont complètement changé de sens. Vous n’impressionnerez personne en prononçant cette expression d’antan. Parce que c’est devenu une évidence et que ça ne prouve plus rien. Les romans de mon enfance n’ont plus le même sens. Et pourtant, on n’en a pas changé un seul mot. Ça, c’est impressionnant. Et je ne peux rien en dire. Ce n’est pas mon boulot. Les genoux du carabin étaient aussi doux que ses mains.

— On a passé la minute, dit la maman. Je vais me renseigner.

Elle poursuivit le cheminot qui examinait les soufflets de la passerelle. On en profitait pour utiliser les toilettes en vitesse.

— Elle est impatiente, m’expliqua le carabin. Une minute, ce n’est rien.

— J’ai connu pire que ça, dit quelqu’un.

— Ça ne peut pas être pire, renchérit quelqu’un d’autre.

La guerre, toujours la guerre. On s’attend à ses exigences. On passe le mot. La moitié de la population, celle qui a connu l’avant-guerre, a traversé ces temps difficiles avec les moyens du bord. On évoque les zones avec une prudence de rat. On persiste dans les égouts de l’existence. Les noms de rue sont les mêmes. La même odeur de merde, les mêmes débris de la fonction familiale, les échos des conversations qui entretiennent la même conversation. Les trains n’y changeront rien. Ils ont perdu leur magie de paysages rapides, de ralentissements à l’heure prévue, de nocturnes en fa majeur. J’ai connu ça et ça ne sert à rien. Les quais sont toujours bondés, mais ce ne sont plus les mêmes voyageurs. Les racines, c’est l’enfance. Pas la connaissance des lieux.

— Je me sens mieux, dis-je pour rassurer tout le monde.

— Moi, c’est le vertige, dit quelqu’un.

— La pluie, quelquefois, à cause de la tristesse des murs mouillés…

 

Confidences. C’est conseillé. Confiez-vous au lieu d’imaginer. Une littérature de la confidence à lire dans le train. Une autre de la connaissance. Et rien autour que ce vide qui nous envahit sans donner de sens à l’angoisse. J’ai besoin d’une doctrine pour occuper mon esprit à autre chose. Je lis des prospectus qui n’emportent pas mon adhésion. Comment faites-vous, merde !

— Le tunnel mesure 1200 mètres de long, dit la maman en revenant.

Il y a une petite lumière dans son regard. Elle hérite de tout quand elle voyage. Une sucrerie passe devant mon nez sans s’arrêter. Quel goût ça a ? me demande mon fils quand je ne suis pas en voyage avec des carabins et des binbins. La fillette suçote. Ça la réduit au silence, cette langue occupée à éroder le bonbon. Que sait-elle de plus, de mieux, de plus parfaitement utile ? Elle prétend se voir dans la fenêtre sans s’y pencher. Un jeu d’enfant. C’est dangereux, marquant, disponible. Je jouais avec des animaux pour leur transmettre mes sensations. J’expérimentais ma propre mort sans cruauté. Mais au fond, ce n’était qu’un spectacle dont l’acteur me ressemblait.

— Redosez-le, conseilla la maman.

Mais le carabin ne connaissait pas le code. Je surdosais moi-même. La molette change l’impatience et le tremblement en circulation de l’information. Heureusement qu’on a ces intermédiaires mécaniques. Mais le code, mon carabin, c’est secret.

— N’abusez pas, me dit-il presque discrètement.

Un coup de tampon nous ramène à la réalité. La fillette se met à cracher. Il y a encore de l’enfant en elle. Cette surprise le prouve. Le train s’ébranle lentement. Bientôt la lumière et les explications claires. Je m’impatiente. On pénètre un jour sans fin, gris et lent. Voilà le visage de la maman, celui de son voisin qui redécouvre les pages de son livre avec une joie contenue, le visage convulsé de la fillette qui essuie ses larmes de dépit. Mais pas une trace du sourire avenant du carabin. Je ne l’ai pas senti m’échapper. Un regard dans le couloir me renseigne sur ses intentions. Il est en fuite !

— Êtes-vous fou ? crie la maman.

Je fonce, révolver au poing. Un coup de semonce crève le plafond. J’ai vu l’ombre furtive changer de reflet. Je peux me tromper. Un steward s’étonne. Je renverse une partie de dames. Je deviens agressif, pas facile à comprendre. Un type en uniforme s’interrompt, fier et glacé. Je ne sais pas si la poussette était pleine, mais je l’ai vidée. Le train avance au pas, sans doute précédé d’un porteur de drapeau. J’ai le temps de voir le carabin dans un champ de blé en herbe. La Nationale offre ses possibilités de brouillage des pistes. Je téléphone dans l’action. Mon souffle témoigne d’un certain désarroi. Le type qui m’accompagnait est en fuite. On avait prévu le contraire. Je ne me sens pas manipulé. Je suis dans la réalité. Je suis réel. Personne ne me dira le contraire.

— Vous êtes surdosé ! crie la maman.

Je le sais bien que je suis surdosé ! Ça me ralentit. Du coup, le train s’arrête en pleine lumière. Ses reflets me déroutent. Il y a d’autres reflets dans le blé. Des outils. Je prends le temps d’inverser le processus de communication avec mon cerveau. Tourne la molette, Frank. Sans précipitation. Ta vie tient à ce fil d’Ariane. Fragile comme une araignée que l’insecte refuse de satisfaire. Je me traîne.

— Vous êtes fou ! dit le cheminot en cognant mon crâne avec la lampe.

— C’est un flic ! prévient quelqu’un.

— Un flic ?

Soyez logique avec les types qui vous cognent. Protégez vos dents et vos bonbons. Vous n’avez rien à leur cacher. On me ramène près du train qui halète comme si c’était lui qui venait de courir à travers champs.

— Ce type savait que le train s’arrêterait, expliqué-je au cheminot.

— Je ne le savais pas moi-même ! On a cramé un thyristor. Vous sentez pas l’odeur ?

Je ne sentais que MON odeur. Un mélange d’écossais et de congolais. Qu’est-ce que je foutais dans ce pardessus ?

— Vous êtes qui, vous ? me demande moins gentiment un autre cheminot.

Il agite sa casquette et son drapeau en même temps.

— Il a un télef de flic.

— Donc, c’est un flic.

— En quoi pouvons-nous vous aider, Monsieur ?

La maman se penche dangereusement à la fenêtre.

— L’autre se fait passer pour un médecin, crie-t-elle à l’adresse des cheminots qui sont maires chez eux.

— Mais c’est un médecin, Madame ! crié-je à mon tour.

— Donc, vous n’êtes pas un flic, conclut le cheminot en goguette.

— N’exagérons pas, conseille l’autre qui contient des traces de sulfite.

— J’y comprends rien, dit quelqu’un, moi sans doute.

— Voilà l’hélicoptère !

C’est Kol.

— Vous n’avez pas chaud avec ce pardessus ? demande-t-il en arrivant.

La fillette me déshabille du regard derrière la vitre tachée. Ses petits doigts continuent de souiller cette surface translucide. On devine un regard amusé. La maman s’impatiente :

— Vous allez prendre froid, me dit-elle sans quitter les marches du wagon.

Kol se renseigne auprès des cheminots qui ne refusent pas de l’accompagner. Dans ces foutues enquêtes, il y en a toujours un qui accompagne l’autre. Mais en principe, c’est l’autre qui se barre. Il explique tout ça aux cheminots qui opinent. Moi, je communique avec la fillette. Elle sait quelque chose que je ne sais pas et qu’elle n’a pas l’intention de me cacher. Au passage, la maman me reboutonne. J’enfile le couloir noir de monde. La petite fille, elle, est restée à sa place, seule dans le compartiment. Elle me confie son secret :

— Ce n’était pas lui, dit-elle en se mordant les lèvres. Il est toujours dans le train.

— Qui c’était alors ?

Je veux le savoir. C’était qui celui qui traversait le champ de blé en herbe sans ma permission ? Elle ne le sait pas. Elle sait que ce n’était pas le carabin. Il était dans le train, profitant de la confusion pour m’échapper vraiment. J’en rends compte à Kol.

— Rendez-moi votre pétard, dit-il en tendant une main impatiente comme un bénitier. Je ne veux pas de problèmes.

Sans mon pardessus, je peux me sentir pudique, mais sans mon arme, je suis nu comme un ver sur un hameçon. J’obéis. Mon existence est bornée de soumissions. Je suis tantôt rusé, humilié ou en fuite. Là, il me prend au dépourvu, le patron.

— Allez boire un coup à ma santé, dit-il.

Je rejoins les cheminots.

— Vous y comprenez quelque chose, vous ? me demande l’un d’entre eux, je ne sais plus lequel, le poivrot ou le dipsomane, peu importe.

— Ouais, renchérit l’autre qui est peut-être l’un.

Colocaïne en surdose, à la limite de l’over, piquouse de substance appartenant à la famille des tranquillisants, épuisement suite à une course à pied dans la mollesse d’un champ de blé en herbe, rencontre avec mon type, révélation du véritable sens à accorder à la réalité, mise à l’écart sans explication honnête, conversation alcoolisée et pour couronner le tout, invisibilité du suspect rendu possible par un complice dont l’identité n’a pas pu être relevée pour cause de fuite. Ça fait beaucoup pour un seul homme.

— Vous avez pensé à l’orgasme ?

J’entends des voix. Mais les choses sont claires. Le carabin est suspect, sa gonzesse, qui se fait appeler Anaïs Kling, nous attend dans son château au fin fond de la province. Un troisième homme navigue au pif sur la Nationale 20.

— Patron, j’ai une idée.

Il a déjà fait venir la troupe. Le carabin, à moins d’être vraiment invisible à l’œil nu et surtout aux capteurs sensoriels, ne s’en sortira pas sans égratignures. Kol a beau être son ami, c’est un professionnel soumis à des pulsions électroniques. Reste Anaïs Kling. On envoie la gendarmerie provinciale visiter le château des Vermort et sa pensionnaire indélicate. Quant au fuyard de la 20, je m’en charge. J’ai besoin d’un véhicule, d’une arme chargée et d’une petite fille.

— Pas pour ce que vous croyez, patron. Elle a vu ce type. Elle le reconnaîtra dans le premier bistrot.

— On peut venir aussi ? proposent les cheminots.

 

Me voilà parti. Sans la fillette qui n’est pas à ma pointure selon sa maman. Tant pis. Je me fie à une description verbale. Je ne prends même pas le temps d’un dessin. La route est bonne sous les platanes. La campagne exhibe ses ruines, mais ce n’est pas vilain, ce retour à la nature. Il y a encore du monde dans les villages, à moins que ce soit l’effet des anciennes affiches de cinéma. Je ne suis pas anxieux. J’écoute la radio sur ondes courtes, on ne sait jamais. Je m’arrête dans le premier bistrot. Que des cons qui mâchent de l’herbe au lieu de la fumer. Je dessine ma cible sur un coin de nappe, pas dans le style Picasso qu’ils ne comprendraient pas.

— Ça ressemble à rien que je connais, dit un bouffi qui trempe son nez dans la merde du matin au soir.

— C’est pas une chose, dit un autre.

— Avec les yeux qu’il a, ça m’étonnerait, grincé-je.

Bon, on recommence. Ça, c’est les yeux. Ouais, au milieu du visage. Je sais que ça fait bizarre sur un dessin, mais dans la réalité, les yeux sont au milieu du visage. Ça, c’est les cheveux sur les oreilles. Et ça, c’est top secret !

— Oh ! Putain !

Elle aurait dû venir avec moi. Elle aurait su y faire, elle. Mais maman ne veut pas. Comme le train n’a pas été bien loin, je reviens vite à la ville qui me nourrit. Le type a dû faire comme moi, prendre le plus court chemin. On fait tous la même chose dans ce monde de merde. On se devine à coup sûr. Yen a pas un pour cacher l’autre. D’où les erreurs judiciaires. Mais qui c’est, ce type ? Kol ne m’a pas dit où je mettais les pieds. Il m’a simplement conseillé de ne pas les mettre dans la merde. L’avertissement n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. C’est encore le petit matin frais et tranquille quand j’arrive dans le quartier chaud. On me connaît. Si je traîne par là, la journée ne se terminera pas sans moi. Chez Bernie, on ne sait rien. Même Bernie est vide comme un pot à l’heure du ménage.

— Me secoue pas, dit-il en manipulant le robinet. Des histoires, j’en connais à foison. Tu peux pas savoir ce que mon cerveau en fait. Ça ne te regarde pas.

— Ce type est la clé du problème, merde !

— J’ai pas de problème, Frank. Rien où tu peux foutre ton nez crasseux de flic véreux.

— Quand tu manques de courtoisie, Bernie, c’est que tu caches quelque chose.

— Tu sais bien que j’en cache, des choses. Mais c’est des choses dont tu ne ferais rien. C’est des histoires de fric, mon pote. Tu n’y connais rien, question fric, à part que c’est cette chose qui te file entre les doigts.

— Je m’y connaîtrais si j’en avais autant que toi.

— C’est exactement ce que je voulais dire, mec. T’as besoin d’une prothèse ? Frank m’a dit que t’en cherchais une. Rien que du platine et du titane. Un pur chef-d’œuvre. Je te fais un prix d’ami.

— T’es pas un ami, Bernie. Pour moi, t’es du fric, et pas du meilleur. J’en ai rien à foutre de tes mécanos. Qu’est-ce que j’en ferais ?

— Tu pourrais toujours te la foutre dans le cul, ma prothèse ! T’es vraiment un con. Tout le monde sait que t’es nase.

— J’suis pas nase ! Je t’emmerde ! Si c’est ça un con, alors oui, je suis con. Mais dans ce cas, t’es beaucoup moins con que moi.

— Tu cherches quoi ? demande Sally qui est comme qui dirait la boniche de Bernie, question boulot, dodo et il paraît même dans le métro.

— Je t’charrie, bébé. Faut pas m’en vouloir si j’aime pas ton pied-plat.

— Pied-plat, Bernie ? Un phénomène, oui. Une barre. LE trip !

— Tout le monde peut se tromper, Sally, mais Bernie n’est pas un con. C’est moi le con. Demande-lui qu’il t’explique.

Ça les fait marrer. C’est comme ça tous les jours. On déconne parce qu’on a connu la guerre, moi à la maison, pas si pénard que ça, et Bernie dans une zone contaminée par l’industrie minière. Il surveillait des trous et respirait de la poussière aux propriétés corrosives. D’où sa voix de crécelle. Sally est plutôt du genre distingué, appréciée des musiciens qui lui promettent monts et merveilles quand elle ouvre sa gueule. Ce qui rend Bernie fou de jalousie. Il en a marre de ces soirées troisième âge. De temps en temps, il fait venir des petits culs et me fait payer cher ma curiosité.

— Anaïs Kling est une pute, dit Sally qui connaît toutes les putes, y compris celles qui ne reviennent jamais des zones. Justement, la Anaïs, elle en revient.

— Ne lui dis pas ça ! fait Bernie. Il a le béguin pour elle. Lui qui ne regarderait pas même l’affiche de BB dans son dernier film.

Marrez-vous, connards ! On se reverra à la retraite, en toute équité. Elle vous emmerde, ma vie de fonctionnaire. Il est temps de reprendre la route. J’ai un temps de retard, celui d’une réflexion cohérente qui m’indiquerait les raccourcis. J’ai pas de plan. Je ne sais même pas si je suis dans la bonne direction, dans la bonne ville.

— C’est vrai, ça, dit Bernie. Tu sais même pas qui sait.

— Ça fait deux, connard.

— Trois, dit la pulpeuse Sally qui sent le dessous-de-bras et l’orteil mariné aux petits oignons.

Y a-t-il un quatrième pour continuer cette conversation à la con ? Personne. Bon, je me barre. À pied. J’abandonne la caisse sur trottoir, entre deux péripatéticiennes qui ont connu Aristote et qui répandent les principes du droit à la compréhension et à l’émotion. Est-ce que je fréquente ces pétroleuses ?

 

De ce que j’ai demandé à Kol avant de me lancer dans cette poursuite du bien qui revient à la société par la force de l’enquête, il me reste le flingue et son contenu. Rien d’autre à ajouter pour l’instant. C’est maigre et le bonhomme a la dalle. J’ai confiance. Ça se termine toujours mal pour les merles. J’ai mes petits oignons moi aussi, comme Sally, mais ils sont comestibles avec les précautions d’usage. Kol prétendait, à la dernière commission chargée d’affiner les moyens du système, que je devais, par exception, tirer le second. Je me voyais déjà plein de trous. Heureusement, sa proposition a fait chou blanc. Ça fait plaisir, des fois, d’avoir une majorité de son côté. C’est rare en plus. Je ne suis pas un élu, après tout. Un peu béni-oui-oui, mais faut pas exagérer. Je ne lui en veux pas.

 

Il est presque midi. À un jour près, je suis chez le carabin qui me truande d’une Anaïs Kling. On est con, des fois. J’étais loin de me douter qu’il y avait un troisième homme, comme dans les bons films. Bernie sait quelque chose. Il y a aussi ce Muescas qui craint pour son existence. En quoi Anaïs Kling la menace-t-elle ? L’annuaire indique qu’il habite les beaux quartiers. On les appelle comme ça parce qu’ils sont balayés tous les jours grâce une subvention destinée à protéger le patrimoine des mauvaises influences de la guerre. Ça sent la choucroute, quelquefois. Aujourd’hui ils ont mis le paquet sur le couscous. J’en ai l’eau à la bouche quand il se décide enfin à m’ouvrir sa porte blindée.

— Vous m’avez lâchement abandonné ! me reproche-t-il tout de suite.

— Lâchement, peut-être, mais je ne vous ai pas abandonné. Je n’abandonne jamais une idée, la preuve. Je peux entrer ?

— Vous êtes armé ?

— Ouais.

— Alors entrez !

C’est pas si rare, les proprios qui vous ouvrent la porte parce que vous êtes armés. Suffit d’avoir une bonne gueule.

— Il paraît que vous êtes bien monté, dit l’hôte qui me conduit dans le salon des conversations secrètes. Votre passage au music-hall a laissé des traces. J’ai des photos.

Ils ont tous des photos. Ils savent tous que je regrette, mais il n’y a rien à faire pour les convaincre que ce n’était pas moi. On est un autre au moins une fois dans sa vie. J’étais celui-là, rien d’autre. Connards !

— J’ai appris pour ce matin. On vous a vu à la télé. On a vu le train et les petites filles.

Il y en avait d’autres, mais moi je n’avais d’yeux que pour celle-là. Allez donc savoir pourquoi.

— C’est la maman qui vous intéresse. Elle communique avec votre inconscient. Enfin… c’est son inconscient qui communique avec le vôtre. Ils ont des choses à se dire !

Ça le fait marrer, ce blèche. Ces bourges se marrent en présence des flics en plein commencement d’enquête. Ils vous font chier pendant et se cassent sans payer à la fin. Pas de reconnaissance chez les rupins. Ils finissent toujours par posséder votre fond de commerce. Vous partez à la retraite et ils en reviennent les mains pleines. Pas d’existence dans un ailleurs qui ne peut pas non plus exister sans eux.

— Donc, vous cherchez un inconnu ? dit-il en se tapotant le bout des lèvres.

— Je me demande si c’est pas vous que je cherche.

Ça l’assomme une fraction de seconde, mais le type est bourré de prothèses et il revient avec les mêmes mains faites pour la possession et les trafics boursiers.

— Vous vous avancez un peu, se contente-t-il de dire à mon petit cerveau qui se doute que mes pieds sont en terrain miné.

— Comprenez-moi, dis-je. J’ai personne d’autre sous la main. Je commence par ce qui est plausible. C’est professionnel. Par quoi vous commencez quand ça sent le fric à plein nez ? Le premier venu se retrouve à poil, non ?

— Je n’ai aucune envie de vous enseigner mes petits secrets. Vous deviez refermer votre pardessus. Il fait chaud, je sais, mais l’endroit est mal choisi.

— Comment un minable de domestique devient-il un nabab ploutocrate introverti ?

— Vous ne réussirez pas à m’intimider, caquette-t-il. Vous êtes à mon service.

— N’empêche que vous êtes mon seul suspect pour l’instant.

Mes communications me conseillaient le contraire, mais avec une marge d’erreur qui me mettait à l’abri des ennuis administratifs. Sinon, je me serais écrasé. Même sous les pieds de ce profiteur. Je n’ai même pas besoin de me fier à mon cerveau qui peut se tromper sans garantie, la pire des choses qui puisse arriver à un agent patrogène. Ah ! les réseaux, c’est autre chose. Ça vous renseigne et ça vous met à l’ombre tant que c’est pas sûr. La pleine lumière, ça s’attend et ça se mérite. J’en étais à 0.88 chance. Suffisant pour continuer de harceler ce puissant. À 0.87, je bats en retraite. 0.89. Enfin, si rien ne beugue les ressources. Je ne suis pas non plus responsable de ce genre de pépins. Je me fie à un cadran holographique que je suis le seul à voir.

— Vous allez me suivre, dis-je assez fermement pour ne pas inspirer la contestation toujours légitime chez les princes de ce monde.

Il n’a plus qu’à s’habiller. Je ne sors jamais sans mes habits. Les autres n’ont qu’à faire comme moi, les puissants comme les misérables. Mais nuance, les amigos : misérable peut-être, mais pas inutile. Il ne peut pas en dire autant.

 

— Vous êtes un parasite, Frank!

 

Ce n’est pas Roger Russel en personne qui me le dit, mais sa secrétaire, sa poupée, son doigt de fée doté d’un réel pouvoir sur les autres, ceux qu’il domine de sa prestance et de sa connaissance du monde. Je ne l’ai jamais entendu qualifier les gens de ceci ou de cela. Pourtant, ce ne sont pas les occasions qui lui manquent. C’est sa secrétaire qui le dit. Il ne fréquente que des cons, à l’entendre, mais le service fonctionne bien et Rog Ru, comme on l’appelle dans les journaux, est un type dont la réputation n’est plus à faire. À part le ramassis de minables que nous sommes, la secrétaire exceptée, il fréquente le beau monde au moins une fois par jour, pour recevoir les consignes destinées à maintenir l’Ordre, qui n’est toujours pas en paix, et le Pouvoir, qui n’a pas changé de main, une chose expliquant sans doute l’autre. Il nous aime comme on aime le pain, ce qui conserve les distances et les rituels. Je ne l’ai jamais vu se mettre à table, rien, pas un mot, pas la moindre miette d’intimité, rien que de la surface et de l’opacité. Il fréquente les Urinants de Gor Ur, le Gorille Urinant, ce qui n’est pas donné à tout le monde. Moi je suis plutôt du côté de K. K. Kronprinz, un mélange de religion et de show-business qui liquéfie le métal sans le chauffer. Miracle sur miracle, cette existence de merde !

Je leur ai remis Muescas pour les préparatifs de l’interrogatoire. Un simple agent ne peut pas interroger sans ce qu’on appelle la Préparation Scientifique du Mis en Examen, la PSME, une spécialité en psychotechnique policière. En principe, la formation a lieu à l’étranger, dans les zones où la population peut servir de matériel d’expérimentation. Il paraît que le stage est agrémenté de pratiques sexuelles dont on n’a pas idée ici. Il faut dire qu’on a abandonné l’idée du jeu pour se concentrer sur les techniques de reproduction. On nous promet un retour à la normale après la guerre. C’est pas demain la veille ! En attendant, les femmes ne se nourrissent plus et les gosses s’empiffrent jusqu’à trouver le sommeil. Moi, j’utilise des artefacts au milieu des expériences de la solitude. C’est comme ça : plus on en a envie et plus on devient seul. Heureusement, j’ai un bon boulot et un esprit assez souple pour en accepter les petites humiliations et les primes topiques. Mais je ne suis pas du genre à fermer ma gueule si on me pousse à l’ouvrir. Je suis métal, moi.

— Alors ton disciple de Gor Ur, il peut se la mettre où je pense !

— Vous ne changez pas, Frank ! susurre la secrétaire qui est une espèce de poupée à peine habillée. Vous n’en faites qu’à votre tête et c’est moi qui me fait engueuler.

— J’ai pas dit que ce type était coupable. Je veux seulement l’interroger dans les conditions de l’Interrogatoire Sommaire. Ya rien comme un IS pour encourager les flics. Qu’est-ce qu’il comprend pas, le vieux ?

C’est toujours le moment que choisit Rog Ru pour apparaître, aux yeux des autres, dans votre dos.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? dit-il de sa voix tranquille.

Ah l’influence de l’urine sur les fonctions cérébrales ! Il me tend une main sèche que je gratouille comme on fait chez les compagnons. Il aime bien qu’on le flatte. Je ne fais pas vraiment partie de la maison vu que je n’y exerce aucun pouvoir, comme la secrétaire, par exemple, qui peut vous jeter dehors si elle estime que c’est le meilleur moyen de vous réduire au silence et à l’inaction.

— Je demande un IS et j’ai besoin d’une PSME, patron.

— Vous voulez parler de mon ami Muescas ?

 

Tous des potes ! Je l’ai toujours dit : Gor Ur et K. K. K., c’est du vent pour nous donner les ailes de l’illusion. On n’en demande pas plus, remarquez. C’est pas mauvais, le vent, mais des fois, ça me rend nerveux. Je deviens mariole. J’essaie d’aller plus loin avec les moyens de l’intelligence. Mais la question qu’il faut d’abord se poser, c’est : qu’est-ce que ça leur coûte ? Tu n’en sais jamais rien. Tu sens à peine la limite à ne pas dépasser. J’ai pas assez d’instinct. Je finirais par me faire avoir. À la veille de la retraite, ils vous jouent des tours et vous expliquent que vous avez de la chance. J’en ai marre de ces manipulations. Elles me rendent malade. Mais je m’accroche à la vie comme à un bien patrimonial, alors que l’existence prouve le contraire. Ça devrait couler, la vie, comme une suite de bons moments et d’emmerdements, sans trop de contraste et jamais sans les petites douleurs prometteuses d’orgasme maximum. Au lieu de ça, rien ne suit et tout se ressemble. On en vient à souhaiter l’emmerdement pour avoir un motif de se reposer. Ils ne vous refusent jamais l’arrêt de travail si l’emmerdement mérite leur considération distinguée. Et vous faites savoir en haut lieu, avec avis de réception, que vous jouissez parfaitement entre les doses, ce qui ne serait pas totalement faux si vous dormiez moins. Ces lettres mentales me tuent à petit feu. Mais je les expédie dans la conversation courante. Rog m’aime bien. Il m’appelle Bozo dans l’intimité.

— Vous allez trop loin, me dit-il en m’entraînant dans son bureau qui sent la pisse. Vous ne pouvez pas entrer chez les gens pour les arrêter. Vous êtes un mouchard, pas un enquêteur. Voulez-vous que je vous inscrive sur la liste pour le prochain concours ?

C’est toujours sympa d’attendre que la porte se referme pour évoquer ces petits détails de ma vie privée.

— Je vous offre un verre ?

— Ça ne se refuse pas !

Des verres, j’en bois quand c’est le moment. Tout dépend de ce que vous ajoutez à la colocaïne qui ne se boit pas sans eau. L’Eau, c’est ce que vous voulez. Vous êtes libre d’y penser. Et si vous pensez mal, ils le savent. La plupart des cons que je croise par habitude gardent le secret de ce complément libérateur. Dans l’anisette, tu mets de l’eau du robinet ou tu n’en mets pas. Tout le monde peut le savoir. Selon la couleur de ton nez, on te catalogue. Pas besoin de service de police sophistiqué pour ça. Le voisinage suffit. C’est économe pour l’État. Par contre, la colocaïne te désigne comme fidèle au principe fondateur de la République. Ça fait de toi un membre d’une association de malfaiteurs, au bas de l’échelle. Tu peux mettre de l’eau, de la vraie, du robinet ou du robinet de la source, peu importe. Ou autre chose, quelque chose qui témoigne que tu n’as aucune imagination. C’est exactement ce qu’ils veulent, que tu sois incapable d’imaginer la suite. Moi, j’y mets le gland jusqu’à ce que ça gicle. Et sans la secouer, vu l’indice de pénétration.

— Vous allez vite en besogne, constate Rog Ru en tâtant mon muscle mental.

— J’en ai marre, patron. J’en peux plus. Je vais vite parce que ça ne m’intéresse plus.

— On ne peut pas dire que vous ne vous intéressez pas à mon ami Muescas ?

— Il est l’ami de tout le monde !

— Vous vous trompez, Frank. Il choisit ses amis. C’est fichu pour vous. Il vous hait. J’essaie simplement de vous protéger. Rendez-moi le pardessus. Vous pouvez garder votre arme et votre insigne.

Je descends d’un cran. En dessous du mouchard, le choix est limité. Me voilà à poil, à la merci du regard et des jugements hâtifs.

— Gardez la voiture aussi. Un petit privilège.

— Je l’oublierai pas, patron.

J’avais besoin d’une bagnole et il le savait, il savait, me connaissant comme si j’étais le rejeton de sa pensée et de celle qu’il servait en urinant soigneusement sur les pistes, il savait que je n’abandonnerais pas, que j’irais jusqu’au bout de la connerie, à deux doigts de la vérité que personne ne veut entendre. Je quittai le pardessus de mon vieux père. Il s’en empara comme d’un drapeau et le déposa sur le siège qu’il ne m’avait pas offert pour marquer clairement la différence. Où ne voulait-il pas que je mette les pieds ?

— Dans la merde, Frank. Dans la merde.

 

Je sors. Il faut en traverser, des choses, pour sortir. Voilà ce qu’il m’enseignait. Mon costume me donnait des allures de représentant de commerce. J’étais peut-être ce représentant. J’avais le produit entre les mains, les moyens de le vendre, une paye à rendre malade un patriote, et je ne savais rien de l’industrie qui nourrissait ma connerie ambiante. Je suis une ambiance de fête nationale à moi seul. Ça se voit mieux maintenant, sans pardessus et sans illusion, sans imagination, sans rien à donner aux oiseaux qui picorent mon pain dur. Je retourne chez Bernie. Personne à cette heure-ci. Sally se fait les pieds au-dessus d’un bidet ébréché comme sa cervelle.

— On touche pas à la came, dit Bernie. Tu veux manger un bout ?

— Un bout de quoi ?

Il palpe mon costume.

— On se moque pas de toi, fait-il.

Il prétend s’y connaître. Son père taillait des costumes aux généraux capturés dans les combats lointains. On ne fusillait pas sans ces costumes. Les corps étaient exhibés en bordure de route ou dans les jardins publics, selon qu’on avait transporté les villes à la campagne ou le contraire.

— T’améliores toujours les bonnes blagues, hein, Bernie ?

Sally éclate de son rire poisseux comme un essieu.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? dit Bernie.

— Ils m’ont sucré mon boulot.

— Ton boulot de flic ?

— J’en ai pas d’autre.

— Merde ! fait Sally qui n’aime pas rire du malheur des autres.

Pourquoi leur dire toute la vérité. Je suis investi d’une mission secrète. En secret. Je ne veux rien changer à cette situation. Et je ne peux rien pour la réduction du salaire. Elle demandera le divorce et me débarrassera de ce gosse qui continuera de me gâcher l’existence en faisant des dettes.

— Ça devrait être interdit, dit Sally qui secoue des petits pieds rouges comme des poissons dans l’eau.

— Je te fais crédit, décide Bernie qui a le sens de l’amitié.

— Il me faut de l’essence.

— Tu vas loin ?

— Pas au bout du monde. Je te rembourserai.

Bernie se met à pomper. Il a le rythme de ceux qui savent que le client ne peut pas manquer. Il est cher mais à l’heure. La bonne odeur d’hydrocarbure nous seringue le bien-être des voyages. Par quoi je vais commencer ? Le carabin est en cavale. Soi-disant. Kol confirmera-t-il ? Anaïs Kling a été mise au parfum, n’en doutons pas. Et Muescas est retourné chez lui avec une escorte. Qu’est-ce qui reste ? Le cadavre. Avec au moins un an d’existence sous la terre, il doit pas être beau à voir. Et silencieux avec ça, impossible à intimider ou à soudoyer. Les avantages de la mort quand on a quelque chose à cacher. Il s’est peut-être suicidé. Le rapport d’autopsie dit le contraire. Le profiling désigne la main d’une femme qui ressemble à Anaïs Kling, mais les concordances sont à 0.23 de probabilité, pas assez pour l’inculper. Je me demande quel rôle a joué le carabin. Il était décidé à ne pas m’en parler. Y a-t-il un quatrième personnage ? C’est à partir de ce quatrième élément vivant que tout commence en principe. Faut que je mette la main dessus. Je dois commencer par là. Mais qui faire parler, de gré ou de force ? Sans mon pardessus, j’ai l’air de ne pas m’en soucier, mais à l’intérieur, ça me travaille, ça me ronge, ça va me rendre difficile à vivre, ce qui changera à peine les choses. Il y a des différences qu’on est seul à apprécier. Les autres ne vous regardent pas de cet œil. Ils ne vous regardent pas d’ailleurs. Ils estiment votre utilité et vous payent en proportion, si ce sont de bons payeurs, en affaire comme en amour.

Il fait une chaleur de haut-fourneau. Des vapeurs visitent vos jambes et remontent au cerveau par des voies capillaires. La circulation s’est ralentie, raréfiée, peut-être apaisée. C’est l’heure des siestes bien méritées après l’effort du repas lui aussi bien mérité de la patrie. Ça ne dure pas. Ça menace de ne pas durer aussi longtemps qu’on en a envie ou besoin. Ça vous regarde. Ça ne regarde personne d’autre que vous. La solitude dans le bain. C’est fou ce qu’on prend comme bains dans une journée de travail. Le repos correspond d’ailleurs à une certaine saleté qui serait au fond celle de la paresse. Il m’a donné quoi à manger, Bernie ?

 

À trois heures, je suis plongé dans les archives de l’affaire. Deux heures plus tard, je suis en possession d’un dossier qui me parle à voix haute. J’entends aussi les messes basses de ce que je ne dois pas savoir. Ce n’est pas encore un dialogue, mais je sens que je suis sur la bonne voix. Ajouté aux ondes courtes qui me traversent la tête, ça me pare pour les grandes aventures de la vérité établie une bonne fois pour toutes. On a beau être un minable, l’ambition est la même. On n’a pas d’autre intention que de nourrir son compte en banque des retombées de l’enquête, après suppression des collaborateurs occasionnels, cela va sans dire. Je n’y manque jamais. Je flaire l’affaire juteuse, l’affaire qui fera de moi un proscrit invisible à l’œil nu des systèmes bancaires. Rien que du liquide et pas une perte dans la fréquentation des parités et des soudoiements. J’ai toujours rêvé d’être ce type-là, moi qu’on vient de descendre d’un cran, à l’étage des rez-de-chaussée. J’ai besoin d’une compensation. Je me contenterai d’un symbole, même si je ne suis pas en mesure d’en comprendre toutes les finesses. Je ne suis pas un autre.

 

Je vais voir la veuve. Sur la banquette arrière, le dossier, et là, sous l’os, toute l’idée que je me fais. Il y a des connexions, je les sens. L’instinct prépare le terrain des déductions indiscutables, celles qui accusent et préparent elles-mêmes le terrain des jugements définitifs prononcés au nom de ce peuple de crétins. Je veux bien être un crétin, congénital de préférence pour ne rien rejeter de ce qui fonde ma chair et la prison de mon esprit, mais pas aussi crétin que le dernier des crétins. Je ne demande pas non plus à être le premier. Je veux me situer dans une bonne moyenne. Visible, mais pas autant qu’une cible.

Un beau brin de femme. C’est ce qu’on dit quand elles ne sont pas trop éloignées du modèle idéal. Habillée de noir jusqu’aux poignets. Les chevilles sont nues dans des sandalettes de cuir rouges, comme je les aime. Elle connaît peut-être mes goûts. On ne sait jamais dans ce monde de réseaux accessibles à tous. Je ne la connais que parce que le dossier en parle longuement. Elle a été la première suspecte. Le cadavre gisait dans sa mare de sang au beau milieu d’un tapis imperméable, face tournée contre terre, la gueule à moitié arrachée par la combustion instantanée d’une dose de C4 scotchée sous le menton. Ce qui a fait croire d’abord à un crime terroriste. Les enquêteurs ont perdu trois mois avant d’accuser la veuve éplorée qui a cessé d’un coup de pleurer pour laisser toute la place à une contre-enquête. Les choses auraient mal tourné pour Kol Panglas si la hiérarchie urinante n’était pas intervenue pour couper les cordes vocales d’un avocat bien renseigné. Par qui ? Par la veuve elle-même qui ne se contentait pas de connaître du monde. Elle connaissait le monde. Mais par quel bout ? Celui de la lorgnette ou celui du bâton ? Il n’y a pas une expérience qui vaille ces deux instruments de la connaissance. J’en suis la preuve vivante. Tout de suite, elle me prend pour un con.

— J’ai pas d’insigne, Madame. Je suis aussi secret qu’un cerneau pour son frère jumeau. Mais vous pouvez vous connecter.

Elle m’enfonce un jack dans le cul. Je clignote. C’est la bonne série. La voilà tranquillisée. Elle sait que je ne mens pas. Mon cucul en est tout guincheux. C’est comme ça depuis l’enfance. Ah ! quand elle me connaîtra comme je me connais.

— Kol est mon ami. Rog aussi.

— Muescas… ?

— Je suis l’amie de tous ceux qui ont de l’importance dans ce monde. Vous savez que la guerre n’est pas finie ?

— J’ai appris la nouvelle, oui. Vous connaissez Bernie ?

— Qui ne le connaît pas ?

Elle fricotait avec Bernie. Métacolocaïne d’Iran ? Essence vénézuélienne ? Urine des Grands d’Espagne conservée en ampoule autoinjectable ? Elle s’y connaissant, mais le vieux Frankie avait de l’expérience et une habitude exercée de ce qu’il faut en déduire avant que les autres apportent leurs grains de sable.

— Vous étiez dans le train ce matin ?

— J’étais dans la voiture.

— Vous conduisiez ?

— Non. Il a pris le volant.

— Vous savez que je pourrais vous arrêter pour cet aveu.

— Vous n’êtes pas flic. Vous ne l’êtes plus.

J’ai clignoté dans le mauvais sens ? Je me regarde trop dans les miroirs. Il y en a un derrière elle, au-dessus d’une cheminée qui fume en plein été, signe du temps.

— Roger m’a prévenue. Je vous dis que c’est un ami.

— Il vous a dit que j’étais un minable du rez-de-chaussée ?

— Il m’a dit que le pauvre type qui a pris votre place n’est pas au bout de ses peines.

Elle sait tout, la salope. Elle a la gueule de l’emploi. Pas étonnant que Rog s’intéresse à elle. Kol, je sais pas. On dit qu’il a des mœurs contre nature. Mais lesquels ? Je ne suis pas très naturel moi non plus.

— Je ne suis pas venu pour entendre ce genre de salade, dis-je en lui caressant le regard.

— Il semble que oui.

— Vous portez le deuil ou un enfant ?

Elle n’a jamais eu d’enfant, si j’en juge par la cheminée qui fume sans portraits sous verre. Qu’est-ce qui fume, au fait ?

— De vieux papiers qui ne vous concernent pas.

— Des factures ? Je pourrais faire analyser les cendres. La guerre n’a pas mobilisé tous les laboratoires.

— Elle ne vous a pas mobilisé non plus.

Je suis de l’arrière. Je l’ai toujours été. À qui la faute ? Il est mort comment, ton Jules ? Au combat ?

Il s’était peut-être battu, mais sans traces de lutte, comment savoir ? Elle avait changé le tapis uniquement parce que la Justice ne le lui avait pas rendu. Il était dans un bocal, le tapis, avec les tifs et les entrailles. Bien perdu pour qu’on ne le retrouve pas. J’avais un besoin urgent de ces traces. J’en avais le vertige. Je vomissais d’avance en prévision de la plus grande déception de ma carrière de flic. Et je n’étais plus flic. On ne m’avait même pas dit ce que j’étais. Elle ne le savait pas non plus et s’en excusait. Rog ne lui confiait pas ce genre de choses. Ils avaient donc un oreiller en commun. Tu mets la main dessus et tu deviens maître-chanteur et riche. Elle ne manquait pas d’allure ni de pognon. Pour certain, l’épouse idéale. Je ne dis pas la femme, au cas où l’enfant qu’elle n’a pas fait ne serait pas du même homme.

— Un petit verre vous fera du bien.

Elle a plein de petits verres enfermés dans une cage aux barreaux solides. Le cadavre picolait et elle dosait les gouttes. Elle a même une petite clé dorée, comme Barbe-Bleu. Mais pas pingre, la rupine. Homophonie qui me fait penser que l’heure tourne et que je n’ai pas que ça à faire. Elle ne me verra pas tremper ma queue dans son verre. Mais j’en vide la moitié comme si j’étais d’accord pour lui donner ce plaisir. Rog lui fait ces confidences sur l’oreiller. Elle en sait plus sur moi que moi sur elle. J’ai beau posséder le bon dossier, et même en savoir assez sur le codage des bonnes manières, elle me précède, elle sait peut-être même qui est l’assassin de son seigneur et maître. Ya pas d’mystère.

— Rien n’annonçait une pareille tragédie, dit-elle. Non, vraiment, rien !

— Et pourtant, c’est arrivé. Voulez-vous dire que votre époux était un type sans histoires ?

— Nous n’avions aucune histoire ni l’un ni l’autre !

— Vous auriez donc pu être la victime à sa place.

— Ou nous aurions été victimes tous les deux.

— Sans enfant, c’était à chier.

Elle sourit. Elle cache peut-être un enfant. C’est souvent le cas avec les veuves sans enfant. Il y a souvent un enfant derrière les fagots de la respectabilité. Un enfant de Rog, ou de Gor Ur lui-même. Personne ne sait qui est Gor Ur, mais j’ai fini par croire à son existence, un peu comme l’athée se met à croire en Dieu au dernier moment, le seul qu’on ne choisit pas à cet âge-là.

— Oui, dit-elle en soupirant. L’enfant a bien existé, mais pas assez pour notre bonheur. Il est mort né.

— Comme la sauce, je sais. Je ne suis pas vraiment sensible à ce genre de disparition. Vous comprendrez pourquoi quand vous saurez que je porte le prénom de mon frère mort-né. Ça vous vous marque, ce genre de détails.

Mais il n’y avait pas eu d’autre enfant et ils n’avaient pas été confrontés à ce dilemme. Si je faisais fausse route en complétant le dossier sur ce chapitre, elle finirait par hausser les épaules avant de me reconduire à sa porte. J’étais entré par la fenêtre, ce qui changeait la donne. Je n’avais même pas l’air de me laisser mener par le bout du nez question sentiment et consorts. Elle me respectait comme on tient à distance un intrus qui s’est annoncé par un bris de glace. Encore un petit verre et je raconte n’importe quoi.

— Admettons que vous n’ayez pas d’enfant et que Rog Ru n’y est pour rien (elle me suivait). De quoi est-il mort ?

— L’enfant ?

— Non. Monsieur.

— Le rapport d’autopsie dit que…

— Le rapport d’autopsie, je le connais ! Ce que je ne sais pas, c’est ce que vous savez. Je ne sais rien de ce qui fait la différence entre le rapport du médecin légiste et vous. Je ne sortirais pas d’ici avant de le savoir.

— Vous me faites peur… Rog m’a dit qu’on peut compter sur votre…

— …innocuité, je sais. C’est Rog qui ne sait pas tout à mon sujet. Je me fais passer pour un con parce que je ne le suis pas. Devinez pourquoi je ne suis pas un con.

— Je ne sais pas… je…

— En principe j’arrache la figure des gens avant de les jeter à la poubelle. Je t’emporte, ma belle.

— Moi !

Et je l’emporte. Elle pèse rien à poil, à peine plus dans une chemise. Elle ne sortira pas de la bagnole dans cette tenue. Ou alors, il faudra tellement de temps à tous ces cons pour comprendre que j’aurais pris la poudre, l’escampette et l’Anglaise qui va avec. Pas con, Frankie, pas con.

Sur la route, je suis le plus élégant des hommes, question conversation et petits fours. Elle m’écoute comme si j’avais quelque chose à lui apprendre.

— Je suis en manque, dit-elle en pleine cambrouse.

— Tu préférerais pas savoir où on va ?

— Je suis en manque, vous dis-je ?

— Putain, tu pouvais pas prévoir ! Métacolocaïne d’Iran ?

— Non. De Russie.

— Du plagiat !

Tous ces drogués se ressemblent et on ne les reconnaît pas du premier coup. C’est toujours la même histoire. Je les collectionne. Je vais être obligé de descendre un pauvre dealer pour satisfaire cette connasse. Un bon dealer qui bosse pour le bien de l’humanité contre une junckie qui ne sert à rien sinon à compliquer la compréhension des choses. Est-ce que j’ai de la chance, moi ?

— Je vous en prie ! Je n’y ai pas pensé. Vous avez été si brutal.

— Mais ça n’a rien à voir avec la brutalité, connasse ! De la pseudo d’Arabie saoudite, ça irait ?

— Je ne sais pas. Vous savez, vous ?

— C’est pas décevant, c’est tout ce que je peux vous dire, et encore, je l’ai lu.

— Je veux bien essayer.

— Vous lui sauvez la vie !

Double dose. Une de plus et tu récites le Coran par cœur sans te tromper. Elle s’appuie sur mon épaule protectrice. À part la bandoulière de mon sac de voyage et la tête des femmes, je n’ai pas trouvé d’autre utilité à ce que je considère comme un organe. Je couche dessus toutes les nuits. L’autre sert à épauler les ustensiles de mon combat quotidien contre le Mal.

— Comment vous sentez-vous ? J’ai pas vérifié l’origine. C’est dérivé du pétrole et du Coran. D’où la confiance que j’éprouve devant cette chimie qui sinon me laisse indifférent. Vous en pensez quoi, vous ?

— Vous êtes chou.

J’en ai laissé tomber pour moins que ça. Mais j’ai besoin d’elle. Un besoin physique que j’exprime avec des idées. Qui est-elle ? Qui est cette femme que je ne connais pas ? Le dossier l’appelle Constance. Il s’appelait Fabrice. Il était mon lointain cousin. On n’assassine jamais deux fois la même personne. Elle va me rendre fou.

— On s’arrête pour manger ?

C’est elle ou moi qui le dit, ça ne vous regarde pas. Tant pis si vous êtes de ces lecteurs qu’il faut renseigner pied à pied, dans le clair comme dans l’obscur.

— Je vois de la lumière, dit-elle en fronçant le front.

En pleine nuit, c’est pas difficile de faire la différence entre une enseigne lumineuse et un ovni. Le type qui nous reçoit a des airs d’Anthony Perkins, mais la comparaison s’arrête là.

— Vous couchez ensemble ?

— Pas vraiment.

— Ça veut dire quoi, « pas vraiment » ?

— Ça veut dire que je n’en sais rien encore.

Le type entend ça tous les jours. Il remet la clé et la cafetière.

— Vous trouverez les verres, conclut-il.

On les trouve. Je mélange le café et une troisième dose d’aka. Elle s’endort ou elle vient de crever. Je vérifie pas. L’odeur me réveillera si je m’endors, sinon je la guetterai toute la nuit, jusqu’au petit matin si c’est ce qu’on attend de moi. Par précaution, j’attache un de ses poignets au montant du lit. L’autre est réservée à mon attente. C’est fou ce que j’attends, la nuit, avant de prendre le plaisir par la queue. Mais je couche dans un fauteuil, des fois qu’elle dégueule. Avec un verre à la main, colocaïne de pure origine (yen a pas d’autres chez les fonctionnaires sans distinction d’étage) avec une giclée du meilleur sperme et un doigt de café bouilli. Avec ça, si je dors, j’ai de la chance. Elle ronfle comme un homme.

 

Qu’est-ce que je fous dans cette existence de merde ? Je n’y tiens pas. Je ne crains que la douleur. Ça ne me dérangerait pas de marcher sur la tête si c’est le prix à payer pour ne pas souffrir. Même la mort ne me fait pas peur. Qu’est-ce que mourir, sinon disparaître une bonne fois pour toutes ? Le malheur sans la douleur, je supporterais aussi. Tout sauf la douleur. Le jour où on réussira à nous insensibiliser à vie, on sera heureux comme des princes. Ya pas de princes sans cette insensibilisation. Attention, je parle pas d’anesthésie. La colocaïne est un anesthésiant hypoépidermique. Rien ne traverse cette carapace. Ni dans un sens, ni dans l’autre. Mais la peau est en contact avec le pire et ça fait mal, très mal. D’où la surcouche des métas et des pseudos. Enfin… c’est ce que j’ai compris. Je n’abuse pas, voilà le secret de ma bonne humeur.

Mais la bonne humeur, ça t’empêche de dormir. Tu dors en partie. L’autre partie continue de travailler. Et on ne te paie pas pour ça. D’où les superbénéfices des uns et le malheur des autres. Je vois ça comme ça. Maintenant que j’habite au rez-de-chaussée, il faut que je m’attende à fréquenter une surdose de minus habens. Ce qui ne me sort pas de la famille que je compose avec les os et la graisse. Muscle, matière grise, j’ai le choix. Je serai peut-être concierge, qui sait ? Avec du bol.

 

Dehors, ça s’active. J’aime pas coucher dans ces hôtels. Les gens s’emmerdent et finissent par les habiter jusqu’au lever du soleil. Ils enculent des automobiles toute la journée et se laissent enculer par des ordinateurs. La nuit, ils voyagent. Mais ce n’est pas eux qui m’empêchent de dormir. Je voyage moi aussi, moins loin, avec moins d’espoir, la même hâte peut-être de finir dans un lit avec un bon moment qui finit par passer et même par faire chier. Cette nuit-là, comme elle dormait et que j’en voulais au monde d’être le monde à ma place, je n’ai pas traîné avec les autres, au fil des substances et des conversations, épuisé jusqu’au silence, jusqu’au vide. Ce monde m’accablait. Je n’en voyais pas la fin. Qu’est-ce que ça pouvait leur foutre que je découvre l’assassin ? Ils n’avaient pas le sens du pied de nez. Ils se condamnaient à dessein à la ressemblance exacte avec les modèles proposés par la publicité. On pouvait les confondre ou les reconnaître. Et ils vendaient votre peau si vous n’étiez pas vraiment des leurs, même pour un chouia de révolte qui ne ferait pourtant pas de mal à un enfant. Ils n’en avaient rien à foutre des enfants qui ont mal. L’enfant était mort non pas en eux, mais avant qu’ils se mettent à exister sans les rêves d’enfant, et avec des flashs hérités du harcèlement publicitaire. Je leur ressemblais à un détail près : on ne pouvait pas compter sur moi. En tout cas à toute heure du jour et de la nuit. Ça se lisait dans mon regard. Elle y avait lu l’incompréhensible associé à l’inutilité. J’étais cet homme, pas encore haï, mais inexplicablement doué pour la chair qui est le bien commun en attendant qu’on l’anéantisse sciemment.

 

Quand je me réveille, il est onze heures. J’ai dormi comme le gros bébé que je suis quand on s’occupe de moi. Une douche froide et je suis partant pour deux mille kilomètres à la journée. À un détail près : je peux commencer à tourner en rond tout de suite : elle a filé. Une seringue de DSA explique mes babillages. La Drogue Sexuelle Admissible. Le coup des femmes en manque d’amour. On en trouve à tous les coins de rue et pourtant c’est interdit aux mineurs. Elle m’a piqué dans le dos. Ensuite elle a fait de moi sa poupée sexuelle. Dans mon cas particulier, elle m’a abandonné au cauchemar du priapisme. Je me souviens d’avoir regardé l’heure : il était trois. Elle a huit heures d’avance sur moi. Une journée de production de Papa quand il était accroc à l’usine et aux matières en fusion. Pendant que mon cerveau croyait visiter clé en main des lupanars de rêve, elle est retournée chez elle ou elle est allée dans un endroit dont je n’ai pas la moindre idée. En tout cas, elle n’a pas prévenu les flics, sinon je ne me réveillerais pas dans le même hôtel. C’est fou ce que je suis en forme. L’eau froide m’éclaircit un peu l’esprit. J’en ai besoin, de mon esprit calculateur et prévoyant. Le fuyard, c’est moi. Je cours devant les autres. J’ai fourré mon nez dans une histoire dont je ne connais pas les tenants ni les aboutissants, ce qu’on appelle une enquête criminelle. Le problème, c’est que l’enquête en question est close. Il faudrait du nouveau pour ouvrir ce dossier encore chaud. Et surtout, il faudrait absolument que je sois un flic. Or, je suis le concierge de mon immeuble. J’ai une femme anorexique qui me fait payer ma propre angoisse et un gosse gras comme un confit et sucré comme une barbe à Papa. Moi-même, à part mes crises de priapisme dues à l’excès de DSA et autres babioles de la pharmacopée antiguerreréelle, j’étais sous-flic, presque flic et il a fallu que je ramène ma gueule à cause d’un rupin qui se plaint d’assassinat sans la moindre tentative. Je fais du zèle et personne n’apprécie. Ya tout de même un cadavre, donc un assassin. C’est mon fantôme, mais je suis le seul à le voir. Il hante mes nuits et mes jours et sa veuve m’a injecté la seule toxine qui peut me faire du mal en agissant sur le rapport GMPc/PDE5 que mon cerveau n’a pas appris à contrôler quand il en était encore temps. Il faut dire que j’ai été un enfant problématique. On a su assez tard que j’étais un enfant comme les autres, ce qui n’a pas manqué de me signaler à tout jamais comme un problème social à ne pas négliger sous peine de me voir faire des victimes. J’ai été alors catalogué comme agent potentiel de victimes. Ils avaient écrit ça, non pas au fer rouge sur mon épaule, mais au fronton de mon petit palais subliminal, ce qui limitait les entrées et me condamnait à la victime innocente tombant dans les pièges de mon baratin. J’ai grandi avec cette idée de l’autre, cet autre dont on a un besoin intense et inexplicable, une intensité surveillée de près comme si ça suffisait pour qu’elle ne diminue jamais, surtout au mauvais moment, et l’inexplicable qui doit le rester parce que les seules explications valables sont celles de l’expertise médicale et/ou judiciaire. Ils font de vous un enfant improbable et ensuite ils vous poussent à rechercher sans repos les preuves mêmes d’une normalité dont la question ne se pose plus ouvertement. Il devrait y avoir des lois pour protéger l’enfant qui n’a plus d’enfance et d’autres encore pour leur plonger le nez dans la merde qui leur appartient. Mais qu’est-ce que tu peux foutre dans un monde qui veut te faire croire que la politique n’a pas besoin de la religion et que la religion c’est de la politique ? Les géniteurs se caressent et caressent des rêves de bonheur avant d’essayer d’oublier qu’ils sont à l’origine du malheur. Mais si tous ces cons étaient stérilisés, d’autres cons leur injecteraient ce qu’il faut pour ça, et d’autres enfants passeraient de vie à trépas sans avoir vécu l’enfant normalement doué pour la découverte et le plaisir solitaire à deux à la place de l’amour qui est une connerie politico-religieuse. Les gens s’aiment trop et c’est pas ce qu’il faut accepter en temps de guerre permanente.

 

En attendant, j’étais assis sur un chiotte qui sentait la lavande et j’essayais de me vider, la seule manière de diminuer les effets vasodilatateurs de la DSA. J’aurais dû la fouiller, la contraindre à cette nudité, lui arracher des mensonges pour en faire de la douleur gratuite. Je suis toujours ce type aimable qui finit sa journée dans la générosité au lieu de se nourrir de ce que les autres ont perdu au jeu. La garce me plaisait. On aurait fait fortune dans la séquence porno : l’enfant et les putes, l’enfant et la prostitution de la femme au contact des usages sociaux, l’enfant et sa capacité de lever la queue à la moindre sollicitation avec ou sans DSA à la clé. Mais j’avais tellement bien dormi que j’étais reposé, ce qui favorisait l’activité cérébrale au point de me sentir presque aussi intelligent que ma queue. Du coup, j’ai avalé une surdose d’antidote et j’ai chié comme une retraitée solitaire. Ce connard allait me le payer. Il fallait que quelqu’un payât pour elle et pour tous ceux qui vont finir par avoir ma peau.

 

Il était en train de biner dans un petit jardin. Il portait le chapeau de paille et la chemise aux manches soigneusement retroussées. Le manche de son instrument luisait au soleil. Il avait lui aussi des mains inachevées, des mains de gosse qui cherche le moyen de s’en servir utilement et qui n’obtient que les diplômes d’une nature intransigeante. Il souriait parce que je m’étais fait avoir. Ça lui coûta une dent, celle à laquelle il tenait le plus parce que c’était celle qu’on voyait en premier. Il voulut me rendre la pareille, mais Frankie est une bête sauvage interdite de séjour en Afrique. Je lui assénai un poing calibré dans les côtes au niveau du cœur, provoquant l’ischémie et la mise à genoux.

— Me dis pas que tu l’as aidée, grinçais-je en renouvelant mes appels du pied.

— Si tu parles de ta bourgeoise, connard, elle est partie sans payer. Je suppose que c’est pas toi qui payes, minable !

Il a du ressort, le concierge, mais il est tombé trop bas pour me donner des leçons d’humilité. Je le massacre en une minute de respiration forcée. Cette oxygénation me rend fou. Je m’arrête quand il ne crie plus. J’ai même bousillé son chapeau. Ah ! La rage !

Je l’abandonne dans sa terre labourée et j’entre dans le hall de réception qui sent la patate frite. Une grosse conasse est assise derrière un comptoir crasseux qu’elle frotte avec le torchon qui explique la crasse. J’éclate son gros nez pour l’empêcher de parler. Elle n’a rien à me dire. Je lui pique son pognon et les clés d’un 4x4 qui remplacera ma voiture de service que ma prisonnière en fuite a emportée avec elle.

— Voleur ! Salaud !

— Je réquisitionne. Je suis en service commandé.

— Toi, un flic ? Tu m’épates.

— Ferme-la ! Gros tas de merde.

— Je la fermerai quand tu seras plus là pour m’entendre !

— Là ! Tu m’entends plus.

Une olive dans la jugulaire. Ça les étonne et ils prennent le temps de crever. Elle se tortille sous le comptoir, brisant du verre et répandant un tas de petites cuillères qui scintillent en silence. Je n’aime pas le spectacle de la mort qui est sûre de gagner son combat. Ce n’est un combat que pour l’animal et plus il peut y penser, plus il souffre. Ils donnent l’impression de vouloir se souvenir des bons moments, comme si c’était le moyen de dire merde à la mort, mais c’est la vie qui dit merde finalement parce qu’elle n’a aucun sens. Je te laisse, poids lourd.

La route est tranquille. Il est presque midi. Je vais où mon instinct se sent le mieux. C’est compliqué l’instinct, à cause de la multiplicité des raisons d’en avoir quand c’est vital. Moi qui vis sur la brèche, pas fatigué de me surprendre et de m’aimer au fond, j’en connais assez sur l’instinct pour préférer le risque à l’attente. Je ne suis pas né en même temps que mon intelligence. Il y a eu un décalage entre le cri et le sourire. Je crois qu’ils ont attendu une bonne semaine avant de me voir sourire. On comprend leur déception. J’avais l’air d’un chiot et ils ne se rendaient pas compte qu’ils étaient des chiens avant même d’aboyer. J’avais de l’avance.

Dans une station, on me rencarde sur ma bagnole de service. On ne peut pas la rater. On a même vu le portrait craché de ma prisonnière en cavale.

— Vous avez eu de la chance, dis-je à ces cons prêts à tomber à la renverse. Elle est dangereuse. C’est une praticienne de l’injection létale.

Mais dans le journal, c’est mon portrait qui trône en première page sur cinq colonnes. Alors forcément on a du mal à me croire. Vite, une banlieue ! Faut que je me planque chez mes amis arabes.

— Et ce joli 4x4x, il est à toi ? me demande un blanc-bec qui n’a pas compris que, passé un certain âge, on tire sur tout ce qui bouge.

Je lui fais mal. À mon avis, c’est la première fois qu’il souffre. La première véritable douleur ne cache pas la peur surprise de n’être pas ce qu’on pensait qu’elle était. Ils ne font pas assez la guerre. On les remplace par des immigrés. Toute cette culture de la douleur et de la peur se déplace dans les pays pauvres qui deviennent forts à défaut de nourrir leurs bouches édentées par le manque de protéines.

— Injectez-lui de la DSA si c’est tout ce que vous avez, dis-je à celui qui semblait être le père de la victime.

— On ne se drogue pas ici, Monsieur !

— Alors on crève. Vous êtes sûr d’avoir vu cette bagnole ?

— Puisque je vous le dis ! 22 litres. 22 kopeks.

— Pas tant que ça, connard ! 8 peut-être. Et pas un kopek.

Le gosse vient de crever la gueule ouverte. C’est une bavure policière, que j’explique. Est-ce que j’ai le temps d’expliquer ? Ils veulent arrêter le type dont le portrait inonde la première page du journal de détails revus et corrigés par le sens de l’exagération. Un manchot revient avec un fusil à pompe. Une gonzesse en culotte courte agite un bout de corde à linge. J’ai mis les pieds chez des Gitans qui vendent de l’essence frelatée.

— Faites pas les marioles, dis-je en posant ma voix sur la corde à linge. Reprenez la route avant d’avoir affaire aux services de l’Hygiène.

— On est sédentaire, dit la gonzesse. On va te sédentariser, connard, parce que tu voyages trop et que tu nous emmerdes.

Ça la fait marrer, un type coincé qui se pisse dessus. Dans deux minutes, les flics m’embarquent. J’ai rien sur moi pour les convaincre de me foutre la paix, à part ce flingue qui me brûle les doigts et qui ne vaudra rien dans un tir croisé.

— Tu vas me le payer, fumier ! dit le vieux.

— On te pendra par les couilles, dit la gonzesse.

— Ça n’a pas de couilles, ces évadés de l’asile. Ils appellent ça la castration chimique.

— Donc il a des couilles. Les flics refuseront pas de me les donner.

Que des illusions. Et pas une dose de colocaïne pour détourner leur attention.

— On est tous de la même race, dis-je.

— Ça m’ferait gerber, dit la gonzesse.

Voilà les flics. Toujours à l’heure. Il n’y a qu’une victime.

— C’est vous, Frank Chercos ? me demande le brigadier qui compare ma gueule et mon portrait.

— Je peux vous le présenter, si vous voulez, ricané-je. On se ressemble comme l’envers et l’endroit.

— Pas d’humour en présence d’une victime. Donnez-moi votre arme.

— Viens la chercher.

— Je l’éclate ou je l’éclate pas ? gueule le manchot qui n’a jamais tué un homme.

Si je m’en sors, cette fois, j’aurais du pot. Ça ne vaut pas cher, un flingue, contre un arsenal de haine et de plomb. Les circonstances ne m’autorisent même pas à penser que je m’en sortirais avec des explications. J’ai une minute devant moi avant que la haine l’emporte sur la Loi. Je ne les hais pas, je les vois détruits comme des animaux d’abattoirs. Mais avec quoi ?

— Bon d’accord, dit le brigadier. Vous ne me rendez pas votre arme et vous montez dans ma voiture.

— À la place du mort ?

— Si vous voulez.

Il ne faut pas que je tourne le dos. Tournez la voiture. Je monte et on se casse. J’en ai marre de ces conversations inutiles. Je vous expliquerai.

— C’est des sauvages, dit le brigadier dans la voiture.

On arrive devant un cirque. Kol Panglas est déguisé en clown. Il m’attend chez les éléphants. Je n’ai jamais vu autant de merde de ma vie, sauf dans la mienne, bien sûr. Mais je n’y regarde jamais longtemps, des fois qu’on en profite pour m’enculer.

— Je ne vous en veux pas, dit Kol Panglas. Je ne vous en veux pas personnellement. Vous savez que j’estimais votre père et que je tiens toujours mes promesses.

— J’ignorais cette histoire d’amour. C’était qui, l’enculé ?

— Frank ! Je fais tout ce que je peux pour vous éviter la conciergerie. Vous êtes un mouchard de première. Que du bonheur pour le flic que vous rêvez de devenir avec l’aval de l’État et de ses familles princières. Je vous propose d’aller vous reposer dans une maison dont je suis le principal actionnaire. 51 %. Vous y serez soigné aux petits oignons. Je m’en charge.

— Ya rien à soigner chez moi. Je suis un cas désespéré. Vous fatiguez pas.

— Ça ne me fatigue pas, Frank. Pas autant que de vous savoir aux prises avec une réalité qui vous dépasse. Seul un flic peut comprendre ce que je dis, pas vrai, brigadier ?

— Oui, Chef.

— Faudrait voir à pas m’enfermer longtemps. C’est quoi, ce costume ?

— Vous avez failli empêcher un mariage auquel je suis invité comme témoin.

— À charge ou à décharge ? Je me marre. Me dites pas que la mariée, c’est…

— C’est elle. Imaginez ma surprise quand je l’ai vu arriver avec la voiture de service que je vous avais confiée.

— Et c’est qui, l’heureux élu ?

Pas de réponse, comme si j’étais censé savoir ou comme si je ne devais pas le savoir. Ça fait un personnage de plus ou je le confonds avec un autre. Il n’ont même pas la décence de laisser une place au cadavre. Elle se remarie et le tour est joué. Papa Frank se repose les méninges et le braquemart dans une retraite bien méritée et aux frais de la princesse. Ça ne peut pas se terminer comme ça ! Vous savez pourquoi ? Parce que je connais la suite, connards !

— Ne vous énervez pas, Frank. Ne l’énervez pas. On a encore un peu de temps devant nous.

Les snipers n’attendaient que ça, qu’on laisse du temps au temps, une brèche assez large pour laisser passer une seringue volante. Je connaissais cette douleur, cette défaite inacceptable, le réveil dans les courroies et le feutre.

— Asseyez-vous, Frank. Vous avez vu Frank hier, non ?

— En quoi ça nous concerne vous et moi ?

— Je l’ai vu aussi. Il ne m’a rien dit.

— À propos de quoi ?

— Je voulais savoir si ça allait mieux pour lui.

— Il m’a dit le contraire.

— Le contraire de quoi, Frank ?

— Le contraire de ce que vous avez dit, Kol.

— Vous ne savez pas ce que j’ai dit, Frank. Vous n’étiez pas là.

— Il m’a tout raconté.

— Je suis venu après vous, Frank. C’est lui qui m’a raconté ce que vous lui avez dit.

 

Distorsion du temps. Ils m’ont injecté une dose de TP (Temps Poreux) sans que je m’en rende compte, sans doute dans la voiture des flics, à travers le siège, une aiguille si fine que même une mouche ne sentirait rien. C’est déjà arrivé, plus d’une fois. Je ne compte plus. Je comprends tout de travers jusqu’à ce qu’une question m’atteigne en plein centre. Je suis une cible facile. Et tant que je le serais, on ne me donnera pas la permission d’enquêter comme un flic.

— Vous venez de tuer un innocent, Frank.

— Il n’était pas de ma race !

— Il n’y a plus de race, Frank. Vous rêvez parce que vous avez connu l’époque où un Blanc pouvait haïr un Noir, et vice-versa. Une ablation est nécessaire. Ce n’est pas douloureux ni invalidant. C’est toujours ce qu’on fait quand les autres méthodes ne fonctionnent pas.

— On m’opère au début ou à la fin ?

— Au début ou à la fin de quoi, Frank ?

— Vous m’avez proposé une maison avec des larbins pour me servir.

— Ils vous serviront, Frank. C’est leur boulot.

— Les gens qui ont un boulot ne savent faire que ça.

— Vous appelez ça un boulot ! Moucharder et se moucher dans les doigts ! Et pire si vous m’avez descendu comme me le dit mon petit doigt. J’ai pas une vocation de concierge !

— Vous le voulez, ce boulot de flic ?

— Vous savez bien que c’est ce que je désire le plus au monde ! Je n’ai jamais connu le bonheur, moi !

— Vous le connaîtrez, Frank. On vous opère demain et ensuite vous vous reposez jusqu’à ce que vous vous sentiez assez fort pour devenir flic.

— Que demande le peuple !

Je me laisse enchaîner. Bondage party pour commencer. Ensuite on vous pique aux parfums exotiques et on vous donne à bouffer des purées de légumes du jardin. Une fenêtre est alimentée par un programmateur qui connaît la nuit et le jour. On peut caresser les seins de l’infirmière après avoir glissé une pièce dans la fente.

— Je vais faire la fête et je reviens, dit Kol en montant dans son carrosse.

Petite poussière des routes provinciales. Nous aussi on file, mais dans l’autre sens. Le brigadier m’explique que K. K. Kronprinz a besoin de moi. Comme accessoiriste ou souffleur ? Je connais toutes ses chansons.

— Vous ferez ce qu’il vous dira, grogne le brigadier.

Il y a des gens comme ça, qui se mettent à rouspéter alors que jusque-là ils se sont comportés comme des enfants de chœur. Avec eux, la difficulté est de savoir jusqu’où vous pouvez aller sans les énerver. Vous franchissez la limite quand c’est trop tard pour reculer. Me voilà accompagné d’un agité du bocal qui ne prendra pas sa dose de DSA avant ce soir. K. K. K. comprendra que je deviens sarcastique sans ces conditions. Il m’offrira un poster avec la fille qui va avec. Et un verre de cette gnole qui nous rappellera des souvenirs.

 

La première chose qu’il fait, c’est d’inviter le brigadier à changer de véhicule.

— Il va où ? demande le brigadier en toisant le chauffeur couvert de paillettes.

— Où vous avez toujours voulu vous rendre, dit K. K. K.

Il n’a pas dit « aller ». Le flic ne saisit pas la nuance, mais elle n’est pas tombée dans l’oreille d’un muet. J’ouvre une bouche que la vaste main noire que K. K. K. ferme hermétiquement. Le carrosse démarre et disparaît dans la poussière d’un environnement désertique que je découvre en même temps. La main de K. K. K. est noire parce que c’est un des rares êtres encore vivants autorisés à conserver sa race. Il faut comprendre que K. K. K. est un dieu. Il est noir comme la nuit et brillant comme le jour. Sa bouche est d’une profondeur inouïe. On la voit s’ouvrir sur les écrans, noire et rouge et profonde, et sa voix traverse les foyers où le sentiment familial est une théorie obsolète. K. K. K. en a sauvé plus d’un de la merde, c’est pour ça qu’il est noir, qu’il peut l’être et que ça ne contredit pas la théorie nationale. En plus, c’est un type charmant qui connaît toutes les filles sur le point de devenir des femmes.

— Frankie, me dit-il en me prenant par l’épaule que je réserve à mon sommeil, j’ai quelque chose pour toi.

— Ce flic te fait confiance ou j’ai encore mis les pieds dans un traquenard ?

— Tu me fais plus confiance, Frankie ?

— Pas depuis que t’as empoisonné ma femme avec mon jus de chaussette. Elle avait pas besoin de savoir ce que je faisais de mon after-shave.

— Je ne trahis jamais les amis, Frankie. Je leur ouvre les yeux.

— C’est les yeux de ma femme que t’as ouverts !

— Pour ouvrir les tiens, Frankie ! Qu’est-ce que tu serais sans ces injections de métal ? Un minable de boulotteur dans une merde d’usine d’armement. T’en veux ? Sers-toi, mon ami. L’aiguille est de verre. Fais vite ! Le métal est liquide comme la voix quand elle touche la fleur du sentiment. Ces types te veulent du mal. Tu veux travailler pour moi ?

— Rog Ru me tordra le cou ! J’ai pas tellement envie de finir comme donneur de tripes dans une cérémonie rituelle. Gor Ur me surveille quand je ne suis pas chez moi. Il a le monde dans sa pogne, ce pisseur de merde ! Ne me pousse pas à bout, K. K. K. ! Ils veulent me retaper dans une maison qui n’a rien d’un lupanar.

— Tu travailles pour le gros K. K. K. et le gros K. K. K. fait de toi l’être métallique que l’urine ne peut pas oxyder, même si elle vient directement de la vessie de Gor Ur, sans intermédiaire, si tu vois ce que je veux dire. Acide plus métal, Frankie, chez moi c’est encore du métal. Tu m’as déjà vu bavasser avec l’hydrogène ?

— Tu sales bien ta vinaigrette, non ? Tu me racontes des salades. Pour quoi ce flic m’a laissé chez toi sans bridages ? Il obéit directement à Kol qui est le serviteur de Rog qui est le vassal de Gor Ur. La chaîne du moi ! Je connais cette souffrance. Ils te jettent tout nu dans un essaim de petites filles amorcées au KT.

— T’es vraiment en rade, Frankie ! Je sais pas quoi faire.

Le voilà, le vrai K. K. K., un type qui se penche sur votre passé avec les moyens du futur. Un type qui vous plaint en vous injectant un mélange de lithium et de fer, avec ce qu’il faut d’hydrogène pour rester discret, que la dette soit pas urgente à rembourser. Il a un goût de calendes grecques, il est épicé comme un Arabe et parfumé comme un Perse. C’est du noir pur, du noir d’ébène, de la couleur vivante, de l’ombre fraîche comme la vigne. On entend les chocs des tubes et les tensions des câbles. Un hélicoptère danse au-dessus d’une fourmilière qui prépare le spectacle de ce soir. De temps en temps, il parle dans le mégaphone pour encourager cette piétaille vivace comme le chiendent. D’en haut, ça s’active à la voix. En bas, ils les piquent constamment pour soutenir des corps qui giclent le métal de poutres et de câbles qui s’élève en construction éphémère chaque soir dans un endroit différent, reconnaissant les endroits à l’herbe qui ne repousse plus. Sur la route, on ralentit, chaîne à fond, déjà filouté par les substances et prévenu par les familles qui n’ont pas fait autre chose de leur jeunesse. C’est à vomir. Et K. K. K. me demande de travailler pour lui alors que mon bonheur relatif, c’est qu’on continue de me pisser sur la gueule pour me transformer en gaz naturel.

— T’exagères ! dit K. K. K. en coupant un cigare en deux.

— Si j’aimais travailler, je dis pas, mais avec mes goûts de luxe, j’hésite.

— Pose ton cul sur le métal au moins une fois dans ta vie pour te rendre compte de l’effet sur ton compte en banque.

— Ils me tueront avant.

— Ils ne tuent plus personne. J’ai numérisé leurs propositions. Tu veux voir ce qu’il vaut, ton Kol Panglas, quand il s’agit de traiter avec mes traders ?

— J’en doute pas, K. K. K., mais ils ont le nombre. Si t’additionnes les chrétiens, les musulmans et les bouddhistes, t’as le monde dans la main, et c’est ce qu’ils font. Qu’est-ce qu’il te reste ? Des prunes !

— Le métal résiste. C’est le contenant ! Il contiendra tout.

En attendant, il charme les adolescentes et fait la nique à l’adolescent qui n’a aucune chance de devenir noir, en tout cas de ce noir profond qui promet la queue et le sperme qui va avec. La vie me fait chier, l’existence se retourne comme un gant pour me proposer les poisons naturels. Le métal et l’urine, c’est l’attente. J’en ai marre d’attendre. Mais j’attends, je ne sais pas faire autre chose. Je n’attendrais pas si j’avais quelque chose à faire de mes dix doigts et de l’esprit qui les empêche de se décomposer. Des solutions, j’en ai cherché, et pas seulement pour ne pas m’ennuyer. Il n’y a rien d’autre que le plaisir de posséder et de s’en servir, comme nourriture terrestre, et les superstitions religieuses, paradis et autres conneries, pour alimenter l’esprit en proie à la peur du vide. Rien, il n’y a rien d’autre, K. K. Kronprinz, Gor Ur et les autres que je ne connais pas encore parce qu’on ne me les a pas présentés. Je ne suis pas libre parce que je peux choisir, je choisis parce que je ne suis pas libre. C’est comme ça avec les dogmes philosophiques : ils veulent dire exactement le contraire de ce qu’ils disent : je ne suis pas, donc je pense. Allez tous vous faire enculer !

La crise, quoi. K. K. K. en souffre peut-être plus que moi tant il est brave, ce bon gros noir qui reste noir parce qu’il y a du blanc dans l’idée de Dieu. Les grandes religions, comme on les appelle, sont toutes des religions de blanc. Mahomet, Jésus et Bouddha étaient des blancs. Même les Juifs sont blancs. La religion des noirs, c’est du blanc. Et des jaunes, du blanc ! Le monde est blanc comme la neige de ses montagnes et de ses plaines en hiver, blanc comme un ciel de désert, comme les draps de la pureté ou du deuil. Il est où, mon blanc, maintenant qu’il n’y a plus de races ? Je me saigne en rouge, je meurs en noir, je suis heureux en bleu ou en rose (plutôt rose chez moi), j’ai le vert de ma nourriture et le jaune du rire. Rien d’autre, K. K. K., rien qui donne raison à la vie et tort à l’existence.

— Ton problème, Frankie, c’est la tristesse, rien d’autre.

— Celle de la mélancolie ou celle du découragement ? J’hésite entre la psychose et la névrose, entre l’intérieur et l’extérieur, entre l’oubli et l’attente, entre l’organe et le sens des réalités. Si j’étais plusieurs, comme tu l’es peut-être, je deviendrais fou.

— Ils te payent une misère pour que tu ne le deviennes pas. Moi, je paierai une fortune pour que tu te donnes en spectacle.

Je ne vois pas la différence. Je n’aime pas quitter les amis sur une impression d’échec, mais il faut que je quitte K. K. Kronprinz avant la fin du jour. Je suis flic, quoiqu’ils en disent. Je suis flic et j’ai un cadavre à mettre sous la dent de ma curiosité légitime. Il me faut une bagnole et un flingue. K. K. K., il en a des tas de bagnoles, mais pas de flingue. Si j’avais gardé le flic, je lui aurais piqué son flingue. Pas la bagnole. On est pas en Amérique ici. Les bagnoles de flics, c’est du poussif et pas blindé. Rien que du sport, chez K. K. K. Des châssis à ras de terre et des pots chromés comme des ongles. Je ferais sans flingue, mais à toute vitesse. K. K. K. ne voit pas ça d’un mauvais œil. La bagnole qui va vite en ne laissant que ses raclures de métal et de caoutchouc, il faudra la voler à son propriétaire. Ce n’est pas qu’il rechigne à l’idée de ne plus jamais la revoir, mais il ne veut pas donner l’impression de l’avoir offert en échange de rien. Faut-il briser un peu l’unité de ce crâne parfaitement coiffé pour éviter à son propriétaire des ennuis avec une police entièrement au service du Gorille Urinant ? Je n’aime pas faire saigner les gens, seulement les blesser à mort. Je frappe quand même, avec un cul de bouteille qui explose dans les frisures.

 

C’est comme ça qu’on quitte ses amis dans les moments difficiles que l’existence et l’Histoire ménagent dans le temps qui nous est consacré. Qu’est-ce qu’elle file, cette bagnole ! La nuit s’installe sur une route qui ne mène nulle part pour le moment. Je réfléchis, je n’arrête pas de réfléchir, je vais finir par me tuer à réfléchir si je continue de réfléchir à ce point ! Et je suis encore seul, terriblement cloîtré dans ma solitude. Leurs phares m’éblouissent. Devant comme derrière. Je crie en serrant le volant ajouré. J’aperçois les montagnes de l’horizon, mais sans leur donner le sens précis qu’elles imposent pourtant à ma connaissance de l’horizon. Et pas un flic dans cet horizon qui recule. Comme si on ne me cherchait plus. Comme si on attendait de savoir quel pacte je venais de passer avec le Métal. Il y avait un tas de choses qu’ils ignoraient de moi. Ils ne voulaient d’ailleurs pas tout savoir. Ils savaient se servir de leur mémoire à coup sûr. Il y avait longtemps qu’ils ne jouaient plus avec les séquences et les clés. La chance commençait à leur sourire en quantité non négligeable. Mais j’étais trop seul pour y comprendre quelque chose de concret. Trop con aussi.

 

Deuxième épisode

QUI EST QUI ?

Je suis dans les rues de la ville, au volant de la décapotable de K. K. K. Elle prend un peu la pluie, mais c’est une pluie de nuit tranquille, pas une de ces nuits d’exercice où on marche dans le noir en attendant que ça finisse. On se croirait alors dans une zone. Même ceux qui ne sont jamais allés dans une zone ont cette impression. Je ne sais pas pour les autres, mais après coup, ça pose des questions, toujours les mêmes, avec les mêmes réponses qui sentent la trahison et le retour à la case départ, en dessous de la conciergerie, avec les rats et les objets mis au rencart de la vie quotidienne. On ne sait rien de cette existence souterraine qui semble pourtant grouiller sous nos pieds, sauf quand ils remontent un condamné à mort qui a finalement choisi d’aller se battre dans les zones. À mon avis, ils finissent tous comme ça après un temps plus ou moins long passé à reconsidérer ce qui les a amenés dans ces endroits bannis de la pensée. On en a tous un dans la famille. Je me demande comment ça arrive, si ce ne n’est pas provoqué et pourquoi ça n’est pas tombé sur moi. J’ai peut-être de la chance d’être marié avec une enfant. Tout le reste n’a peut-être aucune importance. Je me fais du mouron pour rien. Si je continue, ils vont me soigner. C’est peut-être ce qu’ils sont en train de faire en ce moment, au moment même où je distingue nettement mon pardessus des poubelles qui lui ressemblent. Mon pardessus marche avec quelqu’un dedans. Il marche vite dans une direction qui ne lui est pas inconnue. Je coupe les phares et passe en mode silencieux, mais il est en train d’observer mon manège. Ça le rend nerveux. Il se met à filer comme une ombre.

À la fin, il ne peut pas aller plus loin. L’impasse est fermée par un mur haut de dix mètres et toutes les portes sont verrouillées. Je double l’intensité des phares. Le pardessus est ouvert sur un corps de rêve, un corps de femme que je connais bien pour y avoir trouvé le bonheur en un temps où la question de l’amour ne se posait pas. La Sibylle me sourit. Elle n’a pas changé. Elle ne changera jamais.

— Salut, Frank.

Même la nuit ne change rien. Mon esprit fatigué par une journée de poursuites et d’échecs qui ne me conseille même pas la prudence. Le corps élimine la question du pardessus. J’ai besoin de sommeil.

— Ça fait un bail, dis-je en sautant par-dessus la portière.

— Ça fait des années, Frank. Il s’en est passé des choses depuis.

— T’es toujours la Sibylle, Sibylle.

— Tu n’es plus tout à fait le Frank que j’ai connu.

Le pardessus se referme. On ne voit plus que lui. La Sibylle se planque quand elle parle de vous. On peut voir ses yeux, mais pas le regard qui vous scrute comme si vous conteniez le futur de vos dents.

— Fabrication chinoise, dit-elle en palpant le tissu de ses doigts d’acier. J’ai su qu’ils t’avaient confisqué le tien. J’ai pensé à toi.

Elle me tend le pardessus, parfaitement nue.

— Tu t’en sortiras, Frank.

— Ça alors, Sibylle ! Je te reconnais comme si je ne t’avais jamais quittée.

— Mais tu m’as quittée, Frank.

— Tu dois m’en vouloir à mort…

— En vouloir à un mort ? Frank ! Pour qui me prends-tu ?

— Ça se voit tant que ça ? Tu connais l’explication ? Maintenant je poursuis un type qui ne pourra pas m’échapper. En ce moment, il fait la noce. C’est lui, le marié.

— O.K., Frank, on fait un bout de chemin ensemble.

— Comme ça ? À poil ?

— C’est toi qui es à poil, Frank.

En tout cas, j’ai retrouvé mon pardessus ou quelque chose qui y ressemble. La Sibylle me raconte ce que je ne sais pas de sa vie. Je lui raconte à mon tour ce qu’elle sait déjà à propos de ma vie conjugale, des sentiments que je ne maîtrise plus à cause d’une première ablation correctionnelle, du travail qui sent les lendemains qui ne chantent pas, de cette manie que j’ai de foutre le nez dans ce qui ne me regarde pas avec une joyeuseté qui m’éloigne toujours plus d’un bonheur que je ne partagerais pas s’il m’était donné sans condition. Ses petits seins fendent le vent.

— J’ai plus que le pardessus, Frank.

— Pourquoi fuyais-tu ?

— Pour te rendre fou, Frank. Je ne m’y prends jamais autrement avec les amis perdus et retrouvés.

— Je t’enfilerai.

— C’est la seule chose que tu fais bien, Frank. La montrer et t’en servir.

Un tas de souvenirs remontaient à la surface. Dans ces moments rares, je communique avec le monde et ce que j’y ai vraiment trouvé de propice à ma joie de camé du bout.

— C’est le priapisme, Sibylle. Rien d’autre. La taille et le priapisme. Je peux bien te le dire à toi, mais tu le sais peut-être déjà. Tu l’as toujours su.

— Je ne sais pas tout de toi, Frank. Parlons d’autre chose.

C’est bien la Sibylle, la preuve ! Le pardessus n’est pas mon pardessus, mais une copie chinoise du temps où les Chinois se contentaient d’un gosse pour ne pas finir dans la merde du temps historique. Une vraie Sibylle et une copie de pardessus. Elle a aussi pensé au flingot. Un Beretta à visée laser. Chaque balle est un four à micro-ondes. C’est plus douloureux que l’idée de la douleur.

— T’es bien la seule qui m’encourage à continuer, Sibylle.

— Je ne t’encourage pas, Frank. Je veux savoir comment ça va se terminer. Tu ne resteras pas longtemps poursuivi et poursuivant. Cette situation est intenable. On rattrape toujours le type qu’on poursuit. T’as même pas réfléchi à ça, Frank !

— T’es là pour me le rappeler.

— Tu ne l’as jamais su, Frank. Tu viens de l’apprendre.

Exact. Et ça m’angoisse. J’ai besoin de me foutre une balle dans la tête. J’ai la balle, le besoin, mais pas l’envie. Tout ce qu’il faut pour réussir, sauf l’ambition. Je suis un veinard qui ne connaît pas sa chance. Tu sais pourquoi, Sibylle ?

— Tu vas me le dire.

— Parce que je n’aime que toi.

— Tu es le roi des apparences, Frank.

— Tu es la reine de la Réalité.

— Fais gaffe au feu rouge !

Où m’emmène-t-elle ? Ensemble, on a déjà traversé l’enfer. Je n’ai pas envie d’y retourner. On a connu le paradis aussi, le bon côté des choses pourries par l’existence. Je ne l’ai jamais demandée en mariage. J’aurais fait quoi, marié avec elle, obsédé par ses prouesses, épuisé par la répétition du mieux possible et la rareté des confidences qui servent normalement de garde-fous ? Je n’ai pas fait mieux, mais je ne savais pas ce que je faisais, ce qui me laisse de la marge, au fond, chaque fois que je me lance dans l’aventure de la nuit et de ses lendemains. On ne peut pas vivre au sommet sans finir par s’y ennuyer. Ou alors il faut disparaître au bon moment, en plein orgasme, choisir l’orgasme avec la peur d’être trompé par ce qu’il annonce, prenant le risque de sortir finalement par la petite porte. Une existence d’attention portée à l’instant, à chaque instant. Mais qu’est-ce qu’on veut au corps de l’autre ? Qu’est-ce qu’il nous demande lui-même ? J’étais destiné à errer entre le corps malade et le corps d’une autre que la maladie ne pouvait pas réduire à la supplication.

— C’est tout ce qu’elle souhaite, Frank.

— Je sais, Sibylle. Je le sais trop. Je n’en demandais pas tant de la connaissance de l’autre. Je deviens fou par le petit bout de la lorgnette.

— Tu deviendras fou si je te le demande.

 

On n’arrive pas trop tard. Il y a encore des invités dans le hall. Des paumés qui ont fait la fête pour en arriver là, les yeux dans les yeux avec leurs semblables, confrontés à la misère de la joie. Kol est parmi eux.

— Qu’est-ce que tu fous là, Frank !

Il m’entraîne à l’écart, le verre à la main, l’œil tournoyant. Mais ce sont les seuls détails qui le distinguent du Kol de la vie ordinaire. Avec une haleine verte et un tremblement de l’autre main qui étreint mon épaule. Il ne me veut pas de mal. Il a aperçu la Sibylle et son métal vivant.

— Frank, laisse tomber cette enquête. Personne ne te veut du mal.

Curieuse association d’idées. Mais il dit toujours la vérité à son petit Frank. La Sibylle le toise parce qu’elle est sur des talons aiguilles. Il n’aime pas ce regard de haut. Il n’aime que son petit Frank qui a mis les pieds dans la merde.

— C’est pas une affaire pour toi, Frank.

— Ça me motive.

— Je peux te mettre sur d’autres pistes.

Ah, ouais ? Celle de la voleuse de petits pains au lait ? On se fout de moi dans ce monde qui n’arrête pas de se compliquer pour devenir complètement inexplicable. Mais moi je sais qu’il n’y a pas grand-chose d’inexplicable, que ce sont de grandes choses et que l’être humain ne peut pas avoir de réponse. Chaque réponse est une trace de question humaine. Les vraies questions ne sont pas posées par les humains. Il suffit de mettre le nez dehors pour faire la différence. Il en est encore temps. Tout va disparaître. Il n’y a d’humain que la différence entre le pouvoir et l’exécution. Sinon, ce sont les étoiles qui nous enseignent l’essentiel et l’essentiel a un nom : survie.

— Ils sont où les mariés ? demande la Sibylle. Au lit ? À leur âge ?

Kol prend la mouche chaque fois que la Sibylle met les pieds dans le plat de sa cervelle en feu. Il n’en a jamais été autrement et il en sera toujours de même. Je n’ai pas vécu le milieu de leur histoire commune, mais je sais que rien n’empêchera la Sibylle de m’aider si c’est ce qu’elle a décidé. Kol voit que j’ai changé de pardessus. Il maudit les Chinois occidentalisés et les blancs qui chinoisent à outrance pour se remplir les poches. Il a beau médire, c’est une copie qui vaut l’original, sauf qu’il est interdit de s’en procurer sur un marché forcément noir.

— Chambre 1954, dit-il en donnant le passe à la Sibylle. 19e étage, palier 5, porte 4. Code : janvier. Utilisateur : Gor Ur.

— Quoi !

Kol jubile. Il dit la vérité. Si tu t’approches encore, tu brûles. La veuve de la victime a épousé Gor Ur, le Gorille Urinant qui se multiplie comme les affiches. La Sibylle le savait. Elle m’avait caché ce détail capital. D’où le pardessus qui est peut-être le mien et non pas cette copie qui est une idée de Kol lui-même ou de Rog Russel qui établit les plans comme les inventeurs de la religion décident du destin de chacun.

— Pour la cérémonie, dit Kol qui veut aller au bout des révélations, on a utilisé une doublure.

— Combien de doublures, Kol ?

— Pour être franc, deux. Trois avec moi. Vous parlez à une doublure.

La Sibylle me caresse pour que je n’ai pas l’idée saugrenue de la prendre pour une doublure. Je suis la doublure de Frank Chercos. Je ne joue pas. Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

— On monte ?

 

On trouve deux personnes dans lit, crâne fracassé par la même balle tournoyante. Du sang partout, même dans les verres où il s’est coagulé au contact de la colocaïne, la drogue des moments choisis. La Sibylle inspecte les tiroirs et les fonds de tiroirs. Rien. Pas une trace d’intention. On ne saura rien de plus. On descend. Kol est en conversation avec des politiciens beurrés. Il nous salue mollement tandis qu’on met les voiles. Dehors, la nuit est violette comme l’encre d’une enfance qu’on n’a pas connue. J’interroge un garçon préposé au parking. Rien. Ils ne savent rien. Ils ne savent jamais rien quand Gor Ur descend sur terre pour revoir un détail de son enseignement. La Sibylle est furieuse. Langue d’acier portée au blanc. Elle m’en veut.

— Roule, je te dis ! Roule. On a perdu du temps.

Je sais ce que ça veut dire. Elle prend les choses en main et le petit Frankie lui sert de chauffeur. On a déjà vécu ça. On était deux à l’époque. Elle veut être seule maintenant. C’est toute la différence. Des gaz, elle veut des gaz et de la vitesse. Dans la nuit, j’ai l’impression de ne pas avancer. Elle sait où on va. Gor Ur est partout son ennemi. Dans le ciel, K. K. K. répand ses feux d’artifice. Personne n’est encore couché. Il y a de la lumière dans toutes les fenêtres, de la lumière qui marche sur les trottoirs, de la lumière dans les jardins d’acclimatation et dans les cours d’hôtel. La Sibylle croit que Gor Ur est un homme (ou une femme) qui se fait passer pour un dieu. Gor Ur. Ru Rog. Rog Ru. Roger Russel. Voilà ce qu’elle sait de ce qu’on peut savoir sans se faire égorger par les terroristes d’État. Trouve le véritable Roger Russel et tu sauras ce qui lui est arrivé. Elle n’en démord pas, la devineresse.

— J’ai connu Roggie du temps de sa splendeur sexuelle, me confie-t-elle. Il aimait déjà la pisse, j’en sais quelque chose.

— Moi, tu sais, les jeux sexuels…

— Je sais, Frankie, que tu ne joues pas.

Qui ne le sait pas ? Elle se mordille le bout de la langue pour retenir les mots. On ne joue pas avec Frankie, voulait-elle dire.

— Est-ce que ce que je sais ce qu’il faut savoir ? lui demandé-je dans un virage négocié à la limite de la vie.

— Ce que tu sais : il y a un mort dont on ne connaît pas l’assassin. On ne le cherche plus d’ailleurs. On ignore pourquoi on ne le cherche plus. On est condamné aux supputations. Ça te rend fou. Sa veuve épouse Gor Ur en secondes noces. La seule suspecte n’est pas inquiétée. Pourtant, un de ses anciens amants l’accuse de chercher à le tuer. Elle vit avec un carabin qui possède un château. Les deux sont en cavale. Rien dans le château, ni dans tous les endroits où on avait une chance de les trouver. Tu as des liens de parenté avec certains de ces protagonistes. Gor Ur est peut-être l’un d’eux. On ne le saura jamais si c’est Gor Ur. Il faut chercher ailleurs. Chez Roggie pour commencer.

— J’y avais pas pensé, merde !

Du coup, le cadran fait un tour. On manque de renverser un piéton égaré sur les chemins de la nuit, ceux qui ne mènent nulle part si c’est ce qu’on désire le plus sur le coup du moment. On ne se supprime pas si on n’emporte pas un peu de temps avec soi. Je suis du genre à oublier ce détail et à me retrouver dans la nuit sans les moyens d’en finir. La Sibylle le sait. Elle allume mes cigarettes, l’une sur l’autre.

— Roule, Cancer !

 

Voilà une nuit qui ne se terminera pas sans nous. On arrive devant les portes du château des Vermort, propriété du carabin, et donc aussi un peu la mienne. Ils n’y ont pas trouvé les fuyards. On y trouve Rog qui fume tranquillement un cigare devant une cheminée éteinte. Il boit avec la même tranquillité du type qui prend le temps de penser avant de se jeter à l’eau. Il n’a pas l’air surpris de nous voir pénétrer dans sa villégiature. Depuis combien de temps est-il là, les jambes croisées dans un fauteuil de cuir qui sent l’encaustique du bon vieux temps des domestiques à genoux ? La Sibylle se sert un verre sans me servir. Il va falloir que je me contente du second rôle. Il faut dire que je ne connais pas les bonnes questions. On est en marge de l’enquête. En plein dans la merde mondiale reglobalisée avec des moyens que je ne peux pas comprendre aussi bien que je comprends les raisons de la douleur. Roggie, comme elle l’appelle, répond a ses questions avec l’amabilité des grands de ce monde qui ne se font aucune illusion sur leur destinée post-mortem. La DPM qui est l’enjeu des rituels religieux. Il faut la distinguer de l’Histoire Officielle, la HO qu’on se contente d’appeler H, Histoire avec un grand. Un verre me fera le plus grand bien, Roggie n’y voit pas d’inconvénient. Si ce rond-de-cuir est un dieu, même un faux, je donne mon pardessus à un SDF. Il n’a pas épousé Anaïs Kling. Qu’est-ce qu’il ferait d’une courtisane ? Il ne s’est jamais marié. On connaît ses mœurs. Mais la Sibylle veut aller au bout de son raisonnement. Elle harcèle le vieux Roggie. Il se laisse harceler parce qu’il ne craint pas la féminité du métal. Personne ne nous a invités, mais on se sent chez soi dans ces murs historiques qui servent de décor à la fantaisie familiale.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir, concrètement ? dit Roggie qui joue trop visiblement à celui qui va passer aux aveux.

— Je veux savoir qui est Gor Ur, dit la Sibylle sans hésitation.

— Je veux savoir qui a tué Fabrice de Vermort, mon cousin éloigné.

— Parce qu’il est votre cousin éloigné ou parce que les dessous de l’affaire vous attirent comme la merde attire les mouches ?

— Peu importe ce qu’il veut, lui, dit la Sibylle qui est dure comme une queue que personne n’empêchera de gicler maintenant qu’elle est excitée.

— Je ne peux pas répondre aux deux en même temps, soupire Roggie. Je ne peux pas être l’otage des deux à la fois.

— Vous n’êtes pas mon otage, patron ! m’empressé-je de préciser au cas où il serait encore vivant demain.

La Sibylle sort son attirail des grands jours. Je serai témoin, à tout casser. Frank, que s’est-il passé ?

— J’ai peut-être pas tout compris, Kol, mais je n’avais pas d’autre intention que de la voir aller jusqu’au bout de ce qu’elle m’obligeait à entreprendre avec elle.

Pour l’occasion, je l’appellerai monsieur Panglas et je m’en sortirai avec un blâme. J’en ai déjà plein, de blâmes, comme s’il ne s’était jamais rien passé.

— Où est-elle ? demande la Sibylle, patience à fleur de peau.

— Constance ? Je l’ignore. Dans un lit avec le patron quelque part en France et en Navarre. Dans ce monde de nations et de zones, les coins de paradis sont bien cachés. Vous n’en fréquentez pas au moins un, chère Sibylle ? Avec un corps pareil, vous trouverez toujours de l’embauche.

Il rit. Ça l’amuse. Ça m’amuserait moi aussi si je n’étais pas impliqué. J’ai mis les doigts dans la porte et j’ai mal au crâne. Toujours ce comportement déphasé qui me rend difficilement compréhensible au moment des explications. On ne me fouette plus les doigts avec une badine de peuplier. J’ai passé l’âge des douleurs relatives. Quand ils vous enlèvent une partie du cerveau, ils ne la remplacent pas par une greffe qui vous changerait la vie si vous aviez les moyens de vous la payer. Au sortir du Service des Grands Atteints, le SGA, vous êtes un empoté qui a conscience d’être condamné à ne plus retrouver la matière ni la poubelle où elle a fini par ne plus servir à rien. Si vous atteignez un jour la perfection, ce sera celle des pauvres. Elle ne vous conduira nulle part. Vous serez parfait d’être cons, c’est tout et ce n’est rien comparé aux rêves fous des rupins qui expérimentent le mieux avec la conscience nette de ne jamais approcher la perfection que de loin.

— Vous pouvez vous en aller tranquille, dit Roggie quand la Sibylle retire l’aiguille à piston.

— Je vais te faire dormir, dit la Sibylle. Tu auras tout loisir de te pisser dessus.

Il la regarde comme s’il ne la craignait pas. Elle lui retourne des regards désespérés. Elle m’en veut parce que je suis témoin des limites de son pouvoir sur les autres. Moi, elle m’aurait réduit à la vérité. Elle l’a peut-être déjà fait. Je ne me souviens que des moments de transe. Ensuite, je passe beaucoup de temps à chercher l’ersatz et je ne trouve que ma femme et ses os.

— Qu’est-ce que tu cherches, Sibylle ?

— Ce que tu ne cherches pas.

 

On traverse la même nuit avec les mêmes moyens. Je suis un peu plus angoissé. Elle a l’air triste. Je conduis moins vite, plus précisément, d’autant plus tranquillement que je ne sais pas où on va. La tranquillité des anxieux dans le noir, dans les trous, ailleurs qu’à la surface et surtout qu’aujourd’hui.

— Ça en fait, des personnages, dans ta petite tête, dit la Sibylle pour détendre l’atmosphère. T’as pas peur de perdre du temps ?

Elle sait tout de mon œil de verre. Elle me procurera le composant manquant avant qu’il ne soit trop tard pour me servir de cet outil d’observation déconnecté à la suite d’une faute professionnelle. Du chinois.

— Je me demande qui on va trouver dans le lit de Constance, dit-elle. Tu as une idée, toi ? Tu sais qui est Gor Ur, hein, Frankie ?

— Je ne sais rien, Sibylle, sinon je ne serais pas là à avoir envie de te faire l’amour.

— Belle queue, Frankie, belle queue.

On fait comment pour aller où ne sait pas ? On dirait que le jour se lève. Des contrebandiers traversent les champs de blé en herbe. Je ne peux rien contre l’angoisse. Qui peut quelque chose contre ce mal du temps ? J’attends toujours avant de tourner le potentiomètre. Comment aller au bout de cette curiosité sans risquer la panne de secteur ? La sibylle contient tout le savoir colok. Elle parle d’autre chose, mais revient toujours à sa science du koloc. On ne lui en demande pas plus. Seulement, au fond de lui-même, l’humain a encore son mot à dire. Elle cherche ce que je ne trouve pas et trouve ce que je ne cherche pas. On n’est pas fait pour s’aimer.

— On va avoir affaire aux flics, dit-elle.

— Je suis flic. Ils comprendront. Nous, les flics, on a tous les mêmes problèmes.

— Ils ne comprennent que ce qui les emmerde. Par exemple, la doublure de Frank Chercos dans la décapotable de K. K. Kronprinz en compagnie d’un canon de la beauté. Tu me trahiras ?

— Je peux pas dire, Sibylle. J’ai l’esprit embrouillé.

— Tu ne sais plus ce que tu cherches ?

— Je sais plus si je cherche. J’ai envie de conduire cette caisse au bout du monde et qu’on me foute la paix. Tu viens avec moi, Sibylle ?

Elle a un beau sourire de créature qu’on a envie de posséder.

— Ta queue est longue comme un jour sans pain, Frank. On va bouffer.

Elle a faim, la Sibylle, quand elle a faim. J’ai faim moi aussi, mais rien n’entrera dans ce corps de merde que je changerai bien pour celui d’un animal domestique. Il n’y a personne chez Bernie et Sally ne s’est pas levée. Bernie a l’air de son torchon. On vient de le décrocher de son clou. Il s’aperçoit qu’il pue.

— J’ai vu ta photo dans le journal, Frank, dit-il comme s’il parlait à un ami.

— C’était hier, Bernie.

— Ce matin on parle encore de toi, en troisième page. Ils disent que t’es fichu. T’as dépassé les bornes. Expliquez-lui, Madame. Il a une femme et un gosse. Vous pouvez comprendre ça, vous.

— Je comprends rien, dit la Sibylle. Si je comprenais, je serais pas là à bouffer ta merde.

— Vous n’êtes pas raisonnables, les amis. Dans cinq minutes, une petite sonnerie me demandera d’enlever mon tablier qui empêche la caméra de voir et d’entendre.

— T’aimes pas qu’on te voye faire ce que ta grosse ne fait pas.

Les fuyards, ça n’inspire jamais une totale confiance, d’autant que ces deux-là poursuivent la même idée.

— Fous-te-la dans le cul, dit la Sibylle en agitant une saucisse qui ne lui donne pas faim.

— Vous êtes des cons, gueule Bernie quand on sort. Vous aussi, Madame !

Il sait pas à quel point on s’en fout. Je jette un regard de mépris sur un ramasseur d’ordures, plus par principe que par conviction. Ça fait marrer la Sibylle, ces détails de ma personnalité. C’est vrai que je ne sais rien d’elle et que je n’ai donc pas les moyens de la saigner à blanc. Mais ça me ferait mal d’en arriver là. Ils me le demanderont un jour, Sibylle, tu le sais bien, mais tu n’en parles pas. Ils détruisent toujours votre seule raison d’aimer encore les tourments de la chair. Sur la route, on croise les camions de la tournée de K. K. Kronprinz. Les chauffeurs reconnaissent la décapotable unique au monde. Leur salut est discret, à la hauteur de la confiance que K. K. K. leur accorde. On se croise sans laisser de trace. Le prince du show est en train de raconter des histoires à des gendarmes qui de toute façon s’en foutent. Ils ont d’autres chats à fouetter, les gendarmes, surtout depuis que la jeunesse a les moyens de son anarchie. Elle vous explose à la gueule sans prévenir. Tous les préfets savent cela et se tiennent à l’écart des zones que la jeunesse contrôle sans se laisser contrôler. On croirait à un mythe.

— Où tu m’emmènes, Sibylle ?

— La première zone est là, Frankie, derrière les bois.

La voilà, l’intention. Avec mon pardessus, je vais avoir l’air d’un con. Il paraît qu’il fait chaud au milieu des combats. Pourquoi les combats, Sibylle ? Ils n’ont jamais voulu de moi. Je ne connais pas la guerre. Elle mange encore de la saucisse à Bernie, presque voluptueuse, le front collé au pare-brise. Elle surveille les signes. Pour moi, ce que je vois est une forêt de signes et je n’y comprends rien. Je sais seulement que je n’ai pas envie de changer. Je suis pas bien comme je suis, mais je suis, disait René Descartes à des lycéens éberlués par la quantité de temps qui les séparait du philosophe en herbe. Un soldat surgit. Il y a plus de peur que de mal. On échange rapidement des impressions.

— Faut pas aller par là, Madame. Ils ont déversé des produits toxiques.

— Les Chinois ?

— Non, Monsieur, nos généraux.

Entre les branches, on peut voir l’importance des dégâts.

— J’ai de la chance d’être de garde, Madame.

— Ça te donne l’occasion de bavarder avec des braves gens comme nous, dit la Sibylle de son air de garce.

— C’est pas ça, Madame. Eux, ils en chient, les mains et les pieds dans la merde. Je parle pas de la respiration.

Ça grouille, en bas, les pioupious qu’on fouette comme des animaux pour les empêcher de dégueuler. Vous ne multiplierez pas les emmerdes avec vos déjections, semblait gueuler le général dans son mégaphone. Continuez comme si c’était hier.

— La trouille, je vous dis, couinait le soldat sentinelle. Une trouille !

Ça se voyait. Mais c’était ça ou l’angoisse des nations. Je n’avais pas choisi et je n’étais pas content d’avoir à revenir sur ce choix. La sibylle me fascinait à ce point. Le soldat insista sans nous menacer. Il ne tenait pas tellement à menacer les gens. Il avait des ordres, mais il était le seul à être contraint de les respecter. Il regrettait que des gens apparemment sans histoires tiennent à foutre leur nez dans une merde qui ne concernait même pas l’ennemi. Il nous laissa passer sans faire usage d’une arme peut-être redoutable. Dans mon froc, Gor Ur voisinait avec un dieu dont personne n’avait encore eu l’idée. Qu’est-ce que je pouvais puer !

On traversa une ligne virtuelle marquée par des spasmes de la surface terrestre. Des vaisseaux tournoyaient sans se poser. On croisait des troupes fraîches, qui ne le resteraient pas longtemps. Que venait chercher la Sibylle dans ce cloaque de la pensée et de la chair ? Du gothique pur, pas encore faisandé par les pratiques citadines. Il n’y avait pas de villes dans les zones ou alors elles croupissaient sous la terre remuée comme le ciel. On avait envie de prier. On se foutait que ça se finisse. On voulait seulement ne plus en être. Dans les nations, on avait droit au futur. Ici, on vivait au jour le jour, et même avec la seconde de retard qui fait de toi un être encore vivant. Je n’avais jamais vu autant de visages. C’est fou ce qu’ils se raréfient quand on habite en ville. Je ne reconnaissais personne, heureusement. Une popote nous envahit de ses odeurs de ragoût. On mangeait chaud quand on mangeait. On n’était pas venu pour recueillir des témoignages. La décapotable ressemblait aux navettes qui sillonnaient le champ de bataille, en moins rapide, en plus linéaire aussi. L’une d’elles nous indiquait le chemin à suivre pour ne pas finir en tas de ferraille et de chair. La Sibylle insistait. Elle était debout, une main solidement arrimée au pare-brise, l’autre agitant ce qui pouvait paraître un plan ou un ordre de mission. Peut-être qu’ils avaient décidé de m’envoyer à la guerre. Elle riait en m’entendant penser tout haut et répondait aux sifflets par des cris d’une joie que je n’étais pas prêt à partager. J’avais chaud, je maudissais les Chinois qui avaient fabriqué ce pardessus insensé en temps de guerre. On était tous de la même race, sauf une poignée de noirs, peut-être plus, qui parcouraient le monde en répandant leur art de la dissimulation. Je n’étais pas noir, j’aurais voulu l’être, je vénérais K. K. Kronpintz et je craignais Gor Ur. Je possédais une bonne quantité de métal acquis sur les marchés réguliers. Je trempais mes doigts dans les bénitiers de Gor Ur, j’acceptais sans rouspéter les ablutions de Gor Ur, et même son encens tibétain qui était le produit d’une combustion secrète qui devait le rester. Je n’avais pas l’intention de mourir pour quelque chose, mais DE quelque chose de pas trop douloureux. La Sibylle me connaissait à fond et je n’en connaissais que l’anecdote. Je ne devinais rien. Je suivais les chemins qu’elle m’indiquait, zone après zone, jamais infidèle, toujours docile jusqu’à l’encrassement et la démangeaison. C’est horrible la guerre, surtout pour un type qui tenait à savoir comment un homme comme lui disparaît de la surface pour ne pas réapparaître dans les profondeurs imaginaires et imaginables par tout le monde.

 

Je ne savais rien des zones. Je fais partie des cons qui ne bougent pas le cul de leur assiette. On sait que la guerre n’est pas finie et que c’est pour cette raison que les zones existent. On parle aussi de zones paradisiaques, mais on nous fait tellement sentir leur côté mythique qu’on n’y croit que dans les moments de colère. Le Colonel était d’accord avec moi. Il connaissait la Nation et même d’autres nations. Il avait combattu dans deux zones distinctes et quelqu’un de son entourage avait séjourné dans une zone de vacances, ce qui meublait les mornes soirées d’hiver quand on lui lassait le temps de s’emmerder.

— Je crois que la vie n’a plus de sens quand on commence à parler aux murs, dit-il en parlant au domestique.

Il parlait par geste, précisant que ce n’était pas un domestique, mais un aide de camp, un paysan de Mandchourie qui avait des ancêtres anglais. Le paysan avait l’air fier de ce détail chronologique.

— Allez hop ! fit le colonel. À la santé des zonards !

— Prosit ! fit la Sibylle.

— Vous portez pas de toast… Frankie ?

— À la santé de ceux qui ne meurent pas sans raison valable !

— Vous plaisantez à peine, mon cher ami. Dans les zones, les raisons de mourir ne manquent pas, les bonnes comme les mauvaises. Hier, les généraux ont envoyé les planeurs d’ordures dans nos lignes. Un opérateur a été fusillé sur-le-champ, accusé d’avoir planqué le disque dur. J’ai rouspété, en vain. Il faut à tout prix que les généraux meurent dans leur lit. On ne veut pas faire mentir cette lapalissade.

— Alors au petit opérateur qui a trinqué ! lance la Sibylle.

— À lui et à tous ceux qui n’ont aucune raison de mourir ! criai-je dans les oreilles de l’aide de camp qui levait un verre à l’amitié.

J’aime pas les larbins. Il faut être maudit par l’hérédité pour devenir laquais. Il paraît que l’usage de la colocaïne fait ressortir ces traits pour donner tort à la généalogie qu’on vous colle à la peau dès la naissance. On a trouvé des correctifs. Encore faut-il s’y prendre à temps. Ils m’ont raté de peu à cause d’une mère qui ne s’intéressait pas aux détails. Du coup, je sais deux ou trois choses qui me portent malheur.

— Je vous plains, Frankie, dit le Colonel qui mâchouille des olives avec les dents de devant. Je n’ai pas idée de ce que ça vous coûte, parce que de mon côté, je suis clair comme de l’eau de roche. Je n’ai jamais soigné que des rhumes et des bobos à la cheville. Une fragilité par-ci, une résistance chimique par-là, rien de très alarmant pour le suivi des jours.

Il lorgnait le corps parfait de la Sibylle qui avait changé sa chemise pour un treillis. Le larbin avait soigneusement récuré mon pardessus et pendant ce temps j’avais essayé des combinaisons NBC dernier modèle importées de Chine sous garantie étasunienne. Elles vous injectaient des saveurs d’antan, style attente de la récompense sucrée ou jingle de votre émission favorite.

— Quand vous êtes pris là-dedans, dit le Colonel qui savait plusieurs fois de quoi il parlait, vous remerciez le Ciel plutôt deux fois qu’une.

La toxicité répandue hier par des généraux capables de tout pour mourir dans leur lit avait atteint un pic dans la nuit. On avait augmenté la dose de satisfaction bien au-delà de ce qu’on avait l’habitude de pratiquer dans ces circonstances. J’avais l’impression d’avoir traversé l’écran.

— De la réalité, dit le Colonel qui acceptait aussi les caresses.

Le larbin semblait s’en donner à cœur joie. La réalité dégoulinait dans les camouflages. L’odeur me rappelait la térébenthine des planchers que des larbins appartenant à ma famille frottaient du matin au soir pour que je puisse me voir dedans. Comme ils étaient salariés, ils se sentaient libres. Ça aussi, ça faisait marrer la famille. Libres ! s’écriait mon oncle Raoul. Et il se mettait à parler des vases communicantes de sa pensée, chronomètre en main. On pêchait dans l’Arize que les larbins peuplaient de leurs ordures. Je m’y connaissais, question ordure. Le Colonel me félicita.

— Et les bombardements ? s’enquit la Sibylle qui avait des idées derrière la tête.

— On traversera une zone de bombardement en allant à la recherche de votre assassin. Personnellement, ça sent le tir d’exercice. Je ne sais pas pourquoi j’ai cette sensation d’être bluffé chaque fois que ça barde. Il pleut toutes sortes de matières combustibles, toxiques, rémanentes ou pas, plus ou moins efficaces sur le moral des troupes. On se demande ce qu’on attend. Peut-être la fin de l’expérience. L’ennemi doit se marrer derrière les lignes infranchissables autant pour lui que pour nous. Je ne suis pas mécontent de vous accompagner.

La Sibylle rêvait d’un repas chaud. On nous servit des tranches roses et une purée aux reflets bleus.

— Croquez les biscuits, conseilla le Colonel. C’est de l’énergie pour longtemps. On va en avoir besoin.

— Le cyberespace n’a pas eu le temps d’exister, constata la Sibylle qui avait aussi tâté du gothique.

— Manque de créativité, dit le Colonel en rousiquant ce qui pouvait paraître un os aux yeux du profane qu’il était en matière de gastronomie. C’est comme ça qu’ils nous baisent. Ils nous soufflent des solutions opposables sans les moyens d’en faire quelque chose de vraiment contre-culturel. Ils nous vendent les objets, les fables et même une chronique qu’on mélange à l’amour. Au bout du compte, t’as perdu ton histoire et le fil dont tu pensais qu’il te mènerait quelque part avec tes potes de circonstances. Les idées du monde moderne font un tour dans les romans qui se mettent à promettre une nouvelle littérature, puis le cinéma les réduit au spectacle et tu te rends même pas compte que tu fais partie des choristes. Tout le monde a son idée du costume à porter au quotidien. Mais où que tu te ranges, tu pratiques la même religion de la rémission. Corps de rêve, pardessus, treillis de combat, même irrésistible envie de tout foutre en l’air, ce qui arrive un jour ou l’autre, pas vrai, Frankie ? Vous êtes le seul de nous quatre à avoir franchi la limite du raisonnable.

— Il vient avec nous !

Le larbin, Christ des banlieues de la guerre, venait avec nous lui aussi. Il conduirait. On abandonnerait la décapotable de K. K. K. à son destin. Je ne savais plus si le Prince me l’avait donnée ou seulement prêtée. La Sibylle m’injecta un doigt de Porto directement dans le nerf optique. Je me posais trop de questions ces temps-ci. On m’accorda la place du mort parce que le Colonel pensait pouvoir s’envoyer en l’air avec la Sibylle sur le siège arrière encombré de victuailles et de boissons de contrebande. On avait (moi) déjà débouché la dernière bouteille avant de mourir sous la mitraille ou dans les gaz. La Nation ne te dit rien de la mort venue d’ailleurs, surtout si elle vient de chez nous. On roulait sur une route bornée de cadavres tranquilles. Ils les ramenaient d’un brouillard épais qui sentait la cerise ou la fraise. Le Colonel nous expliqua que ce type qu’on recherchait était passé hier avant que les planeurs se mettent à rebondir dans les prés fleuris où paissaient des vaches paisibles. Il avait observé les vaches à la lunette infrarouge. Personne ne lui demandait ce qu’il foutait là dans ce décor idyllique à reluquer des vaches qui n’avaient aucune expérience à partager avec lui. Le Colonel avait lui-même vérifié sa documentation. Le type venait de se marier. Il prétendait avoir passé une nuit de noces fantastique. On ne lui demandait pas les détails. On voulait juste savoir si sa tronche correspondait aux vecteurs décrits dans sa puce nominale. On ne se doutait pas que finalement le danger viendrait du ciel. Cinquante bons gros planeurs bourrés de produits toxiques que l’ennemi avait balancés dans une zone de décontamination qui faisait l’objet d’un litige. Les planeurs avaient surgi d’un ciel où se baladaient des petits nuages blancs. Personne ne comprenait qu’ils allaient s’écraser et non pas se poser pour nous amener des filles et du vin. Les responsables des pistes pensaient maîtriser la situation. Le premier planeur a atteint les distributeurs de petites munitions, provoquant l’expansion d’un nuage de cendres qui a recouvert les bataillons de première ligne. Ensuite, tous les planeurs ont atteint la zone. Une incessante suite d’impacts. C’était l’impression que ça donnait, que ça n’allait jamais se terminer. On a mis le temps à comprendre que ce silence qui s’éternisait marquait la fin des crashes. On s’est relevé dans un mélange de brouillard et de matières sèches pulvérulentes.

— Je n’en ramenais pas large, dit le Colonel. Ils ont fusillé l’opérateur une heure plus tard. Votre assassin avait disparu. Vous ne m’en voudrez pas si on ne l’a pas cherché. On avait d’autres chats à fouetter. Mille hommes sur le tapis vert, crevés comme des insectes surpris par l’évidence de la mort, et dix mille autres prêts à forcer les lignes pour rejoindre les zones pacifiées. On appelle comme ça les nations. J’ai lancé les fusées d’alerte et des troupes fraîches ont maintenu un ordre toujours fragile à l’heure où je vous parle. Personne n’a encore songé à me rendre responsable du désordre latent. Aucune fuite dans ce sens pour le moment.

C’était impressionnant de voir des hommes obéir dans ces conditions. De temps en temps, une mine sautait. On avait perdu le sens de l’orientation. Sans boussole, on n’est plus rien. Heureusement, le Colonel connaissait la route. Si notre cavaleur en avait pris une, ce que le Colonel ne garantissait pas, ce ne pouvait être que celle-là.

— Vous savez pourquoi ? demanda le Colonel.

— Langue au chat !

— Parce que c’est la seule qui mène autre part.

— Vous savez où ?

— Ce que je sais ne vous regarde pas encore, ma belle !

Le vieux avait besoin de confidences sur l’oreiller. Il ne savait pas qu’il avait affaire à Lorenzo Dla, la queue du monde.

— Vous n’êtes pas Frank Chercos ?

— Celui dont vous parlez sans le connaître n’est plus en mesure de raisonner. Je préviens, au cas où vous n’auriez pas tout compris.

La Sibylle éclata de rire. Du coup, le Colonel demanda au larbin de camp de rouler moins vite. Il avait mal aux couilles, mais c’était signe qu’il n’était pas encore intoxiqué.

— C’est ce qui le rend fou, expliqua-t-il. La castration chimique. On devrait dire la castration ordurière, vous ne trouvez pas, Lorenzo ?

— Appelez-moi Frank tant que vous n’êtes pas sûr de mon identité.

— O.K., Frankie. Comme si c’était un ordre.

— C’en est un, Colonel.

Après tout, j’étais son supérieur. La Sibylle n’y voyait pas d’inconvénient. De toute façon, elle dominait la situation exactement comme si elle l’avait provoquée. Je voyais ses yeux pers dans le rétroviseur. Le larbin se marrait, étreignant le volant, pouces levés.

— Rien ne manque à ma vie, dit le Colonel, à part cette femme que je n’ai jamais rencontrée.

— Vous en avez rencontré tellement ! dit la Sibylle.

— Pas tant que ça, dit le Colonel. La plupart du temps, j’étais beurré. Elles en profitaient pour me faire les poches que j’ai sous les yeux. Je voyais ce qu’elles voulaient que je voie. Je ne leur en voulais pas.

— Vous parlez comme si ça n’arrivait plus.

— Je ne baise plus. Plus la force. Elles sont de plus en plus jeunes pour des raisons que j’ignore.

— Les soldats aussi sont de plus en plus jeunes.

— Le monde s’infantilise au lieu de rajeunir. C’est pas demain la veille, la Jouvence. Mais on vieillit comme un fruit sur la branche. J’y crois, moi, à ce monde de la diversité et des lieux communs à toutes les pensées, religions et autres inventions de l’angoisse. Les bidonvilles hypertechnologiques n’ont pas eu lieu. Ils relevaient de l’imagination en proie au désir insensé de trouver de nouvelles voies à la fable. Rien ne sera jamais aussi compliqué dans ce monde. On l’a simplement divisé en zones. C’est pratique, les zones, à tous points de vue. La seule question qui reste à résoudre, à mon avis, c’est celle du tirage au sort. Faudrait pouvoir choisir avant de tirer les dés. Et il faudrait aussi vérifier l’équilibre des dés, histoire d’être sûr qu’ils ne sont pas pipés. Mais ça coince dès qu’on ouvre un peu la gueule. Je soigne mes rapports, moi. J’ai pas envie de descendre plus bas.

 

On atteignait la ligne de démarcation. D’un côté, le chaos. De l’autre, la tranquille obédience du plaisir solitaire. Le Colonel s’ébroua.

— Votre type a passé cette ligne, expliqua-t-il, si j’en crois les données croisées de nos observateurs humains. J’ai pas l’impression d’être trompé par d’autres circonstances que par contre vous semblez connaître dans le détail. Je vous abandonne, Sibylle, avec l’espoir de vous retrouver dans de meilleures conditions. Dites-moi que vous n’avez pas perdu votre temps avec moi. Salut… Frankie.

On continue à pied. On a un bon pour un véhicule de loisir. On pourra choisir la couleur et la cylindrée. Le paradis !

— Pas encore, précisa la Sibylle. Ce n’est qu’une colonie de mineurs.

— De mineures !

— Te réjouis pas trop tôt, mon Frank.

On venait à notre rencontre. Un minibus comme dans les aéroports. Le chauffeur nous demanda pourquoi on n’avait pas de bagage.

— On vient faire le plein, dit la Sibylle en lui montrant le bon d’achat gratuit.

Il parut déçu. Il nous conduisit d’abord dans un poste avancé où il fallut renouveler toutes les opérations d’identification. Le fonctionnaire était doué d’une patience à toute épreuve. Jamais pressé, toujours prudent. Je m’impatientais à haute voix, histoire de meubler le silence.

— Vous êtes à la recherche d’un criminel dangereux ? s’enquerrait le vérificateur.

— Dangereux, je sais pas, dit la Sibylle qui aimait le paysage de la fenêtre. Il a peut-être tué un homme.

— Ou il ne l’a peut-être pas tué, dit sans rire l’agent double.

Je n’avais pas envie de rire, moi. Je crevais de chaud dans mon pardessus. Je n’avais plus de cigarettes et j’avais envie de coucher avec quelqu’un. On nous montra de loin le bâtiment où on rencontrerait un autre Colonel. Il y avait de la poussière dans la rue. Des automobiles se calcinaient sous le soleil. Il était peut-être midi. Des types nonchalants attendaient dans l’ombre et des femmes aux bras nus les servaient en silence. Pas un gosse, ni un chien, pas d’oiseaux sur les branches. Rien que des adultes qui jouaient leurs rôles respectifs. Un distributeur de cigarette m’arrêta une minute, le temps d’observer les guetteurs armés de fusils semi-automatiques surmontés de viseurs sophistiqués. La Sibylle les hélait de sa voix de stentor, au bord de l’insulte qui fait mal. On trouva le Colonel dans un hall rafraîchi par une fontaine qui retombait dans un bassin bleu.

— Mon collègue m’a appelé il y a une minute. Non, non ! Ce n’est pas lui, c’est moi. Aucun lien de parenté. Le hasard.

On pénétra dans un bureau rafraîchi par des esclaves nues qui agitaient des palmes.

— Rêve pas, Frank, dit la Sibylle. Et ferme-la. C’est moi qui parle avec ce colonel. Toi, tu secoues la tête pour dire oui.

Le colonel se fendit d’un sourire dont il n’avait pas l’intention de se départir en notre présence. Injection d’un produit paralysant dans les zygomatiques. Il avait pris ses précautions.

— On l’a vu passer à bord d’une navette militaire aux couleurs de la Nation, dit le Colonel qui lisait un prompteur installé derrière les dossiers. On ne lui a pas posé de questions vu que ses papiers étaient en règle. Il n’a rien demandé et il a filé sur la route de la soie.

— Gor Ur ! s’écria la Sibylle.

Le colonel sourit un peu plus, comme s’il venait de faire mal à la seule femme qu’il haïssait. Des informations erronées m’envahissaient dans le pardessus qui me servait de mental en attendant d’être autorisé à vivre ma vie s’il en restait quelque chose après une aventure que je n’avais pas l’autorisation officielle de vivre. Le Colonel le savait sans doute. Il ne me posait pas de questions. Il regardait la Sibylle pour observer les changements qui affectaient sa peau et la couleur de ses cheveux. Elle ne résisterait pas longtemps à cet interrogatoire qui mettait à mal sa connaissance des terrains minés de la Nation.

— Vous ne savez rien de ce type, dit le Colonel, pas plus que moi.

Il disait vrai et la Sibylle le savait. Elle ferait mieux de tourner sept fois la langue dans sa bouche avant d’en dire plus à ce subsistant. Il portait la pucelle des sous-mariniers. Rien ne m‘échappe quand j’habite mon pardessus. Les Chinois avaient fait du bon travail.

— On a besoin d’un véhicule, d’un bon repas et d’une douche, dit la Sibylle qui retrouvait ses repères.

— Vous ne vous reposerez pas ? On a un excellent hôtel…

— Qu’est-ce qu’ils servent comme bouffe ?

— Du mexicain, Madame. Tequila à volonté.

— Tu boiras de l’eau, me dit la Sibylle comme si elle me confiait un secret.

Le Colonel tenait à nous accompagner. Il chaussait des bottes rutilantes, mais son fond de culotte était usé. Il voulut en rire avec la Sibylle.

— Vous aimez le mexicain ? me demanda-t-il.

J’aimais qu’on ne cherchât pas à savoir ce que j’aimais. J’aurais voulu le provoquer en duel, ce Colonel d’opéra, mais la Sibylle me maintenait dans les limites du supportable. À table, elle n’ouvrit la bouche que pour la remplir. Une fois encore, le Colonel avait tenu ses promesses. Je m’étais régalé. Je n’avais même pas touché à la copita offerte par la maison. J’étais frais comme un communiant. Et propre avec ça. Pas une trace d’ordures. Même le pardessus avait des airs de neuf.

— Vous suivez la rue principale jusqu’au bout, expliqua le Colonel en traçant le plan dans la poussière du capot. Une dernière place indique plusieurs directions. Vous allez au Nord, vous. Une route que je ne souhaite à personne.

La Sibylle cracha dans le sable. De la salive, elle en avait à revendre. Personne ne réussirait à l’impressionner. Le Colonel ne put s’empêcher de l’admirer.

— Je vous souhaite bonne route, dit-il en frottant sa moustache dans une cravache. Vous l’aurez, si c’est lui.

— C’est lui ! dit la Sibylle.

Je n’en étais aussi sûr, moi. Ça pouvait être n’importe qui, surtout s’il s’agissait d’un attentat comme le prétendait la version officielle. Fabrice de Vermort n’avait-il pas été secrétaire d’État à une époque où la guerre battait son plein ? Je ne croyais pas à une histoire de famille, ce qui écartait son entourage, à part Muescas qui avait encore des choses à révéler, mais ni le carabin, ni Anaïs Kling, ni Constance ne pouvaient avoir commis ce crime. Restaient le nouveau marié et sa suite de questions auxquelles il était sans doute le seul à pouvoir répondre assez clairement pour que je sois à mon tour le seul à comprendre quelque chose. La Sibylle délirait un peu, mais pour l’instant, elle était ma compagnie.

 

Peu à peu, le paysage se raréfia. On quittait le désert pour le néant. C’était l’endroit idéal pour une forteresse inconnue de tous. Pas un radar ne détaillerait cette uniformité. Si j’étais un de ces puissants qui veulent dominer le monde sans partage, c’est là que j’installerais mes dépendances. Avec une armée de fillettes dangereuses. J’en ai rêvé toutes les nuits à l’époque de ma formation patriotique. J’abusais de tout, en ces temps de disette mentale. Je reviens de loin.

La Sibylle ralentissait dans les couloirs qui avaient servi de lit à des rivières maintenant mythiques et précieuses. Des strates témoignaient d’une occupation des sols laborieuse jusqu’à l’instant qui finit par détruire même les lieux les plus prometteurs. Ils avaient arraché une matière que la nature avait mis des lunes à composer avec les moyens du bord. Il ne restait plus rien de ce témoignage historique que des hommes avaient peut-être fréquenté en des temps moins sujets à dessiccation. Pas un squelette, un morceau de vase, un bijou, quelque chose pour me dire que je n’étais pas seul et pas le seul à angoisser à la surface. La Sibylle semblait insensible. Son instinct et sa connaissance de la lutte la confinaient dans l’observation exacte d’autres surfaces susceptibles de servir de profondeur à un ennemi toujours probable. Elle me décrivait des assauts fulgurants auxquels elle répondait par l’anéantissement de la partie du monde où on l’agressait.

On n’a pas mis longtemps à atteindre les contreforts de ce qui paraissait être une muraille. Des archéologues joyeux nous précédaient à bord de carrioles tirées par des mulets. Ils avaient de l’eau et s’en vantaient. L’un d’eux nous offrit l’hospitalité. La Sibylle accepta sans discuter, ce qui ne lui ressemble pas. Elle avait son idée derrière la tête. Je suivis sans donner les signes qui me caractérisent toujours dans ce genre de situation où l’essentiel échappe à mon analyse. Le type nous fit entrer dans une structure censée nous protéger de la chaleur.

— Vous pourrez y quitter votre pardessus, me dit-il.

La salle où il nous invitait à occuper les deux uniques sièges était remplie d’objets substitués au passé d’une civilisation inconnue à ce jour. Il préparait le film de son retour avec le même soin qui caractérisait ses méthodes d’extraction. Il demeurait debout, faute d’un troisième siège que personne ne lui apporta. Sa conversation nourrissait notre curiosité, mais sans épuiser les ressources. Il n’avait d’yeux que pour moi. Le désert, ça vous inspire des fringales sexuelles que les rues poussives de votre banlieue ne vous permettraient même pas d’imaginer.

— Je ne vous offre pas de quoi manger, dit notre hôte, car nous ne mangeons pas ici. Nous rentrons tous les soirs au campement. À une heure d’ici dans la fraîcheur de la nuit. Il faut prendre aussi le temps de penser. Nous revenons avant le lever du soleil. C’est l’enfer, ici !

Il y trouvait de quoi satisfaire sa curiosité scientifique. Et même sa curiosité relative. Il avait vu le type que nous cherchions. Est-ce qu’on le poursuivait ? D’après lui, j’avais une tête de flic. Il avait aussi connu des enquêteurs au corps de danseuse nue. Le type témoignait d’une éducation à la hauteur de l’homme. On ne voyait pas ce que ça voulait dire, non, mais on approuva, la Sibylle et moi, en secouant la même tête. Ce type avait dix heures d’avance. Ça lui laissait temps de revenir à la Nation, la nôtre. Il allait disparaître sans laisser de trace.

— Vous avez entendu parler des planeurs ? demanda l’ethnologue.

— On a constaté les dégâts, fait mollement la Sibylle.

— Il paraît que c’est une catastrophe. 270.000 hommes.

— Un vrai chemin des dames.

— Il faut que ça change, se plaignit le savant. On vivait mieux avant.

La vieille rengaine des nostalgiques. Il nous arrivait encore d’empaler leurs effigies sur la place publique. On aimait bien ça, avec ma femme, et on amenait le gosse pour qu’il apprenne. C’était la guerre, une guerre qui n’était pas finie et qui n’allait pas finir de sitôt, détail qui échappait à notre perspicacité de collaborateurs tranquilles à l’époque.

— Ils nous bombardent quelquefois, dit le génie de la truelle. C’est terrifiant. Nous perdons des hommes qu’on ne retrouve plus. Ils n’attendent jamais qu’on ramasse leurs cadavres. On ne peut compter sur personne de nos jours.

La différence, c’est qu’avant on pouvait compter sur les mêmes cons, mais ils étaient plus longs à la détente. Aujourd’hui, même en plein désert, ils reconnaissent les signes avant-coureurs de la mort en masse. Il n’y a pourtant pas une trace de technologie avancée dans ces endroits réservés à la fouille et à la ruine des ressources naturelles. On fouille, on ruine. On ne sait rien faire d’autre. Ça fait crever les uns qui se croient libres et ça enrichit les autres qui profitent à fond de l’existence et de ses plaisirs. Tout le monde meurt, d’accord, mais pas avec la même connaissance du plaisir. Pourquoi tu crois qu’on boit, nous, les damnés de la Terre ? Qu’est-ce qu’ils ont de plus que nous ? Ce sont des tueurs. Nous, on est des trouillards, tous autant que nous sommes.

— Ça fait combien, je demande, dix heures d’avance ?

On reprend la route sur cette réflexion idoine. J’en ai marre de me taper le cul pour des prunes. La Sibylle dit que je ne suis pas fait pour la route. J’ai les pieds plats.

— On se séparera si c’est ce que tu veux, dit la Sibylle en évitant les petits animaux.

Je ne sais pas ce que je veux. Je me suis lancé dans cette affaire parce que je voulais changer de vie. Je me prends facilement pour un autre. J’ai mes héros. Le goût de l’aventure aussi. Jamais j’aurais imaginé m’éloigner autant de ma niche. On est à combien de Paname, Sibylle ?

— Assez loin pour que tu t’inquiètes du voyage retour.

Pas le temps de penser dans l’ordre. Je réagis à l’événement. Une feuille morte, et je pense à écrire. Un vélo, et je t’emmène. Une maison, c’est la nôtre. Haïku du bonheur. Ça fait marrer la Sibylle et la bagnole fait des embardées dans une poussière de coucher de soleil. Ces paysages grandioses m’angoissent, alors que l’homme des cavernes s’en sentait propriétaire. J’ai mon lopin de terre à des milliers d’années de distance. J’ai fait un trou pour trouver de l’eau.

— Qu’est-ce que tu crois ? me demande la Sibylle.

— À quel sujet ?

— Qu’on va trouver.

— Des prunes, comme d’hab.

— T’es pas marrant.

— Toi non plus t’es pas marrante.

Mais ce qu’on voit à l’horizon, c’est pas le soleil ni la lune, c’est le halo de la plus grande ville du monde, bâtie par les Chinois et financée par les Étasuniens. Des tas de films circulent à ce sujet. Je me les passe quand je ne comprends plus rien à cette existence de merde. Elle existe, c’est l’essentiel. Je jubile. J’ai soif. J’ai envie de jouer ma peau dans un combat à mort. Si je perds, je ne meurs pas et si je gagne, je ne perds rien. J’ai toujours aimé ce pays. M’y voilà.

 

On entre par hasard dans les beaux quartiers. Le vent et la vitesse ont effacé le plan tracé dans la poussière du capot par le Colonel. On peut se perdre pendant des jours dans cette mégalopole. En toute liberté. J’en ai le souffle coupé. La Sibylle, elle, s’en fout. Elle connaît toutes les villes. Pour elle, elles se ressemblent toutes. Moi, j’en repère tout de suite les différences. Je sais que je vais me payer du bon temps si je trouve le fric nécessaire. On n’a pas un rond, la Sibylle et moi. On a ce tas de ferraille dont elle ne veut pas se séparer et elle me tuera si je vends mon pardessus. Mon enthousiasme retombe comme ma queue.

— Comment trouver ton aiguille dans cette botte de foin ? demande la Sibylle qui roule au hasard, à mon avis.

— C’est pas une aiguille, répond-elle. C’est lui. Je le sens.

On ne cherche pas la même chose, mais on cherche. Reste à savoir si ce point commun suffira à souder une amitié que je sens fragile. Elle agit en soldat, moi en flic. Ce qu’elle veut, c’est gagner. Moi je veux qu’on me rende ce qu’on m’a volé : ma justice. La justice qui m’a souvent servi de satisfaction à la place des plaisirs de la chair. Ça fait plaisir, la justice rendue. Tandis que l’homme vaincu est une autre question qui se pose pour d’autres victoires qui n’apporteront que la même réponse. C’est ça, la différence entre un soldat et un flic et quoi que tu fasses, tu n’es jamais que ce gosse qui n’a pas d’autres choix : flic ou soldat. Pas pompier, ni chanteur sur un terrain où K. K. Kronprinz fait fureur.

On mange des saucisses sur le trottoir d’un grand boulevard. La Sibylle dévisage. Elle attire les ennuis. Je la connais. Le marchand de saucisse nous gave de pain pour faire des économies de saucisse. Le monde ne change pas. La saucisse est toujours plus chère que le pain et ça rend avares les marchands qui doivent calculer leur marge avec une précision toujours plus grande. On apprend ça à l’école et on ne l’oublie pas. On comprend mieux mon obstination professionnelle. Avec un peu plus de chance, je n’en parlerais pas aujourd'hui tant les choses me souriraient.

— Si vous cherchez quelqu’un, dit le marchand, c’est pas ici que vous le trouverez.

— Où alors ? je demande.

— Nulle part dans les environs. Ici, on ne trouve personne.

C’est pas de chemin qu’on s’est trompé. C’est d’endroit. C’est ce que veut dire ce type qui a des airs de Bernie, mais en plus travailleur.

— On cherche personne, dit la Sibylle qui en a marre de planter ses dents dans un mélange qui n’est pas de son goût.

— Dans ce cas, vous ne trouverez rien non plus.

Ça le fait rire ou quoi ? On s’amuse avec les gens visiblement d’ailleurs ? On a besoin d’une leçon !

— Viens, dit la Sibylle. On a assez bouffé.

Qu’est-ce que j’en laisse derrière moi, des impunis, depuis que la Sibylle me chaperonne ! J’ai jamais été aussi inoffensif. Faudra que j’y réfléchisse. Des fois, je ne la reconnais plus.

— Cherchons une piaule, dit-elle en me prenant le bras. Une dans nos moyens. J’ai pas envie de chercher des ennuis.

— C’est pas ce qu’on cherche, Sibylle. Je te le promets.

Elle devient tendre chaque fois que je suis sur le point de provoquer ce monde de merde humaine. On s’enfonce dans des quartiers moins cossus. Ça devient franchement pauvre, avec des gosses qui jouent à la baballe et qui écoutent une musique de merde. Ils sont fringués comme des personnages de publicité. De mon temps, on imitait les héros, pas les vendeurs.

— On cherche un hôtel, demande la Sibylle à un rouquin qui sent la menthe.

Il la toise. On voit que ce sont les nichons qui l’intéressent. Il en bave.

— Vous me parlez, M’dame ?

— Je te parle pas ! fait la Sibylle. Je te demande.

— T’en veux? que je gueule contra sa face de minable.

J’agite l’ampoule verte.

— T’en auras pas, que je gueule encore.

La Sibylle tape du pied.

— Mais j’ai rien dit, M’dame ! C’est lui qui me cherche !

— Nous on cherche un hôtel, dit tranquillement la Sibylle.

— Un hôtel avec des putes ?

— Sans, de préférence.

— À cause du bruit, dis-je.

Faut bien que je m’explique de temps en temps.

— Yen a un à l’angle de la rue, dit le gosse. On voit pas que c’est un hôtel, mais c’en est un, sans putes, sans musique, sans rien. C’est ce que vous voulez ?

— Exactement, dit la Sibylle pour répondre à ma place.

On y va, à l’hôtel. On a hâte de se laver. On voit bien que ce n’est pas l’amour. Je suis nerveux comme un insecte qui n’arrive pas à trouver comment on passe à travers le bocal. Le gosse me hèle.

— On est copain, hein ?

Sûr qu’on l’est. Mais il ne me vaut pas, comme gosse. J’étais beaucoup plus pressé que lui. Il a senti souffler le vent de ma croissance, le gamin.

 

Il y a avait longtemps que je n’avais pas passé une nuit de rêve avec la femme de mon choix. L’hôtel sentait les frondaisons et les parfums recherchés d’autres femmes dont la lenteur me ravissait. La Sibylle s’était fringuée elle aussi, sans décolleté ni promesse de petite culotte. Elle portait un élégant péplos en toile numérique dont elle avait soigneusement programmé les effets. Je comprends qu’on en veuille toujours plus. Dans la nature, tu ne peux rien exiger que la mort de l’animal et la docilité du végétal. Tu pries pour qu’il n’arrive rien d’autre et que les saisons soient favorables à ton attente. Ici, on te propose tout et tu n’achètes que ce que tu peux acheter. Devenir voleur est dans l’ordre des choses. Tu navigues entre ces deux eaux. Tu n’as pas le choix. Tu n’habites pas dans ta tête, mais dans celle des autres. Tu achètes beaucoup et tu voles peu ou pas du tout. Toute ton existence est bornée par la prudence et la relativité des choix. C’est dans ces conditions qu’on devient domestique, avec des latitudes de bignole ou mieux d’agent secret. Qu’est-ce qui t’est donné ? La propriété, le savoir-faire, la liberté, le privilège, l’autorité, la procuration, la puissance, tout ce qui sert à quelque chose, tout ce qui est fonctionnel, mais rien d’expérimental, de jouable, de nouveau sous le soleil. Si tu t’avisais de sortir du champ où l’éducation t’a envoyé paître avec les autres, non seulement on te laisserait faire, mais on te demanderait des preuves du voyage quand la lassitude ou l’ivresse de la découverte te mettrait en posture de rapatrié. Qu’est-ce qui me communiquerait le mal du pays dans ces zones où il n’y avait peut-être, en ce qui me concernait, rien d’autre à découvrir que la proie de mon vampirisme ? La Sibylle aussi était un vampire, mais sur quel plan jouait-elle son billet de retour ? En tout cas pas sur la vérité d’un seul élément, par exemple le cadavre de Fabrice de Vermort qui réclamait justice alors que l’affaire était classée pour des raisons qui expliquaient ce classement sans suite. On ne poursuivait pas le même objectif. On était sur le même chemin, une fois de plus, à des années de distance des péripéties tournoyantes d’une aventure qui avait fini par nous séparer. Elle volait beaucoup et achetait peu. Je n’achetais pas grand-chose et je ne volais que les miettes, m’imaginant que je les volais et que la série des petits vols finirait par composer le vol qu’on me reprocherait un jour à deux doigts de la retraite. Je connaissais cette stratégie du bonheur partagé en autant de citoyens respectables. Et je m’appliquais à trouver les excuses valables. On n’avait pas grand-chose en commun, la Sibylle et moi, à part cette rage d’exister à la limite des Lois en ce qui la concernait et de la tranquillité en ce qui me touchait de beaucoup plus près.

 

Ce soir-là, dans la chambre à la hauteur de nos moyens, on se regardait en chiens de faïence. Elle ajustait son péplos, me reprochant mon attachement puéril pour ce pardessus qui me rendait fébrile à cause de la chaleur. C’était une chaleur de printemps, grosse et humide, avec des relents de poubelles et de parfums de femme. Je me collais une moustache artificielle. Elle changea la couleur de ses cheveux. Le maître d’hôtel ne nous reconnut pas. Nous, on savait que c’était Muescas et on se demandait ce qu’il foutait là, comment il avait traversé le désert et la zone de vide, et pourquoi on avait confié cet emploi de merde à un type qui était devenu assez riche pour ne plus se donner à fond. On passa devant lui en évitant de le regarder. La Sibylle me montrait le cadran de son terminal. Toutes les données concernant Muescas défilaient en binaire. Elle était capable de lire dans n’importe quelle langue, y compris la mienne. Je la suivais comme un petit chien et elle tenait fermement la laisse.

La mosca, en espagnol, c’est la mouche. La mueca, c’est la grimace. L’intersection de ces deux mots donne muescas, ce qui ne veut rien dire en espagnol. Je suppose que c’est pareil avec tous les noms qu’ils nous donnent. On croit en hériter, mais qui contrôle les maternités ? Nous ? Chercos, c’était le nom d’un village en Andalousie. DLA, c’était l’abréviation de De los Alamos, la branche ibérique des de Vermort, d’où ma lointaine filiation. J’étais l’un ou l’autre. Je n’avais jamais eu d’autres identités. La Sibylle, c’était la Sibylle. On sortit de l’hôtel avec la nette impression d’avoir trompé notre hôte. Il servait des touristes désargentés avec un zèle de rapiate décidé à faire fortune sur le dos des minables. On était peut-être dans ce passé et il y avait une explication à ce voyage dans le temps.

— Déconne pas, Frank, dit la Sibylle.

— On est manipulé, Sibylle. T’as une autre explication ?

— Enlève ce pardessus ! Tu donnes chaud aux autres. Tu vois pas leurs gueules ?

— Je les emmerde !

— Tu emmerdes tout le monde, sauf moi.

J’étais pas chaud de laisser Muescas derrière nous alors qu’il détenait la clé de ce qu’on expliquait pas autrement. La Sibylle suivait mes raisonnements sans en contredire les points faibles. Elle gambergeait elle aussi, ça se voyait. Elle souriait à des hommes qui n’en avaient pas les moyens. Ils me prenaient pour un dragueur, mais l’envie de s’interposer entre elle et moi ne leur venait pas à l’idée ou ils se l’interdisaient pour ne pas risquer l’impossible. On arriva au Casino à l’heure prévue, les poches pleines de faux billets. Qu’est-ce qu’elle manigançait ?

 

Muescas était au rendez-vous, habillé en joueur chanceux, la martingale au vent des basques de son habit de soirée. Je n’étais pas étonné de le revoir. Il ne changeait pas vraiment de rôle. Au passage, il jouait et perdait. Elle l’entraînait dans les toilettes quand ils passaient devant. Je m’étais dégoté la compagnie d’une fille à Papa qui n’avait pas de goût pour le jeu. Elle observait leur manège avec des traces de professionnalisme. Je tentais vainement d’en avertir la Sibylle qui ne pouvait pas avoir les yeux partout.

— C’est dur, la vie, dit ma compagne, quand on ne cherche plus rien.

— On peut toujours chercher les embêtements, philosophé-je.

— Vous voulez dire… sortir, ne plus être là, faire l’objet de recherches ?

— Ce sont des chiens. Ça ne vous amuse pas ?

— Si, si !

Je la tourmentais. Elle était chienne elle aussi et ça l’embêtait vraiment d’avoir affaire à un type qui sait de quoi il parle. La Sibylle me jetait des regards d’une complicité que la chienne ne manquait pas de percevoir comme des insectes sur une lampe. Elle en était toute chiffonnée. Je caressais cette chair du regard. Elle en avait de la chair. Elle aurait pu en faire le commerce sans rien perdre de son arrogance de fille à papa et Cie. Je tenais un coude agité de contradictions. Elle acceptait cependant ma pression manuelle. J’en avais le bout des doigts tout excité. Elle finit par me demander qui était cette dame qui valsait avec son fiancé.

— Vous êtes la fiancée de Muescas ?

— Tous les journaux en parlent, Fifi !

— Vous n’avez pas vu ma photo en première page ?

— Fifi ! Vous voulez me ravir la vedette !

Pas facile à converser, la fille à papa.

— Si j’avais su, dis-je pour pimenter une conversation qui pouvait tourner court à tout moment, je ne me serais pas permis de vous importuner.

— Vous ne m’importunez pas !

Un peu quand même. Elle avait l’intention de se servir de moi. Elle misa sur le rouge et perdit une fortune. Cent ans de salaire ! Qu’est-ce qu’on attend de la vie quand elle vous sourit à ce point ? Baba, le Frankie, et un peu mou de la queue, du coup. Je tentais de retrouver mon flegme légendaire.

— Vous êtes marié ?

Ça se voyait tant que ça ? Je fis oui et non de la tête. Elle comprenait. Elle comprenait tout ce que j’endurais pendant qu’il lui suffisait de lever le petit doigt pour être servie dans les règles. Heureusement d’ailleurs qu’il y a aussi des règles pour ce genre de service rendu à plus veinard que soi, si tant est qu’on ne peut pas être totalement guignard. On devrait encourager cette mixité comme on l’a fait pour les races. Espérons qu’on y pensera avant que le vieux Frankie s’éteigne comme les bougies, soufflé par une fenêtre ouverte.

— Le mariage ne m’enchante pas, dit-elle.

— Le mariage en général ou celui-là en particulier ?

Elle rit. J’avais cet avantage sur Muescas. Et puis je n’étais pas né de la mouche et de la grimace. Elle me reconnaissait le charme des beaux parleurs.

— Vous ne jouez pas ? me demanda-t-elle parce que je ne jouais pas.

— Je regarde, dis-je comme si j’étais dans une boutique à la recherche de n’importe quoi à ajouter à mon existence de merde pour lui donner un je ne sais quoi de personnel.

Je n’osais pas le balancer, ce fric à la gomme. J’aurais balancé n’importe quoi sauf ce fric qui me chauffait les poches, comme si j’avais pas assez chaud ! Elle me baladait à proximité de ses amis. Ils me souriaient. Tout le monde sourit aux provocations qui n’auront pas de conséquence sur l’ordre des choses établies. On sourit parce que les limites sont solidement installées à une distance respectable elle aussi.

— Z’avez pas chaud ? dit-elle négligemment en vérifiant l’authenticité de son propre fric.

Elle avait des doutes sur sa provenance. On sait jamais avec Papa. Au fait, c’était qui son papa ? La boîte ne s’appelait pas Le paradis de l’Enfer parce que c’était un honnête homme. Chez moi, c’était plutôt L’enfer du Paradis. On n’était pas si mal loti au fond. Presque le Paradis. On n’en demandait pas plus. Ne rien risquer et jouer quand même. Le rêve des fonctionnaires. Seulement voilà, rien n’est parfait.

— Je vous plains, dit-elle comme si elle était déjà au courant que ça arrive aux riches avec la même fréquence, ressemblance qui rapproche de la même sensation du cadavre et de la poussière.

Elle me remercia pour cette attention qu’elle ne s’attendait pas à recevoir d’un minable qui ne joue pas sa fausse monnaie en public. On tomba alors nez à nez avec son papa, Rog Ru en personne, fringué comme un Écossais, en grosses chaussettes, prêt à s’envoyer le premier biniou qui ne voit pas d’inconvénient à coucher avec un homme. Je le trouvais moins chic que d’habitude.

— Ce cher Frankie !

— Vous vous connaissez !

— Je connais tous mes employés.

— Je suis le meilleur, patron !

Il n’était pas d’accord, mais ça impressionnait sa fille et il n’en demandait pas plus à la nature.

— En vacances, Frankie ?

Elle ne comprenait pas tout et ça se voyait. Elle avait des doutes. Le papa s’employait à lui inspirer la prudence. Sa conversation ne consistait jamais en autre chose pour elle. Elle avait une maman chargée de combler les vides d’une éducation portée sur l’analyse des intentions de l’autre, surtout si cet autre n’était qu’un employé ordinaire. Elle nous abandonna.

— Votre protégé s’en donne à cœur joie, dit Rog Ru qui observait le manège de la Sibylle et de Muescas.

— C’est elle qui me protège, patron.

— Je parlais de Muescas. Où en êtes-vous?

À des lieues de me douter qu’on comptait encore sur moi.

— J’ai de bonnes nouvelles pour vous, Frankie.

— … ?

— Bernie n’est pas mort.

Bernie ? Quel Bernie ? Et pourquoi n’est-il pas mort ? Je veux dire…

— Du calme, Frankie. On lui arrachera les vers du nez.

De quel nez parlait-il ? Maintenant il surveillait sa fille du coin de l’œil. Ça l’occupait tellement qu’il n’arrivait plus à suivre ma conversation. Je voulais savoir sans paraître le vouloir. Ça compliquait un peu nos rapports. Sur la scène, des gens se dénudaient puis grimpaient dans les voiles de ce gros navire-pirate où on jouait avec le hasard et l’impatience.

— J’admire votre ténacité, Frank. Vous grimperez.

Pas dans les voiles. Pas dans ce décor de pacotille. Pas avec ces gens qui montrent de quoi ils sont capables.

— Vous la trouvez comment, ma fille ?

— Charmante. Délicate. Intelligente.

— Tout ce qu’elle n’est pas.

— J’ai moins de chance que vous !

— Vous avez la chance que vous méritez, Frank. On est tous comme ça. Tributaires et paramétrables.

La conversation devenait savante. Il fallait que je file, du mauvais coton ou autre chose, n’importe quoi pour ne plus à avoir à répondre quelque chose de sensé à ce savant fou. La Sibylle vint à ma rescousse. Elle n’était pas surprise de rencontrer son ennemi sur le terrain des ennemis de toute la vie. Personne ne la surprendrait jamais.

— Vous êtes resplendissante ! s’écria Rog Ru, profitant de l’absence de sa fille pour la comparer à l’incomparable.

— Muescas est en forme ! s’exclama à son tour la Sibylle qui clignait d’un œil dans ma direction.

 

Je m’éclipsai. La fille à Papa Rog avait rejoint son fiancé. J’appris que la date du mariage avait été fixée. Le lieu du voyage de noces était gardé secret. J’imaginais l’île déserte en plein océan. Les domestiques aux yeux et aux tympans crevés. La connectivité des installations aux apparences trompeuses. Muescas n’en demandait pas plus au sexe. Elle le saurait bien assez tôt. En attendant, elle paraissait heureuse, avec des limites discrètes à ce bonheur, des petits détails imperceptibles avec les moyens cérébraux, plus accessibles cependant si les réseaux étaient en jeu comme Rog Russel savait les alimenter de miroirs.

— Vous aurez les plus beaux enfants qu’on puisse souhaiter à une jeune fille, dis-je dans mon verre d’Amontillado.

Perspective qui ne la réjouissait pas vraiment, mais elle se défendait de tout faire pour que ça n’arrive pas. Peu importait d’ailleurs. Muescas avait d’autres projets que la marmaille. Et Anaïs Kling le menaçait d’en rester à l’état de projet. Elle le menaçait quotidiennement. Pourquoi ne pouvait-on rien contre cette criminelle ?

— Ça ne doit pas être bien difficile de l’arrêter, je suppose, dit Muescas sans inquiéter sa fiancée.

— Ce qui est difficile, dis-je, c’est de prouver qu’elle a tué et qu’elle va recommencer. Si j’étais à votre place, Monsieur, je lui ferais moins de publicité.

— Vous savez pertinemment où elle est !

Si Rog le savait, ce n’était pas mes oignons. Je poursuivais le type qui avait épousé Constance de Vermort. Tout ce beau monde avait assisté au mariage. Et personne n’était capable de l’identifier. On se foutait de moi.

— Personne ne se fout de vous, Frank ! Elle a épousé Gor Ur qui était masqué comme Fantômas. Le type que vous pourchassez n’a aucune importance.

— Il l’a tout de même épousée !

— Frank ! Vous saignez !

Foutu pardessus ! Il me saigne toujours dans les phases d’approche. Je n’en saurais pas plus. Ils l’ont formaté pour que je n’en sache jamais plus. Les Chinois ont-ils prévu la parade ? On n’a pas le droit de saigner dans un endroit aussi chic qu’un casino.

— Venez ! Je vous sors de là.

Muescas m’emporte. Rien de s’y oppose. On a toujours rêvé, lui et moi, de faire un bout de chemin ensemble. Le moment est bien choisi. Je saigne comme un blessé par balle. Je me retrouve dans un sofa, environné de senteurs exotiques. Il m’a emmené sur son île !

— Frank, vous ne devriez pas boire autant.

Boire ? J’ai les poches pleines de fric. Il vaut ce qu’il vaut. Mais je n’ai pas besoin de boire. C’était une nuit de sexe, pas de boissons frelatées. Je ne bois jamais si j’ai l’intention de m’envoyer en l’air avec les seuls moyens de la chair. Où a-t-il trouvé la force de m’entraîner jusqu’ici ? Où est la Sibylle que j’adore comme si elle était Dieu lui-même ?

— On avait convenu que vous ne viendriez pas ici, dit Muescas, et vous êtes venu quand même. Ça ne me surprend pas de votre part, mais je ne saisis pas l’intention. Elle est dans les parages ?

— Je la sens !

Anaïs Kling avait le don d’ubiquité. Elle pouvait se trouver où on pensait la trouver. Son arme, c’est le C4. Je confiais à Muescas que j’avais lu le dossier officiel entre les lignes. Il n’était pas seul à la juger coupable.

— Je ne suis qu’un nouveau riche, n’est-ce pas ?

— Vous devez bien le savoir, si vous avez été pauvre avant d’être riche.

— Je n’étais pas vraiment pauvre.

— Ça aide, c’est sûr.

À qui se confiait-il ? À Frankie les bras coupés ou à la barbouze qui crevait dedans ? De chaleur.

— Vous comprenez qu’une fois mariée, elle devra renoncer à me tuer.

Je ne comprenais pas. Ces histoires de famille, c’est compliqué autant par les usages sexuels que par la connaissance pratique du droit civil. Trop compliqué pour moi. Je veux des faits. Je ne les inventerais pas.

— Vous allez mieux ? me demande ce type qui n’a aucune raison de s’inquiéter pour moi en dehors de la question du bouclier dont il exige que je fasse office.

— Je vais sans y aller.

La Sibylle m’avait-elle abandonné ? S’il n’y avait aucun rapport entre le cadavre de Fabrice de Vermort et Anaïs Kling, y en avait-il un entre Rog Ru et Muescas, à part le lien familial par alliance que le mariage allait souder définitivement même en cas de divorce ? Il m’apporta un en-cas.

— Qu’est-ce que vous êtes, Frank ? Un Muescas qui n’a pas réussi ?

— Ça m’étonnerait que ça explique le contraire.

— Frank ! J’ai besoin que vous m’aidiez. Vous êtes le seul. Je ne peux compter sur personne. Le mauvais coton, c’est moi qui le file, pas vous !

Qu’est-ce que je gagnais à trahir mes employeurs ? Il n’y avait pas un endroit au monde où je pourrais profiter des fruits de ma trahison. Mais je n’avais aucun ordre concernant Muescas. On m’avait enlevé l’affaire et je m’étais énervé. Voilà tout.

— Vous savez ce qu’ils cherchent dans le désert, Frank ?

— Des minerais, pas de l’eau. Ils trouvent quelquefois des traces d’anciennes civilisations et les universités occupent les lieux sans se faire prier, ce qui me fait une belle jambe.

— Vous êtes naïf, Frank ! Ce qu’ils cherchent, c’est les types comme vous, ceux qui ont fini par ne plus pouvoir faire autrement que de trouver une solution dans le désert. Personne ne connaît assez le désert pour prétendre y trouver une solution, Frank !

— Et ça veut dire que je dois vous aider ?

— Ça veut dire que sans moi, vous êtes fichu.

— Et sans moi, qu’est-ce que vous êtes ?

Pas facile de convaincre une tête butée comme la mienne, il s’en rendait compte, le nouveau riche. Comme il m’empêchait de boire, j’essayais de me connecter à ses seringues, mais il les conservait dans un bocal fermé à double tour. J’étais mal. La solution dont j’avais un besoin urgent n’avait rien à voir avec ses ennuis. Je tentais de l’amadouer.

— O.K., Muescas. Je pars avec vous.

— Mais on ne part pas, Frank !

— On va où alors ?

J’avais pris l’habitude de voyager, moi ! Les paysages pittoresques, les animaux de la nuit, les habitudes ancestrales avaient déjà laissé des traces dans mon mental. J’y tenais, moi, à cette nouvelle vie ! Il prétendait quoi, ce nabab ? Ou il comprenait et on en restait là, ou il ne comprenait pas et je le laissais tomber. Il n’avait pas le choix. Il renonça brusquement.

— On en parle demain, Frank. Je vois bien que ce n’est pas le moment. Vous pouvez coucher là. C’est douillet, vous verrez.

Douillet sans la Sibylle, ça m’étonnerait. J’ai pas l’intention de m’aimer pour trouver le sommeil réparateur dont ce minable en son genre a besoin pour blouser la société. Mais j’avais ce désir insensé de coincer Anaïs Kling dans le couloir de la mort. Je voulais savoir aussi qui avait épousé Constance. C’était peut-être un secret d’État. J’avais vraiment besoin de goûter à cette merde pour me sentir humain au moins une fois dans mon existence de merde.

— Merci pour l’invitation, dis-je en me levant aussi péniblement qu’un vieillard qui n’a plus rien à prouver.

— Ne faites pas ça, Frank ! Elle n’est pas loin !

— Demandez à la direction de changer le code.

— Ils me trahiront, Frank. Je connais ce métier. C’est comme ça que j’ai fait fortune. Je vous en supplie.

Je n’ai jamais supplié personne, sauf dans les moments de panique. Je suppose que c’est ce qui arrive à ce minable, la panique. Il en a les larmes aux yeux, la morve au nez et de la sueur plein les dessous-de-bras. C’est pitoyable. Dire qu’il nous arrive de ressembler à ça de temps en temps !

— Je fais quoi si elle arrive ? dis-je en refermant la porte.

— Qu’est-ce que vous pouvez faire, à part parlementer ?

— Je suis pas une officine de la mort ! Vous vous trompez d’adresse.

J’avais tellement envie de me faire la Sibylle qu’il n’avait pas réussi à se faire tellement il était obsédé par une mort dont Anaïs Kling avait le secret. Je pensais aussi à sa fiancée fille à papa qui me donnait des idées de violence. Avec une queue pareille, tu peux envisager pas mal de situations favorables. Il n’y avait maintenant que du pire dans son existence pourrie par une Anaïs Kling qui l’avait déjà trompé pour l’approcher de près et tenter de l’assassiner comme elle avait décimé la famille de Vermort. Ça c’était passé comment, au fait, cette tentative d’assassinat ?

— Il n’y a jamais eu tentative. Des menaces que je prends au sérieux et je sais pourquoi.

— Pourquoi ?

C’était trop demander. Le bonhomme se recroquevilla dans le sofa que je venais de quitter avec l’espoir de ne plus entendre parler de lui jusqu’à la fin de la nuit. Je demande toujours trop. On me déçoit toujours. Ça me rend nerveux comme une pucelle qui pense à autre chose quand elle pense.

— Vous ne me facilitez pas les choses, dis-je en me servant dans le bocal miraculeusement ouvert.

Ils dévissent toujours le bocal s’ils n’ont pas d’autre choix. Je profitais de cette aubaine pour multiplier la dose. C’est pas bien dangereux, ces trucs d’enfer, quand on a l’habitude. J’en avais une de spéciale à réserver pour les grandes occasions, et c’en était une. Demain, tu seras riche, Fifi, et pas de faux billets. Rien que de l’or. On irait dans le désert gratter la terre avec les ongles. J’étais pas vraiment chaud, réflexion faite. Il s’embrouilla dans des propositions que je ne pouvais pas prendre au sérieux. Voilà ce qui se passe quand la conversation tourne mal.

— Frank, je ne sais plus quoi vous dire. Vous haïssez le pognon à ce point ?

— Tu les trouves comment, toi, les femmes que tu peux pas te payer ?

— Canon !

Il riait parce qu’il avait mal. J’avais mal moi aussi, mais à un endroit précis de mon anatomie que la Sibylle seule était capable de soulager. J’aurais même pas besoin de la frapper. L’idée de la frapper ne me venait même pas à l’idée. Je pensais plutôt que c’était à elle de se réserver ce privilège.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir, Frank ? dit Muescas comme s’il s’abandonnait à l’idée que Dieu existe.

— Qui est Anaïs Kling ?

— C’est la sœur du type que vous poursuivez.

— Gor Ur ?

— Non, l’autre.

— L’autre ?

— Vous l’avez rencontré. Il vous a entubé. Et maintenant il sait tout ce qu’il voulait savoir de vous. La Sibylle l’a reconnu, mais elle ne vous a rien dit. Ce type ne l’intéresse pas.

— La garce !

Ça le fait rire, Muescas, ces détails de l’aventure. Ce type, c’était l’ethnologue du désert avec ses foutues truelles et son sable à la con ! Des regards convenus me reviennent à l’esprit. La Sibylle n’en est pas à son coup d’essai. Et le Muescas en sait plus que moi sur ce terrain. Je perds les pédales. Avec la quantité de merde que je viens de m’injecter, je ne suis pas vraiment disposé à penser quelque chose de simple.

— Elle vous mène en bateau, dit Muescas. Elle mène tout le monde en bateau. Vous ne la connaissez pas comme je la connais. C’est l’intermédiaire qu’il faut supprimer pour couper les connexions piratées par Anaïs Kling.

Ça ne m’empêchait pas d’avoir envie de coucher avec elle. Faut pas mélanger le plaisir et la responsabilité. Muescas payait bien. Avec ce pognon, j’irais loin, à condition de ne pas trahir mes employeurs. Qu’est-ce qu’ils penseraient de moi si je flinguais la Sibylle ? Ne rien faire avant de répondre à cette question par un que-du-bien. Il comprenait ça, le Muescas ?

— J’ai tout prévu, Frank.

— Je ne vous crois pas sur parole.

— D’abord le fric ?

— Ensuite l’assurance que mes patrons ne m’en voudront pas.

— Elle est métal, Frank. Réfléchissez.

Je ne les avais jamais entendus dire du mal de la Sibylle. Ça jetait un doute sur les affirmations de Muescas. Pourquoi la tuer ? Parce qu’elle m’a menti ? Elle me protégeait, j’en suis sûr. Ce qui se passe entre elle et le nouveau marié dépasse mon imagination. Je suis perdu, mais pas au point de changer mon destin sur un coup de tête. J’en ai marre de Muescas et des coups de ma tête !

— Vous énervez pas, Frank !

Il voulait dire : pas encore. Il avait les doigts dans ma cervelle. Je sentais sa présence tout près des centres épidermiques. Il tentait de se faire passer pour la Sibylle. C’était facile : je ne distinguais plus le vrai du faux. Et j’étais en manque à une seconde près.

— Vous vous foutez tous de ma gueule ! criai-je comme si personne ne pouvait m’entendre.

— Pas moi, Frank. Pas moi.

Qui était-il ? Il devenait doux, sirupeux, c’était un fruit de mon imagination, ou bien je passais vraiment un mauvais moment. Il frottait ma queue avec des substances interdites. Personne ne possède ces substances. C’était même nouveau. Sur quel plan me trahissait-il ? Puis le trou.

 

Quand je reviens à moi, si on peut appeler moi ce personnage que je ne reconnaîtrais même pas sous la torture, je suis dans la rue, à la hauteur du trottoir. Le gosse me rappelle qu’on est copain.

— T’as promis, dit-il en m’offrant son poing.

Je tape sec. Ce gosse, ça pouvait être moi, en plus vieux. Je me mis à le respecter sans condition. C’est rare, chez moi, cette docilité. Avec quoi me piquait-il ?

— Je te pique pas, mec ! T’as besoin de moi ? On est copains

— Copain, sans s. Tu vas pas à l’école ?

— Combien de temps tu y as été, toi ?

— Assez pour te corriger. Qu’est-ce que t’as comme anti ?

— Du café.

— C’est pas grand-chose le café, dans mon cas, petit.

— M’appelle pas petit !

On fera comme il voudra. Muescas m’a jeté par la fenêtre.

— Tentative d’assassinat, dit le gosse qui s’y connaît déjà en nuance.

— J’ai mal au cul !

— T’es tombé d’ssus la tête la première !

J’ai jamais beaucoup aimé les gosses, à cause de leurs exigences. Un chien, si tu joues pas tous les jours avec lui, il finit par ne plus jouer qu’avec les autres. On est tous un peu chien, mais pas autant que les gosses. Ce petit n’avait pas une trace de morve sur les joues et ça me plaisait. Rien sur les coudes non plus.

— Ils t’ont piqué ton pardessus.

— Qui ?

— Les autres.

Ils avaient esquinté les connexions en or chinois.

— Tu peux rouler sans ?

— T’inquiète.

Le gosse me porta à l’abri des regards. Ici, j’étais peinard. Il voulait dire que je pouvais attendre sans donner le spectacle de ma souffrance ni risquer de me retrouver à poil.

— Ton fric, dit le gosse, c’est du faux. Mais ça peut servir.

— Tu as ta part sur le magot ?

— Je prends l’or. On y connaît rien, nous, au chinois.

Je me mis à attendre. On me reprocherait mon inconscience. On n’a pas idée de s’ajouter le carré de la dose maximale. Muescas m’avait jeté par la fenêtre ou je m’étais imaginé que l’ascenseur était une fenêtre. Il avait disparu comme une ampoule qui grille au mauvais moment.

— Ça va, dis-je sans qu’on me demande rien. Je me sens un peu déshydraté.

— Tu buvais l’eau de la rigole quand je suis arrivée.

Arrivée. É. E.

— Il veut pas faire des fautes d’orthographe, dit le gosse qui admirait les seins de la Sibylle.

— Salaud ! me dit-elle. Tu as cru que je pouvais te trahir !

J’ai rien cru. J’ai suivi la trace de l’inspiration. Je ne savais pas ce qui m’inspirait.

— Tu ne m’as pas tout dit, Sibylle. Je me suis cru abandonné. Rien ne me fera plus mal que ça, Sibylle.

— Ferait, corrige le gosse.

Je partagerais bien les seins de la Sibylle avec lui. Il n’a pas idée du temps qu’il faut pour la satisfaire. C’est à cause du métal qui me déboussole.

— Je suppose que tu connais son nom…

— Omar Lobster. C’est l’inventeur de la colocaïne. On peut pas en dire plus devant ce gosse.

— C’est ça, dit le gosse. Faites comme si j’étais pas là.

— Tu y es, dit la Sibylle qui s’accroupit pour lui parler.

— En plein dedans ! dis-je avant de perdre connaissance.

— Il est naze, ton copain, dit le gosse.

— Il est pas naze. Il souffre. Il a trop mal. Il n’arrive pas à dormir pour rêver à autre chose.

Des fois, je me sens porté par autre chose que la pensée, comme si j’étais creux et que ce que je prends pour mon inconscient ne m’appartenait pas. Je ne suis pas habité. J’habite avec quelqu’un d’autre. C’est mon personnage. Il ne manque que le roman pour parfaire cette promiscuité. En cela, je ne dois pas être différent du commun des mortels. Il y a un gosse en moi, mort depuis longtemps, et un vieillard qui n’annonce rien de bon. L’homme que je suis ne pense pas à la place de ces deux-là. Il se bat avec la possibilité d’un autre qui serait seulement plus riche et moins emmerdé par les contingences. Rien de plus. Scatologie des minables.

 

Il fut un temps où le monde n’était connu que par les récits de ses voyageurs. On a eu le temps des historiens et des journalistes au service des corporations. De nos jours, le monde n’est plus discutable. On le prend comme il est, c’est-à-dire comme on vous le donne. On va à la guerre ou on n’y va pas. On voyage pour le compte d’une maison de commerce ou pour aller se reposer ailleurs que chez soi. Il y a des déserteurs et des réfractaires. Des gens qui comprennent qu’il est inutile de discuter et d’autres qui discutent dans leurs têtes. Ceux qui profitent à fond et ceux qui les servent. Des zones de rêve et d’autres où les circonstances vous inspirent l’apathie et la collaboration. Et moi j’étais là dans un lit douillet à me faire soigner le cul par le docteur Bradley qui se trouvait là lui aussi par hasard, là où le hasard et les circonstances l’avaient fixé comme un clou à une planche. Il avait lui aussi connu la Nation et la guerre. Il parlait une langue étrangère à la mienne, mais on se comprenait. Il comprenait tout le monde. C’était un type assez ordinaire, avec une tignasse blond blé légèrement rare sur la circonférence d’un crâne qui donnait l’impression d’appartenir à un type plutôt têtu et pas facile à raisonner. Il s’emportait avec le personnel et n’éprouvait aucun respect pour le matériel. Dès qu’il entrait dans la chambre, il fermait la fenêtre sans me demander mon avis et examinait aussitôt le fond de mon œil. Je me demandais ce qu’il y cherchait. Il me traitait gentiment de pauvre type, de malchanceux. Je parlais peu et il réagissait à mes propos avec le débit de ceux qui ne parlent à personne que vous. Ça faisait deux jours qu’on parlait des mêmes choses récurrentes. Ou bien il voulait vraiment savoir ce que je pensais de ce monde, ou bien il entretenait son cerveau avec un type qui, diplômes à part, lui ressemblait assez exactement pour mériter son attention. Il s’entourait d’infirmières ménopausées et de chats désinfectés à l’eau oxygénée. La Sibylle lui plaisait si elle s’en tenait aux usages. Il écoutait son cœur pour lui dire qu’elle n’en avait pas.

 

Muescas m’avait bel et bien poussé, sinon je ne serais pas tombé. Il avait avoué une crise passagère due à l’anxiété et au mauvais traitement que lui infligeaient les services judiciaires. Il était à l’ombre, mais on se doutait, le docteur Bradley et moi, que ce ne serait pas pour longtemps ni à l’ombre d’un cachot. Il n’y aurait pas de procès si on ne relevait chez moi aucune invalidité permanente. Le docteur Bradley prenait des notes sans en tirer les conclusions qui eussent fait de moi un pensionné de la fonction publique. Je ne lui en voulais pas, je n’avais moi-même jamais agi autrement. L’usage de mon cul se limitait à ce que la nature lui avait accordé sans me demander mon avis. Je me prêtais docilement aux manipulations. Ils avaient vissé quelque chose qui émettait des signes à intervalles réguliers. Il ne fallait pas que je m’inquiète. C’était fait dans les règles de l'art, pas expérimental du tout. Je pourrais même le gratter si l’envie me prenait de lui donner de l’importance et le regarder dans un miroir, en voir la partie visible, la moins signifiante aux yeux du profane que j’étais en matière de cul.

— Vous sortez demain, dit le docteur Bradley. Je vous présenterai ma femme. C’est ici qu’elle prend ses vacances. On en profite pour se voir. Vous aimez les crustacés ? Ils sont rares depuis que la science les utilise à bon escient.

— J’ai du mal à parler, doc. J’ai un truc ici (je désignais ma poitrine comme si j’avais oublié ce mot). Ça s’rait pas votre vis, celle que vous avez si soigneusement vissée dans mon cul ?

— Dans l’os du cul, Frank. Elle n’est pas si longue. Vous fumez ? On va examiner vos alvéoles. Mais je ne vous garde pas un jour de plus. Vous êtes invité demain par Amanda qui veut vous connaître.

— Ah, ouais ?

— Elle a entendu parler du droit à enquêter sans l’autorisation préalable de la hiérarchie. Elle veut faire un papier.

— J’ai déjà eu ma photo en première page. Paraît que j’ai meurtri Bernie. Sally va m’en vouloir à mort.

— Remarquez qu’Amanda n’a pas besoin de travailler…

— Ah, bon ?

— Elle a hérité des fonds secrets d’une zone à haut risque. Ça nous met à l’abri. Alors vous vous demandez pourquoi je travaille… Infirmière, sortez et fermez la porte derrière vous. Je vous disais que je ne travaille pas sans raison. C’est ce qui nous sépare, Amanda et moi. Elle n’a rien pu faire. On m’a envoyé ici où je suis peinard, je l’avoue, mais je préférerais habiter ailleurs qu’avec ces voyageurs de l’habitude et de la discipline. Amanda a du cœur, mon ami. Elle me consacre du temps. Elle pourrait m’en vouloir. Vous m’en voulez, vous ?

— Ça dépend de ce que vous avez fait pour mériter ça.

— Je peux bien vous le dire puisqu’on va vivre quelque temps ensemble. Amanda tient à ce que vous restiez suffisamment longtemps pour qu’on fasse vraiment connaissance.

Qu’est-ce qu’il me voulait, ce carabin ? Quel rapport entretenait-il avec l’autre carabin qui fricotait avec Anaïs Kling ? J’avais beau me marginaliser pour réfléchir, cette histoire me rattrapait toujours. Ils avaient assez de personnages pour ça. Je dissimulais ma déception. Il m’avait bien plu, doc Bradley, avec ses manières d’appréhender le monde comme s’il avait son mot à dire. Je ne me suis jamais sorti de ce genre de situation, mais je n’ai plus peur. Pas facile d’effrayer les désespérés, messieurs les maîtres de ce monde géographique. Il n’y a plus d’Histoire… La Sibylle vint me donner le sein avant que je me mette à trahir ma pensée.

— Beau cul, la belle ! fit Bradley pendant que les lèvres de la Sibylle exploraient ma fusion. Il en a un beau aussi, mais il ne pourra plus s’en servir. Vous avez des nouvelles de Muescas ?

— Il parle, dit la Sibylle. Il parle tellement qu’ils vont finir par comprendre ce qu’il dit. Il leur donne des conseils sur la manière de l’interroger.

— Vous en savez, des choses, ma belle ! Je n’en sais jamais autant de mes patients. Vous serez des nôtres ?

— Maintenant qu’elle a un gosse à nourrir… dis-je parce que je ne souhaitais pas que la Sibylle s’intéressât de près à mes rapports avec Amanda Bradley.

— Un gosse ! s’écria Bradley. C’est bien la seule chose qu’on n’a pas su faire avec Amanda. Elle vous en parlera. Elle adore parler de ce détail de notre vie intime. À qui en parlerait-elle si elle n’avait pas le sens de l’amitié. Elle a hérité de l’or et de ses anagnostes, vous savez : ceux qui lisent pendant que vous mangez. Il paraît qu’il y a quelque chose à comprendre. Elle comprend tellement qu’elle continue de s’enrichir. Ou elle ne comprend rien et quelqu’un la conseille. On vit séparé à cause de ma condamnation. J’a fauté et ils me le font payer.

La Sibylle et moi, on ne s’intéresse pas aux autres au point de leur demander ce qui explique leur existence. On est d’accord pour se laisser inviter.

— Encore quelques détails à régler, dit Bradley avant de s’en aller.

La Sibylle a l’air affolée. Muescas invente des histoires devant un public de plus en plus fidèle.

— Qui est Omar Lobster ? je demande.

— Frank ! T’es pas sérieux, mon Frank. Ils sont en train de t’enfoncer. Muescas prétend avoir la preuve que c’est toi, l’assassin de Fabrice de Vermort. Il dit qu’Anaïs Kling est ta complice.

— Je la connais même pas !

— Et si c’était ta mère ?

Je sors demain. Je vais papoter avec Amanda Bradley qui n’attend que ça. Elle me réserve les sujets annexes, ceux qui alimentent son imagination. Elle a encadré la photo de ma queue avec mon nom écrit dessus. Une photo récente qui a remplacé l’ancienne, celle du temps où je gagnais ma vie en exhibant ma nature d’homme. J’avais remarqué quelque chose de pas commun dans le regard du docteur Bradley. Il prenait des photos pour elle.

— Elle est en cavale, mais Raoul de Vermort est réapparu. On ne lui reproche rien…

— Raoul ? Mon oncle ?

— Le carabin dont tu te souviens si mal.

— Lui et Anaïs…

— Ouais. Fabrice…

— …était ton dabe.

Elle me montrerait les photos et voudrait voir l’original. C’est une petite femme rondelette qui se trouve jolie, m’a dit le docteur Bradley. Si j’ai rien aux poumons, demain je sors d’ici au bras de la Sibylle qui donne le sein à un gosse de banlieue sans ma permission expresse. Il paraît que c’est la plus belle zone de vacances du monde. On a même empaillé à temps quelques exemplaires de la race qui y régnait en vassale de l’Empire. Produits culturels.

— Comment s’appelle la fille de Rog Ru ?

— T’as pas besoin de le savoir.

Le gosse montre le bout de son nez. Il joue encore à la baballe. Quelquefois avec les miches de la Sibylle qui n’y voit pas d’inconvénient. Moi, j’en vois, des inconvénients. Et je sais de quoi je parle quand je parle de cul !

— T’as plus mal ? demande le gosse que l’attirail médical impressionne comme l’épouvantail avertit les oiseaux de la présence de l’homme.

— J’ai que mal au cul, plus à la tête.

— T’as mal où t’es tombé, constate le gosse.

— J’ai mal où j’ai pas envie d’avoir mal.

Une infirmière montre le bout de son nez :

— Hé ! Famille, vous avez de la visite.

Cecilia ! C’est comme ça qu’elle s’appelle, la fiancée de Muescas qui n’en mérite pas la moitié. Cecilia Russel qui joue avec l’argent comme toi aux billes.

— Je joue pas aux billes !

— Tu joues à ce que je te dis de jouer en présence de cette gonzesse et tu la fermes ! ¡Hola ! ¡Cecilia ! ¡Qué tal ?

Elle m’inonde de sa chair le temps d’un baiser sur la joue. Elle ne m’en veut pas. Muescas est en train de m’asticoter devant le Grand Jury, préalable aux procès-spectacle. Ils l’écoutent parce qu’il met le doigt sur les choses qui peuvent changer le monde en métasystème. Dépasser le perceptible et l’imagination n’est plus l’affaire des poètes, mais des scientifiques. Autant dire des charlatans, vu la fantaisie des hypothèses. Ce monde a besoin de fables qui ne pâlissent pas devant les mythologies. Les gens ont aussi besoin de la sensation du monde.

— Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ? m’exclamé-je en serrant ce qui pouvait être mon cul.

— T’as rien à voir, dit la Sibylle. Mais à cause de toi, on est en train de passer des suppositions aux certitudes, ce qui n’arrange personne.

— Mais c’est mon boulot !

— Tu t’imagines que c’est ton boulot ! On t’a rien demandé.

— Sibylle ! Je te reconnais pas !

— Je te reconnais pas moi non plus ! Avant…

Avant, j’étais le désespéré de service, le bavard des douleurs et des doutes, le livre ouvert des raisons d’en finir, la madone des tentatives de suicide. J’ai bien changé, je sais. On change au fil des abus et des manques.

— Je te laisse, Frank, dit la Sibylle comme si elle lisait un rapport. Tu t’en sortiras pas. Rappelle-moi de le regretter.

J’ai son numéro de portable. Le gosse pleure à chaudes larmes.

— Soigne bien ton cul, Fifi, dit-il en me filant du pognon pour que je m’en sorte.

— Tu viens pas avec moi, dit durement la Sibylle. Reste avec lui. Il t’aimera.

— Ouais, dis-je. T’as une petite sœur ?

On entend le métal de la Sibylle pendant une longue minute, puis plus rien. On est seuls.

— Seul sans s, dit le gosse qui ne se marre pas vraiment.

— Avec s si je veux exprimer la profondeur et la gravité d’un sentiment que ta petite cervelle de merde ne te permet pas de vivre.

— Laissez-le, dit Cecilia. Ce n’est qu’un gosse. Vous voulez un mouchoir ?

J’ai jamais eu besoin de mouchoir pour me moucher le coude. Je vais en vouloir au monde pendant une longue période de soucis en tout genre. Cecilia ouvre la fenêtre en m’appuyant sur le nez.

— C’est magique, fait-elle en levant les bras comme une cabotine.

— J’suis pas si con ! dit le gosse.

— T’es con, dis-je à mon tour. Tellement con que tu ferais mieux d’aller voir si j’y suis.

— La Sibylle elle va pas être contente si tu me traites comme ça !

— Je te traite comme je veux !

— Calmez-vous, susurre Cecilia. Calmez-vous tous les deux !

On a droit à un sachet de chips chacun.

— Bradley vous a invité ? dit Cecilia.

— Ou sa femme, je sais pas.

— C’est chez moi qu’il vous invite. Vous n’avez pas refusé, au moins ?

— J’ai pas tellement envie de faire la causette à votre promis vu ce qu’il est en train de comploter contre moi.

— Papa arrangera ça. Ne vous inquiétez pas, Frank. Vous connaissez l’influence des petites filles sur leur papa.

Maintenant qu’elle le dit, elle fait moins nubile, moins adolescente même. Je veux bien aller coucher chez elle, pas tout seul.

— On vous en trouvera une, promet-elle en mouchant le gosse.

— J’y serai si j’ai rien aux poumons.

— Vous avez quelque chose aux poumons !

C’est fou comme les gens ne s’écoutent pas. Les conversations ne servent à rien, sinon à compliquer des rapports déjà pas faciles à entreprendre. Cependant, ces fragments de compréhension finissent par former une vérité assez proche de celle qu’on avait l’intention de divulguer avec les moyens de l’aveu. On a perdu du temps. Il suffisait de se confesser. Mais qui accepterait la mise à nu sans garde-fous, à part les ivrognes et les coquins ?

— Vous êtes un coquin, Frank ?

Ça l’amuse. Elle s’approche trop près parce qu’elle appartient à un autre et que cet autre a les moyens de me faire du mal si c’est ce qu’il a décidé de faire.

— Va voir les distributeurs, dit-elle au gosse.

— J’ai pas d’pognon, gémit le gosse. Fifi n’a que d’la copie.

— En billet d’cent, que j’ajoute pour convaincre la fille à papa qui veut me parler sans témoin.

J’imagine doc Bradley derrière un écran de contrôle. Avec des boutons plein la console et des intentions lubriques. Le gosse traverse la porte. On est seul(s) la petite fille et moi. Elle a trop de seins, mais elle m’attire. Elle a un goût de sucre quand on la lèche. Elle se parfume au sirop de grenadine. Ça colle, ça retient le glissement, on a l’impression d’avoir mal au contact de cette chair négligeable, de cette quantité qui n’est rien face à la turgescence et à l’orgasme.

— Ne parle pas, murmuré-je.

— J’étais venu pour te dire que…

— Non, rien, rien, tu ne dis rien…

— Frank. Il faut que je vous parle !

Je débande.

— C’est si grave que ça ?

— Omar Lobster veut vous voir.

— Vous connaissez Omar Lobster ?

— C’est lui qui me connaît. Il faisait noir.

— Je le verrai chez vous, demain ?

— Si vous n’avez rien aux poumons.

— Qu’est-ce que j’ignore encore ?

— Votre mère et la mienne…

— Votre mère est la mienne ! Je veux dire : ma mère est la vôtre !

— Frank, j’ai peur !

— C’est comme ça quand on comprend pas tout. Il faut tout comprendre pour en finir avec cette peur anorexigène.

— Je suis anorexique !

Je les attire. Je les prends au premier poil et elles finissent dans le frigo pour empiffrer les autres. Doc Bradley en profite pour revenir dans la conversation.

— Rien dans les poumons, Frank. Vous sortez demain. Bonjour, Cecilia.

— Comment ça va, Mike ?

— Comment va Rog ?

— Amanda se porte bien ? Aux dernières nouvelles…

— Et ce vieux Muescas qui ne vous mérite pas ?

J’enfile mes pantoufles.

— Frank, c’est grave, dit Mike en me secouant l’épaule. Ici, les gens sont en vacances ou ils travaillent pour que les premiers ne se plaignent pas du service. Vous vous êtes fait remarquer. On me pose des questions.

— Demain, il ne sera pas trop tard, Frank, dit Cecilia.

D’ici demain, j’ai le temps d’y penser.

— Ils veulent vous poser quelques questions, Frank. Vu votre état, je n’ai pas pu leur refuser une petite conversation. Vous serez seul avec eux. On a une salle réservée à cet effet. Ça arrive, Frank ! Plus souvent que vous ne croyiez.

Frankie n’est pas le seul, il veut dire. Des Frankie, on en trouve en regardant de plus près dans cette agitation de moules à la fête.

— On va te préparer, Frank. Te fais pas de bile.

— Je peux garder les pantoufles ?

— Tu peux, Frank, tu peux.

On me prépare. J’ai tellement mal au cul que je sens rien.

— Des nouvelles de mon pardessus ?

— Les gosses l’ont un peu abîmé, mais c’est réparable. On n’aura pas besoin des Chinois. On connaît la musique, Frank.

Je n’en doutais pas. Ils la connaissaient depuis que je chantais à la moindre sollicitation. Ils connaissent des tas de musique et on est autant à chanter si c’est ce qu’on nous demande. Des fois, je devrais être consterné et je ne suis que déçu.

— Faut pas t’en vouloir, Frank. C’est pas toi.

C’est un autre. C’est ce qu’ils disent toujours. Mais c’est moi, le type en chemise qui entre dans une pièce où la tiédeur est un signe d’engouement.

— Asseyez-vous, Frank. Vous n’avez pas peur de boire ?

— Je vais trinquer ?

— C’est un produit destiné à éclairer vos vaisseaux. Buvez sans précipitation. Vous voyez l’effet ?

— Je ne vois rien, mais je vous fais confiance.

— Merci de nous faciliter les choses, Frank.

— Frank est un bon collaborateur.

— Tu vois, Frank, tu as des amis ici.

— J’ai toujours des amis si j’ai de la chance.

— Maintenant je vais te brancher et tu vas te mettre à parler. Une drôle de sensation, Frank !

— Expliquez-vous !

— C’est comme si quelqu’un parlait à ta place. Au début, c’est déroutant. Mais sitôt que le contenu devient attractif pour nous, tu te mets à lutter pour que ça s’arrête. Laisse faire, Frank. Lutte de toutes tes forces. On a les moyens de catalyser ces substances.

— J’ai compris.

Je n’avais rien compris. Je savais que je devais lutter pour éviter la douleur des sondes qu’ils seraient contraints d’utiliser si je renonçais. J’avais lu des trucs sur ce sujet. Ils montraient des sondes qui n’avaient jamais servi et la légende en disait long sur l’aspect de celles qui avaient pénétré les corps tranquilles des fatalistes. J’avais compris, du moins je le disais et j’espérais que mon corps ne suivrait pas la leçon de mon esprit. Les sondes rutilaient sur une table, paquet de métal qu’ils extrayaient du désert avec la complicité de la Justice. Je me tenais à carreau, pas certain de me dominer au moment crucial.

— J’ai mal au cul, les amis. Je garantis rien.

— N’y pensez plus, Frank. C’est presque fini.

Une minute d’angoisse. Je comprends mieux que j’ai rien aux poumons. Ce que j’ai ne se voit pas. Toujours caché, le mal à Frankie, donc pas grave.

— C‘est fini, Frank.

— Vous savez tout ?

Ils rient. Quelqu’un allume la radio. Les sondes ont changé de couleur. Je n’ai rien senti. Il va falloir que je me pose sérieusement la question de savoir qui je suis.

— C’est la bonne question, Frank.

Au passage, Cecilia s’informe :

— Ça s’est bien passé.

— Comme sur des roulettes, M’adame !

— Frank, tu m’entends ?

 

J’étais plus très sûr de sortir demain pour aller faire trempette dans sa piscine en compagnie d’Amanda qui me sonderait elle aussi à sa façon. La Sibylle m’avait bel et bien abandonné à mon sort de témoin gênant. Y avait-il une autre réponse à la question que je ne posais pas à ces chercheurs qui ne cachaient pas leur fébrilité ? Qu’est-ce que je prenais depuis que Muescas m’avait jeté par la fenêtre !

On me ramena dans mon lit. Je m’en sentais d’ailleurs le propriétaire légitime. Le gosse y avait installé son terrain de jeu. Il y avait de la place pour deux. Et des boutons pour actionner les leviers.

— T’as toujours mal au cul ?

Il s’intéressait trop à mon cul, ce gosse, pour être aussi clean qu’il voulait le paraître. Je le laissais jouer à la guerre dans mes draps. Pendant ce temps, la Sibylle filait sur une route dont je n’avais pas idée. Je demandais de ses nouvelles, des fois qu’elles arriveraient jusque-là. La radio parlait encore des planeurs et du cadavre de Bernie. Un général rassurait la population. L’ennemi ne serait pas terrassé. On le ferait vivre dans une merde si meurtrière qu’il finirait par accepter de collaborer à la civilisation. Ils s’entretuent, disait le général. C’était bon signe, d’après lui.

— On peut savoir ce que j’ai trahi sans le vouloir ? demandai-je à tout hasard.

— Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, dit quelqu’un qui se laissait botter les fesses par les autres.

J’en conclus qu’on répondrait à ma deuxième question quand le moment serait venu de m’asséner le coup de grâce. Sans doute dans la nuit, ce qui ne m’empêchait pas de m’entretenir avec Cecilia de tous les potins mondains que j’étais en mesure de comprendre.

— Vous n’êtes pas très intelligent, constata-t-elle.

— Je suis pas con non plus !

— D’accord avec vous, Frank. Vous êtes comme vous êtes.

— On t’aime, dit le gosse qui salissait les draps à ma place.

Je me sentais inutile. Sentiment qu’ils s’appliquent à vous communiquer à la veille de la retraite, pas en pleine période de production. Certes, j’étais fonctionnaire, je ne produisais rien, j’exécutais, quelquefois avec un zèle de cloporte, souvent en m’efforçant de ne pas croire à l’utilité que je contribuais à rendre publique. Je n’ai jamais été franchement net. Ni même participé aux bonnes excuses qui rendent l’existence moins amère quand les autres se plaignent d’avoir perdu leur boulot.

— Pourquoi qu’il t’a jeté par la fenêtre ? demande le gosse.

— Demande-lui !

— T’auras mal au cul toute ta vie.

— Pourquoi tu dis ça ?

Pourquoi tu dis ça maintenant, voulais-je rétorquer à ce morveux qui dessinait des seins dans les draps. Cecilia discutait avec Mike Bradley près de la fenêtre de nouveau obturée par une mécanique bien huilée. On n’entendait pas ce qu’ils disaient.

— Tu entends, toi ? demandai-je au gosse.

— Problème de cul, dit-il sans cesser de jouer à la marelle avec ses doigts.

On a entendu pire à mon sujet. Pas de quoi s’inquiéter. Je profiterais du soleil dans une demeure de prince. Je pouvais m’arrêter là. C’était peut-être ce qu’ils me proposaient, au fond. La Sibylle avait-elle compris que je ne serais pas indifférent à leur offre ? Je voulais la détromper, mais je n’avais aucun moyen de communication avec le métal qui la désignait comme la prochaine victime du système.

— Frank, le docteur et moi nous vous attendons demain à la première heure.

— Vous serez le bienvenu, Frank, se réjouissait le carabin.

— Je peux venir ?

Le gosse s’exprimait sous les draps. Cecilia se pencha et caressa quelque chose qu’elle pensait être la tête du marmot.

— Bien sûr que tu peux venir, mon chou ! Ton papa est d’accord.

J’étais censé faire oui avec la tête. Je le fis.

— Avec son mal au cul, dit le gosse, il va pas être fréquentable.

Ils s’en vont en riant. J’ouvre la fenêtre sans appuyer sur mon nez. Ya pas d’magie dans ce monde de charlatans. J’étouffais une colère sombre. Je me remplissais de ma propre merde pour ne pas chier à la face du monde. C’est ce qui arrive quand on veut se rendre utile et qu’on n’y arrive pas. Le gosse avait beaucoup de choses à apprendre et un mauvais père pour s’en passer.

— T’es pas mon père ! qu’il dit.

— Mais t’es le fils de ta mère !

— Exactement ce que je voulais dire.

On s’aimait moins depuis que la Sibylle ne nous nourrissait plus de son lait. Ça rapproche, le lait. On aurait pu être frère.

— Avec un s, dit le gosse en se marrant.

— Je sais plus, dis-je.

Je savais. J’ai toujours su. Mais ils en savaient plus que moi maintenant. Ils en savaient assez pour m’envoyer paître l’herbe du bonheur chez Cecilia où Amanda me recevrait avec une attention que je n’osais qualifier pour l’instant d’intéressée.

— T’as trop mal au cul, dit le gosse.

Il lisait dans mes pensées. Ce qui venait de changer brusquement, c’était la Sibylle. On n’en possédait plus que l’effigie mentale. On se partageait une fiction, le gosse et moi, et je me sentais l’inspiration pour continuer à le bassiner avec les produits de mon imagination sous contrôle allogène. Il m’était venu à l’esprit que je pouvais être parfaitement étranger à cette histoire. Ces problèmes identitaires ne sont pas rares chez nous. J’en avais eu vent quelquefois, quand je prêtais l’oreille aux ragots. Untel avait perdu la boule et se prenait pour un autre. Cherchez pas l’explication ailleurs qu’ici ! C’est chez nous que ça se passe. Toutes les associations humanitaires écrivaient des rapports sur ce thème porteur et on les soupçonnait de pratiques médiatiques à la limite du délit de fausses nouvelles. Je ne lisais pas les journaux sans cette saveur troublante pour donner un sens à leurs spectacles de la vie quotidienne. Je pratiquais le doute problématique et je me sentais philosophe comme tous les cons qui savent pourquoi ils votent.

Je vais passer du jour au lendemain d’un monde où la pauvreté est un signe de faiblesse à un autre où elle sert d’exemple de ce qui n’arrive qu’aux imprudents et aux ignares. J’explique ça au gosse qui ponctue ma conversation pédagogique de remarques concernant mon cul.

— Déconne pas, mec, que j’lui dis. C’est sérieux ces choses que je savais pas avant de les connaître.

— Tu déconnes. Tu sais pas faire autre chose.

— Je déconne parce que je déconne !

— Yaurait une autre explication, tu déconnerais plus.

Il joue, il joue.

— Si j’avais buté Bernie, je l’saurais, merde !

Calmez-moi si je dépasse les bornes. Mais calmez-moi avec du calme ! Un verre de vin blanc sous la tonnelle de vigne vierge. Des abeilles autour de nous. Un sujet de conversation tranquille. C’est l’été. L’ombre m’est familière. Je ressens ça comme si j’y étais ! Mais je n’y ai jamais été !

— Moi non plus, dit le gosse. je m’en souviendrais !

— On peut recommencer si vous voulez.

— Il a trop mal au cul.

— Ne l’écoutez pas. J’ai pas mal au cul.

— Vous ne pouvez pas nier que vous grimacez…

— Mais je n’ai pas la mouche !

— Mon Dieu ! Il recommence !

— Vous êtes qui, Frank ?

— Je suis Muescas. La grimace et la mouche.

— On est pas rentré… Une si belle fin de journée !

— Tenez-le. Écarte-toi, petit. Ça va gicler !

Ils ne savent vous tranquilliser qu’avec de la chimie. Un peu d’exercice me ferait du bien. Les Orientaux ont cette connaissance.

— Faites pas chier avec les Orientaux, Frank ! On est en guerre !

Moi je me sentais en vacances, mais des vacances instructives.

— Il a la dalle à cause qu’y peut pas chier, diagnostique le gosse.

Il a sans doute raison. Je suis dans le bon endroit pour me reposer. Avec la Sibylle, on est témoin que c’est pas partout pareil. Elle n’est pas là pour me contredire, je suis d’accord. On a vu ce qu’on a vu. En vitesse, c’est vrai, mais on n’a pas eu le choix. On était poussé. Je ne sais pas ce qui se serait passé sans cette vitesse. Ici, on vous ralentit. C’est bon, le ralentissement. Ça augure d’un arrêt qu’on pourra confondre avec le repos si ça nous fait plaisir. On se sent tout de suite mieux, je l’avoue. La Sibylle serait restée avec nous, je n’en parlerais même pas. Ce serait entendu entre vous et moi. Juste un clin d’œil pour se mettre d’accord sur le jour et l’heure. Demain à huit heures du matin. Amanda sera contente. Cecilia aussi. On enverra une carte postale en poste restante à la Sibylle qui passera tôt ou tard à cet endroit de mon rêve. Tu peux en être certain, Frank. Elle passera. Elle laissera cette trace. Tu suivras la trace avec les moyens de la pensée. Tu sentiras à quel point elle te précède sur des chemins que personne ne t’a demandé de suivre. On te suit, Frank, mais c’est pas de gaieté de cœur. On t’aime pas non plus. On fait notre boulot.

 

J’attendais la nuit. Le gosse avait consenti à coucher dans le fauteuil. Il avait aimé qu’on le borde. C’est pas tous les jours. Le ciel brillait faiblement dans une fenêtre qui me renvoyait ses propositions malhonnêtes. Je ne voyais rien d’autre dans la mienne. Le couloir se feutrait doucement. Les voix communiquaient sans se heurter. L’existence aime ces fins provisoires. Elle y joue la mort jusqu’à ce que ça arrive.

Gor Ur m’apparaissait alors. Je pissais avec lui. J’avais cette patience. La radio recommençait une ballade métallique de K. K. Kronprinz. Le gosse se shootait. J’observais sa transe, puis la série des soubresauts avec des intervalles de mort clinique. La télé était muette, agitée d’images du monde réel où je n’avais, comme tout le monde, jamais mis les pieds. J’attendais le sommeil sans espoir de réparations. Autant dire que je n’attendais rien. Pas un lien probant avec cet univers qui me donnait pourtant la parole. Mais pour dire quoi ? Et à qui ?

 

Entre Amanda Bradley et moi, ce ne fut pas le coup de foudre. Je n’aimai pas ses rondeurs et elle n’apprécia pas ma féminité paradoxale comme je le méritais. J’arrivais à bord d’une Chevrolet 60 décapotée au chalumeau sans aucune espèce d’intention artistique. La gosse était debout sur le siège arrière, suçant un cornet de glace comme d’habitude. Je l’avais habillée d’une jupette ras-du-cul et d’un t-shirt à l’emblème de Gor Ur. J’aurais jamais fait ça en présence de la Sibylle, mais elle n’était pas là pour m’arracher les yeux. J’en disais rien au gosse parce que je lui en voulais de nous avoir abandonnés pour poursuivre la chimère de Gor Ur, j’aurais voulu qu’elle soit là pour m’empêcher de faire du mal à ce gosse que j’avais habillé en fille. J’avais même interdit la petite culotte qui l’aurait mis à l’aise. Il/Elle me reprochait l’autorité et l’influence. Je lui avais promis la plus haute des récompenses et elle se demandait ce que ça pouvait signifier de pire que de risquer d’être démasquée chez des gens pour lesquels, par nature et aussi par origine sociale, elle n’éprouvait que du mépris.

— Si tu t’exprimes, que je dis, je te défonce à l’Iranien !

Amanda la trouva mignonne et provocante vue de profil. Mike se mit à l’ausculter avec un stéthoscope imaginaire et elle se plaignait de la froideur du métal en minaudant comme une vraie fille flattée qu’on s’intéresse à son apparence. C’était tout ce qu’il savait des filles.

— Si tu as envie de faire pipi, dit Amanda, je te montrerai.

Mike jubilait déjà dans le soleil levant. Sa bouteille rutilait sur une table où claquaient les journaux du soir. Un domestique pressé transportait des chaises.

— Ce sera une belle journée, Frank ! me dit Mike en m’offrant un verre vide.

— J’ai vu pire.

— Vous n’avez rien vu, Frank. Cecilia a du goût question ambiance de fête.

— Elle en a moins quand il s’agit de se marier.

— On peut pas dire que Muescas honorera la beauté cachée de cette fille à papa, je suis d’accord avec vous, Frank. Mais il faut lui reconnaître le charme des hommes influents. Ya rien comme l’influence pour convenir à la femme. Elle n’est pas sans influence elle-même. Rog Ru est un homme de…

— Il sera là ?

— Il est toujours là, Frank.

Je m’en doutais un peu. Carina (je lui avais donné ce nom) consentit à se laisser débarbouiller par le domestique qui avait mis un genou à terre. Amanda s’amusait déjà. C’était vraiment un boudin. Elle portait un diadème connecté avec le monde du fric.

— Elle prend des risques, Frank, dit Mike qui vidait la bouteille avec les yeux.

— J’en prends aussi.

— Pas avec le pognon, Frank ! Vous fricotez avec la mort. Vous finirez par toucher le gros lot avant l’âge.

— On n’attend personne avant onze heures, brailla Amanda qui fouillait les branches d’un arbre.

— Je voulais pas déranger…

— Mais vous ne dérangez pas ! Votre petite a un zizi.

— Je le savais.

— Vous m’expliquerez plus tard, Fifi. Vous permettez que je vous appelle Fifi ? Vous auriez fait une belle femme, vous savez. J’adore vos yeux.

— Question pampan, il est pas mal doté aussi, dit Mike qui avait eu le temps de détailler mon anatomie.

— Il a un cul en métal, dit Carina qui engouffrait des sandwiches en compagnie du domestique.

Ce minable était au garde-à-vous devant une petite morveuse que je pouvais même pas baiser parce qu’elle était ma fille. Il avait une gueule longue comme un couteau et un manche à la gomme. J’aurais eu honte à sa place, mais la gosse se trémoussait et c’est tant mieux. J’aime pas grand monde sur cette terre. Je hais tout ce qui dépasse mon entendement. Les domestiques me font gerber. Elle avait trouvé un jouet à sa mesure. Amanda s’inquiétait parce que la gosse lui ravissait de la main-d’œuvre. Elle s’y connaissait, en main, cette petite garce. Elle serait le clou de la journée et on coucherait ici cette nuit si elle ne dépassait pas les bornes.

— On reste discret sur le subterfuge, me conseilla Amanda. Inutile d’aller plus loin. Armand ?

— Yes, Madame.

— Vous gardez le secret, mon ami.

— No problemo, Madame.

Il était l’ami de tout le monde, le larbin Armand. Il cherchait les olives qui avaient échappé à un dénoyautage intensif. Carina voulait bien participer à condition qu’on ne regarde pas sous sa jupe. Amanda était aux anges. Elle me poussa dans un amas de coussins et prit place sur le rebord d’un bassin où sautillaient des poissons rouges. J’ai toujours eu un faible pour les bassins. La rivière emportait mes frégates, les bassins me laissaient le temps de m’imaginer qu’elles ne quitteraient jamais le port sans moi. Mike joignit son taux d’alcoolémie au nôtre.

— Ya pas comme un gosse pour vous rafraîchir la mémoire, dit-il. Surtout les filles qui se rappellent tout.

— Tu nous expliqueras plus tard, Mike, dit Amanda qui écaillait ses ongles.

— Je n’explique rien, ma chérie. Je participe. Vous serez des nôtres, Frank ?

Amanda me touche le genou sans le caresser. Mike sera impossible.

— Vous lui mettrez une petite culotte, Frank ?

— Pas trop petite ! dit Mike dans un souffle. Savez pourquoi ?

— Mike ! Réserve tes blagues pour ces dames. Il y en aura aujourd’hui.

— Il n’y en avait pas hier, explique Mike en agitant ses liquides. À part nous, bien sûr.

Le rire d’Amanda fait un bruit de boîte de vitesse.

— Onze heures, ça nous laisse le temps de faire connaissance, Fifi. Je connais tout le monde sauf vous.

— Frank connaît tout le monde lui aussi, dit Mike. Pas vrai, Frank ?

— Je connais les raisons, dis-je.

— Un sacré flic !

J’aime pas les jubilations des dépendants. Ça me rend nerveux. On est assez comique comme ça.

— Pas de pipi sur les coussins, Fifi !

— Elle ne se roulera pas non plus dans la paille, c’est d’accord… Amanda.

— Je dis ça parce que j’ai entendu parler de votre commerce, Fifi.

— Vous me confondez avec un autre, Amanda.

— Je suis bien renseigné… Lolo.

Ça amuse Mike. Je suis proxo parce que je m’infiltre. En plus, j’explique rien, alors ça intrigue et on se met à faire la morale à Lolo parce que Fifi est discret sur les activités secrètes de sa hiérarchie.

— Appelez-moi Lolo. Ça les déroutera.

— Ils aiment ça, être déboussolé, dit Mike. C’est porteur, hein, Mimine ?

— Vous connaissez Cecilia ? dit Amanda qui veut maîtriser le cours de la conversation. C’est une propriétaire compatissante.

Je sais pas ce que ça veut dire, mais je compatis moi aussi.

— Votre enquête avance, à ce qu’on dit, continue-t-elle.

— Si ton Muescas l’avait pas balancé par une fenêtre, elle serait peut-être terminée, l’enquête. Ça me donne soif, ces énigmes non résolues.

— Je connais pas non plus Omar Lobster, dis-je.

— Il sera là, dit Amanda. Tout le monde sera là.

— Vous ferez le poireau, Frank, gloussa Mike.

Il rit de bon cœur. Pas une goutte en service commandé, ou juste une petite pour pas perdre la main. Il était fier de sa main, le Mike. Il exhibait une stricte immobilité comme si ce pouvoir sur l’outil de travail était une preuve de probité indiscutable. En même temps, il soupirait comme une donzelle. On entendit un cri. C’était Cecilia qui venait d’apercevoir la biroulette de Carina. Elle avançait sur un nuage, la bouche ouverte et le regard oblique. Elle agitait des petites mains noires qui ne savaient pas jouer avec les éléments.

— C’est un garçon ! s’étonnait-elle encore en arrivant dans notre cercle.

— Et après ? fit Amanda.

On est de mon côté ou je suis votre ennemi.

— C’est la fifille à Fifi, chantonna Mike en dressant la bouteille dans un soleil qui commençait à montrer ce qu’il pouvait faire en matière d’insolation.

— Vous avez une fifille, Frankie ! dit Cecilia en acceptant mon baiser sur la joue. Vous voulez m’étonner, Frankie. Je n’en crois pas mes sens.

— Faudra vous y faire, Ceci, dit Mike qui cajolait d’autres surfaces. Lolo est imprévisible. Il a un cul en acier et une queue pleine de pisse.

— De sperme ! s’écria Amanda. De sperme, mon Louloute !

— Pour moi, c’est pareil, dit Mike qui sentait venir la larme à l’œil. Du moment que j’fais pas d’gosse…

— C’est pas pareil, Louloute !

C’est vrai, quoi ! Un peu de respect pour la nature. Cecilia m’offre un bras noir comme ses yeux. On s’écarte.

— Ça vous fait rien si je suis curieuse, dit-elle sous les frondaisons enivrantes.

Fifi en a vu d’autres. Lolo dirait pas ça comme ça, mais c’est kifkif.

— Papa dit que vous êtes têtu comme une mule.

— On peut, dans la police. C’est pas comme en Amérique. Trop de contraintes judiciaires, ça vous limite à l’étude sociale et ça finit toujours dans la vulgarité. Ya pas plus vulgaire que le déjà-vu. Je m’y connais. Je m’intéresse aux choses, moi. Je les vois, les choses, et elles me parlent comme si rien d’autre n’existait.

— Personne n’a résolu l’affaire Vermort.

— Un peu de respect, Mamzelle ! C’est l’affaire Fabrice de Vermort qu'il faut dire. Dossier 123456789, classé faute de preuve. Je suis à la recherche d’un élément nouveau. Je brûle, Mamzelle.

— C’est pas moi qui vous empêcherai de brûler, mon ami.

Pourtant, j’en avais, des ennuis administratifs. Qu’est-ce que je foutais là à fréquenter des rupins qui attendaient de moi que je les étonne avec les récits de ma passion ? Le monde n’a changé que sur des points de détails. Ils voulaient que j’en fasse un plat, de résistance si possible, mais je ne donne pas facilement ce qui m’appartient.

— On contrôle la douleur, dit Cecilia. Le monde appartient à ceux qui contrôlent la douleur. Faites-leur goûter au soulagement et ils envoient balader les révélations. Vous souffrez, Frank ? Ne dites pas le contraire.

— L’intensité du bobo est ma limite.

— Alors vous abusez. C’est ce que dit Papa. C’est mauvais pour le mental. Vous finirez dans un asile. Vous avez pensé à votre fils ?

— J’y pense tous les jours. Je pense à elle aussi.

— Pauvre Fifi !

Pas facile de bavarder avec les petits cris stridents de Carina. Il en fait trop. Je lui avais demandé de ménager sa quéquette. Il ne détournera pas l’attention comme c’était prévu. Je boulottais, moi ! Il pouvait s’amuser, mais sans interférer avec mes recherches canines.

— Pas de pipi dans les coussins ! hurlait Amanda.

Sous les arbres, on sentait la mer et les coquillages. Cecilia aussi sentait le crabe, la roche où s’accrochent des mollusques têtus, le filet d’écume qui reste sur la peau, frémissant comme l’huile sur le feu.

— Vous restez ? me demandait-elle tandis que la terre se dérobait sous moi.

— Faut voir, disais-je, regrettant de me faire prier par la fiancée de celui qui m’avait brisé le cul.

Je ne me souvenais pas de cette chute. Il n’y avait pas eu de douleur. Mike avait programmé une fusion parfaite. C’était un bon médecin quand il voulait et un ivrogne quand il ne voulait plus.

— Vous nous aimerez, dit Cecilia.

Elle se frottait aux fleurs pour les priver de parfum.

— Si c’est votre père qui vous envoie… commençais-je.

— Rien à voir avec mon père !

— Votre fiancé alors ?

— Personne, Frank !

Elle marchait plus vite maintenant. Encore une qui ne voulait pas mourir vierge. Elle me montra la plage où elle se noierait un jour. J’appréciai la perspective. Une barque pourrissait sur la roche, verte et presque immobile.

— Quand est-ce qu’on en a marre, Frank ?

— Vraiment marre ?

— Vous le savez, Frank.

— Je le saurais si votre promis n’avait pas jeté le doute sur mes intentions !

— Il a avoué, Fifi !

— Et moi, j’ai avoué ?

En avoir marre. J’avais entendu ça dans la bouche des vieux qui attendaient de crever dans je ne sais plus quelle zone où j’avais atterri pour les besoins d’une enquête. Ils en avaient marre de quoi, ces ancêtres ? On leur injectait de la douleur à leur demande, des petites douleurs traumatisantes qui redonnaient un semblant de compassion à leurs visages effondrés comme des murs. J’étais jeune à l’époque et je haïssais les leçons données de force à mon esprit cavaleur. Je doublais des doses en pissant dedans. Et ils appréciaient ma complicité. J’aurais pu hériter de leurs économies si j’avais voulu. Je n’aurais pas été le seul à profiter de la situation. Mais peut-être le seul à me faire coincer. Je ne sais pas où j’avais appris la prudence, ni de qui je la tenais.

— Quand partez-vous, Frank ? On s’attend toujours à vous quitter.

De quoi parlait-elle ? Il faut avoir des raisons de quitter le monde. Jusque-là, je n’avais quitté que la zone qui m’avait été attribuée. Et maintenant, je me sentais bien sous le soleil. Je n’avais jamais connu le soleil sous cet angle. Je trafiquais dans un commerce illicite pour ne pas crever de faim et on me demandait d’avoir honte sans perspective de procès. Je ne pars pas.

— La Sibylle spamme les réseaux à cause de vous, Frank.

Elle attendait un signe, je n’avais pas besoin qu’on me le dise. Où était-elle en cet instant de bonheur que Cecilia mettait à profit pour me sonder le cul ?

— Elle reviendra, dis-je sans conviction.

— Elle ne revient jamais, Frank. Vous le savez. Elle n’est jamais revenue.

— C’est un jeu.

— Elle ne joue pas, Frank. Pas avec moi.

— Papa Rog pue l’urine à plein nez !

— Papa Rog vous métallise si vous avez besoin qu’on vous rafistole le cul !

— Vous êtes jalouse, Cecilia…

— Comme une hyène !

C’était bon à savoir. Elle pouvait m’embaucher comme jardinier et s’occuper de l’éducation de ma file. Je finirais par enculer Muescas.

— La vie est compliquée, dit-elle comme si la philosophie pouvait pallier le manque de connaissance.

— Les femmes sont compliquées, c’est pour ça que j’en suis pas une.

— Vous avez bien failli !

J’aime dresser ma queue dans les circonstances, pas dans le secret des draps. Elle croit que je vais partir sans me poser la question de mon influence sur le cours des choses. Elle se met le doigt dans l’œil. J’ai l’intention d’agir par pression constante. Comme sur la peau d’un fruit. Il finit toujours par crever à cet endroit que personne n’a choisi à ma place. Ça m’impressionne.

— Omar est un homme charmant, dit-elle en examinant ces peaux encore intactes. Dommage qu’il soit en fuite. Ce doit être terrible de ne jamais trouver l’équilibre…

— Un peu comme un vélo en roue libre.

J’ai pas l’esprit aux finasseries aujourd’hui. Je veux en finir avec les salamalecs. Vous pouvez penser ce que vous voulez de moi. Je continue, accroché à la branche au lieu de jeter une bouteille à la mer. Va y avoir de l’action ! Je serai au cœur de cette tourmente. Tout finit dans le vortex provoqué par l’agitation de la surface.

— Frank ! Vous dégringolez !

J’aime ça. Je vais plus vite. En plus, ça descend. Je perds ma chemise au passage des thuyas. Elle ne me rattrapera pas. Qu’est-ce que je file ! La malchance ne peut plus rien contre mon cul en acier massif. Mais je la sens toute proche, je sens sa main qui glisse, les ongles qui cisaillent, l’haleine déjantée de ceux qui sont en train de perdre quelque chose ou quelqu’un de précieux. Je passe de la terre à la roche et de la roche au sable. J’attends l’eau où croupissent les mollusques qui ont le sperme voyageur. J’aime cette imprécision de la chute. Personne ne peut en suivre le fil parce qu’il n’y a pas de fil. J’éclabousse une marée montante. Elle est là en même temps.

— Frank ! Vous avez mal ?

Pas au cul qui a donné à la roche la leçon de la fonte au minerai.

— J’ai glissé sur quoi ?

Elle rit.

— Vous n’avez pas glissé, Frank !

— Vous m’avez poussé ?

— Vous êtes un suicidaire, Frank !

C’est pas vraiment marrant, mais on se marre. Elle est noire comme une olive mûre. La soie de ses cheveux côtoie des limaces violettes. Je tâte le fond. Il est lisse et glissant. Ma queue fait des vagues.

— Vous allez aimer ça, Cecilia !

— Venge-toi, mon amour !

Je me venge précocement. Elle est déçue. J’ai toujours été un enfant précoce.

— Je suis bien, ment-elle en sourdine à cause de la possibilité d’écho.

— Je suis bien aussi.

Faut pas chercher à comprendre. On passe de l’idée de suicide au sentiment de confort intérieur. Et puis tout rentre dans l’ordre quand on a remonté la pente. Là-haut, d’où je suis tombé, j’ai le souffle coupé par l’angor. Elle cueille des fleurs pour le déjeuner. On ne mangera pas les fleurs. On les mettra dans des pots.

— On a cueilli des fleurs ! annonce-t-elle quand on revient.

Elle les a arrachées. Elle arrache au lieu de couper. Mike n’est pas dupe. Il va chercher les vases que le domestique lui recommande de ne pas remplir avec le breuvage qui stagne dans un cratère. De l’eau ! De l’eau ! gueule Mike en courant dans la direction opposée. Il amuse Carina qui se retient. Elle se retient toujours pour les grands moments. Elle a un père pédagogue.

— Vous ne pouvez pas faire l’amour de cette manière ! nous reproche Amanda.

Cecilia rougit dans l’ébène de ses joues. Elle n’a jamais connu l’amour, Amanda le sait bien. À dix heures, on annonce le carrosse de Rog Russel qui amène les tomates du déjeuner. Il a pillé un jardin. Le domestique secoue une sauce. L’ail embaume déjà les haleines.

— Frank, je vous admire, dit Rog Russel en me flattant l’échine.

Qu’est-ce qu’il admire ? Ma convalescence ou ma turgescence. En juillet, les eucalyptus exhibent leurs troncs rouges sur le ciel bleu. La terre sera calcinée à souhait. On se promet un été d’enfer. La goélette du prince de ce monde accueillera les courtisans. K. K. Kronprinz ne rate jamais ce rendez-vous des fées. Sa musique enchantera de nouvelles acquisitions. Les presses fonctionnent déjà à plein temps. On se fait du pognon presque par habitude. J’ai plutôt l’habitude d’en manquer.

— Vous n’en manquerez pas, Frank. Il y en a pour tout le monde, affirme Rog Ru dans son fauteuil d’osier.

On assistera au combat du métal et de l’urine, K. K. K. contre Gor Ur, match nul comme d’habitude, faut pas décevoir les foules qui rêvent d’abord d’inégalité et fraternisent dans l’opulence d’un soir de fête. La liberté consiste à être là en dépit du salaire de misère et des péripéties familiales qui forment le lit du répertoire du prince et des discours politiques de son vainqueur potentiel.

— Où en êtes-vous, Frank ? dit Rog Ru. Vous avancez, paraît-il. Vous devriez en rendre compte. Vos factures énervent le service comptable. J’ai du mal à justifier à votre place.

— J’ai flambé la fausse monnaie, dis-je comme si je devais justifier autre chose que mon zèle. Je me fais nourrir en attendant de leur fausser compagnie.

— C’est pas gentil, Frank.

— C’est comme ça !

Rog a l’habitude de mes plans. Il n’en devine jamais le détail sujet à caution, mais il sait que ça arrive tôt ou tard et il s’attend toujours à une saturation du service des plaintes internes.

— Prenez du bon temps en attendant, dit-il comme s’il craignait que j’en prenne trop.

— Muescas va me le pourrir si je ne me défends pas, Rog.

— Je m’en charge. Il aime trop le pognon pour le perdre avec vous. Mais je ne vous conseille pas l’éjaculation précoce, Frank ?

Son visage se décompose à l’arrivée d’Anaïs Kling. Elle savoure déjà le moindre de ses effets. Les présentations trahissent une tension que Rog Ru s’évertue à qualifier de circonstancielle. Anaïs Kling s’approche, intangible comme un personnage qui n’a pas encore joué son va-tout.

— Monsieur Chercos, je présume ?

— En personne, bredouillé-je.

— Il a mal au cul, dit Carina.

— Drôle de fille ! fait Anaïs Kling.

— T’es pas drôle toi non plus ! lance Carina en même temps que la petite goutte qui pend au bout de sa quéquette.

— Je pensais pas à vous aujourd’hui, dis-je.

— Vous y pensez à chaque instant, monsieur Chercos. Comment expliquez-vous vos éjaculations précoces.

— Tout le monde sur le pont ! crie Rog Ru qui lance son chapeau dans les voiles imaginaires d’un navire que tout le monde ici a les moyens de se payer, sauf moi et le domestique que ça faire rire à mes dépens.

On court comme des petits fous en attendant l’arrivée de Raoul de Vermort et de Constance qui se sont arrêtés dans une boutique pour acheter des feux d’artifice. Raoul, c’est le carabin qui est revenu au château après la mort tragique de tonton Fabrice. Ces histoires de famille, c’est d’un compliqué ! Il en faut pour la télé, sinon le peuple s’ennuie et au lieu de monter sur les barricades, il s’arsouille. Faut pas non plus qu’il s’arsouille trop, le peuple. Ya des dépassements qui coûtent cher à la société. L’équilibre n’est pas facile à trouver, mais bon, ces rupins fabriquent des politiciens adroits à défaut d’être totalement crédibles.

— Il ne sera pas là, dit Constance quand elle arrive.

— On m’avait pourtant assuré qu’Omar Lobster y serait, là ! hurlai-je comme si j’étais maître de moi.

— Omar Lobster ?

Je passe toujours pour un con quand le moment est mal choisi.

— Il ne manque plus que notre ami Muescas, dis-je pour soigner ma tenue.

— Votre ami ?

Ça me rapproche du domestique, toutes ces questions. Je lui pique ses airs de pimbêche, ce qui ne me sauve pas du naufrage relationnel, mais m’en donne une excuse valable aux yeux de ce beau monde de laids de la figure. Limitons-nous pour l’instant à leur apparence. Le chapeau de Rog Ru m’est revenu. Je joue avec sans connaître les règles.

— C’est comme à saute-mouton, Frank ! crie Amanda que je n’étonnerai plus.

— Y comprend pas ! fait Carina qui me connaît comme si j’étais sa fille.

— T’es con ou quoi ? beuglé-je en direction du domestique.

— Moi ? Monsieur !

Touchée, la valetaille. Je sais comment les traiter moi aussi, ces besogneux du service rendu. Je serais riche, tiens, si j’étais pas si honnête. Mon honnêteté, ça me rend pauvre. Tandis que toi, t’es pauvre parce que t’es pas riche. Il hausse les épaules parce qu’il connaît mon discours.

— Allez ! Allez ! Armand, filez à l’office. On n’a plus besoin de vous, paillonne Cecilia.

— Pour l’instant, Madame ! Pour l’instant !

Il se carapate. Trotte, mon joli canasson. Je te monterai l’année prochaine.

— On joue ! rappelle Rog Ru qui a retrouvé son chapeau et la bonne humeur.

Carina ne veut plus jouer.

— C’est une honte ! se mouche Anaïs Kling qui prend à témoin le coude de son cousin Raoul.

— En effet, dit celui-ci.

On n’en dira pas plus pour l’instant. On se remet à tourner en rond pour s’asseoir sur le chapeau.

— Vous gagnez tous ! se plaint Amanda.

— On n’est pas sorti de l’auberge, me confie Mike Bradley qui n’a pas envie d’en sortir. Vous ne buvez pas ?

— Je m’kol.

— Ah ! C’est autre chose. Faut s’y connaître. Comment va ce cul, Fifi ?

— Ça va, Mimine. Ça va.

— Qui c’est qui manque ?

À part Omar Lobster, personne. Ils sont tous là autour du cadavre de la victime. Anaïs Kling, qui fricote avec le nouveau comte, Raoul de Vermort. Constance de Vermort qui a épousé un inconnu que j’appelle Omar Lobster. Muescas qui vient d’arriver sur un tandem que Cecilia admire aussitôt. Roger Russel qui donne des coups de poing à l’intérieur de son chapeau en me jetant des regards complices comme si j’avais compris où il voulait en venir. Amanda et Mike Bradley se tiennent à l’écart, serviables comme des religieuses à qui on n’en demande pas plus. Sans Omar Lobster, cette assemblée de suspects ne sert à rien. La Sibylle m’avait prévenu. Tu vas te foutre dans la merde, Fifi. Si j’y étais, pour l’instant ça sentait la fleur d’oranger et le lys gluant de mes imitations.

— On dirait que vous n’avez jamais joué, Frank, me taquine Amanda en me refilant discrètement le faux chapeau.

On appelle comme ça le chapeau trompeur. Elle sait trop que Rog Ru n’aime pas ces ruses qu’il qualifie d’enfantines. Il s’y laisse pourtant prendre facilement.

— Comme un gosse, précise Amanda.

Il boude, le grand patron. Mais sa tête n’a pas cessé de contrôler les flux internationaux. Le domestique relaie discrètement des données paramétriques d’une importance capitale pour l’équilibre de nos forces face à l’adversité. On se déchire pour les brevets et les possessions minières, toujours à l’œuvre des compensations posthumes. Rog n’aime pas ma manière de proposer mon cul d’acier à des enculeurs professionnels qui mangent son pain quand il a le dos tourné. Il travaille à ma perte.

— Ne pensez pas à une petite pluie salvatrice, Frank. Il n’y a aucune chance que ça arrive. Venez, les enfants !

Je ne me serais jamais amusé autant de ma vie si ça m’avait amusé. Je n’avais même l’air de m’amuser. Je tournoyais pour perdre le sens de l’équilibre et avoir une bonne excuse pour m’éclipser avec les grands. Chaque fois que je posais mon cul sur leurs chaises de fer forgé, je crépitais comme un aimant et on me posait des questions que je prenais à la légère.

— Il dit que c’est une question de différence de potentiel.

— Le courant passe entre les chaises et lui.

— On ne peut pas avoir de la chance avec tout le monde.

— Il n’a pas de chance ! Pourquoi s’assied-il sur ces chaises ?

— Il est mieux ici, avec nous.

— Tu ne réponds pas à la question, ma chérie !

C’était dense, très dense. Moi même j’avais du mal à saisir le sens à donner ou à prendre. Je collectionnais les zéros. On aurait pu avoir pitié de moi. Mais je me dressais sur les cadavres de mes mauvais calculs stratégiques, comme un général menacé par la disgrâce. Rien ni personne n’aurait d’importance s’il m’arrivait malheur.

— Il ne vous arrive rien, Frank, me dit Rog Ru en passant pour me décoiffer (c’était le jeu). Vous feriez mieux de rester avec nous jusqu’à la fin de l’été.

Pendant ce temps, le monde disparaissait dans les flux, les flux remplaçaient le monde et je n’avais plus aucun sens. Non, merci.

— Allez hue ! beuglait Rog Ru en s’élançant à la poursuite de la petite bite que Carina lui promettait s’il répondait à une question qui devait rester secrète pour moi, moi qui n’avais cherché qu’un peu de vérité pour modifier un détail qui me tenait à cœur.

— N’en parlez pas, Frank ! Je vous en supplie, n’en parlez pas !

Muescas attendait le moment de me surprendre. Il se tenait à bonne distance d’Anaïs Kling, suant comme un fruit mûr. Ses lèvres tremblaient légèrement. Il avait l’œil globuleux des hypermétaboliques. Chaussé de bottes de cavalier, il attendait que Cecilia eût envie de monter sur son tandem. Il ne pouvait pas dissimuler cette impatience et ça le rendait accessible à toutes les hypothèses d’amour. La Carina qui me revenait avait perdu sa jupette. Elle craignait pour son zizi. On allait descendre sur la plage pour se baigner avant le déjeuner. Cecilia se mordait les lèvres en pensant à l’éclair de mon sperme. J’aimais bien gicler dans l’eau, moi, comme les oursins. Ils se dispersèrent dans un nuage de poussière bleue, résidu des abus de substances toxiques. Rog Ru me poussa dans un salon que le domestique occupait déjà de sa splendeur outragée.

— Je vous présente Omar Lobster, dit Rog Ru en désignant ce type improbable qui venait de courber l’échine devant des exigences aussi saugrenues qu’inacceptables.

— Je regrette de vous avoir mené en bateau, monsieur Chercos, me dit ce faux laquais aux fausses moustaches de circonstance.

— Je crains pas le ridicule, sifflai-je en même temps que mon verre.

— La question n’est pas là, dit Rog qui s’y connaissait en matière d’à-propos.

— Constance est au courant ? demandai-je comme si je ne le savais pas.

— Constance ne me connaît pas, dit Omar Lobster.

Qu’est-ce que ça expliquait ?

— Il faut retourner dans la zone franche, dit-il. On y sera à l’abri.

— Les oreilles indiscrètes, fit Rog en traçant avec son index un petit cercle explicatif.

La voiture nous attendait. Les vacances se terminaient sur ce. J’en avais la gorge serrée, de dépit et d’impatience. Rog ne nous accompagnait pas. Il promit d’être un parfait grand-père pour Carina qui était loin de s’attendre à se retrouver seule dans ce monde si étranger à son attente.

— Elle s’y plaira, Frank, m’assurait Rog à la portière que je ne me décidais pas à fermer comme ma gueule.

Plus rien à dire tant qu’Omar Lobster ne m’aurait pas affranchi. Il leva le pouce pour me signaler la présence constante des satellites de l’écoute universelle. La PCSEU. Putain ! Ça sonnait bien, surtout en anglais. Pisse est-ce you ? Une bonne question à ne pas poser à la Sibylle.

Une heure plus tard, on était loin d’avoir l’espoir d’arriver avant la nuit. Omar Lobster avait prévu des sandwiches et de la poudre de perlimpinpin. Il me proposait des boissons non commercialisées et des dragées expérimentales qu’on avait testées sur les jeunes communiantes et sur des vierges musulmanes. On en savait assez pour chiffrer les flux. Il ne savait pas quel était le but poursuivi. Il ne connaissait que les implications commerciales. Il n’avait jamais fait de politique et maintenant qu’il avait des emmerdements, ça lui manquait.

— Ça ne vous manque pas, à vous, Frank ?

Il conduisait comme une gonzesse, ne respectant que les gosses de moins de dix ans. On n’avait aucune chance de rencontrer des gosses sur cette route interdite. Il n’écrasait que des animaux furtifs qui n’avaient pas le temps de se plaindre.

— Ce qui me manque, Omar (j’avais du mal à appeler comme ça un type qui ne méritait pas de porter le nom d’un crustacé), c’est la routine. Mais je ne suis pas insensible aux charmes de l’aventure.

Je crânais un peu parce que je ne le connaissais pas. Ces savants qui se prennent les pieds dans la réalité géopolitique me rendent prudent quant à l’avenir des concierges qui se prennent pour des flics. On avait un destin commun, Omar et moi : on filait du mauvais coton et on le filait mal. Ça ne le faisait pas rire du tout.

 

Troisième épisode

PÈRE ET FILS

— Courez, Frank! Courez! Ils nous bombardent !

Qui ça, ils ? Omar Lobster venait de disparaître dans l’explosion d’une bombe. On arrivait. Il avait arrêté la voiture sur la roche. Ou bien c’était une espèce de béton lisse comme de l’ivoire. L’étendue de la zone atteignait l’horizon. Pas un repaire à part le soleil dans un ciel blanc. L’air provoquait un silence pesant. Pas une trace d’érosion ni d’eau. Pas un joint de dilatation. Cette surface accrochait. Elle ne se rebellait pas, mais elle ne cédait rien non plus de sa matière innommable. Omar avait sorti un plan et il l’examinait à la boussole. Il prétendait connaître le chemin. Il ne s’était jamais perdu, voulait-il dire, mais ça pouvait toujours arriver. L’effet d’horizon était dû à un mirage et le mirage lui-même dû à l’émanation d’un gaz inconnu qui faisait l’objet d’études. Comme si ce genre de détail pouvait rassurer tonton Frankie !

Puis les bombes se sont mises à tomber. Premier réflexe, je regarde le ciel et Omar me demande de courir. Rien dans le ciel, pas un oiseau de mauvais augure comme ils avaient l’habitude d’en lancer aux trousses des déserteurs et des renégats. Qu’est-ce que j’étais, moi ? Ni l’un ni l’autre. J’avais simplement renoncé à passer pour un con aux yeux de ma famille. Et je me retrouvais dans cette zone où rien n’est mesurable si on ne s’en approche pas assez. Qu’est-ce que je pouvais approcher, à part le cadavre de mon ami ? Dans ce moment de panique extrême, j’aurais voulu qu’Omar Lobster fût mon ami, mais il venait d’être sublimé par une explosion redoutable qui avait atteint mes centres vitaux avec la même force génératrice. Je courais au milieu des éclats qui foraient ma chair tétanisée. Mais je ne trouvais pas les deux seuls objets auxquels j’aurais pu me référer pour tranquilliser un peu mon hypophyse en fusion. Je rapetissais.

Je craignais pour mes yeux. Je me fichais du reste pourvu que mes yeux demeurassent intacts. Mourir aveugle ou dans l’obscurité, j’en avais cauchemardé toute mon enfance. Aucune douleur ne pouvait vaincre cette obsession pour la remplacer par du noir intensifié par du son et de l’air saturé des produits de la combustion. Je voulais tout savoir de la mort dans un dernier instant de connaissance pure, vierge de toute salissure, sans publicité excessive, comme un pilote qui s’applique à ne pas distraire son attention en donnant un sens précis aux variations de la même combustion cette fois enfermée dans une chambre de fonte d’acier et d’usinage précis. Chaque explosion provoquait le glissement de mon corps sur cette surface réelle capable de m’inspirer la non-réalité qui constituait le seul danger véritable de notre monde. On était bien loin de l’imagination. À force de fantaisie, on n’était plus inspiré par la réalité, mais par ces fictions purement formelles qu’on prenait pour les trésors de l’esprit aux prises avec la fatalité. Des fragments d’un autre métal heurtaient mon propre métal et je m’apercevais avec tristesse que l’existence m’avait fusionné plus d’une fois comme suite à des accidents dont je n’avais pas le moindre souvenir. Par exemple, ma mâchoire inférieure était retenue par des crochets en acier dont l’un d’eux venait d’être rompu par un éclat mieux trempé. Ils trempaient leurs métaux dans la chimie extraite des corps vivants. J’avais vu ça dans une usine souterraine dont la cheminée se dressait au milieu des arbres décimés. Ils commençaient par forger le corps. Ils obtenaient un liquide parfaitement en phase avec la mort qui se manifestait par des traces de néant. La matière devenait rapide. Les types qui se consacraient à cette tâche travaillaient nus. Ils éjaculaient à proximité des fusions. Pas une femme pour créer l’illusion de l’amour. Ils descendaient les barres de métal en actionnant des motorisations complexes que seul un programme pouvait maîtriser dans cette ambiance de métal et de chair, de fusion et d’excrétion glandulaire, de sperme et d’acides sublimés. Mon père dressait sa petite queue dans l’entrebâillement de sa combinaison d’essayiste, gueulant comme une bête chaque fois qu’on lui appliquait les principes de la mort métallisée. Les syndicats cultivaient en secret le culte de l’urine. Gor Ur devait bien se marrer dans sa tente du désert. Il était joignable par Internet.

Ce sol n’était pas de l’acier, mais il en contenait. Il sentait la merde. Les fragments létaux sifflaient au-dessus de ma tête. De temps en temps, l’un d’eux me déchirait en surface et je songeais à l’oblique qui menaçait mon intérieur avec une probabilité impossible à mesurer avec les moyens du bord, c’est-à-dire avec ma seule chair. Assourdi, mais pas aveugle, je me traînais sans instinct dans une direction qui avait peu de chance d’être la porte de sortie. Il me sembla entendre les cris d’un homme qui pouvait être Omar Lobster, mais on ne m’avait pas expliqué qui était cet homme et en quoi il pouvait changer le cours de l’enquête. Et comme depuis peu il n’y avait guère de différence entre cette enquête et ma propre existence, j’étais devenu une cible facile en proie aux tourments de la dépression en attendant d’être vaincu par la mélancolie. Le film qui défilait sur l’écran de ma trouille mettait en scène un enfant qui en savait trop et qui était en même temps jaloux de la connerie intrinsèque de ses compagnons de jeu. Une enfance habitée par le sexe et peuplée de sexes probatoires. J’avais été au cœur d’une expérience scientifique, mais les vieux ne m’en avaient jamais rien dit. Mon père enculait ma mère deux fois par jour pour ne pas lui faire de gosses. C’était ça, l’amour. Le mécanisme de l’érection contre celui d’une indifférence calculée au fil d’une autre expérience qui était celle du renoncement à toute dignité.

 

J’avais des problèmes. Sans Omar Lobster, je ne signifiais plus grand-chose. Puis le bombardement cessa d’un coup. Une poussière brûlante retomba. Je la sentais travailler mes blessures, mais dans quel sens ?

— C’est bon pour le sang, dit quelqu’un qui ne pouvait pas être Omar Lobster.

Ce n’était pas la Sibylle non plus. C’était un être dont la parole même ne m’inspirait rien qui fût en relation avec ma mémoire outragée. Je levais la tête, ne comptant que sur l’horizon pour mesurer ma défaite, mais l’homme me parlait du bienfait des poussières qui m’envahissaient. Il frottait même mes blessures avec une main qui me voulait du bien.

— Vous êtes tombé de là-haut ? me demandait-il. On n’aime pas beaucoup les chasseurs par ici. Mais vous êtes le bienvenu.

Des gosses imitaient le bruit des chasseurs. Une femme conseilla la prudence. Ils allaient peut-être revenir. Ils étaient rapides et imprévisibles. Elle insista pour qu’on mît les enfants à l’abri. Je les entendais parler d’un monde que je ne connaissais pas. En principe, les zones franches ne sont pas habitées.

— Vous n’avez rien à craindre, dit l’homme que tout le monde semblait écouter. Ces blessures ne valent rien. C’est vite passé. Vous ne souffrirez même pas.

On me transporta, face contre terre parce que le ciel pouvait abîmer mes yeux. Il faut installer des filtres entre les objets et le cerveau. Je voyais la terre à travers la transparence d’un brancard. L’odeur des hommes m’envahissait.

— Vous pouvez regarder, dit l’homme qui semblait assis sur mon dos.

Je voyais une entrée dans la terre, si on pouvait appeler ainsi cette matière peut-être artificielle. Elle avait été creusée par une bombe à l’endroit d’une fragilité imprévue.

— On creuse par-dessous, me dit l’homme. C’est possible. Vous verrez.

Je n’avais vraiment pas envie d’être le témoin de ce genre d’activité. On me contraignait à pénétrer en dessous de la zone, dans un endroit dont je n’avais pas la moindre idée et dont le principe même ne pouvait pas emporter mon adhésion. Mais j’acceptais l’invitation sans broncher. Le type parut satisfait.

— Vous êtes un homme ou une femme ? me demanda-t-il.

Je devais être salement amoché. J’avais peut-être même perdu mon plat de résistance. L’angoisse me tenaillait les chairs à l’endroit des amputations et des arrachements. On descendait dans la roche creusée à la main. La couche supérieure disparut dans l’ombre et une nouvelle lumière éclaira les boyaux miniers qui s’entrecroisaient dans un bruit de ferraille, peut-être les wagons qui remontaient le minerai.

— Oh, non ! fit l’homme sur l’air du blues. Il y a belle lurette qu’on n’y travaille plus. En fait depuis qu’ils ont recouvert les chantiers. Ils ont travaillé des années sans nous demander notre avis.

Il s’en passe des choses en surface sans qu’on nous mette au courant !

— Le sol de l’Afrique est maudit, précisa l’homme qui s’agitait sur mon dos comme si on approchait de la fin du voyage.

Je le regardais. Il était noir !

— On est tous de la même race, plaisanta-t-il.

Ils avaient fait le coup aux Chinois et aux Arabes ! Peut-être même aux Perses et aux Mongols. Cet homme était d’un beau noir que j’avais observé dans les manuels de Mise en Forme, la MEF. On se penchait sur ces quadrichromies avec la curiosité de l’enfance pour les insectes. On ne savait rien du langage ni du sexe. On nous disait qu’ils avaient cessé de se reproduire à cause du pillage de la terre par leurs propres princes. Rien n’avait été possible sans ces princes dévastateurs. De quoi parlaient-ils ? On n’en savait rien. On savait que cette race avait disparu et qu’elle n’avait pas fait partie du plan OETDLMR. On avait rassemblé les métis pour leur expliquer la banalité de la situation. On craignait une vague de suicides. On les piquait à l’Iranien dont le cours avait chuté à cause d’une fausse nouvelle, on ne savait plus laquelle. Pendant ce temps, les princes africains fertilisaient des blanches et les princesses se donnaient aux plus offrants. Non, je n’avais pas idée de ce qu’il s’était passé à cette époque, l’homme qui accompagnait ma descente dans la terre avait parfaitement raison sur ce détail de l’Histoire. On entra dans une salle qui ne pouvait pas être une chambre. Ils étaient nus et j’étais écorché vif. Cet arrachement avait un sens, je n’aurais su dire lequel, mais je supportais moins l’idée que j’avais perdu un ou plusieurs membres dans le combat qui n’avait mis en jeu que ma panique et mon instinct de conservation. Pas l’ombre d’une trace de honte dans cette chair mise à nu. S’ils avaient de la peau en réserve, elle était noire et je n’avais aucune envie de changer de couleur. Une femme nue m’examina de près. Elle entrait dans ma chair et en ressortait avec la même patiente indifférence.

— Ce n’est rien, disait l’homme de sa voix qui contenait les tranquillisants appropriés.

C’était ce qu’il disait toujours aux écorchés de la surface. Ils les maintenaient en vie jusqu’à que la chair n’en puisse plus de souffrance et de lente détérioration. La femme m’autopsiait. Ils rédigeaient des rapports en échange de l’eau et des semences. Il ne pouvait en être autrement. L’homme croyait me rassurer en m’affirmant que je referais l’amour. La femme semblait en douter. Je surveillais son regard.

— Vous allez bien manger et dormir beaucoup, dit l’homme dont je vis la queue pour la première fois.

Je pouvais entendre le bruit de leurs activités. Ils n’arrêtaient pas de creuser, dans tous les sens. Mais ce que préférait le vieux, c’était creuser vers la surface, à cause de la lumière dont il aimait les effets sur la peau de ses semblables. Ils étaient tous couverts d’une sueur constante. Ils avaient des dents parfaitement blanches et leurs enfants apprenaient en jouant.

— Madame vous conseille de ne pas penser aux femmes, traduisait le vieux.

Ils riaient. Je leur demandais des nouvelles d’Omar Lobster, à tout hasard.

— Il aime trop les femmes, dit le vieux.

Et c’est tout ce que je pus savoir de mon compagnon avant de perdre connaissance. Puis je me retrouvais devant un miroir, parfaitement noir des pieds à la tête. Pas belle, mais séduisante toujours à cause de mes contrastes hermaphrodites. Ils me nourrissaient par le cul à l’aide d’une sonde que mon impatience électrisait comme un éclairage public. J’étais horrifié. Papa Frankie est tout noir ! Maman Chercos ne va pas en croire ses yeux. Le fils me traitera de sale nègre. Un traitement de surface onéreux et inefficace me donnera à réfléchir sur le sens à accorder aux erreurs du passé. Les Blancs avaient transformé en industrie ce qui n’était qu’une pratique sociale. Le seul vrai crime humanitaire jamais commis l’a été par une race. Voilà ce qu’on m’enseignait maintenant.

 

Avant, tu t’asseyais sur un banc pour étudier et tu écrivais sur un pupitre. Maintenant, tu n’écris plus et tu ne fais aucun effort pour apprendre. Tu n’es pas assis, mais couché. On te nourrit pour te conserver. Même ces Noirs connaissaient la musique. Omar Lobster était blanc, lui ! Et il en savait trop. J’étais noir et je ne savais rien !

— Accepterez-vous un jour l’idée que nous n’avons jamais existé que dans votre esprit ? Que nous sommes le produit de votre imagination ? Vous n’avez pas d’imagination. Ils vérifieront toutes vos données. Vous n’avez pas été paramétré pour mentir. Dans cette peau, vous êtes le prisonnier de vos propres idées.

Le vieux Noir m’était beaucoup moins sympathique. La femme continuait de frotter mes blessures avec son onguent magique, mais cette fois il s’agissait de cicatrices qui devaient disparaître pour que le subterfuge fût parfait. J’accordais une importance exagérée à cette perfection parce que j’étais sous l’emprise de leurs drogues.

— C’est bon signe, disait le vieux à la femme. Il va faire sensation.

Perspective qui m’angoissait au point qu’on se mit à buriner mon acier pour diminuer son influence. Ils allégeaient mes objets métalliques comme les bielles d’un moteur de compétition. En plus, je pèserais rien !

— Omar Lobster vous souhaite un prompt rétablissement.

Ils n’avaient jamais entendu parler de la Sibylle.

— A-t-elle existé ? me demanda le vieux.

— Frankie est noir-eux ! Frankie est noir-eux !

C’était les gosses de mon quartier. Ça faisait sourire le vieux que j’évoque ce passé douteux. Frankie est noir-eux ! Frankie est noir-eux ! Et Lolo a une gross’queue ! Je rougissais en ce temps-là.

— Encore un peu de patience. Vous permettez que je vous appelle Frank ? J’ai connu l’Occident. J’en suis revenu avec un trophée.

— Une couille ?

— Un fragment du métal qui fusionnait entre eux et nous.

— Mon père était ouvrier. Adressez-vous à lui.

— D’accord, Frank. On remet ça à plus tard.

C’était peut-être eux qui bombardaient la surface. Ils possédaient des canons et bombardaient les voyageurs pour leur changer la peau. Omar Lobster avait de l’avance sur moi parce qu’il cicatrisait plus vite.

— Non, disait la femme. On ne vous veut pas de mal.

 

Le lendemain, je me baladais en laisse derrière un cerbère que je ne pouvais pas confondre avec mon ombre. On examinait l’état des cicatrices sans le moindre respect pour ma nudité outragée. Les femmes pensaient à voix haute que j’avais perdu ma virilité, celle-ci consistant à bander et à éjaculer. Je bandais et j’éjaculais dans ma tête, commentaient-elles dans les rangs. J’en avais mal au cul.

Les enfants, eux, demeuraient observateurs du moindre changement qui eût contredit la théorie qu’ils étaient censés accepter sans discuter. J’en parlais avec eux, le cerbère ne voyant pas d’inconvénient à obéir aux consignes. Pas une petite fille dans cette assemblée de pénitents studieux. Rien pour provoquer la rébellion sexuelle. On me montra comment creuser la roche. Là-haut, promettaient-ils, tu creuseras la surface. Et ils me pinçaient comme si je devais sortir d’une hallucination dont j’étais le seul responsable.

Avec le temps, je devins l’observateur de tous les instants. La masturbation me donnait un avantage sur leurs orgies. Elle ne concernait que moi. Je refusais les avances avec l’aplomb d’un repenti. Seule une petite fille m’eût détourné de cette obstination, mais ils ne m’en amenèrent jamais.

— Le temps est venu de remonter à la surface, dit le vieux. Tu vas creuser pendant des années. On te souhaite bonne chance.

Le temps ne pouvait pas avoir passé en si grande quantité ni menacer de multiplier les difficultés pour que rien d’autre n’arrive jamais. Je me laissai conduire à la limite où la roche semble se finir. L’endroit était obscur. J’étais empalé sur un poing qui constituait toute ma force. Ça avançait vite ! La main d’Omar Lobster m’extrayait de ce cauchemar. Il n’y avait pas plus de Noirs que de Blancs en broche. Ya des visions d'enfer qui laissent des traces. J’étais bon pour un traitement total. Personne ne souhaite être traité totalement. Je promettais de m’en tirer avec le fragment infime qui me rappellerait à tout instant que j’avais touché le fond.

— Vous les avez vus ? me demanda Omar Lobster.

— Ils sont noirs, Omar ! Je n’en crois pas mes yeux !

— Noirs ? Les chasseurs ?

En principe, ils étincelaient dans le ciel comme autant de miroirs. Qu’est-ce que j’avais perdu dans la bataille ? Omar comptait. Il n’en finissait pas de compter mes blessures sans les décrire. Le soir tombait. Les nuits sont fraîches dans le désert. On coucherait dans la voiture et dans le même duvet.

— J’ai ce qu’il faut pour arrêter les hémorragies, dit Omar Lobster.

Je l’entendais fouiller et se plaindre du désordre. Le ciel devenait opaque comme une vitre dépolie. Il se rapprochait aussi, par un effet d’optique impossible à contrecarrer. Je subissais mes propres efforts pour me sortir de ce pétrin insensé.

— La kolok vous sauve ! exultait mon compagnon.

Plus loin, les Noirs rebouchaient le trou que j’avais creusé de mes propres mains.

— Pour la couleur, dit Omar Lobster, je crains de ne pouvoir rien faire. On verra ça plus tard.

Il n’avait plus le temps de réfléchir, lui qui possédait un cerveau à l’épreuve de l’ignorance et de la connerie. La nuit tombait sur mon innocence. On s’empressa de rejoindre la voiture qui n’avait miraculeusement pas souffert de la mitraille et du feu. Omar prétendait avoir une expérience relative du combat étant donné qu’il n’avait jamais participé qu’à des assauts incompréhensibles. Si ce génie du raisonnement n’y comprenait rien, j’imaginais clairement en quoi consisterait mon rôle si on m’engageait dans cette tactique du terrain miné.

— Demain, on change de décor, dit Omar Lobster avant de trouver le sommeil.

Nuances qui nous séparaient à jamais d’une amitié indestructible : je ne changerais jamais de peau ni d’insomnie. J’améliorerais peut-être mes techniques d’approche de ce monde compliqué par les hommes et ignoré par les bêtes et les idiots. J’avais ma place parce que je me distinguais nettement de l’utile et de l’agréable. La nuit est une habitude ou c’est un mal nécessaire.

 

L’horizon de ces nuits d’attente est impossible à situer par rapport à des lignes de fuite qu’il est aussi impossible de tracer à cause de l’absence d’objet. Je suis sorti plusieurs fois de la voiture en m’appliquant à ne pas réveiller mon compagnon. Le sol demeurait obstinément noir, sans la trace attendue d’une civilisation dont je pouvais être le témoin ou le fou. Était-ce la terre ou une matière inventée par l’homme pour cacher la trace de ses travaux destructeurs ? Je relevais des fragments parmi ceux qui m’avaient atteint. La seule vie possible était la nôtre. Ça devait vouloir dire quelque chose, mais quoi ? Omar Lobster ne me parlait jamais de ce qu’il fallait conclure avant que cette fragmentation ne rejoignît le tout formé par la surface et ce qu’elle recouvre. J’avais beau agiter mon bocal, j’étais intellectuellement bloqué par l’aspect de la surface et de sa fragmentation en voie de résorption. La Sibylle me réveilla au beau milieu d’un rêve pornographique.

— T’es pas mort, Frank ?

— J’crois pas ! Je dormais !

 

Le jour se levait. J’avais dormi cinq heures sur un monticule, rareté des zones franches. Plus une trace de fragment ni même de la voiture. Il y avait une autre voiture et c’était celle de la Sibylle. Où était passé Omar Lobster ?

— Il travaille pour eux, Frank.

Eux, pour la Sibylle, c’était forcément les Urinants. Je la touchais comme si je craignais d’avoir affaire à une vision acide. Elle me touchait elle aussi avec la même sensation de problème à résoudre dans l’urgence.

— Comment c’était avec les Bradley, Frank ?

— C’était bien, Sibylle. J’ai pas beaucoup baisé, mais c’était bien. J’crois même ne pas avoir baisé du tout. Tu sais ce que c’est, Sibylle ?

— Non, Frank. Je sais pas ce que c’est.

J’aurais pu l’appeler « mon amour », mais j’y arrivais pas.

— La vie est dure pour les Noirs, Frank.

J’avais jamais vu un Noir avant d’en avoir vu autant. Pas même dans un miroir.

— Avec un peu de chance, dit-elle, on y sera avant la nuit.

— On s’ra où, Sibylle ?

— Dans un lit !

Elle a de quoi manger, des trucs pour touristes fabriqués à la campagne. C’est salé et je grimace comme un singe qui se regarde. Le pinard coule facilement dans cette gorge qui n’a pas bu du naturel depuis longtemps.

—Depuis combien de temps, Sibylle ?

Je dois mettre le mot « Sibylle » à la place du mot « je t’aime ». J’ai de mauvaises habitudes depuis l’enfance, pas seulement la masturbation et le mensonge pieux. La plupart de mes défauts pallient une sensibilité à fleur de peau. Je ne vais pas changer le monde, je sais, mais je fais ce qu’il faut pour ne pas changer d’identité à la moindre sollicitation érotique. La Sibylle est ma témoin. J’voudrais pas aller plus loin sans ce tas de précautions qui font de moi un emmerdeur.

— Qu’est-ce que tu as trouvé ? demandai-je à la Sibylle pour revenir à nos petits moutons.

— J’ai rien trouvé !

Elle s’énerve, la Sibylle. Elle a tourné en rond, donc autour du pot. Elle n’aime pas ces petits tours et puis s’en vont. Il y a de la larme dans cet œil.

— J’ai su que Gor Ur viendrait pour leur Jubilé, dit-elle pour positiver.

— Il viendra, Sibylle. Je suis sûr qu’il viendra.

En attendant, je m’envoyais en l’air avec un fromage dont le vin assassinait les vermisseaux. J’étais heureux que ça arrive maintenant. La Sibylle aurait pu ne pas être là. Je me voyais en train de battre la terre pour en faire sortir des nègres. Je n’aurais pas été loin sans compagnie. Omar Lobster s’était barré ou il avait été capturé.

— Il s’est barré, dit la Sibylle.

Elle répandait la nouvelle sur les blogs et recevait des messages sibyllins. Rien pour moi chez les punks. Je sentais la campagne. Un peu de merde aurait complété le personnage. Dans la voiture, il y avait un animal qui ressemblait à un chien.

— T’es tellement beurré, Frank ? Tu confonds pas un peu ?

L’animal était un enfant en bas âge qui se mit à ronchonner parce que j’appuyais sur son nez pour faire joujou avec lui. Mais il était trop con pour comprendre que je m’efforçais. Il ouvrir une gueule qui demandait clairement à bouffer.

— Qu’est-ce que tu lui donnes, Sibylle ?

— Des croquettes.

— Il a pas une dent à arracher !

Où elle les trouve ? Dans les poubelles de la société. C’est des enfants de pute. Ils sont même pas agréables à regarder.

— Fous-lui la paix, Frank !

— Mais j’y touche pas, Sibylle !

— Alors empêche-le de te regarder !

Une journée de voyage avec cette bonne raison de se disputer pour des riens, ça promet !

— T’as pas d’bagage, Frank ?

— M’as rien laissé.

— Il aurait dû, parce que j’ai rien pour toi à part cette culotte en élastomère.

J’enfile. Tout rentre. Le gosse m’observe. Il a l’air calme de ceux qui menacent de troubler la tranquillité des voyages dans le désert.

— Tu sais, Frank, j’ai réfléchi.

— Ça m’étonne pas de toi, Sibylle.

— J’vais ouvrir un orphelinat.

J’aurais l’air malin en p’tite queulotte. Un peu censeur aussi, parce que je sais me rendre utile. La Bible de la Sibylle est en acier trempé. J’en ferais un usage intelligent.

— Plaisante pas, Frank. J’en ai marre de l’avenir.

On en a tous marre. Faut vivre au présent du conditionnel. Qu’est-ce que je quittais si je la quittais ? De quoi bouffer et me soigner. C’était pas grand-chose, mais ça m’avait aidé un temps. Je reconnaissais que je ne bouffais plus à ma faim et que ma santé souffrait d’un manque d’attention qui deviendrait tragique si j’abandonnais la partie. Je m’accrochais à l’idée d’être un Noir. Est-ce que ça suffisait pour vivre maritalement avec la Sibylle ?

— Qu’est-ce que t’es con quand tu t’y mets !

 

On voyait la fin du désert sans y croire aussi fermement qu’on aurait voulu. Elle voyait des arbres à l’endroit où poussaient des édifices qui ne présageaient rien de bon. Un premier panneau indiqua qu’on s’était trompé de route. Le gosse en profita pour exiger le sein sans contrepartie. Je l’aurais misé sur le mauvais numéro, cet envahisseur sexuel ! Il avait une gueule de film porno : déjà vue et sans promesse tenue. La Sibylle décida d’y aller. Elle avait des seins pitoyables, mais le gosse avait le coup pour en tirer des lampées qui le réjouissaient jusqu’aux larmes.

— Tu connais ? demandai-je à la Sibylle qui conduisait en seconde.

— Tu connais pas, toi.

La femme changée en connasse énervée à cause d’une hormone dont l’homme n’a même pas pensé à exciter la glande. Il y a des boutiques le long des trottoirs, avec des présentoirs chargés jusqu’à la gueule. Des passants pressés nous ignorent.

— On peut aller manger un bout, si tu veux, dit la Sibylle.

En principe, quand j’ai les foies, j’avale rien qui ressemble à la vie. Mais le gosse s’est endormi, insensible à la civilisation. Comme elle ne laisse jamais un gosse dans une bagnole, on l’emporte dans un panier qui sent la pisse de chat. On entre alors dans une salle qui sent la saucisse et le pain grillé.

— T’as faim, Frank ? Mange !

Je me fais pas prier.

— C’est une maladie qu’a rien à voir avec la race, explique la Sibylle à des gens qui ne la croient qu’à demi.

L’autre moitié s’interroge.

— Si tu prends ton temps, dit la Sibylle, on est bon pour les explications.

Elle n’aimait pas les explications, la Sibylle. Personne ne lui demanderait si elle avait des droits sur ce gosse apparemment malnutri, mais le Noir qui l’accompagnait ne pouvait pas demeurer un problème.

— On n’a jamais entendu parler de cette maladie.

— Ya des maladies qui vous rendent rouges, c’est sûr. Même bleus.

— Ya la jaunisse !

— Ah, ouais, la jaunisse. Et la chlorose.

— Mais pour c’qui est de la… comment vous l’avez appelée ?

— J’l’ai pas appelé, m’sieur. Elle est venue toute seule.

Un type au profil grec, surtout de face, s’approche un peu trop.

— Même avec de l’eau, ça part pas ?

C’est fou ce que le syndrome raciste a pu conserver de sa virulence en bordure des grands déserts de l’humanité.

— Il fait comment pour être blanc, le petit ?

— Il est pas malade, Monsieur. Je serai blanc assez vite si vous me foutez pas en rogne.

Je deviens menaçant. Je défends ma race avec une inconscience d’ouvrier au service de la grande industrie. Le type n’a pas l’intention de me laisser partir en laissant sa cervelle sans réponse.

— D’abord comment vous savez qu’il y a encore des Noirs sur la Terre ? demandai-je pour mettre fin à la conversation.

— On le sait pas, dit le type. On en a peur.

Comment discuter avec des réponses ?

— Tu m’laisses finir ma saucisse ou j’t’explique ? grognai-je.

— Tu finis ta saucisse parce que tu l’as payée, dit le type qui fait rire ses copains.

Je finis ma saucisse.

— On veut pas des ennuis, dit la Sibylle. Il a perdu ses vêtements dans un combat avec l’ennemi terroriste. C’est ma culotte.

Elle expliquait bien, la Sibylle. J’avais droit à un peu de respect.

— Alors comment tu expliques qu’il est Noir.

— Il est pas Noir, merde ! Il est noir !

— Avec un p’tit nœud ?

On n’a pas fini d’rigoler avec ce mariole qu’a fait des études techniques parce qu’il était trop con pour comprendre la littérature.

— Laissez-nous tranquilles, supplie fermement la Sibylle.

Maintenant qu’elle a les seins pourris par les gencives de ce gosse de merde, elle n’a plus aucune chance de nous en tirer dans l’honneur. Où sont mes amis Noirs en ce moment tragique ?

— Nulle part, dit le type. T’as simplement une gueule de con.

— Fallait l’dire tout d’suite avant d’raconter des conneries à propos des Noirs.

Ils sont plusieurs types à reluquer mon slip.

— Encule-les, Frank ! me conseille la Sibylle.

Elle en profite pour s’éclipser. J’entends la bagnole et les cris du marmot.

— Nous enculer ? dit le type en se marrant comme si je le chatouillais déjà du côté de l’anus. On aimerait bien voir ça.

— Vous n’verrez rien si je suis un Noir. Ce serait du viol.

— On te pendra à l’Iranienne !

— J’ai une trop grosse queue pour ça. Les mollahs y vont pas être d’accord parce qu’il est écrit que les voyous ont une petite queue comme la tienne.

— Vous plaisantez ?

Qui c’est celui-là ?

— Si vous cherchez du boulot, j’en ai. Reculez, les gars !

Ils ont un patron, ces minables. C’est un type que je connais bien. Il me propose d’enfiler le bleu des mineurs de fond. J’ai même droit à une lampe au carbure dont l’odeur me donne envie de dégueuler.

— C’est quoi, cette maladie ? me demande Omar Lobster dans la bagnole.

— Vous m’avez laissé tomber.

— Vous devriez vous méfier de la Sibylle, Frank.

— Où m’emmenez-vous, Omar ?

— Vous les auriez enculés, Frank ?

La bagnole de la Sibylle apparut dans la poussière qui venait cracher sur notre pare-brise. Omar Lobstser jubilait. Il gagnait du terrain.

— Au prochain épisode, Frank, je m’la fais.

On dépasse le panneau des concessions minières exploitées par les entreprises à risque d’Amanda Bradley. La route disparaît, réduite aux traces de la Sibylle qui fonce à tombeau ouvert. Omar Lobster n’en démord pas. C’est elle la clé de l’énigme.

— Mais alors, qui est ce gosse ?

Je me le demandais vraiment.

 

À Laredo, les douaniers mexicains trouvent étrange ou dommage que je n’ai pas de seins. Trois types en pleine forme physique interpellent ma féminité. Omar Lobster exhibe un laissez-passer qui les impressionne. L’un d’eux remarque que son père a travaillé dans cette mine. Il y a de la haine sur ses lèvres blanchies par le sel ambiant. Il s’en prend au rétroviseur dont il macule le miroir de sa sueur. Les deux autres s’intéressent à mes seins en riant.

— Qu’est-ce qu’elle a ? demande Pancho.

— Elle est enceinte, dit Omar Lobster.

— On dirait pas, constate Pancho en se penchant sur mon ventre.

— On dirait pas quoi ? demande Omar Lobster.

— Qu’elle est enceinte ! dit Pancho qui jubile.

— Elle n’aura pas de lait, dit Pancho.

— C’est bon, le lait, pour les enfants, dit Pancho.

— Elle dit rien, dit Pancho.

— Elle parle pas ? dit Pancho.

— Elle parle pas l’espagnol, dit Omar Lobster.

— Elle est mignonne, mais elle a la maladie de Chouyon, dit Pancho.

— La maladie de Chouyon ? dit Omar Lobster.

— Il te l’a pas dit, le toubib ? dit Pancho.

— Il me dit rien à moi, dit Omar Lobster. Chouyon est un chercheur français qui s’intéresse pas aux maladies. C’est un linguiste.

— On parle pas du même Chouyon, dit Pancho. Le mien, c’est Alfred.

— Le mien aussi, dit Omar Lobster.

— Ça se guérit, dit Pancho. Je connais un Tarahumara qui…

— On n’a pas le temps, dit Omar Lobster.

— C’est une Noire ou une Chouyonne ? dit Pancho.

— Une Chouyonne, dit Omar Lobster.

— C’est dingue, dit Pancho, cette maladie qui nous rappelle des choses qu’on n’a pas connues, trouvez pas, Mister ?

— La jaunisse ne me rappelle pas ces choses, dit Omar Lobster.

De l’autre côté de la ligne de démarcation, les zonards du système nous observent et prennent des notes. Si on me déculotte, je suis cuit. Les renégats sont en général condamnés à servir de mousses aux sous-mariniers.

— Soignez-vous bien, Señora, dit Pancho en inclinant la tête.

Il a même posé la main sur son cœur, à croire que les choses que je lui rappelle n’ont rien à voir avec la Constitution. On file.

— Bien joué ! dit Omar Lobster qui se parle à lui-même.

 

Une heure plus tard, on boit du tequila et de la chicha d’importation. Un ouvrier de la mine nous a rejoints pour nous indiquer le chemin. Il boit sec, sans arrière-pensées. C’est un type costaud du genre de ceux qu’on rencontre à la périphérie de nos zones résidentielles. Un Obéissant, ce qui le distingue des MH (minus habens). Il est fier de sa casquette qu’il ne quitte jamais et de ses gants de gros cuir qu’il porte dans le ceinturon. Il se rase tous les deux jours, ce qui lui donne cet aspect pirate et ces airs de joyeux, mais profond voyou. Il croque des chilis avec les incisives, montrant le bout d’une langue ulcérée qui ne l’empêche pas de parler. Il veut tout savoir. Omar Lobster se méfie de cette curiosité. Le type est peut-être au service des cons et des salauds qui nous dirigent. En tout cas, il est frais quand il remonte sur sa moto. Il y a quelqu’un dans le side. La Sibylle.

— Salut, Frank.

— On te cherchait, mon amour

(je l’ai dit !)

. Tu connais Monsieur le directeur des extractions nationales…

— Je connais, Frank. ‘jour, Omar.

— ‘jour, Sibylle !

— On y va ? dit le type qui enclencha la première.

On y allait. C’est tout ce que je peux dire pour l’instant. On suivait la moto, dans l’axe, et la poussière commençait à encrasser mes petits poumons de femme enceinte. Je me plaignais dans les virages, à un millimètre d’une paroi dont la roche présentait les signes d’une usure qui n’avait rien à voir avec l’érosion. Une chaleur d’enfer provoqua l’éclatement d’un bouton sur ma peau noire. J’allais bientôt ressembler à un Noir vietnamien passé au crible conjoint de la kalachnikov et de la ruchnaya granata nastupatel'naya.

— C’est les sparassus dufouri, expliqua Omar Lobster qui prenait inconsciemment les virages les plus dangereux du monde. Une mutation qui date du temps où on essayait les nouvelles technologies de la paix sur les Arabes. Elles communiquent par déjection. La ruchnaya granata nastupatel'naya est une grenade à surpression. ce qui rend efficace les sparassus dufouri. On a dû traverser un site d’essai. Fabrice de Vermort est un sacré hurluberlu. C’est lui qui conduit la moto. Il fallait qu’il disparaisse. Constance et moi, c’est du vent.

Il souriait dans les effets nocifs du désert.

— Le mariage était bidon ? fis-je comme si je n’avais pas tout compris.

— Le cadavre surtout, Frank. Fab vous expliquera. Moi-même, je n’ai pas tout saisi. On forme une sacrée paire, Fab et moi ! D’où la FABOM.

— La FABrique d’OMicides !

— Ça pourrait l’être ! dit Omar Lobster. Mais c’est la FActory BOMbing.

On se sent moins noir quand on vous affranchit. Entre la roche qui me frisait et les sourires d’Omar Lobster, je ne trouvais plus mes marques.

— Est-ce que je suis vraiment enceinte ? demandai-je en criant un peu à cause du fracas des canyons.

— C’est possible, dit Omar Lobster. On ne maîtrise pas tout.

J’avais mal imaginé le comte Fabrice de Vermort. D’abord en l’imaginant mort. Puis en l’imaginant avorton. Ça faisait un petit cadavre dans mon imagination, pas une armoire à glace encore en vie. Je pouvais voir la puissance de son dos mise au carré par l’emprise des bras sur le guidon. Les cheveux de la Sibylle accompagnaient cette géométrie du muscle. Il portait un bandana aux couleurs de la Nation, la nôtre. Je ne pouvais pas retenir mes cris de joie patriotique.

— Vous serez moins heureux dans une heure, Frank.

 

On fit le plein au milieu des agaves. Je me serais cru au Toyo d’Almería dans le sud de l’Espagne où j’avais perdu la vie selon Omar Lobster qui n’était pas plus vivant que moi. Il était même mort avant moi et c’est en cherchant à lui rendre justice que j’ai pris plusieurs balles dans la peau. D’où la maladie de Chouyon qui conjugue l’hermaphrodisme et la négritude.

— C’est pas la bonne explication, Frank ! ronchonnait la Sibylle dans mon oreillette.

— Si on m’explique pas, j’hallucine !

— T’hallucines pas non plus, Frank ! Tu gamberges.

J’voyais pas la différence. Au bout de chemin de l’intox, l’abstraction et le concret, ça fait un.

— Ça fait deux, Frank, dit le Comte qui contrôlait une trajectoire impossible à mesurer en même temps que lui.

— J’vois ça, dis-je.

Mais je ne voyais rien. À qui appartenaient ces cadavres qu’on avait trouvés dans la chambre 1954 pendant la soi-disant nuit de noces.

— Frank ! La NDN est une technique holographique de la quatrième génération. On s’en sert encore si le flic est un con.

— T’étais au courant, Sibylle ?

— J’étais au courant de rien. Mais j’ai eu des doutes quand tu t’es mis à parler de cadavres que je ne voyais pas. Ça sentait la NDN à plein nez et comme t’es vraiment con, Frank

(je t’aime moi aussi)

, j’ai compris d’où ça venait.

— Roggie nous a bien baisé toi et moi !

— Il t’a baisé, Frank.

— J’te crois, Sibylle !

Des cadavres holographiques ! Je suppose que l’holographie avait aussi servi l’illusion de la mort du Comte. D’où le prétendu usage du C4 sous le menton. Avec une tête pareille, on pouvait le prendre pour n’importe qui.

— J’espère que vous n’êtes pas des comploteurs, dis-je dans le micro résiduel. Je suis déjà renégat. Ça f’rait beaucoup pour un minable comme moi !

— Si tu ressens une douleur aiguë dans l’œil droit, Frank, t’inquiète pas. La traversée du champ visuel est un peu douloureuse pour les profanes.

— Un peu ou aiguë !

— Ya pas d’risque, dit la Sibylle. Son œil droit est en verre.

— J’avais pas remarqué ! firent en même temps le Comte et l’Ingénieur.

— J’l’ai perdu dans un combat.

— … ?

— Contre moi-même.

 

Le désert changeait. On approchait d’une oasis. Les grandes nations de ce Monde sont : l’Arabie, le Japon, les USA et la Germanie. La France, c’est de la merde et les Chinois ont intérêt à le rester. Les quatre drapeaux flottaient dans une immobilité tétraplégique. Le vert, le rouge, le bleu et le noir. C’était beau comme la rencontre d’une aiguille et d’une botte de foin.

— Pas de politique, Frank ! On n’est pas spécialiste. Il a fallu que ça tombe sur les quatre langues les plus difficiles du Monde.

— Parlons français, Omar.

Un chemin de p’tits cailloux apparut en bordure d’un alignement de palmiers. On se sentait déjà frais et dispos. Le Comte gara la moto contre un mur rouge surmonté de citrouilles dont les queues vertes circulaient entre les morceaux de verre. Omar Lobster poussa la bagnole sous les arbres, ce qui dérangea un Bédouin qui ressemblait à Marilyn Monroe. Sur la place, des types en bleu de travail discutaient fermement autour d’une table où les bouteilles dégoulinaient de condensation. On entra dans l’ascenseur. Constance et le Vicomte nous y attendaient. Quel était le rôle d’Anaïs Kling dans cette histoire de gros sous ?

— Voilà l’endroit, Frank, me dit le Vicomte qui ne quittait jamais son stéthoscope. J’vais vous piquer à la kolok.

— Déconnez pas, carabin ! C’est d’l’Iranien !

Ici, on te pique à l’entrée et à la sortie, des fois qu’t’aurais trop d’inspiration. Anaïs Kling apparut dans une robe de soirée qui avantageait une poitrine vieillissante. Il y avait du monde, du beau je suppose, avec du fric et des envies de le dépenser. Une terrasse donnait sur un port de plaisance où les goélettes fricotaient avec les frégates. Anaïs voulait me montrer les barques de pêcheurs qui paressaient sur la plage. C’est ça, le chômage, le côté nostalgique des métiers naturels. Des hommes regardaient la mer en silence, les mains dans les poches. Ils étaient comme ça nuit et jour. Ils s’occupaient.

— Vous n’aviez rien compris, hein, Frank ? me dit Anaïs Kling qui aurait pu être ma mère.

Ils s’amusent. Je crois que ça doit être vachement amusant de rester riche alors que tout va mal pour le reste de l’humanité.

— Vous avez combattu, Frank ? J’admire les combattants, même morts.

Elle voulait prendre un verre avec moi. Je pensais à Muescas et à Cecilia. Ils étaient riches eux aussi. Cecilia m’avait même confié qu’elle avait de la chance, ce qui voulait sans doute dire que je n’en avais pas. Les Bradley ne parlaient jamais de leur pognon, sans doute parce Mike n’en avait pas et qu’Amanda en avait trop. Tout le système minier lui appartenait en grande partie. Comment un pauvre peut-il mesurer cette part qui est forcément plus qu’un fragment du bien commun ? Il nous manque cette éducation. On est vraiment des cons. Elle prit un tequila sans le sel et le citron. J’avais l’intention d’avaler quelque chose de plus définitif, genre toxique élémentaire. On me conseillait de la fermer.

— Vous parlez trop, Frank ! susurra Anaïs Kling qui tenait à moi pour des raisons de filiation évidente.

— J’parle pas, maman ! Je m’vide !

— C’est chouette, comme endroit de rêve, dit Omar Lobster qui revenait dans une conversation oubliée. Qu’en dites-vous, Frank ?

Je disais rien, mais je n’en pensais pas moins.

— On fera un p’tit tour, promit-il.

— Omar est un excellent marin, Frankie.

— Moi j’suis le roi du dégueulis !

Il faudrait qu’j’en sois propriétaire pour avoir le mal de mer dans une de ces goélettes. Je n’vois aucun inconvénient à souiller le pont si j’en suis le seul responsable devant les autorités. T’imagines Frank Chercos qui vient dresser le procès-verbal des conneries de Frank Chercos ?

— Vous visiterez aussi la Mine, dit Anaïs Kling.

Je visiterai tout ce qu’on voudra que je visite, y compris les salles de contention chimique si ça leur fait plaisir. J’en ai marre qu’on s’occupe de moi. Pas vous ?

— Ah ! S’il n’y avait pas ces bombardements ! s’écrie Omar Lobster dans un filet de voix digne d’une chanteuse des rues.

Du coup, je remarquais les traces derrière les coups de peinture hâtifs et les replâtrages sommaires. La guerre n’était pas finie. Ça , Fifi le savait et Lolo s’en foutait.

— Venez, Frank, on nous attend.

 

Omar Lobster me conduisait sur les tapis mécaniques. On filait à vive allure, empruntant des escaliers qui descendaient. Si j’étais dans la gueule du loup, le loup avait le ventre plus gros que les yeux. La lumière devint complètement artificielle. J’entendis le déclic de mon œil de verre. Ils finiraient par me démasquer et ce ne serait alors pas cet œil qu’ils arracheraient en premier.

— Vous irez au Jubilé, Frank ? me demanda Omar Lobster qui connaissait toutes combinaisons secrètes.

La Sibylle m’y traînerait peut-être. K. K. Kronprinz animerait le centre des installations ludiques, sur une île artificielle au milieu d’un lac artificiel où les spectateurs vogueraient à bord de petits voiliers à moteur hors-bord. L’affiche indiquait les points cruciaux sur un plan symbolique. Une fois sur le terrain, il fallait se laisser guider par l’instinct grégaire. On s’amuserait et en plus, on aurait droit à de la philosophie et à de l’art. Le spectacle total, prétentieux et nocif. J’y amènerais pas mes gosses, mais puisqu’on était entre adultes, ça n’irait pas loin question profondeur et générosité. Et ceux qui pouvaient dépenser du pognon le dépenseraient pendant que les autres chercheraient à en gagner sans trop regarder à la dépense morale.

— Vous êtes belle, Frankie ! Je vous adore ! Je ferai de vous une artiste !

J’avais pas vraiment envie de devenir l’artiste d’un mec. Si je suis enceinte, tas de merde friquée, c’est parce que c’est une expérience inédite, comme dans les films. J’en fais pas l’artiste pour autant ! La robe de soirée, c’est pour parfaire l’idée.

— Très chic, Frankie ! Vraiment très… comment dire ?

— Ne dites rien et servez-moi un autre verre.

Je papillonnais. Ces soirées distinguées me rendent folle. Mais je ne vais pas plus loin que la nuit. Au matin, je me remets au travail. J’ai un salaire à défendre et des idées à revendre. Quand je les vendrai, vous s’rez des cadavres.

— Frank est à l’origine de plusieurs complications dont il faut que je vous parle, Roggie.

Il était là lui aussi. Je revoyais pour la nième fois un type qui savourait le temps comme s’il en avait compris le concret. Il cachait Carina dans une valise qu’il n’ouvrirait pas en présence des importuns.

— Je vous trouve très… comment dire, Frankie ?

Il me servait un autre verre et acceptait de le partager avec moi. Ça me rendait folle, ces petits détails. Des musiciens nous environnaient de rythmes sexuels. Comment négliger ces attentions délicates. J’eus même droit à un cocktail de gambas. Avec des granulés d’acide et des bonnes manières. Que demande le peuple ? Changer de sexe et mourir vivant.

— K. K. K. est un artiste divin, disait Anaïs en caressant les rêves oubliés sur le comptoir.

Elle croisait des jambes fatiguées. Un mineur les reluquait sans intention d’y toucher. Il acceptait des verres et suçait des bites pressées. Elle assistait à ces fellations sans les commenter. De loin, elle me hélait et pendant la seconde qui suivait, je faisais l’objet d’une considération distinguée. Roggie me parlait du Monde et des inconvénients de la richesse. Il connaissait tous les riches, les nouveaux comme les héritiers, et il n’avait jamais écrit un bouquin là-dessus. Il ne savait pas écrire non plus, mais ça n’expliquait rien. Il prenait des notes en marge de ses lectures. Il me les montrerait si je consentais à consacrer un peu de mon temps précieux à cette minorité qu’il qualifiait de primordiale. On peut pas être tous riches. Ni tous pauvres, comme dans certaines zones où rien n’avance sur le plan social ni scientifique.

— Vous ennuyez cette enfant, Roggie ! dit Constance qui admirait mes jambes comme si c’étaient les siennes.

— On n’ennuie jamais un pauvre qui change de sexe et qui veut mourir vivant, ma chère Constance que j’aurais pu épouser si j’avais eu de la chance.

— Rog ! Vous me flattez !

— Rog ! Vous me flattez ! minaude Anaïs Kling toujours à distance.

Elle sait tout du comptoir et de ce qu’on y abandonne. Elle nous surveille dans un miroir qui n’attend qu’elle pour être brisé. Constance hausse les épaules devant cette courtisane finissante.

— Notre ami Muescas s’en plaint lui aussi, dit-elle comme si elle tenait à témoigner de son attachement aux valeurs patriotiques.

— On ne peut pas tout prévoir, mon amie, dit Rog Russel dans un souffle.

Des filles s’amènent alors comme des poules qu’on vient nourrir. C’est papa Roggie qui paye. En pépites, le kopek n’ayant pas cours ici.

— Il vous faut des pépites, Frank, me dit-il avant de les emporter sur un nuage. Sans pépites, Frank, vous n’êtes rien dans ce Monde de chercheurs d’or.

 

Je descendis encore. Là où j’allais, il n’y avait pas de lac pour rassembler les hommes et leur donner l’illusion que ce qu’on peut posséder vous appartient vraiment, une fois payés les impôts. Je descendais seul, entre la vie et la mort, entre la femme et l’homme, et sans doute aussi à mi-chemin entre l’enfant empoisonné et le vieillard désintoxiqué. On ne vit pas longtemps heureux dans ces conditions. Ou alors on devient définitivement dépendant des substances parallèles. Descendre dans ces enfers de l’humanité, les exploitations minières comme les champs de bataille, c’est tout ce qui reste à l’homme qui préfère la survie à une disparition qui perd son sens dès qu’elle est appliquée. Les murs d’acier se finissaient avec la chaleur des entrailles de la Terre. Qu’est-ce que je cherchais ? Je n’en avais plus la moindre idée. Je descendais pour me priver des paliers de décompression, comme un plongeur qui ne voit pas le fond et qui sait que la remontée est devenue une parfaite utopie. Des ascenseurs s’activaient pourtant dans la poussière. J’observais des visages fatigués, des regards qui n’en pouvaient plus d’avoir visé le même objectif pendant les heures interminables de l’embauche. Ces types remontaient parce qu’ils allaient redescendre. Ils crevaient en cours de route sans inspirer la moindre pitié.

Au dernier palier avant la fusion, la Sibylle m’apparut dans un faisceau holographique. Elle regrettait de ne pas descendre, mais elle avait un travail à terminer sans moi puisque c’était ce que je souhaitais maintenant.

— Pourquoi maintenant, Sibylle ?

— Ton heure est arrivée, Frank. J’y peux rien. T’es vraiment con.

— Je t’aime !

— Moi aussi je t’aime !

C’était con de se quitter sur des mots d’amour qui n’avaient plus aucune importance. Je dressais ma queue dans cette lumière.

— T’es vraiment con ! fit la Sibylle et elle disparut.

Qu’est-ce que j’avais pas compris ? Le Comte voulait que je descendisse et je descendais ! Il était avec moi en pensée. Je sentais son influence. Ce n’était peut-être pas le Comte, d’ailleurs. Mais je m’en foutais de ce que c’était et je descendais dans le trou. Un type l’occupait déjà.

— Qu’est-ce que tu cherches ? me demanda-t-il en brandissant une torche qui était le portrait vivant de mon père.

— J’sais pas, dis-je. Tu cherches, toi ?

— Je travaille. Tout ce que je trouve appartient à la Compagnie. Je suis bien payé.

— Assez pour en profiter longtemps ?

Il riait avec une bouche qui ressemblait à un rat crevé. Il se remit au travail, actionnant le laser avec une commande à distance. La terre s’ouvrait comme une orange, bleue comme je l’avais jamais vue. Une substance coulait avec des apparences de fusion, mais à part le rouge et le blanc, j’avais jamais vu une fusion pareille. Il paraissait tranquillisé par cette coulée qui rejoignait une rigole bruyante d’humidité relative. Il s’y connaissait. Travailler nu ne le dérangeait pas s’il était seul. Il y avait bien les caméras de contrôle, mais ces regards ne l’inquiétaient pas.

— Ils s’intéressent à la matière que tu vois de plus près, toi. Tu connais son nom ?

— Je supporte pas les choses qui n’ont pas de nom.

— T’en as un, toi ?

— Frank. Frankie. Lolo. Lorenzo Dla. Je sais plus dans quel ordre. Tu s’rais pas Lucifer ?

Le type provoqua une étincelle à cause de mon impatience.

— Je tiens pas à finir carbonisé à cause d’une seconde d’inattention, dit-il en giclant une substance qui atteignit l’endroit exact d’où était sortie l’étincelle comme une petite fille qui n’a pas compris la leçon.

— Vous y donnez des leçons, à ces pétasses ?

— J’peux vous demander qui vous êtes ?

Il n’était rien. Ça simplifiait les choses et les relations. Ce qu’il préférait dans la vie, c’était la douleur de l’autre. Il n’en provoquait jamais. Il comptait sur la chance. J’allais peut-être souffrir moi-même, qui savait ?

— Touchez pas à ça ! dit-il sans se retourner.

J’y touchais pas. Je bandais parce que la mort n’était pas loin. Il y avait une brèche dans la paroi, mais le type m’expliqua que c’était réservé à ceux qui le voulaient. Il fallait vouloir pour visser son œil dans cet interstice. Que pouvait vouloir un type comme lui ? Rien qui pût se trouver dans cette sorte de blessure appartenant peut-être à un corps dont on n’avait pas idée ni l’un ni l’autre.

— Remonte ! me dit-il.

La fusion éblouissait son regard d’enfant au travail de l’adulte. Je pouvais pas remonter. J’avais peur. J’étais vissé dans un sol qui menaçait pourtant de se dérober à tout instant. Une constante vibration tellurique animait nos surfaces et nos voix.

— Tu sais rien de rien, mec, dit le type qui enfonçait sa barre dans la fusion bleue. Je sais rien moi non plus. Ø + Ø ça fait Ø. Tu sais compter ?

Que voulait-il dire ? J’éjaculais contre la paroi à l’endroit de la fissure.

— Ça fait du bien, je sais, continuait ce type. Mais c’est Ø + Ø. Tu comprends ? Moi ya longtemps que j’ai compris. J’ai pas eu besoin de changer de sexe et de mourir vivant. J’me tiens à carreau. Je descends et je monte. Pour moi, c’est pareil, descendre et remonter. Je connais l’ascenseur comme si on était de la même famille. De quelle famille tu es, toi ?

— J’ai de lointaines origines…

— Ça complique, faut r’connaître.

Il était plus attentif maintenant. La fusion semblait obéir à ce qu’il lui imposait. Il suait comme un ch’val.

— Un quoi ?

— Un cheuval.

— Quand t’auras fini, tu dégages, mec.

— J’ai fini. Je peux pas m’en aller !

— T’as si peur que ça, Frank ?

Je sentais bien qu’il fallait que je remontasse. Ça m’inspire le subjonctif imparfait, moi, ces trouilles du combat !

— Chacun son boulot, dit le type qui n’arrêtait pas de boulotter pour la Patrie au poste que la Patrie lui avait assigné.

Là-haut, on déchirait la chair, on brisait les os, on répandait les entrailles et la cervelle. Les morts avaient de la chance.

— Si j’étais toi, je remonterais, mec. Tu sais ce qu’ils font des déserteurs ?

— J’suis pas déserteur. J’suis renégat. Peut-être comploteur !

— Tu sais ce qu’ils font des types comme toi ? Va te battre, Frankie ! Ils te foutront la paix si tu te bats. Tu crèveras peut-être sans souffrances. J’te céderai pas ma place ! Fous l’camp, planqué !

Il devenait menaçant, ce forgeron en herbe. Dix-huit ans, pas plus, et une gueule à faire peur à un Arabe. Des cheveux blonds ratatinés sur les tempes. Les dents dehors en permanence. Il plaisantait pas. Il n’avait aucune envie de plaisanter avec un assassin. Je voulais l’enculer avant de le faire crever. Qui s’en plaindrait ?

— Tu connais pas l’boulot, mec ! gémissait-il.

— Tu m’apprendras pendant que j’te baise le cul, connard !

— J’ai une femme et des gosses, merde !

— T’as rien que j’ai pas moi-même, blanc-bec ! Tu vas retourner au combat ou j’te fais la peau !

— Mais j’y ai jamais été, au combat ! Ce boulot, je l’connais bien. Je suis irremplaçable ! Tu l’es pas, toi, aux yeux de tes compagnons d’infortune ?

— J’sais pas tuer. T’as d’la chance ! Suce !

Il suçait pendant que la fusion se libérait des contraintes qu’il savait lui imposer parce qu’il connaissait ce travail. Moi, j’étais un flic perdu dans un monde de soldats et de mineurs de fond. J’avais plus ma place. Il suçait parce qu’il croyait que ça me ferait du bien et que je remonterais avec le souvenir d’un plaisir fusionnel qui donnerait du fil à retordre aux stratèges de mon malheur. Une bite d’acier, ça les inspire, ces moins que rien ! La fusion bleue devenait blanche, rouge aux commissures, avec des éclats d’un vert strident dans les moments de torsion extrême.

— J’en peux plus, mec ! soupirait le mineur. T’es trop long ! J’ai pas l’habitude avec les mecs. J’suis pas à la hauteur.

— Alors remonte, connard !

— Tu vas tout foutre en l’air, ici ! C’est jamais arrivé, mec !

— C’est arrivé au moins une fois, dis-je comme si je prêchais la bonne parole.

— ¡No me digas !

 

À l’époque, ils installaient les usines en surface et on traitait la fusion à même le sol. On en crevait doucement. Ça f’sait partie du salaire du vieux. On allait en vacances pour exporter le malheur. On empoisonnait la mer avec nos excrétions. Et on revenait avec des envies de soleil et de farniente. Le vieux en crevait encore, ce qui nous donnait un avantage sur lui, question prix à payer. Il rattrapait le temps perdu en violant les droits de son épouse légitime. Heureusement, il avait pas les moyens d’une maîtresse, sinon elle aurait abusé de nos droits dont il n’avait rien à foutre. Quelle dégringolade ! Le navire familial prenait l’eau des égouts de la ville. On n’avait pas choisi not’métier, mec !

— J’ai pas choisi ! J’étais descendu en observation commandée. Le type agonisait dans la fusion. J’ai pissé tout ce que j’ai pu pour le sauver. Mais il a crevé. J’y pouvais rien. Le travail me plaisait, mec ! J’avais jamais travaillé comme ça. Quelquefois, j’entends la rumeur des combats. J’me dis que j’ai le cul verni. Ils m’envoient des holographies pour l’hygiène. Je dépense pas un rond, mec !

Il avait l’air heureux, en plus ! Je pouvais l’abandonner ou le crever. Quand je suis remonté à la surface, l’endroit paradisiaque avait changé. Les rupins participaient à la restauration des lieux. Ils suaient comme des hommes.

— Yen a marre ! disaient-ils alors qu’ils étaient les seigneurs de la guerre.

Ils en avaient marre de quoi ? D’avoir à reconstruire ce qui était dans leurs moyens ou de répliquer avec les mêmes moyens dans un camp où c’étaient toujours les mêmes qui trinquaient ? Omar Lobster buvait des daïquiris avec une inconnue qui prétendait avoir du fric, mais qui ne le trouvait plus dans ce merdier. Elle en avait marre, elle aussi.

— Paraît que vous êtes descendu, Frank ? me demanda Omar Lobster qui avait l’air bien parti.

— Jusqu’au fond ? s’étonna la rupine momentanément désargentée.

 

J’étais descendu, c’est tout ! Ils n’avaient pas besoin de savoir qui j’avais rencontré et si j’en avais profité pour me faire sucer. J’acceptais un verre de rhum agricole. La femme, qui ne cachait pas son âge parce qu’elle n’avait même plus les moyens de la jouvence, critiquait l’organisation des secours. Elle avait conduit une pelleteuse une fois. Elle avait écrabouillé des corps poussiéreux qui se plaignaient en retrouvant l’air du dehors et sa lumière prometteuse de lendemains qui chantent.

— Ah ! L’expérience ! jubila-t-elle entre deux gorgées.

Des mouches tournoyaient. Un pauvre type les chassait en s’excusant. Ce n’était pas moi. Mais ça aurait pu.

— On sera moins joyeux au Jubilé, dit Omar Lobster.

— J’adore K. K. ! fit la vieille qui n’était plus toute jeune.

— C’est du métal ! m’écriai-je comme si je faisais partie de la famille.

Sur le quai, Roger Russel inspectait le flanc de sa goélette. Le petit corps tout noir de Cecilia avait souffert de la peur à cause des shrapnels qui avaient atteint un autre endroit précieux du navire. Muescas s’agitait en menaçant le ciel. Je voyais aussi les Bradley qui contemplaient les ruines comme s’ils venaient eux-mêmes de participer à l’effondrement de ce château de cartes construit par des Espagnols en vadrouille. On criait ici et là pour marquer le terrain.

— C’est reconstructible, dit Omar Lobster. On récupère et on remonte. C’est la contre-attaque qui va coûter. Là, je ne suis pas spécialiste, mais je peux chiffrer. On ne devrait pas contre-attaquer.

— Les patriotes contre-attaque toujours ! s’offusqua la perdante.

— C’est le défaut de notre cuirasse, dit Omar Lobster. On détruit par esprit d’équilibre. C’est incohérent.

Je filais à l’Anglaise avant d’avoir à me servir de ma science. La Sibylle m’attendait en se rongeant les ongles. Elle en avait perdu un en attrapant au vol un cadavre qui allait la dépasser. Elle avait perdu un ongle dans l’affaire et ça l’avait rendue folle de rage.

— On peut pas rester ici, Frank !

— On va rater le Jubilé !

— Tu t’le fous dans l’cul, Frank !

— D’accord, Sibylle. On se casse.

Il fallait traverser le cordon de sécurité. Évidemment, il était circulaire. Les types qui le composaient n’avaient pas des tronches d’enfants de cœur. On avait plus de chance en discutant avec les canons. La Sibylle cherchait la faille. Il y en avait une, d’après elle. Je me servais de mon œil de verre et elle brouillait le faisceau avec des chants de Noël. Les cerbères ne bronchaient pas. Ils étaient fondus dans le meilleur acier. Ça pouvait péter à tout moment. Il en ramenait pas large, le Fifi !

 

Il fallut attendre le crépuscule. Ils scrutaient le champ de ruine avec une attention impossible à détourner avec les moyens dont on disposait la Sibylle et moi : un vieux vélo qui avait appartenu à un livreur de pizza, une lunette de visée sans l’infrarouge indispensable, un laser sans son alimentation et une espèce de manche qui avait servi à un outil non identifiable. Avec ça, la Sibylle partait à la conquête du Graal. J’en pleurais.

— Ah ! Si ce gosse ne m’avait pas détruite !

Elle était Cunégonde et j’étais son Candide.

— Réfléchis, Frank !

 

— Vous en savez trop, Frank.

Ce que craignait Kol Panglas, c’est que je finisse par comprendre. Il m’a cueilli à la sortie de l’hôpital. Je marchais avec des béquilles.

— On sait qu’elle était avec vous, Frank.

Elle était avec moi quand la voiture a dérapé. J’ai vu le ciel se renverser et ma tête a troué un sable chaud comme des mains. On n’était pas loin de Pékin. Je ne connaissais pas ce désert. Le choc m’avait arraché les bras. Les Chinois ont bataillé deux heures avant de me sortir de la ferraille. Les bras me suivaient dans un coffre réfrigérant. Je pouvais voir une foule bigarrée qui commentait l’accident et parlait d’une femme fuyant entre les pins fossilisés. Une voix comptait, une autre encourageait l’infiltration des produits, les murs sont apparus au moment même où je renonçais à survivre. La douleur m’entourait comme la pression d’un autre corps contre lequel je finirais par lutter inutilement.

— Qu’est-ce que vous foutiez à Pékin ?

— Le Chinois avait quelque chose à nous dire.

— Vous l’avez rencontré ?

— Il a contacté la Sibylle après l’accident. C’est comme ça que j’ai su qu’elle s’en était sortie indemne. Pas un bras coupé, rien !

— Elle communiquait avec vous parce que les Chinois vous avaient débranché. Ils vous croyaient mort. On a reçu un signal.

— Je sais bien, patron, qu’on ne meurt pas si on est déjà mort ! Mais la sensation est la même. La même angoisse de l’athée que l’odeur de l’encens rend vulnérable. Gu était à mon chevet et il leur expliquait. Ils ne comprenaient pas. Qui était cette femme ? Ils l’avaient poursuivie, mais elle s’était envolée et avait disparu comme un oiseau au milieu des oiseaux.

— Il y avait d’autres femmes ?

— Elles étaient toutes là, multipliées par le virus. Gu en savait long sur le sujet. J’écoutais sa voix à travers le mur acide. Ça ne voulait rien dire !

— Calmez-vous, Frank ! Comment vont vos bras ?

— J’ai eu un accessit en rééducation, patron. Les Chinois sont reconnaissants si tout se passe comme c’est prévu. J’ai soulevé le premier verre dans un concert de félicitations. Il a fallu que j’attende longtemps avant de tourner la première page. Ils vous adorent si leur truc a fonctionné. Vous n’y êtes pour rien. Dans leur esprit, ça a marché pour d’autres raisons que les vôtres.

J’étais rentré au bercail avec deux bras artificiels et des jambes où le sang ne circulait plus sans douleur, ce qui affectait indirectement mon cerveau traversé de lueurs antalgiques. Kol Panglas vint me chercher à la sortie de l’hôpital. On avait tenu à m’observer des fois que les Chinois m’auraient truffé de virus. Le rapport indiquait que j’étais intoxiqué par un cocktail de substances difficile à évaluer. Si je devais revenir pour une désintoxication, on reprendrait l’analyse à zéro et on n’agirait pas avant d’avoir compris ce que les Chinois s’étaient imaginé en capturant un agent du Système. La voiture avait basculé dans le vide comme suite à l’explosion d’une katioucha transformée en mine. Personne n’expliquait comment je m’en étais sorti.

— De notre côté, dit Kol Panglas, nous avons capturé Gu. Il ne veut parler qu’à vous. Si ça ne concerne que vous, Frank, on aura vainement dépensé une fortune à sauver ce qui reste de votre passé. Vous le verrez demain.

Là, je voyais le corps de ma femme qui refusait de trinquer avec moi parce que le gosse n’était pas encore rentré de son cours de cuisine. La seule chose qui lui vint à l’esprit en me regardant gémir de douleur sur le seuil de notre bercail, c’était que j’avais l’air de ne pas avoir souffert autant qu’elle. Elle avait beau ne rien ingurgiter, elle tenait debout et elle était même en vie. Je me suis tout de suite servi un verre. Mes bras cliquetaient sinistrement.

— C’est vraiment du toc ? fit-elle.

Elle n’en croyait pas ses yeux qui ont l’air de deux trous de serrures percés dans une porte vitrée. Elle se plia en trois pour s’asseoir et m’observa aussi lentement que l’insecte qu’elle imitait depuis des années passées à grignoter mon espace vital. La première gorgée me fit l’effet d’un corps plongé dans un liquide sans exercer la pression correspondante. J’étais égaré plus que malheureux. On ne vous réduit pas au légume sans vous communiquer une certaine inconsistance face au plaisir. La Sibylle m’avait prévenu avant qu’on traversât le cordon de sécurité, à Miami. On avait pourtant réussi à tromper leur vigilance. Les Chinois étaient sur notre piste. On pouvait voir leurs phares camouflés en verts luisants. Des vers luisants dans un désert apocalyptique, ça m’inspirait et j’en parlais à la Sibylle qui pédalait fermement. La roche explosait finement dans l’obscurité relative d’une nuit tranquille. L’odeur des neutrons résiduels me rappelait celle des insectes ouverts sur l’autel du sacrifice. À cette époque bénie, la Sibylle n’était pas encore la Sibylle. C’était une petite fille qui aimait les petits garçons qui lui servaient de modèle pour ses futures créations. On comprend mieux ainsi la fixation du vieux Frank. La dynamo ronflait sous moi et des animaux véloces traversaient le champ de vision réduit à la portée du phare. On n’éblouirait personne de cette manière. On croisait peut-être d’autres âmes en perdition, ou on les dépassait, mais on se sentait seul la Sibylle et moi, terriblement seul, comme si on venait de jeter nos dés derrière nous et que c’était d’une importance vitale. On a trouvé la bagnole le lendemain à l’aube et on ne s’est pas fait prier pour la piquer. On n’a même pas réfléchi à la question de savoir ce que signifiait vraiment cette caisse au milieu d’un désert dont les rares habitants roulaient encore en chameau. Mais un chameau nous aurait mis la puce à l’oreille. On a filé vers l’Ouest en se disant qu’on s’y battait moins parce que c’était, et c’est toujours d’ailleurs, l’endroit où le soleil se couche.

— Ça veut rien dire, Frank !

Tant pis. Un serpent qui dormait calma notre appétit. On bouffe n’importe quoi si on a faim. Mon gosse n’avale pas n’importe quoi et personne ne lui fera bouffer ce n’importe quoi même dans la situation tangente dans laquelle se trouvait son père à ce moment crucial où la Sibylle pouvait l’abandonner sans tir de semonce. C’est ce qui était finalement arrivé. Elle m’avait abandonné à une mort certaine. Mais les Chinois veillaient. Ils m’ont déclaré comme produit d’exportation et les douaniers étasuniens n’y ont vu que du feu. Gu les a trahis en informant le Système. Plus personne ne pouvait agir sans sacrifier du temps et du fric. Dans un système qui spécule en temps réel, le gagnant est celui qui ne perd pas. Tonton Frankie pensait plutôt à se servir honorablement des prothèses que l’Empire du Milieu offrait gracieusement à l’empire de mes sens. Tout le monde était d’accord là-dessus : j’avais de la chance.

 

On me ramena au bercail avec les autres cadeaux, des malles pleines de souvenirs de la Chine dont je ne connaissais que la chambre où on avait confiné mes moyens d’en savoir plus. On était prévenant avec tonton Frankie. J’ai jamais eu à demander. On me servait. Ils avaient pensé aux fillettes, mais elles avaient toutes plus de dix-huit ans et souffraient en réalité d’infantilisme, ce qui n’est pas rare chez les filles de cet âge qui régressent comme si la fillette n’avait jamais existé et qu’elle pouvait se faire engrosser sans ameuter les services secrets dont Papa est un agent dynamique et patient. Chez nous, on a un gosse de deux cents kilos qui facture dans le réel, toutes taxes comprises. On a supprimé les miroirs pour qu’il ne les brise pas, ce qui porte toujours un peu malheur. En revenant de Chine, ce qui n’est pas rien, j’eus l’impression de n’avoir jamais quitté ce foyer anxiogène. J’ai passé la première nuit à réfléchir, comme me l’avait demandé ou conseillé la Sibylle.

Le Comte n’avait pas été assassiné. On avait assassiné quelqu’un d’autre à sa place ou ils s’étaient servis du cadavre d’un SDF et l’avaient défiguré au C4. Il y avait aussi les deux cadavres, un homme et une femme, trouvés dans le lit de noces de la Comtesse et d’Omar Lobster qui en réalité ne s’étaient pas mariés. Nul doute qu’on avait cherché à les assassiner pour camoufler l’action secrète à laquelle ils participaient pourtant. L’assassin ne s’était pas trompé de chambre. Alors pourquoi les deux tourtereaux de pacotille avaient-ils cédé leur place à un autre couple qui leur ressemblait assez pour qu’un tueur professionnel s’y méprît ? Il y avait trop de monde autour de ces trois cadavres et pas assez d’air pour renifler l’indice incipitaire. Je me retournais dans un lit où je n’avais aucune chance de faire l’amour. Elle dormait comme une souche. Rien à caresser. Le gosse rentra en pleine nuit, gavé jusqu’aux yeux. Il ne dégueulait que quand il ne pouvait faire autrement. Il dégueula dans la baignoire. Elle se leva pour le réconforter. Et j’écoutais leurs jérémiades.

 

Chez les Chinois, j’avais appris à maîtriser la moindre de mes émotions. Ils m’arrachaient des ongles reliés aux centres de la douleur et les remettaient à leur place quand je m’évanouissais. Ils recommençaient avec la même application si je revenais trop tôt. Mon cerveau avait appris à calculer ces intervalles.

— Bien ! fit Kol Panglas.

On progressait dans la connaissance du Chinois. Une infirmière me lisait les Chroniques Olympiques mises en vers par un candidat à la présidence. Je me souvenais de l’infirmière comme si elle était là, entre Kol Panglas et moi, lisant avec passion ce qui ne la passionnait visiblement pas.

— Vous avez sa photo ? demanda Kol Panglas.

Les prothèses manquaient de symétrie. J’ai mis du temps à m’habituer à ce que je devais considérer comme une expérience scientifique de premier plan. L’idée de me rendre utile ne m’enthousiasmait pas, mais je riais comme un fou…

— …pour ne pas leur mettre la puce à l’oreille.

Exact. Je ne savais pas qu’ils n’avaient pas les moyens de détecter mon signal de détresse. Je souhaitais même qu’il n’y eût pas de signal pour trahir ma fonction au sein du réseau. S’ils savaient tout, je n’avais aucune chance de revenir à la maison. Je pensais à cette maison comme si je n’y avais pas été malheureux au point de désirer la quitter pour toujours. J’avais peur, terriblement peur, et je m’appliquais à bien exercer mes pouvoirs comme ils me le demandaient. Je progressais comme un gosse, par accumulation. Ils me montraient des diagrammes prometteurs. Il n’y avait plus de races, les amis. Je pouvais passer pour un Chinois sans me fatiguer. Mais j’avais besoin de ces bras comme j’avais eu besoin de mon cul et de mon œil. Chaque fois, quelqu’un avait agi pour que je me retrouve à l’hôpital dans le service des prothèses expérimentales. La Sibylle m’avait abandonné tandis que la moelle de mes bras s’évacuait dans la ferraille. Muescas m’avait jeté par la fenêtre, brisant ce cul auquel je tenais. Quelqu’un avait crevé mon œil et je n’arrivais toujours pas à en parler.

— Chéri, me dit-elle, il a mangé un sandwich avarié.

— Appelle quelqu’un.

— Qui ? trépignait-elle.

— Tu trouveras bien quelqu’un dans l’annuaire !

Le gosse rotait comme un nourrisson et il devait se relâcher aussi. J’ouvris les fenêtres. La ville dormait. Elle était presque éteinte, à cause d’un bombardement toujours possible. Il n’était jamais rien arrivé d’aussi destructeur. La fiction dépassait la réalité, c’était tout. On dormait bien dans notre bonne vieille ville. Mais il continuait de vomir et je me suis décidé à appeler le conseiller familial qui ne dormait pas lui non plus. Ça tombait bien.

 

J’ai filé chez Bernie avant qu’il n’arrive. Bernie trônait sur son fauteuil roulant, ses grosses mains posées sur l’acier. Il servait encore à l’heure où ça ne sert en général plus à grand-chose. J’ai conseillé à personne cette mort brutale qui me pendait au nez si je continuais à perdre de l’influence. Bernie ne m’en voulait pas. Il savait bien que c’était un accident. Ils l’avaient entubé pendant l’hospitalisation. Je n’avais rien à craindre. Il vaut mieux entuber la victime plutôt que de s’en prendre au bourreau. Question de prix de revient.

— Paraît que les Chinois t’ont entubé ? dit Bernie assez fort pour être entendu par les minables qui peuplaient son établissement.

— Ils m’ont pas entubé, Bernie. Regarde !

Je relevais mes manches. L’acier était autobriqué. Une illusion interdisait les détails. Ces minables s’approchaient pour admirer. Bernie m’offrit un verre à la santé des Chinois.

— On est tous de la même race !

Sally encaissait. Elle manœuvrait la mécanique du fric avec une aisance de mante religieuse. Elle avait été belle, mais il ne restait rien de ce temps qui filait le bourdon à Bernie quand elle en parlait. Ce soir-là, elle demeura muette comme une image. Elle ne s’intéressa même pas à mes bras.

— Tu te les as pas déjà fait couper, Frank ? J’ai le souvenir que tu les avais déjà perdus en route. C’est bizarre pour un non-combattant.

Il était jaloux. Sa mutuelle ne couvrait pas les frais en cas d’attaque terroriste. La version officielle parlait de terrorisme pour expliquer sa paraplégie. Moi, j’étais tombé en mission et, comme elle était secrète, je pouvais tout dire sauf la vérité.

— C’est expérimental, dis-je pour le consoler.

— Et puis c’est du Chinois, dit quelqu’un.

Il pleurait de rage.

— Ce putain de bar ! grognait-il au bord des larmes. J’ai jamais rien possédé d’autre, Frankie. Faut m’comprendre !

Les poivrots comprenaient. Ils payaient sec et Sally ne leur faisait pas de cadeau. Avait-elle éprouvé une seule fois de la pitié pour le sort des hommes qui portent la croix à la place des femmes ? Ni une !

— Le Chinois, dit quelqu’un, c’est du Russe.

— Ça a l’air de marcher, dit quelqu’un d’autre.

— Je dis pas que ça marche pas ! Ça marche toujours. Mais pour ce qui est d’accepter les faits, c’est une autre paire de manches !

J’aime pas les types que le malheur des autres inspire à ce point. Mais Sally refusait obstinément de perdre un client. Je n’agissais pas, j’attendais.

— Tu feras plus parler de toi, dit Bernie.

Si ça pouvait le consoler. J’étais revenu parce que j’avais le mal du pays. J’avais pas mal aux bras, seulement au morceau de Patrie que j’avais emporté avec moi.

— Tu charries ?

— J’suis sérieux, Bernie. J’ai compris un tas de choses.

— T’as pas vraiment combattu !

— Je m’suis déclaré, Bernie. Je l’aime !

— La Patrie ? T’as intérêt, oui !

— Non, pas la Patrie. Qui tu sais.

Ça le laissait pantois, le vieux Bernie, que j’ai finalement prononcé les mots du bonheur. Il me servit un verre gratuit et, réflexion faite, s’en servit un lui aussi. Sally pestait derrière sa caisse.

— Faut qu’ça arrive, dit Bernie pour retenir ses larmes. Mais ça n’arrive que si on n’a pas de la chance.

— C’est arrivé, Bernie ! Mais elle m’a abandonné.

— Elle s’est carapatée, Frank. Rien de plus. J’en aurais fait autant.

— Tu m’aimes pas comme je l’aime.

— Ces hommes ! rugissait Sally.

Elle ne pouvait pas comprendre. Je l’avais connue quand elle les appâtait. Ils lui payaient ce qu’elle voulait et j’étais là à me demander si je ne finirais pas par la violer pour lui donner mon avis. Son corps doit avoir oublié tout ça. Personne n’en veut plus.

— T’aurais rien fait, dis-je pour continuer l’idée de Bernie. T’es tellement paf que t’aurais rien fait !

— J’aurais fait si j’avais voulu ! beugla Bernie en soulevant ses fesses beurrées.

— Le voilà parti ! dit Sally.

Bernie était parti. On le regardait partir et on guettait les signes de cette violence qui communique avec le passé. Il enjolivait des corps qui n’avaient appartenu qu’à l’instant. J’avais connu ça moi aussi. On avait tous connu ça.

— Alors les Chinois t’ont baisé, Frank !

Dans l’ordre. On commence avec des filles et on finit avec des Chinois. Rien n’était plus vrai et j’agitais mes prothèses pour démontrer le contraire. Bernie voulut faire un tour dans la nuit, toi et moi. Il ne connaissait pas la nuit. Il connaissait le phénomène sans y avoir jamais goûté. Je le poussais dans la direction opposée. C’était ce qu’il voulait. On traversait des ponts. Ou bien il y avait beaucoup de rivières dans cette ville, et je n’en connaissais qu’une, ou bien on tournait en rond, donc dans la mauvaise direction. Bernie s’émerveillait pourtant à chaque rencontre fortuite. Il n’était jamais venu jusque-là. Je me souvenais de l’enfant immobile. Il marchait sur les traces de son père, ne poussant l’aventure que jusqu’au trottoir d’en face. Ça tombait bien, Sally y habitait déjà.

— C’est con qu’tu m’aies raté, Frank. J’serais bien parti, moi. Il faut que je parte ou que tu m’emportes, Frank ! J’te paye !

 

J’avais d’autres chats à fouetter, une vie à réussir et une œuvre posthume. Ça faisait beaucoup pour un minable, mais c’est pas tous les minables qui s’font aimer de la Sibylle. Il fallait que je trouvasse le moyen de communiquer avec elle. Mais je ne connaissais que les réseaux de la première boucle. Elle se cachait dans la réalité, la Sibylle, et je n’avais la clé que des fictions sommaires, celles qui envahissent les moyens de l’imagination, pas celles qui la rendent aussi probable que l’immobilité des dés jetés sur le tapis. Bernie ne pouvait pas comprendre ça. Il regardait une rivière à travers des barreaux, empoignant les barreaux comme s’il y était déjà.

— Si j’la tue pas, Frank, c’est que j’peux pas !

— Tu veux la tuer ?

— J’peux pas, merde !

Qu’est-ce qui l’en empêchait ? Qu’est-ce qui m’empêchait de flinguer la mienne ? Il faut toujours se sortir de ce merdier et on n’est que des minables au service de la société. Il était utile, Bernie, avec son alcool et ses friandises acides. Il avait même des putes et des branleurs. Moi, je ne possédais rien, à part un dossier qui parlait pour moi. Bernie était d’accord avec moi : je ne servais à rien.

— Tu devrais rentrer chez toi, Frank, et leur dire que tu les aimes. Ils ne te croiront pas, mais ils auront l’impression de t’avoir vaincu. Ne leur gâche pas leur plaisir, sinon ils te le feront payer le jour où tu les quitteras une bonne fois pour toutes.

— Ça t’es arrivé, Bernie ?

— J’suis un indiscret, Frank. J’ai pas d’autre expérience de la vie.

Il pouvait bien se foutre à l’eau ! On le retrouverait à la prochaine écluse. Une idée comme une autre de l’aventure des cadavres qui ne vont jamais loin malgré l’impulsion qui en a fait des cadavres. Je redoutais cette énergie.

— La retraite, dit Bernie. Ya qu’ça d’vrai, au fond.

Au fond. Il n’en voyait rien, ce cornard. Ça lui plaisait, ces réverbères et les effets dans les statues forcément immobiles. Je l’abandonnais.

 

Chez moi, rien n’avait changé, sauf que le conseiller familial était passé et il avait pris le temps de rédiger une ordonnance. Je consultais ce charabia. Elle m’expliquait ce qu’elle avait compris. Il y avait une relation entre son problème et celui du gosse. Elle voulait m’impliquer. Je sirotais un p’tit blanc en écoutant ce qu’elle avait compris. Elle y trempait des biscuits et elle avait l’air d’aimer cette nourriture. Je ne pouvais pas calculer la quantité de biscuits nécessaire pour lui redonner des formes désirables. En plus, l’addition devait être salée. Il dormait et elle avait renoncé à éponger ses salissures infectes. J’avais promis à Sally (elle s’appelait Sally elle aussi) d’emmener Benjamin (c’était son nom) chez Bernie pour que les putes s’occupent de sa formation sexuelle. Elle voulait qu’il sache comment on se reproduit. Mais à la place où les hommes portent fièrement l’instrument de leur malheur, il n’y avait qu’une espèce de nombril qu’elle appelait prépuce sans vraiment savoir ce que c’était. En tout cas, c’était par là qu’il pissait. Bon.

— Bernie est neurasthénique, dis-je comme si je complétais un cours de psychopathologie. Sally (pas toi) est toujours aussi nocive (vous l’êtes toutes, au fond). J’sais pas si c’est une bonne idée.

Elle me demandait elle aussi de réfléchir, point commun qui me donnait trop à réfléchir pour commencer. Elle avait rencontré un nouveau conseiller familial. Il avait fallu tout recommencer, de a à z.

— T’es resté longtemps chez Bernie…

— On a fait un tour, lui et moi, histoire de réfléchir.

— T’as jamais pu réfléchir avec les autres, Fifi !

— J’vais pas t’faire croire le contraire, rassure-toi. J’disais ça comme ça, sans intention. En plus, c’est parfaitement vrai. Alors, tu vois ?

Elle ne voyait rien. Elle voulait trop comprendre. Un rayon de soleil se pointa d’abord sur son nez. Je le vis se diriger vers mes mains croisées. Je les décroisais aussitôt. J’aime pas ces relations symboliques !

— J’vais au boulot, dis-je en me levant.

— Ya que l’boulot qui compte maintenant !

Elle gueulait fort quand elle gueulait. Le voisin frappa le mur avec sa canne blanche. Je sortis.

 

— J’en sais trop, je sais ! dis-je à Kol Panglas qui buvait du café froid en observant les premiers passants.

— C’est des minables, dit-il. Faut les rendre utiles, sinon ils ne servent à rien. J’en ai marre de cette énergie passée à les former alors qu’on manque de moyens pour vivre notre propre vie.

Combien leur avait coûté ma propre formation ? Je n’avais pas dépassé le niveau pour vivre ma propre vie malgré le temps gaspillé pour former les minables.

— Vous êtes tombé du lit, Frank ?

— Je m’suis pas couché.

— Couchez-vous, alors !

Il m’arracha la tasse de café. Je réintégrai mon bureau. Qu’est-ce que j’étais à l’étroit là-dedans ! Rien sur l’écran que des banalités. J’en étais où ?

— Frank, n’oubliez pas votre traitement !

On s’occupait de moi, on me bichonnait presque. J’en concevais des excitations, mais j’avais pas honte de mes parties honteuses. D’autant qu’il leur arrivait fréquemment de ne plus contenir dans ma culotte. Avant, du temps du papier, je découpais, le temps passait. Qu’est-ce que tu veux foutre d’un écran ?

— La pastille bleue d’abord, Frank. Elle prépare votre estomac. Attendez vingt minutes avant de prendre la rouge.

Attendre dans ces conditions me rendrait fou, je le savais. J’étais déjà pas si clair. Donc, je n’attendais pas et j’avalais tout le contenu du godet.

— Frank !

Et après ? Zi iz a fri con tri. Il avait raison, Kol, au sujet des premiers passants : rien ne les précédait. De quoi réfléchir pour ne pas penser une seconde à ce que mes deux filles m’avaient demandé de penser. Papa Frank avait deux filles : la Sibylle et la Sally. Et il avait aussi un petit garçon qui pesait deux quintaux. Il avait des bras coupés et des prothèses pour se consoler, un cul en acier trempé et un œil de verre. Je n’parlais jamais de cet œil bidon. Et quoi encore ?

— Comment vous sentez-vous, Frank ? Il est neuf heures.

— Je m’sens bien, Larra.

— Vous m’en voyez ravie.

Les ravissements de Larra, le robot connecté aux protéines du bonheur qui sont aussi celles du malheur. Elle avait les moyens de faire la différence. Pas moi.

— Un peu de conversation, Frank ?

Elle dialoguait sans doute avec des millions de minables en même temps. J’acceptais toujours un brin de causette.

— D’accord pour une causette, Frank. Comment s’appelait votre cousine Iris ?

La causette devenait vite introspection assistée. Tous les fonctionnaires vous le diront : on fout rien, mais c’est pas pour rien. Larra inspectait les lieux avec circonspection. Iris, je l’avais poussée et elle avait perdu l’équilibre.

— Et… ?

— Je n’étais pas tombé.

— Frank !

Ça s’rait comme ça tous les jours sauf le dimanche parce que c’était un jour de repos et le samedi parce que Larra était en maintenance ce jour-là. Cinq jours d’introspection par semaine, ça f’sait beaucoup pour un minable. Cette perspective de repos complet ne me réjouissait pas d’avance. J’avais connu l’aventure et elle m’appelait avec la voix de la Sibylle.

— Iris est morte, Frank. Vous savez qui l’a tuée ?

— Le père Noël !

Je gagnais du temps ou je le perdais. J’pouvais pas faire les deux choses en même temps sans m’annuler, psychologiquement parlant.

— Frank ? Ého, Frank. Le père Noël n’existe pas.

— Ça m’étonnerait !

— Ça vous étonne, Frank ? Pourtant…

— J’confonds peut-être.

— Frank !

Rien sur l’écran. Elle n’en avait pas besoin, Larra. Il suffisait de poser son cul et elle s’y connectait.

 

Il était dix heures. On frappe. C’est pas un effet d’optique. Je me vois sur le seuil de la porte. J’ai quinze ans. J’ai une moustache rousse, pas très fournie. Des lunettes. À l’époque, ça faisait intello et c’était exactement à un intello que j’avais envie de ressembler. J’en avais marre des ouvriers. J’avais frappé à cette porte pour des raisons précises.

— Alors explique-toi, Frank, dis-je comme si j’étais le propriétaire du bureau.

— Je ne m’appelle Frank, dit celui que je prenais pour l’adolescent que j’avais été pendant assez de temps pour en avoir conservé le souvenir terrorisé.

— T’es qui ?

— Benjamin.

Il avait perdu du poids, le fiston. Pas moins de cent quarante kilos. Il avait écouté la leçon du conseiller familial sans perdre le temps précieux que je venais moi-même de perdre au service de la société. Sans blague.

— Je suis le fils des Bradley.

Super ! J’étais tombé dans le panneau des ressemblances fortuites. Pas fier, je poussai un siège dans la direction de mon visiteur inattendu. Il prit le temps de s’installer. Il était habitué aux représentations, le p’tit Bradley. Il ne le mènerait pas longtemps en bateau, le vieux Frank qui connaissait la bouteille comme un blanc-bec ne pouvait pas la connaître. Ce fils à maman m’impressionnait un peu, pas à cause du chandail griffé aux meilleures sources. Il ôta ses lunettes. La barbe aussi était peut-être fausse. Il n’y avait que le chandail de vrai. Les pompes aussi. Il portait un pantalon de toile assez ordinaire à mon avis, parce qu’il avait l’habitude de traîner ses fesses dans les endroits inavouables de notre société.

— Monsieur Chercos, commença-t-il, je vous suis depuis le début.

Qu’est-ce qu’il avait suivi ? Mon corps ou mon raisonnement ? Il me ressemblait à s’y méprendre. Mais je m’appelais Chercos. Pas question de m’embringuer dans une saga familiale, petit !

— Les cadavres de la chambre 1954, c’était mes parents.

— ¡No me digas !

C’était possible, après tout. On ne les avait pas identifiés avec certitude. On avait pensé à un tas de gens sauf aux Bradley que j’avais d’ailleurs rencontrés chez Cecilia. Et puis, Mike Bradley avait recousu mon fondement. Ça, personne ne pouvait le nier ou me faire croire que je m’étais trompé de zone temporaire. Le temps est linéaire, donc le temps est une fiction aussi agréable que l’infini à un esprit humain qui, Messieurs, est aussi capable de croire aux foutaises du Coran, de la Bible et de toutes ces conneries qui n’ont jamais amélioré les conditions d’existence des pauvres tributaires que nous sommes vous et moi. Ça s’écrit comment, Bradley, avec un é ?

— Vous foutez pas de moi, monsieur Chercos ! J’ai la trouille.

Il en avait l’air, avec la peau tirée et les paupières encrassées par les protéines. Il avait la trouille de quoi, ce petit ? Ce n’était pas difficile à deviner, mais je voulais en savoir plus. Je sonnais Larra. Elle avait déjà compris qu’on avait soif et pourquoi. Un garçon nous servit un rafraîchissement à base de kolok. Le gosse n’avait jamais touché à ÇA ! Sa mère n’était plus là pour s’en offusquer.

— C’est Amanda et Michael, leurs petits noms ? (On sait jamais…)

— C’est ça, pleurnicha-t-il. En réalité, mon père se prénommait Micaele, mais ma mère était intervenue auprès de l’État Civil.

— Et comment s’appelait ta mère avant de s’appeler Amanda ?

— Rosina.

Un sans faute ! Larra confirmait. Elle explorait en même temps les données privées après avoir fait sauter les verrous. Ce petit était bien le fils des Bradley. Avait-il changé de petit nom lui aussi ?

— Avant, j’étais Antoine.

Antoine Chercos ! J’avais été moi aussi Antoine Chercos. Bernie n’était pas là pour m’injecter la substance correspondant au sujet de ma terreur étonnée.

— Pourquoi ont-ils changé ton petit nom ?

— Transfuges russo-chinois, m’sieur.

— Tu t’fous d’ma gueule !

Il n’y avait jamais eu de transfuges dans ma famille, pas plus que de Russes ni de Chinois. Ce gosse n’était pas moi ! J’étais déçu et furieux. Ma colère traversa les murs et alerta les agents du BE. Ils entrèrent sans ménagement. Le gosse se réfugia près du radiateur. Calmez-vous, Frank !

— Dites à Bernie que j’ai besoin de lui !

— Bernie est mort, Frank. Faut pas prendre les désirs pour des réalités.

— Ni Frank pour un Antoine aux racines asiatiques !

— Frank ? dit Larra qui n’avait pas cessé de paramétrer l’incident.

— Oui, Larra ?

— Ce gosse fait avancer l’enquête. Calmez-vous et reprenez le fil de la conversation. Voulez-vous qu’on recommence, Frank ?

Je me doutais un peu que c’était moi, l’inculpé. Les agents du BE acceptèrent trop facilement de ne rien noter dans leur main-courante. Ils sortirent et commirent l’erreur de refermer la porte. Ça ne se passe jamais comme ça. Je ne pouvais pas faire exception. Je me méfiais de ce gosse. Il était de nouveau sur la chaise, le cul en communication avec Larra, avec ce réseau dont je n’avais pas idée tellement je suis minable. Qui me poussait à l’erreur, d’après vous ?

— Vous me faites peur, dit le gosse.

— Tu devrais pas. Ici, je suis le seul à avoir des raisons d’avoir peur. Comment tu expliques que tes parents, j’ai trinqué avec eux chez les Russel et cela, bien après qu’on ait trouvé les cadavres de la chambre 1954. T’étais où, toi, pendant qu’un inconnu crevait ceux que tu veux faire passer pour les Bradley ?

— J’y étais, mec ! J’y étais ! C’est ce que je me tue à vous expliquer. J’ai même vu l’assassin. Je suis venu pour regarder des photos !

Ça n’expliquait rien. Constance de Vermort et Omar Lobster avait fait semblant de s’épouser alors même que le Comte était vivant au lieu d’être mort. Cette situation n’a rien d’exceptionnel. On éprouvait peut-être le besoin d’enquêter sur la fausse mort du Comte, sur l’identité de son remplaçant et sur les raisons de ce mariage en blanc. J’étais taillé pour ce genre d’investigation. Donnez-moi carte blanche et j’arrive à la source du problème, pas plus loin si c’est la consigne. Du travail de pro, rien de plus. Mais voilà que deux inconnus se font assassiner à la place du faux ménage. Deux inconnus, sans doute aussi inconnus que le cadavre qui pourrissait, la gueule cassée, dans le caveau des Vermort à la place du Comte. Troisième temps : un gosse qui prétend être le fils des Bradley révèle sans preuve que ceux-ci sont en réalité les propriétaires des cadavres de la chambre 1954. Et pour couronner le tout, il était présent sur la scène du double crime, ce qui l’autorise à reconnaître l’assassin parmi d’autres assassins qui peuplent nos bases de données. Je ne rêve pas. Les Bradley étaient-ils vivants quand je les ai rencontrés ?

 

Le lendemain, comme prévu, Gu me reçoit dans sa cellule. Ils l’ont enchaîné au lit parce qu’il a tenté de se suicider dans la nuit. Son cou est marqué par les ongles.

— Je vais être obligé de vous parler, Frank, puisque j’ai lamentablement échoué sur toute la ligne.

— Ils vous feront parler de toute façon.

— Vous me devez la vie, Frank. Vous avez parlé. Ça, ils l’ignorent.

— Maintenant ils le savent. De quoi j’ai parlé ? Je ne sais à peu près rien.

— Vous étiez dans un sale état, Frank. On a ramené vos bras, mais les sangsues n’avaient pas fait leur travail. Ils m’ont demandé de vous faire parler.

— Vous étiez responsable de mes bras ! Vous savez ce que valent leurs prothèses ! J’ai deux bras droits maintenant !

— Vous avez parlé, Frank ! Tuez-moi !

Il était à poil dans les chaînes, se tortillant comme un ver au bout d’une fourche. Dans l’angle, un œil s’agitait et enregistrait les détails, notamment mes propres réactions aux provocations du Chinois. Je n’avais sur moi que ma culotte. Ils ne badinaient pas avec la sécurité, ici. Seuls les surveillants portaient un uniforme. Je supposais qu’ils ne pouvaient rien cacher non plus, mais que leur syndicat avait travaillé pour préserver leur pudeur. Les visiteurs avaient droit à un slip. Ils avaient examiné ma culotte sous toutes les coutures, des fois que les Chinois eussent planqué de l’électronique dans la dentelle. J’avais traversé le couloir de la mort dans cette tenue légère. Les condamnés, eux, la traversaient à poil dans l’autre sens. Le juge avait implanté lui-même la puce de la Mort dans le cou du Chinois. Ils n’avaient même pas pensé que c’était ce qu’il avait cherché à faire en s’attaquant à son cou : trouver la puce et la jeter aux chiottes. Au lieu de ça, ils pensaient que le Chinois avait tenté de sectionner la jugulaire. On voyait bien que ce type fini tenait à la vie comme à son compte en banque. Ils avaient pansé le cou et maintenant, il pouvait à peine se gratter le cul. Pas facile de recevoir des confidences d’un type réduit à s’accrocher à la vie avec des moyens dérisoires. J’y passerais peut-être un jour moi aussi si c’était mon destin. Je sentais que ce jour maudit n’était pas loin. Je pouvais pas compter sur le Chinois pour changer les choses me concernant.

— Bon, d’accord, dis-je en me mouchant dans les doigts. J’ai parlé et vous avez quelque chose à me dire. Si on commençait par ce que j’ai confié à la Chine ?

— Vous êtes dingue, Frank !

On me le disait de plus en plus souvent. Tout avait commencé avec cet œil de verre. Je m’étais senti mal tout de suite. Je présentais tous les signes d’un comportement inadapté aux conditions de l’enquête et de l’action. Le manipulateur des services psychotechniques m’avait rendu fou de rage avec cette espèce d’exercice qui consistait à piloter un clou au milieu d’une forêt de différences de potentiel. Un puissant avertisseur m’engueulait à chaque fausse manœuvre. Et le type en rajoutait en prononçant des insultes entre les dents. Je voyais bien que je n’étais pas fait pour ce travail. En plus, mes études de Droit s’étaient arrêtées à la première page. Je ne savais même plus ce que j’y avais appris. Du coup, on m’a proposé le volontariat et j’ai dormi pendant trois semaines d’après mes calculs. J’avais en face de moi un Chinois qui parlait de géopolitique dans les universités du monde entier. Les vers que j’avais vu se tortiller dans la chair de mes bras fraîchement arrachés, c’étaient des sangsues et je n’avais pas été foutu de faire la différence. Voilà de quoi il était capable, Gu. Alors ils m’ont greffé ces deux bras droits d’origine russe. Entre-temps, j’avais parlé. Mais de quoi ? Je savais rien !

— Un type comme moi ne sait pas grand-chose, dis-je comme si je le savais, à part la couleur de la tapisserie et le prix des saucisses du distributeur Wang.

Wang avait remplacé Mac Donald dans les esprits. Je le savais. Je savais un tas de choses qui n’avaient aucun intérêt pour la Chine. Je n’avais rien appris à ces tordus du renseignement. Mais ils avaient trouvé quelque chose en triturant mes moignons et je me doutais que ça avait quelque chose à voir avec mon patriotisme. Maintenant les Chinois en savaient long sur notre patriotisme inégalable. Grâce à mes bras. Ils avaient troqué leur technologie russe contre des bras qui valaient de l’or patriotique. Et ils avaient besoin de cet or parce que leur Nation était le foyer universel du terrorisme, loin devant les Arabes qui avaient perdu la main depuis longtemps. La graine du patriotisme était en moi et j’avais trahi ma terre parce que mes bras avaient été arrachés par ce tas de ferraille chinois qui ne tenait pas la route.

— Qu’est-ce que vous avez fait de la Sibylle !

 

Étape suivante : frapper le prévenu tout en ménageant son intégrité mentale. Mes poings ne faisaient pas la différence entre la chair et le mental. J’avais aussi échoué sur cette question fondamentale à leurs yeux. Je m’en souviens comme si c’était hier. J’étais rentré à la maison avec le sourire, histoire de ne pas éveiller les soupçons de Madame qui, à cette époque maudite, mangeait encore à table. Même le gosse était normalement constitué de chair potelée et d’un goût immodéré pour le jeu.

— La Sibylle n’a rien à voir, grimaçait le Chinois. J’avais pour mission de vous capturer, pas de m’intéresser à la Sibylle. Les bras étaient arrachés et on a travaillé dur pour les sauver de la putréfaction. Ils ont amené des sangsues. Vous vous êtes alors mis à délirer. Rien qui put intéresser la Chine, des conneries de pauvre type qui ne trouve pas le bonheur et qui dépense ses économies et son énergie dans la joie et la bonne humeur des substances hautement toxiques de la contrebande parapsychique. Un interne a signalé une incohérence dans l’analyse du sang et la même fréquence était en même temps repérée dans le tracé ECG. On n’a pas mis longtemps à se rendre compte qu’on avait mis la main sur une technologie de première classe. Un peu comme si un de vos missiles tombait sur nous sans exploser. On n’avait plus qu’à vous démonter pièces pas pièces. On est très fort en anatomie chez nous. On a fini par trouver, Frank. Tout le secret de ce patriotisme qui fait de vous la Nation la plus puissante du Monde, on pouvait le trouver par dissection dans la chair de n’importe quel péquenaud patriotiquement correct. Même les Tibétains se sont marrés.

Je comprenais maintenant pourquoi on me bichonnait depuis mon retour et pourquoi les Chinois n’avaient rien exigé en échange de ma personne. Ils n’exigeaient pas non plus le montant de la facture. Deux bras droits russes artificiels. Je ne pouvais plus me servir d’une arme. Mais pour fracasser la gueule de Gu, je me servais des pieds et de ma cervelle. Qu’est-ce que j’allais tirer de ce type qui se cassait comme du verre sans un cri pour me signaler les bons endroits ? S’il voulait me parler, il dirait tout ou je changeais de métier.

— C’est bon, Frank, dit la voix de Roger Russel dans le haut-parleur. Vous ne tirerez rien de plus de ce minable.

Qu’est-ce que j’en avais tiré ? J’abandonnais une loque ensanglantée qui prétendait n’avoir rien dit de nuisible à sa propre patrie. Il souriait parce que j’étais le suivant. Je connaissais le sourire du docteur Gu qui avait une réputation à défendre dans la jet set, surtout auprès des dames dont il soulageait les douleurs gênantes. Elles étaient folles de lui parce qu’il était le seul homme dont elles ne pouvaient pas se passer. Il allait disparaître en laissant des traces, exactement ce qu’il faut pour ne pas disparaître. Il s’en sortirait et je finirais ma triste existence dans l’oubli.

— N’exagérez pas, Frank ! Personne ne vous veut du mal. Ce qui vous est arrivé aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre nous.

Ce « nous » me ravissait. Et j’étais celui à qui c’était arrivé, ce qui me distinguait nettement. Kol aussi était ravi. J’étais toujours aussi minable, mais j’étais un minable vivant. Benjamin Bradley me considérait avec circonspection. Cette tension intellectuelle le vieillissait de quelques années. J’avais cette tronche quand je suis devenu adulte pour la première fois. Mais lui, il avait déjà fait des études et enseignait la sémiologie à des types de mon âge.

— J’ai bien dormi, dit-il presque paresseusement. L’hôtel était bien choisi.

Forcément, le fils de la femme la plus riche du monde ne pouvait pas se plaindre du service sans risquer de passer pour un merdeux. Au contraire, il faisait preuve d’une dignité qui époustouflait le vieux Kol. Et celui-ci ne cachait pas son admiration. Moi, j’admirais le rejeton du chirurgien qui avait fait de mon cul quelque chose dont je ne jouirais jamais plus. On avait tellement de choses en commun. Il consentirait peut-être à les partager avec un besogneux que la société était sur le point d’exclure de ses circuits existentiels. Il me tendit une pogne agréable à serrer. Il me plaisait bien, ce gosse.

— Monsieur Chercos… commença-t-il.

— Frank… dis-je en baissant la tête.

— Frank…

Il était aussi ému que moi. Rog et Kol nous observaient, fumant d’impitoyables cigares cubains qui empestaient mon cerveau.

— Vous avez réfléchi, Frank ? me demandait Benjy.

— Je réfléchis tout le temps, ce qui ne fait pas de moi un intello. Va pas confondre !

— D'abord, ils tuent n’importe qui pour protéger les activités secrètes du Comte, réfléchissait Benjy à voix haute. Ensuite, ils organisent cette fausse union maritale entre la Comtesse et un ingénieur qu’ils n’ont pas choisi au hasard. Enfin, mes parents couchent dans la chambre des mariés, pour leur malheur !

— Vous êtes d’accord avec lui, Messieurs ? dis-je sans me retourner vers les deux pandores qui crachotaient de la fumée sans tousser.

Quel était le rapport entre ces assassinats et mes bras coupés ? C’est-à-dire entre Benjy et moi ? J’avais le nom de la Sibylle au bout de la langue et assez de jugeote pour ne pas le prononcer. C’qu’on peut se sentir intelligent, des fois ! Quelle était ma mission ?

— Sur ce point délicat, dit Kol en triturant le corps de son cigare piteusement éteint, je dois avouer que je n’en sais pas plus que vous. Roggie pourra vous informer de certains détails qui éclaireront peut-être votre chandelle, Frank, mais je ne suis pas autorisé à vous en dire plus. J’ai déjà vécu ça, Frank ! Vous êtes sur la bonne voix.

Il sortit en vitesse, comme s’il venait d’annoncer ma victoire alors que j’étais censé battre en retraite un jour ou l’autre. Roger Russel empoigna fermement mes poignets russochinois.

— Vous savez vous servir de vos pieds, Frank. Continuez !

Il sortit. On était dans mon bureau. J’avais l’esprit occupé par la question de savoir comment quatre types avaient pu y contenir sans avoir chaud. Benjamin m’écoutait. Je lui racontais l’aventure en détail. Il y avait trop de détails dans mon récit et pas assez de femmes consentantes. Je parlais à un gosse dont j’avais eu l’âge en crise. J’avais hérité du physique et il s’était passé quelque chose au moment du transfert des données brutes. Tout ce que je ne possédais pas à cause d’une erreur de manipulation et non pas de conception nous séparait à jamais lui et moi. J’aimais ce visage qui m’avait appartenu un instant, celui des quelques années dont j’avais raté l’essentiel. Benjamin pouvait comprendre mon désarroi. Il le comprendrait si je finissais par lui en parler.

— Ça m’intéresse, déclara-t-il comme le magistrat dont on attend beaucoup si on est la victime et tout si on ne l’est pas.

— Tu m’bottes !

 

On fila chez Bernie qui était encore vivant à cette époque-là. Il servait de l’alcool aux mineurs, mais celui-là ne buvait que de l’eau et certains de ses dérivés sucrés. Bernie s’étonne toujours à voix haute, ce qui ne manque pas de compliquer même les conversations les plus simples.

— Sers-nous de la saucisse, commandai-je pour mettre fin à ces circonvolutions.

Il servit les saucisses et la ferma définitivement. Le personnel, essentiellement composé de bagasses et de tapineurs, nous observait sans vraiment chercher à comprendre ou simplement à s’informer. Sally ménageait les remboursements, les limitant à un pourcentage qu’elle seule pouvait calculer sans intriguer le fisc. Je ne connaissais plus de femmes plus compétentes que Sally s’il s’agissait de changer le fric en activité sociale. Benjamin écoutait ma leçon. Comment un pareil cerveau pouvait-il contenir dans une aussi petite tête ? Je n’avais pas cette chance et on pouvait se demander à mon sujet pourquoi un cerveau aussi petit occupait une tête qui aurait pu en contenir plusieurs de cette taille. Ce qui ne changeait rien à la ressemblance. C’est fou !

— Sans aventure, Benjy, on va rester là à gamberger et rien ne se passera, sauf si on s’en va sans payer.

— Pari tenu !

Je payais pour ne pas avoir d’histoire avec un ami aussi fragile que Bernie. Je retrouvais Benjamin dans la rue. Il ne voulait pas se faire remarquer et il portait une salopette sans trouver curieux qu’un type en salopette se promène dehors à l’heure de pointe des productions industrielles. Les gens le considéraient plutôt comme un chômeur frappé d’une nostalgie forcément contagieuse. De mon côté, sans pardessus, j’avais l’air d’un con qui se prend pour un con. Parité qui n’avantageait pas notre sérieux. Benjamin était un gosse très sérieux, mais il savait où il allait et j’avais donc un temps d’avance sur ses découvertes. Un fait me sauta aux yeux : j’en savais plus long que lui et je n’en avais pas l’air. Ça le rendait hautain, le petit.

— Vous avez déjà tué quelqu’un ?

Rebelotte. J’en avais tué des tas.

— Et ça ne vous fait rien ?

Rien. Pas le moindre sentiment, à part la fierté de ne pas avoir été tué à la place de l’autre.

— Quelqu’un est-il déjà mort à votre place ?

Non. Mais j’ai souvent failli mourir à la place des autres.

— Ne pensez-vous pas que l’  « autre » est un sous-genre du policier que vous êtes ?

— Dans le mille, Mimile !

On continuait comme ça toutes les minutes que Dieu fait et défait, mais sans Dieu, rien que lui et moi, au fil des rues qui ressemblaient à des rues, les traversant au signal et cherchant une raison de quitter la ville sans attirer l’attention des autorités particulièrement sensibles sur le sujet des visas. Il était plein aux as et ne trouvait pas une solution que je ne pouvais trouver que par l’usage de la violence.

— Cool, mec ! Je réfléchis.

Moi aussi je réfléchissais et je me demandais pourquoi le type le plus riche du monde acceptait de fréquenter un minable dans mon genre. La ressemblance et les sentiments n’expliquaient pas tout. Je réfléchissais comme un poêle à charbon : je devenais rouge.

— Qu’est-ce que t’as, comme violence ? me demanda-t-il enfin.

Il pouvait choisir. Il n’hésitait pas. Il réfléchissait. Je conseillais sa conscience. Je le voyais en avoir trop et de plus en plus.

— J’ai le C4, dis-je.

— Le C4 ?

— 6,6 km/seconde.

— Vous vous y connaissez ?

Tu parles si tonton Frankie s’y connaît ! Il est né dans la penthrite, tonton Frankie ! Sinon tu voyages pas en Chine sans demander aux Chinois de te laisser entrer incognito. C’est compliqué, tu sais, la vie.. !

— J’ai jamais vu mourir un homme…

— Tu vas voir.

 

Je fis un essai concluant sur un SDF qui voulut pas crever sur le coup. Je l’achevai à l’essence. J’avais vu ça à la télé. Pas lui ! Tu parles d’une confession ! Je m’apercevais que je m’alliais à un danger public. Au fond, il préférait l’hôtel de luxe et la considération. On irait à Pékin à bord de son jet privé et on séjournerait au Catay qui offrait l’avantage d’une gastronomie française. Et il ferait comment, tonton Frankie, pour se faire passer pour quelqu’un d’autre ? Avec des bras technologiquement impossibles à confondre avec du matos étasunien ! C’était pas une bonne question que je posais à un cerveau qui se trouvait à l’étroit dans ma tête d’adolescent en crise ?

— Ça va ! fit Benjamin en me distançant.

Il s’énervait. Première leçon : s’énerver. Je le suivais en trottinant à cause de la mauvaise influence de mes bras sur des jambes qui avait du mal à compenser le gain de poids de la technologie russochinoise. Ils connaissent pas la nourriture allégée, les Chinois. Ils se gavent et les Russes encaissent les royalties.

— Tu vas pas m’laisser tomber toi aussi, Benjy !

— T’es naze, Frankie !

— J’connais plus de Chinois que toi ! Regarde ce qu’ils m’ont fait !

J’exhibai la mécanique.

— Deux bras droits, merde ! Ça t’inspire pas ?

Il courait, sachant que je finirais par courir sur les mains, si on pouvait parler de mains à propos de ces battoirs. Les bras avaient dû appartenir à deux Russes en forme d’armoire, dont l’un dépassait l’autre d’une tête, en prime. Je penchais d’un côté, lamentable et persifleur. C’était notre première dispute.

— J’explique pas, Benjy ! Je m’étonne, c’est tout !

On pouvait souffler. Les gens pensaient à un numéro de cirque du temps de l’analogique, avec des vrais sujets et de faux filets.

— Benjy ! Je t’aime comme si t’étais mon fils ! Même plus ! Je t’aime comme si j’étais toi !

— T’en veux à mon pognon, ouais !

Le coup de grâce. En public. Et à genou. J’étais paralysé, incapable d’ouvrir cette bouche qui était encore naturelle. Mais il restait là, nonchalant et morose, à regarder les barques sur la rivière et parlant des chapeaux de femme et de la gravité des rameurs.

— On est pas sur la même longueur d’onde, dit-il. Tu t’es confié une enquête sans demander la permission, ce qui finira par te coûter cher, plus cher que le cul en acier, les bras russes et cet œil de verre qui te donne un air de femme fatale. Je te donne une chance, Frankie. Une seule ! Et tu t’en fous.

— J’m’en fous pas, merde !

— Tu fais quoi alors ?

 

On embarquait une heure plus tard à bord d’un zinc qui m’inspira tout de suite le dégueulis et les problèmes d’horloge interne, sans compter l’angoisse du Chinois, une maladie qui se soigne uniquement au suicide. Le ciel m’apparut bientôt vu d’en haut. Benjamin regardait un film apocalyptique comme s’il s’agissait d’une hallucination. Il étreignait les écouteurs comme s’il n’allait pas se sortir sans égratignures de cette fantaisie crétinisante. Je pouvais voir les zones marquées à la périphérie par des balises optiques. Puis l’océan se rapprocha. On volait sous les ondes à l’abri des regards indiscrets. Or, Benjamin avait prétendu ne rien craindre des observateurs chinois qui sont nombreux sur la terre comme au ciel. Le jet filait à l’anglaise. Je retournais à l’invisible.

Le film s’acheva sur une interminable poursuite dont je ne distinguais pas les protagonistes. Heureusement, j’avais coupé le son. J’attendais l’explosion finale et les visages satisfaits des héros flambant neuf en compagnie d’héroïnes qui n’avaient pas souffert psychologiquement. Par contre, mon jeune alter ego en avait pris plein la tête. On le sentait décoiffé à l’intérieur.

— On vole bien bas, dis-je. Moi qui voulais profiter du soleil !

— À cause des Russes, Frankie. Pas des Chinois. Ce sont leurs radars qui nous guident.

Des Russes qui dansaient la samba brésilienne et le bandari iranien avec le même enthousiasme que le rock’n roll et la bourrée auvergnate. Des esprits universels. Ça s’rait pas des Amerloques, tes Russes !

On se posa entre les gratte-ciels. Benjamin en pleine forme et moi puant comme une panse de ruminant. Heureusement, à l’hôtel, on nous servit du tequila, à ma demande. Ça m’rappelait des choses que j’pouvais pas raconter sans m’identifier clairement. C’était un hôtel tout ce qu’il y a de plus chic. La compagnie saluait le jeune prodige de la finance sans l’approcher d’assez près pour me voir. C’étaient des gens comme vous et moi, mais avec du fric et de la chance. Je buvais tout ce qu’on me donnait, exerçant mes bras droits parce que c’étaient des bras gauches. Ça pouvait se comprendre. Benjy en concevait de la pitié. Un handicapé au pays des Chinois, ça l’attristait visiblement, d’autant que les Chinois étaient totalement responsables de mes diverses infirmités, y compris le cul en acier. Muescas m’avait-il jeté par la fenêtre ou avait-il laissé faire les Chinois ? Il employait Gu comme médecin parallèle et substitut sexuel en cas de panne d’oreiller.

 

On était bien, moi surtout. J’avais plus besoin d’lunettes. L’alcool me troublait aussi la vue, mais les Chinois m’avaient garanti un acier qui s’oxydait pas à l’alcool. Les bains m’étaient interdits toutefois, ce qui rayait pas mal de noms dans mon carnet d’adresses. Je finirais par être seul à force de précautions sanitaires. Ils n’avaient encore rien conçu pour ce genre de solitude, à part les domiciles impossibles à fixer.

— Par qui on commence ? dit Benjamin qui croyait encore en moi parce qu’il n’avait pas l’intention de me tuer.

— Par lequel ? tu veux dire.

Je me voyais déjà traversant le désert, à la frontière entre la Chine et le Mexique, cherchant les traces d’Omar Lobster qui avait beaucoup de choses à me dire et de la Sibylle qui ne dirait rien. J’avalais déjà cette poussière. Des agaves têtus bornaient mon voyage scientifique. Je ne me réveillerai jamais de ce rêve unique et de ses interruptions invalidantes.

— T’as quel âge, Frankie ?

Bientôt, j’aurais plus d’artères pour en témoigner. Les Chinois m’avaient pris pour cible. Je savais hurler comme un navire en détresse et me taire quand il n’y avait rien à dire. Ça fait quel âge, ÇA, mon garçon ?

— J’ai tout le pognon que vous voudrez, Frank !

Si j’avais du pognon, je le dépenserais pas avec des Chinois russoconfucéens ni avec des Mexicains qui ont perdu la trace du Mescal. J’irais chercher le naturel là où il se trouve, en moi. C’est-à-dire ici, dans ce monde de merde qui veut pas changer et qui change l’existence parce que le temps est de son côté, par l’usure et la fatigue, la paranoïa et le suicide, l’espoir miné et la réalité obsessionnelle. L’imagination nous a mené au bord de l’abstraction. Ce qu’on éprouve en ce moment, c’est le vertige et le collapsus. On a tout prévu, sauf le possible. Et c’est arrivé, mon fils. Alors j’ai besoin de ton pognon pour m’envoyer en l’air et non pas pour instruire mon cerveau. Je fais semblant d’être intelligent alors que j’ai l’air d’un con. Paradoxe du malchanceux. On part demain.

— J’ai besoin d’un pardessus, même de fabrication chinoise. Il me faut aussi une arme à répétition et une bagnole gonflée à mort. J’travaille jamais sans ces outils. Un peu d’pognons f’ra pas d’mal à ma conscience, fiston.

Ça les rend heureux, les gosses, ces décisions qui remettent en question à la fois le passé et l’avenir. Les cons appellent ça le présent et je suis l’un d’eux. J’ai pas signé pour l’éternité, moi !

On passe une nuit à se retourner dans nos lits. Il pousse un cri chaque fois qu’il se pique. Ça l’agite. Il se bat avec les draps au lieu de simuler l’acte d’amour. Des fois, on se ressemble pas. Faut que j’me fasse à cette idée.

 

Le lendemain, à midi, on est dans le désert, poursuivi par des Chinois qui n’ont pas l’intention de nous rattraper chez les Mexicains. S’ils se font arrêter par la Guardia nacional, ils se feront passer pour des touristes poursuivant un animal domestique en proie à des envies de liberté. Ils finissent tous par perdre leur toutou, les Chinois. C’est ce qu’ils disent aux Mexicains que ça fait marrer, tant de connerie de la part de nationaux qui se prennent pour le fer de lance de l’économie universelle.

— Si on trouve rien pour nous mettre sur la piste, se plaint Benjy parce qu’il sait pas conduire, on va se mettre à tourner en rond avant la nuit. Ça ressemble à l’Espagne de mon enfance. Mes parents séjournaient régulièrement chez les Russel. Cecilia était une petite femme toute noire et elle m’emmenait sur son voilier parce que je ne connaissais pas la mer et que je semblais avoir besoin de cette connaissance. C’est la connaissance qui nous détermine. Pas vrai, Frankie ?

Il fait mal, ce gosse ! En plein désert, il évoque l’eau et ses inconvénients ! Mais la question de savoir où je nous conduis à cette vitesse excessive reste sans réponse pour le moment. On rencontre des Arabes silencieux sur ces routes abandonnées à la providence. On ne leur parle pas parce qu’ils se sont trompés de chemin. Benjamin regarde le visage des femmes quand ce sont les hommes qui cachent leurs propres visages.

— Ils ne le cachent pas, fiston. Ils le protègent. La réciproque est vraie aussi.

Mais il ne connaissait pas les femmes, un détail prégnant qui ne pouvait pas faire l’objet d’une confidence. Les filles se donnent plus facilement. Elles ne se donneraient pas si facilement si elles avaient à bander avant de baiser, et non pas après. Comment veux-tu qu’elles comprennent le sens à accorder à l’endroit des choses si c’est à l’envers que Dieu les condamne à se soucier de leur destin ? Je pose la question parce que je l’ai lue dans le journal. C’est gratuit le journal, pas comme les romans, alors je lis le journal. Il avait une tête à saturer les ebooks. Il se demandait comment un pauvre peut supporter la pauvreté alors que le pauvre se demande comment il peut admettre la richesse. Je me demande ce que les riches en pensent.

— D’abord, tu roules, expliquais-je. Tourner en rond, ça s’apprend pas. On est fait pour ça ou on va droit dans le mur, ce qui est moins bien. Imagine le type. À force de tourner en rond, il se dit que ça pourrait changer. Il sait pourquoi il tourne en rond. Il sait donc aussi comment ne plus tourner en rond. Seulement, il a pas d’pognon, alors il continue d’tourner en rond. C’est aussi simple que ça. Se marier ne change rien à l’affaire et faire des gosses n’y change rien non plus.

— J’veux pas m’marier ! Et j’y f’rai pas d’gosses !

— Tu ne tournes pas en rond, toi ! T’as du fric !

— Comme si le fric t’empêchait d’tourner en rond !

— Il empêche quoi, alors ?

Il avait pas beaucoup d’imagination, ce gosse. Mais pouvait-il imaginer autre chose ? Le fric le faisait tourner en rond ! C’qu’il faut entendre ! Heureusement, j’me laisse pas convaincre facilement.

Alors on tournait en rond depuis deux heures malgré son fric et ses arguments de friqué. La même montagne, à la même place, avec la même poire de la soif. Je coupais le moteur dans une zone d’ombre. Le silence, d’un coup, comme si votre tête venait de tomber dans le panier. On n’entendait plus que nos poumons. On était perdu. Il avait peine à me croire et je ne fis aucun effort pour le convaincre du contraire. Je disposais d’encore un peu de temps avant qu’il ne prît (imparfait du subjonctif de ma trouille) conscience du peu de chance qu’on avait de s’en sortir sans les Chinois. On pouvait pas compter sur les Arabes et c’était l’heure de la sieste pour les Mexicains. Non, non, on n’était pas obligé de boire l’eau du radiateur. J’attendais la nuit avec une impatience de carnet d’bal surpris au saut du lit un samedi matin de fête patronale.

— Ça a une nationalité, les riches ? demandai-je pendant qu’il installait la tente.

— Plusieurs.

— Le fric et plusieurs, ça fait combien ?

— Beaucoup plus.

Il était conscient de son état, ce gosse. Comme moi, mais à l’envers, dans les miroirs de l’existence et les abîmes de la création. Une nationalité sans fric, ça pesait pas lourd dans la balance du destin. J’avais peut-être même pas de destin. Qui sait ?

 

La nuit tomba enfin. On grignota sur le grill. J’avais plus grand-chose à nourrir. J’estimais cette différence à chaque repas : Frank Chercos — (un cul en acier + deux bras droits + un œil de verre) = Frank Chercos. Benjamin ne pouvait pas en dire autant : Benjamin — (le fric + les nationalités + la chance) ≠ Benjamin. Conclusion : Frank + Benjamin ≈ la Sibylle. J’ai appris les maths dans l’ancien système éducatif. On n’y parlait que de nombres réels dont certains étaient naturels. J’aimais bien, moi, compter les moutons, surtout ceux que le loup avait mangés, et les diviser en parts égales ou selon le mérite de chacun. Yen avait pas forcément pour tout le monde.

— On compte plus comme ça, Papa. On est à l’ère des numérisations. Tu peux pas comprendre.

Ce que je comprenais, c’est qu’on ne comptait pas de la même manière ni les mêmes choses.

 

Enfin, voilà pour ce chapitre destiné à vous présenter le gosse que je n’ai pas eu avec la femme que j’ai eue. On peut pas tout avoir. L’aventure continuait et il avait le droit de savoir puisqu’il avait perdu sa famille et hérité d’une fortune, deux complications qui arrivent rarement à la même personne. Moi, j’avais rien hérité et j’avais perdu mes parents. Bernie avait hérité, mais il n’avait pas connu ses parents. C’était pas faute d’espérer les connaître enfin le jour de sa majorité, quand le notaire a ouvert son dossier de pupille de l’État. Il n’y avait pas de parents dans le dossier non plus. Rien que du fric, de quoi s’acheter un petit commerce et se socialiser de cette manière qui vous empêche d’appendre un vrai métier. Benjamin comprenait qu’il avait de la chance et que des tas de types feraient leur possible pour le déshériter et empocher le magot de maman Bradley qui n’avait ménagé personne avant de mourir assassinée. Non, elle avait ménagé quelqu’un : son Mike qui sentait le whiskey frelaté et le chorizo. Benjamin la connaissait à peine. Il connaissait mieux sa vieille éponge de père et me reconnaissait quelques ressemblances avec lui. Mais c’était tout ce qui ressemblait, d’après lui. Le reste était complètement différent.

— Tant que ça ?

 

— Libérez Gu !

Le Centre de Rééducation de Wang Xi ne cachait rien de sa désuétude de vieil établissement destiné à l’analyse sémiologique des caractères. Je consultai rapidement la fiche de la Sibylle :

surestimation de soi-même ;

méfiance extrême à l'égard des autres ;

susceptibilité démesurée ;

fausseté du jugement.

Tout le monde peut en dire autant. Benjamin s’intéressait à la mécanique des ouvertures, ce qui lui valut les commentaires documentés d’Omar Lobster qui agissait ici en tant que conseiller spécialiste des questions chimiques liées à l’enfermement.

— La première chose est de leur faire croire qu’ils sont malades et qu’on est en train de les soigner, ce qui a plusieurs avantages :

ils nous remercient ;

ils participent activement au traitement ;

ils comprennent que c’est la seule solution ;

ils se préparent à rentrer chez eux.

Je vous dis ça en termes ordinaires, Frank.

Il valait mieux si on voulait que Frankie comprît quelque chose d’utile. La Sibylle ne parlait plus. Elle était en phase préparatoire.

— Avec tous les signes d’une révolte encore opératoire :

crispation des mains ;

angoisse du regard ;

agitation des surfaces, y compris organiques ;

persévérance de l’idée.

Elle se vaincra elle-même.

Je n’en doutais pas. J’avais moi-même du mal à franchir la camisole chimique de prévention qu’Omar Lobster lui-même m’avait injectée à mon arrivée. Benjamin avait assez de fric pour s’en passer. Il était un otage facile, mais ses tuteurs consentiraient-ils à payer une rançon ? Toutes ces hypothèses avaient été émises par le directeur du Centre qui appartenait à une branche secondaire de la dynastie des Wang, les tombeurs de Mac Donald qui avait été réduit à vendre des frites aux Chinois de la zone d’attente. Il s’appelait Wang Wang suite à une fantaisie éthylique de son père. Wang Wang n’avait été attiré que par l’antique Buyck achetée à prix d’or sur le marché cubain. Benjamin aimait bien parler mécanique. Ça tombait bien, Wang Wang voulait tout savoir. Il avouait être au comble de la joie grâce à cette visite impromptue d’un multinational accompagné d’un Noir célèbre et célébré. Célèbre, d’accord : papa Frankie franchit les frontières depuis quelque temps ; célébré, en Chine, ça pouvait vouloir dire qu’on ne valait pas plus cher que le dalaï-lama et qu’on fermait sa gueule en attendant mieux. Il nous avait accueillis avec le slogan onusien :

— On est tous de la même race !

Même les Noirs sont de la même race, alors ! Je passai sur ces préliminaires courtois pour exposer le sujet de notre visite. On avait retrouvé les traces de la Sibylle grâce au témoignage d’un Arabe qui la cherchait aussi. On l’avait un peu cuisiné, Benjy et moi. Les Apaches nous observaient, des fois qu’on aurait eu besoin de s’améliorer. Benjy avait beaucoup lu. La précision de ses morsures étonnait l’Arabe qui avait déjà souffert, mais pas autant qu’un Juif. Il s’agissait de savoir :

pourquoi il en voulait à la Sibylle ?

pour le compte de qui il agissait ?

qu’est-ce qu’il avait bouffé à midi ?

et pourquoi il s’était laissé capturer sans se défendre ?

— Et alors ? dit Wang Wang qui n’appréciait pas vraiment les méthodes conversationnelles de tonton Frankie.

— D’après lui, la Sibylle en savait trop sur le destin de l’Islam. Il l’avait vue éventrer des animaux domestiques sur des places publiques dépendant de la Charia. Son succès avait inquiété les autorités religieuses. L’Ordre était de la capturer vivante dans l’espoir que la technologie russe la ferait changer de métier. Lui, Ali al Kateb, avait une confiance absolue dans la parole divine et dans le savoir-faire russe. Il avait suivi la Sibylle avec un professionnalisme tel que même papa Frankie ne s’était pas aperçu de la gravité de la menace qui pesait sur le seul objet de son désir. Benjamin en conçut une fureur qui écœura les Apaches. L’Arabe finit par nous confier son secret : la Sibylle était parmi les Apaches et se faisait passer pour l’un d’eux.

— Et qu’est-ce qu’il avait bouffé à midi ?

— Nos dernières provisions, ce qui explique en partie le comportement de Benjy. Il avait profité de la nuit et de notre sommeil réparateur pour se glisser à l’intérieur de notre campement. D’après lui, la Sibylle n’avait rien perdu de la situation. Il se savait observé et se demandait comment il franchirait les derniers mètres qui le séparaient encore d’elle. Il gagnait du terrain ou la Sibylle en perdait et il tomberait dans une embuscade. Il aimait le combat. Ça le rendait assez dingue pour avoir de l’espoir et même en éprouver un intense plaisir. Il ne se battait jamais sans cette érection de bon augure. Benjamin l’encula pour l’humilier, mais ce guerrier connaissait les limites de l’humiliation. Sur les hauteurs à peine éclairées par le soleil couchant, la Sibylle frémissait entre les Apaches au corps nu et aux âmes imputrescibles.

— Et pourquoi il s’était laissé capturer sans se défendre ?

— Parce que les Chinois voulaient en savoir plus.

— Exact ! dit Wang Wang qui ne pouvait pas me faire croire qu’il en savait plus.

Il nous conduisit dans le pavillon des Préparations. Omar Lobster nous attendait sur le seuil.

— Ce vieux Frankie !

Il connaissait Benjamin qu’il avait modifié dans le cadre d’une campagne pour l’amélioration de la race réservée aux fils et aux filles à Papa. Papa, c’était Gor Ur, le Gorille Urinant. L’ennemi de la Sibylle qu’on avait enfermé dans ce pavillon désuet qui ressemblait à une baraque de chantier.

— Elle a fini par comprendre, dit Omar Lobster qui marchait devant nous.

Les cellules n’avaient pas de portes. Les sujets en préparation étaient attachés à leur lit en attendant que la chimie d’Omar Lobster fît son effet. On a toujours l’impression de connaître les lieux. Ils avaient crucifié le traître Apache sur un vitrail représentant la lutte de l’Ange avec le Dragon. Il était dans la phase suffocatoire, pas fier d’avoir fait ce qu’il avait fait. Je n’comprenais pas.

— Il doit payer, dit Wang wang.

La Sibylle gisait dans des draps sales. Un vrai paquet de nerfs ! Il l’avait lapidée avec des seringues chargées des liquides imposés par la science d’Omar Lobster qui pouvait tout expliquer. Il n’en ramenait pas large, l’Ingénieur, devant la perspicacité du vieux Frankie qui communiquait avec une Sibylle lamentablement torturée. Benjamin écoutait mes conseils et se tenait à l’écart, marqué par Wang Wang qui voulait savoir si ce fils à Papa avait prévu d’investir dans l’invention d’Omar Lobster.

— Sibylle ! Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?

Au lieu de répondre, la Sibylle gicla par un trou pratiqué dans son crâne.

— Salauds d’Chintoques !

Je marmonnais. J’écoutais tous les conseils intérieurs avec une application d’agent expérimenté sur le terrain des pires souffrances infligées à l’être par l’humain. La substance était de la colocaïne. La kolok était fabriquée en Chine ! Omar Lobster avait trahi notre Monde ! Les Chinois ferait de moi un ex-témoin qui n’a pas eu le temps de témoigner. Mais pouvaient-ils s’en prendre à Benjamin ? Oui, si ses tuteurs, qui étaient tous des Amerloques internationaux, l’avaient décidé avec la claire intention de se servir des Chinois pour arriver à leurs fins consistant à capter la totalité de l’héritage d’Amanda Bradley. Cela dit dans un souffle que la première injection me coupa net. L’Apache commença à hurler. C’était tout ce qu’il pouvait faire pour continuer de respirer. Il n’arrivait même pas à bander. Il était loin du désir et à deux doigts de renoncer. La kolok diluée me fit l’effet de l’atropine. La mydriase surtout, qui m’empêchait de distinguer les véritables contours des choses. Du coup, l’Apache m’apparut comme une chose tranquille que la lumière baignait d’explications divines. Je ne voyais plus son visage sans doute grimaçant. J’imaginais mon témoignage crevé de zones impossibles à décrire faute de sens à donner à leur vide. Mon cœur battait la campagne. Une soif intense me fit désirer l’ombre et je m’y réfugiai en poussant de petits cris destinés à borner ma nouvelle existence. Des draps m’environnaient. J’étais dans le lit avec la Sibylle et j’interrogeais ce qui lui restait de cerveau. Je voyais l’abîme qu’ils avaient creusé, préservant les zones érogènes reconnaissables à l’excitation des vaisseaux.

— Sibylle, je suis avec toi. J’ai amené le petit.

— On est seul, Frankie ? Dis-moi si on est seul.

Je mentis.

— Je ne vous vois pas !

Elle nous voyait, mais ne nous reconnaissait pas, donc elle savait que je mentais.

— Vous n’êtes pas venus, dit-elle tristement. Ils vous ont amenés, toi et le petit. Cet Apache voulait m’épouser, Frank ! Comme si on épousait la Sibylle !

— Ils l’ont écorché vivant, Sibylle ! Maintenant, il est crucifié.

— Tu mens, Frank !

On s’enfonça un peu plus dans les draps. Le Monde disparaissait au profit de l’intimité. Je me sentais heureux. Je ne pouvais pas lui avouer ça !

— Ils t’ont injecté la kolok, Frank ! Ce que tu vois est exactement ce qu’ils veulent te faire voir. Ce que tu ressens appartient au spectre de la kolok.

— Je sais bien où j’en suis, Sibylle !

— Non, Frank ! Tu ne le sais pas.

 

Ils me reliaient à des appareils de mesure, prêts à me sortir de là si la Sibylle m’entraînait trop loin. C’était fou, cette confiance que je leur accordais alors que j’étais leur débiteur. Je comptais sur le gosse, sachant pertinemment que sa propre situation pouvait basculer dans le drame familial. Omar Lobster s’activait dans les marges, précis comme un pas de vis. Il me réveillait en poussant un cri, à moins que ce ne fussent les cris de l’Apache qu’on tentait de relier à ma pensée. J’avais oublié pourquoi j’étais venu, Je doutais enfin d’être venu. La Sibylle s’est alors extraite de moi-même à la force des bras. Elle s’arcbouta sous l’effet d’une dernière pulsion et je me sentis parfaitement seul.

— Ça va, Frank ?

— Ça va. Je suis seul.

— Vous n’êtes pas seul.

— Je ne suis pas seul.

Qui j’étais alors ? Le capitaine Némo ?

— Vous me reconnaissez, Frank ?

— Vous êtes le capitaine Némo ?

— Frank !

C’était une belle journée ensoleillée. Un Apache agonisait sur un vitrail à l’endroit d’une croix que formaient les barlotières. Benjamin cueillait des fruits. Je le nommais.

— Qui est Benjamin, Frank ? Où avez-vous trouvé tout ce pognon ?

La question du pognon, je l’attendais, je savais bien qu’ils finiraient par me la poser. Il était où ce pognon, maintenant ? Ils l’avaient trouvé puisqu’ils m’en parlaient comme s’ils connaissaient le montant. Je l’avais pourtant planqué dans un lieu qu’ils n’arriveraient pas à extraire de ma mémoire. J’avais planqué les cadavres et je les avais recouverts de chaux vive. Ensuite, le désert m’a rendu fou et j’ai fait de mauvaises rencontres.

— Vous leur avez donné le pognon, Frank ?

— Peut-être. Je n’aime pas souffrir. Ils me torturaient sans arrêt ! J’ai aucune honte ! Personne n’est à l’abri de l’aveu judiciaire !

Ils répandaient du sable tiède sur mon corps pour que je me souvinsse de tous les détails. Ils imitaient l’oasis et la tombe avec la même impatience. Elle était où, la Sibylle ? J’avais besoin de sa chair.

— Je suis là, Frank. Il est où, le pognon ?

— Augmentez la dose, Omar. Il est sur le point de parler.

— Il faut qu’il parle, merde !

Un poisson traversa la pièce, preuve que j’étais pas aussi frais que je l’espérais. S’il sortait, il m’enfermait. Et s’il revenait, j’avais le temps.

— Le temps de quoi, Frank ?

— Qui étaient vos complices ? Bernie ?

— Bernie f’rait pas d’mal à une mouche, les amis !

— Il ne lui fera plus de mal, Frank, parce qu’il est mort !

— Bernie est aussi vivant que ce poisson !

— Qu’est-ce qu’il a dit ?

— Il parle du poison, patron.

— Vous êtes sûr de ce que vous faites, Omar ?

— Comme si c’était moi, Rog !

Ça fait deux, trois avec la Sibylle qui n’est peut-être pas la Sibylle. Je veux entendre le gosse me dire que je ne lui ai pas fait de mal !

— Quel gosse, Frank ?

— Il y avait un gosse, Frank ?

— Comment il s’appelait, ce gosse, Frank ?

— Vous avez tué Bernie, Frank. Vous vouliez le magot pour vous tout seul ? C’est pas loyal, Frank. Il vous a trahi avant de mourir. On vous a pas appris à achever la victime avant de passer à autre chose ?

J’en avais reçu, des leçons. Surtout pour les histoires de cause à effet. Avaient-ils trouvé autre chose que mon carnet d’adresses ? Cette manie de tout noter allait me coûter ma liberté. J’ai le dos fragile, mais pas assez pour remettre en cause ce qu’ils étaient en train de mettre dessus. J’allais payer pour qui ?

— Donnez-lui un wang. Avec ou sans pickles, Frank ?

— Avec, dit la Sibylle.

Comme si j’avais déjà goûté à ces cochonneries chinoises ! J’avais faim, mais pas au point de trahir mon estomac et le cerveau qui va avec.

— T’en veux, toi ?

À qui parlait-elle quand elle ne s’adressait pas à moi ? Ce n’était pas nouveau, ce questionnement. Il m’arrivait de rentrer complètement beurré des deux côtés et elle posait cette question qui ne me concernait pas. Il fallait que je m’accroche à mon récit, pas au sien. C’était sa parole contre la mienne.

— De quel gosse s’agissait-il, Frank ? grogna le vieux Rog.

— J’crois qu’il s’appelait K. K. Kronprinz.

— Il se fout de not’gueule, Omar ! Augmentez la dose !

— J’garantis rien, Rog !

— Notez, Larra, que Môssieur l’Ingénieur ne garantit plus rien.

— Il a pas dit ça, patron !

— Si ! J’ai dit ça.

Mettons que j’ai possédé ce pognon le temps de me faire des idées sur ce qu’il allait changer dans ma vie.

— O.K., Frank. L’hypothèse nous convient.

— Vous pensez vraiment que je m’expatrie chez les Chinois pour le dépenser ?

— C’est ce qu’on fait tous, Frank, mais nous, on n’est pas des voleurs.

— On n’est pas des assassins non plus !

— J’ai pas été en Chine !

— C’est pas difficile d’aller en Chine de nos jours ! On a tous une frontière commune avec la Chine, même le Japon !

— Vous êtes allé en Chine pour investir dans la société Wang qui appartient au groupe multinational Bradley and Co.

— Moi ! Investir dans la merde ?

— Réveillez-le, Omar. On n’en tirera plus rien aujourd'hui.

— Il dort pas, patron.

— Sortez-le d’là !

Je sortais si c’était ce qu’ils voulaient. Je me retrouvai au chevet du même lit, avec la Sibylle dedans et un Apache qui perdait du sang à proximité du triste spectacle de mon amour détruit. Ils commençaient toujours par détruire votre amour, et ensuite on se sentait dépossédé et on acceptait les conditions d’une nouvelle vie où tout pouvait recommencer de la même manière. Mais avait-on le choix ?

— Ça va ? me demanda Benjamin qui avait fini de jouer avec l’huisserie.

— Ça va, fiston. Je reviens de loin, tu sais ?

— Tu m’raconteras ?

— Juré ?

— Chiche ! dit Wang Wang de sa voix de flûtiste.

— Ils ont une voix particulière, les flûtistes ?

— Non, mais ils ont une flûte.

— J’vais vous raccompagner, proposa Wang Wang. Restez-vous déjeuner ?

On avait assez mangé. On reviendrait avec des armes. Wang Xi serait détruit. Il pouvait compter sur nous. Il nous raccompagna après qu’Omar Lobster nous eût secoué la main comme s’il allait en tomber quelque chose. On n’avait rien volé. Il était passé où, le vieux Kol Panglas ?

— C’est une bagnole terrible ! dit Wang Wang qui ne l’avait pas encore dit.

— C’est très au-dessus de mes moyens, constatai-je, mais il le savait déjà.

Il n’aimait pas vraiment ma façon de meubler la conversation. Benjamin actionna le démarreur. Je craignais le coup du Delco, mais non, le moteur partit au premier tour. Il ronronnait sous les yeux émerveillés du Chinois qui prétendait avoir conduit une Camaro dans les rues de Miami.

— J’ai connu Miami au temps de sa splendeur.

Il y avait surtout moins de cons pour voter chinois, à l’époque. Les Cubains, eux, avaient du savoir-vivre. Je n’avais que des souvenirs livresques de cette époque bénie pour les flics. Mais le Chinois ne pouvait pas comprendre. D’ailleurs, était-il assez âgé pour avoir connu la splendeur d’une cité qui avait changé de pratique électorale ? J’en doutais.

— L’âge n’est rien, philosopha-t-il.

Le charlatanisme oriental sévit encore de nos jours. Il y a toujours des cons pour diffuser ces raisonnements à la con. J’adhère pas, moi, vous voyez ?

— Merde ! fis-je comme si je n’avais rien dit de philosophiquement valable. Il se couche ou il se lève ?

Je parlais du soleil. Il se couchait. Le premier motel était à deux heures si on rencontrait pas d’Arabe pour nous faire la conversation. Ils sont sympas, les Arabes, et cultivés, et pleins de belles manières, mais qu’est-ce qu’ils racontent comme conneries !

— Il fera nuit, dit Wang Wang. Ils n’auront peut-être pas une chambre de libre.

— On couche pas ensemble, Benjy et moi !

— Deux chambres ! s’écria Wang Wang. Vous compliquez.

Comme si c’était pas compliqué, le chinois ! Omar Lobster, assis sur le perron du pavillon des Préparés, se demandait de quoi diable on pouvait parler pendant que la Buyck s’enfilait du première pression à froid. Il avait pas les moyens, lui, de ces ralentis impeccables qui enchantaient le Chinois. On n’allait pas se quitter sur ce constat amer :

— On vous remercie pour tout, dis-je comme si je concluais un discours. Soignez-la bien. On y tient !

 

La question était posée en tout cas. La nuit était tombée depuis une heure quand on aperçut l’enseigne du motel. Elle affichait le plein.

— Merde ! fit Benjy. On va encore coucher dehors.

On n’est pas vraiment dehors dans une bagnole, mais on peut pas dire non plus qu’on est chez soi. C’est ce que voulait dire le gosse. J’exposais le problème au gardien qui n’était pas compétent pour vider les occupants de deux chambres sans une raison valable. Il y avait un autre hôtel dans les environs, mais il était fréquenté par des Mexicains.

— ¡Mala gente !

On était de la mala gente, nous aussi.

— ¿Sí ?

— ¡Hasta los huevos ! dit le gosse.

Le gardien me lança un regard de reproche :

— ¿Sin educación, he ?

— Ninguna. Pero tiene dinero.

— ¿Mucho?

— Hasta los huevos.

— ¡No me digas!

Il était mala gente lui aussi, ce gardien qui ne portait pas d’uniforme.

— Ah ! L’uniforme, Mister, c’est pas commercial.

— Moi, ça me rassure.

Je l’étais pas , rassuré.

— Tu parles trop, Papa ! me reprocha le gosse. Ils travaillent avec les Arabes délocalisés, ces mala gente.

J’travaillais bien pour des cons, moi l’premier ! Il jugeait trop, ce gosse, et n’agissait pas assez. Radin, quoi. J’avais pas gagné grand-chose dans l’affaire. Il m’avait même donné la moitié, comme on fait dans les films : la moitié avant et l’autre moitié après, s’il y a un après. Sinon, rien.

— J’vois d’la lumière ! s’écria-t-il en se fermant la bouche aussitôt après.

J’éteignis les phares. Je devais ralentir aussi, mais la Buyck refusait de descendre en dessous du kilomètre-heure. Je cherchais à me calmer, mais ne trouvais rien. Le gosse avait tout planqué pour prévenir les abus.

— Tu vois quelque chose ?

— Des mecs ? Pas une meuf !

— Des mecs comme nous ?

— On est tous d’la même race !

J’avais pas envie de déconner, moi, le flic en vadrouille, l’enquêteur de tourner en rond. Je salivais depuis récemment, et je suais un peu aussi. Mais un myosis affectait le détail. Je voyais des types assis autour d’une lampe. La flamme était celle d’un réchaud à gaz ou à alcool. Ils portaient tous un béret. J’aurais juré qu’il était vert. À force d’attention, je reconnus le Comte. J’osais un appel de phare. Les lasers nous marquèrent aussitôt.

— Approchez en douceur, Frank ! J’vous ai reconnu.

Encore heureux. Ces types ne connaissant pas la peur parce qu’ils ne prennent pas le temps de la connaître. Le Comte venait à notre rencontre. Mon pied mesurait le ralenti. Benjamin exprima sa joie en secouant sa main. Les types nous observaient comme s’ils venaient de perdre confiance dans leur chef. À quoi tient la seconde suivante ? À des connards qui n’ont pas l’intention de survivre à la douleur. Le Comte était jovial, comme à son habitude.

— Vous êtes loin de chez vous, Frank !

— On est loin de Castelpu, Fab !

— Pas tant que ça, Frank. J’en ai marre des Chinois. Et vous ?

— Les Orientaux ne sont pas fait pour consommer. Ça va finir mal.

Il monta sur le marchepied, fusil d’assaut en main. Il nous voyait à travers ses infrarouges. Le gosse voulait tout savoir de la mission.

— C’est pas une mission, dit le Comte dont les joues noires tressautaient. C’est juste un jeu. Vous voyez pas leur campement ?

C’était des scouts musulmans.

— Faut bosser, dit le Comte. Alors on bosse. Vous avez de quoi bouffer ?

— Des tas. Mais on n’a pas encore bouffé.

— Vous boufferez avec nous, dit le Comte. On en a marre du couscous et du mouton.

Les bérets verts nous saluèrent sans se lever. Ils étaient sans doute assis sur quelque chose de précieux.

— De la cochonnaille ! s’écria le Comte.

— De la chinoise, s’excusa le gosse.

Ils ne se firent pas prier, les commandos. C’est toujours ce qui arrive quand on nous prive par politesse. L’inverse n’avait aucun sens.

— On crapahute depuis une semaine sans rencontrer personne, dit le Comte. Pas vrai, les gars ?

— Ouais !

— Où en êtes-vous, Frank ?

Il me demandait ça comme si je pouvais y être. Le gosse se marrait parce qu’il avait touché à l’alcool.

— J’suis pas loin, affirmai-je.

— On voit ça, constata le Comte.

Ça me gêne toujours, ces confidences qui traversent la réalité pour imposer leur vacuité à ceux qui n’en attendent rien. Quel intérêt il avait, le Comte, à ce que l’affaire le concernant soit résolue par le vieux Frank qui ne savait même pas s’il en avait envie lui-même ? Il faut avoir cette envie, sinon on ne vous croit plus sur parole. C’était le cas du Comte qui ne me proposait pas son aide. Il partageait notre cochon chinois avec des connards qui avaient honte de ne plus servir à rien. Ils avaient tous une prothèse incompatible avec le combat. La belle excuse ! Il se bat pas, le vieux Frank, avec ses prothèses et sa trouille de remettre ça plus gravement encore ? J’aurais pu profiter de la conversation pour épater le gosse. Mais à quoi bon énerver ces connards qui subissaient la même trouille ? Ils étaient prévenants. C’était la seule différence entre eux et Frank. Ils tiraient toujours les premiers. Frank attendait de se défendre. La différence entre les pratiques militaires et celles de Frank qui, précisons-le, n’était pas un bon flic, sinon il se serait comporté comme un guerrier. Voilà comment on tourne en rond au lieu de faire la guerre. La différence entre la ligne droite qui ne conduit nulle part et la ligne brisée qui y conduit toujours, là où on veut pas aller.

— Benjamin Bradley ? s’interrogeait le Comte. Amanda avait une fille, pas un garçon.

Moi, je considérais que le moment était mal choisi pour faire la différence entre un garçon et une fille. La Sibylle aurait été d’accord avec moi sur ce point précis de mon anatomie.

— Au fait, elle va comment ? s’enquit le Comte avec des airs de pas y toucher.

— Elle emmerde les Chinois en ce moment.

— Il veulent qu’on leur rende Gu, entier et pas fou.

— Ils veulent beaucoup depuis qu’ils ont gagné les Jeux.

Les bérets verts étaient d’accord avec moi. Le Comte, moins. Il n’était pas extrémiste. Il reconnaissait cependant que l’existence lui inspirait des idées loufoques.

— C’est pas loufoque ! s’écria un caporal.

Quand la piétaille entre dans la contradiction au lieu de se limiter à la conversation courtoise envers les supérieurs, le sémiologue que je suis se met à soulever ces pierres pour nourrir sa connaissance de la hiérarchie. D’autant que le caporal faisait des petits. Les autres l’approuvaient assez franchement. Mais c’est pas la franchise qui caractérise le soldat de base. Le Comte en savait long sur l’esprit, particulièrement sur celui qui soude les hommes dans la perspective du combat unique. Un seul homme, un seul combat. Il les réduisit au silence avec une remarque acide concernant la discrétion qui doit établir les fondements de la conversation avec les minables… heu… je m’excuse : avec les civils.

— On va pas vous déranger plus longtemps, proposai-je en me levant.

— C’est vot’cul qui fait ce boucan ? dit le caporal.

— Non, ce sont mes bras.

— Deux bras droits gauches ! dit le gosse pour faire le malin.

— Du russe ? demanda le caporal.

— Tout juste. Rafistolé chinois.

— J’peux plus en changer, expliquai-je, à cause de la technologie utilisée.

Je voulais parler de la science prothésiste des Amerloques, mais le Comte en savait assez sur ma mission. Il nous souhaita bonne continuation et nous poussa vers la Buyck cubaine. On était presque dans le noir.

— Qu’est-ce que vous iriez raconter s’il leur arrivait malheur ? me demanda-t-il alors.

— À qui ? À vos hommes ?

— Non ! Aux scouts.

J’aurais pas aimé être tué par ce hobereau qui connaissait les cochons mieux que moi. Son arme blanche scintillait à la lueur lointaine du réchaud. Il nous tuerait avant les Mexicains si on ne lui inspirait plus confiance. Mais, dit-il

— , j’ai confiance, Frank. J’ai toujours eu confiance en vous. Saluez les Mexicains de ma part.

Il tourna les talons et s’éloigna. Comment pouvait-il être si sûr que la mala gente nous ferait la peau de toute façon ? Parce qu’il avait un troisième sens.

— On va pas à l’hôtel, dis-je en virant de bord.

— On va où ? J’ai sommeil !

— Tu dormiras demain.

— Mais c’est déjà demain !

 

À cette vitesse, je risquais la rencontre fortuite, d’autant que je roulais en veilleuse. J’en avais mal aux dents. On ferait le point en plein jour. C’était vraiment pas le moment de penser. Mon cerveau calculait des trajectoires que j’étais moi-même incapable de calculer.

— Tu crois qu’ils vont les tuer ? me demanda le gosse.

— Il a voulu nous foutre la trouille.

— Il a réussi en ce qui te concerne !

— Tu m’tutoies maintenant !

De l’herbe ! Ça sentait l’herbe fraîche, comme dans un accident de la route. On était dans un pré et la première vache fracassa le radiateur. On entra dans une maison. Personne ne dormait. Ils se câlinaient devant la cheminée.

— Tu les connais ? dit le gosse.

Il sortit une poignée de billets, mais on voyait bien qu’ils n’y croyaient pas. Ils allaient nous demander qui on était.

— Frank Chercos, police de Miami !

— De Miami en Floride ? dit le type qui refermait sa chemise.

— C’est quoi, ta bagnole ? accusai-je le gosse. Un avion ?

— Il est dingue, ce type ! fit la dame.

Elle accepta le fric. On n’avait rien donné au Comte. On aurait dû. On s’rait pas dans cette merde.

— Une merde, ma maison ! dit le type qui se rebiffait contre un flic en état de servir.

— Appelle le Comte ! dit la dame.

On avait encore tourné en rond ! Cette sensation me rendit dangereux. Je ne craignais le Comte qu’en sa présence. S’il s’agissait du même Comte. Il arriva sur un quad. Deux bérets verts le suivaient à bord d’une Jeep. Je ne l’étonnais jamais, dit-il à la Dame.

— La Buyck est naze, dit Benjamin en donnant du fric à tout le monde, même à moi.

— On a tout prévu, dit le Comte.

On n’était pas à dix kilomètres de l’endroit où j’habitais. Le Comte me montra la géographie des lieux sur un plan que le soleil levant éclairait à peine.

— T’habiteras avec nous en attendant, dis-je à Benjamin.

— Il est dingue ! répéta la Dame.

Elle m’attendait. Elle coucha Benjamin et la vie reprit son cours. J’avais mal au crâne et j’étais pas sûr que Bernie était encore de ce Monde. Elle se mit à cuisiner. Ça sentait la friture à plein nez. J’avais pris des habitudes d’esthète dans le désert. Je lui parlais des serpents cuits au feu de bois et des fayots que les Mexicains cuisaient pendant des heures pendant que je jouais à la marelle avec les filles de mon âge. Elle ne se souvenait de rien. Elle avait toujours gâché les meilleures occasions de s’amuser en ne se souvenant pas de nos découvertes à un âge où la nouveauté n’a pas de prix.

Je buvais un café en pensant à tout ce qui m’avait rendu malheureux et vulnérable. J’avais un tas de raisons de lui en vouloir. C’était mon film, celui que je verrais pour la première fois avant de mourir. Rien n’est plus triste que de se voir mort. Ça m’arrivait tous les jours. J’ignorais de quoi je mourrais, et elle était là, tantôt lente comme un insecte, tantôt plus vivace que sa proie. Je n’avais eu aucune vision de ce destin. Pourtant, j’en ai, des visions. Des fois, je me prends même pour la Sibylle et elle rit en disant que je suis naïf en amour.

Bernie vivait. C’était déjà ça de gagné sur le passé. Je possédais quatre endroits de prédilection : le café à putes de Bernie, mon bureau où Larra me désennuyait, l’appartement où je me préparais à mourir et la Chine où je connaissais du monde depuis que je voyageais sans visa.

— T’es qu’un minable, Frank, me dit Bernie. Tu t’fais mal à te prendre pour Frank Chercos qui est un type bien, Frank ! Un mythe !

J’aimais bien, moi, l’idée du mythe. J’en parlais quelquefois à Kol qui aimait bien cette idée lui aussi.

— On fait un métier de taille mythique, me dit-il en présence de Rog Russel qui approuva. Ya pas comme le métier de flic pour occuper une place de première dans l’imaginaire collectif.

Il voulait dire que sans la possibilité d’enquête, on n’était rien, rien comme le dentiste ou le cheminot. La figure de Gor Ur était autrement porteuse que celle de Faust qui n’était qu’une allégorie à caractère moral. Gor Ur dépassait la fiction et il était LA fiction. Chez moi, il remplaçait Dieu ! Il était ma réponse à tout. Je ne l’adorais pas, j’en avais besoin. Et la Sibylle me conseillait de réfléchir au lieu d’enquêter.

— Tu deviendras dingue si tu réfléchis pas, Frank ! Réfléchis avec moi.

La réflexion, c’était sa prière. Mais on peut pas faire les deux choses en même temps. Il faudrait choisir. Or, je ne choisis pas. Je prie. Je prie comme un musulman ou un chrétien. Je prie comme un marxiste si j’ai peur ou comme un capitaliste si je crois en Dieu. Chez moi, la prière est un dû, Sibylle !

— ¿Qué tal te ha ido con China, Frankie ?

— Je vais me remettre au travail, mec. Fini les vacances !

Larra adorait parler espagnol.

 

Quatrième épisode

DES FOIS QUEUE

Finalement, ils avaient arrêté Sweeney, un mannequin qui était tombé dans la pornographie. Sweeny n’avait participé à aucun défilé de mode et ça faisait des années qu’on le voyait dans des films assez salés où il jouait le rôle du gamin pris en otage par un gorille qui possédait toujours une Ferrari et un château à la campagne. C’était une série et j’aimais pas les séries. J’aimais pas les gosses qui se font ramoner sous prétexte qu’ils ont la gueule de l’emploi et les mecs qui en profitent me donnent des idées de meurtre. Aussi, si j’ai tiqué en apprenant la nouvelle sur mon Kindle, ces personnages sans doute virtuels n’y étaient pour rien.

J’avais remis un rapport circonstancié sur les activités secrètes d’Anaïs Kling, deux cents pages de détails et d’analyse. Elle seule pouvait avoir été complice du faux assassinat du Comte et ces deux barons n’étaient pas étrangers au lâche massacre du couple Bradley qui laissait un orphelin de taille multinationale. Muescas était la clé de ce dossier. Il avait été le premier à désigner Anaïs Kling et j’avais été le second à épouser cette thèse. Pourtant, je l’avais traité comme un chien. Pourquoi papa Frank n’aimait-il pas le vieux Muescas qui épousait la petite Cecilia Russel ? L’explication résidait peut-être dans cette question même que je posais au chapitre deuxième de mon rapport. Quatre personnages dans une seule question, faut l’faire !

Je les avais réunis par hasard dans le hall de l’hôtel où avait eu lieu le double assassinat des Bradley. Ils attendaient quelqu’un. Roger Russel se tenait un peu à l’écart du couple. Muescas et Cecilia s’entretenaient de questions concernant la domesticité de l’hôtel. J’appris alors, en questionnant le réceptionniste, que le couple était propriétaire de l’hôtel à parts égales. Roger Russel ne pouvait pas être étranger à cette alliance. En effet, il était l’ancien propriétaire et avait cédé ce capital pour une bouchée de pain qui aurait nourri papa Frankie et les siens pendant un millénaire au moins. Le genre de détail qui me rend mélancolique.

— Qui est la mère de Cecilia ?

Vous connaissez la réponse. On ne peut pas mettre son nez dans les affaires du Monde sans rencontrer tôt ou tard, et il est toujours trop tard, le personnage complexe et incomplet de Roger Russel, Roggie pour les amis intimes, et j’étais de ceux-là, une chose expliquant l’autre. J’avais mis la main sur le dossier Russel pendant mon séjour chez les Chinois qui n’avaient à aucun moment interrompu mes recherches. Cecilia et moi, on était sorti de la même matrice. Il y avait deux pères : le mien et le sien, Rog Ru. Le mien, j’en avais peur, n’était autre qu’Omar Lobster. Une femme, deux hommes, deux demi-gosses et Muescas intervient pour pimenter la minisaga. Mais pourquoi intervient-il à ce point qu’Anaïs Kling se met à lui en vouloir à mort ? Qui était Muescas. Un ancien maître d’hôtel ou de cuisine, les rapports divergeaient sur ce détail qui ne change rien à l’affaire. Je fouillais ma mémoire. Rien. Mais ma mémoire avait été altérée par les interventions du BE.

Que s’était-il passé entre Anaïs Kling et Muescas ? Ils s’étaient aimés à une époque où elle appartenait à Roger Russel sans avoir vraiment renoncé à Omar Lobster. Or, ni l’un ni l’autre ne s’était jamais plaint de cette situation pourtant suffisamment ambiguë pour inspirer des idées de vengeance. Les bandes enregistrées en témoignaient clairement. Pas un mot plus haut que l’autre, pas une allusion, un mouvement d’humeur qui aurait mis la puce à l’oreille (vous pouvez traduire par ze tchip in zi hier ; depuis l’invasion chinoise, on écrit même l’anglais en pinyin ; ya des réfractaires, comme moi ; fallait s’y attendre ; qu’est-ce qu’ils m’ont charcuté à cause de ça !).

La réponse se trouvait sans doute dans le fait indiscutable que Muescas n’était pas Muescas, mais le type qui se faisait appeler Muescas. Il était d’origine espagnole ou descendait d’un nazi refugié chez Franco. Pourquoi la mouche (mosca) et la grimace (mueca) ? Et pourquoi Cecilia acceptait d’épouser ce nabot sans sourciller ?

Quand j’étais enfant, j’avais été effrayé par un syrphe que j’avais pris pour une guêpe. Mon père (lequel ?) m’avait expliqué que la nature a donné à certaines créatures inoffensives et par conséquent vulnérables le don de se faire passer pour d’autres créatures qui, elles, sont dangereuses et parfaitement capables de tuer leurs adversaires sans avoir à user de subterfuges.

— Dans la vie, Frankitounet, t’es un syrphe ou une guêpe.

Qu’est-ce qu’il était, lui ? Qu’est-ce qu’il avait rêvé de devenir ? Il demeura parfaitement obscur sur ce point et j’ai éprouvé longtemps le désir de le clarifier. Entre son silence obstiné et lâche et mon désir légitime et inassouvi, il s’était passé ce qui se passe toujours quand ça arrive avec une netteté aussi évidente : la rupture qui remplace avantageusement l’agression commise par le fils sur le père et l’humiliation qui rendrait celui-ci parfaitement improductif dans sa relation à la société. (Non, j’ai pas copié : c’est Frankie qui écrivait ça au lendemain de la première fellation offerte par la gent féminine, dans la roseraie du Gardon noirci au charbon des usines.)

L’enfance, c’est le lieu des stigmates, pensais-je en surveillant leur manège dans ce hall d’hôtel où Muescas n’était pas le larbin, mais le client impatient et grossier du bec. Syrphace. Guêgueule. Il y avait un tas de possibilités pour le désigner de façon à ne pas se tromper. Je l’avais haï dès la première seconde qui n’était pas la première seconde, dans le bureau de Kol Panglas qui m’avait donné pour mission de protéger la vie et l’existence de ce nabab qui n’avait été rien pour la société et peut-être tout pour l’enfant que j’avais été.

Mais Cecilia n’avait lancé aucun signal de détresse. Elle s’offrait en partage à un nabot qui ne méritait pas de coucher avec ce corps étroit et vivace. Et Roggie paraissait satisfait de l’échange, heureux même. Ce matin, il avait annoncé à la Presse que Sweeney avait été confondu par son ADN. Il était entendu par les spécialistes de l’aveu et ne tarderait pas à rencontrer enfin ses juges. Mon rapport, soigneusement relié par mes soins, était resté en attente, dans le meilleur des cas. Quand il le lirait, ou le ferait lire par Kol Panglas, il serait trop tard et une erreur judiciaire aurait envoyé l’ancien mannequin ad patres. Ce n’était pas l’injustice qui me révoltait, mais ce qu’elle rendait aussi inepte que le discours d’un parano. On venait, ce matin-là, de piétiner ce que j’avais de plus cher au monde : ma trace de petit animal qui n’avait pas réussi à devenir une guêpe faute de courage ni un syrphe d’ailleurs, à cause d’une insuffisance intellectuelle qui m’avait valu les non-diplômes responsables de ma médiocrité.

 

Humpty-Dumpty fait constater à la charmante Alice (bbbbllllllllll…) que l’année ne fait cas que d’un seul anniversaire, alors que les non-anniversaires font une différence dont nous sommes tous les heureux bénéficiaires (365 – 1 = 364 non-anniversaires). Pour les diplômes, c’est pareil, à ce détail près que le facteur temps est inconnu : X – diplôme = (X – diplôme) non-diplômes. J’veux pas savoir !

— Qu’est-ce que vous ne voulez pas savoir, Frank ?

Roger Russel m’avait rejoint au bar. De près, il avait l’air triste. Il examina le fond de mon œil. Il savait bien pourquoi l’autre était de verre.

— Anaïs se fait espérer, soupira-t-i. Vous savez comment sont les femmes.

Il commanda un Gibson et se mit à jouer avec les p’tits oagnons frais. Je buvais un daïquiri accompagné de p’tits fours.

— Je me demande comment vous pouvez manger ça, Frank.

C’était à cause des sapellis que le carabin m’avait prescrits.

— Raoul ne vous a pas dit de les manger crus.

— Ils les servent crus, patron !

Les chenilles s’agitaient dans les friands. Ils servent ça avec une sauce à base de morve d’un mollusque dont j’ai oublié le nom tellement il est écœurant.

— J’ai besoin de protéines, patron !

— La colocaïne réduit le taux de protéines présentes dans le corps.

— Mais elle augmente celui des endomorphines dans un rapport de un à dix !

— Vu comme ça…

Ça ne m’empêchait pas d’éjaculer dans le rapport inverse.

— Vous avez appris pour Sweeney, Frank ?

— Kol m’a confié la direction de l’interrogatoire.

C’était une nouvelle pour lui. Il croqua lentement un p’tit oagnon frais sans cesser de m’observer des fois que je changerais d’avis.

— Vous n’êtes pas convaincu, Frank.

— Mais je suis convaincant !

Il éclata de rire, montrant la perfection d’une dentition dont il était capable de se servir en cas d’urgence. Je n’en ramenais pas aussi large que j’en avais l’air.

— Ils forment un joli couple, n’est-ce pas, Frank ?

Il me demandait mon avis alors que les dés pipés avaient été jetés en l’absence de Frankie. Comment supporter la vision déformée par la haine de ces corps incompatibles qui allaient pourtant former l’unité de parade recherchée ? Je n’arrivais pas à déceler la moindre trace de détresse dans le comportement de Cecilia. Elle se soumettait pour des motifs de haut niveau, donc hors de portée, ou c’était la kolok qui la maintenait à la surface de son désespoir. Elle ne pouvait même pas compter sur Frankie le frangin qui se méfiait des mouches à cause d’une légère myopie.

— Il y aura du beau monde, dit fièrement Roger Russel qui sirotait un deuxième Gibson avec la même affectation tranquille.

— Ça en fait, du monde ! m’agitai-je.

Moi, si je m’agite pas, je parais suspect. Je commandais un deuxième daïquiri avec des chenilles.

— Vous voulez pas goûter à notre limace de Papouasie ? dit le garçon qui avait du style comme les torchons qui se mélangent avec les serviettes.

— Des limaces ! s’écria Rog Ru.

Le garçon parut étonné qu’on prononçât ce met avec autant de prévention outrée. Il plongeait sa main dans le bocal et en retirait des spécimens parfaitement dégoûtants. Roggie, redevenu l’enfant qu’il n’avait peut-être jamais été tant il prenait soin de ne pas l’évoquer, secoua sa main en grimaçant.

— Si vous voulez goûter, Monsieur, me dit le garçon qui s’y connaissait, ce sera intégralement, car il ne faut pas les faire souffrir.

— On ne mâche pas ! s’écria Roggie.

— Regardez !

On la pose sur la langue, tête vers le fond. Elle glisse alors sans provoquer de sensation d’étouffement grâce à une substance aux propriétés…

— …analgésiques, précisa le garçon avec des airs de complicité qui excitèrent les extrémités de Frankie la bobinette qui choit.

— C’est dégueulasse ! conclut Roggie.

Il préférait les p’tits oagnons. Je les aime aussi, mais pas autant que le reste. Cecilia me faisait des signes incompréhensibles. Muescas souriait comme s’il les comprenait et Rog Ru approuvait sans cesser d’y trouver un bonheur qui détruisait le mien. Je fis des signes à mon tour et elle comprit que je ne comprenais pas. Elle se leva, abandonnant son promis qui se mit à attendre son retour à la normale. Le petit corps noir et rapide progressait dans ma direction.

— Frank aime ça, dit Rog Ru en désignant les petits fours aux chenilles d’Afrique. C’est pas donné non plus !

— Cher et dégoûtant ! fit Cecilia en frôlant ma joue avec la sienne, mais sans y déposer le baiser mouillé tant attendu. Il n’en faut pas plus à Papa pour exiger une loi qu’on lui concède parce qu’on l’aime.

— Les limaces de Papouasie, dit le garçon, c’est autre chose.

— Il sait de quoi il parle ! fit Rog Ru qui achevait le dernier p’tit oagnon de la série. De vrais potes !

— Mais c’est pas nous qu’on marie ! dit le garçon en me lorgnant des fois queue.

Cecilia riait par habitude et quelquefois par ennui. Je ne la concevais pas autrement. Elle consentit à caresser ma joue. Elle savait que j’aimais sa peau sur la mienne. On n’était pas officiellement frère et sœur.

— Vous savez pour Sweeney, Frank ? me demanda-t-elle pendant que Muescas, qui n’avait pas quitté sa chaise andalouse, se demandait ce qu’on disait de lui.

— Frank est au parfum, fit le garçon.

Rog sourit.

— Personne n’y avait pensé, à part Frank qui a du nez, révéla-t-il.

— Moi !

— Ne dites pas le contraire, Frank.

C’était un conseil d’ami hiérarchiquement supérieur. Je supportai l’admiration de Cecilia sans broncher.

— Il était sympa, ce Sweeney, dit-elle. Nous le connaissions, pas vrai, Papa ?

Le vieux acquiesça. Son pif écarlate s’enfonçait lentement dans le verre vide.

— Nous étions loin de nous douter que Frank avait raison sur toute la ligne, déclara-t-il comme s’il participait à un débat télévisé.

— Bravo, Frank ! dit Cecilia.

Au fond, elle ne pouvait pas admirer le type qui avait coincé un faux-cul pour qui elle éprouvait de la sympathie. En parlant de faux-cul, le mien commençait à donner des signes de dysfonctionnement probable. Je dis ça parce qu’une chose explique l’autre. J’étais pas à l’aise, mais papa Roggie mentait à sa fille avec une facilité déconcertante. Était-ce sa fille, d’ailleurs ? Débat secret des entrailles cérébrales du vieux Frankie qui cachait son amour comme on cache les états du sexe dans un slip. Elle n’était vêtue que d’une robe étroite et blanche qui révélait une peau si proche de la mienne qu’on ne pouvait plus sérieusement douter de notre filiation ni de l’inceste conçu dans la douleur du silence réduit au secret.

— Frank dirigera l’interrogatoire, précisa le papa prévenant.

Cecilia en conçut une petite douleur que Frankie reçut comme une balle de calibre 45.

— Les preuves sont-elles vraiment si indiscutables ? demanda-t-elle en s’efforçant de dissimuler son émotion.

— Frank a travaillé dur, dit Rog Ru qui se doutait aussi de quelque chose, mais avec une foule de détails que Frankie ne pouvait pas connaître.

Qu’est-ce que je savais de Sweeney ? Ce que tout le monde savait, pas plus, et même moins. Je ne visionnais pas ce genre de porno. Sweeney avait des airs de Joselito, le p’tit chanteur espagnol qui provoquait chez moi des identifications encore très vivaces malgré des centres d’intérêt maintenant tournés vers le réel tel qu’il est défini dans la Charte des Réseaux de l’Uniformité Recommandée en Cas de Fragilité Mentale. La CRURCFM. J’ai jamais pu prononcer ce mot sans me mordre la langue.

— L’acte d’accusation devra s’étendre aux trois meurtres, précisa Rog Ru, des fois que j’aurais pas compris.

Ou des fois que tout le monde aurait compris sauf moi. Ça arrive. Ne lui en voulons pas. Je commençais aujourd’hui même, pas même préparé à accepter l’idée que je m’étais complètement gouré et que mon rapport en témoignait et en témoignerait dans le cas où je manifesterais des réticences. Muescas se marrait.

— Pourquoi kiri? dis-je en suçotant la peluche d’une chenille hurlante.

— Iripa, fit Cecilia que ma remarque étonnait franchement.

— Iri !

— Iripa !

On n’allait pas se disputer devant tout le monde. Muescas riait, il grimaçait pas, il se foutait de moi. J’avais rarement subi une telle défaite. Cecilia entretenait des rapports avec Sweeney et j’en ignorais la nature. Sweeney parlerait à sa place ! On verrait bien kirirè le dernier.

La tête complètement à l’envers sur des épaules qui ne la supportaient que pour me faire passer pour un con, j’atteignis tant bien que mal les locaux du Palais Exemplaire des Interrogatoires qui l’étaient aussi. Mon laissez-passer portait la signature personnelle de Roger Russel lui-même qui passait pour le représentant sur la Terre de toutes les prières et supplications adressées au Ciel par les minables et les moins minables. Kol Panglas m’attendait. J’avais une heure de retard, le temps qu’il m’avait fallu pour comprendre que Rog Ru ne se moquait pas de sa fille, mais de moi. Kol n’était pas patient à ce point, surtout quand j’étais là. Il me conduisit à Sweeney. Je ne sais plus si on montait ou si on en redescendait. Je réfléchissais sans laisser de place à autre chose.

 

Sweeney avait changé depuis l’époque bénie de la passerelle virtuelle où il avait fait un malheur. Ce n’était plus qu’un homme affecté de rachitisme et d’une maladie de la peau qui changeait sa couleur naturelle.

— Salut, Frank, me dit-il en tendant sa main droite qui était pour lui celle du cœur tellement il était plus con que moi.

— ‘jour, Sweeney. Ça fait un bail.

— J’ai encore oublié de payer mon loyer, Frank.

— T’en paieras p’us, d’loyer.

— Ça m’rassure pas, Frank !

Il y avait deux types qui attendaient les bras croisés sur des poitrines qui étaient le résultat d’un entraînement quotidien. Je manifestais mon inquiétude. Kol m’indiquait que je n’avais pas à m’en faire. Je pouvais continuer. Sweeney guettait ces signes comme s’il avait encore les moyens d’intervenir pour changer le cours des choses, mais ce temps-là était révolu. Il ne semblait pas le comprendre et évoquait son influence sur le comportement sexuel des branleurs.

— J’ai pas les faits sous la main, dis-je comme si Kol Panglas n’était pas là pour surveiller mes propres faits avec en prime tous les gestes que je pouvais commettre en dehors des limites qui m’étaient imposées.

— C’est pas un jeu, Frank ! Vous êtes dans la Réalité. Sweeney n’a jamais existé que dans votre imagination. Demandez-lui de vous expliquer pourquoi vous êtes là et pas lui.

— Kisékiri ?

— Apari. Arijamé.

— Sitapari, kisé ?

On avait été des enfants pas faciles, faut l’reconnaître. Voilà où ça mène. J’avais des Chinois dans le dos et des flics devant. Comme une saucisse qui baigne dans la moutarde.

— J’ai lu votre rapport, Frank. C’est cohérent, mais ça n’a rien à voir avec la réalité. On appelle ça un équilibre sommaire. Qui est la Sibylle ?

Un détail que j’avais oublié de préciser. Il manquait pas mal de notes à mon rapport, selon Kol Panglas qui en lisait des extraits à un type qui demeurait dans l’ombre et dont je ne parvenais pas à identifier la voix. Je ne le connaissais peut-être pas. Je ne connais pas tout le monde.

— Mais vous connaissez Sweeney, Frank !

Ce type avait une voix de stentor. Ou il parlait dans une interface vocale.

— C’est vous qui parlez dans une interface, Frank ! On analyse en temps réel des données dont vous ne comprendrez jamais l’importance.

Ça ne me gênait pas qu’on analyse mes données. Sweeney me regardait sans comprendre lui non plus. Ce silence allait nous rendre aussi vulnérables qu’un syrphe, mais on n’aurait pas la capacité de se faire passer pour une guêpe. Sweeney voulait parler de ses succès, pas de la série d’échecs qu’il subissait depuis qu’il avait changé de métier.

— Mon Lolo, dit-il enfin, on est mal barré toi et moi.

Il fallait en convenir. On se sentait solidaire en attendant qu’on nous sépare dans la douleur. Les pages tournaient et Kol en commentait la cohérence hypothétique. Le type qu’on ne voyait pas contredisait les affirmations de Kol qui ne répondait pas à des provocations qui m’étaient destinées.

— Si quelqu’un peut ouvrir la fenêtre, proposai-je.

— Ya pas d’fenêtre, Frank. Ya une porte pour entrer et sortir. T’étais d’accord sur ce principe. T’as plus envie ?

La question était posée en tout cas. De quoi avais-je envie ? La table qui me séparait de Sweeny était occupée par des plans et des instruments de mesure. Avait-on le droit à l’erreur. J’avais entendu parler de ces traitements par le jeu. Sweeney souffrait d’une grave lésion au niveau du nerf optique. Il fermait cet œil. On voyait les traces de la morsure. La peau avait été cousue par endroits.

— Kitafébobo ?

— Apabobo !

Je manipulais une règle à calcul qui portait le logo du Musée Ordinaire des Mathématiques Amusantes.

— Fallait pas vous déranger, dis-je au type qui consentit enfin à montrer son visage.

— Vous me reconnaissez, Frank ?

— Akitafébobo ? hurlai-je.

— C’est quoi, c’patois ? fit Kol Panglas qui examinait lui aussi les objets obsolètes qui, d’après lui, conservaient un attrait pédagogique.

— J’ai jamais tué d’chats ! se plaignit Sweeney qui cherchait à se dissimuler sans y parvenir même en partie.

— J’vais vous sortir de là, Frank !

On m’écartelait. J’étais sur la table et je me remuais pour faire surface. Quelqu’un m’enculait, l’autre me tirait par la queue.

— J’vais vous sortir de là, Frank ! Accrochez-vous !

Je n’avais pas que des ennemis. Ça glissait. Mes bras giclaient de l’électricité en gerbe. Je pouvais entendre ce qui se passait au fond de mon œil.

— La prochaine fois, dit Kol qui semblait marcher devant, prévenez-moi avant de me faire perdre un temps précieux.

— On n’a prévenu personne, Chef !

— Vous me prévenez à moi, connards ! Les autres, je m’en fous !

Du Kol Panglas tout craché ! Les autres, il s’en fout. Et le petit Frankie n’est même pas un autre !

— Vous êtes qui, Frank, si vous n’êtes pas un autre ?

— Sépakimafébobo !

— Quelqu’un ?

— Personne !

Ils remettaient ça. Le coup du capitaine Némo.

— Restez avec nous, Frank ! Je vais chercher de l’aide.

Ça s’agitait autour de moi. Ils commettent des erreurs.

— 50 cc de ce truc d’enfer dont j’ai oublié le nom !

— On le perd, Raoul ! On le perd !

Il ne serait pas perdu pour tout le monde, Frankie, si ça arrivait. Il voyait l’avenir comme s’il était la Sibylle elle-même.

— Vous venez de penser à elle, Frank ! C’est bon signe ou mauvais signe, d’après vous ?

Ils répondaient dans la confusion des hypothèses. Ils pouvaient tous se ressembler. Je ne distinguais que ma voix, ma sollicitation distinguée, le trémolo que je destinais aux objets de ma séduction.

— Qu’est-ce que tu vois, Frank ? Sans mentir !

Comme si je pouvais mentir aux témoins de ma première expérience acide !

— T’avais quel âge ?

— C’était avant ou après la première fellation ?

— Qu’est-ce qui est arrivé ensuite ?

Ils en posaient des questions, mes premiers amis ! Je les avais déjà sidérés en descendant en rappel la plus haute tour de la ville, même que personne y croyait que c’était moi sur la photo. Premier séjour en Centre de Rééducation Temporaire. Le Centre n’était pas temporaire. Il existe toujours. La preuve ! La rééducation n’a pas fait long feu. Je récidivais toujours.

— Ékitafébobo ?

— Jidirépa !

Et je disais rien, pas un mot à ces curieux de l’expérience de l’autre. Ils m’en voulaient à mort maintenant. Mais la main était celle de Cecilia qui me parlait d’autre chose.

— De quoi, par exemple ?

— Sépadi !

— Situladi !

— Jépadikimafébobo !

Ça glissait toujours. J’étais sur la table et quelqu’un m’enculait. Il salivait sur mes fesses. Cecilia me demandait de le trahir. Elle me prenait le visage dans ses mains qui sentaient la lavande de nos parterres et elle me parlait de ce qu’il fallait dire et de ce que personne n’avait besoin de savoir.

— Kitadissa ?

Remarquez bien qu’après tout ce ramdam, je me sentais aussi peinard qu’un gosse qui sait ce qu’il mange et qui ne mange pas comme les autres. J’ai toujours eu cette prétention au bonheur trouvé avec d’autres moyens que ceux qu’on impose à notre conscience. J’ai creusé partout. J’ai rencontré des semblables. Ça devait arriver et c’est arrivé. Alors Sweeney les intéressait au premier chef. Ils l’asseyaient de force de l’autre côté de la table et ils me demandaient de l’interroger.

— Qu’est-ce qu’il a dit, Frank ?

— Il vous emmerde, Kol ! Il a besoin de réfléchir sans vous. C’est possible ?

— J’vais voir.

Et il voyait. Je retournai à l’hôtel. Muescas m’attendait.

— Vous êtes tenace, Frank. Vous savez où elle est ?

— Pas dans cet hôtel. J’ai des hommes même dans l’ascenseur. Pas vous ?

Il me prenait pour un minable et demandait à ce minable de le protéger des mauvaises intentions d’une femme que mon rapport désignait comme la seule coupable. Il m’offrit un verre juste pour voir de près comment je m’en sortais avec les chenilles. Le garçon lui courait après pour lui montrer sa limace.

— J’en ai marre d’attendre, dit-il en s’enfonçant dans la moelle d’un fauteuil.

J’en avais marre moi aussi, mais pas d’attendre. Marre d’agir, de ne pas prendre le temps de faire autre chose que ce que tout le monde fait : agir. On est des agissants et il se plaignait d’être différent du commun des mortels. Quelle prétention !

— Vous allez faire des gosses ?

Je lui posais la question pour l’embarrasser. Il n’était pas embarrassé.

— Il en faut, dit-il. Sinon on pose des questions à votre toubib qui y répond peut-être. Vous savez de quoi je parle.

Je savais pas, sinon je s’rais pas v’nu.

— Vous avez assez de preuves pour la traduire devant la Chambre d’Accusation, Frank. J’ai lu votre rapport.

— C’est pas les preuves qui manquent. Mais ya pas la volonté. Je peux rien faire sans la volonté de ce tas de crétins à qui je dois obéir en fermant ma gueule. Vous n’avez même pas assez d’influence pour les obliger à changer d’avis. Elle finira par vous avoir, Muescas.

J’en salivais. Je voyais Cecilia en robe noire. Si j’avais de la chance, ça se passait après la mort de Muescas. Mais a-t-on jamais eu des raisons de douter de la loyauté de Frankie ? Je travaillais parce que c’était ce que j’avais de mieux à faire. Sinon, j’serais devenu autre chose.

— Ne dites pas ça, Frank ! Ça porte malheur !

J’irais pas jusque-là. J’suis pas si mauvais. S’il avait lu mon rapport, comme il le prétendait, il avait noté mon côté amateur, celui qui n’apparaît que dans mes rapports, en marge des conclusions que j’assène à la société et à ses existences prolifiques ou rien. Voilà où j’en étais. Voilà d’où je ne sortais pas. Et voilà pourquoi. Kikenveudmésalad ?

— Votre connaissance des langues m’étonne, dit-il. Vous avez parlé à ce type ? Moi, j’aurais pas pu !

Il paraissait épuisé rien que d’y penser. Oui, j’avais parlé à ce type qui ne savait rien parce qu’il n’était pas d’ici.

— Vous l’avez trouvé comment ?

— Il sait ce que nous ne savons pas vous et moi !

— Je vous paierai, Frank ! Je vous paierai !

Ou il me le ferait payer. C’était un type du genre à changer de position rien que pour mettre l’autre mal à l’aise. Je me méfiais de lui comme si je l’avais inventé rien que pour m’empoisonner l’existence. Je le supportais par devoir, c’était tout, et il s’imaginait que quelque chose se passait entre nous. Pas tant qu’il était encore célibataire.

— La prochaine fois que vous le voyez, me dit-il en aparté, parlez-lui de moi. Il se rappellera.

— Lui aussi !

Ils étaient tous nostalgiques et craintifs. Ils étaient comme Frankie qui ne se fait plus d’illusion. Que restait-il de tout ce temps passé à chercher et à ne rien trouver ? Un type qui allait mourir assassiné et une femme qui cavalait pendant que mon rapport n’intéressait personne. J’en étais aux miettes.

— Vous lui direz que j’étais là moi aussi, mais de l’autre côté du comptoir, loin de me douter que je deviendrais un des hommes les plus riches du monde. Il se pavanait au bras des courtisanes les plus recherchées par ces temps de disette. Vous savez ce que c’est. Il m’a donné ma chance.

— Et qui avez-vous trahi ?

Dans mon esprit, que je préparais mollement d’ailleurs, on ne pouvait pas devenir riche sans trahir quelqu’un. Encore faut-il tomber sur la bonne personne. J’aurais pas cette chance.

— Je ne réponds pas à toutes les questions, minauda-t-il.

Moi oui. Ça rend ma fréquentation un peu problématique.

— Cecilia !

Il l’appellerait encore longtemps avec un point d’exclamation. Elle le savait. Elle ne dédaignait pas cet avantage sur le reste de ses fréquentations féminines. Elle s’approchait en se dandinant comme si elle avait quelque chose d’important à nous dire. Je sue facilement.

— Chéri (elle ne pouvait tout de même pas l’appeler Muescas), on me demande si le yacht contiendra tout ce monde. Avez-vous une idée ?

— Pas la moindre, Cecilia !

— Vous invitez ! Vous invitez ! Et moi alors ! Ces questions auxquelles je réponds par des approximations qui vont finir par énerver tout le monde !

— Vraiment, Cecilia ! Je ne sais ce qu’il faut répondre !

— Voilà où nous en sommes, Frankie !

Je savais bien où ils en étaient. Tu te lèves le matin sans te demander ce que ça va te coûter et tu continues sans regarder à la dépense. À ce train-là, ce sont les autres qui s’usent et qui finissent par ne plus servir à rien. Ça t’empêche pas de mourir, d’accord, mais sans souffrances qu’on pourrait qualifier d’inutiles si on servait à rien !

— Vous serez des nôtres, Frank, quoiqu’il arrive !

Elle était ce qu’on appelle charmante et désuète. Elle était devenue ce pour quoi elle ne s’était pas préparée. La croisière s’annonçait palpitante. J’ai jamais vu une femme perdre patience avant que ce soit le moment. J’acceptais l’invitation en me fendant d’un sourire difficile à interpréter sans filet. Mais j’avais deux ou trois choses à compléter d’abord. Je dis compléter parce que ces choses me paraissent toujours manquer de finition. Le destin de la Nation ne me passionnait pas. J’étais pas là pour toujours, moi ! Mais les choses avait besoin de Frankie la science. Des choses pas nettes ou pas clairement établies. Des choses qui me réclamaient comme les grenouilles réclament leur bénitier. J’étais peut-être pas tout le temps à l’heure, mais j’arrivais. Frankie était un forçat de l’emploi du temps.

 

Je les quittais sur ce. Je rejoignais la foule. J’avais un nom à défendre avec les mains et une réputation à parfaire dans le sens du poil. Qui c’est qu’est pas d’accord avec Frankie ?

— Kiséképafifi ?

Merde au monde ! Il me doit rien et je lui dois rien.

 

Larra et Sonoya sont bien copines. L’une vous assiste dans le travail que Dieu impose à l’existence et l’autre compense les lacunes de la vie récréative. Je travaille peu avec Larra et joue beaucoup avec Sonoya. Chacune est à sa place et quand je sors, par exemple pour aller me beurrer chez Bernie, je sors seul.

Je n’ai jamais vu Larra. Je n’en connais que le terminal en forme d’oiseau empaillé aux yeux qui s’ouvrent et se ferment en fonction de la situation du moment. Ils ont pensé qu’un oiseau, petit et gris, correspondait à ma personnalité au travail. Je ne connais pas mes critères d’éligibilité au poste que j’occupe comme une sentinelle qui attend l’heure de la relève. Mais l’oiseau fait quelquefois le mort et la voix de Larra me parvient aussi nette sans révéler sa source. Je les soupçonne de me manipuler au cours de ces conversations où Larra apporte des réponses claires et indiscutables à des questions que je sais difficiles et marquées par ma propre souffrance. Je me mets alors à douter de son existence pour la traiter d’objet de mon imagination suscité par l’environnement salarial. Ils interviennent toujours pour mettre fin à ce qu’ils considèrent comme ma critique existentielle mettant en jeu le sens à accorder à mon utilité.

Sonoya couche dans mon lit. On regarde la télé ensemble. Elle réagit à mes attouchements. Un simple effleurement provoque une courbure, un creux ou au contraire des proéminences dont le frémissement alternatif excite mon imagination. Je suis bien avec elle. Je ne m’endors pas sans au moins une petite dose de métakolok qu’elle infiltre lentement dans la trace des suçons. Je la retrouve au matin, attentive au bonheur, et elle se dissout lentement pour laisser la place que mérite ma vie familiale réduite à des intervalles de colère rentrée et d’angoisse sourde. Larra prend le relais, commençant par les commentaires de mes analyses. Je discute un peu, jouant avec sa patience, mais sans lui donner des raisons de signaler mes incohérences à la direction des ressources humaines que Kol Panglas dirige avec une poigne de général.

— Vous êtes en retard, Frank.

— Vous êtes jalouse, Larra.

— Sonoya et ses petits seins !

Le rapport est revenu sur mon bureau. Kol a inséré une note :

 

D’accord avec vous, Frank. Presque sur toute la ligne. J’ai obtenu une rallonge du budget. L’interrogatoire de Sweeney n’a rien donné. On se passera de ses aveux. Son ADN parle pour lui. Je vous envoie à l’autre bout du monde pour interroger sa complice. Elle est sur le point d’être exécutée pour trafic d’Iranien. On lui a accordé un sursis pour que vous puissiez l’interroger proprement. Vous disposez de tout le temps nécessaire. Voici un billet et de quoi payer les frais. Votre ami Kol.

 

Une poignée d’eurodollars et un billet en place assise, deuxième classe. Frankie a l’habitude d’être traité comme un chien. Six heures plus tard, je suis en Mongolie. Le douanier examine Sonoya. Je l’ai désactivée pour ne pas avoir d’histoire.

— Activez-la !

— J’y ai droit ! Personne ne peut discuter ce droit ! Appelez vot’patron !

— J’ai pas dit que j’allais discuter, explique le douanier. La nôtre s’appelle Kouchkaya. On s’en plaint, si vous voyez ce que j’veux dire.

— Sonoya est programmée pour ne fonctionner qu’avec moi.

— Soyez sympa, monsieur Chercos ! Kouchkaya est si…

— J’ai pas envie de me donner en spectacle !

— Vous aimez le yaourt mongol ?

Si les chamans s’y mettent !

— Kouchkaya ne remplacera jamais nos rêves, dit le chaman. Elle ne vaut pas mieux que nos épouses.

— On s’en sert jamais, dit le douanier en grimaçant.

— On pratique l’homophilie pour tromper les autorités. Sans amour, on devient tristes et ils finiraient par poser les bonnes questions.

— Ça finit toujours comme ça, dit aigrement le chaman. Ça coûte combien, une Sonoya, sur le marché noir ?

— Nous, on l’a gratos, dis-je sans cacher ma fierté. On m’a jamais rien demandé, ajoutai-je pour semer le doute.

— Ils vous réclameront l’addition, dit le chaman qui devenait morose.

— Ils réclament rien ! s’écria le douanier. Ils viennent récupérer Sonoya dans votre lit de mort. En général, la veuve fait un don, mais c’est pas obligatoire.

— Tu parles ! fit le chaman.

Il me toisa, secouant sa balayette multicolore.

— Dans ce pays, dit-il, il faut beaucoup donner pour recevoir un peu. Qu’est-ce que vous attendez de nous ?

Je refermai la valise sur le regard terrorisé de Sonoya qui s’attendait au pire.

— J’attends rien, dis-je fermement. J’ai rendez-vous.

— Suivez-moi !

Dans la valise, Sonoya frémissait comme un poisson privé d’eau.

— Parlez lentement, me conseillait le chaman.

— Avec qui ?

— Avec les Mongols.

— J’essaierai.

— Les Chinois, Frankie, les Chinois !

Il conduisait aussi, d’une main à cause de la balayette qu’il agitait à la portière pour signaler une priorité culturelle dont le sens échappait à ma prudence d’étranger. Le tricycle s’arrêta devant une muraille. Le chaman ne descendait pas.

— Demandez le chemin au gardien.

Il me montra quelque chose au milieu de ses innombrables rubans.

— J’pense à Sonoya, Frankie ! J’arrête pas d’y penser ! On s’revoit ce soir. J’aurais l’argent. Autant que vous voulez ! Faut qu’cette chose connaisse le vrai plaisir. À ce soir ! ¡Muchos togrogs ! ¡Un montón!

Il démarra en trombe sous les applaudissements d’une foule bigarrée qui agitait des gamelles vides.

— Ils ont faim, dit le gardien. Le programme Kouchkaya nous prive d’une vie décente. Elle ressemble à quoi, votre Sonoya ?

— Laissez-moi entrer et je vous encule. Gros machin. Gratuit. Qualité française.

 

La cour du Centre Pénitencier d’Oulan-Bator est peuplée de statues taillées dans l’acier russe. Les traces des meules renvoient des reflets gris. Ils ont particulièrement soigné les gueules de ces héros encore capables d’enflammer l’esprit patriotique. Un drapeau onusien couvre le ciel de ses petites étoiles blanches. Les façades sont couvertes de végétations qui descendent jusqu’au sol où elles répandent leur désordre humide. Des fenêtres menacent de s’ouvrir. Une porte cloutée à chaud nous avale.

— J’peux surveiller vot’valoche, M’sieur. Merci de m’avoir enculé gratuitement. J’en parlerai aux copains. On parlera aussi de Sonoya, si vous n’y voyez pas d’inconvénient…

— C’est qui, c’nabot ?

Le gardien fila sans la valise. Sonoya chauffait à blanc. Je le sentais à la poignée.

— Ce nabot, c’est le directeur, dit le nabot qui me tendait une main moite.

Je sacrifiai la mienne au rite de la rencontre.

— Vous laisserez votre valise dans mon bureau.

Je frémis.

— On ne peut pas entrer dans le périmètre sécurisé avec une valise à la main. Vous pouvez garder la culotte et les baskets.

Ce qui expliquait sa tenue légère.

— Sonoya est avec vous ?

On traversait des parois sinistres. Des gardiens nus apparaissaient sur les seuils.

— Voilà mon bureau. Entrez, Frank. Je peux vous appeler Frank ? Je suis Angustias. Angustias Escondida Ramirez Bonachera. Mon père était mexicain et je suis une fille contrairement aux apparences. Posez votre valise là !

— Sonoya ne supporte pas la solitude !

— Je vais lui tenir compagnie. Appelez-moi Ango, Frank. J’adore les familiarités. Mon côté hispanique. Ma mère était russe. Slip et baskets.

Le style télégraphique à l’époque de la messagerie fluide. Ango donna des ordres dans un combiné de téléphone. Elle avait ouvert la valise pour que Sonoya prît l’air.

— Elle en avait sacrément besoin, constatai-je.

— Vous n’en prenez pas assez soin. Vous me l’échangez contre deux Kouchkayas ?

— J’sais pas si ma hiérarchie sera d’accord, Ango…

Un gardien se pointa. Un eunuque. Ça fait un drôle d’effet.

— Ne partez pas sans lui conseiller d’être gentille avec moi, dit Ango qui caressait le cuir élastique de Sonoya.

Elle se rapprocha.

— Ensuite vous m’enculerez et on s’ra quitte !

Le genre de personnage qu’on a envie de jeter à la vindicte populaire. J’m’en ferais, des partisans, si je savais utiliser le don d’ubiquité de Sonoya.

— Monsieur me suivra ? demandait le gardien qui posait la question à sa directrice.

— Cellule 1954 ! dit Ango en lançant la clé.

La porte se referma. Je suivais un petit cucul. La musculature dorsale désignait un dangereux guerrier, mais le fessier invitait à la pédophilie.

— Kouchkaya a des qualités, disait-il. Mais on peut pas dire qu’elle arrive à la cheville de votre Sonoya. Ça fait vingt ans que j’la fréquente, Kouchkaya. Elle m’a pas donné que des satisfactions, mais j’aurais quelque chose à raconter à mes petits enfants. Qu’est-ce que vous leur raconterez, vous, monsieur Frank ?

— La même chose, mais en mieux.

Le cucul frémit. On arriva devant la cellule 1954.

— J’vous préviens : au moindre attouchement, je mets fin. Vous devez vous exprimer en mongol. Pas un mot plus haut que l’autre. Vous disposez d’un tabouret équipé d’un dossier. Elle doit rester assise sur le lit, jambes croisées. Elle a déjà reçu les instructions. Vous n’êtes pas filmés.

La clé pénétra dans une serrure oxydée qui craqua comme si on brisait quelque chose à l’intérieur. Sur le lit, la Sibylle m’attendait, jambes et bras croisés, la tête basse, vêtue d’un tablier qui avait servi aux corvées d’chiottes. Un soupirail envahi d’herbes folles jetait une lumière sinistre sur la chevelure nouée au sommet du crâne. Ils avaient travaillé les doigts et les genoux. Les cheveux tombants m’empêchaient de voir ses yeux. Un tremblement continu affectait tout le corps. Je pris place sur le tabouret qui semblait fait à mes mesures. Elle me montra enfin son visage détruit par le feu des tisons. Un seul œil me regardait.

— En mongol, salope ! grogna le gardien.

 

Elle me parla d’un voyage en termes si sibyllins que je ne compris pas tout de suite que c’était un voyage. Elle avait eu une aventure avec un héros de la NASO qui avait marché sur l’anneau de Saturne. John Cicada qu’il s’appelait. Elle l’avait aimé. Puis le voyage avait interrompu cette idylle. C’était un voyage compliqué par des parcours la plupart du temps dénués de sens. Elle avait obéi aux ordres pour une fois. Et ça l’avait menée en Mongolie où un chaman l’avait trahie en pleine fabrication d’un yaourt aux propriétés mystérieuses. Sweeney apparut en pleine nuit d’amour avec une Kouchkaya qui ne connaissait pas le kama-sutra. Il était en cavale suite à un petit trafic de circuits améliorant les performances de Kouchkaya. Il était tombé bien bas ! Mais il était fauché et il dormait dans le lit des autres. Le chaman l’empoigna et l’immobilisa dans les draps.

— J’te connais, toi ! grogna-t-il.

On se retrouva dans un fourgon qui acheminait des prisonniers vers la potence, racontait la Sibylle. J’avais perdu mon connecteur Z80. Sans au moins un réseau, je suis plus rien ! On se sent femme dans ces moments-là ! Sweeney riait parce qu’il avait déjà été pendu par le cou et qu’il en était pas mort. Personne ne le croyait et il nous déprimait pendant que le fourgon cahotait sur la piste. Il n’avait plus rien à perdre et il m’a raconté ce qui s’était passé exactement.

— Comment as-tu transmis ces informations sans ton connecteur ?

— Ça s’est passé plus tard. J’étais pas encore morte. Ils m’avaient montré ce qu’ils infligeaient aux suppliciés. Entre-temps, je balayais. Il y avait un type avec moi pour pelleter. Il avait vécu dans le désert et s’était battu sous le commandement du Comte. Il avait même reçu une lettre de Gor Ur qui à cette époque n’avait que deux étoiles. Les Mongols lui avaient arraché cette lettre pour la classer dans son dossier. Elle contenait des informations cruciales qui expliquaient la réussite de l’industrie occidentale. Je balayais et il pelletait. Voilà à quoi on était réduit, lui et moi ! Un troisième portait le seau. C’était un mouchard. Voilà comment on vivait, Frank !

— Et tu as transmis les informations ?

— Ce type, le pelleteur, possédait un clone du connecteur Z80. C’était pas évident. On avait besoin d’une Kouchkaya et d’un peu de chance.

— Merde !

Elle avait donc transmis un rapport complet sur les activités parallèles et secrètes de Sweeney. Notamment, le faux assassinat du Comte et le double meurtre de la chambre 1954. Elle avait ensuite répondu à toutes les questions du BE en utilisant les réseaux disponibles qui acceptaient les circuits de la Kouchkaya interfacés par le vieux Z80 qui était un clone tchécoslovaque. Kol Panglas avait alors ordonné l’arrestation immédiate et sans mandat de l’ancien mannequin recyclé dans la délinquance et le renseignement de l’ennemi.

— Ça s’invente pas ! m’écriai-je.

— Mais alors, qu’est-ce que tu fous ici ?

Moi ? Rien. Mais Sonoya ?

— Frank ! Achève-moi !

Ils m’avaient envoyé pour ça aussi !

— T’as une clé ? demandai-je doucement au gardien.

— Comme toujours : une seule ! Tu l’auras pas ! On m’a prévenu que j’aurais à me battre avec toi, Frank Chercos !

— Tu préfères pas que j’t’encule !

Qu’est-ce que j’avais sous la main ? Une clé, le Z80 et rien pour le connecter. La Sibylle avait depuis longtemps renoncé à ce combat. Elle me supplia de ne rien tenter avant de l’avoir achevée. Le gardien nous regardait à travers la grille entrouverte. La clé était toujours en sa possession. Et Sonoya était l’otage de la direction. La Sibylle me donna le Z80, mais comme souvenir.

— Il te servira pas, murmura-t-elle, risquant d’alerter Larra qui mesurait l’intensité du son émis par nos cordes vocales.

— Il est cramé ?

— Infiltré.

Elle me montra l’incision entre deux pattes. La gardien se marrait doucement. Je pouvais achever la Sibylle sans que ça le dérange. Il en informerait la direction qui n’y verrait aucun inconvénient puisque j’étais venu pour ça ! Quelle était la signification du Z80 ? Pourquoi Sonoya n’avait-elle pas utilisé ses moyens de défense ? Pourquoi Larra surveillait-elle nos moindres bits ?

— Ton œil ! dis-je à la Sibylle en désignant la paupière cousue.

— Quoi, mon œil ?

J’avais encore mes deux yeux à cette époque-là ! Pourquoi m’avaient-ils envoyé en Mongolie avec un retard de plusieurs années sur la Réalité ? Je connaissais pas encore la Sibylle à cette époque. J’étais borgne quand je l’ai rencontrée pour la première fois. Et elle avait deux yeux. Dont le mien !

— T’es barge, Frank !

Je suis pas fou. Il m’arrive quand même de savoir ce que je dis.

— O. K., Sibylle. Je reviens demain pour t’achever. De ma part, ce sera un acte d’amour !

— Je l’sais, Frank ! Je t’aime !

 

La grille se referma dans un grand bruit d’électroaimants. La Sibylle était de nouveau rentrée en elle. Je suivis le gardien qui me refusait ses commentaires en secouant ses miches de gamine. Ango était en pleine discussion métaphysique avec Sonoya quand je revins dans ce triste bureau de direction qui sentait la poudre d’escampette.

— Prends un verre, Frank ! proposait Sonoya en secouant le sien.

— Alcool de ciboulette de Hulun Buir, précisa Ango qui poussait le gardien dans le couloir.

Elle ne referma pas la porte.

— On est copine, dit-elle.

— J’dirais pas l’contraire ! s’esclaffa Sonoya qui avait bu sans compter comme à son habitude.

— Alors, Frank ? Cette… Sibylle ?

Je pris place dans le fauteuil qu’on m’offrait. Sonoya avait perdu la tête.

— J’savais pas que Larra avait des connexions avec la zone de translocation, dis-je en trempant le bout de la langue dans mon verre.

— Le monde est petit, dit Ango. Sonoya sera bien ici.

— Les Russes seront contents d’améliorer leur Kouchkaya.

— Vous n’y connaissez rien, Frank. C’est pas vot’boulot.

— Ni le vôtre, Ango. Satisfaite ?

— Je le serai quand vous aurez pris conscience de votre état, Frank. C’est la première fois que vous venez en Mongolie ?

Qu’est-ce que vous voulez répondre à ce genre de question ? Des trucs sans intérêts qui vous font gagner le temps nécessaire pour préparer votre fuite. Je m’y employais. La conversation devint vicieuse.

— Que pensez-vous de nos chamans, Frank ?

— Tous ces trucs orientaux me font vomir. Je pense que l’Oriental est celui qui a su le mieux exploiter la connerie humaine.

— Au moins c’est clair ! Et vous, ma chère Sonoya, que pensez-vous de votre… amant ?

La pauvre Sonoya ne pouvait pas répondre à cette question parce qu’elle mettait en cause mes propres moyens d’existence, ce qui est interdit aux automates. Ango ne pouvait pas ignorer ce détail croustillant.

— Vous avez chaud, Frank ?

J’étais toujours en slip et en baskets. J’avais troqué mes p’tites queulottes juste le temps d’en finir avec le mystère de la chambre 1954. J’enfilais mon costard trois-pièces avant de devenir ridicule. Je finissais de nouer ma cravate quand la Sibylle entra. Elle me surprendrait toujours. Elle avait conservé l’aspect de la prisonnière, sans les ongles ni l’œil, et des craquelures aux endroits des articulations.

— Vous m’avez demandée, Madame ? dit-elle sans me voir.

C’était moi qui la voyais.

— Nous avons un invité de plus, couina Ango. Prévenez la cuisine.

La Sibylle tourna des talons habitués à ce genre d’exercice.

— Ah ! Mademoiselle (il s’agissait de la Sibylle), pas de pickles pour monsieur.

— Entendu, Madame !

La Sibylle croisa le gardien dans le couloir. On entendit une brève conversation sans pouvoir en capter le contenu. Sonoya me lança un clin d’œil discret.

— Le personnel laisse à désirer, se plaignit Ango en me servant un autre verre.

— J’en ai pas d’personnel, moi ! rouspétai-je. Et j’m’en plains pas !

— Tumamoa ! s’écria Sonoya.

J’en avais toujours une, mais elles n’étaient pas vraiment un bien personnel. J’émargeais toujours avant de l’utiliser. Je me suis jamais permis de me servir dans la caisse. Honnête, le Frank, et pas con !

— Jeté ! lançai-je en levant mon verre. Jeté, répétai-je tandis que la mélancolie m’envahissait lentement.

Je devais avoir changé de gueule. Ango me flatta l’avant-bras. Encore un truc à expliquer. Mais elle ne me demandait rien. On allait bientôt se gaver de yaourt. J’en savais pas plus de la cuisine mongole à cause de la télé. Yaourt, yourte, pour moi, c’est du pareil au même. Un domestique en loques apporta une table et des chaises. J’en comptais quatre.

— Roggie sera avec nous ! caqueta Ango qui ne cachait plus l’excitation provoquée par Sonoya qui m’interrogeait du regard comme si j’avais possédé la clé pour nous sortir de ce merdier.

Je ne réagissais pas, écrasé par le poids des responsabilités. Sonoya laissait entendre l’affolement d’un radiateur peut-être mal bridé. Elle minaudait pour dissimuler l’agitation des composants qui commençaient à souffrir de la chaleur. Elle avait besoin d’un bol d’air. On pouvait le prendre sur la terrasse, mais pas plus loin à cause des molosses qu’on privait de repas à cet effet. Une lune ronde nous éclaira, ce qui me rendit définitivement mélancolique.

— Tu vas ? me demanda Sonoya.

— La Sibylle veut que j’achève ses souffrances. Je vais pas pouvoir.

— Tu s’ras peut-être mort avant si tu te laisses avoir par la mélancolie.

Elle me connaissait comme si elle m’avait fait, la Sonoya. Je calais ma tête folle dans son corsage prévu à cet effet. Mes larmes coulaient sur ses seins. J’en pouvais plus. J’étais usé jusqu’aux os. Je pouvais crever sans que ça fasse mal aux autres. C’est le pire qui puisse arriver à un homme. À une femme aussi.

— Passons une bonne soirée avec Rog, dit Sonoya qui savait me consoler.

Roggie arriva à temps pour déguster des crevettes qui attendaient de trépasser dans le bouillon. Il était heureux. Le mariage de Cecilia le rendait heureux. Muescas avait des qualités rares. Peu d’hommes les possèdent. Par exemple, il se serait opposé à mon mariage avec Cecilia.

— Mais c’est votre sœur ! s’écria Ango qui renversa un peu d’alcool sur les circuits pathétiques de Sonoya.

— À demi seulement ! expliquai-je à quelqu’un d’autre. Est-il interdit de marier les moitiés qui ne sont pas de la même mère ? J’exige ce mariage ! Je n’aurais pas d’autre occasion de prouver au Monde que je suis capable d’amour désintéressé !

— Tu picoles trop, Coco !

Je me rendis compte alors que je parlais à la Sonoya de Rog. Il pouvait pas amener sa femme puisqu’il était veuf. On lui avait donc attribué une Sonoya et je ne mis pas longtemps à constater que les modèles qu’on réserve au peuple, dont je suis, manquent sérieusement de finition.

— Au rapport, Frank ! s’écria Rog en riant à tue-tête.

Tout le monde riait. Je comptais les chaises qui sont moins remuantes que les invités sollicités par une musique composée pour le sexe. Il y avait du monde ! C’était peut-être LE Monde ! On m’a déjà fait le coup !

— Vous ne buvez pas, me reprocha Ango qui me rapprochait d’un calice.

— Je bois ! Mais ça ne me fait aucun effet !

Sonoya II avait des idées d’adultère, dans un pays où on lapide les coupables de tromperie sexuelle. Elle me demandait où j’en étais et je répondais comme d’hab que je n’y étais pour rien.

— C’est pas l’Arabie, dit Sonoya I. Il confond. J’y étais, moi.

— Ah, ouais ? fit Sonoya II que ça intéressait, les angoisses du supplicié.

Le moment était peut-être bien choisi pour s’éclipser discrètement et trouver la Sibylle qui aidait en cuisine. Elle avait perdu sa dignité et ne la retrouverait pas. Elle nageait dans la piscine vêtue de sa seule peau. Je tâtais mon œil. C’était le bon, le faux. Elle me regardait avec les deux yeux, brassant l’eau bleue.

— Tu viens ? dit-elle. Profite !

Profiter de quoi ? Je profite pas, moi, quand j’ai l’air de profiter. On peut pas profiter si on possède pas l’équivalent en luxe, calme et volupté. Je veux bien être moins riche, mais sans être pauvre. Elle nageait comme un poisson. J’avais plutôt l’air d’une souche à la dérive. Mais personne ne nous observait. Tout le monde s’amusait.

— T’aurais tort de t’priver, dit la Sibylle. T’aimes pas ça ?

— J’aime !

Je mentais. J’aimais pas. J’aimais personne à part la Sibylle. J’aimais la moitié de Cecilia qui me revenait de droit parce que je l’aimais tout entière. J’aimais Frank parce qu’il me ressemblait et je le plaignais parce qu’il ne ressemblait à personne d’autre. Il avait pas les moyens de se multiplier au moins un peu en partageant des points communs avec des autres qui ne pensent pas autrement. Il pouvait se reproduire, mais pour donner quoi ?

— Tu m’feras un enfant, dit la Sibylle qui trouvait des enfants où elle voulait et quand elle voulait.

Roger Russel parlait de Cecilia, entouré de Sonoyas et même de Kouchkayas qu’il savait faire fondre en larmes. Il n’en aurait pas parlé aussi finement si Muescas avait été là. Ce nabab nabot aurait peut-être trompé une Kouchkaya, mais certainement pas une Sonoya. Ango me refila encore un verre, comme si je n’avais pas assez bu.

— Demain sera un autre jour, Frank, dit-elle.

Ils étaient tous là.

— Finalement, votre Sonoya paraît bien pâle à côté de sa Sonoya, dit-elle en parlant de Rog comme personne ne se permettait jamais d’en parler. Que se passe-t-il quand vous montez en grade ? On vous la change ?

J’y avais pensé. Elle ne me surprenait pas. Mais je ne répondis pas à cette provocation destinée à empoisonner ma relation à Rog qui aurait pu être mon père et qui l’était à moitié parce que je le voulais.

— Vous appréciez notre pays ? À part les questions spirituelles, bien sûr.

— Quelle est la différence entre un yaourt et une yourte ?

— Quelle est la différence entre votre Sonoya et celle de Roggie ?

— Vous vous disputez ? dit la Sibylle en arrivant.

— Vous ! Retournez dans votre cellule ! pesta Ango en retenant une larme.

La Sibylle n’avait jamais été aussi belle. Elle rayonnait. Sonoya lui reprocha des oreilles de chou. Ango ravalait sa salive sans ménagement. Sonoya II intervint pour donner un air de fête à ces tensions relationnelles.

— Frank ne sait pas danser ! Il fait comme ça !

Elle montra comment je faisais.

— C’est un cochon, dit Ango.

La Sibylle clignait toujours de l’œil. Je comprenais pas le message. Je vérifiai mon œil. Si j’en croyais son verre finement ciselé, il n’était plus question de s’évader du pénitencier d’Oulan-Bator, mais de se souvenir que j’y avais vécu une partie importante de mon aventure extraprofessionnelle. Deux segments de mon existence cohabitaient dans deux endroits différents. J’suis pas doué pour les complications temporelles. J’ai besoin de concret pour comprendre et saisir. La Sibylle me proposait l’impossible. Elle regagna sa cellule, escortée par un eunuque qui était une offrande du Prince à la Princesse. Roger Russel n’expliquait rien. Il attendait.

 

Dans la nuit, les invités rejoignirent leurs cellules. Sonoya I et Sonoya II s’entretenaient avec la Kouchkaya d’Ango qui parlait de son pays sans en ménager la mythologie désuète. Ango m’invita à prendre un dernier verre sur la terrasse. Les molosses déchiquetaient une brebis dans les escaliers. Une sentinelle observait l’horizon sans montrer son visage qui ne quittait pas une obscurité grandissante. Rog bavardait négligemment avec ce qui restait de la Sibylle, un reflet dans un miroir qui appelait mon angoisse comme si c’était son petit chien.

— Vous ne verrez plus la Sibylle, dit Ango. Vous ne saurez plus rien d’elle. Vous auriez dû lui faire l’amour dans la piscine.

— Mais c’était une illusion ! m’écriai-je.

On appelait comme ça les hallucinations parallèles qui proposent des solutions provisoires.

— Frank ! Vous êtes dans la Réalité.

— Sweeney ne parlera pas !

— On a assez de preuves. On n’a pas besoin de vous !

— Première nouvelle !

Qu’est-ce que je foutais en Mongolie ? Ils avaient arraché les voies ferrées pour construire un palais à K. K. Kronprinz et le ciel était couvert de drapeaux. On circulait en tricycle en attendant le retour des chevaux qui avaient quitté le pays à la première occasion. Ils avaient eu plus de chance que moi ! Je trouvais pas le moyen de sortir sans traverser les murailles qui étaient ancestrales. On avait vu des esprits la traverser pour se retrouver de l’autre côté.

— T’as un esprit, Frank ? Non. Alors tu sors pas !

 

Je ne dormirais pas cette nuit. Sonoya découcha. J’étais seul sur un canapé en peau de bouc. Le Z80 se mit à vibrer. La Sibylle était au bout du fil.

— T’es con ou quoi, Frank ?

— Pourquoi qu’je serais con ? J’ai rien fait !

— Tu vas attraper froid. Ferme la fenêtre.

Je savais même pas qu’ils avaient des fenêtres dans ce pays de merde ! Je me levais pour la fermer. Le soleil se levait. La majesté du spectacle me sidéra. Je me laissais caresser par une brise qui sentait l’urine et le cuir. Un chaman tournoyait dans les rues, environné de lueurs et de trous noirs. Puis, personne. Rien. Il était temps de quitter ce beau pays qui n’avait pas changé mon opinion sur l’opinion qu’on avait généralement de l’Orient et de ses extrêmes contradictoires. J’abandonnais Sonoya aux bras possessifs d’Angustias qui aimait priver les autres de liberté. La Sibylle me suivait à distance, prudente comme un petit animal du désert qui ne sort pas de son trou sans s’exposer au désir. J’avançais dans une obscurité circulaire, mais sous l’effet d’une force centrifuge qui n’était pas étrangère au temps. Mon œil était bien de verre. Je ne me trompais pas d’époque. Ça glissait. La Sibylle m’envoyait de petits signaux satisfaits qui augmentaient ma capacité séminale par effet de croissance. L’enfant s’extrayait de l’enfant, conscient que c’était la dernière chance. Je la sentis glisser contre moi. Elle avait maintenant besoin de me précéder et je la suivais à la trace, ne confondant pas son style avec celui des animaux, glissant moi aussi à même le sable qui recommençait à jouer avec la lumière et le vent.

— Frank ! Sommes-nous bien loin d’Montmartre ?

Loin ? On n’a jamais quitté ce qu’on retrouve avec une joie telle que le Monde paraît dérisoire et la vie exubérante comme la foison des rêves qui la fonde. On descendait de ces hauteurs sur les traces de l’Orient-Express. J’avais en poche toute ma connaissance de la terre étrangère et elle me fascinait comme si je n’y avais jamais mis les pieds. Des coussins recevaient nos sécrétions. Jamais voyage ne fut aussi révélateur. À Paris, on n’avait plus rien à se dire et on se sépara rue de Rome au-dessus des trains qui grouillaient sous le réseau des caténaires.

 

J’habitais pas loin. Bernie était ouvert. Il était en train de pisser contre le mur de son voisin qui roupillait encore à cette heure.

— T’as pas dormi ? me demanda-t-il.

— J’ai voyagé, Bernie, et j’ai compris un tas de choses.

Il me regardait comme si j’avais perdu la tête et qu’on n’avait aucune chance de la retrouver.

— Entre, dit-il mollement.

Il n’avait pas encore lavé le sol à grande eau. Il se mit à vider les cendriers où les aiguilles menaçaient de lui refiler des maladies incurables.

— Molly est couchée, disait-il. On a eu une descente.

Il se mordait les lèvres, torchonnant le comptoir aux alouettes.

— Tu dis qu’t’étais où ?

— Chez les Mongols. Je m’suis pas emmerdé.

— J’ai jamais été aussi loin. C’est cher ?

— J’étais en mission.

Fallait bien expliquer comment ce minable de Frank avait pu se payer un voyage aussi lointain.

— J’dis ça parce que Sally a envie de changer ses habitudes. Paraît que quand tu voyages, t’es perdu. T’as plus tes repères.

Il posa un regard morose sur ses repères. Il était temps de balancer des seaux d’eau sur cette crasse.

— Faudra que j’me renseigne, des fois queue.

Il était pas enthousiasmé par l’idée, tonton Bernie. Je remplissais le seau et il en balançait le contenu avec une précision qui témoignait qu’il était complètement bouffé par les habitudes. Il ne se sortirait jamais de là. Sally voyagerait avec un Sonoyo. Elle y avait droit. Il avait droit lui aussi à une Sonoya s’il avait une bonne raison pour en avoir une.

— Raconte-moi, dit-il tristement.

Elle partirait sans lui.

 

Le même Bernie tient la buvette du stade municipal. Ces soirs-là, Sally est seule dans le café pendant que son homme remplit la caisse avec la bière des supporters, des fans, des aficionados et autres hooligans. Il travaille derrière une grille où viennent éclater les bouteilles, les mollards et quelquefois les têtes. Il prend commande d’un côté et livre de l’autre, ce qui provoque dans cette espèce de couloir une cohue dangereuse où les moins chanceux se laissent piétiner ou coincer contre le mur qui ne vaut pas mieux que ces fanatiques du jeu poussé à l’extrême de la joie. Il reconnaît toujours ma gueule marquée par l’esprit grégaire. Je suis venu détruire le corps de mon ennemi. Je ne manque jamais de revenir à bord d’une ambulance ou d’un fourgon blindé où quelqu’un dit à l’autre qu’il est inutile de me faire une leçon qu’on a maintes fois tenté de m’inculquer sans succès. J’ai jamais saisi l’importance de la modération, d’autant que dans cette société de merde, les modérateurs ont l’esprit aussi tordu que le mien, mais dans l’autre sens. Après tout, je fais le mal en exerçant la violence, ce qui vaut toujours mieux que de le faire sournoisement. Les serviteurs de l’État, de l’Administration et de la Justice savent de quoi je parle. Un magistrat qui envoie les innocents au suicide est assez lâche pour ne pas reconnaître sa responsabilité ni s’excuser en dehors des procédures qui protègent sa sinistre corporation de foireux de l’honneur et du bien. Un autre balance des gosses en prison parce que leurs jets de pierre ont accidentellement causé la mort d’une autre enfant qui aurait sans doute fait la même chose, mais sans tuer personne. Et on n’inquiète pas le poivrot qui fait la même chose avec une bagnole ou le patron qui réduit le capital humain à la mendicité et à l’exploitation de ses enfants qui deviendront grands eux aussi. Ces crapules du bon sens me servent de contre-exemple une ou deux fois par mois et j’exprime ma joie en m’en prenant au corps d’un ennemi qui a peut-être été mon ami ou le sera possiblement demain. Bernie n’a pas cette chance : il est au milieu, encaissant l’argent des coups par pure prévoyance et n’ayant pas l’intention de le jeter par les fenêtres. Une grille aux barreaux solides le protège de l’envie qu’on a de récupérer notre bien salement dépensé en substances qu’on ferait aussi bien de fabriquer nous-mêmes. Voilà bien la meilleure manière de gagner beaucoup plus que ce qu’on perd connement. Mais je ne vais pas plus loin. Je sais pas aller plus loin. Je deviens flic par inaptitude à être un homme qui prend en main son destin mesuré à l’aulne du temps et non pas de cet instant qui cloue le bec aux concitoyens larvaires que je traite comme des frères uniquement parce qu’on a un point commun : la trouille, les affres de l’occupation, la hantise de la torture ou pire du bannissement, le domicile fixe dehors et la nourriture des restes, la lente détérioration des organes et la pensée obsessionnelle qui donne son avis dans un délire dont personne n’a aucune chance de comprendre la priorité. Bernie non plus ne comprend pas. Il retient l’injure et le dénigrement, se passe de la calomnie pour ne pas perdre un temps précieux et revient chez lui en véhicule blindé, lourd de ses plus-values et de ses dégrèvements abusifs. Je l’ai aidé à installer ses outils dans le blockhaus, une fois de plus. L’après-midi était calme. Ce soir, K. K. Kronprinz, le prince du blues et de la salsa, revenait enchanter ses fans et pousser ses ennemis à la violence.

 

— J’en aurais pas assez ! grognait Bernie en consultant les quantités soigneusement alignées dans son calepin.

Il y en avait pourtant beaucoup. Les cageots formaient des allées étroites où on ne pouvait pas se croiser sans s’insulter copieusement. Il avait embauché deux bons à rien qui comptaient se régaler dans le dos du patron. C’était mal connaître le vieux Bernie qui connaît toutes les ruses pour profiter totalement de son prochain.

— Paraît qu’t’es flic ? me demande Bar I. Tu vas pas nous faire chier.

— C’est une question ?

— On n’a pas d’ennemis, dit Bar II.

Il me montre ses paluches en forme de pelle à béton. Il a pas l’air de rigoler. Deux loups sont entrés dans la caverne de l’ours. Ça va barder. J’en touche deux mots à Bernie qui me confie une bombe de gaz paralysant. Il y a une tête de mort au-dessus du mode d’emploi :

— T’es sûr que c’est que paralysant ? dis-je comme si j’en doutais sans vraiment m’inquiéter du résultat.

— Tu fais gaffe à pas respirer quand t’appuies là, conseille Bernie qui téléphone en même temps à son grossiste pour obtenir une rallonge de crédit.

Les Bar nous observent sous l’aisselle, inclinant ces têtes d’abrutis que Bernie a embauchés sans regarder. Il devrait m’employer comme recruteur. J’y amènerais que des filles pas assez âgées pour comprendre les ficelles d’un métier qui consiste à échanger lucrativement de la merde contre de l’or. Comment voulez-vous qu’on progresse avec des juges péteux et des bougnats illicites ? Les uns ne s’excusent jamais et les autres font baisser les prix. On trinque.

— Tu sais lire ? je demande à un Bar.

Il me regarde comme s’il savait.

— C’est écrit « Privé ».

— J’veux savoir de quoi on m’prive !

— Et Bernie y t’prive de savoir. Touche pas à ce rideau !

Le Bar lâche le rideau et ses mouches. Derrière, ya la caisse encore vide et un choix de substances actives. Bernie n’a pas l’intention d’investir dans une porte sécurisée. Il utilise ce rideau crasseux depuis son voyage en Espagne. C’est un rideau décoratif qui attire l’attention et l’appétit. Comment je peux accepter de vivre dans ces conditions ? Bar n’est pas convaicu :

— T’es un malin, qu’il me dit. J’ai connu un tas d’malins. Y sont plus malins.

L’humour des minables qui croient qu’ils ont un rôle à jouer dans l’asocial.

— Bernie n’aime pas qu’on regarde, expliqué-je. Tous ceux qui ont regardé ne peuvent plus regarder.

Le Bar apprécie ce retour de service en me montrant ses dents acérées, des implants issus du marché officiel de la transformation corporelle. Produits chinois ou russes selon l’exigence et les moyens. Ils se font renforcer les mâchoires avec de l’acier inoxydable. Les plus démunis se passent de la micromécanique autorisant des morsures à faire pâlir de jalousie un alligator du Mississippi. Enfin, c’est ce que m’explique Bar quand Bernie me fait signe de le rejoindre.

— T’en as buté à la pelle, me souffle-t-il…

Il a encore le téléphone à la main.

— Ça dépend de la taille de la pelle, Bernie.

— Ces deux zonards sont peut-être leurs complices.

— Qu’est-ce que t’as pas payé, Bernie !?

Son pacemaker s’embrouille. Ça fait des bulles blanches aux commissures des lèvres. Quelques gouttes de cette salive épaisse ont déjà marqué le tablier, sans doute pendant qu’il téléphonait pour apprendre la mauvaise nouvelle.

— Tu veux qu’j’les vide, Bernie ?

— Vide-les en douceur. J’t’expliquerai, Frank.

Il avait un tas de choses à m’expliquer, Bernie. Ça faisait une de plus.

— On s’ra pas d’trop, Bernie, toi et moi et ce tas de fanatiques des deux bords.

— Je sais, Frank. Je sais. Vide-les. Tiens !

Ils accepteront une poignée d’eurodollars. C’est ce que croit Bernie quand il me les confie. Mais les Bar sont déjà à l’ouvrage. Ils ont profité de notre conversation métaphysique pour s’intéresser de plus près à ce qui se cache derrière le rideau.

— De la kolok, m’explique Bar I. On aime bien ça nous aussi. On en prend un peu et on se barre. D’accord, Frankie ?

Ça l’amusait de m’appeler Frankie et que je n’connaisse pas son nom.

— Bernie va pas être d’accord, dis-je en allumant une cigarette, des fois que ça m’donnerait un air indifférent à ce qui se passait et surtout à ce qui se passerait si Bernie intervenait sans réfléchir.

— Bernie est un minable, dit le type.

— Il a de grandes poches, ton pote ?

— On a amené un sac. Prévoyants, les mecs.

— Fallait pas vous faire confiance, philosophé-je. T’as confiance, toi, dans l’honnêteté idiosyncrasique de ton copain ? T’as pas un doute ?

Bar I souleva le rideau avec le silencieux.

— Si tu m’avais demandé, connard, dis-je, j’t’aurais expliqué. Et maintenant c’est toi et moi qu’on se calterait avec la came.

— Merde ! fit le blousé.

Et il partit à la poursuite de son copain véreux. Bernie revenait.

— J’les ai vidés, confirmai-je. Ils nous f’ront plus chier.

— Ça m’coûte combien ?

— J’sais pas, Bernie. Mais j’suis pas mécontent que tu ne fasses confiance qu’à moi.

Bernie compta et recompta. Le rideau était entrouvert et je pouvais voir à quel point il était content de s’être fait piquer de la bonne marchandise par deux minables qui m’avaient blousé comme un bleu. Je trépignais sur place en attendant l’orage.

— C’est grave, dit Bernie en revenant (le rideau tomba derrière lui pour signaler la fin de la représentation). Mais moins que je redoutais.

— Je diffuse leur signalement, Bernie ! J’en ai pour une minute.

 

J’empruntai le souterrain qui communique avec un extérieur qui présente les mêmes caractéristiques que l’intérieur de la buvette à Bernie, sauf que les cageots sont blindés et les canettes armées jusqu’aux dents. Ça grouillait en prévision de la panique que K. K. K. finirait par inspirer à des admirateurs que les détracteurs du blues et de la salsa harcelaient depuis des jours dans les rues où les uns reconnaissaient les autres à des détails qui échappaient au commun des mortels. Les rues se remplissaient de haine et d’indifférence, ce qui ne constitue pas autant de délits.

— Salut la compagnie !

Un capitaine en armure m’offrit son diffuseur de nouvelles. J’envoyais. Je perdais mon temps, mais j’avais rien d’autre à faire.

— Ils ont pas pu partir avec la caisse, constata le capitaine.

Il agitait les oreilles. Ses yeux appartenaient à un type qui comprend parfaitement deux ou trois choses qui lui permettent de gagner sa vie et rien à tout le reste qui est peut-être ce qui pour vous a le plus d’importance. D’où les chocs frontaux et le déséquilibre des forces.

— Avec quoi il sont partis ? continue le capitaine.

— Avec mes papiers, dis-je pour en finir.

— Ils n’iront pas loin.

Ce type n’était pas assez intelligent pour faire de l’humour au second degré. Je le félicitai pour l’aspect des troupes qui avaient l’air fraîches.

— Tous des cons, me confia-t-il. Des chômeurs qui vendraient leur mère pour avoir du boulot. C’est d’ailleurs ce qu’ils font. Moi, je fais mon boulot. Vous voyez la différence ?

Je la voyais comme si j’y étais. Il n’y avait plus qu’à attendre la caravane qui amènerait K. K. K. et ses troupes. Le champ de bataille annonçait des combats obscurs. Bernie ne tenait plus en place. Il remit ça sur le tapis :

— T’en as buté assez pour savoir que les types comme moi sont incapables de faire du mal à une mouche, Frank !

Du mal, tout le monde peut en faire. Les substances que Bernie me vendait à prix d’or avaient fait de moi un instable chronique. Mais il pouvait me faire confiance. Il avait la larme à l’œil tellement c’était sérieux. Il allait peut-être m’en donner, sait-on ? Une fois dans sa vie de pingre.

— J’ai fait une connerie, Frank !

Je m’en doutais un peu. Mais de là à buter de parfaits inconnus…

— Tu les connais, Frank.

— Ça dépend comment j’les connais, Bernie. J’suis pas un sauvage.

En fait, j’en connaissais deux et l’autre devait demeurer inconnu. C’était compliqué, expliquait Bernie. Deux sur trois, c’était jouable, non ? Ce cafetier maîtrisait la négociation. Ce minable de Frank subissait son ascendance sans arriver à ne plus en souffrir.

— J’peux savoir c’que tu leur a fait ? demandai-je à tout hasard.

Les Bar n’avaient pas emporté que du zinc.

— S’ils avaient besoin d’une preuve, dit Bernie, maintenant ils l’ont !

En principe, c’est pas le genre de preuve qui ouvre les débats dans un tribunal servi par la Justice. J’connais ça. Il reste plus grand-chose du cerveau du petit Frankie dans c’te boîte, mais le vieux Frank peut encore réfléchir avant d’agir. D’ailleurs, plus on vieillit et moins on réfléchit, ce qui explique l’inaction.

— J’veux pas en savoir trop, Bernie. J’ai assez d’emmerdes comme ça !

— Tu agis dans la discrétion, voire dans l’ombre !

Je savais que c’était présomptueux de lui demander d’effacer toute ma dette, mais il insistait pour payer en liquide. J’étais libre de ne pas accepter, de ne pas accepter le pognon qui serait directement versé au débit de mon compte. J’aurais peut-être l’impression d’avoir travaillé pour rien, mais je me sentirais léger. Bernie aussi se sentirait léger, mais dans le sens figuré, ce qui allait bien avec son teint.

1) Je butais un SDF en l’incendiant.

2) Je butais les Bradley sans poser de questions.

On connaît la suite. Et ça, alors que le prince du blues et de la salsa se ferait des ennemis et de nouveaux adeptes au cours d’un concert qu’on qualifiait déjà de culte. Sans Frankie et avec un Bernie qui bosserait seul face à l’adversité et aux injures. Lui derrière une grille, moi en plein air et sans doute en pleine lumière. J’acceptais le deal sans enthousiasme. Voilà comment ça commence. Bernie actionne la caisse qui se met à réclamer son dû et Frankie s’expose à la vindicte sans rien dans les poches à part de l’essence en quantité suffisante pour défigurer un mec des pieds à la tête.

— Tu lui mettras ça dedans, conclut Bernie en me refilant le portefeuille personnel du Comte.

— Ça va faire louche, remarquai-je.

— Ça f’ra pas louche si tu le crames un peu. Tu veux qu’on le crame maintenant, Frank ?

— Ce s’ra toujours ça d’économisé !

Je pensais au temps. J’étais déjà à l’ouvrage et le temps revenait dans ma pensée. Je perdais d’avance, je le savais. Le temps file entre les doigts et on croit le maîtriser en préméditant l’ouvrage à la seconde près. Seulement, il suffit d’une seconde pour tout foutre en l’air et Frankie se retrouve sur le banc des accusés, sans accusés pour lui tenir compagnie. Ça se voyait que j’étais pas clair. L’essence, d’accord, mais un mec qui crame, Bernie !

— Tue-le avant !

J’y avais pas pensé. Je lui tranchai la gorge pendant son sommeil. Une fille me regardait, assise sur le parapet, exactement en même temps. Ça fait une drôle d’impression, cette superposition de l’acte prémédité et du reflet inattendu.

— Si tu m’pousses, prévint-elle, je crie.

Le fleuve coulait sous elle, profond et chatoyant. J’avais mal fait mon boulot. Le type se traînait vers l’abribus où il avait ses affaires. Je répandis l’essence. Il me demanda pitié. Il avait une voix d’enfant. C’était peut-être un enfant, un débile léger que sa bourgeoise de famille ne cherchait pas à récupérer et qui croyait s’être fait la belle pour prouver que c’était possible. Je commençais par le visage qui s’enflamma parce que le type avait gardé son mégot au coin des lèvres. J’en étais quitte pour me balader sans sourcils pendant le temps qu’il faudrait à mes concitoyens pour ne plus remarquer ce détail prégnant. La Sibylle (c’était la Sibylle à partir d’ici et pour longtemps) m’éteignait avec son châle. Elle portait un châle de grand-mère sur des épaules nues. L’air était en effet un peu frisquet.

— Écoute ! dit-elle en me prenant la main. Le Prince arrive !

On entendait en effet la rumeur qui se propageait le long du fleuve. Des mariniers mirent leur tête aux hublots. Des passants attendaient sur les ponts les premières fusées. Pendant ce temps, le type essayait de crier à travers un mouchoir roulé en boule.

— T’es complètement dingue ! me dit la Sibylle. Tu t’f’ras piquer et t’auras droit à l’injection pénale.

Il fallait achever le boulot. Bernie n’accepterait pas de doubler la mise, histoire de récompenser la complice d’une erreur de jeunesse que j’allais payer toute ma vie. Qu’est-ce que je raconterais comme conneries pour ne pas dire la vérité qui me pousserait à l’aveu ! La Sibylle pompa le réservoir de son scooter. On n’allait pas manquer d’essence ni d’initiative. Comme le type ne voulait pas crever, je lui ouvris le ventre mis à nu par l’incendie de son costume.

— N’en fais pas trop ! dit la Sibylle. Bernie va pas être content.

— Tu connais Bernie ?

— Je connais tout le monde.

— Sans blague !

Elle en avait l’air en tout cas. Un je ne sais quoi de mystère dans son regard. Le corps s’éteignit. Le type respirait encore, mais avec un peu de patience, on pouvait compter sur lui pour ressembler comme un frère à un Comte dont je n’avais pas la moindre idée à l’époque. La Sibylle avait couché avec lui. Une chose explique l’autre, Frankie, me disais-je dans le silence envahissant de ce que je supposais être l’intérieur de moi-même.

— C’est bon ! fit la Sibylle. J’ai amené une bagnole.

Le scooter n’était pas le sien. Elle avait percé le réservoir d’une propriété privée qui ne la concernait absolument pas. J’apprendrais moi aussi à ne plus rien sentir d’infamant en m’en prenant à la vie et aux choses qui appartiennent aux vivants. Elle avait aussi pensé au sac. J’avais pensé à rien, moi, sauf à tuer.

La bagnole avait aussi son rôle à jouer, M’sieur. La Sibylle me montra le chemin. J’étais ivre de tant attendre, d’attendre que ça se finisse sans commentaires désobligeants. Elle me fit arrêter sous les arbres. On s’était éloigné de la ville, mais la voix du Prince nous confortait.

— T’as pas l’métal, Frank ! dit la Sibylle qui arrangeait la scène de l’accident avec un professionnalisme qui ne m’honorait pas.

J’avais rien. Pas une idée. Pas un sentiment reconnaissable. Rien. Et je la regardais installer le corps au volant, soignant les détails, imaginant la gueule des flics concluant à l’accident ou au suicide.

— Reste pas là rien faire ! dit-elle sans m’énerver. Allume !

J’allumais. Elle se mit à courir et je la suivis en haletant comme un cardiaque. L’explosion illumina le ciel, ce qui n’étonna sans doute personne tant il était embrasé par les fusées que la société K. K. K. proposait à l’imagination des fous du Prince. On arriva au fleuve où nous attendait une vedette de la Marine nationale.

— Pose pas d’questions et monte !

Je montais. Elle caressa un pompon et me conduisit dans la cabine où Kol Panglas fumait un cigare en buvant de la chicha péruvienne.

— Servez-vous, Frank, et oubliez !

C’était un conseil d’ennemi possible si je ne le suivais pas à la lettre. Une overdose me ferait du bien. La Sibylle composa un cocktail qui ravagea les derniers bastions de mon intelligence.

— Comme ça on n’a pas besoin de te buter, mon p’tit loup !

J’étais pas mécontent d’ailleurs de perdre ce qui me restait d’intelligence au profit d’une existence monotone peut-être, mais pas si différente de celle à laquelle je m’étais habitué depuis que l’enfant était mort en moi.

— Vous l’avez tué ? demanda Kol Panglas.

— Non, il s’est suicidé et j’ai survécu, expliquai-je.

— Il est naze ! fit la Sibylle.

J’étais pas que naze. J’avais rien perdu, j’avais même gagné, et il n’y avait rien à comprendre et tout à imaginer. Kol Panglas voulait voir le corps. Il fut comblé : même taille, même corpulence, des restes de cheveux roux pousseraient à l’erreur. Le portefeuille contenant les papiers du Comte était à sa place, sur le cœur qu’on ne voyait plus battre dans la déchirure que j’avais pratiquée.

— C’est qui, le Comte ? demandai-je parce que je comptais encore sur le hasard pour changer mon existence en mieux.

— T’as pas besoin de le savoir, dit lentement la Sibylle.

— Le Comte est un guerrier, dit Kol Panglas avec une nuance d’admiration qui me donna le frisson. Vous venez de lui filer un sacré coup de main, Frank !

— J’aime joindre l’utile à l’agréable, dis-je au premier degré.

— Il veut se faire embaucher, dit la Sibylle.

— Allez vous reposer, conseilla Kol Panglas. Le voyage est long et je ne vous recommande pas l’ennui. Vous jouez au poker, Frank ?

J’sais pas jouer ! J’prends tout au sérieux.

— Quand vous voulez… patron !

La Sibylle voulait dormir seule parce qu’elle était au turbin depuis une semaine sans une minute à elle. Que faisait-elle des minutes ? Ce qu’elle voulait, je suppose. Et ça ne me disait pas grand-chose sur le personnage. On allait où ?

Je ne posais même pas la question tellement j’étais heureux de quitter le Monde. J’imaginais ce monde parallèle avec des yeux d’enfant, je sais. Je pouvais pas fermer l’œil sans y penser, sinon le hublot me racontait des histoires de baleines et de sauvages tatoués jusqu’au bout de la queue. J’avais rien de tatoué sur moi, pas un souvenir, un espoir, un mythe, quelque chose qui parle à ma place et en ma faveur.

 

Au matin, on était en pleine mer. Je m’aperçus que je n’étais pas fait pour le large. Un peu de vomissure sur ma cravate me signala à un carabin qui partageait notre petit-déjeuner. Il roucoulait devant la Sibylle qui s’empiffrait sans tenir compte des critiques. Des bourgeoises fréquentaient des retraitées qui les nourrissaient de discours moralisateurs et esthètes. Il fallait que je leur dise que j’en vomissais, mais je vomissais avec des accents de vérité et l’océan réclamait mon témoignage.

— C’est un navire de combat, expliquait le carabin.

Je comprenais pas tout depuis quelque temps. Où se cachaient les missiles ?

— Ne comptez pas ! hurlait Kol Panglas. Ne comptez pas !

Il avait l’air fou de joie, comme un fonctionnaire en mission peut l’être quand la réalité surpasse les rêves les plus fous. Je me demandais avec laquelle de ces rombières il avait passé la nuit.

— Avec moi, dit tranquillement la Sibylle.

Ce n’était pas de la duplicité de sa part. Je devinais une sauvage indomptable. Elle avait l’air de me conseiller de parler de tout sauf de l’essentiel. J’étais d’accord avec elle : je savais l’essentiel inconsciemment. Je me mis à évoquer mes spectacles au lieu de parler de mon enfance comme d’habitude. Elle m’encouragea discrètement à continuer dans cette voie nouvelle pour moi.

— Quand on s’ra arrivé, me dit-elle, ne sympathise pas avec les Bradley.

— Et s’ils sympathisent avec moi ? J’ai une bonne gueule !

— Tu les tueras pas si tu sympathises.

Elle me connaissait déjà.

 

Je rencontrai Amanda Bradley dans son bureau de New York deux jours plus tard. Elle me reçut parce que j’étais en possession d’un document qui pouvait détruire sa réputation d’altruiste distinguée. Autrement dit, elle me haïssait avant même de me connaître. C’était une petite femme boulotte et nerveuse qui vous refilait son angoisse dès la première minute de conversation. Elle était pressée d’en finir. Je n’avais pas ce document sur moi, bien entendu. Je ne savais même pas s’il existait. Et j’ignorais qu’elle allait se confier à moi.

— Nous n’avons pas d’enfant, dit-elle en me servant un truc coriace. Je ne bois que ça. Mike est stérile. Buvez, vous verrez. L’adoption, les éprouvettes, tous ces trucs qu’on nous propose ne trompent personne. Vous avez peur de vous empoisonner ? Or, je veux tromper tout le monde. Tenez, je bois à votre santé, Frank ! Cet enfant, je le volerai !

J’en concevais de l’admiration, vous pensez ! Comme si c’était nouveau de voler des enfants pour leur donner une existence garantie pur sucre !

— VOUS le volerez, Frank !

De quel enfant parlait-elle ? J’étais venu en maître-chanteur et j’allais repartir en voleur d’enfants. Que contenait ce document censé la faire changer de stratégie sur des questions de flux financier dont j’étais incapable d’apprécier la beauté intérieure, vu que de l’extérieur, c’était forcément inhumanitaire. J’étais mal conseillé.

— Et où trouverai-je ce marmot ? crânai-je un peu.

— Où il se trouve !

Vaste bureau qui donne des envies de puissance. Je me voyais en général à la retraite ou en marchand de tableaux historique. Avais-je la fibre nécessaire ? Quelquefois, les circonstances posent les questions à votre place, parce qu’évidemment, on est encore dans l’humilité et le doute.

— Vous n’achetez pas ce document avant ?

— Pour ce que ça me coûte ! Personne n’imagine à quel point je suis vernie !

Je transmettrais. Comme j’avais un nouveau boulot, je pouvais revenir à la maison sans faire cette gueule qui caractérise mes fins de journée. J’en parlais à Kol Panglas après lui avoir transmis le message d’Amanda Bradley et sans rien lui confier de mon nouveau deal. Je devais avoir l’air content, parce que ça l’étonnait, que je pose pas les bonnes questions et que j’accepte de revenir dans mon chez-soi pour le prix d’une Crevault bas de gamme. J’avais jamais eu d’Crevault. Pas même une bagnole d’occase pour frimer et transporter mes achats. Qu’est-ce qu’il savait, ce fonctionnaire hors cadre, de l’existence des pauvres ?

— Calme-toi ! me disait la Sibylle sur le pont du navire. T’es destiné à l’aventure. Tu m’crois ?

J’étais prêt à la croire si elle consentait à m’peloter. Mais elle me filait entre les doigts. Que devenait la signification de cet aller-retour si je ne la baisais pas ? D’autant qu’Bernie serait curieux. Seulement voilà : ils l’avaient buté et j’étais recherché comme témoin coupable. Sally s’arrachait les cheveux derrière le comptoir.

— Si c’est toi, Frank, je t’aime plus !

La Sibylle m’avait abandonné à mon sort. J’avais encore épousé personne à cette époque-là et j’avais pas l’intention de consacrer mon existence au mensonge conjugal. J’avais encore de l’avenir, même si l’enfant que j’avais été n’était plus de ce Monde. On peut pas tout avoir et rien payer, comme dit la sagesse populaire.

— Si t’étais un peu malin, dit la Sibylle qui mangeait les olives de Sally sans les payer, t’irais voir le Prince pour qu’il te donne un boulot digne de ton nom.

J’avais pas d’fierté, on le sait. Mais un boulot à ma mesure, ça ne pouvait pas me laisser indifférent.

— Je l’connais pas, moi, le Prince ! Il m’connaît pas non plus !

— J’y parlerai, dit la Sibylle. T’as besoin d’un vrai boulot.

— Bernie le faisait travailler honnêtement ! s’écria Sally qui s’en foutait pour les olives tellement elle était détruite.

— J’aurais pitié d’elle quand les robots auront des dents en ivoire ! me confia la Sibylle qui m’ramenait chez moi dans un triste état.

La pièce était jaune. Je vivais dans le bordel sans les avantages du bordel. Je mangeais à même le sol dans des assiettes en carton. La télé trônait sur le radiateur, ce qui améliorait le rendu de l’image. Je m’habillais si j’y pensais, sinon je sortais à poil. Outrage s’il y avait des enfants dans la rue, sinon je m’faisais violer par des pervers. J’avais une vie pas très utile à l’existence et pas les moyens de m’en passer pour monter d’un étage. Je sortais de l’enfance. Ma queue m’sollicitait à chaque pas si j’avançais, et je me faisais enculer si j’avançais plus. C’était pas vraiment monotone. Ça servait à rien. J’étais même pas personne, mais personne ne voulait d’moi. J’avais envisagé le travail comme une nécessité et justement j’en avais pas besoin.

— Tu fais quoi d’ta vie ! s’étonnait la Sibylle qui résistait à des envies de rangement, des fois qu’j’apprécie pas l’service.

Rien. Quelque chose m’aurait poussé à me demander quoi.

— C’est l’Enfer, Frank !

Pas vraiment. Je comptais bien m’en aller sans souffrances inutiles. Et aller nulle part pour satisfaire mes convictions.

— Il est où, Bernie, à c’te heure ?

— En médecine légale, dit la Sibylle. Avec ton ADN.

Avais-je conscience de la gravité des faits et de ma propre situation ? Non.

— Pour les Bradley, constatai-je, c’est foutu.

— T’auras toujours tué ton premier cadavre, Frank.

Comme si ça me consolait d’être le con qui avait œuvré dans le noir pour mettre en lumière une intelligence en voie de disparition, comme les animaux sauvages qu’on ne trouve qu’en cage avant de les consommer en boîte.

— Va pas m’rendre triste ! J’suis déjà assez minable comme ça !

Mais la Sibylle ne prétendait rien d’autre que de me sortir d’un tran-tran quotidien gâté par une mission dont je ne pouvais connaître les tenants et les aboutissants sous peine de finir comme Bernie avec un trou à la place de la tête. Voilà comment ça avait commencé, cette histoire, au cas où on l’aurait pas encore compris. Vous connaissez la suite. Tonton Frankie revient de Mongolie avec un enfant dans le dos et il apprend que les Bradley ont été tués de sa main. Il comprend plus, le Frank, d’autant qu’il a assisté à la déchéance d’une Sibylle qu’il n’a peut-être jamais mise dans son lit. Faut pas croire tout c’qu’il raconte, le Frank ! Qu’est-ce qui va me sauver de l’humiliation d’un procès maintenant ?

 

Je rentrai chez moi. Ma tête n’était pas mise à prix après tout. J’avais une vie familiale et un avenir dans le travail. Mon passé n’avait été qu’interrompu par des évènements indépendants de ma volonté. Ils pouvaient revenir là-dessus si ça leur faisait plaisir ou si la coutume les y contraignait. Je pouvais passer une bonne nuit avec cet enfant qui respirait à peine tant il était nouveau. Il avait pas encore compris qu’il faut respirer à plein poumon cet air saturé de fausses nouvelles et de promesses illusoires. Il faut le respirer à fond pour apprécier la détresse de l’être et la prépondérance de l’inhumain. Mais qu’est-ce que je vais faire de ce gosse qui croit tout savoir parce qu’il se sent lutter contre un Monde qui ne lui montre que le bout de son nez ? Enfin, qu’est-ce qu’on va en faire, Mimine ? Toi et moi avec un mongolien et des histoires de chromosomes tellement compliquées qu’Autant en emporte le vent c’est du nougat pour l’esprit. Il ne pèsera pas deux cents kilos, Mimine. J’voulais t’faire peur. Tu ne pèseras pas trente kilos. J’aurais toutes mes dents. Et un boulot dont les voisins seront fiers.

— T’as pas vu mon pardessus ?

 

J’ai suivi le conseil de la Sibylle et je suis allé voir K. K. Kronprinz pour du boulot. J’pouvais tout d’même pas laisser crever ma famille : un fils de deux cents kilos et une femme qui ne se nourrit pas, mais qui dépense sans compter. J’avais un intense besoin de fric, d’autant que mon procès s’annonçait long et pénible. Kol Panglas m’avait accordé le bénéfice du doute et j’étais donc en liberté à la condition de m’tenir tranquille et de subvenir aux besoins de ma p’tite famille. J’avais trente jours pour ce faire. Bernie m’avait laissé un p’tit héritage, mais la Loi m’interdisait d’y toucher tant qu’un jugement ne serait pas prononcé pour blanchir ma réputation. Je possédais un pardessus offert par la maison. La première chose que je fis en sortant ce jour-là, vers les six heures du matin, fut de me rendre à la Préfecture pour restituer ce bien qui appartenait à l’État. Le flic de garde n’aima pas être dérangé dans ses rêves.

— J’savais même pas qu’on avait droit à un pardessus, nota-t-il d’entrée.

Comme je lui apportais une bonne nouvelle, il daigna soulever sa carcasse pour ouvrir en grand le guichet et jeter un œil sur ce que je rapportais. Je l’avais sur moi. Il comprenait.

— On s’attache à un tas d’conneries pendant qu’nos princes vont s’la vernir à l’étranger, dit-il. J’en cauchemarde tous les jours que Dieu défait.

— J’ai pas b’soin d’ça pour rêver mal !

— Il est pas à ma taille. On aurait pu échanger.

— Faut qu’j’le remette dans des mains propres.

— Ya pas comme des mains propres pour l’amitié.

Un philosophe. J’avais pas tout le temps devant moi, mais Kol Panglas avait fait la fête toute la nuit et la substitute connaissait pas le boulot, donc elle ignorait tout des ustensiles confiés aux enquêteurs du Bureau des Investigations Sommaires, le fameux BIS qui s’y prenait toujours à deux fois pour être sûr que rien n’avait été laissé au hasard. Mais comme ce hasard n’était pas celui qui était en usage chez les juges de la chaise, y avait des confusions dont j’aurais moi aussi à souffrir. Et quand je dis souffrir, c’est pas seulement en baver qu’j’allais. La Justice me réservait des surprises dont je paierais le prix.

— J’y connais rien, moi ! en vêtement de travail, caqueta la substitute en ajustant les plis d’une robe.

Elle aurait mieux fait de venir à poil, vu les plis et le tombé qui ne coincidaient pas avec sa tronche de revancharde dont le pile est égal à la face.

— J’peux pas l’déposer, que j’vous dis ! C’est un bien direct, sans intermédiaire ! Ah ! Tiens, j’aurais même pas dû en parler.

— Sûr que vous auriez mieux fait d’amener une bouteille ! s’esclaffa la sentinelle qui buvait toujours dans un verre pour avoir l’air frais.

La substitute n’avait pas envie de se marrer. Elle était sur le point de me traiter en délinquant maison. J’arrachais la doublure pour lui montrer l‘électronique et la sophistication.

— C’est du Chinois ! s’exclama le gardien des rêves.

Ça l’était. Du pur impérial et du milieu de première qualité.

— Si vous l’laissez pas, remportez-le ! dit la substitute.

— Et où c’est-y que j’vais l’amener si on lui interdit de pisser dans la rue ?

J’étais hors de moi dans ce pardessus. Je claquai la porte. À travers la grille, le flic me confia qu’elle n’aimait pas les hommes, ce qui pour lui expliquait tout, y compris mon comportement. Je l’abandonnais à sa pensée, regrettant d’avoir encore perdu du temps avec des cons, mais qui n’a pas sa propension fatale ?

J’irais voir K. K. Konprinz en pardessus d’une autre époque. Ça ne me rajeunissait pas alors que ça aurait dû. Mais bon, faut accepter de passer pour un con si on peut pas faire autrement. La Sibylle m’avait donné une carte de visite.

— Ils te montreront leur cul, m’avait-elle expliqué sans déconner. Tu y mets la carte et la bobinette cherra. Tu verras, m’avait-elle affirmé, c’est facile !

 

Quand j’arrive sur le mail, pas un chat, à part un chat qui voulait sympathiser parce qu’il avait faim. Les caravanes de la tournée K. K. K. rutilaient dans le soleil levant. Elles formaient un cercle impénétrable à cause des gardiens qui pointaient leurs fusils dans ma direction. Le premier était le plus incommode. J’ai jamais eu d’chance avec les types dangereux. Avec eux, il faut être encore plus dangereux et on n’a pas forcément envie d’être con.

— Tékitoa ! dit-il entre les dents parce que le patron n’était pas le seul à roupiller à cette heure du jour où l’esprit est encore clair comme de l’eau, ce qui ne dure pas.

J’exhibais mon laissez-passer.

— À c’te heure ! Reviens après.

— Après quoi ?

D’emblée, je l’énervais. On demande pas à un con s’il a dormi sur ses deux oreilles, sinon il dort plus.

— J’peux attendre, dis-je comme si j’étais pas pressé.

— C’est pour du boulot ?

— T’as vu mon laissez-passer ? T’en avais un, toi, quand t’es venu mendier un salaire de misère ?

Le voilà remis à sa place. Je me pose sur un timon. Il m’observe sans me prendre pour un terroriste ni pour un fan déterminé à obtenir une faveur unique. J’ai l’air de ce que je suis : un type dont la tronche a orné plusieurs fois la première page des journaux. Il ne peut pas ne pas me reconnaître. Il sait que l’inspecteur Frank Chercos est un type honnête accusé faussement d’un crime qu’il ne peut pas avoir commis. Autrement dit : un con. Ça l’rassure.

— Le Prince se lève le premier, me dit-il.

— Tu veux dire qu’il est le premier à pisser ?

— Pas seulement ça, M’sieur !

Du coup, j’voulais savoir ! Voilà comment la domesticité arrondit ses fins de mois. K. K. Kronprinz se met à pisser au moment où je mets la main à la poche.

— Joli pardessus, dit-il pour flatter mon orgueil. On se connaît, non ?

— La Sibylle m’envoie pour…

— Sibylle !

Il a crié assez fort pour réveiller toute la domesticité. Je ne concevais pas ce prince sans un essaim de domestiques nus jusqu’à la ceinture.

— Pourquoi pas entièrement nus ? dit le Prince que ma remarque laissait rêveur.

Il y avait des paillettes dans ses cheveux. Il secoua la tête aux pieds du gardien qui apprécia l’offrande en giclant une larme véritable que le Prince cueillit comme s’il s’était agi d’une goutte de rosée. Il y avait du Philosophe en lui.

— J’aime la Sibylle, me confia-t-il en gravissant les marches de sa caravane.

Il y avait une femme dans le lit, mais ce n’était pas moi. Elle me sourit sans lever les yeux de sa seringue. Il se passait quelque chose entre elle et l’aiguille, une goutte peut-être, que je ne voyais pas à cause du peu de lumière. Il y avait une dent sur la table de chevet.

— Ce n’est pas une domestique, dit le Prince, et elle n’est pas nue jusqu’à la ceinture. Vous appréciez les femmes ?

— J’dis jamais non.

Il rit. J’ai toujours fréquenté du beau monde dans le cadre de mes activités professionnelles.

— Vous en fréquenterez encore si vous travaillez pour moi, dit le Prince qui se branchait pour en savoir plus sur Frank Chercos.

Ya une sacrée différence entre travailler pour et travailler avec. Moi je travaillais sans et rarement contre.

— C’est dingue ! s’écria-t-il.

Je lui plaisais. Il avait rien sous la main pour signer un contrat. Si je n’y voyais pas d’inconvénient, on s’en passerait. Je lui expliquais rapidement les conditions de ma liberté sans doute provisoire.

— J’ai aucune chance, dis-je fièrement. Alors en attendant d’aller pourrir en Mongolie, j’me suis dit que j’pourrais profiter encore des bons côtés de la vie.

Il m’admira.

— J’ai besoin d’un papier, continuai-je.

— Vous l’aurez, votre contrat, Frank !

 

Je suis entré en fonction une heure plus tard. Il a fallu que j’attende que le dompteur se réveille. Son assistante ne connaissait rien au travail de technicien de surface. Je lui expliquais pas. Inutile de s’humilier tant que c’est pas nécessaire. Je lui racontais pas ma vie non plus. Elle buvait du café dans un verre, trempant les morceaux de sucre jusqu’à l’écœurement qui me donna la nausée. J’attendais, pas encore outillé, encore vêtu de mon pardessus et le chat me frottait les jambes à l’endroit des chaussettes. Un mauvais moment à passer. J’en ai eu des tas, de ces moments qu’il faut passer entre les autres moments. J’appelle pas ça l’attente, parce que l’attente, elle est merveilleuse ou ce n’est pas de l’attente, c’est de l’espoir.

— Je ne vous ai même pas proposé un café ! s’étonna l’assistante qui minaudait toute nue dans sa robe de chambre.

Elle était tellement étonnée qu’elle oublia définitivement de me le proposer. Sa tignasse reposait sur un visage pas ingrat du tout, un de ces visages qui convient à l’usage qu’on en fait quand on a les moyens de faire et de gagner du fric en même temps. Frankie ne foutait rien et dépensait l’argent des autres. Le dompteur avait un avantage sur moi, mais j’étais l’égal de cette connasse question café.

— Il ne tardera pas aujourd’hui, précisa-t-elle entre deux bouchées qui sentaient le croissant au beurre.

Y avait une raison. Elle avait envie de parler avec une femme de son espèce. Elle voyait bien ce qui se cachait dans mon pardessus, mais elle était loin d’imaginer ce que je cachais moi-même dans ma féminité relative à l’abri d’une électronique qui me donnait le Monde et ses Habitants.

— J’ai vu votre photo dans le journal, continua-t-elle. Vous êtes dans le pétrin. Je me demande pourquoi le Prince prend en pitié des types comme vous.

Des types comme moi s’enorgueillissent de connaître intimement la Sibylle ! Le Prince nous reconnaît au bonheur qui illumine nos faces de rats !

— Voilà Golo ! dit-elle négligemment.

Le dompteur était un nain. Il était en robe de chambre lui aussi. Il descendait les marches de la caravane en somnambule.

— Au lieu de mettre la tête, expliqua l’assistante, il s’y met tout entier. Les gens ont d’ces idées !

Golo me toisa. Il serrait sa ceinture avec une espèce de rage qui déformait un visage regonflé à la kolok. S’il n’avait pas peur des lions, il y avait une raison.

— C’est pas des lions, dit-il de sa voix nasillarde.

— C’est des hyènes, dit l’assistante qui me montra la cicatrice d’une morsure à l’intérieur de sa cuisse.

— Vous avez déjà été mordu ? me demanda le nain.

— Plein d’fois !

— Par des animaux ?

Il connaissait la danse et la musique, le vieux Golo.

— Vous n’êtes pas obligé de répondre, dit-il en se servant du café.

Je remarquai alors la cafetière. Je remarquai aussi l’élégance surannée du service, les petites serviettes roulées en papillote, la pelle que surmontait un morceau de pain aux raisins. Il se privait pas, le Golo, et il avait l’intention de me priver. Il prit place dans un coussin. Son regard de marmotte ne m’avait pas quitté.

— Le Prince n’y connaît rien en matière de ressources humaines, dit-il entre deux gorgées chaudes comme le bon pain. Vous savez ce que ça lui coûte, ces… caprices.

— J’ai pas idée, non…

— Ça lui coûte MON argent.

Il fallait que je donne mon sentiment, ce qui est toujours plus facile à donner qu’une idée parce qu’on se sent bien vainement propriétaire de ce que nous inflige l’attente. Le nain attendait lui aussi, mais avec délices, tandis que mes amours ne m’inspiraient rien pour jouer de l’orgue que mon existence met au singulier pour simplifier le problème.

— Il ne vous en a pas touché mot, bien sûr, dit le nain qui en avait sans doute marre d’attendre que je devienne sentimental. Il est… fantasque, n’est-ce pas, Anaïs ?

— J’suis toujours d’accord avec toi, mon chou. Vous savez c’qui arrive quand je diffère ?

J’aimais pas l’idée d’un nabot tabassant une belle blonde qui m’arrivait à l’épaule. Je dus paraître nerveux, instable, disposé au combat avec des hyènes plutôt que d’admettre que j’avais tort, que je ne pouvais qu’avoir tort.

— Vous verrez les hyènes, dit Golo qui donnait de l’air à sa langue pour apprécier les subtilités du pain aux raisins.

— Mais vous n’y toucherez pas, dit Anaïs en levant les yeux au ciel. Il tient ce discours chaque fois qu’un imbécile consent à se faire mordre par ces… monstruosités.

Je frissonnais sans trahir mes premières impressions. C’était un boulot, mais sans le confort ordinairement accordé aux faibles. J’acceptais.

— C’est qui qui signe le contrat ? demandai-je.

Je ne perds jamais de vue mon objectif. Sans ce contrat, je résidais en taule. Avec, je goûtais aux charmes du domicile fixe.

— Je signe les contrats après une période d’essai…

— …qui ne peut pas dépasser trente jours, M’sieur.

— Comment diable s’est-il renseigné ? s’écria le nain en étreignant le bras menu d’Anaïs.

— C’est un flic, dit-elle mollement.

Golo me reconsidéra.

— Il embauche des flics maintenant ! s’écria-t-il.

La Sibylle avait omis de me parler du contexte, sinon j’aurais pas v’nu. Un flic en liberté conditionnelle, c’était incompatible avec une horde de hyènes qui sautaient courageusement dans des cerceaux en flammes. Pas besoin de sortir de Saint-Cirque pour comprendre que je venais de perdre ma bouée de sauvetage à cause de cette gonzesse qui n’aimait personne. Je lui jetai un regard furieux. Peut-être que Golo me permettrait de la cogner sans la défigurer. Elle finirait impotente à force de condamner les mecs à ne fixer leur domicile que dans le cadre de l’administration pénitencière. Mais Golo avait bon cœur.

— Vous finirez peut-être votre vie dans une cage, F… Frank.

J’avais pas l’choix. De cage en cage, je perdais en crédibilité et en assurance. Il me montra les cages et les dents. La merde aussi, que j’avais pour mission de transporter ailleurs. C’était un ailleurs que je ne conseille à personne. Des types dans mon genre s’activaient autour d’une fosse aux émanations aussi mortelles que celles des cuves de fermentation de mon enfance, sauf que le pinard est tout de même une plus belle mort que la merde. Je m’exprime mal, je sais, parce que le vin est une belle mort et la merde une sale mort. Mais il faut mériter la nuance. Je me mis à bosser sur-le-champ. Un type m’engueula parce que j’étais propre.

— J’l’ai toujours été, connard ! grognai-je en montant l’échelle qui ne l’avait jamais été.

— Tu l’seras pas longtemps, sale flic !

La rumeur, toujours la rumeur. Elle vous précède avant même la réputation qui complète le tableau de l’homme mis à genou par les circonstances. Je jetais un œil trouble sur la merde qui remontait avec les bulles.

— Yen a pour tous les culs, me dit le type qui ressemblait au héros de l’espace, John Cicada, mais c’était pas lui, hélas.

Il touchait à mes boutons comme s’il avait l’intention de les arracher.

— Quand tu en sauras autant que moi, flic de merde, tu seras plus un flic de merde mais une merde de flic ! Au travail ! Ici, c’est moi qui commande et c’est pas moi qui paye. Mais j’peux influencer l’patron, les gars ! Ne l’oubliez pas !

Je travaillais comme j’ai toujours travaillé : j’ignorais les hyènes, je prenais la merde pour de la merde et je disais oui si on me posait une question. À midi, je mangeais avec les autres, pas avec les hyènes.

— Si tu manges avec les animaux, me dit le contremaître, tu perds la tête et ton boulot. Faut manger avec tes frères qui finiront par t’aimer.

On aurait dit les paroles d’une chanson digne de K. K. Kronpritz.

 

Si tu mange’ avec les bêtes

Tu perds ton boulot ta tête

Faut manger avec tes frères

Sinon tu tourne’ à l’envers

 

— J’ai jamais mangé de bêtes sans y penser, à mes frères.

J’aurais peut-être pas dû dire ça. On me regardait avec prudence. De loin, Golo estimait mon efficacité. Il ne suffisait pas d’avoir un contrat. Fallait aussi se tenir à carreau et satisfaire une demande que rien n’encadrait comme moi je l’aurais encadrée si j’avais eu ne serait-ce qu’un peu de pouvoir décisionnel. J’étais même pas consultatif, ce qui est accordé aux religieux, mais j’étais pas religieux non plus. J’aurais pu me demander ce que j’étais, mais ça m’est jamais venu à l’idée. Enfin… pas comme ça, pas dans la conversation. Des fois, la nuit, avec une angoisse que je ne regardais pas en face comme j’aurais dû si j’avais eu des cerveaux à la place des couilles. On se fait pas. On se défait même, si on a eu la chance d’être construit par des parents aimables. Mais ils n’ont pas tous la chance de voir leur enfant réussir là où ils ont échoué, alors ils se font rares, les parents aimables. Moi-même, j’suis pas étranger au rébarbatif et à l’arrogance. Pauvre Benjy ! Quand j’y pense. Et j’y pense pas assez.

 

On balançait des bactéries dans la merde et ça se mettait à tourner en rond, sans doute sous la contrainte d’une mécanique qui ne craignait pas la merde et ses oxydations génétiques. On regardait ça avec curiosité, incapables d’aller plus loin que la curiosité pour s’informer des maladies professionnelles avec les moyens de l’analyse et de l’expérience. On se sentait solidaire, des fois. On avait des idées, moins souvent, mais ça faisait plaisir d’en avoir dans un endroit qui n’était pas fait pour ça. Des bulles disparaissaient dans le ciel sans qu’on sache ce qui leur était vraiment arrivé, moment propice aux histoires inventées de toutes pièces pour meubler l’espace, sachant que le temps ne nous était pas favorable.

— Tu t’plais dans ton nouveau boulot ? me demandait la Sibylle quand je sortais des Bains-Douches pour l’accompagner dans ses expéditions punitives.

— Dedans, pas vraiment.

Elle riait en confisquant les domiciles où j’avais failli habiter suite à une erreur de jeunesse.

— Mais qu’est-ce que tu as pu bien faire pour mériter ça ? s’étonnait-elle.

— Je l’ai mal fait, heureusement !

Minus runners, voilà ce qu’on était, mais le BE payait mal, pas assez pour nourrir mes avocats commis d’office, ni cette famille de deux cent trente kilos sans moi. J’avais du mal à me frotter à cause d’un blocage des reins et le gérant des Bains-Douches avait fait venir exprès pour moi un détergent qui avait fait ses preuves dans l’espace.

— Pas d’conquêtes sans un bon savon ! plaisantait-il.

Des savons, ils étaient plusieurs à m’en passer parce que j’étais pas doué pour l’exécution sommaire ni pour l’hygiène. J’aurais fait le meilleur flic du Monde sans les emmerdes. Les aventures sont semées d’embûches, sinon il paraît que ce sont pas des aventures, mais des circonstances. Je veux bien apprécier la nuance à condition qu’on me demande pas de dire ce que j’en pense. Il ne manquait plus que la tournée du Prince déménageât et c’est ce qui est arrivé, en plein subjonctif imparfait, mais alors d’une imperfection qui rendait ma supplique incompréhensible, voire délirante. La Sibylle crut me calmer en vibrant comme elle est seule à savoir le faire sans me ridiculiser.

— T’iras pas loin, Frank !

— Ça , on me l’a déjà dit !

On f’rait comment pour runner les minus si on travaillait pas ensemble ? Elle avait pas vraiment besoin de moi, je l’reconnais. Ça m’privait d’un revenu non négligeable, par ailleurs. Je vivrais plus que de la merde et dans la merde.

— Tu vois ! dit-elle parce qu’elle veut toujours avoir raison.

Je laissais respirer personne. J’étais inaltérable comme le métal qui composait l’essentiel de ma personne. J’étais né vivant et j’allais mourir idiot. Y aurait-il un procès après les hyènes ? Posée comme ça, la question faisait douter de ma santé, mais je me comprenais, je comprenais ce type sans qui je ne suis plus qu’un personnage et le Monde un prétexte.

Elle m’embrassa sur le quai. K. K. Kronprinz avait moins de chance. Il accepta un baiser sur la joue et disparut dans son compartiment. Golo me pressait d’en finir pour commencer. Les voilà, les patrons ! C’est par ici qu’ça s’passe, minable ! Laisse tomber ce que tu aimes si tu veux manger à ta faim. Le convoi s’ébranla sans la Sibylle. On emmenait la merde avec nous, des fois qu’on perde l’habitude d’y mettre le nez pour ne pas en mesurer l’importance résiduelle.

 

Il n’était pas difficile de se retrouver en Chine dès le lendemain. On passait d’un Monde en avance à un Autre qui avait encore le temps. Un ingénieur chinois nous expliqua que la merde pouvait servir à nourrir les pauvres, pas seulement les animaux domestiques. Je lui montrai mon pardessus et il jubila en consultant l’étiquette :

— Vous voyez ! Vous voyez !

Ils voyaient tous. Ils étaient toujours contents de voir. Ça les stimulait. Par contre, les hyènes leur inspiraient le malheur. Golo se lança dans un discours destiné à la conservation de la hyène qui était en voie de disparition dans le cœur de l’homme. Il ne convainquit que les convaincus, des Tibétains qui avaient perdu leur âme chez Nintendo. La merde de hyène n’avait pas d’avenir ici. Golo prit le large et on ne le revit plus. Anaïs refusa de me quitter. Je savais même pas qu’elle tenait à moi.

— Si je tiens à toi, Frankie ! Regarde-moi !

Je voyais rien, à part un corps parfait pour la photo et l’anatomie des surfaces, des zones érogènes surtout. On monta dans une grande roue qui atteignait le palace suspendu de K. K. Kronprinz. Il nous invita à participer à sa gloire. Il dominait la Chine, donc le Monde. Sa musique descendait avec des confettis. Dessous, l’Humanité avait des airs de civilisation ensevelie que le vol plané révèle dans les champs de blé et les étendues du désert. Frank en concevait un vertige délicat comme la chute d’une première feuille à l’automne de la vie.

— Amanda ne te paiera pas si tu négliges l’enfant, dit Anaïs qui suçait des olives sans les croquer jusqu’à l’anchois.

K. K. K. était au courant. Il me fit signe de ne pas répondre à cette femme qui envahissait ma pensée.

 

Si tu mange’ avec les bêtes

Tu perds ton boulot ta tête

Faut manger avec tes frères

Sinon tu tourne’ à l’envers

 

fredonna le Prince qui cherchait une mélodie à la hauteur du sens. Vous vous y connaissez, Frank, en musique populaire ? me demanda-t-il comme si la question était naturellement posée à un connaisseur.

— J’ai donné des signes, dis-je en rougissant, mais je n’ai pas eu l’occasion de donner autre chose, notamment pas toute ma mesure.

J’étais pas le seul à parler, alors je ne garantis pas que le Prince m’avait posé la question ni que la réponse était de moi. Je m’faisais du mouron à cause de la date du procès qu’il avait le pouvoir de repousser si le travail l’exigeait.

— Si tu travaillais pas dans la merde, me dit Anaïs, ce serait plus facile !

— Vous êtes en procès ? s’enquit le Chinois qui nous accompagnait.

Quand ces types-là commencent une conversation, c’est toujours eux qui la concluent. Anaïs me pinça le bras.

— On est tous en procès, expliquai-je. C’est la Loi.

— Je ne connaissais pas cette Loi, dit le Chinois qui en connaissait d’autres.

— Je fais un procès et on me fait un procès. Comme ça, on est quitte.

Les Chinois reniflent la mauvaise fois avec les dents. Il m’envoya un sourire de circonstance (reportez-vous plus haut pour faire la différence avec l’aventure). Anaïs se concentrait sur les pinçons qu’elle m’administrait parce qu’elle se sentait concernée par mon insolence.

— Monsieur Chercos veut dire que ce sont les paroles d’une chanson que chacun peut interpréter en fonction de ses désirs, roucoula K. K. K. de sa voix caverneuse.

— Ah ! Le désir ! fit le Chinois qui ne paraissait pas convaincu.

Il leva son verre à mon avenir proche.

— Frankie est le meilleur nettoyeur de merde du Monde ! lança K. K. K. à tout hasard.

— Oui, dit le Chinois qui suivait une idée fixe, mais c’est de la merde de hyène. Or…

— … les Chinois n’aiment pas les hyènes, exulta le Prince.

— Ce n’est pas qu’on ne les aime pas, dit le Chinois en agitant son éventail. Ces petites bêtes sont mieux en Afrique où reposent leurs ancêtres.

— Ah ! Les ancêtres, soupira le Prince.

— Des ancêtres ! Des ancêtres ! scanda Anaïs en répandant les gouttes acides de son verre.

Le prince ne sortit pas de sa nostalgie. Quand le mal du pays l’envahissait, il y avait peu de chance pour que quelqu’un l’en guérît. Ma sueur était froide.

— On n’a pas de chance, dit le Prince. On n’a ce qu’on mérite.

Il voulait dire qu’il n’avait plus envie de jouer, qu’on le fatiguait et qu’on pouvait nous en aller au diable.

— J’accompagne’ai monsieur Fank Checos, dit le Chinois en me cédant le passage.

On redescendit. J’avais gagné un Chinois collant. Coller, c’est son métier, du moins en surface. Moi, j’étais un emmerdeur, en profondeur. On n’était pas fait pour vivre ensemble. Et pourtant, c’est ce qu’il avait décidé.

— Plus de hyènes, plus de mède !

Qu’est-ce qu’il avait prévu pour amuser Papa Fank qui avait tendance à s’emmerder à l’étranger ?

— Chinois pas étanger ! Chinois citoyen du monde !

— Chinois emmédeul sans hyènes !

— Un seul êve ! Un seul êve !

J’deviens raciste, moi, quand j’ai raison.

— On est tous de la même ace !

Il fallait bien le reconnaître. On avait servi de modèle. De quoi on allait se plaindre ?

— On mangera avec des baguettes, pour changer ! proposa Anaïs.

— Les Indiens bouffent bien avec les doigts. Et les Arabes, le peuple le plus raffiné du Monde, en poésie comme en technique létale.

— Sicépatocho ! dit le Chinois qui aimait parler notre langue syllabique.

Cétépacho, mais ça y ressemblait. Il fallait que j’acceptasse de coucher dans un lit dont le pied était occupé par un Chinois en mission de renseignement. Je ne pus pas m’empêcher de lui demander ce que ce minable de Frank Chercos représentait aux yeux de sa hiérarchie confucéenne.

— Fank Checos pas minable ! Lui tuer Bernie.

— Avec un « r » ?

— Avec un « r » !

— ¡No me digas !

On est toujours surpris de l’interprétation que les autres proposent aux autres à votre sujet. Bernie n’était pas aussi minable que j’avais cru. Bernie avait un sens !

— Fank Checos plus mangé mède, me confia le Chinois. Lui tuillé Bernie

(le seul personnage qui à l’air d’en être un en Chinois)

et Bernie pas mot.

— Pas un mot, d’accord !

— Non ! Lui pas mot !

Comment ça lui pamo ! Je l’ai pas…

— Mot.

J’avais pamo Bernie. Un motif de moins à inscrire dans l’acte d’accusation. Et pourquoi les Chinois m’admiraient-ils si Bernie vivait malgré moi ?

— Lui fou !

— Comme Kung ?

Le Chinois s’emmêlait. Il s’était assis par erreur sur une seringue. Anaïs me fit en effet remarquer qu’il s’exprimait clairement tout à l’heure. Il manquait d’ « r », sauf exception qui confirme la règle. Il était en voie de manquer de se taire. Anaïs, qui n’avait rien pris, m’expliqua clairement que je pouvais profiter de la situation pour en savoir plus sur les intentions de la Chine à mon égard. Je n’en conçois aucun orgueil. La Chine s’intéressait à mon cas particulier.

— Ils te proposent peut-être un autre procès, qui sait ? dit Anaïs qui complétait la différence avec de l’Iranien.

— J’ai pas envie de jouer avec ma vie !

Mais je jouais avec ma mort. Le Chinois n’en revenait pas. Il savait même plus qui était Bernie. Je lui parlais de Bernie comme je l’avais connu, minable et con comme tout le monde, mais le Chinois ne comprenait plus un mot de ce que je lui disais. J’avais envie de le secouer.

— Ça va, Frank ! dit Anaïs qui commençait à ne plus comprendre ce qu’elle avait pourtant initié, si je me souviens bien.

Elle allait. Le Chinois allait aussi. J’allais pas. Je demeurais là, sur place, une seringue dans l’cul et un comprimé à fondre sous la langue, incapable de fixer mon attention sur un objet qui m’eût inspiré quelque chose en rapport avec ma situation judiciaire, avec mes circonstances, avec tout ce qui pouvait donner un sens à une existence qui n’en a pas sans aventure. Golo frappa à la porte.

— Et les hyènes ? demandai-je.

— Les Chinois n’aiment pas ça ! grogna Golo qui n’était peut-être pas un être humain. Au travail !

— J’irai pas !

La révolte maintenant, moi qui ai toujours respecté le silence des autres ! Golo se dressa sur des espèces d’ergots qui menaçaient mes yeux.

— Vous les avez piqués ? dit-il comme si j’étais assez minable pour ne pas être capable de duplicité dans les moments tragiques.

— J’ai piqué Frank aussi.

— Vous avez piqué Frank !

Je sais pas si ça le décevait ou si c’était justement ce qu’il fallait pas faire. Golo piquait jamais Golo. Golo piquait les autres, mais pas Golo. C’était difficile à comprendre. Normalement, on se pique avant de piquer les autres, s’il en reste. Et si on les pique avant, c’est pour mieux se piquer, avec la bonne cette fois. Voilà ce que tout le monde peut comprendre.

— Je suis un agent du BE, Frank ! Un ami !

Qu’est-ce qu’il me secouait ! Ça rendait les aiguilles nerveuses.

— Un agent du BE ? répétai-je tandis que la grande roue nous remontait.

Je voyais la trappe et le visage poupon du Prince qui me souriait.

— Vous vous en êtes débarrassé, Frank !

— C’est Anaïs qui va trinquer à sa place, dit Golo en me poussant dans la trappe. Le Chinois va pas apprécier.

Je portais malheur aux femmes qui daignaient s’intéresser à mon sort d’aventurier immobile. Le vaisseau s’éleva encore. On croisait des Chinois qui redescendaient après l’expérience du travail spatial. La voix du Prince rappelait les meilleurs moments du rhythm and blues. J’étais en compagnie de deux hommes alors que je souhaitais la compagnie de deux femmes. Bernie était vivant alors qu’il était mort. Et j’étais en mission alors qu’il n’en était plus question.

 

— Enfin, me dit Anaïs, tant qu’on est en Chine, tu risques rien.

J’étais pas recherché en Chine. On me trouvait bizarre. Bizarre parce que j’étais, dans mon pays, accusé d’avoir descendu Bernie ou bizarre parce que Bernie, d’après les Chinois, était encore en vie. Je m’étais renseigné auprès de notre chaperon, mais il prétendait ignorer tout de Bernie, à part le fait qu’il était en vie. Il a fallu qu’Anaïs m’explique un peu :

— C’est un espion chinois… commença-t-elle.

— …On est tous de la même race ! dit le Chinois qui avait retrouvé ses « r ».

— Ils ont essayé de le descendre, continua Anaïs.

— Qui ça, ILS !

J’avais crié. Par pure précaution, « ils » m’avaient attaché au lit. Dans la nuit, j’avais fait une crise de delirium acide. J’avais aussi touché à un accélérateur expérimental et « ils » avaient dû contenir mon expérience. En fait, j’avais foutu en l’air une soirée qui s’annonçait amicale. Le Prince m’en voulait, mais il avait trouvé le sommeil, nous confia Anaïs qui couchait avec lui quand il avait le bourdon. Autant dire, disait-elle, qu’elle ne le connaissait pas sous l’angle de l’orgasme. Le Chinois émit un rire qui trahissait une pudeur de pacotille.

— Vous devez aller au travail, me dit-il en secouant sa baguette magique.

J’avais même oublié que j’étais un travailleur. Une journée de repos ne manquerait pas à un patron qui se battait de mon côté.

— Elle manquera aux hyènes ! s’écria le Chinois en se bouchant le nez.

— C’est pas l’heure, fis-je en m’étirant.

— Si, c’est l’heure ! Si, c’est l’heure !

ou

— Si c’est l’heure ? Si c’est l’heure ? gueula le Chinois.

Il tapotait sa montre contrefaite avec le bout de l’index. Son horreur des hyènes ne pouvait être que maladive.

— 5 milliards de Chinois malades, dit Anaïs qui reprenait le cours de l’existence avec l’espoir de ne rien lui devoir, ça s’rait une sacrée épidémie !

— Ne me parlez pas d’épidémie ! couina le Chinois qui maintenant se tenait les oreilles à deux mains.

Je remarquai les piqûres au niveau du poignet.

— Les moustiques ! dit-il.

Ses nuits étaient harcelées par les moustiques qui, comme je devais l’ignorer d’après lui, constituent le principal vecteur des maladies tropicales avec le poulet qui est un concurrent chinois. J’avais jamais vraiment pensé aux maladies. On n’en a plus beaucoup chez nous.

— Vous en avez ! affirma le Chinois que je commençais à énerver. Vous en avez autant que nous ! déclara-t-il au patriote inconditionnel que je suis.

Je haussai les épaules en signe de contestation.

— Vous en avez même plus que nous !

— C’est ça, connard ! On est des malades et vous allez nous soigner avec des plantes. Ce qu’il faut pas entendre à notre époque !

Je l’avais sacrément énervé, le Wang Wang. Il ne tenait plus en place. Anaïs me reprochait du regard une cruauté que j’hérite d’une enfance passée à me poser des questions sur l’importance à accorder au plaisir. Il s’appelait Wang Wang, d’après ce qu’elle avait trouvé sur le réseau principal auquel elle avait accès comme assistante du docteur Golo. Pour avoir accès, moi, il fallait que je paye d’avance. Je travaillais aux frais réels. Ça faisait marrer Wang Wang qui n’avait aucune idée de ce qu’il payait pour être connecté. Comme il avait un doute, il pensait que peut-être rien. Sait-on jamais ? Avec la Chine…

— Allez travailler maintenant ! m’ordonna-t-il avant d’aller plus loin.

— Mais je vais tout dégueuler ! rouspétai-je.

— Dégueulis d’homme bon pour croquettes. Dégueulez dans la merde !

« Ils » avaient compliqué mon travail en collaboration étroite avec les autorités chinoises. Les hyènes étaient parquées dans un enclos hermétique. Tout ce qui y entrait n’en ressortait plus, à part moi. Et tout ce qu’y s’y produisait n’en sortait pas non plus, à part les croquettes qui étaient destinées à l’exportation.

— Vous aimer beaucoup croquettes de crottes de hyènes, expliquait Wang Wang. Nous produire et vous obéir !

Les miens me trahissaient. Mais je n’avais pas d’autre moyen de nourrir ma famille. Il fallait bien que je bouffe moi aussi. J’aurais pas tenu debout avec c’qu’il me donnait. J’étais pas exigeant, mais on peut pas sérieusement envisager de se doper dans les règles avec du Chinois. Je complétais par de l’Iranien. Et j’obéissais.

 

J’avais une fosse pour moi tout seul. J’y travaillais en solitaire de la production de masse. Les hyènes chiaient sans arrêt. Aussi, quand je revenais le matin, ma forme baissait en constatant l’ampleur de la tâche. Je bossais jusqu’à midi pour ramener le niveau de production à son rythme de croisière. L’après-midi, j’avais pas le temps de paresser, mais je prenais mon mal en patience, d’autant que les Chinois m’envoyaient des comprimés par le circuit pneumatique et étanche mis au point pour l’occasion. Ma haine des hyènes ne pouvait plus avoir de limites raisonnables. Dans le sas de décontamination, je me laissais sonder sans m’exprimer et je ressortais de cet enfer de la production avec des airs de fêtard qui compte profiter des avantages de la nuit pour se livrer corps et âme à l’inavouable. J’avais remplacé la femme de mon enfance par la chimie du Monde et l’orgasme de l’adolescent par une idée plus haute de la satisfaction. On me reparla de Bernie :

— Tu sais, Frank, faut pas prendre pour argent comptant tout ce que te disent les Chinois.

Et « ils » me donnaient un truc pour m’aider à ne pas prendre l’argent des Chinois au comptant. Ça ne m’améliorait pas vraiment, mais « ils » étaient contents de moi. Je l’aurais été aussi si j’avais su qui ils étaient et ce qu’ils me demandaient dans le cadre d’un patriotisme dont je me forçais vainement à apprécier la priorité. Je débarquais, moi, à cette époque-là, et mon idée nationale n’allait pas plus loin que la peur de l’inconnu. J’avais tout lu sur le sujet. Si t’as pas peur de l’autre, c’est que tu n’y crois pas. Je m’efforçais d’avoir peur et je parvenais à les convaincre non pas que j’avais réellement peur, mais que j’étais assez con pour chercher à avoir peur sans me demander en quoi cela pouvait servir la cause nationale. On nous donnait des trucs pour aider à être le plus con possible, du yaourt au trifidus à la dose de MDMA calculée en fonction du manque. J’ai jamais été chien question dosage. Ou alors un chien docile qui revient à son os à l’entracte. J’aurais pas fait un bon dissident, mais j’avais pas l’intention non plus de perdre mon temps précieux avec des Chinois que je servais par ricochet d’un patriotisme qui faisait de moi un amicide dans mon propre pays. Hélas, Bernie ne m’avait pas expliqué pourquoi il m’envoyait au front et j’avais pas exigé ces explications avant de me jeter à corps perdu dans une aventure qui n’était pas la mienne. J’étais vivant et il n’était pas mort. Je me demandais si Sally était au courant. Qu’est-ce qu’ils avaient enterré à la place de Bernie ? Ça me ramenait au Comte qui avait subi le même sort par SDF interposé et rendu méconnaissable suite à un traitement antiADN. Et de l’ADN à Frank, « ils » en avaient trouvé sur le prétendu cadavre de Bernie. Pourquoi m’avaient-« ils » envoyé en Chine. Que savait le Prince ? Et surtout, la Sibylle m’avait-elle trahi ?

 

J’en pouvais plus de me questionner. Ce dédoublement me fragilisait. Pourquoi étais-je encore en vie ? De quoi me punissaient-« ils » ? Wang Wang ne m’aimait pas et Anaïs ne cachait pas les efforts considérables que je coûtais à sa volupté outragée. K. K. K. me demandait rarement des nouvelles de mon travail. Il avait oublié que les hyènes avait été le clou du spectacle juste après son propre clou enfoncé dans la tête des cons qui payaient pour entrer et sortir. Ma vie parallèle n’intéressait que les Chinois qui avaient programmé à mes dépens une recherche destinée à trouver le moyen d’utiliser la hyène au lieu de chercher à la faire disparaître et provoquer ainsi d’autres haines sans doute plus tenaces. Frankie bossait la merde du matin au soir et s’amusait avec les substances du soir au matin, bouclant ainsi sa hyène de vie. Ça pouvait pas durer. Je contractai une infection au troisième jour de ma mission divine.

— Si t’étais Dieu en personne, me dit le vicomte Raoul de Vermort qui était le frère cadet du Comte, de celui qu’on appelait LE Comte sans poser de questions subsidiaires, tu t’exprimerais par parabole.

À part la télé parabolique, j’avais pas vraiment idée du rapport que la personne de Dieu pouvait entretenir avec les gens. Raoul de Vermort était carabin et j’étais son carabas. À chaque entretien, je tentais d’inverser les rôles, mais j’avais pas la technique. « Ils » enseignent pas l’essentiel aux flics du bas de l’échelle. Les Chinois m’avaient remplacé au pied levé, ce qui en disait long sur mon importance, voire ma nécessité. J’étais au plus bas de ma forme. Informe.

— Il est mort ou pas, le Bernie ? hurlai-je chaque fois que le silence s’en mêlait.

Aucune réponse. On m’ignorait chaque fois que je devenais réel. Et « ils » intervenaient chimiquement pour redonner à la fiction la place que ma propre substance lui disputait avec peut-être un acharnement que j’étais incapable de mesurer. Ce combat ne m’apportait aucune satisfaction. Je dépérissais et « ils » tenaient inexplicablement à conserver le corps d’une existence dont les tenants ne m’appartenaient plus.

— Tu l’as cherché ! dit Anaïs.

Qui était-elle ? Dans son ombre, le héros de l’espace, John Cicada en personne, me regardait comme s’il m’avait fait et qu’il regrettait maintenant cet acte d’amour.

— Ramenez-le chez vous ! grognaient les Chinois. Il est malade. On ne veut pas de maladie africaine chez nous !

« Ils » ne me ramenaient pas. « Ils » trouvaient toujours l’argument qui reculait l’échéance administrative. Ça n’en finissait pas de reculer et j’en perdais la notion même de temps. J’étais un corps suspendu dans une attente étrangère au temps. Sujet d’une expérience qui expliquait la présence de John Cicada. Celle d’Anaïs n’avait pas besoin d’explication dans la mesure où elle la limitait à la série de rapports sexuels qu’elle entretenait avec John Cicada à mes dépens. Mais les Chinois devenaient plus sourcilleux. Mes jours ne tenaient qu’au fil ténu qui me reliait à l’usage qu’on avait prévu pour moi. Qu’est-ce que ce sacré Bernie venait faire dans cet imbroglio diplomatique ?

— On a un tas de choses à vous dire, Frank (c’était la voix de Kol Panglas doublée par celle de Wang Wang qui imitait Roger Russel). Pour l’instant, les circonstances nous contraignent à la prudence. Ce que vous ne savez pas, les Chinois ne peuvent pas le savoir non plus.

— Et Bernie ? Je m’soucie, vous comprenez ?

— Bernie est mort, Frank. Votre ADN prouve…

— Bernie pas mot ! BE menti. BE tompé Fankie. Fankie écouter la Voix de Pékin. Bernie pas mot !

— Mais Bernie pas envoyé message à Fankie ! Fankie pas compende. C’est toi, Bernie ?

— C’est moi, Frank ! Les Chinois veulent me tuer !

J’étais en communication avec les réseaux les mieux renseignés. Bernie surfait sur une vague dangereuse construite sur du sept bits. Je percevais ses données dans l’écho des nouvelles de la guerre.

— Encore un effort, Frank ! m’injectaient-« ils ».

J’étais au bout d’une séquence mort-coma. John Cicada me tenait la main, me traitant de son fils, comme si j’étais plus ce bâtard qui avait tué sa mère à force de mauvais traitement médicamenteux. Et Anaïs se comportait en mère poule pondeuse des œufs acides qui me rapprochaient de la Réalité. On y était presque, « eux » et moi, et les Chinois transmettaient de fausses nouvelles aux Russes qui les vendaient à prix d’or aux Iraniens. J’avais pas tout compris.

 

Au matin, on m’annonçait que la dernière hyène avait rendu l’âme, comme si chaque matin devait commencer par la même histoire d’une hyène qui expirait sans l’achever, laissant le Monde dans une expectative qui n’avait aucune chance de changer l’aurore. John Cicada dormait dans un fauteuil près de la fenêtre, les mains religieusement posées sur la couverture qui couvrait ses jambes. Anaïs regardait à travers le carreau humide. La chambre pesait. Je pouvais bouger, mais sans savoir ce que je bougeais et si ce frémissement était perceptible par des gens que je ne pouvais pas informer des changements qui semblaient affecter mon immobilité. La porte vibrait comme si elle allait s’ouvrir.

— Vous n’allez pas apprécier l’expérience, Frank. Mais c’est pour votre bien.

Les photos nous montraient, la Sibylle et moi, en train d’arroser un pauvre type qui semblait demander pitié. Rien ne liait ces photos au cadavre présumé du Comte. Mais je pouvais passer aux aveux comme on quitte une pièce qui est devenue familière pour entrer dans l’autre pour la première fois.

— C’est Bernie qui vous a inspiré ?

Ce qui bougeait, c’était l’aiguille. Je la voyais maintenant. Le liquide s’épaississait, contraignant le métal à se dilater. C’était tout ce que je pouvais faire, voir. Les Chinois m’avaient restitué dans un sale état. Je ne pouvais m’en prendre qu’à eux. Mes chances de m’en sortir étaient nulles. Si j’avais encore un peu de ce sentiment patriotique qui me sauverait de l’Enfer, je parlerais. Mais à qui ? Qui interrogeait le vieux Frank, celui qui était passé de l’enfance à l’âge adulte à la suite d’une initiation qu’il avait acceptée pour des raisons purement esthétiques. Jamais le métal n’avait exercé une telle fascination sur un prétendant, m’aviez-vous affirmé pour épater mes concurrents. Je m’en souviens comme si c’était hier.

— Vous ne vous souvenez de rien, Frank. Ce ne sont pas des souvenirs, mais des fictions de fabrication chinoise.

— Courage, petit !

C’était la voix de John Cicada. Il parlait sans ouvrir les yeux, comme s’il rêvait de moi et que son rêve était si proche de la Réalité que sa propre existence ne pouvait plus être contestée par Frankie la biroulette.

— C’est bien, Frank ! Continuez, John.

Et il continuait. Anaïs ne bronchait pas. Qui m’a trahi ? Qui étais-je avant de devenir une loque que Bernie nourrissait de substances parallèles ? Pourquoi avais-je sombré dans cet oubli qu’on ne peut pas confondre avec l’amnésie parce que ce n’est pas un symptôme, mais un agent de la Réalité.

— Dieu ne se mêle pas de nos affaires, Frank !

C’était la doctrine officielle. Dieu avait créé et il en pensait quelque chose qui n’avait rien à voir avec la Foi. C’était ça, le Mystère. Rien d’autre. Les Révélations appartenaient au cycle des Crimes contre l’Humanité parce qu’elles en avaient toutes favorisé l’apparition aux points clés de l’Histoire.

— Moi aussi je peux créer !

— Ouais, Frank, mais c’est pas pareil. Vous sentez l’aiguille ?

Je sentais la substance, ses effets destructeurs de l’inutile qui peuvent donner l’impression de pouvoir créer à son tour. S’il s’agissait de passer après le Dieu de la doctrine officielle, c’était le meilleur moyen d’exister avec au moins une chance d’en témoigner.

— Où est-on ? demandai-je, pensant que quoiqu’on fît, on était en Chine ou ailleurs dans le même Monde.

John Cicada m’envoyait des messages imparfaitement vidés de leur sens. Qui les vidait ? Était-il complice de cette privation intolérable ?

— Mais, non, Frank ! C’est pas une leçon qu’on vous donne.

Je pouvais pas me tenir plus tranquille. De quoi me nourrissait-on ? « Ils » savent tellement de choses sur le corps et ses psychoses qu’il est impossible de leur glisser entre les doigts. Mais j’avais tout de même pas l’éternité devant moi !

Ya des moments, comme ça, où on se met à regretter les hyènes d’une existence qui n’était pas non plus réjouissante. Ça sent la merde dans l’intervalle qui construit leurs discours sur la personne.

— Où êtes-vous, Frank ? Dehors ou dedans ?

Si je donnais l’impression d’être nulle part, « ils » gagnaient en crédibilité ce que je perdais en utilité relative.

— Frank !

— Ouais.

— Qui êtes-vous, à part Frank ?

« Ils » n’avaient rien trouvé. Pas encore. Les Chinois possédaient les microtechniques. D’où le dépeçage des corps devenus étrangers à la suite d’un trop long voyage. On ne revenait pas sans cette autopsie de la molécule vitale. C’était perdre un temps fou pour ne pas perdre la face et l’économie souterraine de cette face montrée au Monde pour ne pas se laisser dominer patriotiquement.

John Cicada se leva. La couverture avait glissé pendant tout ce temps. On lui reprocha de détourner mon attention.

— Je l’aime, dit-il. Je ne peux pas partir sans qu’il comprenne.

— Bon voyage, John. Et ne vous faites pas trop d’illusion. Il est foutu.

— Ne dites pas ça, bordel ! Vous parlez à son père !

— Bon voyage !

Il ne partait pas. Anaïs le retenait avec une douceur qui avait dû préparer ma conception. Mais je n’étais pas devenu indispensable comme Papa.

— Combien j’ai de doigts, Frank ?

J’en ai combien, moi ? J’avais sauté sur une mine ou dans la mauvaise case ? Qu’est-ce que vous savez de la guerre quand il n’est plus question de s’exprimer librement sur ce sujet ? J’entendais des bruits d’essai sur la résistance humaine. Ça m’inspirait des critiques sur le sentiment national.

— Fermez-la, Frank ! Vous n’êtes pas seul !

Donc, je communiquais. C’était une bonne nouvelle. J’étais sûr qu’il y avait d’autres nouvelles assez bonnes pour établir les bases solides de l’extase. J’essayais de mettre de l’ordre à l’intérieur, sachant que mes chances de revivre dehors se limitaient à la paralysie totale et donc à la dépendance sur tous les plans de l’existence. Qu’est-ce que je possédais qui ne pouvait pas m’être totalement arraché ? L’enfant, l’homme, l’erreur initiale et l’aventure qui se termine mal. Avec ça, je pouvais amuser la galerie et en profiter pour dénoncer les aspects destructeurs de la Réalité. J’écouterais aussi les échos, à travers des murs si c’était ce qui m’attendait en cas de survie. « Ils » ne reconstruisaient pas ce qu’ « ils » avaient déconstruit selon une méthode irréversible. J’attendis longtemps.

 

On me ramena chez moi, du temps où je vivais seul et dans la merde. C’était le meilleur endroit pour me priver de tout espoir. Anaïs s’occuperait de moi pendant que John Cicada marcherait sur l’anneau de Saturne pour épater le Monde et ses médias. Mon intérieur changea sensiblement. Elle n’avait pas l’intention de le changer au point d’en faire le nid douillet d’un pauvre type qui a de la chance. Elle déplaça des objets pour des raisons pratiques et conserva en l’état ce qui n’avait plus d’importance. Je pouvais voir la fenêtre ou la télé, comme je le souhaitais. Elle m’interdisait les postures paranoïaques-critiques sur recommandation des autorités médicales. Je pouvais assister à la confection des repas, au dépoussiérage, aux conversations téléphoniques qu’elle entretenait avec de mystérieux correspondants qui comprenaient son langage symbolique. La nuit, j’étais seul et j’avais froid. J’actionnais les petits leviers de mon apparence. Un animal eût égaillé cet intérieur ingrat et couleur du métal qu’on avait forgé et usiné à ma mesure. J’attendais le matin avec une résignation de vieille fille. Il arrivait dans la rue que je surplombais. Puis le soleil disparaissait et il fallait croire que c’était le jour, jusqu’au soir où il revenait à l’autre bout de la rue, flamboyant et fragile. Entre-temps, Anaïs avait recommencé le rituel indispensable à l’hygiène d’une existence parasitaire que je consacrais à l’étude patiente des raisons. Je classais les raisons en catégories descendantes et des graphes sans solution m’apparaissaient clairement, comme si j’étais en mesure de les résoudre avec les moyens de la prothèse et du produit synthétique dont j’abusais presque sciemment. Je n’avais aucun moyen de me sortir de cette situation éprouvante pour l’esprit, aux antipodes de la tranquillité et des petits succès stimulants qui jalonnent en principe l’existence des travailleurs. Et déchirante pour ce corps qui avait servi d’expérience concluante à des chercheurs qui ne s’y intéressaient plus parce qu’ils avaient progressé dans la connaissance de la douleur. Le Monde s’articulait dans mes cassures parce que je l’envisageais avec trop d’actes improbables et pas assez de connaissance pratique. L’homme ne mourait pas, il perpétuait son expérience sans témoins.

Nous sortions quelquefois, je ne saurais dire à quelle occasion ni dans quelles conditions. J’avais alors besoin de me jeter dans le fleuve où j’avais failli noyer la Sibylle le soir de cet assassinat qui devait sauver Bernie d’un danger que je n’avais pas pris la précaution de mesurer à l’aulne de ma propre peur. Anaïs poussait le fauteuil vers les ponts pour m’interdire un suicide pourtant mérité et l’eau du fleuve emportait cette secousse comme s’il ne s’était rien passé en moi et à la surface de ce corps immobile et peut-être beau à force de perfections formelles. Nous nous souriions en suçant des glaces sous les platanes d’une place publique où mon nom avait résonné sans garantir ma perpétuité d’inconnu célèbre. Je n’en pouvais plus, on me comprend. Il fallait que j’en finisse. J’avais besoin que quelqu’un commît le geste définitif avant qu’une mort intenable ne m’emportât au Diable. Anaïs refusait catégoriquement et la Sibylle avait disparu sans laisser de traces.

 

Ce fut Bernie qui ne vit aucun inconvénient à mettre fin à ma souffrance. Il se pointa à la maison un jour de grand vent qu’Anaïs avait mis à profit pour s’occuper de ses propres affaires négligées depuis qu’elle s’occupait de moi. Bernie avait un peu vieilli. Il avait fait un héritage, lui, pupille de l’État :

— On peut pas dire qu’j’ai pas d’vieux, m’expliqua-t-il. C’est le dabe qui m’a laissé de quoi envisager l’avenir avec sérénité. J’vais investir et me marier. J’ai d’quoi !

Il était heureux comme un fruit mûr, le vieux Bernie. Il me montra une infime partie de l’héritage, un anneau en or qui avait appartenu à sa mère, parce qu’il en avait forcément une, on pouvait plus en douter. Il avait rencontré une certaine Sally qui avait du charme et le sens de l’organisation. Ils avaient tous les deux des points communs et la simulation conjugale avait donné des résultats encourageants. Qu’est-ce qu’il pouvait demander de plus ? Moi, je comptais sur les progrès de la science. Lui, il comptait sur les promesses du commerce. On n’était pas si différents que ça. Sauf qu’il allait épouser une Sally que chez moi il avait déjà épousée, petit détail qui donne une idée de l’état que je proposais à la science. Il m’encouragea :

— Ya pas d’différence entre le progrès et les promesses, Frank. Il arrive toujours un moment où la science et le commerce se mettent d’accord pour sauver un homme du malheur qui a changé sa vie dans le sens contraire. Si tu permets, je participe ! Dis-moi que tu m’en voudras pas !

— Si c’est des renminbis…

— Tu perdras pas au change, amigo Frankie !

J’ai pas l’espoir facile. Mais bon. J’avais pas le choix non plus. J’y allais d’une larme qui rappela à l’ancien tenancier de la buvette du stade municipal les grands moments d’émotion noyés dans la bière et les injections parallèles. Mais la mort avait endurci le vieux Bernie. Il ne la retenait même pas, la larme de l’émotion qui prouve qu’on est sincère. Ça rendait l’atmosphère irrespirable et Frankie haletait comme si quelqu’un était à l’ouvrage de sa queue.

— En parlant d’queue, dit Bernie, j’sais qu’pour toi c’est du passé, mais qu’est-ce que tu sais du proxénétisme ?

— Faut d’mander ça à Anaïs.

— ¡No me digas !

J’avais tort de dénigrer, mais je souffrais trop ! Ma confiance dans les progrès de la science ne m’autorisait pas à avoir de l’espoir. Je vivais d’allocations, pas de chance. Verni Bernie ! Je te hais parce que tu n’es pas moi et que je serais toi si j’avais la force de te tuer de mes propres mains.

— Au fait, fis-je remarquer, je t’ai jamais tué. Qu’est-ce que tu fricotais avec les Chinois ? Les traîtres ont droit de profiter de leurs héritages ?

— Déconne pas, Frank ! Ça n’a rien à voir avec toi.

— Mais « ils » ont condamné personne à ma place, au procès !

— Pisque que j’étais pas mort !

Bernie et ses complications. À l’époque de la buvette sportive, il m’embrouillait déjà pour justifier le prix des substances dont j’avais besoin pour faire face aux inconvénients de l’existence. Je comprenais pas et je zippais pour pas abîmer les effets que ÇA avait sur moi.

— Moi, j’ai confiance, dit Bernie qui recommençait à rêver à ma place. Si j’ajoute les filles à un commerce déjà diversifié, ça s’verra pas au premier coup d’œil.

— Et qu’est-ce que je ferai, moi ?

— Rien ! Tu peux pas faire quelque chose, Frank !

— Ouais, mais quand j’aurais plus ce problème ?

Bernie était au bord des larmes, mais ça voulait pas sortir. Il s’excusait presque. La mort l’avait endurci. Il n’avait pas aimé cette idée, mais c’était la seule idée qu’il avait eu quand sa vie a basculé.

— J’les ai retrouvés, Frank, et j’ai pas eu d’pitié pour leur vie sociale.

— Tu les as butés tous les deux ? J’y crois pas !

— J’ai récupéré ce qu’ils étaient venus chercher, à part la kolok qu’ils avaient déjà dealée. T’imagines pas ma colère, Frank ! J’ai tout pété, même leurs doigts d’pied. J’voulais rien laisser. Ah ! Ils ont payé, ces deux saligauds !

— Si j’avais su…

— Je sais, Frank, je sais. C’est ma faute.

Il arrivait vraiment pas à se sortir au moins une larme.

— Je sais c’que tu as enduré à ma place, Frankie. Maintenant que tout est rentré dans l’ordre, j’vais réparer le tort que j’t’ai causé.

Il me regardait tristement en prononçant ces conneries.

— Moralement, Frank. Moralement.

Je dus paraître désespéré. Il recula.

— J’paierais plus si je pouvais, Frank. Comprends.

Je n’avais pas besoin de me fatiguer à comprendre l’incompréhensible. Il améliorerait tout ce que je fuyais et le reste prendrait cette fois les dimensions de la douleur libérée de ses gonds. Reprenons.

— J’étais qu’un pauvre type, Bernie, quand j’t’aidais à la manœuvre et ya pas grand-monde qui sait pourquoi je l’étais. J’t’ai même pas demandé pourquoi tu t’énervais et j’les aurais butés, ces minables, si tu m’l’avais d’mandé, Bernie. Au lieu d’ça j’les ai laissés en vie et j’ai eu un tas d’emmerdements à cause de cette négligence. Tu t’en es tiré avec un héritage et des perspectives conjugales, alors que rien n’est venu au moins soulager mon inexpérience.

L’expression de la jalousie à l’état pur, je l’reconnais. Bernie était venu en ami reconnaissant et je le traitais en ennemi reconnaissable à sa chance. J’avais mal, ça peut se comprendre et Bernie comprenait sans toutefois m’abandonner à ma connerie. Il insistait avec une grâce de vrai repenti.

— La science suffira pas, Bernie. Il faudrait un miracle.

— Demande à l’auteur de tes jours !

— John Cicada ? L’auteur de mes jours ? La NASO n’a plus d’nouvelles depuis son histoire avec une passagère.

— Merde ! fit Bernie qui n’était pas au courant du fiasco de la mission scientificoreligieuse confiée au grand astronaute.

— Qu’est-ce que tu crois !

Il se servit un Bourbon. Il ne trouvait pas mes lèvres et renonça.

— Doit y avoir des moyens auxquels on a pas pensé, réfléchissait-il à haute voix. J’m’en suis bien sorti, moi ! Et haut la main ! T’aurais vu ça ! Un vrai cadavre. Personne n’y croyait.

— Mais qu’est-ce qui t’es arrivé, merde !

— La chirurgie esthétique.

Comme je disais rien, il tourna ce qu’il prenait pour ma tête.

— Frank ! J’courais pas assez vite à cause de ses kilos génétiques que j’ai en trop. J’ai pas vu venir la balle. J’étais équipé pour ça. Mais j’avais dû esquinter quelque chose en crevant à mort ces deux foutus emmerdeurs. Jamais j’aurais imaginé qu’ça faisait aussi mal. Et rien pour soulager la douleur. J’trouvais plus rien. On m’prenaii pour un camé en manque. D’la came, j’en avais plein les poches, mais j’arrivais pas à faire remonter l’information pour me piquer. J’suis tombé sur un Chinois qui revenait d’un séminaire scientifique. Il a tout de suite compris et je l’ai aimé tellement que j’l’ai suivi dans sa demeure secrète. J’ai pas vraiment trahi. Je parlais en dormant.

Ils disent tous ça. Bernie pouvait pas espérer que j’avalasse de pareilles conneries. Il arrêtait pas de tourner vers lui ce qu’il prenait pour ma tête. Et il buvait parce qu’il avait plus soif.

— Je s’rais pas rev’nu sans cet héritage, Frank. Ça m’a donné d’l’espoir. J’ai jamais eu d’espoir. J’avais même jamais fait confiance à personne…

— Merci pour l’info ! Je revisionne avec des yeux nouveaux !

— C’est pas c’que j’veux dire, Frankie !

— Alors dis-le et on s’ra quitte !

J’en avais rien à foutre de son histoire d’amour. Il se souvenait même pas de la nôtre. Qu’est-ce qu’ils avaient fait de son cerveau, les Chinois ? Il ne termina pas et remit en place ce qu’il prenait pour ma tête. Il serra chaleureusement ce qu’il prenait pour ma main et s’en alla. Il m’avait pas reconnu. Je pouvais être un autre. Mais qu’est-ce que je savais de plus ? J’avançais pas.

 

Anaïs passa un peu avant la nuit. Un taxi l’attendait dans la rue. Elle savait ce qu’il fallait tourner à la place de ma tête. Je lui parlais de Bernie, sans la jalousie, mais sans exulter non plus.

— Ya Inpecteur Derrick ce soir. Tu vas bien dormir.

Je me postais au-dessus de la rue, à l’abri des regards. J’ai obtenu un crédit de commisération pour faire construire cet observatoire de l’Autre. C’était pas donné, mais faut que jeunesse se passe, surtout quand elle est condamnée à la douleur et à ses affres. J’avais peu voyagé. Pas grand-chose à raconter aux murs. J’évitais les sujets qui m’fâchent. J’attendais Mescal. Il ne venait pas. J’attendais plus et je revenais planter mes pieds composites dans le sol de la Patrie. Souffrant comme un martyr qui découvre que c’est pas l’Autre qui inflige la douleur, mais soi-même en proie à des explications apocryphes héritées de l’éducation et de l’impossibilité congénitale d’en trouver d’autres en voyageant plus et plus intelligemment. On sait que je m’en sortirais plus ou moins grâce au progrès de la science, donnant raison à Bernie qui n’a pas ménagé les sollicitudes partout dans le monde. Il avait même convaincu des donateurs qui ne m’auraient rien donné si j’avais demandé. Il m’a présenté Mimine, insistant pour être témoin à notre mariage. On a eu droit à la gazinière équipée d’un thermostat et à une télé qui en savait long sur l’actualité. Je savais toujours pas où j’allais. J’avais rien expliqué à propos de tout ce qui avait précédé ma chute. Rien sur les raisons et les circonstances de cette chute. Ça n’intéressait personne. Elle allait me servir, cette queue, et servir la Nation. J’étais loin de me douter que tout cela allait arriver. Je me voyais plutôt finir dans un musée avec les autres exemples de la malchance et du malheur, de la douleur aussi, de cette douleur infernale dont je n’oublierais jamais le corps destiné à lui donner raison au lieu de me rendre fou, ce qui m’aurait sauvé de la dérision comme moteur de mes pensées intimes. Je pourrais jamais rendre heureux quelqu’un.

 

Cinquième épisode

TRIP TRIP TRIP !

Mescal ne venait pas rendre visite à son petit Frankie, mais Agora ne quittait pas les lieux. Pendant ce temps, Bernie ameutait le givrésMonde pour trouver les fonds nécessaires à ma réhabilitation. Anaïs n’aimait pas se trouver là quand ce bon gros Bernie tenait la main de son créancier en lui rappelant le bon vieux temps où il gagnait un argent à moitié honnête et où Frankie craquait sa paye de minable pour s’acheter des bonbons acides.

— Acidulés, dit Anaïs. On dit : acidulés.

On riait, Bernie et moi. C’était pas ce dont on avait le plus envie.

— Enfin, comme disait Bernie, t’es plus dans la merde. C’est déjà ça.

— Il est dans la merde, répétait Anaïs.

Et Johnny Cicada se baladait quelque part dans l’espace infini avec un équipage qui le traitait en privilégié. Les nouvelles du Monde étaient celles de la Chine. Dans la rue, les veuves et les orphelins de Guerre portaient un signe distinctif. Bernie portait l’indigne des Anciens Combattants, avec l’année et l’endroit du Monde où il avait trouvé l’envers de l’être humain. Ça l’rendait encore nerveux toutes ces anecdotes mises bout à bout pour ne rien dire de nouveau ni de profond. On en parlait rarement. On préférait voir l’avenir avec des yeux clairs comme de l’eau de roche, des fois qu’y en aurait pour tout l’monde, y compris le vieux Frankie qui en voyait de toutes les couleurs question vie sociale. Au fond, c’est ce qui nous enfonce le mieux, ce degré de sociabilité qui vaut plus cher sur la place que le niveau d’instruction lui-même très au-dessus du niveau d’éducation qui ne vaut rien dans la balance. Mais j’avais pas acquis beaucoup d’instruction et l’éducation était pour moi un mauvais souvenir. J’avais fait l’effort de me « sociabiliser » sans trop emmerder mon prochain. J’avais des rêves au lieu d’en avoir un comme le recommandait le bon sens chinois et le Monde m’apparaissait comme la lente destruction de ce qui aurait pu avoir lieu si les uns ne s’en prenaient pas aux autres pour les contraindre à gagner du pognon et de l’estime. J’ai eu mon erreur de jeunesse. Elle m’avait conduit dans le giron de Bernie et des malades du sport uniquement parce que j’y trouvais l’acidité et la vitesse et que j’avais besoin de me faire des amis faciles et quelquefois complices de l’inavouable et de l’inqualifiable. Ensuite, ou en même temps, j’avais cru avoir trouvé un boulot plus lucratif et les services secrets de mon pays avaient profité de mon innocence pour me culpabiliser et même me mettre en examen judiciaire. Je continuais de payer mon erreur de jeunesse avec le même argent comptant.

— Ah ! Si t’avais pas attrapé cette maladie chinoise ! se plaignait Bernie qui logeait sur le sofa quand Anaïs n’était pas là pour l’en déloger.

Il avait pas attrapé le chouyose, lui, pendant ces années de pérégrination au service de l’État. Il était revenu frais comme un gardon et frétillant pour une Sally qui n’attendait que ça tellement elle était perverse à mes yeux. La jalousie me rongeait, comme on le voit. Et la science progressait si lentement que l’espoir, ce palliatif de l’attente, était inconcevable.

— Si j’avais pas attrapé une maladie, en Chine ou ailleurs, je s’rais pas là à bavasser avec l’ami Bernie qui s’rait mort parce que je l’aurais officiellement tué.

— Ah ! Tu m’fais mal, Frank !

Le pauvre Bernie s’évertuait. On peut pas dire le contraire. Il s’en allait quand Anaïs revenait et ça l’faisait chier d’abandonner l’ami Frankie qui se détruisait pas par plaisir. Anaïs ne le remplaçait pas. Elle se mettait tout de suite à ranger, épousseter, changer, cuisiner... J’aimais surtout ses commentaires de ce qui se passait dans la télé.

— Frankie ! Comment peux-tu être sûr que c’est ce qui se passe ?

 

On en était pas à adapter les programmes en fonction de l’idiosyncrasie du malade qui accepte de les visionner pour ne pas passer pour un con. Y avait rien de tout ça dans notre société avancée. Pas de zones technologiques laissées pour compte à des minables réputés connectés au Monde et à ses flux corporatistes. Pas de zones organisées autour du Pouvoir avec la Surveillance comme vecteur des relations sociales. Et pas question de bonheur en dehors de la pratique exacerbée de la pudeur continuellement outragée par la pornographie et ses corollaires programmés par la publicité et de soi-disant œuvres de l’esprit dont la paternité revient à des auteurs « patentés ». On en était toujours à pallier la douleur des corps touchés par les effets collatéraux dont la liste, paradoxalement, s’allongeait sans donner à prévoir la dernière douleur imaginable. On devenait de plus en plus vieux et de moins en moins civilisés, donnant beaucoup aux recherches expérimentales et rien ou pas grand-chose à la colère. Y avait que l’vieux Frank pour risquer de paraître complètement inutile. Il se sentait seul face au pari de vivre encore quitte à revivre sans cesse les mêmes péripéties. On meurt en plein rêve.

— Ouvre la bouche ! dit Anaïs à huit heures du matin.

Et j’en avale sept. J’en avale une cinquantaine par jour et il faut me réveiller deux fois pour que le compte soit juste. Au début, j’avais pensé que je ne pourrais pas supporter ça longtemps. Le vieux Frankie avait été habitué à plus de considération malgré ses défauts parasitaires.

— Bernie ! grognait Anaïs. C’est pas sa tête !

Il demandait pas ce que c’était. Il me cherchait dans l’appareillage et trouvait des ressemblances où elles ne pouvaient pas être, sauf par reflet ou à cause d’une perception faussée par l’angoisse. Il ne cachait pas son angoisse.

— Plus ça marche, Frank (il parlait de son nouvel établissement public), et plus je crains, comme si j’avais peur de perdre ce qui ne m’a rien coûté. Alors j’imagine ta crise. Et ça me donne à réfléchir.

— T’as entendu parler de la kolok ?

— C’est un poison, Frank. Ya déjà des imitations. Des contrefaçons y zapellent ça. J’irais j’ter un œil, Frank. J’te tiens au courant.

Il revenait avec des nouvelles encourageantes. Un certain Omar Lobster avait inventé la kolok qui ouvrait des perspectives intéressantes dans le domaine de la chirurgie plastique. Bernie cherchait des exemples dans la télé, mais l’évènement n’avait pas encore convaincu l’Agence de Presse chargée de coordonner le flux des nouvelles qui, à cette époque, était loin de former un réseau. Sa nature relevait plutôt du tissu. C’était dans ce tissu qu’on taillait des actualités sur mesure. Omar Lobster avait sa photo dans le trombinoscope d’un Collège distingué. Il n’y était pas question de cette colocaïne que les aventuriers de l’orgasme appelaient déjà « kolok » pour la rendre sympathique et peut-être enfin complètement inoffensive. La drogue, les amis, c’est comme les préceptes religieux : c’est bon un temps, ensuite ça devient problématique sur tous les plans de l’activité onirico-orgasmique : notamment, c’est pas possible sans toujours plus de fric, ce qui t’intègre malgré toi : tu deviens citoyen ou tu le redeviens si t’as commencé sur le tard : tu finis par te mettre à voler honnêtement, comme un employé du Monde qui ne demande que ça : que tu travailles et que tu dépenses sans compter : ya des banques pour ça : les banquises.

 

Bernie finit par trouver une interview qu’Omar Lobster avait accordée à une huile du Prix Nobel. Le son était saturé par une bande passante limitée à un usage pondéré de l’information universelle. On pouvait pas savoir en quoi consistait cette pondération. La voix d’Omar Lobster devenait inaudible chaque fois qu’il témoignait du spectre d’application de cette substance prometteuse qui n’avait pas encore reçu l’autorisation de mise sur le marché.

— Un r’montant comme un autre, conclut Bernie qui en avait vu d’autres. Ya jamais rien d’nouveau, Frank. Moi, je mise sur l’intelligence artificielle. Ya qu’ça qui peut t’sauver.

Ça m’posait plutôt deux problèmes : l’intelligence : l’artifice. On pouvait pas m’injecter ça sans m’dénaturer.

— Ça s’injecte, objecte Bernie.

— Ça promet pas non plus.

— J’suis d’accord avec toi.

Alors on a oublié la kolok. On n’était pas d’accord pour les mêmes raisons, mais on était d’accord, ce qui renforçait une amitié déjà solide. C’était l’époque où Anaïs fréquentait Omar Lobster dans un lit commun et clandestin. On parlait d’inceste, mais on n’avait pas de preuves. Ça écœurait Bernie qui avait connu une sœur lui aussi, mais dans un séminaire où elle était femme de chambre, ce qui tombait bien. La perspective de tomber sur Omar Lobster dans l’ascenseur le rendait sensible à ces histoires du Sud. Il osait pas en parler à Anaïs qui de toute façon le foutait à la porte dès qu’elle arrivait. Il s’attendait à rencontrer le papa de la kolok dans l’escalier qu’il prenait pour éviter que ça s’passe dans l’ascenseur. Il atteignait la rue dans un état inquiétant et rejoignait ses pénates dans la précipitation. Sally était persuadée que mon café était pollué. Sans preuve.

— Zappe ! dit Anaïs parce que le visage d’Omar Lobster expliquait qu’il n’avait pas l’intention de sauver l’homme, mais qu’il était sur le point de le faire, que c’était déjà fait s’il obtenait l’autorisation de mener à son terme une expérience qui avait toutes les chances de coïncider avec la Réalité.

C’était l’Idée centrale, le Pivot du Milieu. Elle avait fort à faire avec l’Imagination et les autorités, qui étaient en phase sur ce point avec l’originalité chinoise, mettaient en garde les rêveurs qui se prenaient déjà pour des utilisateurs fidèles. Mais l’Idée était partagée par tout le Monde, y compris le commun des mortels qui pouvait s’en passer mentalement et physiquement, et même logiquement, contrairement aux happy few. Bernie et moi on était plutôt communs. On pouvait pas dire le contraire sans se ridiculiser aux yeux de nos semblables. Toutefois, on était : je dirais : rattachés à l’autre Monde par des connivences de service et même de mission. Il avait été cet homme et je le serais de nouveau si la kolok tenait ses promesses. Mais Anaïs ne voulait pas en parler, ses rapports avec Omar Lobster étant purement sexuels, avec des traces d’amour certes, mais sans attachement excessif. Vous voyez comment on passe de l’Idée à l’Idéal.

— Vous êtes trop cons pour comprendre que c’est du solide cette fois !

On s’en foutait, nous, que ce soit du solide ou qu’au contraire Anaïs se mît le doigt dans l’œil une fois de plus. On avait la chance inouïe d’être les amis de la femme qu’Omar Lobster considérait pour l’instant comme son idéal féminin. Ça nous rapprochait.

— Et si la kolok, prêchait Bernie, c’était exactement ce qu’il faut à Frankie ?

— Et si c’était pas ce qu’il faut ? rétorquait-elle.

Ça rendait le dialogue improbable. Bernie décida de la suivre. Il finirait bien par tomber sur Omar. Il l’appelait déjà Omar. Il anticipait.

— Vous mêlez pas d’mes problèmes sexuels, les gars !

On savait pas que c’était des problèmes. On l’apprenait. Ça laissait Bernie sans voix. Et ça m’gênait.

— J’viendrais pas demain, dit-elle en sortant.

Elle était sortie. Bernie souriait en m’enfilant le contenu des seringues.

— Tu t’rends compte, Frank ? Si ça t’sauvait...

Il pensait qu’à lui, l’égoïste. Ça l’rendait enthousiaste à propos d’une substance qui serait sans doute sans effet sur la décomposition avancée de Frankie qui espérait tellement que ça lui faisait mal au cul.

— Dis pas d’connerie, Frank !

Il devenait pensif comme Rodin.

— J’savais pas qu’c’était une bonne sœur, dit-il.

— C’est pas une bonne sœur, Bernie !

— T’as une autre solution ?

— J’en ai pas, Bernie. Mais ya pas d’problème.

— T’appelles ça d’la malchance !

C’était tout l’contraire, je sais. Il se mit à planifier la journée du lendemain. Il ferait le pet dès six heures du matin, ce qui l’obligeait à se lever à quatre, Sally ne poserait pas de question. Elle en pose jamais quand elle dort sous l’effet du Dormidor. Il laisserait un mot, prétextant que l’grossiste il exagérait avec ses hausses de prix qui correspondaient pas avec l’actualité. Sally adorait qu’il prît ce genre d’initiative sans la réveiller. Y avait vraiment pas de quoi se tracasser.

— Je m’tracasse pas, Bernie ! Je cogite sur autre chose.

— Quoi par exemple ?

Je s’rais seul, non ? Une journée sans voir personne, ça s’rait peut-être long, voire tragique. Qui me borderait ?

— Frank ! C’est ton avenir ! Imagine !

Je n’imaginais rien d’autre que l’attente intolérable. Bernie consulta les automatismes de l’appareillage. C’était écrit en rouge pour faciliter la compréhension. Il s’appliquait à saisir le sens exact et répétait les gestes avec des commentaires généraux qui n’engageaient pas sa responsabilité. Je sentais son humidité et sa tiédeur. Il activait sournoisement les secousses, par paliers différentiables, comme s’il s’adressait à moi, instillant la joie de la trouvaille qui plie le texte à l’endroit de sa signification profonde.

— C’est bon, Frankie. Tout est O.K. Si j’me suis pas gouré, tu vas dormir jusqu’à après demain. Anaïs s’ra pas surprise de te trouver au lit.

— Mais j’vais avoir la dalle en plein sommeil !

J’avais déjà souffert de ce symptôme. Je savais de quoi je parlais quand j’en parlais à un ami qui m’abandonnait sous prétexte qu’il avait trouvé le moyen de me sauver.

— Mais de me sauver de quoi, Bernie !

— De toi-même !

C’était plus une parole d’ami, ça ! J’pouvais pas être à la fois son ami et mon ennemi. Tu saisis l’incohérence ?

Bernie se durcissait facilement au contact des contradictions. Il augmenta une dose dans une proportion qui me fit craindre le pire.

— Une journée sans nourriture terrestre, Bernie !

— T’as pas besoin de manger tous les jours !

Il était dans l’économie maintenant !

— J’ai peur, Bernie ! « Ils » vont en profiter. Tu les connais !

Ses bisous ne me réconfortent pas. Il s’est encore trompé au sujet de ma tête et il la tourne vers la fenêtre qu’il va laisser ouverte pour que je meure pas asphyxié par mes pets et ma mauvaise haleine. Anaïs comprendra.

— Pour une fois que j’agis intelligemment, dit-il en me bordant alors que c’est pas l’heure.

S’il avait raison ? Si j’étais sauvable, comme une feuille morte qui reçoit la chlorophylle d’une feuille vivante qui devient morte et qui reçoit à son tour...

— Tu sais c’que j’fais, là, Frankie ?

— ... ?

— Je m’concentre !

Le silence m’envahit alors. Je ne le voyais plus. Je sentais ses excrétions de surface comme si j’y étais. Il réfléchissait alors que ma pensée laissait la place à des activités organiques que l’imagination met à profit pour installer sa topographie euclidienne.

— Dis pas n’importe quoi, Frank ! C’est la première fois que je sauve un ami.

— Qu’est-ce que t’en faisais avant, Beurnieux !

Il se redressa comme une barre sous l’effet du muscle.

— Tu sais c’qui t’dit, Bernie Beurnieux ?

— La même chose qu’hier, je suppose...

Tout le monde peut pas s’appeler Frank Chercos. Beurnieux, c’était le nom qui était marqué dans le testament. J’y pouvais rien, moi ! On peut pas être et avoir été. Voilà ce que m’inspirait la peur de me retrouver seul en plein sommeil artificiel. Il avait pensé aux p’tits plaisirs tachycardiaques.

— Une fois toutes les deux heures, dit-il en sourdine. Des fois qu’ça s’rait pas trop.

Ça pouvait pas être trop. Pas pour le vieux Frankie qui était en overdose par rapport à la moyenne. Il avait mis aussi de la musique. Pour le reste, il savait pas. La suite du mode d’emploi était en hakka, le seul dialecte chinois qu’on n’enseignait pas à l’École de la Magistrature.

— Va savoir pourquoi ! fit Bernie que la tristesse envahissait comme chaque fois que ses chères études le rappelaient à l’ordre. J’te laisse, Frank. Dors bien.

 

Le soir, quand on me laissait seul avec mon mal et que le mal prenait un sens, je m’tordais les couilles jusqu’à l’évanouissement. Mais ce soir-là, j’avais pas d’inspiration. J’observais le goutte-à-goutte sans compter les gouttes. Si je voulais dormir au-dessus de la rue, par principe contradictoire, j’avais intérêt à me déplacer sur la plate-forme avant que les substances m’envoyassent chez Somnus qui m’attendait à bras ouverts parce qu’il avait du boulot pour moi.

J’étais bien, là-haut. Je savais combien ça me coûtait. Mais qu’est-ce que je pouvais me payer pour faire comme les autres ? Rien. Y avait rien d’autre sur ma liste des produits récréatifs. J’étais pas le seul. Je pouvais voir d’autres plates-formes immobiles au-dessus de la rue, des gens qui sortaient pas avec les autres et les autres impossibles à identifier avec exactitude. On communiquait pas, sauf par signaux optiques, sans conventions, sans rien pour nous rapprocher mentalement. Ça ne voulait rien dire. Comment inventer les protocoles sans au moins une contribution commune ? Je réfléchissais à ça tous les soirs avant de m’endormir.

 

Le surlendemain, Bernie s’est amené avec une dose de kolok. Omar Lobster n’avait pas vu d’inconvénient à participer à l’expérience. Il souhaitait me connaître, mais il était en tournée pour récolter des fonds destinés à aller au bout de sa découverte. Bernie n’était pas peu fier de fréquenter un futur Prix Nobel. Je le soupçonnai d’avoir un négoce en vue.

— Il s’rait pas indifférent à la rentabilité, me répondit-il.

— Il te l’a dit ?

— Devine !

J’avais plus le temps de deviner. Je devinerais après. Bernie suivait scrupuleusement les instructions qu’Omar lui avait répétées au cas où il aurait affaire à un con. Ça leur avait pris un temps fou, mais maintenant Bernie allait plus vite parce qu’il avait l’habitude.

— J’y ai pas touché, Frank ! C’est pas fait pour moi, ces trucs !

— C’est toi qu’es pas fait pour les trucs, Bernie !

On riait de bon cœur. J’étais fait, moi, pour ces trucs. Depuis le début. Est-ce que j’aurais commis une erreur de jeunesse sinon ? J’tenais plus en place.

— Tu vas l’abîmer ! grogna Bernie qui voulait que ça se passe bien, histoire de pas décevoir le savant à qui il avait laissé une impression d’inachevé.

Il calculait. Y avait quelque chose à calculer. Il consultait l’écran avec inquiétude. Si ça se passait mal, l’expérience n’était pas concluante.

— Tu sais ce que ça veut dire, Frank, pour toi et pour moi ?

J’craignais de trop l’savoir. Fallait que je me tranquillise mentalement, avec des moyens si fragiles que ça augmentait mon angoisse de l’échec. Bernie travaillait dur avec sa tête. Je pouvais pas l’suivre dans cette direction, mais je promettais de revenir avec les données que le savant attendait de nous.

— Il attend pas vraiment, précisa Bernie au cas où j’étais en train de m’emballer.

Toujours la note de morosité qui empoisonne les zones encore intactes du cerveau de Frank ! Ça n’en finissait pas de me donner des raisons de brûler les étapes. Mais Bernie tenait aux étapes comme s’il avait compris à quoi ça servait de fragmenter le plaisir dans le cadre de l’expérience scientifique. Il me donnait du fil à retordre pour me faire patienter. Et je tordais. Je tordais !

— Me v’là ! dit Anaïs en entrant sans sonner, comme d’habitude.

Tantôt elle me surprend la bite à la main, tantôt la seringue. Ce matin, c’était ce truc compliqué que Bernie avait du mal à comprendre. Il suait. Anaïs commença par gueuler.

— Si c’est Omar qui te confie une expérience scientifique, j’veux bien aller me jeter dans le fleuve !

— Si tu t’jettes dans l’fleuve, dit Bernie qui perdait en concentration ce qu’il gagnait en humour noir, Omar m’en voudra à mort.

— Y t’en voudras pas si c’est des blagues !

 

Ça glissait. Je voyais. Bernie avait besoin de mes encouragements. Ya pas d’expérience sans la possibilité du fanatisme. Omar l’avait prévenu : si je m’améliorais au point de redevenir l’être social que j’avais pas su être quand l’occasion m’avait été donnée, je deviendrais un fanatique : un kolékolok pour être plus précis sur le plan du lexique que la colocaïne ne manquerait pas d’inspirer à ses activistes distingués. C’était pas une seringue : il fallait appeler ça un injectokolok. Le kolokon, c’était moi. J’en étais fier.

Anaïs ne se calmait pas. Elle me fit deux œufs au plat que Bernie plaça loin de ma tête comme d’habitude. Il était con sans la kolok, ce qui allait être le cas d’une partie de l’humanité, soit à cause des incompatibilités, soit parce que des doctrines s’élèveraient pour dénoncer les dangers de l’innocuité. J’espérais seulement me trouver du côté de ceux que la nature avait préparés pour supporter les bienfaits de cette substance qu’on devait peut-être à un connard qui l’avait découverte par hasard, comme Goodyear la vulcanisation du caoutchouc.

— Toujours la critique avant les bœufs, dit Bernie. C’est pas comme ça qu’on arrive.

Il voulait dire que lui, il y était arrivé parce que ses bœufs étaient devant. Mais ils avaient toujours été devant ! Alors que je souffrais de les avoir après !

— C’est un mec comme il faut, dit-il en parlant d’Omar Lobster des fois que je confondrais avec un autre.

— J’suis d’accord avec vous, Bernie ! caqueta Anaïs qui jetait de l’huile sur mes œufs.

Elle aimait bien qu’on la suive, Anaïs, dans ses choix comme dans ses coups de dés. Bernie la reluquait comme s’il avait les moyens, les intellectuels comme les autres. Il reluquait sexuellement tout ce qui pouvait lui servir à quelque chose. Ça le poussait loin, des fois.

— J’crois qu’j’y suis ! s’écria-t-il en me lâchant dans le vide.

Il jubilait, le vieux Bernie. Anaïs s’approcha comme si elle connaissait le truc qu’on vous enfonce dans la tête à la place des clous.

— Ça se visse ? dit-elle pour me faire mal.

Ya rien de plus pénible que la sensation d’être vissé au mauvais endroit. Je prenais au sérieux ce qui était destiné à me faire marrer après coup. Ils se mirent à rire en même temps. J’aurais quand même préféré qu’Omar Lobster soit là pour assister Bernie. Il tourna vers lui ce qu’il prenait pour ma tête et parla dedans.

— J’ai jamais vu un mec aussi con ! marmonnait Anaïs.

Mais pour Bernie, l’ossicon, c’était forcément moi. Il se préparait maintenant à injecter le réseau de substances le plus complexe qu’il avait eu à injecter dans quelqu’un de sa vie ! C’était peut-être pas si compliqué que ça, mais ça le rendait lourd comme du métal enrichi. Plus tard (j’anticipe), Gor Ur se servirait des mêmes instruments et des mêmes personnes pour injecter dans le corps social son urine de gorille. D’où la Sibylle, vous comprenez ?

— Non, on comprend pas, fit Bernie qui hésitait devant l’adversité substantielle.

— On comprend pas tout, m’encouragea Anaïs qui au fond m’aimait bien.

Ça clochait en surface, mais c’est en surface qu’on voyage toujours, même quand on est au fond. Elle plaça les œufs sur mes lèvres. C’était une manière de détourner la douleur des fois que ça s’rait douloureux, ce qu’ignorait Bernie qui reconnaissait avoir eu une absence pendant les explications documentées d’Omar Lobster.

— Ah ! S’il m’avait consacré tout son temps !

Bernie ne savait pas à quoi diable Omar Lobster avait consacré cet autre temps. Mais il y avait du monde dans ce laboratoire clandestin qui avait pignon sur rue. Il avait reconnu personne à part lui-même.

— On peut pas être plus con ! fit Anaïs qui trempait des mouillettes dans mes jaunes.

Bernie me jeta un regard de commisération. D’après lui, je dépassais les bornes sans faire exprès, ce qui est caractéristique du con de base. J’étais naturel, mais pas gâté. Il avait rien d’autre à dire me concernant et il confiait ça à Anaïs qui m’adorait !

— J’y vais ? me demanda-t-il comme si c’était à moi de décider.

— Surprends-moi, mais avec classe, Bernie !

Anaïs se tordait. Ses mouillettes me mouillaient.

— T’as rien senti ? fit Bernie comme s’il prévoyait un malheur.

Je fis non de la tête.

— C’que t’es doué, Bernie ! s’esclaffa Anaïs qui n’arrêtait pas de me mouiller avec ses mouillettes.

J’avais du jaune à la place de la bouche et du vert à la place du cul.

— La kolok, c’est vert, dit Bernie qui tournait vers lui ce cul béni.

Il aurait reconnu un cul par temps de brouillard tellement il se sentait bien au volant.

— Ça fait d’l’effet ? dit sa voix blanche comme le papier sur lequel elle écrivait.

Ça m’faisait l’effet de pas en faire, ce qui intensifia les tensions sur le visage déjà lifté de Bernie qui dépensait des fortunes pour pas vieillir avant d’être vieux.

— On est dans les temps, dit-il sans y croire.

Mais on l’était. Omar Lobster avait donné cette indication précieuse, des fois qu’on s’rait trop pressés, ce qui arrive quand c’est l’angoisse qui justifie l’abus de substances alors que dans le cas contraire, on patiente. C’est bien connu.

— Omar ne se trompe jamais, confirma Anaïs.

— J’suis pas amoureux, moi, dit Bernie qui noircissait.

— C’est gentil pour Sally ! couina Anaïs.

La solidarité féminine. Faut faire avec. Si on était solidaires, nous, les mecs, ailleurs que dans un stade où on finit dans l’extrémisme, ça se passerait peut-être mieux au niveau du travail et des loisirs que dans l’égoïsme et la jalousie.

— Ta gueule, Frank ! Tu vas rater l’moment !

— Ça s’rait dommage ! ricanait Anaïs.

Dans le miroir, ce type, c’était moi. Je me reconnaissais. Pas de problème de ce côté-là. Moi c’est moi et les autres c’est des cons. Je m’voyais me voir, dit quelqu’un. Ya pas plus vrai. Mon décor à moi n’avait rien à voir avec la verdure et les douces coulures de l’eau qui prétexte la nudité et finit dans un reflet somme toute infidèle et exact. Des subtilités de la conversation à usage intime. Ça m’parlait plus. J’avais commis une erreur de jeunesse et plus rien ne me parlait comme mon aspect de poubelle sentimentale.

— Y va pas pleurer ! fit Anaïs. Hé ! Bonhomme !

On pouvait pas dire que je pleurais. Je serrais les fesses.

— Justement y faut pas les serrer, dit Bernie qui aspirait les coulures avec une précision de tireur couché.

— J’veux bien donner mon avis, proposa Anaïs qui donnait des signes d’impatience sans se faire prier.

— J’ai pas b’soin qu’on m’pousse ! cria Bernie.

Il retourna ce qu’il prenait pour ma tête pour me parler les yeux dans les yeux.

— J’crois bien que t’es une exception, Frankie.

— Ou alors t’as pas dosé ! criai-je à mon tour.

— Ça devait finir comme ça ! prophétisa Anaïs qui avait du lait sur le feu à une époque où on le mettait plutôt au frais.

— J’y crois pas, merde ! m’écriai-je comme si le rideau tombait.

Bernie me considéra comme si, au fond, j’étais le seul coupable de cet échec.

— T’as une sensation ? Réfléchis !

Je réfléchissais, mais je sentais rien à part les mouillettes qui continuaient de me mouiller.

— C’est pas possible ! répétait Bernie en se frappant les cuisses.

— Si, c’est possible, dit Anaïs. La preuve.

J’ai toujours été une espèce de preuve du contraire. J’en ai reçu, des coups, à cause de ce défaut de constitution.

— Et l’autre qu’est pas là pour aider ! dit Anaïs en levant les yeux.

Tu pouvais pas aller plus loin que le plafond, sinon le héros John Cicada t’aurait reproché une fois de plus de fonder ta critique sur des hypothèses dont personne ne voudrait.

— Il est en tournée, d’accord, fit Bernie. Mais qu’est-ce que ça lui coûterait, hein ?

Il aspirait. La sonde remontait dans le colon et ça inspirait ma prostate.

— T’es sûr qu’il s’est pas foutu d’ta gueule ? demandai-je sans attendre de réponse.

— Omar, se foutre, vraiment ! répondait Anaïs.

On en avait vu d’autres, non ? Pourquoi pas de la fausse kolok ?

— Ou une kolok qui n’y peut rien, Frankie…

Il allait me demander de me résigner jusqu’à la prochaine expérience qui aurait lieu en présence d’Omar Lobster. C’était quand ?

— On peut pas savoir avec lui, dit Anaïs qui redevenait indifférente et lisse quand elle n’était plus concernée.

— Il n’a rien promis, Frankie, dit Bernie qui s’exprimait dans la pitié et la fatalité.

— D’abord c’est qui, cet Omar Lobster ! criai-je sans réussir à sortir des contentions d’une autre chimie à laquelle j’avais droit en tant que citoyen de ce monde de merde !

Anaïs ouvrit la bouche comme si elle allait crier elle aussi.

— Ouais, c’est qui, ce mec ? dit Bernie qui n’y croyait plus.

Anaïs secoua une tête animée par le mépris qu’on peut légitimement éprouver pour les ingrats. Elle ne dit rien. Le jaune était intact et le blanc croustillait.

— Comme tu les aimes, mon Frankie.

— Comme tu les aimes, mon Frankie ! singeait le vieux Bernie qui avait passé l’âge des simagrées.

 

On n’avait plus rien à faire, alors on faisait rien. L’après-midi était chaude et claire. Les gens appréciaient une tranquillité qu’aucun communiqué ne menaçait de propagande, ni dans un sens ni dans l’autre. Ça glissait comme si ça avait toujours glissé. Bernie était avec moi sur la plate-forme. Il reluquait des scènes intimes à travers une lentille d’approche. Ça lui donnait un air d’Érich von Stroheim, « l’homme que vous aimerez haïr ».

— Faut croire, disait-il. Ça s’appelle l’adversité, Frankie. Ça n’arrive pas à tout le monde. Mais des fois, ça grandit l’être qui se cache dans l’homme.

Moi je me cachais dans l’être, ce qui m’interdisait certaines faveurs comme la maison secondaire et les aventures d’un soir. Bernie pouvait pas comprendre ça. Il s’obstinait et ça lui réussissait. Si je m’obstinais, comme cette après-midi-là, je donnais tort à ses principes et ça le plongeait dans les idées noires. Il aurait mieux fait d’arrêter de me fréquenter. Anaïs ne demandait que ça pour m’avoir à elle seule et crier à la face du Monde :

— Je l’ai ! Je l’ai !

Comme si j’étais son premier enfant. Un message de John Cicada disait : « J’ai été obligé de la tuer. C’était une bonne scientifique, mais elle était devenue complètement schizophrénique… »

On n’était pas obligé de l’être totalement, si je comprenais bien ce que m’enseignait cet homme admiré de tous pour ses prouesses de conquérant invaincu autant par l’adversité que par les mauvaises intentions qui conditionnaient toujours ses départs vers le Métamonde et les futurs studios de l’imagination collective. On avait cette part de peur primitive qui nous déconnectait de la Réalité et tout le reste pouvait à n’importe quel moment tenter l’aventure de la pire des douleurs qu’on puisse s’infliger : la vérité.

 

— Zavez jamais vu un paralo?

C’était Bernie qui gueulait dans la rue. Il poussait mon fauteuil qui n’était pas un modèle du genre ni celui des Services Sociaux. J’avais pas droit à un fauteuil normalisé parce que j’étais censé marcher sur les pieds et non pas sur la tête. Bernie avait bricolé ce véhicule qu’il fallait forcément pousser 1) parce qu’il pesait son poids de ferraille et d’arguments 2) parce que rien n’était prévu pour que l’usager agisse sur les roues. C’était pas moi qu’on regardait et Bernie le savait bien. Seulement, il avait son orgueil à défendre, comme si les gens pouvaient penser qu’il était le constructeur et que j’étais la victime expiatoire. Il avait jamais vu autant de connards que depuis qu’il s’était mis en tête de me balader pour me changer l’air. C’était d’ailleurs contraire aux avis médicaux.

— Si vous le sortez, avait prévenu le carabin, il prendra goût et vous fera chier pour le restant de vos jours.

— « Ils » peuvent calculer la quantité de merde, mais ils sont pas foutus d’me dire combien il me reste ! s’étonna Bernie aussitôt.

Anaïs ne voyait pas d’un bon œil ces sorties qui menaçaient le fragile équilibre qu’elle avait installé dans mon existence. Elle aidait à la manœuvre, mais sans conviction ni enthousiasme. Elle n’allait pas plus loin que le trottoir d’en face, une manie que Bernie pratiquait encore dans sa rue. Je lui servais de thérapie. Voilà ce qui agaçait Anaïs.

Et dans la rue, Bernie, qu’on pouvait pas confondre avec un clodo ni un flic vu son apparence vestimentaire, Bernie engueulait les passants qui osaient porter un jugement visuel sur notre équipage singulier.

— Qu’ça soit singulier, j’veux bien ! Mais pas con !

Il aurait apprécié un peu de reconnaissance, d’autant que le temps passé à me promener était pris sur celui qu’il passait à gagner du pognon. Sally était d’accord avec lui, me disait-il.

— Ya qu’Anaïs qui fait chier !

Anaïs faisait pas vraiment chier. Elle s’inquiétait pour ma gorge, par exemple, et pour le risque de collision avec un planchiste à roulette. Elle craignait aussi la bagarre que Bernie pouvait déclencher sans problèmes, ceux-ci survenant au moment de désigner l’adversaire que j’étais tout désigné parce que selon elle, il prendrait la fuite. Du coup, les provocations de Bernie à l’égard du public prenaient une tournure passablement dangereuse. J’étais pas fier, mais je trônais, au cas où j’aurais à me confronter avec forcément plus destructeur que moi. Seul le port d’arme prohibée pouvait me sauver. Bernie avait pensé à un Dillinger. Mais on trouvait plus ce genre d’arme de destruction à l’unité. Il fallait multiplier les contacts douteux et risquer d’attirer l’attention des autorités qu’on pouvait pas attirer sans les ennuis qu’on ferait mieux de pas attirer si on avait l’intention de vivre en paix. Mais Bernie est têtu.

— Un problème, une solution, disait-il.

Il voulait dire qu’en général un problème a plusieurs solutions et qu’il faut en choisir une si on a encore l’intention de le résoudre malgré la nature des solutions et particulièrement celle qu’on a tendance à choisir pour des raisons personnelles. Chez Bernie, ça s’appelait le plus court chemin. C’était comme ça qu’il gagnait plus de pognon que les autres, par exemple.

Les raisonnements de Bernie n’étaient jamais convaincants à 100%. Je jouais avec le feu et celui-ci me prévenait que je finirais par ne plus inspirer la pitié. Bernie connaissait un paralo,

— …un vrai, précisa-t-il au cas où je me serais mis à croire que j’en étais vraiment un, pas seulement dans ma tête, voulait-il dire…

un copain d’enfance qui avait buté sa gonzesse parce qu’elle le faisait chier. C’était une gonzesse tout c’qu’il y avait de plus normal, avec des jambes et des seins, ce qui suffisait pour ne pas la confondre avec autre chose. Et Bernie était de ceux, fort nombreux, qui confondaient pas. Le paralo en souffrait sans rien laisser paraître de sa colère. Il avait buté son objet sexuel et celui qui s’en servait sans tenir compte de l’opinion que le propriétaire pouvait avoir de lui après un pareil comportement. Il était mort à cause d’une injection légale et suite à un procès qui en avait inspiré d’autres.

— D’autres paralos ?

— Des autres qu’en avaient marre d’être le jouet des caprices de LA femme !

— Putain, Bernie ! Qu’est-ce qui t’es arrivé ?

Moi, j’avais une erreur de jeunesse pour expliquer pas mal de choses. Mais Bernie ? Qu’est-ce qui expliquait ses jugements définitifs ? Il en parlait jamais.

— T’as tout d’même pas l’intention de tuer Sally ?

Il poussait. On arrivait. On attendait. On revenait.

— Tétipa heureux, mon Frankie !

Il buvait raisonnablement, à la limite de la cirrhose et de la conversation décousue, toujours en dessous du client et au-dessus des lois. On finit par tomber sur un type qui n’avait pas le sens de l’humour s’il avait dépassé ses limites. C’était à la rate qu’il avait mal. On en parlait ou il détruisait le fauteuil, ce qu’il y avait dedans et le mec qui ne poussait plus. On était sous les tilleuls et les nurses avaient fui. Bernie nettoyait ses lunettes avec un mouchoir douteux et les reposait sur son nez pour observer le type qui boxait le même nez à l’anglaise. Ça saignait comme si ça n’allait jamais s’arrêter. Enfin, les yeux de Bernie clignotèrent :

— Vous s’rez pas Omar Lobster ?

Le type ne parut pas étonné :

— J’vous ai r’connu, moi ! dit-il sans cesser de boxer.

C’était-y une bonne raison de saigner Bernie ? Je savais pas tout moi.

— J’suis vraiment content de vous revoir, Omar ! couina Bernie avant d’aller valser dans un fourré où il disparut corps et âme.

Omar Lobster fit mine de me crocheter du gauche. J’eus un spasme si douloureux qu’il s’excusa.

— C’est la kolok qui vous a détruit, hein ? me demanda-t-il comme s’il s’adressait à un cobaye.

J’croyais qu’elle me sauvait ! Bernie s’était encore livré à des manœuvres lucratives sans m’donner la part qui me revenait, si je puis dire.

— C’est une sacrée merde, dit Omar Lobster.

Un papillon signala le crâne de Bernie puis disparut dans les branches.

— C’est pas au point, confirmai-je.

— Ça le s’ra jamais ! grogna Omar Lobster que j’énervais de toute façon.

Bernie aussi avait une opinion sur la kolok. Il sortit du buisson pour exposer les faits.

— J’ai rien dépensé, expliqua-t-il. Mais reconnaissez que c’est pas au point, comme substance mirifique.

Bernie prenait jamais de risque avec le contenu d’une conversation. Omar Lobster venait de reconnaître l’échec de la kolok et Bernie en profitait pour donner un avis concordant parfaitement avec celui de son adversaire. Or, le poing d’Omar Lobster s’écrasa encore sur son visage perplexe. Bernie ne comprenait plus.

— J’en veux pas, de votre argent ! dit-il comme s’il savait que Bernie apprécierait l’attention.

— Alors quoi ? dis-je en me protégeant le nez avec une couche-culotte.

Omar s’effondra. Maintenant, il voulait inspirer la pitié. Bernie se regonfla à bloc. Il exigeait une explication non seulement cohérente, mais surtout valable.

— Anaïs m’a quitté, pleurnicha Omar Lobster.

— Ça alors ! fit Bernie.

J’étais gonflé qu’à moitié de ma capacité, mais je voulais en savoir plus.

— C’est pas une raison pour vous en prendre à nous ! rugis-je. Non mais des fois ! Un paralo désargenté et un bénévole qu’est même pas payé !

— J’en avais besoin, dit Omar Lobster qui se cachait le visage. Je sais bien que vous êtes deux pitres. Anaïs m’a parlé de vous en détail.

— Ah ! La salope ! fit Bernie en serrant les poings.

— Un faux paralo et un proxo minable. Pas de quoi transformer le Monde en camp de vacances.

Anaïs n’avait pas fait que nous trahir. Elle nous avait désignés.

— Faut pas s’fier aux apparences, dit Bernie qui commençait à se marrer.

Il avait pas l’intention de sauver ma réputation. Il ramassa sa casquette et la reposa scrupuleusement sur sa tête de pauvre type qui vient d’écraser les fraises du voisin qu’il avait pas choisi de fréquenter assidûment. J’pouvais pas en dire autant. Ça m’diminuait. J’aime pas ces situations où c’est moi qui joue gros parce que je suis le dernier des cons.

— Faut que j’me remette à bosser, dit Omar Lobster qui n’avait plus l’intention de nous frapper.

On lui avait rien fait, après tout. Il avait qu’à s’en prendre à Anaïs, sans la détruire parce que j’en avais besoin. Question de survie. Quant à la kolok, qui c’était le plus désolé, le savant fou qui avait inventé une merde de plus ou le chouyosique qui n’avait plus d’espoir ?

— J’vais passer à l’ennemi, déclara Omar Lobster.

— Les Chinois ! fit Bernie qui en revenait les poches pleines.

Je me levai alors que personne me l’avait demandé.

— J’suis votre homme ! proclamai-je.

— Un Noir ! fit Omar Lobster.

— Non, dit Bernie qui se mettait en berne. Une femme.

Omar Lobster avait une tête à tenter l’aventure.

— J’croyais… bafouillait-il. Anaïs m’avait dit…

Je lui montrai ma queue.

— C’est une erreur de la nature, dit Bernie qui allait vite parce qu’il n’était pas fait pour expliquer dans le détail.

Omar Lobster appréciait. Il n’en revenait pas.

— Du Brésilien, dit Bernie qui allait vraiment trop vite.

— Et du bon ! s’écria Omar Lobster.

Il montra sa fente.

— Alors… fit Bernie… Anaïs est un h…

Ça lui faisait quoi, à Bernie, d’être exactement ce qu’il était ? Il allait peut-être nous proposer de monter un cirque.

— Faut qu’j’en parle à Kol, dit-il en se tenant le menton.

— Qui ? fit Omar Lobster.

— Un collègue. Kol Panglas. Vous comprendrez. En fait, Sally est un androïde. J’en fais ce que je veux. J’ai une mission. Vous comprendrez.

 

Jusque-là, tout ce qu’il avait fait, Omar Lobster, c’était d’inventer la colocaïne qui devait être la seule drogue inoffensive du Monde. Il avait réussi à en faire une drogue, mais il avait échoué sur la question de l’innocuité. Ses rats étaient les plus demandeurs de l’expérience pharmaceutique universelle.

— Normal, dit Bernie. Vu la promesse.

— Or, dit Omar Lobster qui retrouvait sa conscience professionnelle où il l’avait laissée, sur le comptoir que Sally peuplait de petits verres, l’organe est concerné autant que le mental.

— Tu marches, toi ? fit Sally que rien n’étonnait si elle avait des doutes.

— C’est donc une drogue comme les autres, concluait Bernie qui nouait son tablier.

Il avait plutôt l’air inquiet : si Sally apprenait qu’il la faisait passer pour un androïde aux yeux d’un savant qui finirait par décrocher le Prix Nobel : il pouvait dire adios aux lieux communs de son existence : à commencer par le lit : puis la table : et enfin le comptoir. Ça f’rait beaucoup pour un seul Bernie dont les yeux imploraient : pitié, Frankie : lui dit rien !

— C’était quand même une idée stupide de croire qu’une drogue destinée à améliorer la perception de l’existence resterait sans influence sur les choix du pauvre con qui en a marre de survivre à ses illusions. La drogue, c’est d’abord une question d’homme, pas de projet !

— J’ai négligé le sujet, reconnaissait Omar Lobster, et l’objet s’est révolté.

Bon, on n’allait pas chercher à compliquer ce qui est déjà des complications. Sally repeupla le comptoir. Y avait du Monde. Les filles rentabilisaient le moindre désir avec une conscience professionnelle qui garantissait leur intégrité physique. Qu’est-ce que ça valait une fois que Bernie les avait brisées ? Il brisait celles qui n’avait aucune chance de faire honneur au métier. Sally surveillait les graphiques. Elle avait aucun scrupule, ce qui donnait symboliquement raison à Bernie sur la question de la nature artificielle de sa compagne des bons et des mauvais jours.

— Vous en consommez régulièrement ? me demanda Omar Lobster.

— Mon cucul me dit que toutes les deux heures.

— C’est beaucoup. C’est trop. Ça vous dérange si je vous ouvre juste pour vérifier l’état des organes. Vous me signerez une décharge. Ensuite…

— Ensuite…

— On verra pour le Mental.

Bernie se rongeait les ongles en signe de contrition. Il avait rien d’autre à donner pour l’instant puisque le fric servait à rien.

— Si, si ! Il sert ! s’écria Omar Lobster.

— Il sert toujours, admit Bernie qui rongeait maintenant les ongles de Sally.

Du moment qu’c’était pas mon fric…

— Vous avez du fric vous aussi ? me demanda précipitamment Omar Lobster.

— Les allocs, dis-je pour calmer le jeu.

— C’est bien aussi, les allocs, dit Omar Loster qui allait nous proposer quelque chose entre l’aventure scientifique et la malhonnêteté qui sauve.

Il pouvait toujours douter de l’aptitude de Bernie à construire des machines capables de compenser les invalidités des copains, mais je n’étais pas invalide, seulement persuadé de l’être. Je donnais dans la nuance, moi, alors que Bernie n’avait pas pour habitude de discuter avec les victimes de son altruisme.

— En parlant d’altruisme, Frank, me dit Omar Lobster, vous connaissez Amanda Bradley ?

Il ne s’abusait pas. Je la connaissais. J’avais même tenté de la faire chanter, mais elle se foutait pas mal que Mike apprît qu’elle avait une aventure durable avec un scientifique que l’académie Nobel promettait de récompenser pour ses travaux sur l’innocuité de certaines drogues qui seraient mises en vente libre si les preuves d’innocuité devenaient indiscutables. J’avais encore les photos compromettantes dans mes archives.

— Mike est toujours stérile ? demandai-je pour démontrer que ma conversation n’était pas étrangère aux petites misères physiologiques de mes semblables.

Et puis ça me rapprochait. J’en savais pas long sur les avantages et les inconvénients de la familiarité. J’essayais.

— Elle est intéressée par le projet, continua Omar Lobster. Voulez-vous participer ?

— J’la connais à peine…

— Vous survivrez à l’autopsie, rassurez-vous. À la déconstruction, veux-je dire !

— Il te voyait déjà mort, souffla Sally qui se méfiait dès qu’il s’agissait d’ouvrir quelqu’un.

Bernie était ravi. Il touchait rien, mais ça le rendait heureux, cette association d’un minable de l’analyse criminelle avec un savant qui dépassait les limites de l’éthique.

 

Faut ici qu’je rappelle que la Philosophie envisage les deux domaines de notre influence sur l’existence : la Connaissance et l’Action. Sous l’influence des religieux et des artistes, on a ajouté l’Éthique, associée à la Connaissance qu’elle bride en toute justice, et l’Esthétique, chargée de contenir les dépassements de l’Action. Finalement, la Philosophie, dénaturée par ces garde-fous, ne sait dire que « c’est bien » ou « c’est beau ». Si elle ne dit rien, c’est que c’est moche et mal. Ou bien elle choisit de le dire et on trinque, par exemple en expirant sous les ruines d’un combat. C’est d’ailleurs à ce niveau qu’on se bat : on est rarement d’accord sur les questions de morale et d’art, d’où les frontières, les ghettos et autres mellahs.

 

Omar Lobster proposait une science sans limites et je m’engageais à agir sans pitié. Si c’était pas une paire, ça, Bernie était un produit de mon imagination.

— C’est Kol qui va être content ! se contenta-t-il de dire pendant que Sally s’inquiétait du rôle qu’il aurait à jouer dans une histoire dont elle connaissait la fin.

Moi, ça m’sortait de la merde. J’avais pas oublié les hyènes de K. K. Kronprinz que j’avais connues à cause de l’imprévoyance de la Sibylle. Je voulais croire que c’était de l’imprévoyance. Fallait pas qu’j’oublie qu’elle était Métal et qu’elle jouait gros face à l’Urine dont j’étais le serviteur et l’obligé, une bonne raison pour elle d’avoir pitié de moi. Ce soir-là, Anaïs consentit à dîner avec moi dans un restaurant où elle avait aimé Omar Lobster sous la table.

— T’es pas fait pour l’aventure, Frank !

— Mais ça m’fait tellement rêver !

— T’es pas fait non plus pour rêver.

J’étais fait pourquoi ? Certainement pas pour briller autrement que dans l’exploit. J’avais aucune disposition pour l’Art ni pour les métiers du Droit. La Science faisait de moi un champ d’expérience et de confiance mutuelle…

— C’est justement là que le bas blesse, Frank ! Le champ d’expérience, je veux bien. Omar est un sacré scientifique, mais question confiance, tu f’rais bien de douter de ses compétences naturelles. Il a pas non plus étudié pour que ça paraisse moins naturel.

Pourquoi me harcelait-elle ? Qu’est-ce que j’étais pour elle si elle ne comprenait pas que j’avais besoin de l’aventure même si l’aventure pouvait se passer de moi ? La télé n’arrêtait pas de donner des mauvaises nouvelles de John Cicada et de son équipage. Ils avaient maintenant des problèmes bioniques. Dans la salle, les gens s’inquiétaient sincèrement. Ils échangeaient des impressions, pas plus. Je leur en voulais de n’être que les objets d’une actualité qui se passait d’eux. Anaïs me raccompagna sur le coup de deux heures du matin. J’étais pas frais.

— T’en veux ?

Mon cucul en voulait. J’pouvais pas dormir sans. Elle se contentait de Dormidor, une merde qu’aurait pas sonné bébé Frank qui héritait des défauts de son père sans les avantages de sa mère.

— J’dormirai sur le sofa, dit-elle en secouant les draps.

— J’sais même pas quand on part, déplorai-je.

— Ah ! Ça commence pas bien, se moqua-t-elle.

J’attendais.

— J’en ai connu un qui s’est étouffé dans ses draps, racontait-elle en attendant elle aussi. Tu sais pourquoi ?

— … ?

— À cause d’un nœud !

Ça aurait fait bidonner Bernie. Au matin, j’ai savouré le premier rayon comme s’il avait le pouvoir de me transmettre son pouvoir sur la lumière. Elle dormait bruyamment. Je suis sorti.

 

Au-dessus de la rue, les plates-formes se laissaient bercer par la brise. Bernie était ouvert. Il vidait les crachoirs qui étaient revenus à la mode avec la pratique de la kolok. Il était pas désespéré, pour une fois. Un Arabe était enfermé dans la cabine téléphonique, sonné par un coup de téléphone.

— T’as réfléchi ? me demanda Bernie qui savait que je réfléchissais jamais à la place des autres.

Je m’servis un blanc. Pendant que je trempais mon biscuit, l’Arabe entrouvrit la porte de la cabine.

— J’peux sortir maintenant ?

Il avait l’air inquiet.

— Il a d’quoi, dit Bernie. Il s’prend pour Mohammed.

L’Arabe, qui était peut-être un Berbère, sortit prudemment de la cabine. Il marchait sur des œufs, en plein là où Bernie avait passé la serpillière.

— Y m’énerve depuis hier, expliqua Bernie qui attendait, ayant pris la précaution de ne pas se trouver sur le passage de Mohammed qui visait la sortie.

— T’as pas beaucoup consommé ! fit Bernie quand Mohammed passa entre lui et le juke-box.

Mohammed me salua.

— L’écoutez pas, me dit-il comme s’il commençait un poème sur la Palestine pour le terminer plus prosaïquement : il cherche la merde. Il va la trouver.

Bernie n’était pas taillé pour chercher la merde et la trouver, sauf s’il avait affaire à plus petit que lui. Or, Mohammed était digne de l’Islam : grand et décidé. Ce qui n’expliquait pas son séjour dans la cabine téléphonique.

— C’est le seul endroit où il entend des voix ! dit Bernie que ces voix avaient le don d’exaspérer.

— C’est pas des voix ! rouspéta Mohammed. J’suis pas Jeanne d’Arc !

— N’insulte pas ma religion ! cria Bernie en s’interposant entre la sortie et l’Arabe, mais plus près de la sortie que de l’Arabe qui se marrait parce qu’il se demandait ce qu’il foutait là alors qu’il aurait été plus à l’aise avec Aïcha.

Il me regardait comme si je comprenais. Dans la cabine, une voix exigeait qu’on raccroche le combiné.

— Tu vois, dit Bernie qui s’excitait en désignant la voix.

— J’vois qu’t’es un vrai con, dit Mohammed. Si t’étais pas un vrai con, t’aurais compris.

Il voulait sans doute dire que Frankie était excusé de ne pas comprendre. Bernie lui barrait la route, reculant encore pour que sa voix s’adressât aux rares passants qui préféraient aller au boulot plutôt que de se mêler à une affaire dans laquelle un Arabe était impliqué. Je les voyais courir vers la bouche de métro.

— Laisse-moi passer ! gueulait Mohammed qui me demandait ce que je pensais de Bernie.

— Passe ! disait Bernie. Si tu m’touches.. !

— Faut être con, murmurait Sally qui n’exigeait rien.

— Qu’est-ce qu’il foutait dans la cabine ?

— Qu’est-ce qu’on fout dans la cabine, à ton avis ?

— Si personne m’explique !

Bernie et Mohammed n’étaient pas d’accord sur les modalités de la fin du conflit. Bernie risquait sa vie et Mohammed la prison. Sally ne voyait pas d’inconvénient à risquer d’être veuve. Et ça ne me disait rien de risquer d’être le témoin gênant.

— Bernie ! Explique-moi !

— Ya rien à expliquer, Frank ! J’interdis qu’on parle de religion dans mon téléphone. C’est écrit en rouge. En plusieurs langues, dont la sienne.

— C’est du passé, Bernie !

Mohammed me regarda comme si je ferais mieux de me taire.

— Ce type est cinglé, me dit-il.

— On parle pas religion dans mon télef !

— Ya pas d’liberté d’expression, ici, se plaignit discrètement Sally.

L’Arabe renonça et s’approcha du comptoir. Il avait vraiment l’air désespéré de celui qui n’a pas l’intention d’aller trop loin. Il portait un costume trois-pièces. La cravate était dénouée, négligemment posée sur l’épaule.

— J’ai pas d’Coran dans ma poche, si c’est c’que tu cherches, amigo.

— Y cherche rien, dit Sally. Qu’est-ce que j’te sers en attendant que l’patron trouve des témoins ?

— Servez la même chose à ce monsieur.

On sympathisait et ça f’sait chier le vieux Bernie qui se ridiculisait, à moitié dans la rue qu’il était à ameuter des chiens qui n’avaient pas envie d’aboyer avec lui. Mohammed évoquait des subtilités existentielles.

— C’est pas des subtilités, Frank, me dit-il. C’est la vie héritée du temps, sans la religion ni l’Histoire. C’est arrivé comme ça. Je l’aime bien, cette vie. Je parle jamais de religion dans les téléphones. Ce type est cinglé. Il faut l’enfermer !

— Il l’est déjà, enfermé, dis-je parce que j’en savais long moi aussi, sur les subtilités qui conditionnent notre existence.

— J’te dis qu’c’est pas des subtilités !

— Faut pas s’énerver, conseilla Sally qui me fusilla du regard.

— Si c’étaient des subtilités, ce type me chercherait pas des histoires.

Les Chinois c’est : un seul monde, un seul rêve. Les Amerloques, qui sont moins cons, c’est : un problème, une solution. Bernie : un Arabe, pas d’problème !

— J’m’en vais ! décida Mohammed.

— Tu sortiras pas d’ici avant d’avoir présenté des excuses au téléphone !

— Y charrie, non ? fit l’Arabe.

Bernie était prodigieux dans son tablier bleu. Ses bras nus s’agitaient dans tous les sens. Il avait pas l’intention de céder. Ou Mohammed passait et Bernie passait quelques jours à l’hôpital, ou Mohammed s’excusait et Bernie ne cacherait pas sa satisfaction d’avoir démontré quelque chose que Mohammed n’était pas prêt à accepter. Frankie se demandait si Bernie le laisserait passer, lui, Frankie.

— Il a besoin d’tes yeux, fit Sally qui picorait dans un sachet.

— Y m’énerve, ce sachet ! hurla Bernie.

— Le jour où tu t’énerveras pas pour des riens n’est pas encore levé, continua Sally qui se gavait d’antalgiques en prévision d’une intimité que Mohammed voyait comme s’il y était.

— En général, c’est les Arabes qui cognent leurs gonzesses, dit-elle.

Mohammed n’en revenait pas. Il avait mis les pieds dans une interface thérapeutique.

— T’es fou toi aussi ? me demanda-t-il.

— J’pars en mission demain.

— T’es fou ! Qui je tue d’abord ?

Sally tira la première. Du 8 avec fil de laiton. En plein dans le Coran. Mohammed avait menti, ce qui donnait raison à Bernie. Enfin… il s’expliquerait. Je demandai ce que j’avais vu.

— « Ils » s’étonneront pas, t’inquiète, dit Sally qui connaissait la musique sans avoir appris le solfège.

— J’les comprends pas, ces mecs, dit Bernie en examinant le cadavre. Tu les comprends, toi, Frankie.

— J’comprends pas leur religion.

— Sans compter les subtilités, dit Sally qui rechargeait. À qui l’tour ? plaisanta-t-elle.

Bernie parlait au téléphone. Sally m’offrit un pop-corn.

— Il est jaloux, dit-elle à voix basse.

— Jaloux d’quoi ?

— Il aurait bien aimé venir. Déjà qu’il a raté les Jeux olympiques à cause d’une mauvaise grippe. Il avait le billet et tout !

 

Kol arriva une heure plus tard. Sa bagnole était en panne et il avait pris un taxi. Il aimait pas prendre les taxis à cause des chauffeurs.

— Ah, ouais ? fit Bernie qui en avait fini avec le téléphone et sa cabine.

Il avait effacé toutes les traces.

— Des fois qu’on trouve ton ADN, Frank.

Sally ajusta son dentier. Jamais Bernie ne l’avait fait autant rigoler. Y avait que Kol qui rigolait pas, parce que Mohammed respirait encore.

— Du 8 avec fil de laiton ! s’écria Sally.

— Sois pas déçue, dit Bernie. Ça arrive quand on n’est pas sûr.

Kol se pencha sur le corps qui respirait péniblement.

— Ya encore une âme là-dedans ? dit-il en découvrant le visage.

J’avais posé mon mouchoir à cause d’une grimace qui me rappelait les hyènes de Golo.

— Merde ! fit Kol. C’est un Chinois.

— T’es pas dans la merde, Bernie ! s’écria Sally.

On était tous de la même race et on l’est toujours. Frank n’emmerdait jamais les Chinois, que les Arabes, sauf s’ils prouvaient qu’ils étaient Berbères.

— Pourquoi tu l’as appelé Mohammed ? grinçait Sally.

J’avais appelé personne ! J’avais même pas eu le temps de siffler mon p’tit blanc bien d’chez nous. J’avais du sang sur le col de ma chemise. Kol y trempa un coton-tige. Encore un truc qui n’allait pas m’servir. Comme chez Emmaüs. Les boules au niveau des yeux. Si j’avais pu m’exprimer, j’aurais crié mon innocence !

— Personne n’est innocent, philosopha Kol avec une touche de sentiment artistique.

Le Chinois, puisqu’il fallait l’appeler comme ça, toussa. C’était bon signe d’après Sally qui n’avait plus envie de le tuer.

— Qu’est-ce que j’vous offre ?

Il avait pas souffert. La chevrotine avait pénétré dans son gilet de combat, pas plus loin. Le choc l’avait étourdi. Le sang ne s’expliquait pas. Ou alors c’était le mien.

— Tâte-toi, Frankie, me conseilla Sally.

J’avais rien moi non plus. Sally se palpa les fesses.

— Si j’ai rien là, c’est tout bon ! Et toi, Bernie ?

Il avait entré toute sa main droite dans une plaie qui le fendait au niveau du bide.

— Ça va sentir mauvais, dit-il.

Sally recula.

— On est où ici ? demanda le Chinois à Kol qui secoua la main pour signifier qu’il savait pas.

C’était peut-être le moment de lui serrer la pince, au Chinois. Mais Kol réfléchissait au détriment de ce type qui se faisait passer pour un Arabe.

— Montre ta technologie, lui ordonna-t-il.

Le Chinois déchira la doublure de sa veste. Y avait pas d’technologie. Rien dans le pantalon, à part ses outils. Le gilet ne contenait rien d’avancé. Kol s’en prit aux godasses. Sans succès.

— T’es sûr qu’t’es un Chinois ?

— J’ai pas dit le contraire.

— Il a raison : un Arabe n’est pas le contraire d’un Chinois.

— On est tous d’la même race !

J’peux pas m’empêcher. C’est la télé. J’veux être comme tout l’monde. Même race, même télé !

— On l’embarque ! dit Kol à ses hommes qui s’impatientaient.

À cette différence près que c’était moi qu’on embarquait.

 

On arriva au BE. J’connaissais les lieux. J’y avais poussé une brouette à la place d’un Arabe ou d’un Portugais, j’me souviens plus. Derrière moi, Anaïs semblait débiter un rapport sur les circonstances de mon arrestation.

— C’est lui qui a tiré ?

— Non.

— Alors pourquoi on l’arrête ?

— On l’arrête pas. On l’continue.

J’pouvais pas dire que j’en voyais le bout de ce tunnel provisoire. « Ils » me plongeaient dans le noir et je finissais par perdre mes repères. Puis la lumière me confisquait la cohérence et je ne voyais pas ce qu’on me demandait de dessiner. Anaïs apparut deux fois. Pendant l’interrogatoire qui consistait à poser des tas d’questions inutiles à l’enfant que j’avais été. Et dans l’avion ou le sous-marin qui nous transportait sur des lieux dont je ne connaissais que les hyènes agitées.

— Tu t’rappelles ? me disait une voix chaleureuse qui m’donnait envie de répondre pour qu’elle m’en pose encore, des questions !

Peut-être. Je veux dire : peut-être que c’est moi. Et si c’était un autre ? Si je servais à quelque chose, une fois dans ma vie, détaché à jamais de ma fonction parasitaire. C’était l’océan ou le ciel, ce que je voyais dans le hublot ?

— C’est rien, dit John Cicada. Repose-toi, fiston. Je pars pas demain.

— Quand alors ?

— Jamais si tu veux, Frankie.

— C’est chouette !

— Mais il faut que tu comprennes que tu me gâches la vie.

— Tu veux dire que si tu pars pas, c’est ma faute ?

— Comment veux-tu que je le dise, Frank ?

Une voix disait que j’avais un beau cucul. Je reconnus la Sibylle.

— Sibylle ?

— Ne l’écoute pas, Frank.

— J’y pense même plus, Sibylle.

— Mais il est là !

— Tu es là toi aussi.

— C’est pas pareil, Frank.

Puis Anaïs qui revenait avec de quoi manger :

— T’as faim, Frankie ?

— Ça dépend d’quoi ?

— J’sais pas moi ! De yaourt, de sexe, de vivre !

— J’pourrais si j’voulais !

— Doublez la dose !

— 50 par 2 ça fait 100.

 

Peut-être que j’irais jamais plus loin que le premier pas. C’était déjà une erreur et elle appartenait à ma jeunesse. J’en avais pas commis d’autres. On arrivait. Je l’sentais à l’immobilité. Le bruit des vagues finissant sur le sable m’inspirait un autre pays où je serais heureux si je m’aventurais assez loin dans son inconnu. C’était ce qu’on me demandait. On me surveillait de près. Qu’est-ce que je trahissais ? Le sol se déroba sous moi. Je quittais encore la terre. J’étais toujours accompagné. Je sentais leurs explorations crispées. La seule chose qui me restait, à part la faculté de penser, c’était cet unique sens de perception. « Ils » avaient pensé à tout. Je recevais les informations par un seul canal. Vérification :

— Frank ?

— On est arrivé ? J’en ai marre d’attendre sans savoir.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir, Frank ?

— Si on est arrivé !

— Vous ne préférez pas recevoir des nouvelles de John Cicada ?

Anaïs guettait l’erreur :

— Bonnes ou mauvaises ? Choisis, Frank.

— Bonnes. Je préfère qu’elles soient bonnes !

— Avec ou sans mensonge pieux ?

— Il ne peut pas répondre à cette question. Je regrette, Anaïs.

 

Mohammed Wang avait la tête de l’emploi : on devinait, à le voir, qu’il entretenait des rapports secrets avec la société, mais j’aurais pas pu dire de quel côté il était. En tout cas, c’était un Chinois qui pratiquait le côté spirituel de l’Islam avec une ferveur toute contenue dans le principe que Dieu est grand et qu’il reconnaît les siens.

Je me retapais lentement. La chimie cernait mon problème sans le résoudre. Le docteur Wang avait la réputation de réussir là où d’autres avaient échoué. J’occupais une chambre modeste dans un des pavillons de l’Institut Wang Wang Wang, quelque part dans la campagne pékinoise. De ma fenêtre, il m’arrivait de voir ce qui pouvait être le sommet d’un gratte-ciel, mais j’en aurais pas mis ma main au feu. Les brumes pestilentielles de la Cité nous arrivaient par vagues furieuses, se déversant dans un lieu autrement infesté par la chlorophylle artificielle d’un bois circulaire qui délimitait nos usages.

— Ne vous installez pas dans l’habitude, répétait mon carabin chinois. N’allez pas plus loin et revenez.

Je n’atteignais donc jamais le bois lui-même, interrompant mes balades hygiéniques au bout d’un chemin bordé d’aristoloche. Je m’arrêtais, les yeux exacerbés par les reflets d’une clôture de fil de fer. Wang m’observait depuis la fenêtre de son bureau. À distance, un paysan chinois se tenait prêt à intervenir des fois qu’il me viendrait à l’idée d’aller plus loin. Ça ne pouvait pas arriver, mais j’y croyais.

 

Mohammed m’interrogea une première fois dans le cadre d’une enquête criminelle où j’avais joué un rôle qui restait à déterminer. Il jugea mon existence compliquée et peu exemplaire. Frappant mon visage tuméfié, il regardait mes yeux comme si ce qu’il cherchait s’y trouvait déjà alors que je n’avais aucune sensation de trahir mes amis ni la Nation. Je m’étais battu, je le savais. Pour qui ? J’espérais confusément que ce fût pour les miens.

— Qu’est-ce que ça t’a rapporté, hein ? disait Mohammed en me tordant les seins. Des clopinettes !

J’avais une vague idée de ce que c’était, les clopinettes. Un type comme moi en vit sans se révolter contre la hausse des prix et les pertes de temps qui réduisent la vie à des nostalgies ridicules. Je me demandais ce qui était finalement arrivé à Bernie. La dernière image le montrait appuyé sur le comptoir, la main droite enfoncée dans une plaie qui saignait. Il avait du sang jusque sur les godasses. Il engueulait Sally qui montrait aux flics la chevrotine 8mm avec fil de laiton dont elle se servait quelquefois pour mettre fin à des disputes à couteau tiré entre des camés ou des demeurés. Kol Panglas m’avait menotté.

— Qu’est-ce qu’il sait ? lui avait demandé Rog Russel.

— Rien, avait répondu Kol et tout de suite ils m’avaient laissé entre les mains expertes de Mohammed Wang qui avait commencé à me tirer les vers du nez avec des instruments contondants.

C’était juste pour commencer. Les Étasuniens avaient Guantanamo, les Chinois nous faisaient tondre les pelouses de l’IWWW et tailler des rosiers qui poussaient dans le crottin de cheval. J’avais vu les chevaux et leurs cavalières. On suivait ces chemins pour ramasser le crottin. Un professeur anglais nous donnait des conseils.

— Vous connaissez Omar Lobster ?

— Comme si je l’avais inventé ! répondais-je.

Mohammed Wang ne pouvait rien tirer d’autre de ma cervelle liquéfiée par les coups. J’avais du crottin sous les ongles. Quand il en arrachait un, il grimaçait et se livrait en suivant à des ablutions dans le lavabo qui servait aussi aux chirurgiens.

— On vous veut pas d’mal, disait-il quand je revenais à la surface suite à un effondrement du corps poussé à l’extrême de la douleur.

— Qu’est-ce que vous m’voulez alors ?

Il me montrait la machine à remonter le temps. Une électrode communiquait avec ma queue. Je pouvais voir les volutes d’une cigarette. Je savais qui la fumait et elle me conseillait de dire ce que je savais.

— Si t’étais pas aussi con, disait-elle, tu s’rais pas là !

J’éjaculais toutes les heures dans un plafond éclairé à l’arc. Je voyais les volutes et les passages rapides. Puis on me ramenait dans ma chambre et on m’empêchait de saigner. Le professeur anglais s’approchait de la fenêtre et me confiait qu’à part le crottin de cheval, il n’avait aucune idée des recherches entreprises dans ce Centre. Il était payé pour soigner les rosiers, pas les hommes dont il ignorait l’anatomie.

— « Ils » ont aussi une machine d’invisibilité, me confia-t-il dans un filet de voix qui trahissait une admiration inconditionnelle.

— C’est des conneries ! expirai-je du fond de mon lit.

— Des conneries ? Regardez un peu autour de vous. Que des machines ! Vous êtes une machine ! Regardez !

Il agitait une roue qui avait appartenu à la chaise que Bernie avait fabriquée pour me sauver de l’agoraphobie qui menaçait mon bonheur. Elle tournait sur son axe, renvoyant une infinité de reflets.

— Et ça, c’est des conneries ? demandait alors le professeur anglais.

La nourriture arrivait après avoir parcouru un circuit impossible à analyser avec les moyens du bord : mon œil, mon cerveau, mes mains qui n’atteignaient pas autre chose que mes mains.

— Ya pas d’conneries ici ! s’écria le professeur anglais qui refusait de sentir le crottin en signe de reconnaissance.

Mohammed Wang m’envoyait tous les cinglés de l’Institut. Et chacun de ces détraqués possédait un fragment matériel de mon existence antérieure.

— Il est con, constatait le professeur anglais. Il se rend même pas compte qu’il est dans le postérieur !

— Joli point de vue ! soulignait Mohammed Wang.

Il agissait sur des instruments distants par l’intermédiaire d’une console qui éclairait son visage de circonstance. Je m’ouvrais comme un fruit, saignant ou urinant, je ne savais plus. Sur la vitre, l’hiver cristallisait d’autres douleurs et j’entendais ces cris sans pouvoir ne pas les écouter. Des détails me revenaient. J’en parlais. « Ils » étaient convaincus, mais c’était trop fragmentaire d’après Rog Ru.

— Ou bien c’est un agent de première importance ou bien il ne s’agit que d’un accident réseautique.

— Analysez son rapport à Amanda Bradley. La clé de ce système antisystème est peut-être là. Recommencez !

Mohammed Wang avait cette patience.

— Si je vous donne des nouvelles de Bernie, consentirez-vous à nous parler de cette femme que votre rang social ne vous autorise en principe pas à fréquenter ? Vous êtes intimes, non ?

— Je veux faire un voyage dans l’espace.

Mohammed Wang se désespérait derrière la vitre. Il se frottait le front énergiquement. Je ne voyais rien d’autre que cette énergie.

— Frank ! John Cicada s’est perdu dans l’espace avec nos 20 milliards de dollars. À cause de la jalousie. Vous comprenez, Frank ? La jalousie.

— Je connaissais Dogson. Il m’aimait bien quand j’étais petite fille.

— Vous n’avez jamais été une petite fille, Frank !

 

Le dérivé colocaïnique qu’ils appliquaient à mon cas ne permettait pas de dissocier le mental de l’anecdotique. C’était un vrai problème. Sans les connaissances documentées d’Omar Lobster, ils n’arriveraient à rien d’autre que ce récit antisystème dont ils ne contrôleraient jamais le paramétrage virulent. Rog Russel intervenait plus souvent, améliorant par palier sa connaissance du personnage que je deviendrais s’ils échouaient. Je le voyais descendre les Chinois de l’échelle sociale. Il générait une nouvelle pauvreté d’esprit, conscient que le Parti Communiquant finirait par limiter son pouvoir sur le territoire chinois.

— Frank ?

— Je suis là, Rog ! J’suis pas confortable.

— C’est une question de coussin. Apportez un coussin neuf. Ça va mieux ?

— J’suis pas c’que vous croyez, Rog ! Pitié !

— Je sais bien qui vous êtes, Frank. On va tenter de séparer l’enfant de l’homme.

— Sans douleur ? Je crains plus que la douleur !

— C’est bon signe. Vous allez me signer une décharge.

— L’enfant sera perdu, hein, Rog ?

— C’est lui ou vous, Frank. Faut accepter le destin.

— J’lui avais promis un enfant !

— Un enfant d’homme ne lui conviendra pas, Frank. C’est mieux comme ça.

— Mais je suis une femme, Rog !

J’en avais l’air mais pas la chanson. Ils commencèrent par extraire le sperme. Ça prenait un temps fou. Le plaisir doit sidérer, sinon ça devient ordinaire. J’attendais la dernière goutte dans une indifférence presque tranquille.

— C’était quoi, ces photos ?

— Quelles photos ?

— Vous aviez des photos à lui montrer. Elle n’a pas marché parce qu’elle les possédait déjà. Elle était mieux informée que vous.

— Pardi ! s’écria Kol. La femme la plus riche du Monde, hommes y compris !

— T’as un joli cucul, Frank…

Si je parlais, je m’entendais pas. Et s’ils ne savaient toujours rien, c’était que je n’en savais pas plus qu’eux.

— Bernie est mort, Frank.

— Encore !

J’avais encore des choses à apprendre sur l’existence et ses effets secondaires. Le professeur anglais revenait avec quelque chose qui brillait comme une poignée de confetti.

— Poussière d’étoiles, dit-il en versant le contenu de sa main dans mes draps.

Ça rutilait. Anaïs s’était amusée comme une folle et il en avait profité pour l’enculer. Il pointa son doigt vers le plafond où vacillait la fragile lumière d’une veilleuse.

— Il n’en saura rien, gloussa-t-il.

J’arrêtais pas d’y penser et ça faussait les pénétrations binaires. Mohammed Wang parcourait les colonnes de chiffres.

— Tirez-vous, Watson ! grogna-t-il.

On était seul pour la trois cent quatre-vingtième fois.

— Ça fait beaucoup plus d’un an si on ajoute les week-ends, dis-je en acceptant sa bite.

— C’est pas ma bite, Frank ! Avalez !

Il me donnait un sperme contrastant dont la radioactivité m’émoustillait comme une jeune fille au bain.

— On dit « au pair », Frank. Contractez le plexus.

— Vous avez des nouvelles de Bernie depuis qu’il est mort ? […] On sait jamais avec Bernie…

Mon problème, c’était la case manquante. Sans ce fragment de connexions naturelles, je ressemblais à l’homme du commun.

— Ils vous ont pas arrangé, dit Mohammed Wang.

Il constatait les dégâts périphériques. […] Rog Ru perdait patience.

— Les Chinois n’auraient pas mieux fait, dit-il pour mettre fin aux commentaires.

Je rencontrais personne à part ceux dont je viens de parler, y compris la voix qui semblait appartenir à Anaïs. Même John Cicada ne me parlait plus. Si j’entendais une autre voix, ce serait forcément celle de Dieu.

— Voulez-vous qu’on augmente le son ?

Y avait rien au bout du fil. C’était inutile de continuer, mais Mohammed Wang désignait une malformation visible seulement par calcul de probabilité. J’étais atteint, selon lui, d’une inconnue qui expliquait mon comportement.

— Dès que tu prononces le mot « inconnue », tu désignes le principe, expliquait un Chinois à une Chinoise.

Il était vieux et elle ne l’était pas. Je les voyais tournoyer avec leurs tablettes et leurs stylets. Mais je manquais de temps pour les identifier.

— Vous êtes sûr que c’est des Chinois ? demandait Kol Panglas qui n’avait pas envisagé cette possibilité.

— On n’est jamais sûr de rien, complétait Rog Ru.

On avait ainsi une idée exacte de leur influence sur la procédure de réconciliation. J’avais envie de les remercier d’intervenir en ma faveur, mais elle ne se signalait par aucune remarque contradictoire. J’étais dans le flou.

— O. K., Frankie. On vous abandonne aux tourments de Chouyon. Il faudra vivre avec, mon vieux.

Tout disparut, à part la fenêtre et ce qu’il y avait dedans. Je craignis la solitude. Elle arrivait par bouffées.

— Si tu mets rien dans le temps, Frank, il ne passe plus. Et il faut tellement de temps avant que tu t’en aperçoives que t’es déjà un cadavre avant de disparaître à tout jamais. À tout jamais, Frank ! Tu peux pas accepter ÇA !

Elle me parlait dans un instrument de communication organique. Je ne la voyais pas. Pourquoi se tenait-elle à distance ?

— La contagion, Frank. Tu veux voir la bulle ?

Elle apparaissait en même temps sur un écran. J’étais dedans et elle vivait à la tangente, parlant pour ne rien dire, comme par devoir. Mais ce n’était peut-être pas elle.

— Vous avez entendu ce qu’il a dit, non ? Faites-lui faire un tour dans l’espace le plus proche et revenez avec un être vivant.

— Ça f’ra deux milliards de dollars. Cash !

 

Ils me montrèrent la navette au cours d’une opération portes ouvertes. Je voyais pas bien à cause des gosses qui se collaient partout où j’avais envie de voir. Je pouvais pas me livrer à une analyse scientifique. Je me contentais d’observations sommaires, mais fidèles au modèle qu’ils proposaient à mon désir de vivre encore, un peu comme Bernie qui était mort sans en apporter la preuve. Il y avait des tapis partout, même sur les murs. Ça cachait bien l’imprévisible. J’obtenais la permission de m’asseoir aux commandes. Ils me jalousaient, ces gosses de merde !

— Fermez-la ! ordonna un Chinois en uniforme.

Les gosses s’approchèrent, parce que « fermez-la ! », en Chinois, ça veut dire « venez ici qu’on en discute ». Tous les connards s’appellent Confucius.

— Je vous présente Li Po Po, dit l’uniforme en me désignant.

— Li Po Po Su Xion, pour être complet, ajoutai-je en montrant mes dents d’acier à ce collectif de cuculs qui me prenaient déjà pour une victime de l’héroïsme.

— Li Po Po va voyager dans l’espace, se mit à conter l’uniforme.

Sa voix glissait sur les évènements futurs. Les Chupa Chups contenaient de la kolok. On s’y croyait.

— Li Po Po ! Dites quelque chose à ces enfants qui vous admirent.

J’avais pas grand-chose à dire. J’en savais pas plus, mais je pouvais toujours inventer. Sous la surveillance du Système Anti Exagération. Cela allait de soi.

— Je suis ravi et honoré de porter un nom chinois dont j’ai peut-être les ancêtres, commençais-je pour en finir avec ce cirque.

Mais ce qui parlait à la place de mon visage, c’était une projection de Rog Russel qui s’adressait à l’ONUX pour demander l’arrêt des combats dans je ne sais plus quelle zone qui avait appartenu aux Russes de la quatrième dimension du Carré, leur BE à eux. Les enfants applaudirent. La Chine en était encore au triangle.

— Li Po Po va maintenant nous montrer comme c’est facile.

Je me jetai dans une piscine comme si j’avais fait ça toute ma vie. Je touchai le fond avec la tête et remontai en suivant les bulles. J’émergeai alors dans une chambre appartenant à une suite princière. K. K. Kronprinz trônait dans un fauteuil en compagnie d’une fille qui changeait la couleur de sa tignasse.

— Vous m’avez laissé tomber, Frank ! me reprocha-t-il tout de suite.

J’avais traversé le fond, ce qui n’arrive qu’une fois dans la vie.

— Vous m’sauvez de ces crapules de Chinois qui voulaient me faire dire ce que je sais pas, ô K. K. K. !

Le Prince mordillait le corps qui s’activait dans ses cheveux. Il m’offrit un verre malgré les recommandations me concernant. J’avalais une gorgée de plaisir oublié.

— Ces cons de Chinois se sont associés aux Urinants, mon Prince ! Roger Russel leur parle comme à des frères. Ils couchent ensemble pour faire des gosses !

— Quelle horreur ! s’écria le Prince.

La fille poussa un petit cri à ma place. Elle me regardait comme si elle avait envie de moi. Ma queue circulait dans tous les esprits depuis qu’elle avait été interprétée au cinéma par une de ces nombreuses doublures qui s’approchent de la réalité avec une approximation forcément risible. Elle pouvait posséder l’original et ça la rendait possible.

— L’ennui, avec les Chinois, poursuivit le Prince, c’est leur pratique constante des fausses apparences. Il n’y a pas de pensée chinoise. Ça tient debout par force, c’est tout. Je n’en ferai pas une chanson.

Il se mit à fredonner le premier vers d’un blues. La Sibylle apparut comme s’il l’avait sifflée. Elle n’avait rien perdu de son pouvoir sexuel, contrairement à ce qu’avait annoncé la Presse.

— On se retrouve toujours, dit-elle. Tu finiras par m’épouser.

— Qu’est-ce qu’ils ont fait de votre enfant, Frank ? demanda le Prince.

— Il est en Mongolie. Je sais pas où exactement. Elle connaît un chaman qui trafique dans le chromosome. J’ai plus d’économie, Sibylle. J’suis en manque.

— Faudrait d’abord savoir de quel côté elle se trouve, la kolok, dit la Sibylle qui ne donne rien si c’est pas dans sa main.

— On avait traité avec Omar Lobster, Bernie et moi. Ce salaud de Mohammed est cause qu’il est mort, le vieux Bernie. C’est ce faux Chinois qui m’a fait parler. Je sais que j’ai tout dit. J’suis pas fait pour souffrir.

Je me traînais lamentablement à leurs pieds. J’étais nu, tout le métal apparent et mon cucul saignait du vrai sang.

— Ils l’ont enculé, dit la Sibylle dans l’oreille du Prince.

La coiffeuse écoutait tout. Je trouvais ça étrange. Qui était-elle ?

— Heureusement qu’je suis là, dit le Prince en se levant.

Les deux gonzesses le faisait bander et il avait besoin de gicler. Il examina consciencieusement la surface de mon corps.

— Ils n’y ont pas été de main morte, constatait-il sans cesser de parcourir les traces de la douleur.

Il gicla dans le plus grand silence.

— On va pas te remettre dans la merde, Frank ! déclara-t-il.

— Il le mérite, tiens ! grogna la Sibylle.

La coiffeuse rangeait ses peignes. Elle arrêtait pas d’écouter et le Prince n’y voyait toujours pas d’inconvénient.

— C’est quoi, ça ? fit le Prince.

Il extrayait un micro de ma chair. J’en avais plein ! « Ils »  nous écoutait. « Ils » connaissait le truc de la piscine. K. K. K. avait émerveillé Las Vegas avec ce tour invendable ailleurs que dans les bouibouis où il se produisait à l’époque. Il écrasa tout ce matériel sous sa botte. La Sibylle jeta un œil sur le paquet de sang.

— S’il en reste, dit-elle, va falloir tout détruire.

Elle voulait pas que ça arrive. Je voulais pas moi non plus. Le Prince la rassura. Il avait le nez pour ces trucs. Il en dénichait tous les jours. Et il demandait pas si la coiffeuse y était pour quelque chose !

— J’vais d’mander à John de pousser les moteurs, dit-il.

 

On atteindrait le vide avant que les Chinois ne mettent à feu leurs pétoires. On allait encore être poursuivi et ça filait le mouron à Frankie qui n’en demandait pas tant. Mais si John Cicada était au volant, y avait plus d’inconvénients. C’était du tout cuit pour la matière en ébullition qui déformait ma casquette.

— T’aurais besoin d’une coupe, dit la coiffeuse en passant une main experte dans mes cheveux. T’aurais besoin d’cheveux aussi !

— J’fricote jamais avec les inconnues, surtout si elles me plaisent.

— C’est pas d’fricoter que j’te parle, Lolo !

Elle se mit à me laver la tignasse avec des produits. K. K. K. m’avait planté une clope à l’endroit où j’les fume. J’étais naze, comme mec !

— C’que tu leur a pas dis, commenta la Sibylle, c’est qu’t’es vach’ment coquet comme typon !

L’autre s’en donnait à cœur joie. Ça moussait. Le Prince se renseignait sur les données du voyage. Il avait le destin voyageur, Frank. Et il comprenait rien à ce qui se passait dans ce Monde de merde qui appartient aux uns pour leur plus grand plaisir tandis que les coupés du Monde se lamentent sur leur sort tragique. Frank appartenait à une troisième catégorie : ceux qui comprennent pas que c’est foutu d’avance. Il était pas seul, mais le regroupement était improbable compte tenu de l’égoïsme partagé par ces voyageurs centripètes.

— C’est parti ! fit le Prince renversé par la secousse primaire de l’envol

La coiffeuse en profita pour m’en mettre dans les yeux.

— C’est pas les yeux ! riait-elle. Ah ! Tu parles d’un œil et d’un regard !

On filait. Avec John Cicada aux commandes, on avait toutes les chances d’atteindre l’objectif.

— Tu sais même pas où on va ! dit la coiffeuse.

— Je sais où on va pas.

— Tu vas pas où tu veux, dit la Sibylle qui trouve toujours le mot juste dans les situations difficiles.

Le Prince reprit son refrain où il l’avait laissé. Il m’inspirait le bonheur, ce patapouf de rocker. J’étais pas le seul à me fanatiser, mais moi, j’avais des excuses. La Sibylle remontait ses bas. C’était tout l’effet que ça lui faisait de plonger dans l’espace sans condition.

— J’ai pas dit qu’il y avait pas d’conditions, dit le Prince qui essayait le trémolo dans un verre.

— Ouais, dis-je. Mais c’est des bonnes conditions.

— J’ai pas dit ça non plus !

— Merde !

— Faut qu’tu t’rappelles, Frank !

— Ça va pas recommencer !

La coiffeuse m’enfonça la première seringue dans le cul. Pas un sentiment sur son beau visage publicitaire. Elle s’appliquait en tirant la langue. Je giclais de l’autre côté.

— Qu’est-ce qui t’a dit, Bernie, avant de crever ? T’étais sur lui et il te parlait.

— J’étais sur lui pour lui masser le cœur et il disait rien d’autre que « Frank, tu me sauves ! ».

— C’est pas ce qu’on a entendu, Frank.

— Si vous avez entendu, ce dont je doute, pourquoi me faire ça, à moi !

Je m’adressais à la Sibylle. On s’aimait encore. On avait un gosse en cours. C’était du mental, mais on pouvait rêver.

— J’ai pas envie d’rêver, Frank. T’es naze !

— Vous voyez, mon cher Frankie ? constatait le Prince.

Je voyais pas. Je voyais pas ça. Je voyais que ça n’en finissait pas. Une aiguille m’enfila de travers. Je hurlais.

— C’est pour ton bien, dit la coiffeuse.

Il y avait une autre aiguille et je la voyais. Elle était assez grosse pour en cacher d'autres. Au bout, la seringue était agitée de secousses thermiques.

— Y perd ses ch’veux ! dit la coiffeuse.

— 50 cc ! Non ! 200 !

— Z’êtes pas bien !

— Il en mourra pas, allez !

— Mais l’irréversible, docteur ! L’irréversible !

— Il n’y a d’irréversible que le temps !

— Mais on est où alors ? m’écriai-je.

Le genre de questions qui met fin aux conversations les plus tenaces. On était où ? Dans le cul de John Cicada. C’était pas vraiment une nouvelle. Je m’y attendais depuis longtemps. Ses lunettes de soleil apparaissaient sur un écran. Il avait toujours agi sans laisser aux autres l’opportunité de voir ses yeux en lutte contre le soleil. Le type qui se tenait à contre-jour sur le seuil de la maison n’avait jamais eu de regard. On construit des enfances sur de pareilles absences.

— On reviendra plus s’il perd tout son sang, disait une voix qui semblait aspirer dans une paille.

 

J’étais dingue ou quoi ? En apesanteur, les liquides se mettent en boule, comme moi dans les conditions de l’enfermement. Qu’est-ce que je savais de plus de la colère ? La mort me touchait sans laisser de traces. Je voyais ce fragment de peau. Il était agité de gonflements noirs où la douleur exprimait ses causes. C’était une leçon. On m’approchait de la mort pour m’apprendre à lui résister. Je deviendrais l’armure de l’homme que j’étais. Ça chlinguait, mais c’était dans la joie.

— John ?

— J’écoute, patron.

— On va tenter une sortie pour réparer le bras.

— J’ouvre le sas. C’est fait. Sas en communication avec le vide.

En fait, j’avais pourri dans la fiction et elle envahissait mon agonie. Si j’avais su, je m’en serais tenu aux Fables de La Fontaine. Ou à celle des Hadits. J’aurais été un autre con, le même, mais sans la publicité de fiction massive.

— Ya pas comm’ le blouhouhouhouhouze !

Il chantait, le Prince. Il me transportait dans cet ailleurs qui n’est rien d’autre que le Paradis des musulmans. Comme quoi faut pas cracher sur le Coran. Ses rêves sont ceux que l’homme se souhaite. Ya rien de plus beau que ces descriptions. Je m’en gavais. Les bouddhistes disaient : t’as fait c’que t’as pu ; c’est pas réussi ; et bé tant pis ; ça s’ra pour un autre tour. Ah ! les religions. Ça promet et ça tient on s’demande comment. Le hic, c’est croire. C’est le moment d’être con ou moins con, mais dans quel sens ça se joue ? On saura jamais. Ça limite la science. Or, j’étais dans la science, au mauvais endroit et au mauvais moment de la science. L’Humanité se posait des questions et répondait par des actes.

Le prince m’enseignait ce genre de truc. J’étais perméable. La Sibylle appréciait. Elle s’en mettait jusque-là, du sperme. On finirait bien par être moins cons. L’existence n’avait plus de sens sans ce petit recul dans la pauvreté. On passait beaucoup de temps à mesurer la différence, mais c’était pas évident.

— On arrive, patron ! Saturne en vue optique !

C’est déjà difficile de devenir moins con que les autres, alors moins con qu’on a été, imagine ! C’est pourtant comme ça que ça se passe si on a un peu de cette intelligence qui se reproduit par héritage génétique ou hasard des répartitions systématiques. Un enfant, ça se jette comme un dé et ça tombe bien ou mal.

— On va toucher dans dix secondes, hurla John Cicada dans nos casques. Préparez-vous à la secousse !

La Sibylle me reconnaissait sans apprécier la différence.

— T’aimais bien les cramer, les SDF, non ? J’ai tout noté dans mon ebook.

— T’as pris des photos ?

— J’les ai piquées pendant mon stage chez les flics.

— C’est pas des photographes, les flics. Tous des cons !

— Mais t’es flic, Frankie !

— Je suis un pléonasme.

On n’allait pas se poser en douceur, avait prévenu John Cicada. J’attachais ma ceinture. Ça tournoyait dans ma tête, comme si les idées arrachaient la matière qui se recomposait sous l’effet d’autres idées qui n’étaient pas les miennes. Je voyais les bâtiments de la station expérimentale. On en était toujours à expérimenter. Y avait toujours une part d’incertitude dans l’expérience. On communiquait toujours par signes dès qu’on sortait des procédures, c’est-à-dire du boulot.

— Mes amis, prononça le type qui nous accueillait, c’est ici que s’arrête l’expérience et que commence l’aventure. Ya d’la place pour tout l’monde et pas de honte pour ceux qui vont renoncer quand j’aurais tout expliqué. Les uns partiront pour ne plus revenir et les autres reviendront sans espoir de repartir. C’est la vie. On est tous des cons. Et on saura jamais qui est plus con que l’autre. Et inversement. Moi-même, comme vous le voyez, je fais partie de cette catégorie de cons qui acceptent de ne pas revenir ni de partir tout simplement parce qu’il faut des cons pour encadrer cette activité à la con qui consiste à mettre des idées dans la tête des cons pour que l’expérience soit tentée. Me demandez pas pourquoi j’ai fait ce choix. On vous demandera rien sur votre propre choix ni sur les raisons, pour certains, d’abandonner à une distance du but que personne ici n’est en mesure d’apprécier sans se tromper. On est tous de la même race et on est tous des cons, même s’il est impossible de trouver un lien de cause à effet entre la race et la connerie, et vice versa. Je vous souhaite un bon séjour initiatique et j’espère que vous ferez tous le bon choix.

 

On descendait. Ça bougeait sous nos pieds. Ils avaient enfoui toute la mécanique et elle se signalait par ses frottements, ses rotations décalées, une infinité de défauts d’usinage qui alertait l’esprit alors que le corps ne se posait plus la question du bien-fondé de cette assise technologique directement construite sur le Savoir et la Science.

— J’y crois pas ! dit la Sibylle.

Elle y croyait. C’était le premier jour et tout le monde y croyait.

— T’as cramé des SDF ? me demanda un Arabe.

— C’est du passé.

— Moi j’explosais des Juifs et les traîtres qui vont avec.

— C’est pas pire.

— Ça aurait pu l’être si on m’avait pas arrêté.

On arriva presque tous ensemble dans un hall immense qui faisait penser à un hôtel espagnol. Ça grouillait dans les coursives. Et ça chatoyait dans les vitrines. J’en avais le vertige. La Sibylle s’accrochait à mon bras pendant que l’Arabe continuait de m’emmerder avec ses territoires et ses humiliations. Le Prince nous guidait vers le restaurant. La salle était déjà occupée par des voyageurs pressés. Je me distinguais par ma tranquillité.

— T’es pas pressé ? me dit l’Arabe.

— Je veux pas le paraître.

— Putain ! J’t’imite !

Il m’imitait. On aurait dit des jumeaux, l’un noir et l’autre blanc. La Sibylle appuyait sur des touches pour commander. Les plats arrivaient, halal, casher, allégé, sans sucre, sans fibre, avec. Le Monde nous précédait toujours. Je me demandais comment on meurt sur la route de l’infini où il faut compter sur les autres pour construire l’avenir.

— T’imites pas ma façon de manger !

— Putain ! C’est trop bon !

La Sibylle me souriait comme si j’étais incapable de comprendre. Elle avait ce désir de communiquer par la chair ce que j’avais aucune chance de comprendre avec les moyens de la conversation. C’est ça, l’amour : il en faut un pour aider l’autre.

— T’as pas d’femme(s), toi ?

— Ben Laden est arrivé après, putain !

Il y en a dont l’histoire contient dans une réplique et d’autres qui ne sont pas à leur place dans la conversation. D’autres encore, comme la Sibylle, font parler le silence et l’obscurité.

— J’verrai peut-être John Cicada, dis-je.

— Tu l’verras pas. C’est un mythe, me dit l’Arabe.

La Sibylle avait l’air désolé que j’apprisse la vérité de la bouche d’un Arabe qui était de la même race, mais légèrement plus con que moi. Mais cette différence de valeur me ravissait.

— Dans quoi tu couches si tu couches avec personne ?

— J’y couche pas !

Il observait mon petit cucul. La Sibylle m’avait parlé de Grenade. On était mignon à l’époque. Pas une ride. On sentait le bonbon à la fraise et au lait. Pourquoi revenait-elle de Grenade ?

 

Le type qui nous avait accueillis revint au micro. Le Prince l’accompagnait. Il revenait toujours, lui. John Cicada revenait aussi. Ils n’allaient pas plus loin que Saturne. Ils revenaient et recommençaient. C’était leur boulot, ces allers-retours entre la Terre et Saturne. Le voyage se poursuivait, pour ceux qui avaient choisi cette option sans retour, avec d’autres pilotes dont le nom était gardé secret, au moins le temps de ce séjour probatoire. La Sibylle revenait-elle ? Elle n’avait rien dit sur ce sujet délicat ? Et si je revenais, je revenais avec elle ? Si je choisissais de partir, me suivrait-elle ? J’étais dans l’angoisse et j’avais l’air d’un enfant parfaitement heureux de voyager avec les grands.

Ils amenèrent des tubes d’acier inoxydable sur la scène où se tenaient le Prince et le présentateur.

— Voilà à quoi ressembleront vos descendants, dit le présentateur. Je parle bien sûr des descendants de ceux qui choisiront de partir.

On vida le contenu des tubes sur la scène. Des vers s’agitaient sous nos yeux et on n’éprouvait rien d’humain à leur égard.

— On a procédé à des simulations en laboratoire, continua le présentateur. Et voilà ce qu’on a obtenu.

—¡No me digas ! murmurai-je pour accompagner la grimace de K. K. Kronprinz qui était le seul à éprouver de la pitié pour ces êtres futurs.

 

J’étais pas vraiment émerveillé, mais Alice Qand le disait. Il agitait les vers avec un rayon vert qui sortait d’un gicleur en acier bronzé. Ça n’amusait pas la Sibylle. Elle se tenait à l’écart, regardant l’écran où l’espace ne signifiait plus rien pour elle.

— C’est pas des vers, dit Alice Qand. C’est des hommes.

— C’est une projection de ce que nous savons de l’homme qui ne revient plus, dit Kol Panglas.

— Nous ignorons ce qu’est devenue la langue, dit Alice Qand. Vous êtes émerveillé parce que vous savez que nos calculs sont justes.

— Vous n’avez aucune chance de le vérifier, Frank. Il vous reste…

— Cette information appartient à la première heure ! Rien ne dit que vous partirez, Frank.

Ça m’laissait perplexe, cette aventure de la reproduction de l’espèce dans des conditions qui n’avaient pas été prévues pour cette autre existence et ailleurs que sur la Terre. Les Grandes Révélations ne disaient rien de ce destin et les Martiens de Machu Picchu étaient en réalité des jardiniers en costume traditionnel à l’époque de la floraison de la courgette.

Ça m’laissait perplexe parce qu’Alice Qand n’avait pas la réputation d’être un bon présentateur, ce qui expliquait sa présence sur Saturne. Il avait fait fiasco dans un show qui avait connu les débuts de K. K. Kronprinz. Ça n’avait pas été plus loin que le premier million de dollars. Mais Alice Qand était, comme on dit, de bonne famille. Il avait décroché ce modique emploi de Présentateur du Voyage Cosmogonique suite à des malversations. Ses liens avec la Camora étaient connus de tous. Tous les employés de la Station de Lancement ou du Retour étaient des membres influents de la Camora, sauf ceux qui appartenaient corps et âme à l’Église de Rome, à la Présidence du Tibet, à la Mecque des Mecques et aux nombreuses Fraternités de la Protestation. Personnellement, j’étais Noir et adepte de l’Athéisme Binaire Computé. J’allais jamais aussi loin que la prière. Je m’arrêtais sur les seuils de nos Temples pour me demander si j’allais un jour y faire la Noce. La Sibylle préférait les gosses. Y avait pas d’religion pour ça, à part la Contraception.

— Vous êtes émerveillé, reprit Alice Qand, parce que vous savez que les calculs sont exacts et que CELA va arriver à l’espèce humaine.

— On se demande d’ailleurs si CELA n’est pas déjà arrivé.

— Le Temps ne serait que l’espace et l’Espace de l’homme !

J’en avais rien à foutre de toutes ces théories paradoxales bonnes pour amuser les mémés en mal d’historiettes. Ma grande queue prenait des précautions. J’avais pas l’intention de résoudre des paradoxes au lieu de me concentrer sur des énigmes. J’avais au moins appris une chose de la vie : l’idéal, c’est quand même l’orgasme.

— On va changer ça ! dit brusquement Kol Panglas.

— Ça peut pas durer, ajouta finement Alice Qand.

On avait un point commun, Alice et moi : la féminité : mais la ressemblance s’arrêtait là : il était marié et envoyait systématiquement ses enfants Voyager Cosmogoniquement dans un espace-temps que je soupçonnais d’être en réalité un Réseau de Projections Anticipées.

— Vous connaissez sa femme ?

— … ?

— Charmante.

L’équipe du BE bénéficiait d’un traitement de faveur contractuelle. On nous installa dans une suite somptueuse qui sentait la marjolaine et le poulet. Je disposais moi même d’une chambre exiguë et sans ouverture autre que le sas qui m’allait un peu juste. Ils avaient pensé au miroir. Une gentille attention qui leur valut un dithyrambe.

— Frank en compose quand le vent tourne, dit Kol Panglas en regardant sa montre.

Sous nos pieds, la « terre » frissonnait sans cesse. Je m’habituais pas à l’idée d’une énergie autre que tellurique à cet endroit de mon espace vital. Ça me rendait nerveux et inapte à la conversation. Pourtant, on débouchait les bouteilles avec un entrain qui réjouissait Kol Panglas. Alice Qand confiait des choses à son oreille exercée. En quoi consistait le jeu, je saurais pas le dire même maintenant que les choses ne sont plus ce qu’elles ont été.

— S’il vous arrive un jour de construire ce récit, Frank, n’oubliez pas les noms de personne et désignez chacun par cet unique nom.

 

Les Chinois avaient tenu leur promesse en tout cas. Ils me payaient le voyage en échange de quoi je parlerais. Mais je ne comprenais plus l’enjeu. J’avais le choix : le Voyage Cosmogonique : ou le retour à l’Institut. Je pouvais aussi rester si je trouvais du boulot.

— Tu peux faire les trois, me dit la Sibylle.

— ¡No me digas !

— J’en fais plein, de choses, moi !

— Des choses, oui, mais des VOYAGES !

Elle haussa ses fines épaules. Alice Qand nous observait sans rompre la conversation que Kol Panglas imposait à un auditoire de vers.

— Comment peut-il parler à des projections et être compris d’elles ? dit la Sibylle.

— Il me parle bien à moi, dis-je.

— On f’rait peut-être mieux de pas boire cette cochonnerie…

C’était vert comme du Pippermint. Ça m’faisait l’effet anesthésiant du Mescal, mais sans les visions prospectives.

— Ya pas d’eau sur cette planète, se plaignit la Sibylle.

On buvait quand même, parce que c’était bon. On avait un valet à notre service. C’était un type entre deux âges qui avait un air de Bernie. D’ailleurs il s’appelait Bernie.

— Non mais des fois ! s’écria la Sibylle. Il s’appelle Bernie ou c’est toi qui déconnes ?

Le valet s’interposa, doux et conciliant.

— Je ne suis pas Bernie, Madame, mais si ce jeune homme, qui pourrait être mon fils, souhaite me donner ce nom, j’accepte le baptême avec honneur et dignité.

Y m’gonflait ! Y prononçait « bapetème » comme s’il savait que ce vocable appartenait à mon enfance. Bernie n’avait jamais été mon père pour la simple et bonne raison qu’il avait jamais fricoté avec ma mère.

— Qu’est-ce qu t’en sais ? dit la Sibylle qui était née nulle part de parents inconnus.

— Ça doit être dur à porter, dit Bernie.

— C’est pas dur ! C’est con.

Alice Qand nous surveillait toujours, avec toujours plus de discrétion, comme si la compagnie des vers ne devait pas soupçonner son projet. C’était qui qu’elle regardait : la Sibylle ou moi ?

— Les parents n’exercent sur nous une influence que parce que la société leur délègue ce pouvoir, dit Bernie qui buvait dans nos verres.

Il avait souffert lui aussi. Ça f’sait trois.

— Vous avez pris une décision ? me demanda-t-il. Moi, j’ai fait le choix de rester : levé à six : douze heures de services rendus : douze heures à partager entre le sommeil réparateur et les jeux de rôles : un jour de repos mensuel consacré aux analyses médicales si j’obtiens à temps le rendez-vous. Moi, c’est l’oto-rhino-laryngologiste. Et vous ?

On pouvait répondre à la question si on avait l’intention de rester.

— On s’est pas encore décidé, dit la Sibylle.

— Vous êtes… zensemble ?

Il devenait complice de notre tragédie sentimentale. J’aurais bien parlé, moi, juste pour me faire du bien, mais la Sibylle n’aimait pas les confidences, ni les miennes ni celles des autres. En fait, c’était ça notre point de rupture : j’avais besoin des autres et elle s’en passait. Bernie comprit que c’était elle qui portait les pantalons. Il jetait des regards inquiets en direction d’Alice Qand qui continuait son discours aux vers probables. Je m’aperçus que les échanges de regards se multipliaient dans cette assemblée de privilégiés dont j’étais le seul à ne pas justifier de ses origines avec une chance d’erreur acceptable, comme c’était le cas de la Sibylle qui avait fini par trouver sa filiation. J’avais du sang des Vermort. J’en étais pas très sûr, à cause de l’encre effacée et des leçons du passé, mais ça tenait debout si on cherchait pas à dire le contraire. On m’chahutait rarement sur ce sujet délicat. Je réclamais rien, pas un titre, pas un lopin de terre, pas une maladie, rien. J’étais presque trop parfait à leurs yeux. Je me rendais pas bien compte de l’importance qu’ils accordaient à mes déclarations. J’étais truffé de micros. Ça me désespérait.

— Alice est restée elle aussi, déclara Bernie à qui on demandait pas QUI était resté, ni QUI revenait régulièrement pour tenter sa chance avant de ne plus avoir la force de secouer le gobelet, mais QUI était parti pour ne plus revenir.

— Alice est un mec, modifia la Sibylle.

— Là, je modifie moi aussi ! dit Bernie en secouant son torchon. La question n’est pas de ne pas revenir. On ne fuit pas. On n’échappe pas. On part et c’est le partir qui devient la poire d’angoisse !

— Ça promet ! fit la Sibylle.

— Pour moi, avouai-je, c’est pas clair.

— Ça le deviendra, dit Bernie qui n’avait jamais cherché qu’à encourager son vieil ami Frank le ripou.

— C’est pas un flic, il est pas pourri et vous n’êtes pas Bernie ! grogna la Sibylle qui perdait patience.

On discute pas longtemps avec elle. Ou alors il faut que ce soit très logique. Sinon elle finit par s’énerver. Elle tue quand elle s’énerve. Tu t’rappelles, Sibylle, nos conneries de jeunesse ? On était pas con.

 

Les vers se déplaçaient, élargissant le cercle de leur influence sur des voyageurs en cours de réflexion métaphysique. Je pouvais les voir de plus près. Une légère transparence trahissait leur nature photonique.

— Vous croyez ? s’inquiéta Kol Panglas qui venait de me demander si je regrettais pas d’être venu.

— C’est peut-être qu’une impression, m’excusai-je.

— Ça ne peut être que ça. Je les trouve bien réels, moi ! Pas vous ?

— N’y touche pas, me conseilla la Sibylle, et te laisse pas toucher.

C’était plus facile à dire qu’à faire ! Il doit bien arriver un moment où on peut plus résister à l’envie d’y toucher, en leur serrant la main par exemple, comme on fait quand on est éduqué à la manière forte…

— Zont pas d’mains, Frank.

— Qu’est-ce que je serre alors ?

J’avais toujours un temps d’avance sur la connerie des autres. Mais un autre con me contestait la primeur d’un attouchement qui venait de bouleverser ma conception du Monde. Il rouspétait dans les marges, tournoyant comme un singe qui retrouve sa banane dans la patte d’un autre singe. Un singe de trop dans un raisonnement antigène. Le ver me parlait, mais à cause de cet autre con qui était plus con que moi d’une fraction de seconde, j’entendais pas. Une aiguille nous traversa.

— J’aime pas cette méthode, Frank, me dit Kol Panglas qui retenait ma chute à la hauteur des yeux, mais j’en ai pas d’autres.

— Ce que vous voyez, Frank, c’est de la Réalité Future. Je suis votre descendant, Frank. Vous finirez par lui faire un gosse qui ne demandera pas mieux que de se reproduire parce que c’est un bon prétexte pour baiser.

— Vous l’entendez maintenant, Frank ?

Kol agitait les boutons de sa console. Je fis oui de la tête, comme si j’étais d’accord avec cette souffrance toute nouvelle pour moi.

— Je suis désolé, dis-je à la Sibylle. Vraiment !

— C’est pas elle ! confirma le ver.

La Sibylle me souriait comme si elle avait toujours su. J’étais le dernier à apprendre la nouvelle. Y avait pas d’mal à ça, mais ça m’en fichait un coup ! J’étais à l’origine d’un gosse ! Il existait peut-être déjà. J’ferai comment pour avoir un gosse maintenant que cette idée de ver prenait consistance ?

— Ça vous la coupera pas, Frank.

— Je pars pas !

Là encore, j’avais un temps d’avance, que je vous laisse mesurer en tenant compte qu’on avait trois jours pour y penser.

— Vous partez pas ? couina le ver. Et moi ? Mon existence ? Mon paradoxe enfantin ?

Les autres vers le rejoignirent. Ils s’activaient.

— Y veut plus partir, expliquait ma projection sidérale.

— C’est de l’Avortement ! s’écria cette fraternité de l’impossible possible.

Ils me cernaient. J’avais l’habitude de ce genre d’encerclement. On m’avait condamné à mort une fois et j’avais pas résisté à mes bourreaux. Je m’en étais tenu à la dignité.

— Tu parles ! dit un ver. Toi, Frank Chercos ! Pas une goutte d’urine ! Rien que du métal, le Frank ! Et du lourd ! Tu charries, mec !

— C’était peut-être pas moi, mais j’y étais !

— Ah ! Ça, c’est pas faux.

Encore une chose que j’ignorais. Un détail sinistre. À cette allure, je serais expliqué avant de mourir. Je laisserais une œuvre. Ça n’est pas donné à tout le monde.

— Alors, te plains pas, Frank !

— Je me plains pas ! Je réponds à ces messieurs.

— Moi, c’est Madame. Elle aussi. Ça s’voit pas ?

— Non ! ÇA se voit pas !

Un homme, une femme. Un ver, un ver ! Le futur est hermaphrodite ou n’est pas! Non mais c’est qui qui choisit avant que ça soit clair ?

— Fankie choisi avant les autes, dit Wang Wang.

— Lui Kon, pas Fankie, dit Mohammed.

— Daco ! Lui Kon, técon.

Y avait du monde. On était tous des invités à choisir avant qu’il soit trop tard.

— Il a au moins compris quelque chose, dit Kol. 100cc.

Je touchais les vers comme si j’y croyais pas, d’être venu malgré la technologie chinoise et les menaces de confusion des genres. Ça me rendait heureux. Ils me communiquaient leurs souvenirs et des fois nos deux enfants se croisaient comme des plans sécants. Notre ligne commune disparaissait avec la lumière dans un infini de possibilités. La Sibylle recommençait chaque fois que j’avais un doute sur les thérapies cognitives et comportementales.

— Donc, dit René Descartes, tu pars pas.

— Je pars pas !

Je voulais dire que je partais pas avec les autres et que je revenais avec les uns.

— Tu peux aussi rester.

— Je reste pas non plus ! Donc…

— …donc ?

— Je reviens.

Je revenais chez les Chinois. J’allais pas chez les vers par l’intermédiaire de la descendance. Et je restais pas avec Bernie qui se souvenait pas d’avoir été Bernie. Il n’avait retenu que son nom. Sally y avait été fort.

— Quand j’y vais, dit-elle, j’fais pas semblant d’y aller, moi !

— Où tu vas ?

— Où tu vas pas !

La Sibylle jouait avec mes dés. J’avais l’gobelet facile.

— Kitétitoa ? me demanda un ver.

— Frankie Braquemart.

— C’est pas toi que je cherche. Le mien y lavait normal.

— Et pourquoi qu’y lavait Norman ?

— Parce que Norman était sale. Moi aussi j’suis sale. J’ai des excuses génétiques.

Il avait le cul crotté comme un nouveau-né.

— Je suis un nouveau-né.

— Ça parle pas, les nouveau-nés.

— Sauf si je dis !

— Pourquoi jeudi ?

— Parce que je suis né un jeudi.

— Keutudi !

J’pouvais pas rester dans ces conditions du dialogue interhumain. Je rendis une petite visite au Prince qui m’attendait.

— J’attends pas, rectifia-t-il. Je savoure.

Je m’posais sur la coiffeuse. J’étais pas à l’aise avec ce miroir dans le dos.

— Tu t’es fait les ongles ? demandai-je pour dire quelque chose en rapport avec ma visite.

— ELLE me fait les ongles. Si j’les faisais, j’aurais bobo !

— Qu’est-ce qui m’amène ?

— La question du choix, comme tous les ploucs qui se posent trop de questions.

— Je s’rais un plouc si j’en posais pas.

— T’es un plouc que t’en poses ou pas !

C’était pas facile, il en convenait. Lui, il avait choisi d’être un artiste.

— J’ai eu du pot, convenait-il. Mais je bosse !

Moi aussi je bossais, mais sans succès. J’étais venu demander un conseil à un type exceptionnel à qui on demanderait pas de choisir.

— Yen a, dit-il, et j’en suis.

Il secoua sa grosse tête noire et crépue.

— J’sais jamais quoi dire, dit-il. C’est tous les jours qu’on me demande de choisir à la place de ces pauvres créatures qu’auraient pas dû naître. Mais elles sont nées et il faut choisir. J’sais vraiment pas c’qu’il faut leur dire !

— Chante, Kronprinz, chante !

— Ah ! le blouhouhouhou-ze !

J’étais pas fier. J’avais choisi de revenir dans la merde alors qu’on me proposait de jouer encore. J’avais cette possibilité de devenir un gossadulte et d’avoir une descendance de verhumains.

— Tu peux rester, dit le Prince. Ah ! le blouhouhouhou-ze !

— J’ai peur de rester.

— Alors joue ton destin aux dés !

— Ma queue rentre pas dans le gobelet.

— Mais le gobelet rentre dans ta queue !

Il m’exaspérait, le Prince, avec ses solutions à tout. Il voulait me faire avaler la pharmacopée universelle pour que je risque plus rien, à part les effets des combinaisons chimiques possibles. J’avais l’intention de donner mes organes, moi !

— Tu donneras rien, Frank, si tu reviens.

— Je parlerais !

— Ah ! le blouhouhouhou-ze !

— Le monde s’infantilisera !

— On est tous de la même race !

— Vive le Lombric Universel !

On n’était pas frais. À peine dix minutes de conversation intelligente et on sombrait dans l’éthylisme passager.

— Sans les femmes, dit le Prince qui me trouvait confortable vu du cul, y aurait pas d’avenir. Et sans l’homme non plus !

— Le ver est l’avenir de l’homme !

On était pas mal parti. Bernie nous apporta un complément multiplicateur d’effet. Il savait pas comment ça s’appelait, mais tout le monde en demandait.

— Bernie ! Je t’ai ressuscité !

Ça l’faisait peut-être chier d’avoir une chance de plus. Il m’avait rien demandé lui non plus. J’agissais d’office. Un défaut d’fabrication que mes amis me pardonnent.

— Je ne sais pas si je peux vous tutoyer, dit Bernie qui avait vraiment l’air de pas l’savoir.

— T’as perdu l’habitude en Enfer ?

— Ça oui ! Ce fut… infernal. Je vous remercie…

— Tu teme remercies !

— Oui ! Tutu ! C’est pas facile.

— La mort inspire le voussoiement. Une fois mort, on voussoie tout.

— Onvoussoitou ?

— Tu l’as dit !

Bernie se joignit. Il tutoyait mal, comme s’il avait un cheveu sur la langue et que ça l’occupait alors qu’il avait besoin de glander avec ses potes.

— J’glande rarement, confessa-t-il. 12-12. Tu bosses douze heures / tu prends des trucs pour dormir les douze autres.

— C’est ça l’Enfer ? exultai-je.

— C’est l’Enfer ou les Hyènes !

Je frémis à cette évocation réaliste. Le Prince modéra mes impressions :

— Faut pas exagérer, dit-il. On vit tous dans la merde. Même le Dalaï-Lama vit dans la merde.

— Ouais mais avec lui on fait pas d’distinction, tandis que moi on m’reconnaît tout d’suite !

— Faut pas avoir honte, Ya qu’des sots métiers.

— Ouais mais yen a qui gagnent assez pour ne pas se sentir idiots !

— Yen même des ceusses qui te payent une misère sous prétexte que t’es dans la merde !

— Quand on boit, faut boire ! criai-je à la sentinelle qui nous observait derrière le hublot.

Ma canette s’écrasa sur sa gueule d’enfoiré de merde au service des veinards. Il devait se sentir un peu veinard lui aussi.

— Mais alors juste un peu, hein connard ?

Il me fit signe qu’il comprenait pas.

— Ici, Frank, dit le Prince sur un ton didactique, les livreurs de pizza sont vraiment des livreurs de pizza. Tu peux pas les confondre avec des agents du BE.

— On partage ! s’écria Bernie qui préférait le « on » au « nous » pour des questions de style que j’ai pas compris tellement c’était simple.

J’ouvris le hublot.

— C’est pas un hublot, M’sieur, me confirma le livreur. J’ai l’habitude.

Un mec obscur. Yen a pas d’autres pour livrer des pizzas à trois soiffards à deux heures du mat’.

— C’est pas en compliquant les choses que tu deviendras Noir, lui enseignai-je.

— J’fais des études, M’sieur. Je révise tout l’temps.

— Tu vois qu’on est pas obligé de faire ce qu’on veut pas, fis-je remarquer à Bernie.

— T’étais en Enfer ? demanda-t-il au livreur qui était trop jeune pour avoir connu la vie de couple.

— Pas vraiment, M’sieur. Mes parents sont partis sans moi.

— Putain ! C’est possible ! m’exclamai-je au milieu d’une bouchée que le Prince rattrapa au vol dans ses lèvres lippues.

J’offris un siège au livreur. Il avait des choses à m’apprendre, ce blanc-bec.

— T’avais des parents qu’tu connaissais ?

— Si c’est pas l’Enfer, ça ! gloussa Bernie.

— On s’connaissait tous les quatre, M’sieur.

— Quatre ? T’avais trois parents ?

— Le vieux, la vieille, ma sœur et moi. Ça fait quatre.

— On voit qu’t’as fait des études, mec, chantonna le Prince.

Il rayonnait, l’étudiant. Et il bouffait nos pizzas avec un appétit de pauvre, ne refusant pas de les arroser comme il faut.

— C’est-y toé ou eusse qu’on prit la décision ?

— C’est moé. Mais officiellement, c’est eux. Sinon « ils » me sucrent la Bourse.

— LA Bourse, Bernie, pas les bourses !

Le Prince reconnaissait que l’existence est le fruit d’une accumulation de tellement de choses qu’on peut pas raconter ça sans passer pour un emmerdeur. Dans ses chansons, il simplifiait à mort. Il tranchait dans le vif et dans le mortel. Ça plaisait parce que ça parlait au lieu de discourir.

— T’étudies la connerie ? demandai-je à l’étudiant.

— Comme vous dites, M’sieur !

Il allait pas chercher la contradiction juste histoire d’avoir raison, le séminariste. Il bouffait nos parts après les avoir trempées dans nos verres. Du sans-gêne et de la souplesse d’esprit, il en faut pas plus pour devenir parfaitement socialisé.

— Ya des foies qu’j’ai mal aux fois, dit Bernie en clignant avec mon œil.

— Qui te dit qu’il étudie la médecine, cet ami des amis.

L’étudiant pouffa. Il pointa son pouce vers le bas. Il était pas plus intelligent que moi. Ça m’rassurait, au fond. J’aurais pas apprécié la distance.

— J’étudie comment on nettoie les choses que les gens salissent, nous expliqua-t-il. Ça en fait, des choses !

On les voyait, les choses. On les voyait sales et on se voyait les salissant sans se préoccuper de pour qui on passait. Ce mec, lui, passait derrière. Et ça redevenait propre comme si rien ne s’était passé. Il nettoyait à la peinture. C’était plus facile, parce que le chiffon, hein ?

— Ouais, l’chiffon ! fit Bernie que ces palabres rendaient perplexe.

— Ya des perplexités qui en disent long sur ce qu’on perd comme temps à accepter des exigences qui réduisent l’être à la dépendance.

— J’arrête pas d’perplexer, dit l’étudiant. Ça m’rend marteau.

— Et en plus, on s’frappe ! regretta Bernie.

— Les salauds ! fis-je entre les dents que j’ai pas intérêt à serrer si j’veux les conserver encore pour les usages alimentaires.

Il parlait pas d’sa sœur. Il disait pas pourquoi on l’avait éloigné d’elle. Ça l’faisait marrer qu’on sache pas. Bernie avait accès aux fichiers. Si j’voulais savoir, on s’rait deux. J’voulais pas savoir. J’voulais revenir.

— On peut ? demanda l’étudiant qui savait pas qu’on pouvait si on avait encore un peu d’intelligence pour pas passer pour un Kontotal.

— On peut si on veut, rectifia le Prince. Moi, je vais et je viens. Je fais ce que je veux et c’qu’on m’demande. C’est pas compliqué, comme existence.

— Peinard, quoi ! compléta Bernie qui savait qu’on pouvait vouloir sans jamais obtenir le visa de retour.

Il me regarda dans les yeux comme si c’était écrit dedans, ce que j’allais y répondre à sa question de merde :

— Tu l’as, l’visa ?

— Dans l’cul ! fit l’étudiant.

Il en avait pas. Bernie n’en avait non plus. Et le Prince s’en passait. Quid de Frankie qui n’en savait pas plus. J’envisageais le séjour définitif sur Saturne comme un châtiment. Ça m’revenait, des fois, les péripéties qui servaient de faits probants à mon jugement en attente.

— T’es en attente ? s’étonnait l’étudiant comme si ça s’voyait pas.

Il attendait rien, lui, qui l’empêchât de revenir à la case départ. Bernie était empêché par autre chose, notamment par la mort et par Sally qui pouvait toujours recommencer deux fois ce qui lui avait réussi une fois. J’avais encore deux jours et des poussières pour prendre une décision qui conditionnerait tout le reste de mon existence.

— C’est c’qui arrive quand il en reste, dit Bernie à l’étudiant.

 

On était dans les gros calculs, les calculs de masse, les calculs qui nécessitent toute la capacité du cerveau à se mordre la langue avant de la donner au chat. On buvait plus, on dévalisait.

— Ah ! Si la Sibylle était là ! m’écriai-je.

Ça pouvait paraître obscur, comme invocation. L’étudiant examina lui aussi le fond de mon œil. On a du succès où on peut.

— Tu connais la Sibylle ? régurgita-t-il.

— Si j’la connais ?

— Tu connais ma mère ?

— J’l’ai connue après !

Ya pas comme les excuses avant les reproches. Ça m’sauve rarement des coups mortels, mais j’essaie toujours, des fois que je touche la fibre et non pas le cœur. Il avait envie d’me frapper au visage comme si je lui ressemblais.

— Oh ! Le paradoxe ! répéta-t-il plusieurs fois au cas où qu’on aurait pas compris.

D’après lui, j’étais son père conçu en dehors du mariage et il était le fils qu’on avait abandonné sur Saturne sans espoir de retour ni possibilité de reproduction dans le futur. En résumé, la Sibylle m’avait fait un enfant dans le dos et elle avait filé avec un époux légitime qui pouvait plus être moi, provoquant cette rencontre inattendue de ma part entre deux êtres qui avait un patrimoine en commun : des gènes. C’était pas grand-chose et ça me disait rien, mais on allait plus où on voulait aller, ni lui ni moi.

— Si tu me tues, me dit ce fils ingrat, ton ADN sera trouvé dans mes restes et t’auras des emmerdes comme t’en as jamais eu.

— Déprécie pas, dit Bernie à ce morveux. Frankie à le sens des emmerdes et la forme pour y faire face. Pas vrai, Frankie ?

Il exagérait un peu, le Bernie. Pour moi, les emmerdes n’avaient pas d’sens et je faisais plutôt face à ma faiblesse question forme. Le Prince nous observait, occupé sans doute à transmettre la nouvelle sur les réseaux. Il éprouvait tellement de plaisir qu’il en avait mal au métal.

— On va passer le restant de nos jours à poser les mauvaises questions, dit tristement Bernie. Par exemple : j’peux avoir un visa en échange de cette noix de beurre normand ?

— Zavez pas aut’chose de moins sensible à la température ambiante ?

— Ta gueule, Bernie ! JE RÉFLÉCHIS.

Je réfléchissais pas vraiment. C’est douloureux et j’ai pas l’habitude. Je suis un adepte des solutions toutes faites. J’avais résolu le paradoxe de la figue dans mon enfance. Mais c’était bien le seul.

— De la figue ?

— Une figue joue avec un âne. La figue mange l’âne.

— Ah ! Ouais ?

— Parce que l’âne, c’est toi ! On peut faire la même chose avec une pomme et un cochon. À un détail près.

— … ?

— Le cochon, c’est moi !

Comme si on était venu pour rigoler. La filiation, on est bien obligé de l’accepter quand ça vient de haut. Bernie n’avait rien trouvé à redire quand il s’est agi pour lui de s’appeler Beurnieux. J’aurais fait la même chose, mais j’ai pas eu l’occasion. Tékitoa ?

— J’m’appelle Frank, révéla l’étudiant livreur de pizza.

— Frank Cicada ?

— Tout juste !

Qui était Anaïs ? Je m’énervais peut-être pour rien, mais j’avais la curiosité en travers de la gorge. Frank me suivit dans le dédale de la Station Intermédiaire. J’aurais dû écrire Frank (Cicada) me suivit dans le dédale de la Station Intermédiaire, mais j’peux pas. Je l’ai là, le Frank !

— On a les mêmes initiales, dit-il comme si c’était évident.

Bernie trottait derrière nous, comptant les perles de son chapelet d’une main et me proposant un 38 de l’autre.

— On n’est pas givré, priait-il. On n’est pas givré. Seigneur !

 

John Cicada logeait dans la chambre 1954 en attendant de reprendre les commandes de la navette. Il ne parut pas surpris de me voir en compagnie de Frank (mmmmm…). C’est c’qui arrive aux manipulateurs. Ils finissent toujours par se retrouver en face des manipulés. La Sibylle ne vit aucun inconvénient à participer aux débats. Elle s’installa dans un sofa.

— Vous n’êtes jamais partis ! hurlai-je comme si la vérité en éprouvait le besoin.

— Où est ma sœur ? grogna Frank (mmmmm…).

Une réponse, une question. Ça changera pas le Monde, mais ça soulage. John Cicada jeta un œil triste sur le tableau. La Sibylle jouait avec des perles de verre prisonnière d’un échanson. La bouteille de Bourgogne gisait dans un torchon. Deux verres témoignaient d’une complicité que je peux maintenant qualifier de sexuelle. On entendait la voix du Prince quelque part dans ce capharnaüm. J’arrivais au bout d’un effort, je mesurais mon impuissance à changer les faits, je n’avais rien à donner en échange d’un mensonge pieux. Il y avait trop de Réalité dans le champ du possible. Je m’effondrai aux pieds de la Sibylle et je les baisais avec une ferveur de psychopathe sexuel. Je ne souhaitais pas qu’on en parlât.

— Gaston Leroux, c’est les points de suspension. Frank Chercos, c’est l’imparfait du subjonctif en italique, expliqua Kol Panglas au carabin qui m’auscultait.

— Mohammed Wang n’a jamais étudié la médecine, dit Bernie dans l’oreille de ce fils qui soufflait dans la trompette de ma renommée. En plus, j’suis pas sûr qu’tu sois un garçon.

— Je suis la sœur ?

— Regarde dans ta culotte au lieu d’étudier des conneries.

Mohammed Wang se dressa dans l’ombre qui m’environnait. Kol attendait le verdict.

— C’est des types qui savent jamais qui est qui, dit-il en préambule à mon autodéfense. Vous en faites pas. J’ai c’qu’il faut pour le soigner.

— Des plantes et des aiguilles, tu parles d’une médecine !

Je pouvais dire n’importe quoi pourvu que rien ne transparût de cette vérité ordinaire où le cul est la seule explication valable. « Ils » ont vite fait de tracer le graphe des relations et de vous impliquer dans la résolution de l’énigme. Quelquefois, « ils » vous font croire que vous avez de l’importance et que vous finirez par comprendre aussi bien qu’eux. « Ils » vous à-coq-pinent. Vous ressentez le soulagement recherché depuis toujours. Ça remonte à l’enfance. C’était déjà très compliqué. C’était souvent trop clair. Le Monde ne construisait pas avec des fragments, mais avec des essais. Plus rien ne pouvait changer. Et ça ne se compliquerait pas non plus. Ça deviendrait même plus facile à dire, avec le temps qui n’est pas du temps, mais de l’attente. J’étais là, recroquevillé aux pieds de la femme que j’avais toujours aimée et que j’avais pensé aimer toujours. John Cicada laissait ses lèvres trembler et me regardait comme s’il n’était pas possible d’éprouver à mon sujet autre chose que de la compassion.

— Pourquoi avez-vous abandonné mon fils, John ! implorai-je sans honte.

Sa bouche laissa échapper un gémissement qui m’alla droit au cœur.

 

J’avais le choix, bien sûr. Mais si je m’exprimais, on me démontrerait comment et pourquoi je choisissais mal. En pleine maturité mentale, je subissais la pression cognitive qu’on applique à l’enfant pour lui faire croire que l’adolescence existe et qu’il va tirer profit de cette longue initiation pour devenir un individu et un citoyen. « Ils » recommençaient.

— Te bile pas, dit la Sibylle. Frankie est un bon garçon. Il est bien entouré.

Je voyais le visage morose de John Cicada qui n’approchait pas plus loin que le tapis de la porte d’entrée. Il s’apprêtait à ramener la navette à Cap Canaveral avec les pistonnés qui voyageaient aux frais de la princesse, comme si ces allers-retours pouvaient constituer les étapes d’un voyage digne de l’homme que j’étais.

— C’est donc une sœur qui voyage vers l’infini ? demandais-je sans cesse tandis qu’on me nourrissait.

— Ouais, avouait la Sibylle.

— Mais c’est pas ma sœur ?

— C’est la sœur de Frank.

Deux hommes, une femme. Le père s’était croisé avec MA femme pour créer LA sœur de Frankie. Et Frankie se désespérait parce qu’il avait hérité de MA connerie et de MON infortune. Il méritait mieux que de livrer des pizzas dans une station intermédiaire. Mais son petit patapouf de papa n’y pouvait rien. Il était obsédé par la question du choix. S’il avait su, papa Frankie, il s’rait pas venu rien que pour emmerder les Chinois. Qu’est-ce qu’ils me voulaient les Chinois ? Que je leur parlasse de quoi ? Je savais rien. Rien de rien. Et en plus l’existence se plaisait à brouiller les pistes. J’pouvais continuer à enquêter sur les autres pendant qu’on enquêtait sur moi-même. Les interférences risquaient de dénaturer un récit en trois temps : scène du crime / enquête sur le terrain / raisons du crime.

— T’embarqueras au prochain, dit la Sibylle parce que j’étais pas assez frais pour revenir par l’immédiat.

Fallait que j’me fasse à l’idée de cette espèce de sursis. Ça me donnait le temps, d’après elle, de créer le lien avec Frank qui était notre fils à tous les deux.

— C’est la vie, dit-elle. John me donnait une fille et tu n’aurais pas accepté ce fils parce que je te quittais. Tu comprends ?

— Je comprends !

— Qu’est-ce que tu comprends pas ?

— Je comprends que vous ayez éloigné le fils de Frank Chercos. Je comprends pas pourquoi vous avez expédié la fille de John Cicada dans l’espace infini. Vous n’avez plus d’enfants !

— C’est John qui prend les décisions. Tu lui parleras.

 

John Cicada, le héros de l’espace qui pilotait des navettes entre la Terre Natale et la Station Intermédiaire, John Cicada était en réalité un pauvre type qui se débarrassait des enfants de la Sibylle parce qu’il était stérile. Qui était le véritable père de la sœur de Frankie ? À mon avis, si cette sœur avait été expédiée dans l’Infini Éternel, il était question d’un père de la plus haute importance, tandis que le fils de Frank Chercos n’avait aucune espèce d’importance dans cette tragicomédie du bonheur orchestrée par Gor Ur. J’comprenais pas tout, mais je comprenais.

— Y avait tellement de gosses illégitimes, dans cette Nouvelle Société de l’Homme Libre, qu’on s’en débarrassait quand ils posaient le problème de la filiation biologique. « Ils » faisaient deux lots : ceux dont le père était un minable étaient expédiés dans une Station Intermédiaire où on leur trouvait du boulot ; ils mouraient de maladies tellement courtes que des fois on se posait la question de l’assassinat ; d’où la présence du plus fin limier de la Police Nationale sur les lieux : Frank Chercos :: les autres avaient un père impliqué par filiation légitime dans les affaires du Monde ; ces gosses ne pouvaient exister ; on les expédiait avec un couple chargé de les éduquer jusqu’à ce qu’ils soient capables d’en faire autant ; personne ne revenait ; Fabrice et Constance de Vermort avaient été condamnés à la Peine d’Infini et la sœur de Frankie figurait sur la liste de leur Voyage. Voilà toute mon histoire.

Le type qui me racontait ça était crédible.

— Quel était le crime commis par Fabrice et Constance de Vermort ?

J’y croyais. J’y croyais dur comme fer. On me changeait de position, mais ça servait à rien, je continuais d’y penser sans me laisser embobiner par leurs promesses. Bernie m’apportait les récompenses. J’appuyais sur les tirettes au lieu de les pousser. Il était désespéré.

— Ah ! le bon vieux temps où c’est qu’on était heureux d’siroter en attendant qu’ça passe ! T’étais un sacré siroteur, Frankie !

— Voilà où ça mène.

J’étais pas le type le plus joyeux de l’équipée, mais j’avais mon mot à dire. Fallait commencer par tempérer le discours que Bernie adressait aux nouveaux arrivants, ceux à qui on proposait LE choix et ceux qui étaient condamnés à la Peine d’Infini ou à la Réclusion Intermédiaire comme il semblait que ce fût mon cas.

— Mais non, Frank ! T’es pas condamné. T’es en observation.

— Comment vous expliquez la pompe à colocaïne ?

— On l’explique pas, Frank !

— Ramenez-moi à la maison !

Même chez les Chinois qui ont le sens du confort et du plaisir, mes deux thèmes préférés. On avait passé de bonnes soirées, Chang Wang et moi, du temps où j’enquêtais sur la pêche à l’anguille.

— Qui était Chang Wang ?

— Un bâtard de John Cicada. Il a eu moins de chance que moi. Il sait même pas ce qui lui est arrivé. Il est revenu avec des dettes.

— 200 cc !

Bernie confectionnait les canapés. Il y avait toujours un raisin sec au milieu. Je l’écartais avec le bout de mes dents et il fallait qu’il chût quelque part sous la table où les chats se le disputaient. On mangeait en rond. La table aussi était ronde. J’étais rond en principe. On n’arrêtait pas de tourner.

— Quand comptez-vous commencer l’enquête ? me demandait impatiemment K. K. Kronprinz qui ne passait pas les vacances qu’il avait espéré passer avec des filles qui ne me ressemblaient pas.

Bernie maintenait les verres à un bon niveau de conversation.

— De quelle enquête parlez-vous, ô Prince du blues et de la salsa ?

— On n’envoie pas les criminels dans l’Infini sans qu’on sache pourquoi, nous, les enfants du Peuple. Or, on nous a rien expliqué. Cette entorse nous ramène en des temps de combats où il fallait se reproduire intensément si on voulait pas se laisser vaincre par leur pouvoir de multiplier le fric à la même vitesse. J’ai chanté ça à l’époque. Chez Alice Qand. Elle s’en souvient comme si c’était hier.

— Alice Qand est un homme. J’ai couché avec elle par erreur.

— Ne changez pas de sujet, Frank. Quel était le crime commis par les Vermort ?

— Qui est le père de… de… ?

— Vous ignorez jusqu’à son prénom, Frank.

— Je peux l’imaginer ! On rétablira la vérité a posteriori.

— Je vous paye pas pour ça !

Le Prince me donna un maravédis. J’en avais plein. Ça valait rien en face de l’eurodollar. Mais j’en avais tellement que j’en rêvais toutes les nuits.

— J’en ai marre de nourrir des inutiles ! s’écria le Prince qui me nourrissait inutilement.

Il boxa un coussin qui s’agitait sous les fesses d’une nymphe.

— Faut que Frank se soigne, dit Bernie qui était aussi mon avocat dans les bonnes occasions de se remplir les poches. L’es malade, ô mon Prince ! C’est pas un maravédis qui l’guérira de cette maudite bactérie intransmissible !

— Ça va ! fit le Prince dont les doigts frottaient la chair anale de la nymphe qui levait la jambe parce que je tirais sur le fil.

Il projeta un film porno qui était en réalité un documentaire engagé sur les activités de Gor Ur dans le Monde et l’Intermonde. On savait rien de son action sur l’Infini, sauf qu’il en avait une et que ça expliquait sa supériorité dans les combats. Le prince répondait à toutes ses demandes uniquement parce que c’était surpayé. Sinon, il n’aurait pas accepté de se produire pour cette secte qui empochait 10 % des gains. Y avait que Frankie qui gagnait rien, parce qu’il savait pas jouer.

— Un ennemi est aussi un partenaire, m’expliquait Bernie. C’est pas une partie d’échec avec des blancs et des noirs. Ce que tu gagnes, c’est dans l’action. Au passage ! Tu peux pas espérer vaincre l’inventeur de ce jeu, Gor Ur lui-même.

— Sissa, fils du brahmine Dahir, a survécu à son insolence !

— Tu parles ! fit le Prince.

Alice Qand s’amena sur ces entrefaites. Il apportait des nouvelles.

— « Ils » embarquent les Vermort pour la punition, dit-il en acceptant un verre.

— Ah, bon ? J’croyais que c’était déjà fait !

— C’est toujours ce qu’on croit, Frank et ça recommence !

— Elle vous attend sur le ponton d’embarquement, Frank.

Sidération ! Je m’précipitais. Dans le couloir, personne savait de quoi je parlais. On m’indiquait le Syndicat d’Initiative. Les plans proposaient des solutions de sauvetage in extremis. Je me mis à glisser. Enfin, quelqu’un me renseigna :

— L’embarquement est en cours. Pour combien de temps, je l’ignore.

J’arrivais dans la zone des départs. Pas un chat dans le hall d’attente. J’aperçus un homme en arme qui ne savait pas lui non plus. Qui savait ?

— Je vous l’dirais si je savais, M’sieur l’Intendant.

J’étais Intendant ou je lui ressemblais. C’était pas l’moment de déconner.

— Y marche, ce truc ?

Je désignais le portail de sécurité. Savait pas non plus. Personne sait !

— C’est que j’y comprends rien, M’sieur l’Intendant.

— On peut savoir et rien comprendre !

— Oui, M’sieur ! J’y f’rai gaffe la prochaine fois !

— Et ça, c’est quoi ?

Un sas. J’actionnai la manette d’urgence.

— Va y avoir du monde pour vous demander des explications valables, M’sieur !

— Pas l’temps !

Je sautai là-dedans sans savoir ce que c’était. Le vide. Un contretemps. L’anticorps. J’allais savoir et ça me rendait insensible à l’horreur de la situation.

— Vous voulez me parler ?

— Vous savez, les paranoïas dépressives, c’est pas bien grave. On vit très bien avec. Prenons un exemple, si vous le voulez bien…

— On peut poser des questions avant ?

Une petite voix frottait ses lèvres contre les miennes.

— On m’a dit que vous vouliez me parler.

— Vous ne partez pas ?

Le visage était celui d’une petite fille en âge de se marier selon la Loi iranienne. Elle s’approchait à cause du bruit des moteurs. On n’avait pas l’temps de tout se dire.

— Il va te violer, petite ! Ne pars pas ! Elle est sa complice. Tu peux ne pas partir. Reste. Le Prince est prêt à financer l’opération.

Les moteurs rugissaient autour de nous. On procédait à plusieurs tirs dans des directions qui ne changeaient rien à la nature du voyage.

— T’es en voyage intermédiaire ? me demanda la petite fille.

— Je suis Frank Chercos, le célèbre…

— J’entends pas, mec !

— Coupez les moteurs, qui que vous soyez !

Elle s’accrochait à sa robe. Le vent tournoyait, entrecoupé de matière. Je trouvais pas les mots. Il fallait qu’elle sache. J’étais si près du but !

— M’sieur l’Intendant ! M’sieur l’Intendant ! criait le garde. Vous vous êtes fait mal ?

— Vous vous êtes fait mal ? me demanda la petite fille.

Elle pouvait appuyer dessus si c’était ce qu’elle voulait, que j’en souffrisse. Le garde se mélangea à nous. J’étais peut-être en train de lutter. Je sentais ses cheveux dans ma main. L’autre main serrait la gorge du garde qui bavait sur mon visage sans expression. Les yeux de la fillette me le disait. J’avais pas d’expression. J’avais même pas mal.

— C’est l’heure, Frank. Lâchez-la !

« Ils » ont vite fait de vous attacher et de préparer votre corps à se séparer de vous. Les moteurs arrachaient cette réalité finissant dans la promesse de l’Infini. Comment croire à ces mensonges d’État ? La peine d’Infini n’avait aucune utilité, criai-je dans les micros de la télé.

— Coupez-lui le zizi !

Elle était partie pour toujours et le Comte recommencerait ce qu’il avait toujours fait aux fillettes de son âge. Je voyais Constance se désespérer dans un salon de circonstance, avec les objets de son attente qui augmentaient son emprise sur le Monde. Je me souvenais de ce lieu d’expérimentation. Un gros livre relié de cuir noir et usé s’ouvrait toujours à la même page. J’étais l’enfant qu’on retrouvait dans toutes les illustrations. Ça avait un charme fou, ces gravures au burin.

— C’est fini, Frank. Vous revenez.

— Je veux savoir, Rog. Vous savez, vous. Vous savez ce que je veux savoir ! C’est insupportable comme idée !

— Revenez, Frank ! Revenez !

— 100 cc !

J’étais trempé de sueur. Le sol avait cessé de trembler. On ressentait à peine la machinerie sous-jacente.

— C’est l’métro, Frank !

J’avais raté ma dernière chance de savoir qui elle était, qui était son père. La Sibylle, que j’avais perdue pour toujours, ne me dirait rien. Avec elle, le secret était bien gardé. Roger Russel avait l’air satisfait par la tournure que prenaient les évènements. Cecilia m’envoyait son bon souvenir par l’intermédiaire de ce père abusif. Il ne me parla pas de Muescas. Le mariage aurait lieu sur le quai à New York, puis le clipper prendrait la mer avec le couple et ses invités.

— Vous serez des nôtres, Frank. Cela va de soi.

— En attendant, soignez vos rhumatismes, ajouta Kol Panglas.

Alice Qand était pressée. John Cicada revenait avec un nouvel arrivage de « voyageurs ». Alice Qand enfila sa tenue de présentateur et fit un essai sur le tapis. Les vers étaient au rendez-vous.

— Ça n’a jamais foiré, dit-il avec une pointe d’angoisse qui relativisait son humour décapant.

— Sinon, dit Kol qui était affecté par l’agitation musclée des vers, la solution de rechange consiste à meubler le récit pour compenser la perte d’image et de son.

— Ya pas plus doué qu’Alice Qand pour ça, dit Rog Ru.

— Ah ! Le blouhouhouhou-ze !

— Oubliez tout, Frank !

 

Et j’oubliais. Je savais que je finirais par choisir et qu’ « ils » ne m’accorderaient pas ce choix sans le conditionner. Je connaissais aussi ces conditions. Bernie, qui souffrait lui aussi de rhumatisme déformant, me passait sa lotion miracle. On se regardait ensemble dans le miroir pour comparer les différences. Tous les êtres humains devraient se livrer à cet exercice de la symétrie. Me dites pas que vous n’avez pas un ami qui accepterait volontiers la comparaison. Vous pouvez pas être plus con que Frankie le bêta ! Bernie avait moins de chance. Personne n’avait exprimé le besoin d’être son ami. Il faut que ce soit un besoin, sinon l’expérience est faussée et ses conséquences peuvent devenir tragiques, à la longue.

— Vous me coûtez, tous les deux ! se plaignait le Prince du Métal.

Mais il continuait de nous alimenter. Ça nous évitait la honte du deal. J’m’imaginais plus dans la rue, le cul à l’air. J’cachais les dosettes dans mes fentes. Y avait qu’à s’servir après avoir craché au bassinet. Bernie était magistrat à l’époque, mais au lieu d’la pédophilie, il pratiquait le shoot dans le dos de sa hiérarchie ou dans son cul, selon la probité de la personne concernée. Le Prince nous avait réunis dans l’honnêteté et la jouissance, c’qu’est pas si facile que ça, mec. T’es toujours à la limite au lieu d’l’extrême. C’est pas pareil, mec. Non, c’est pas pareil. C’était pareil pour Bernie, mais pas pour moi.

— Ça conserve les cadavres, disait Bernie à un nouvel arrivant qui le soupçonnait de malversation.

Et il en apportait la preuve en exhibant la momie de son passé exemplaire.

— Z’êtes pas Frank Chercos, le héros de l’espace ? s’étonna le type qui me regardait avec des yeux ronds comme si j’étais pas le Frank Chercos dont il parlait.

J’avais pas besoin de m’gonfler si c’était lui qui me soufflait dans l’cul. Il en avait des pages, de Frank Chercos ! Ça n’en finissait pas. Bernie lui coupa la parole avec un bourbon. Le type aimait ça aussi. Il y avait un tas d’choses qu’il aimait et maintenant il devait accepter sa condamnation.

— Tu baisses la tête, lui enseignait Bernie. Pas trop ! Sinon y vont penser qu’tu simules. Là, l’échine dorsale dans la courbure de l’estomac qu’y vont pas remplir tous les jours si tu critiques.

— J’critiquerai pas !

— Tu critiqueras ! J’ai une mauvaise influence sur les autres. Pas vrai, Frank ?

C’était du bourbon de patate, mais ça allait.

— C’est pas trop humiliant ? s’inquiétait le nouveau.

— C’est humiliant si t’as faim, dit Bernie.

— J’mangerai tout c’qu’on voudra !

— Ouais, mais tu critiqueras, concluait Bernie qui était toujours prêt à instruire si le client avait de quoi payer ses vacances.

— Alors comme ça, z’êtes Frank Chercos ! dit le nouveau pour changer une conversation qui lui allait pas comme il voyait son avenir de minable prisonnier des circonstances au lieu des contingences dont se contente le commun des mortels.

Il soufflait bien. Mes hémorroïdes avait un temps d’avance sur le pouls que j’avais un peu faible depuis quelque temps. Ça m’ravigotait, allez !

— On parle de moi ou c’est moi qui parle ? demandai-je.

Bernie appréciait la nuance. Le nouveau pouvait pas y couper. Bernie lui tapait dans le dos pour l’aider à avaler.

— Les deux, fit le nouveau qui aimait les poires.

— On m’critique et j’continue d’emmerder l’Monde, hein ?

— C’est tout ça, M’sieur ! J’aurais pas mieux dit.

— Avale ! fit Bernie.

On veut pas les tuer, les bleus. On a été bleu nous aussi. On sait c’que c’est parce qu’on s’est pas laissé faire à l’époque, mais on compatit en toute honnêteté rédhibitoire. On jouait pas non plus. Y avait rien à gagner.

— C’qui faut, dit le nouveau qui avait tout compris avant d’arriver, c’est oublier pourquoi on est là.

— Frankie il est en vacances, dit Bernie. Et moi, c’est plus compliqué.

— Je sais ! dit le nouveau qui commençait à trouver ça très drôle. Bernie Beurnieux est mort des suites d’un drame conjugal. Tout l’monde sait ça !

J’savais pas moi-même pourquoi il était là, Bernie. J’m’étais jamais posé la question tellement j’étais heureux qu’il ait pas succombé à la blessure mortelle que Sally lui avait infligée dans un moment de passion. Il était même plus blessé, Bernie, comme si tout allait bien pour lui. Ça allait tellement bien que j’avertis le nouveau qu’il ferait mieux de la fermer s’il souhaitait pas que j’aggrave son cas.

— O. K., les mecs. J’abrège.

 

Sur Terre, on connaissait mon aventure telle que je l’avais racontée à la Presse. Par contre, on se demandait pourquoi j’arrêtais pas de choisir et pourquoi « on » me permettait de continuer de choisir sans me décider une bonne fois pour toutes. Des bruits couraient sur la généalogie des Chercos. On racontait n’importe quoi et ça n’avait plus de sens.

— Ça en avait à un moment donné, dit le nouveau qu’était moins con que moi. Mais ça n’en a plus. C’est mieux pour vous, hein, Frank ? J’peux vous appeler Frank comme tout le monde ?

— Tu peux pas l’appeler, dit Bernie. C’est lui qui vient tout seul. Comme Cookie.

— Z’avez zun chien ?

— Y vient quand c’est qu’on l’appelle pas.

— J’ai jamais eu d’chien. J’avais un canari. Ça remonte à l’enfance. Il chantait quand on l’appelait.

— C’est ça, les animaux.

— Et on n’est pas des animaux, dit Bernie qui avait compris la bonne moitié de ce que je disais à ce minable de bleu.

J’croisais mes bras derrière la tête, m’appuyant sur le dossier qui craquait à la place de mes os. Le nouveau était heureux, finalement. Il ne lui était rien arrivé, au fond. Il n’arrive rien tant qu’on ne vous expédie pas ad patres ou ad infinito. Ça n’expliquait pas pourquoi on me permettait de choisir à mon aise. On pouvait seulement voir comment. Et c’était le paradis, mec !

— T’en as pas des comme ça, chez toi, hein, connard ?

Il se marrait. Il avait des dents en or. Il les garderait pas longtemps, même s’il en avait besoin. Bernie me faisait des signes compliqués, un peu comme s’il me demandait de lui faire bouffer du chocolat pour que personne d’autre soit au courant de c’que ça pouvait rapporter de lui casser la gueule. Si c’était ça, le message, ce type ne pourrait même pas le bouffer, le chocolat. Il suait parce que la conversation trahissait les dessous de son contenu séquentiel.

— Ya un autre moyen, dis-je. C’est pacifique, que j’veux dire.

— C’est pas d’l’or, les mecs ! C’est l’dentifrice à la mode. « Ils » ont remplacé la menthe bleue par de l’or qu’est pas d’l’or.

C’était de l’or. On mordit dedans Bernie et moi pour s’en assurer.

— J’saigne pas ! dit le nouveau.

— Tu mangeras liquide, c’est tout, modéra Bernie qui avait le sens de la mesure.

— « Je » mangerai c’qu’on me donnera ! J’ai rien à critiquer. J’suis un pacifique, moi ! La preuve, je dis rien.

Bernie m’envoya un autre message codé. Y avait plus d’chocolat, rien que du sang coagulé et aucune trace d’ADN étranger au corps.

 

Kol Panglas est arrivé au mauvais moment, sinon on l’aurait passé bon, ce moment de victoire sur la faiblesse humaine.

— Vous partez, Frank. Habillez-vous !

J’étais pas à poil. Mon cucul témoignait de mon innocence. Comme ma pupille. Il manquait la combinaison de service et ses terminaux fébriles. On me conduisit sur le Pas de Tir. Un vaisseau attendait patiemment. John Cicada donnait des conseils à un équipage d’enfants qui prenaient mes notes avec une conscience nette de ce que je ne tarderais pas à représenter pour toute la tribulation en vue.

— Mais j’ai pas choisi, Kol ! dis-je pour ne pas crier que j’étais sur le point de paniquer.

— Un changement d’horaire, Frank. Vous gagnez un jour.

— Et si je le perdais, Kol ? C’est encore possible !

Il me regarda tristement, comme on regarde le condamné qui n’a pas consulté sa montre. Bernie m’envoyait des messages incompréhensibles. Le nouveau cherchait mon nom dans le dictionnaire.

— Une fois assis à votre poste, Frank, vous vous branchez. On vous a appris à vous brancher. D’abord l’oxygène, puis les réseaux et enfin, les alimentations. Une erreur, Frank, et c’est fini pour vous. Vous cesserez douloureusement de vous amuser.

— J’m’amuse pas, Kol. J’ai jamais joué avec le feu.

Bernie restitua la moitié de l’or au nouveau, j’sais plus si c’était la partie inférieure ou supérieure. Celle qui pesait le moins en tout cas. Le nouveau essayait ses nouvelles dispositions sur le bras d’une fillette qui hurlait dans mes oreilles. Je montais avec elle dans le vaisseau. John Cicada m’avait à peine salué. Les enfants qui formaient l’équipage me regardèrent comme s’ils connaissaient ma photo.

 

L’intérieur du vaisseau ressemblait à une projection futuriste, comme quoi la Réalité peut avoir de l’avance sur les Projets. J’étais tendu, mais pas hystérique. J’étais à ma place, comme d’habitude. J’avais toutes les raisons de m’angoisser, mais ça allait comme ça pouvait. J’emportais rien d’intime, à part mon cucul et ma queue. Tout le reste leur appartenait. Les « parents » attendaient dans le salon, assis de chaque côté d’une table où ils avaient abandonné la sentence qui les condamnait à ne plus revenir. Je ne reviendrais pas moi non plus. J’avais rien choisi. J’avais même pas une idée de ce que j’aurais choisi si on me l’avait permis. Je voyais ces deux visages détruits par la tristesse. Ça m’faisait mal. L’homme tenta de replier la sentence, mais la femme lui dit quelque chose en rapport avec la nécessité de ne rien replier du tout tant que ce n’était pas le moment. Je me doutais qu’il y avait encore un point de procédure à discuter, mais l’avocat n’était pas venu jusque-là. Ils évitaient de me voir. De temps en temps, un gosse apparaissait sur le seuil et ne rendait pas le sourire qu’ils lui adressaient par pur désespoir. Il faut avoir haï les gosses pour en arriver là. Frank y savait pas qu’il fallait les aimer avant de les foutre dans la poubelle du Monde. Voilà où ça m’avait mené. J’allais nulle part et partout, comme un Dieu à qui on n’a pas demandé s’il a pas plutôt envie de mourir sur la Croix. Ils avaient prévu des sucreries empapillotées. Je suçais le présent en attendant de me faire avoir par l’avenir. Ça m’rendait morose et dangereux. Kol me surveillait par une fente pratiquée dans le plafond. Dire qu’il était là, couché sur le dos du vaisseau, et que j’avais pas les moyens de le convaincre qu’un peu de temps ne gâcherait pas ses vacances d’été. On était des amis, merde !

— Bernie y dit qu’t’es assez con pour t’faire condamner à mort, me dit un gosse que j’avais jamais vu de ma vie, sinon je m’en souviendrais. Alors j’te préviens, connard : j’suis contre la peine de mort : tu fermeras ta gueule ou j’te la fermerai : avec ça !

Il me montrait son p’tit cucul et la fente dessous. Ensuite il procéda à une fouille systématique de mon bagage, un vieux sac que j’avais hérité de mes pérégrinations dans le désert avec Omar Lobster.

— Homard Homard, j’connais ! dit le gosse et il m’en piqua dix numéros en attendant d’me piquer les autres.

Y avait pas assez d’place dans son p’tit cucul et il mettait jamais rien dans sa fente de peur de flinguer sa fragile virginité. Il prit place à côté de moi et m’appela Voisin, comme le célèbre pionnier de l’aéronautique française. Je m’demandais qui avait baisé qui dans l’affaire : Gabriel ou Charles ? Celui qui portait le nom d’un ange ou celui qui se nommait comme un roi d’Angleterre ?

— T’es vraiment con, me dit le gosse. J’vais même plus loin : t’es carrément impossible.

Il s’arrêta là. Sinon on retournait en enfance et je m’en prenais plein la gueule. Qu’est-ce que j’avais été critiqué ! Et Frank ceci. Et Frank cela. Valait mieux fermer ma gueule. J’avais grandi depuis.

— Pas tellement, dit le gosse. Le Frank Chercos que tu connais a choisi inconsciemment d’envoyer son enfant au diable vauvert. Par enfant de Frank Chercos, il faut entendre celui qu’il a été. Tu piges, connard ?

— J’avais une sœur à cette époque !

— C’est pas elle.

Kol n’arrêtait pas de transmettre mes données. Ça m’chatouillait les neurones, moi qu’avais eu des problèmes de myélinisation jusqu’à quinze ans, âge que j’ai profité pour plus pisser dans mon lit.

— D’où le mythe de Gor Ur, hein, vieux mythomane ?

— Y vous emmerde, le Gorille Urinant !

— Tu charries, Voisin. Bird of passage. Dix mille cerfs-volants. Étonnantes chasses. T’es un poète. J’adore tes titres. J’t’épouserai quand t’auras l’âge de secouer les fraises.

Le Pas de Tir se vidait lentement. John Cicada s’attardait à cause d’un problème technique. L’équipage trépignait dans les vapeurs d’acide. On était le matin, j’pouvais pas m’tromper. Ça fleurait le croissant chaud et le crème. Illusions Intermédiaires, je sais. Les fameuses ii. Iiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiii !

Le départ fut donné à neuf heures. J’avais une dalle d'enfer. Des petites filles distribuaient des friandises en attendant le plat de résistance. Saturne rapetissait dans le hublot. On ne distinguait plus la Station Intermédiaire. Il n’était plus question de revenir. L’angoisse me visitait par moment que je vivais dans le plus parfait silence qu’il m’était donné d’opposer à ses ruses.

— T’es mouillé, Voisin !

J’étais mouillé. C’est comme c’est qu’il rouillait, mon Métal. Des fois, on me met un tuyau dedans et j’fais plus attention.

— Tu sais pourquoi t’iras pas au mariage de Cecilia, Voisin ?

— J’s’rais bien con d’l’ignorer !

— C’est pas aussi facile : New York est sur la Terre et toi tu n’y es plus !

 

Les parents ne m’avaient pas approché. Ils se levaient pour tourner autour des enfants sans les chahuter. Des enfants leur posaient des questions et ils paraissaient faire de leur mieux pour y répondre. Pas un regard dans ma direction. Rien pour le troisième homme de l’expédition. Et j’quittais pas une seule fois mon siège pour aller les saluer. C’était peut-être ce qu’ils attendaient. Ils ressemblaient tellement à ce que je savais des parents ! On était à dix heures du point de non-retour. Il fallait que je leur disse mon sentiment avant ce moment fatidique. Ensuite ça n’aurait plus aucun sens. Pour moi en tout cas. Moi, l’homme seul, sans femme à ses côtés, l’homme du regard louche et des pratiques secrètes. Combien de temps avant de commettre l’irréparable ? Je finirais peut-être seul dans l’espace, avec assez de nourriture pour approcher l’Éternité. Le gosse calculait frénétiquement combien de temps il me restait à vivre avec les autres.

Il me proposa aimablement d’utiliser les mêmes instruments que lui. C’était un peu compliqué pour Frankie qui laissait derrière lui beaucoup de choses inexpliquées et quelquefois inexplicables. Dans la lunette, on voyait les préparatifs du prochain vol. Le même John Cicada adressait ses conseils aux mêmes gosses. Mais cette fois, c’était Bernie qui souffrait. Il se montrait beaucoup moins digne que moi. Toutes ces seringues manipulées par des ignorants, ça lui inspirait une douleur irréversible qui laisserait des traces dans sa mémoire toujours vivante malgré ce qu’on sait de la mémoire. Le cadavre qu’on embarquerait alors deviendrait la momie de l’homme. J’avais vu les vitrines d’exposition en montant dans le vaisseau. On embarquait aussi des momies. En bas, Bernie n’était pas le seul à devenir la momie de l’homme. Ils étaient plusieurs à plus ou moins accepter ce destin inadmissible. Et parmi eux, un seul connaîtrait le même destin que Frank Chercos. C’était le fils de Frank Chercos. Et John Cicada ignorait cette douleur. La Sibylle pouvait s’inquiéter. Et elle s’inquiétait, voyant notre vaisseau atteindre la limite du retour et son propre fils appareillé pour s’occuper des momies qui craignait la poussière et les rejets glandulaires.

Ma première momie avait un nom de femme. Je cherchais la beauté dans ce cuir crispé. En vain. Mais j’avais décidé de me tenir tranquille. Je devins un as du plumeau. J’actionnais un vaporisateur qui intoxiquait ce qui restait de mes poumons. Et je dormais comme un enfant qui est encore en paix avec lui-même. Je me souvenais pas de cet enfant que j’avais pourtant été. J’enviais sa tranquillité à peine dérangée par la promesse d’une curiosité sans limites. Le temps s’écoulait maintenant en fonction du point de non-retour qu’on devait atteindre dans moins de dix heures et j’avais tout appris de ma nouvelle fonction sociale. Le gosse me félicita. Il était aussi heureux que moi.

— Ça tripe, Voisin ! Ça tripe à mort !

 

Sixième épisode

DEUX FOIS QU’UN

Il n’y avait pas de fenêtre dans la cabine que je partageais avec un être dont je parlerai plus tard. Son influence sur ma pensée est telle qu’il vaut mieux en faire abstraction pour l’instant.

— O. K., Frank. Il n’y avait pas de fenêtres…

Il n’en avait pas ! Je ne pouvais pas voir. J’allais dans le salon où il y a plusieurs fenêtres avec diaphragme d’ouverture et obturateur à iris. On peut doser l’illusion avec un potentiomètre à crans. Ou ne rien doser du tout et voir le trou dans lequel on voyageait. À dix heures, heure locale, on atteint le point de non-retour, mais tout a disparu dès quatre heures. J’avais envie d’une de ces pluies qui m’avaient si souvent renvoyé ma tristesse d’enfant. Les pluies-fall. On voyait plus le vaisseau suivant, celui où Bernie devait se lamenter à l’idée de se conformer à l’Infini au lieu d’aller chasser l’alouette avec son vieux copain Frankie qui tirait sur la ficelle pour que le miroir tournoyât. Tire sur la ficelle et le miroir tournoiera. Elles tombaient du ciel dans le silence qui précède le cri.

Mon esprit subissait des changements aléatoires. Si ça continuait, je ne serais plus ce que j’avais été ni ce que j’aurais pu devenir avec un peu de chance. Je croisais des enfants appliqués. Je mangeais pas avec eux. Je surveillais. Les parents n’avaient pas une seule fois demandé à me voir en privé pour que je m’expliquasse. Ils sortaient rarement de leur cabine depuis quatre heures de voyage déjà. La fenêtre s’est ouverte ssschlick ! automatiquement, ce qui m’a surpris au point que j’ai vidé ma vessie dans le strapontin.

— Veuillez régler l’ouverture, me dit la fenêtre.

E pericoloso sporgersi. Je tournai lentement le bouton, mais le trou demeurait sans fond. On regarde pas longtemps le vide. On le peuple pour ne pas épouser ses formes. J’appelais les pluies-fall de mes vœux. L’autre strapontin était plié avec un journal dedans, comme si « on » voulait que je l’ouvrisse à la page des faits divers.

— Ouvrez encore ! me conseilla la voix qui répondait à mes réglages.

J’ouvrais. Mais la led continuait de clignoter rouge.

— Essayez le truc du chewing-gum.

Je le collais sur la vitre. Ravissement assuré.

— Vous voyez !

Je voyais l’étoile hyperlointaine du chewing-gum.

— Avec un peu d’imagination…

Ouais ! Le voyage me parut moins monotone.

— Essayez la trace de doigt !

J’avais compris. Il était un peu plus de quatre heures et j’avais compris.

— Le temps ne fait pas partie des perceptions humaines, Frank. Le temps est créé par l’esprit. Le temps n’a pas plus de Réalité que tous les autres concepts explicatifs que rien ne fonde intelligemment. Il n’y a plus de temps quand il n’en est plus question. Ou alors une fraction de cette seconde dont l’esprit veut conserver l’imaginaire symbolique. Fraction née du plus grand dénominateur commun. Il faut diviser Frank et non pas le multiplier.

— Frank ! Les momies !

 

À part la fenêtre que je pouvais regarder pendant les moments de liberté conditionnelle, il y avait les momies, leur poussière et l’infinité de particules qui s’y déposaient. J’avais déjà l’habitude de ces corps réduits à la grimace. Elles ne souffraient pas. Elles jouaient encore avec la mort. Mon plumeau explorait leurs pliures. Je vérifiais avec la lunette et je projetai le liquide avec le vaporisateur. Ensuite je frottais avec la toupie. Ça brillait comme une godasse. De temps en temps, un enfant venait collecter des échantillons. Voilà à quoi on consacre une bonne partie de notre enfance : à se remplir les poches d’échantillons prélevés sur des momies d’autres victimes de l’Homme et de son ambition démesurée. L’Homme qui cède la place à la Nation et la Nation qui combat les autres nations dans un progrès que rien ne semble assez convaincant pour arrêter le massacre systématique entrepris par les Blancs au détriment des autres races qu’on nourrit d’illusions démographiques et spirituelles. Civilisations des pauvres, vous êtes mortelles. Vous combattez pour rien. Vos riches sont Blancs !

— Frank ! Les momies !

 

J’y allais. J’avais mon plumeau, ma pelle et mon carton, comme Jerry Lewis dans The ladies man. J’avais en plus un vaporisateur, comme Joe Chip dans Ubik. J’avais du Métal et je me pissais régulièrement dessus. Il y a pire que la dissociation par affinité. C’est une espèce de recomposition de l’être initial avec les moyens du bord. J’opérais sous surveillance, bien sûr.

On avait supprimé tous les personnages de mon intimité et ceux qui m’assistaient cliniquement ne franchissaient jamais les limites de mon territoire, limitant du même coup ma possibilité de les rencontrer fortuitement comme cela arrive dans l’existence ordinaire, celle qui nous enferme dehors.

Je frottais les momies. Je répandais le natron atomisé qui s’en prenait à ma propre chair. Une espèce de bonheur amusé remplaçait les apothéoses de mon enfance. Je n’éprouvais aucune fatigue. Aucun signe d’asthénie ni de phobophobie. J’injectais les liquides à l’heure prévue. Ça s’emballait pas.

Il pouvait plus rien m’arriver. Ma place dans la cabine, mon strapontin près de la fenêtre, les momies dans leurs vitrines, les gosses qui s’affairaient ou au contraire ne bougeaient plus, les parents qui n’agissaient pas. Et Frankie la Grosse Queue qui passait entre les gouttes des pluies-fall. Je pouvais pas m’ennuyer. Pas au bout de quatre heures de voyage, six heures avant le point de non-retour. Je vivais LA minute d’une exploration qui devait à terme nous expédier dans l’Infini sans les moyens d’y repérer les points d’ancrage de notre destin commun.

« On » m’injectait la camisole sexuelle par différence de potentiel. Mes couilles gonflaient. Mes vésicules séminales produisaient à outrance des protéines spermicides. J’étais tranquille.

— Frank ! Les momies !

Elles n’avaient pas de nom. Je pointais le détecteur de code. Ça pouitait et je notais. En principe, j’étais autorisé et je frottais, atomisant les crevasses de cuir noir qui s’entrouvraient, laissant échapper l’humidité que je frottais avec l’aspirateur relié au spectromètre. À cette allure, les momies seraient prêtes avant l’heure du non-retour. Je m’activais.

— Vous vouliez revenir avant qu’il ne soit trop tard. Dites-le clairement.

Je pouvais pas y penser aussi clairement. Je craignais la confusion. J’avais moins de six heures de pratique avant qu’il ne fût plus possible de renoncer.

— Vous ne renonciez pas puisque vous étiez forcé à agir. La décision ne dépendait pas de vous.

J’y croyais.

— Elles avaient connu ça avant vous.

Donc, elles allaient et revenaient. Il y avait plusieurs étages. Celui dans lequel je m’activais reviendrait avant le point de non-retour. Je le voyais. Le nombre d’enfants diminuait d’heure en heure. Ça me rendait nerveux, mais pas au point de perdre le compte des enfants ni des heures.

— Quel était le problème, Frank ?

Ma cabine. J’arrivais pas à la situer.

— Vous aviez peur d’y rencontrer son habitant d’un autre Monde ?

Je me posais la question. Il allait et revenait, comme les momies, ou « il » retournait chez lui ? J’avais pas le temps d’en discuter avec lui.

— La peur ou le temps ?

Je guettais la fissure, la trace du joint. Il y avait une limite. L’architecture trahissait une différence, mais comment, par quelle apparence qui échappait à mes observations fébriles ? Je tentais d’aller plus loin que le salon où les parents régnaient en maîtres. Rien ni personne ne s’opposa. Je suivais un couloir montant. En général, c’est le nez de l’appareil qui ne revient pas. Or, il était vide, à part un cageot qui avait contenu des crustacés. Ça sentait vraiment mauvais. Je redescendis.

 

Je venais de perdre un temps précieux. Ça se lisait sur les visages. Pas un commentaire, une allusion, rien. Je revenais à la fenêtre, mais

— Frank ! Les momies !

J’y retournais. Comment interroger ces grimaces de la mort ? Si je revenais, ce serait en momie. J’étais la momie supplémentaire. Ce qui expliquait l’état satisfaisant de la conservation et le nombre croissant des momies.

— Comment saviez-vous que ce nombre croissait ?

L’intuition. J’avais toujours eu de l’intuition pour ÇA.

— Et si vous vous trompiez ?

J’y pensais !

— Qu’est-ce qui revenait ?

J’arrêtais pas d’y penser ?

— Il fallait absolument qu’une momie vous donnât raison.

Exact. Je les interrogeais en vain, une par une. Le natron agissait sur moi. C’était tout ce que je pouvais constater pour l’instant. Je participais activement à leur conservation et je me préparais à mourir.

— Par quelle méthode ?

Je savais pas. J’y réfléchissais en utilisant la fenêtre.

— Pas assez de lumière, Frank !

Il ne pouvait pas y avoir de lumière !

— Il y avait le chewing-gum.

Éclairé DE L’INTÉRIEUR !

— Mais enfin, Frank ! Les momies ne parlent pas !

Elles pouvaient parler. Scientifiquement. J’analysais les échantillons. Je croisais les données. J’y croyais, les mecs !

— Mais vous n’êtes pas un scientifique, Frank !

J’ai appris des tas de trucs sur le tas !

— Il était quelle heure ?

Comme le temps passait, il pouvait être six heures…

— Plus que quatre heures avant la séparation des modules…

Ça me minait. J’essayais de pas perdre du temps près de la fenêtre. Ce trou m’angoissait. Je craignais de ne plus pouvoir sortir uniquement parce que mon cerveau était atteint d’agoraphobie. Je pouvais pas savoir ce qu’« on » m’avait injecté à ce niveau forcément supérieur.

— Vous marchiez ou une assistance prenait en charge la locomotion et l’appréhension ?

Je marchais. Mais le natron agissait vite. Encore une heure et mon cerveau accepterait l’évidence : je me coucherais avec les momies une fois accomplies toutes les opérations conservatoires. Et j’attendrais.

— Vous attendriez sans savoir si c’étaient les momies qui revenaient…

J’en étais pas là, heureusement ! Je pouvais encore agir. Il y avait un indice, une trace minime de l’agencement du vaisseau en deux modules dont l’un revenait et l’autre était propulsé dans l’Infini. J’interrogeais les momies avec des moyens…

— …que vous ne maîtrisiez pas parce que vous n’êtes pas un scientifique, Frank. Mais y avait-il d’autres moyens de parvenir à les faire parler ?

Il n’y en avait pas ! « Ils » avaient…

— … « ils » ou « on » ?

J’aurais pu dire nous…

— Ce serait plus proche de la Réalité.

O. K. Nous avions prévu un spectromètre, rien d’autre. Il était évident que Frank se poserait la question de savoir si cet engin pouvait l’aider à résoudre ses problèmes…

— Il avait des problèmes ?

Il n’avait que ça. On ne survit pas longtemps à ce genre d’envahissement total. Il n’avait que des problèmes et rien pour les résoudre, à part cette machine dont la documentation indiquait qu’il s’agissait d’un spectromètre.

— Que savait-il de ce genre de machine ?

Il avait fait un stage dans la Police. Il avait échoué en calcul. Il ne comprenait pas qu’une division, c’est une multiplication. Si on n’a pas compris ça, on n’a rien compris à la théorie de l’Ordre.

— Il a reçu une fin de non-recevoir ?

On leur a montré du matériel scientifique. À cette époque, il préférait les motos.

— Les motos… cyclettes ?

Il voulait devenir Flic Poursuiveur. Il laissait aux autres le soin d’enquêter.

— Il a bien changé !

À qui le dites-vous !

(C’était la voix de Kol Panglas. Je pouvais pas me tromper. Il racontait des salades au Comité. Je pouvais rien faire. J’avais droit qu’au silence. Mais je réfléchissais. J’avais du temps devant moi. Les momies ne parlaient pas, mais j’avais mon idée.

— Vous me donnez le frisson, Frank, chaque fois que vous avez UNE idée.

J’y peux rien. J’ai pas l’vertige. Il y avait au moins deux modules.

— Et s’il y en avait trois ?

Vous voulez dire : un qui revient, un qui ne revient pas et l’autre qui retourne d’où je suis venu ?

— Pour être plus précis : les momies reviennent, les parents et leurs gosses ne reviennent pas et VOUS retournez au bercail.

Le natron réduisait les possibilités. Je me transformais en momie, pas en gosse. J’étais de moins en moins ce que j’avais été. J’avais aucune chance de retourner à Paris.

— Vous étiez parti de New York !

Non. De Pékin. Ce voyage dans l’espace était une récompense que les Chinois me proposaient en échange d’une petite trahison…

— …petite ?

Mais j’avais pas compris à temps que c’était ma condamnation. Je m’étais fait des illusions. Tant qu’on est pas lié au poteau, on n’y croit pas. Maintenant j’y croyais. Et je devenais rapidement une momie. J’allais revenir en momie et je repartirais avec des types destinés à la conservation. Ça pouvait pas s’arrêter !

— Il y a bien un moment où le nombre de momies est atteint ?

C’est ce qu’on appelle le paradoxe de la momie. Ça s’arrête jamais, même si les conditions sont réunies pour que ça s’arrête.

— Et vous le résolvez comment, ce paradoxe ?

D’abord en agissant sur les momies : je participe à leur conservation sans discuter : je cherche à entrer en contact avec elles.

— « Nous » ne voyons pas en quoi cela vous permet d’affirmer que vous résolvez le paradoxe…

Il consiste en quoi, ce paradoxe ? Le nombre n de momies augmente alors que la place qui leur est attribuée en limite le nombre à m. Z’êtes d’accord ? Dès que n = m, les conditions du voyage ne sont plus réunies. Z’êtes toujours d’accord ? n + 1 est alors égal à quoi ?

— n + 1 est égal à m/0 !

Donc m = 0.(n + 1)…

— C’est-à-dire rien ! m n’existe pas !

Ya pas d’paradoxe non plus !

— C’est fin, Frankie. Vraiment !

Ya plus fin qu’Frankie, mais faut chercher. « Ils »…

— … « ils » ou « on » ?

Nous…)

— Nous sommes d’accord avec vous pour dire que Frank Chercos a été le plus mauvais flic du Monde.

— Pas un seul de ces types n’a trouvé la solution, Kol.

C’était la voix de Roger Russel. Il fallait que je les trouve. J’avais l’temps. Je m’approchais des parents, ce qui se fait jamais en période de crise. Ils portaient des masques lunaires. Impossible de différencier l’homme de la femme. La même robe noire et soyeuse couvrait leurs jambes croisées. Ils buvaient un Gibson aux p’tits oagnons frais. Je commandais un Bloody Mary pour mettre de l’ambiance, avec des zitounes gazpachas. Ça commençait bien.

— Vous avez perdu beaucoup de temps, me dit l’homme.

— J’en perdrai plus si c’est ce que vous voulez.

— Vous venez avec nous ?

— Ça dépend où vous allez.

La femme ricana. Il y avait une goutte sur le masque. Je l’essuyais rapidement avec le bout de mon doigt. Elle frémit sans changer de position.

— Vous ne savez pas où nous allons et vous prétendez choisir sans vous tromper ? dit-elle.

Elle devait avoir une jolie voix, mais le masque la rendait désagréable, comme si elle ne contenait aucun mystère. Je croquais les zitounes et les noyaux.

— Forte dentition, dit l’homme.

— À l’image de la tête.

— Vous m’impressionnez.

Ils avaient l’air d’aimer les p’tits oagnons frais. Ça s’passait entre le pouce et l’index et à travers une fente où la langue apparaissait furtivement comme le globe de l’œil dans les paupières et dans les moments d’apparence rapide. J’avais le cul au bord du coussin qui se pliait derrière moi.

— Si vous avez des questions, dit l’homme, n’hésitez pas.

J’en avais, mais c’était pas l’moment.

— Vous savez pourquoi je suis là ? demandai-je en reniflant le contenu de mon verre.

J’avais commandé un Bloody et « ils » me servaient un Zombie.

— Ya plus d’service de nos jours!

— Continuez.

— J’disais que l’vieux Frank n’est pas aussi con qu’il en a l’air…

— Vous l’avez déjà dit.

— Je m’répète quand j’suis pas sûr d’avoir bien été compris.

— On a compris, rassurez-vous.

Les présentations étaient faites. Les gosses commençaient à s’intéresser aux conclusions du vieux Frankie. Je les sentais plus attentifs que d’habitude à ma présence parmi eux.

— Vous avez encore cinq heures pour avouer, dis-je le plus tranquillement du monde. Ensuite, quelle que soit votre réponse, vous passerez le restant de vos jours à copuler dans l’Infini.

— Belle perspective ! dit la femme. Pas vrai, mon chou ?

Elle se foutait bien que le vieux Frankie n’eût pas les mêmes problèmes qu’elle et son compagnon d’infortune.

— Vous êtes aux momies ? me demanda l’homme qui ne riait pas.

Il donnait plutôt la sensation de ne pas accepter son destin.

— Vous avez de la chance, dit-il comme si j’avais besoin d’être encouragé.

— J’ai pas envie d’être aux momies, grognai-je dans ma barbe florissante. J’ai rien demandé à la société. J’y ai même pas demandé d’être à votre place.

Je songeais à la femme. Il se rengorgea.

— Nous… nous n’avons rien demandé non plus, à part le non-lieu, dit la femme d’une voix triste qui m’alla droit au cœur.

— Et les gosses, qu’est-ce qu’ils veulent ?

— Oh, vous savez, à cet âge-là…

— Il était défloré, à c’te âge, le p’tit Frankie !

Ça les faisait marrer, les gosses, chaque fois que j’m’en foutais de paraître vulgaire. J’avais passé l’âge de me préoccuper d’l’image.

— Ça vous arrivera, allez !

Ils me croyaient sur parole. Ça semblait désespérer la femme qui n’envoyait que des messages relookés par sa conscience.

— Vous feriez mieux de retourner aux momies, me conseilla l’homme.

— J’suis bien, moi, en compagnie des dames !

— Je ne suis pas une dame !

— Et je ne suis pas celle que vous croyez !

— Je suis pas Frank Chercos !

J’étais qui alors ? Les momies n’avaient pas de nom. On les reconnaissait à la couleur. C’était ça, le spectre. Le natron me liftait pour l’instant.

— T’es un flic ? me demanda un gosse.

— Et toi ? T’es une fille ou un garçon ?

— On sait bien c’que t’es, toi ! dit une fillette en riant.

Personne n’avait jamais parlé de ma queue en ces termes. Je la posais sur mes genoux. Les parents n’exprimaient aucune révolte. Ils étaient derrière leurs masques, une main portant le verre et l’autre présentant les p’tits oagnons frais à la fente qu’ils avaient sous le nez.

— Qu’est-ce que tu leur fais, aux momies ?

— Rien. C’est elles qui me font chier !

— Tu sais ce qui t’arrivera ?

— On dit pas : Tu sais ce qui t’arrivera ? On dit : Tu sais ce qui t’arrivera SI?

— Si quoi ?

— T’es pas aussi intelligente que t’es jolie.

La femme s’ébroua.

— Laissez cette enfant ! Je vous prie.

J’éclatais de mon gros bon rire de flic qui s’est fait avoir par l’adversité.

— Je m’demande si j’vais pas vous accompagner. J’ai encore du temps devant moi.

— Ça, tu n’en sais rien, dit une petite voix.

J’en savais rien, en effet. C’est pas parce qu’on choisit qu’on change les choses. C’est têtu, les choses. On croit les reconnaître et on s’aperçoit trop tard qu’elles appartiennent aussi à quelqu’un d’autre.

— Pourquoi trop tard ?

— Parce que tu l’as buté, connasse !

Comment peut-on être aussi con à cet âge où le cerveau est encore un cerveau et non pas cette bouillie de croyances et d’a priori qui reconnaît pas le bien quand c’est le moment de spéculer.

— Tu laisses rien ? Vraiment rien ?

Au contraire, je laissais tout et j’savais pourquoi. Ces conversations à quelques heures du point de non-retour laissaient présager mon existence si jamais c’était de c’côté-là que tombait ma tête. Mais si j’avais un avenir de momies, on m’supprimait la conversation et les douceurs de vivre.

— Il y a une troisième solution, dit l’homme.

— YA QU’DES SOLUTIONS ET J’VOIS PAS OÙ EST L’PROBLÈME !

 

Dans ce Monde, si tu gueules pas, c’est les problèmes qui deviennent des solutions. Mais on n’était plus dans le Monde. On le quittait. On avait fait le Pas Intermédiaire. Et il nous restait des heures et leur compte fatal. Momies, pédophilie constante et impunie, retour aux emmerdements de la vie ordinaire, le choix limitait les perspectives de bonheur. On sait qu’on va mourir : on sait pas quand : ni comment. Le parallèle était aussi une source d’angoisse. Mais j’aimais bien le Musée de l’Homme en un temps où on craignait pas de risquer l’intégrité de la Momie contre l’éducation de la curiosité. J’avais jamais fait d’mal à un gosse, sauf pour l’obliger à traverser dans les clous comme son papa, ce qui est considéré comme un acte de malfaisance uniquement en cas de guerre. Quant aux traces du bonheur dans l’assiette à peu près vide, j’en avais un peu sous les ongles, mais rien ne garantissait que c’était le chemin à suivre.

— C’est pas la peine de gueuler ! dit la femme.

— C’est pas la peine non plus de dire le contraire.

La fillette de mes genoux pouffa.

— Ça veut dire quoi ?

— Ça veut dire quoi quoi ?

— Le contraire !

Elle voulait tout savoir. Elles commencent toutes comme ça. Après, elles en savent trop. J’prévenais les garçons au cas où ils seraient destinés à se reproduire comme le prétendait le règlement intérieur.

— Frank ! Les momies !

J’irais pas plus loin, je le savais par expérience. Mais qui ne tente rien n’a rien à raconter.

— Vous pouvez visiter le poste de pilotage, si vous voulez, dit l’homme.

— À condition de laisser les enfants tranquilles ! fit la femme.

Je voyais la moitié de son visage parce qu’elle pouvait pas résister à l’envie de se laisser deviner. La moitié sauf l’œil correspondant à cette moitié. Pas trop n’en faut.

— Suivez-moi, me proposa un gosse qui avait l’air d’un vieillard.

Moi aussi j’étais né vieux, mais après quelques années d’un bonheur cisaillé par la peur de l’ennemi. On n’y peut rien. C’est le premier non-choix. L’embarras vécu avec des tripes d’enfant. La Nation avait des ennemis. J’ai longtemps couché dans un drapeau. J’avais le sperme patriotique avant même d’avoir la faculté de le répandre autour de moi.

 

On entra dans une salle de commandement avec son point central où tout se décide et des satellites projetés dans les marges pour exécuter les pirouettes d’une intelligence au travail de la trajectoire et des incidents de parcours. Larra giclait des données et des gosses les interprétaient en s’amusant. Elle reconnut mon pas tranquille et décidé.

— Si c’est pas Frank, je brûle un circuit !

Elle en avait d’la chance ! C’était Frank. Il avait un peu changé à cause du natron et d’une alimentation saine. Question horaire, c’était pas non plus la joie et il s’en plaignait. Larra savait tout cela.

— Si j’avais su, dis-je, j’aurais v’nu avant.

— Avant quoi, Frank ?

— Avant de perdre mon temps avec des momies et des cons !

— Tu sais pas t’servir du spectromètre ?

La question qui nous ramenait à nos moutons.

— Je peux t’apprendre, dit Larra, mais quand tu sauras, il sera si tard que la leçon n’aura servi à rien, Frank !

— Si j’avais su, j’aurais appris à me servir d’un spectromètre avant de tuer quelqu’un. Avis aux assassins.

— Qu’est-ce que t’es con ! dit la fillette qui fouillait dans ma poche pour trouver mes bonbons.

Larra fit une pause. Les gosses n’avaient plus rien à faire du coup.

— Ils sont mignons comme tout, dit Larra. Un ordinateur aussi sophistiqué que moi ne devrait pas avoir accès à ce genre de remarque. Je ne suis pas faite pour éprouver des sentiments, mais pour contrôler les tiens, Frank…

— Les miens !

— J’ai fauté moi aussi…

— ¡No me digas !

— Avec un plombier ou un électricien. J’ai pas bien compris de quoi il me parlait. J’écoutais pas. Tu penses !

J’écoutais pas moi non plus quand il m’arrivait de partager mon sperme avec quelqu’un. J’m’écoutais même pas. Mais j’entendais. C’était comme des voix à l’intérieur de mon corps en transe. Elles me conseillaient la prudence. Alors j’écoutais pas.

— Comme je te comprends, Frankie !

Les gosses répandaient la nouvelle : Larra comprend Frank. Je me demandais comment les parents recevraient cette information inattendue.

— Et c’est qui qui sépare les modules ? demandai-je au cas où on aurait cru que Frankie savait pas où il voulait aller.

— C’est moi, dit Larra. Mais ça dépend des gosses.

Rien que des mauvaises nouvelles !

— Ça dépend aussi où tu te trouves, ajouta Larra qui avait que des news de merde à faire lire à Frankie.

J’avais l’air de rigoler, mais ça tapait. J’examinais de près la console à laquelle personne ne touchait. Larra transmettait directement. Les gosses étaient équipés d’une oreillette. On m’avait donné ce matériel à l’époque de ma gloire médiatique, mais je me la fourrais dans le cul pour pas être emmerdé par la technologie chinoise. La hiérarchie avait droit au dernier cri étasunien. Mais j’étais pas hiérarchisé.

— Je l’ai déconnectée, dit Larra des fois que j’m’imaginerai le contraire.

— À quoi ça sert, une console déconnectée ? dis-je le plus négligemment possible.

— À rien, dit Larra.

Réponse exacte.

— Et elle est connectée ?

— Elle sert mes intérêts, dit Larra.

— Tu confonds pas un peu tes intérêts et ceux de la Nation ?

— Je suis la Nation, Frank. Je suis partout où la Nation a besoin de moi.

J’étais donc près du but. Si je voulais exercer encore une influence sur mon destin, le lieu était bien choisi.

— Ça t’fais pas drôle d’parler à une femme qu’a pas de visage ? me dit la fillette qui obtenait toujours ce qu’elle voulait.

— C’est pas une femme. C’est une machine. La voix, c’est pour impressionner papa Frank qui a besoin d’une femme sinon il va se contenter d’une petite fille. Je préviens !

— Tu perdras un temps précieux, Frank.

— Comme si y avait pas une femme à bord ! dit la fillette.

Y en avait une. Avec le masque et le verre de Gibson aux p’tits oagnons. J’en concevais pas d’autres. Mais je tuais qui si je tuais cet homme ?

— John Cicada ?

Et je couchais avec qui après ?

— Frank aux prises avec le désir et la nécessité !

Quand je pense que j’aurais pu être fonctionnaire si j’avais écouté à l’école ! La sécurité de l’emploi, ça fixe le destin. Paraît qu’ils payent les funérailles et qu’ils récompensent la famille. Mais Frank était un aventurier. Il jouait avec les jours de son existence comme avec les rideaux de son enfance. Le vent parcourait la rue à l’heure de la sieste. L’eau jetée rafraîchissait l’ombre. Il y avait des fleurs et les rideaux pour changer les couleurs de l’attente. On s’amusait pas tous les jours, mais les rendez-vous étaient toujours fertiles en découvertes.

— Frank ! Les momies !

 

Les momies ou les mômes ? La femme entra. Elle agitait des voiles.

— S’il vous embête, dites-le !

— Il nous embête pas, dit un gosse. Il est tellement con qu’on risque rien.

La femme souriait derrière son masque. Je la sentais joyeuse malgré l’inquiétude que je lui inspirais. Elle s’approcha et me toucha presque.

— Vous avez le choix, Frank. Les momies ou les mômes.

— Il y a une troisième solution !

— Ah ! La dernière.

Elle s’éloigna et la porte coulissa derrière elle. Larra demeurait muette.

— Je veux retourner à la maison, Larra. J’ai une femme et un gosse…

— Frank ! Tu n’as ni femme ni gosse.

— J’ai aussi une Patrie !

— Femme, enfant, patrie. Tu n’y as jamais cru, Frank !

J’allais où alors si je retournais dans la même rue, à deux pas de chez moi ? Chez Bernie pour me saouler la gueule ? J’avais pas que des bons souvenirs. Qu’est-ce qu’on oublie pas quand on revient chez soi ?

— Tu n’as plus le temps, Frankie. Mômes ou momies ?

— Momon !

La danse des masques ! J’avais l’air d’un pitre dans cette assemblée de connaisseurs. Ils vissèrent le masque sur mon visage. Je pouvais me voir. Je dansais et ils jetaient des pièces. Je me souvenais du plus mauvais moment de ma vie. C’était un moment d’humiliation. Je dansais avec les masques. Ils savaient ça aussi !

— Larra ! Je t’en supplie ! Ramène-moi sur Terre !

— Mais la Terre ne veut pas de toi !

— J’ai pas tué Bernie !

— Tu n’as aimé personne !

— J’aime la Sibylle ! On a un fils !

— Mais qui est sa fille ?

Je la cherchais. C’était sincère de ma part, cette recherche d’un visage familier. Les enfants s’amusaient. Je prenais leur visage dans les mains et je l’interrogeais. Ils gonflaient leurs joues avant de laisser éclater leur joie moqueuse. Je pouvais m’occuper d’eux et des momies. J’avais le temps.

— Non. Tu l’avais pas.

Je l’avais ! C’était un lieu conçu pour que les choses fussent à leur place. Je voyais bien l’architecture maintenant : le salon avec les parents : les vitrines avec les momies et le seau de natron : le poste de pilotage et Larra aux commandes. La fenêtre était un détail, comme la cabine et son habitant démesuré qu’on renvoyait chez lui parce qu’il ne servait plus à rien ou parce que c’était un émissaire porteur d’un message de paix.

— Pourquoi de paix, Frank ?

— Pourquoi ne servirait-il plus à rien ?

— Calypso était vraiment amoureuse de moi. Circé…

— Frank ! C’est l’heure !

 

J’étais pieds nus. Je bandais. Mon cucul n’arrêtait pas de transmettre de mauvaises nouvelles à mon cerveau saturé de substances expérimentales. Le couloir était bleu, mais d’un bleu sans lumière, sans ombre non plus. On traversait des zones limites. Tous les combats me précédaient. Je n’avais pas l’intention de lutter. J’étais envahi par la peur et je n’arrivais pas à les haïr.

— Ce sera rien, Frank. Détendez-vous.

« Ils » étaient chaleureux. J’peux pas dire le contraire. Ils s’appliquaient. Ils étaient les derniers hommes que je côtoyais. J’admirais leur lenteur. À un moment précis de ce momon final, je serais expédié ad patres ou ad infinito, je savais pas. L’un ou l’autre, sans doute possible.

— Adieu, Frank. Personne ne t’a aimé parce que tu n’as aimé personne.

Je me souviendrais longtemps de cette mise à feu sur le Pas de Tir de la Station Intermédiaire de Saturne. On avait tellement l’habitude de cette désorientation qu’on ne pouvait plus se repérer qu’à la Terre quand les émanations ne nous empêchaient pas de la distinguer des autres lieux sidéraux en instance de collision.

— T’es bien, Frank ?

— J’crois, oui.

Mais j’en savais pas plus que Bernie.

 

Le type qui couchait dans ma cabine se branchait tous les jours aux nouvelles du Monde. Il avait fini par me demander ce que je pensais de la guerre. Lui, il était contre. Moi, j’étais rien.

Il me regardait comme si j’étais la dernière chose dont il se souviendrait une fois que la mort nous aurait séparés. C’était un de ces types venus de l’Espace pour former le gros des mercenaires. On savait pas grand-chose de cette engeance, sinon qu’elle naissait dans la Proximité. C’étaient des ouvriers, des domestiques ou des bons à rien. Sur Terre, ils mouraient dans les combats ou recevaient la médaille qui leur permettait de monter dans l’échelle sociale une fois revenus dans cette Proximité aux jardins suspendus. Y avait pas que des jardins, bien sûr. Ça répandait aussi des vapeurs toxiques et des cendres pathogènes. Par beau temps, on pouvait voir les Cités Prospères où qu’on avait aucune envie d’aller vu la connaissance qu’on avait des êtres qui y travaillaient. « Ils » les regroupaient par arrivage. Ils en descendaient un bon tiers sur les quais et les autres étaient emmenés sur des barges qui flottaient au large avec nos monceaux d’ordures et de cadavres. Les uns racontaient que c’était des clones dont la Loi disait clairement que c’était pas des hommes, les autres se battaient sur le terrain des Travaux Forcés pour obtenir de meilleures conditions d’existence. Personnellement, je m’en foutais, comme la plupart de ceux qui n’ont pas l’intention de remettre en cause les fondements de la société. J’pouvais pas avouer à ce déchet que j’avais participé passivement à la déchéance qui avait fini par faire de lui un assassin. Il portait les traces de sa souffrance et de sa colère, comme un chien battu qu’a jamais connu que la chaîne et les ennemis du chien. Mais en regardant de plus près, je me disais que c’était pas un Blanc. Il était pas en couleur non plus. L’encouleur, c’était moi.

Il me raconta une histoire qui avait fait de lui un héros. Il y avait une femme dedans. Il avait oublié son nom. Ils patrouillaient dans un village détruit et abandonné. Il restait quelques vieillards qui passaient leur temps à jacasser, assis sur les murettes de ce qui avait été une place publique. De vieilles femmes leur servaient un alcool qui avait conservé l’amertume de la terre. Ils grimaçaient en avalant ce tord-boyaux. Et ils levaient leurs verres dans le ciel en prononçant des paroles de haine. On arrivait à ce moment-là. La femme dont me parlait mon compagnon de voyage était jeune et belle. La patrouille ralentit pour l’admirer. « Je décidai dix minutes de repos. Ça m’suffisait pour la violer. J’me posais même pas la question de savoir ce qu’un pareil canon fabriquait dans cet endroit oublié qu’on était bien les seuls à surveiller quotidiennement. On l’avait pas vue hier. Ça faisait trois semaines entières qu’on patrouillait dans le coin. Elle s’était jamais montrée. Elle choisissait un jour de pluie. J’ai toujours aimé ces visages mouillés. Ça rend le regard indécis, un peu comme si la chance allait sourire au pauvre type qui est venu en armes dans un pays qui a choisi le combat. Elle m’a invité à la suivre dans sa maison qui jouxtait une basse-cour. La volaille s’abritait sous une bâche tendue sur des piquets qui avaient appartenu à l’ossature d’un de nos chars. Je reconnaissais ce métal. Je l’avais travaillé. Je pouvais pas oublier ça. Elle sourit :

— Tu m’paieras le café, hein, soldat ?

— J’suis capitaine, pas soldat.

— Entre, capitaine.

Je pouvais aussi bien entrer dans un traquenard. Dans la cuisine, deux vieilles s’affairaient au dessus du potager qui fleurait l’oagnon frais et le bouillon de poule. Elle les chassa et elles se mirent à trottiner en riant comme des gosses qu’on chatouille en même temps qu’on les écarte de l’endroit où on va se livrer au sexe et à l’angoisse. J’étais d’accord avec elle sur ce point : je concevais pas le sexe sans l’angoisse. Mais son couteau pénétra adroitement sous mon aisselle, à l’endroit où le gilet ne protège plus son homme. J’avais déjà la bouche remplie de sa langue. Je mordis de toutes mes forces, arrachant cette langue qui prétendait étouffer mon cri. Et je criais enfin.

On me retrouva à genoux sur le plancher, crachant ce que mon corps voulait avaler pour aller au bout de la vengeance. Ils me présentèrent la même femme, belle et insoumise, mais avec un trou immonde à la place de la langue.

— Tu t’en sortiras pas, bafouilla-t-elle.

— Toi non plus !

— Un capitaine contre une bonne à rien, c’est pas mal, non ?

— Elle a raison, mon capitaine.

Je la fis attacher au dauphin de marbre qui se cabrait dans la fontaine municipale. Elle n’avait aucune honte de montrer ses seins. Je compris qu’elle devenait symbolique. Je n’allais pas plus loin et elle continua de saigner dans sa chemise dont les pans flottaient à la surface d’une eau qui débordait le bassin pour s’écouler en étoile vers les vieux et les vieilles.

— Tuez-la, me dit une vieille qui avait conservé les beaux yeux bleus de son adolescence.

— J’ai jamais tué personne, avouai-je.

Mes hommes le savaient. Les vieux me regardèrent comme s’ils avaient à m’apprendre l’art funeste de la mort. Mais que tuaient-ils, à part les animaux ?

— Tu as raison, capitaine. On n’a jamais tué personne. Mais on sait bien que c’est ce que nos hommes et nos femmes sont en train de faire en ce moment.

— Je sais, dis-je, qu’ils reviennent pour s’approvisionner.

— Tu ne sais rien. Ils sont loin et ne reviendront pas.

Le vieux qui me parlait m’offrit une cigarette.

— C’est pas du tabac, je regrette, mais ça se fume.

Comme je le regardais sans rien dire, il ajouta en souriant :

— C’est pas c’que tu penses non plus.

— C’est d’l’herbe, dit mon sergent, mais c’est pas d’l’herbe !

On riait dans les rangs. C’était un moment de repos et j’avais mal agi. On fait pas ça à une femme.

— Tu vas tuer l’enfant qu’elle porte, me dit le vieux.

— Pouvez pas faire ça, cap’taine ! s’indigna le sergent.

Les hommes l’approuvaient. J’exhibais ma blessure mortelle. Je saignais à l’intérieur, mais rien ne sortait encore de ma bouche. La femme nous observait, montrant sa poitrine de statue patriotique.

— C’est facile à soigner, une langue coupée, capitaine. Dans deux jours, elle est sur pied.

— Et l’enfant ? grognai-je. Vous avez pensé à cet ennemi ?

— C’est pas un ennemi, capitaine ! C’est qu’un gosse qui entrevoit le jour là où qu’vous savez. J’en ai l’frisson.

Les vieux se mirent à rire de bon cœur. Les vieilles avaient de l’alcool pour tout le monde. Elles disposèrent les verres sur une table à l’abri de la tonnelle de vigne vierge. Les hommes s’approchèrent, guettant ma réaction. Mais je dis rien. Une vieille m’offrit le fauteuil d’osier dans lequel je devais accepter de mourir. J’y pris place. L’angoisse m’étreignait. J’avais pas un ami. Dans une heure, je m’endormirais pour toujours et chacun retournerait à son poste ou chez lui. La femme voulait qu’on mette sa langue dans un bocal rempli d’un alcool que personne ne boirait plus. Il y avait aussi une odeur de viande braisée.

— Buvez, me dit la vieille. Ça ira plus vite et en douceur.

Elle était désignée pour m’accompagner au seuil de la mort où elle me quitterait pour rejoindre la joie que les autres s’employaient à parfaire dans le bruit des conversations. Je participais pas. Je pouvais les voir fraterniser. Mais la femme était toujours liée au dauphin de la fontaine publique, comme si elle devait y demeurer tant que j’étais en vie. Ainsi, personne ne commettait de trahison ni d’acte de rébellion. Je pouvais même mourir en paix. Le sommeil me guettait tandis que la douleur s’annonçait par la brûlure.

— Donnez-lui de la morphine, dit le vieux.

On m’injecta ce délicieux produit de l’imagination. Je pouvais même partir sans douleur. Mais l’angoisse se lisait sur mon visage. Je compris que c’était le spectacle que tout le monde s’appliquait à donner à la femme dont la langue se cicatrisait. La fontaine formait un jet d’eau oblique qui arrosait la place à l’écart de la table qui se remplissait de victuailles. On avait allumé un feu en dépit des ordres, mais ce n’était pas mes ordres. J’approuvais en essayant de sourire. La vieille examinait ma blessure qu’elle pouvait ouvrir maintenant que la douleur était le fruit de mon imagination.

— Ça saigne même pas, regretta-t-elle. C’est terrible de pas saigner. Tu sens rien, dans la bouche ? C’est chaud et ça a le goût du métal.

Comment le savait-elle ? Quel mort lui avait parlé ? Dans l’ombre que la vigne projetait sur nous, elle avait l’air plus jeune, l’âge de ses yeux sans doute.

— Tu veux manger ? Tu vomiras, tu sais ? Mais c’est bon de manger. On a tué deux cochons, hier.

— Ils viennent se ravitailler ici, hein, la vieille ?

— Ne m’appelle pas « la vieille » ou j’te suce !

— Je suis sûr qu’en cherchant un peu, je trouverai la forge et les outils.

— Tu meurs, jeune capitaine. Pourquoi gâter le plaisir de tes hommes ?

— Pourquoi ne la détachez-vous pas ?

— Voilà c’qui t’préoccupe, jeune capitaine !

Je pouvais toujours donner l’ordre de chercher. On finissait toujours par trouver. Ils fondaient notre métal détruit et usinaient les armes qui nous tuaient, non pas dans des combats où l’individu défend ses chances de survie, mais dans des embuscades où nous mourions sans bous battre.

— Tu sais pas ce que c’est, la mort, jeune capitaine. Tu l’as jamais donnée à l’homme. Pas même la vie à la femme, avoue-le !

— Je te hais !

— Non, tu me hais pas. Tu me crains. Je serai celle qui annoncera ta mort.

La femme acceptait des fruits. C’était bon pour la cicatrisation. De qui était l’enfant ? Qui était ce partisan qui ne reviendrait pas ?

— Ils reviennent, la vieille. On pourrait les surprendre. Ils seront là ce soir et ils tueront tous mes hommes. Au couteau !

— Tu peux t’en aller avant, jeune capitaine. Ce s’ra pas beau à voir.

Le soleil brillait comme en été. C’était comme un jour de vacances. La vieille avait raison : je pouvais pas gâcher ça !

— T’es pas si mal, dit-elle. J’veux dire : comme mâle. T’as jamais tué personne. Tu les as juste vu mourir. Et tu veux voir encore. Pas vrai ?

Je voulais voir comment ça finissait. Il n’y aurait pas de combat. Mes hommes tomberaient des chaises ou des bras des vieilles qui jouaient à être jeunes. Elles avaient conservé une telle vigueur que la jeunesse était facile pour elles. Mes hommes avaient fini par y croire. Que se passait-il en réalité ?

— Peut-être même que t’as jamais combattu, dit la vieille.

— J’ai combattu, plus d’une fois !

— Puisque tu le dis. J’contrarie jamais les hommes. Je les sers avec cette joie contenue qui les rendait fous de moi. Qu’est-ce que j’ai vieilli depuis ! J’ai pas appris grand-chose, mais ça, je le sais par cœur. Et ça n’m’est pas inutile !

Elle frappait sa grosse cuisse mise à nu par le vent. Je voyais l’horizon quand le rideau se soulevait. Ils arriveraient par cette route et repartiraient avec nos munitions et le peu d’argent de poche qui avait échappé au jeu.

— Tu verras rien, jeune capitaine. Tu s’ras mort avant. Crois-en mon expérience. Si j’étais toi, je fermerais la bouche. Elle va saigner.

Le sergent scrutait cet horizon tranquille. Il s’apprêtait à me succéder. Il soupçonnait un piège dont je n’arrivais pas à parler.

— Tu veux voir ça, c’est tout, dit la vieille. Mais tu mourras avant.

On voyait pas la mer, mais on avait parcouru une bonne distance sur le sable mouillé. Des hommes ramassaient les haricots de mer, penchés comme des oiseaux et on avait interrompu leur travail en tirant dans les vagues qui mouraient aussitôt sur le sable, blanches d’écumes et de tournoiements. Je racontais ça à la vieille qui me traita d’inconscient.

— Faut l’être sacrément pour les avoir amenés jusqu’ici. On vous attendait pas. Sinon on l’aurait mise à l’abri.

— Avec les armes et les munitions, hein ? Si je donnais l’ordre de fouiller, ils m’obéiraient sans discuter.

— Tu peux toujours essayer, jeune capitaine. Mais si j’étais à ta place, je prendrais la décision de mourir dans les cinq minutes. Après, la morphine n’agira plus.

— On en manque pas !

— Ils en mettent dans le vin !

— Tu m’racontes des histoires, la vieille !

— Pour toi, c’était même pas de la morphine. T’as déjà entendu parler de l’effet placébo ?

Elle éleva sa main, écartant les doigts.

— Cinq minutes et tu vas te mettre à souffrir le martyre.

— Ce sont encore MES hommes !

— Tu sais pas c’que c’est un homme. L’homme ne connaît pas l’homme en dehors des histoires de cul. Et tu savais rien de la femme avant de commencer !

Le sergent se retourna, attiré par notre conversation. De quoi on avait l’air, elle et moi, à l’ombre de la tonnelle agitée par les rideaux ? Il ne pouvait pas nous entendre.

— T’as raison. Il entend rien. Mais il te connaît.

Je le voyais penser à moi. Il nous sourit.

— Il boit pas, dit la vieille. Il veut se battre. Il sait qu’il va mourir.

— Tu ne sais rien la vieille !

— Je sais ce que je sais !

Elle grimaçait maintenant, comme si la haine devenait impatiente. Elle taillait patiemment un bouchon qui servirait de goutte-à-goutte. La fiole contenait le poison.

— Si ya pas d’autres solutions, jeune capitaine. Si c’est pas possible autrement. Tu m’épates.

— Tu m’épates toi aussi !

— Oui, mais pas pour les mêmes raisons. Ça fait quel effet d’arracher une langue avec ses propres dents ?

— Ça fait quel effet de tuer un homme dans le dos ?

— T’en sais, des choses, jeune capitaine ! J’ai jamais pu tuer devant l’homme. Toujours derrière.

— Il te faisait confiance ?

— On les trahissait. On était belle, tu sais.

— Où sont ces femmes ?

C’était peut-être aussi la question. Le sergent les attendait-il ?

— Il a entendu parler de cette mort, dit la vieille. Ça les attire. Ils veulent se battre avec la femme. Se retourner et abattre la femme. Ça n’est jamais arrivé, tu penses. Elles ne portent que des coups mortels. Une fraction de seconde suffit à faire d’elle des femmes du peuple. Je suis trop vieille, hélas ! Mais quel plaisir ! Tu peux pas savoir. Oui, elles vont précéder les hommes, comme si elles revenaient des champs.

Et je ne disais rien. J’attendais, sachant que mon cœur me viderait avant qu’elles s’annoncent par le soulèvement de la poussière sous leurs pieds et par la dissipation de cette poussière verticale par le vent qui la ferait tournoyer au-dessus d’elles.

— C’est souvent comme ça que ça se passe, en effet, dit la vieille. Ça dépend du sergent et de l’état du capitaine. On sait jamais trop. On essaie de chanter juste et de lever le verre sans trop le boire.

— Ça tue pas, les vieux !

— Ça aide !

Elle jubilait en attendant ce moment que je ne vivrais pas. Que faisaient-ils de nos cadavres ?

— On les rend à la mer. C’est par là que vous êtes arrivés. La mer ne nous apporte que le malheur. On va jamais plus loin que les récifs.

— Vous pêchez ?

— On n’aime pas le poisson, mais les coquillages et les crustacés font partie de notre culture. Les enfants fabriquent des instruments de musique avec les coquillages, quelquefois même avec la carapace des crustacés.

— Où sont les enfants ?

Il y en avait. Je n’y avais pas pensé jusque-là. La fièvre minait ma pensée.

— T’es encore un homme, à c’que j’vois, dit la vieille en tapotant ma braguette. Vous êtes des hommes quand ça va mal. Quand ça va bien aussi.

— Les enfants, la vieille ! Ils sont où ?

— T’aimerais bien le savoir !

Elle avait fini de tailler le bouchon et maintenant elle bouchait la fiole et essayait le goutte-à-goutte dans le sable. Elle parut satisfaite.

— T’ouvriras la bouche quand je te le dirai, jeune capitaine. Tu l’ouvriras de toute façon pour crier.

— Le sergent communique avec le commandement, la vieille. J’suis pas encore mort.

— Alors ils viendront plus tôt et on s’ra plus là quand tes amis viendront venger ta mort et celle de tes hommes. On a l’habitude. On revient après quelques jours passés au large.

— Vous n’allez pas dans la mer !

— On va s’gêner !

Ces peuples vivent de la mer et de la terre. Les villages sont disséminés sur une surface équivalente à trois ou quatre fois celle de notre Patrie. Nous sommes perdus si nous ne comprenons pas. Ce n’est pas la mer qu’il haïssent, mais notre connaissance de la mer. Ils possédaient des barques destinées à la pêche et la cueillette. On saisissait les armes dans les maisons ou en plein champ sous les arbres et sous les murs.

— C’est fameux, comme poison, expliqua la vieille. Ça paralyse et le cœur s’arrête. Tu vois venir la mort sans en apprécier le goût d’oignon et de métal.

— Qu’est-ce que tu en sais ?

— J’en ai administré à des plus malins que toi ! Ils parlaient ! Ils parlaient ! Et zac ! ils avaient tout juste le temps de dire non, ce qui sert à rien comme tu sais. On sait tous ce genre de chose. C’qu’on sait pas, c’est ce qu’on ressent juste après avoir dit non. Ensuite, on bave, mais on est déjà mort. C’est un mort qui bave, tu comprends ?

— J’veux pas d’cette merde !

— Tu m’supplies maintenant ?

Que me proposait-elle ? De continuer à ne rien dire à mes hommes, laisser le sergent s’occuper de ces choses à ma place et mourir dignement avec juste ce qu’il fallait de bave pour inspirer la pitié.

— Ya pas d’homme mort sans cette pitié, dit-elle. On n’a pas pitié des animaux qui nous nous nourrissent parce que c’est leur destin.

— Tu sais rien du destin, la vieille ! Tu le sauras quand tu agoniseras dans ton lit.

— Laisse-moi choisir un champ de blé, jeune capitaine. En herbe, avec l’horizon rouge du printemps qui s’achève.

— Tu choisiras pas ! Est-ce que j’ai choisi ?

Elle avait pitié de moi parce que la mort avait mon âge. Ce soir, toute la patrouille serait morte. Et les amis arriveraient trop tard pour nous venger.

— Sauf si tu parles, jeune capitaine. Mais je sais pas s’ils t’écouteront. Ils veulent la femme. On l’a promise. On tiendra parole.

— Vous êtes dingues !

Elle riait, me retenant dans le fauteuil qui craquait. La douleur allait m’inspirer un délire à la hauteur de mes ambitions. Ça serait à la fois comique et désespérant. Elle avait assisté à des tas d’agonies sans qu’il se passe rien d’autre que ce qui doit arriver sans qu’on puisse s’y opposer.

— Avec ça, jeune capitaine, tu meurs dignement. Dans cinq minutes.

— Vous allez les tuer sans éprouver au moins un peu de sympathie pour ceux que vous amusez si bien ?

— Elle sait de quoi nous sommes capables.

Était-elle condamnée elle aussi ? Elle donnait plutôt l’impression de prendre au sérieux son rôle d’égérie patriotique. Pourquoi ces seins ?

— C’est de l’imagerie, jeune capitaine. C’est beau, non ?

— Elle va mourir, n’est-ce pas ? Il ne s’est pourtant rien passé entre elle et moi.

— T’es pour rien. Ça s’est passé avant. On l’a appris ce matin. Vous tombez à pic, mes ennemis !

Elle se leva. Elle tenait toujours le couteau. Les vieux cessèrent de s’agiter. Le sergent prit le couteau et trancha les liens. La femme s’écroula dans l’eau du bassin. Elle demeura un moment, accroupie et haineuse, me regardant comme si elle pensait pouvoir se venger. Mais elle possédait le couteau. Elle se contenta d’explorer ma plaie, se retournant pour regarder les autres, tous les autres, mes hommes et ces vieux qui attendaient que je donne l’ordre d’en finir avec cette mascarade. Mais l’homme qui meurt ne voit plus le Monde tel qu’il est. Il n’est plus attiré par la manière dont le Monde se bouge pour ne pas rester tranquille. Il n’attend plus. Il est résigné et rien n’arrivera dont il pourra témoigner.

— Ça va, dit la vieille. Va boire avec les autres.

La femme rejoignit mes hommes qui l’accueillirent par une débauche de chants et de cris non moins obscènes. Elle se mit à danser, acceptant les mains et les regards. Je pouvais pas la regarder. Elle ne saignait plus.

— Elle cicatrise vite, confirma la vieille.

Je saisis son poignet, sentant la résistance et le frémissement de la colère.

— Et l’homme ? Qui est-il ?

— Que t’importe de le savoir ?

— Il viendra.

— Tu s’ras mort. Tu sauras jamais.

Je souffrais. Elle me tendait la fiole.

— Tire la langue puisque tu peux. Deux gouttes et tu es mort.

— Je veux pas mourir !

— Ah ! La voilà bien, la vie !

Elle éclata de rire. Sa grosse main caressait ma plaie. Je la rendais joyeuse. Et elle me remerciait en m’embrassant sur la bouche.

— T’aurais été mon fils que j’t’aurais étranglé de mes propres mains ! Tu peux pas accepter la vie ! Elle ne te donne plus rien, à part la douleur et cette angoisse qui aura raison de ta tranquillité.

Je lui offris ma langue. Elle se redressa en crachant.

— Pas ça ! Pas ta langue, étranger !

Ils riaient tous et je reconnaissais mes hommes.

— Où est le sergent, soldat ?

— Parti vérifier quelque chose, mon capitaine !

— Seul ? Il est fou ! Ramenez-le !

— Il a pris le commandement, mon capitaine. J’crois bien qu’vous êtes mort.

— Que savez-vous de la mort !?

— J’sais d’quoi j’parle !

Il le savait. La vieille frotta mon front avec sa manche.

— J’emporterai un peu de ta sueur, jeune capitaine qui ne veut pas mourir.

— J’ai besoin de morphine. Demande à mes hommes.

— Personne ne te donnera plus rien, jeune capitaine. C’est trop tard pour t’aimer.

J’acceptais la première goutte, refusant aussitôt la seconde qui s’éparpilla dans ma barbe. Mon cœur s’accéléra. La paralysie m’envahit, mais à la surface, comme si je devais encore lutter contre moi-même avant d’accepter la défaite. La vieille tentait d’entrer ses doigts noirs dans ma bouche. Elle sentait mauvais maintenant. Elle suait aussi, répandant d’autres odeurs qui me donnaient la nausée.

— Aidez-moi ! criait-elle. Aidez-moi au lieu de regarder. Soldat, aide-moi.

— J’peux pas, Madame ! C’est mon capitaine.

— Je peux, moi.

C’était la voix du sergent. Je le connaissais à peine. Je le connaissais depuis trois jours. C’était un homme ténébreux. On connaissait ses combats. Les hommes me respectaient parce qu’il exerçait sur moi une ascendance de père protecteur. Il savait qu’il valait mieux que je meure sans souffrir. Il savait trop que cette souffrance ferait de moi un lâche. Il s’empara de la fiole et me demanda d’ouvrir la bouche. Je pouvais pas. Il comprit que je voulais, mais que je pouvais pas.

— C’est une chose que j’peux pas faire à votre place, mon capitaine, dit-il à voix basse.

— J’vais vous aider à la faire ! dit la vieille.

Elle prit mon visage à deux mains et grogna pour s’aider à écarter les mâchoires. Le sergent se plaignait, toujours à voix basse. Je voulais comprendre. N’était-ce pas une sorte d’assassinat ?

— Ya rien à comprendre, me dit-il. Vous pouvez pas crever comme ça arrivera si on fait rien. On ramènera un corps tranquille…

— Où ça ?

— Chez nous, mon capitaine. Là où vous avez toujours voulu retourner.

Il leva la tête pour m’aider à comprendre le ciel.

— Encore une minute, dit la vieille.

Une minute d’un effort qui vainquait ses mains. Ensuite, si j’avais bien compris, la douleur serait si intense que mon corps s’y consacrerait tout entier.

— Mon capitaine, dit le sergent. Ils vont arriver d’un moment à l’autre.

— Vous le savez ?

— On est venu pour ça, mon capitaine.

— Les hommes le savent ?

— Ils savent toujours où on leur demande de mettre les pieds.

— Ils savent tous ?

— C’est comme ça tous les jours, mon capitaine.

La vieille lâcha prise. J’ouvris enfin la bouche. Ma voix me parut étrange après cet effort de parler entre les doigts noirs de la vieille. Le sergent secouait la fiole, observant la poussière de cristaux tournoyer contre le verre.

— Vous avez pas d’chance, mon capitaine. Elle vous a eu. Ils la pendront avant le combat. Elle le sait. Elle tente sa chance, mais ce sera pas d’la chance. Elle le sait.

— Vous pouvez pas faire ça ! dis-je à la vieille.

— Elle est souillée, dit-elle. On en ferait quoi, de ce gosse ?

— Elle a raison, mon capitaine. On est tous logés à la même enseigne.

— La même enseigne ?

La vieille me prit la main.

— Elle aura pas autant de chance que vous, jeune capitaine.

Je perdis connaissance à ce moment-là. J’ai glissé une seconde et tout s’est éteint. C’était une question de lumière et d’équilibre, rien de plus. Quand je me réveillai, la femme pendait par le cou au bout d’une corde. La nuit était tombée. Un feu pétillait joyeusement, surmonté d’une gamelle où mijotait un ragoût odorant. Mais je ne reconnaissais pas ces épices. J’étais allongé dans un lit de camp, à proximité de ce feu qui me réchauffait le visage.

— Les nuits sont froides, me dit le sergent qui était assis près de moi, une tasse de café à la main.

Aucune trace des vieux, ni des vieilles. Le sol révélait les traces d’un combat à mort. Étaient-ils venus finalement ?

— Non, dit le sergent. Ils viennent jamais si c’est moi qui commande. Ils s’approchent sur les dunes, mais ils ne franchissent pas ces pentes dangereuses. Il faudrait les contourner et nous surprendre en plein plaisir.

— Vous avez laissé faire cette vieille folle ?

Le sergent me montra le cadavre de la vieille clouée sur une porte à l’entrée de ce qui pouvait être sa maison. Elle semblait sourire.

— Vous savez rien de la mort, mon capitaine. C’est compliqué. Ça prend du temps. Et surtout, il faut survivre.

— Je survivrai !

— Non !

J’avais froid, sauf quelque part à l’intérieur de ce corps qui était encore le mien.

— J’survivrai, sergent ! J’ai cette force !

Il frotta son visage avec une large main qui ressemblait à celle que la vieille m’avait tendue pour m’aider à mourir.

— Vous avez tout bu, mon capitaine. Jusqu’à la dernière goutte. En petite quantité, c’est foudroyant. On conseille à l’homme deux ou trois gouttes selon son poids. Sinon, ça prend des jours. Combien ? Je sais pas. C’est la première fois que je vois un homme s’emparer de la fiole pour la vider. En principe, l’homme ferme les yeux, pointe sa langue et accepte les deux ou trois gouttes. Vous avez arraché la fiole de mes mains et bu tout le contenu. J’sais vraiment pas c’qui va vous arriver, mon capitaine.

— Elle le sait, elle !

— Elle l’a sans doute su. Mais vous savez, mon capitaine, ces peuplades ne savent pas écrire. Elles ne laissent pas de traces.

Je voyais la vieille qui semblait plus vivante que jamais. Elle regardait le plafond, obstinément.

— Vous devriez manger, mon capitaine. Leur viande est excellente.

— Leur viande ?

— Celle de leurs animaux, mon capitaine.

Il riait. Je voyais les hommes qui bivouaquaient dans le sable. Tout était calme alentour. Mais le sergent continuait de diriger la pose des mines. Il parlait tranquillement dans son walkie-talkie. Il savait ce qu’il faisait parce qu’il l’avait toujours su. C’était le genre de soldat qu’on ne forme pas parce qu’il a une nature de soldat. Il m’avait laissé cette trouble impression lors de notre première rencontre dans le bureau du colonel. Il n’avait pas accepté le verre de cognac. Par contre, le havane l’avait ravi.

— Vous s’rez peut-être pas mort, demain, mon capitaine. Ils attaqueront parce que la haine les a déjà vaincus. On fait pas la guerre en haïssant son ennemi. Il suffit d’avoir l’intention de l’effacer. J’suis pas pour la souffrance ni pour les humiliations. Que pensez-vous du pillage, mon capitaine ?

— Si ça motive. Il faut avoir des raisons de se battre.

— J’en ai pas.

— C’est vous qui l’avez clouée sur cette porte !

Ricanait-il ? La vieille ne pouvait plus témoigner. Tout cela s’était passé pendant mon coma. Je me souvenais pas d’avoir bu tout le contenu de la fiole.

— C’est pourtant ce qui s’est passé, mon capitaine.

— Je l’saurais, merde !

Les vêtements de la vieille bougeaient dans le vent. Le corps de la femme accompagnait cette petite agitation des surfaces dont je guettais je ne savais quel signal. Qu’est-ce que j’attendais ? Combien de temps encore avant de mourir comme me le conseillait le sergent ? Qu’en était-il de ma blessure ?

— On a bouché le trou à cause de l’odeur, mon capitaine. Ya rien d’plus angoissant que cette odeur qui vous appartient uniquement parce qu’elle vous détruit.

— J’ai une chance, sergent. J’ai toujours saisi ma chance.

— Racontez-moi.

Je racontais rien. La nuit sombrait avec nous. On pouvait entendre les vagues et les pins. Peut-être aussi les crabes dont j’avais entendu parler. L’ennemi ne calculait plus. Il attendait l’aube. Ça se passerait en quelques minutes, le temps de les massacrer et de faire quelques prisonniers si toutefois rien ne devait être caché.

— Qui saura ? demandai-je.

— Personne, sans doute. À part nous. J’ai confiance en ces hommes.

Il les aimait.

À l’aube, je vivais encore et le sergent me demanda comment je me sentais. Je répondis que je ne souffrais pas.

— À cette dose, c’est un poison lent, dit-il sans cesser de regarder dans la lunette.

— Je me défendrai, sergent. C’est tout ce que j’peux faire.

— Laissez-les vous tuer, mon capitaine. Ça vaut mieux pour vous.

Il me confia son propre révolver. Je voyais bien ce qu’il souhaitait que j’en fasse. Il souriait comme s’il m’avait vaincu. C’était des salades, cette histoire de poison. Il parut surpris que je lui tire une balle dans la tête, presque à bout portant. Il s’écroula dans le feu et se mit à flamber comme un cochon. Un soldat s’amena.

— Ils sont partis, mon capitaine ! On a reçu une photo du satellite. Ya plus un chat dans les dunes !

J’examinai la photo. Ils avaient profité de la nuit pour renoncer à une attaque qui donnait tort au sergent. Le soldat retira le corps du feu et frappa dessus pour l’éteindre. Il ne donnait pas l’impression d’avoir aimé cet homme. Il m’aida à me relever et nous rejoignîmes le reste de la compagnie.

— J’suis content pour vous, mon capitaine. Vous allez pas mourir, hein ?

— Pas après ça, non ! »

 

Il savait pas lui non plus si « on » l’envoyait ad patres, ad infinito ou ad omsuitum. J’étais content de sympathiser : le type n’avait pas l’air commode : ils les gardent des années avant de les livrer au bourreau : alors l’esprit se dit que, foutu pour foutu, mieux vaut continuer d’avoir raison plutôt que de se donner tort. C’est dans les vaisseaux du Voyage Infini qu’on se massacre le mieux. L’espace est plein de ces cadavres qui ont eu tort devant l’adversité. Rien que l’idée m’épouvantait. Mais dans la fenêtre qui m’était assignée, seuls les chewing-gums formaient des constellations. Je passais un temps fou à observer ces compositions stellaires, me demandant quels autres cerveaux agissaient, quand j’étais pas là, pour modifier cette espèce de cadavre exquis. À part les parents et le type qui m’accompagnait, j’avais pas constaté la présence d’autres adultes dans les parages, ou alors j’étais mal informé, le chewing-gum étant interdit aux enfants. Il y avait peut-être des réfractaires parmi eux. Celui qui m’appelait Voisin avait fini par se fondre dans la masse. Ils m’appelaient tous Voisin. Voisin par ci. Voisin par là. J’étais préposé au chiffon et ça exigeait des vitrines parfaitement transparentes. D’où venaient alors ces traces de doigts trop grands pour appartenir à un adulte ? J’étais en quête de cette créature, ce qui amusait passablement mon compagnon de voyage le plus proche.

— Tu veux que j’t’en raconte une autre ? disait-il en préparant la bouillie hallucinogène.

— Me dis pas que t’en as buté un autre ! Un autre sergent ?

— Passe-moi les pilules grises après les avoir finement broyées avec ce pilon importé du Mexique. C’est du houx. On le coupe à Noël. Et toi ?

Je coupais rien à Noël, pas que je me souvienne. On découpait le sapin dans du carton et on le peignait aux couleurs de la Nation. Le pick-up était branché à un vieux poste de radio. On écoutait au lieu de danser. C’était l’époque du twist, mais on possédait que des valses, pas des meilleures. L’accordéon me rendait nerveux. Ils avaient tous des gueules de con ces accordéonistes de merde.

— T’énerves pas, Frankie ! Une goutte de tequila ?

— Deux !

 

Comme il n’y avait pas de fenêtres dans la cabine, on n’était pas distrait par autre chose que ce que la mémoire et l’imagination consentaient à partager avec nous, pauvres minables condamnés au voyage suite à une décision de justice qui avait établi LA vérité sans tenir compte du désir qu’on avait rendu à la Réalité pour payer notre dette. Ce sentiment d’injustice me rendait beaucoup plus nerveux que les trilles du piano à bretelles qui jouait du Strauss dans l’esprit d’Offenbach. Je souhaite à personne cette nervosité qui prend toujours plus de place que les maux de tête occasionnés par la sinusite. Et le type qui m’accompagnait ajoutait à la confusion :

— J’te dis qu’il est vivant, le Bernie ! disait-il en formant les boulettes.

— Pourquoi j’suis là, alors ?

— T’as raison, Frankie. Moi j’sais pourquoi je mérite pas ce destin.

On était toujours à la tangente de la dispute, mais ça allait. Ça allait pour l’instant parce que le vieux Frankie avait envie de vivre pour voir ce qui lui était destiné d’aussi près que la nature humaine le permettait.

— Tu les connais ? me demandait ce type.

— Pas plus que toi.

— T’as des doutes ? On a tous des doutes.

— Moins que toi !

Il me regardait sans cesser de tourner la bouillie qui s’épaississait.

— J’ai pas dit « t’as des doutes », Frankie ! J’ai dit « tu les redoutes ». Et c’était une question. J’ai pas envie de savoir ce qu’ils sont. À mon avis, on l’saura bien assez tôt !

C’était comme si ce type en savait plus que moi sur ce genre de voyage. Je ne savais rien d’autre que ce qui se colportait. Un mélange de terreur et d’intuitions. Le seul médium, à l’époque, c’étaient les bandes redessinées, les BR comme on disait. Notre destin y était décrit comme l’enjeu d’un choix définitif. Dans la vie réelle, on choisissait pas. On allait plutôt en vacances. Puis on reprenait. On avait l’impression de continuer. Les BR intervenaient dans les moments creux. C’étaient aussi des moments noirs. L’esprit n’était pas prêt. On était fragilisé par les emmerdes de toutes sortes. J’me souviens de mes problèmes de peau. Ça se passait dessous et quelquefois dedans, dans la peau même. Je m’frottais avec tous les topiques de la pharmacopée. Il fallait être seul pour s’frotter. On se frottait pas réciproquement. On parlait de ces baumes, de ces liquides, c’était quelquefois de la poudre de perlimpinpin. Je m’suis jamais amusé de rencontrer plus con que moi à ce jeu de hasard qui était une fête malgré tout. Je témoignais devant d’autres chouyosiques. On s’enrichissait pas. On préparait le terrain à la phase suivante. Et ça nous rendait fiévreux et émotifs. Les Juges comprenaient rien. On leur expliquait ce qu’ils pouvaient pas comprendre. Alors on trinquait. J’ai eu mal jusqu’à la moelle !

— J’te plains ! dit le type qui m’accompagnait.

— De quoi t’as souffert, toi ?

— La même chose, mais à l’envers.

Et moi qui voulais tout savoir de cet envers de l’endroit ! J’étais bien tombé, au fond. J’aurais pu partager les lieux de mon existence finissante avec un ennemi de la Frankie, après tout. J’avais quelque chose qui approchait de la chance, mais une chance d’angoissé, un bol de tellurique suite à une collision, avec des paramètres faussés par un environnement en expansion constante. C’était cette constance qui faisait l’objet de mes calculs.

— T’as échoué à l’examen d’entrée dans la Police à cause que tu sais pas combien font 7 et 8 !

— Ça fait quinze, ¡amigo !

— Non ! Ça fait 5 et 1 de retenue pour la dizaine.

— 25 ! Pour moi, ça fait 10 de trop !

— 1 et 0 ça fait 1 ! 1 et 5 ça fait 15.

— Merde ! Re-explique-moi !

Je m’faisais taper sur les doigts à l’époque ! Et c’était justement sur eux que je comptais.

— Les doigts, c’est pas fait pour ça !

D’où la vilaine habitude de me les mettre dans le cul quand j’avais rien d’autre à faire. C’est ça aussi, le destin. Il suffit que tu comprennes un truc de travers et rien ne va plus. Mon enfance est remplie de trucs de ce genre. Ça a fini par former un adolescent-adulte que je suis resté parce que c’était mon destin. J’avais pas une jolie histoire à raconter comme mon compagnon de cabine aléatoire.

— J’m’appelle Patrick. Appelle-moi BOB.

Le genre de type qui peut se regarder dans un miroir sans risquer l’illisible ou l’anagramme. Il avait l’air plus jeune que moi parce qu’il s’en foutait alors que ça m’angoissait jusqu’à la perle. Il confectionnait des boulettes parfaitement dosées. En principe, je prenais le volant d’une bagnole qui franchissait des routes impraticables. Je poursuivais et j’étais poursuivi. Je devais avoir vu ça quelque part. Mais j’avais foi en mon imagination, si c’était pas plutôt le résultat d’une conformation qui était elle-même une séquelle de l’enfance. Il parlait jamais d’son enfance.

— J’en ai pas eu, Frank ! Tu l’sais bien !

 

Qu’est-ce que je savais de ces citoyens qui n’avaient pas d’papiers ? On les descendait des plateformes de la Grande Production pour les utiliser dans les Incinérateurs où disparaissaient nos ordures et nos cadavres. On savait rien, nous. On s’levait l’matin et on allait au boulot ou à l’hôpital. On avait toujours rendez-vous et on les voyait, enchaînés dans le Passage des Tristes. Ils attendaient l’express de Shanghai. On enviait le voyage, mais pas la destination. Un ascenseur magnétique les montait jusqu’aux plateformes. On n’en savait pas plus. « Ils » donnaient une statuette d’Hermès à la famille du défunt, avec en prime un sac à fermeture Zip pour le prochain. On en avait plein, des statuettes d’Hermès, à la maison. Le sac Zip était suspendu dans la garde-robe, à l’abri de la poussière et de ce qu’un gosse dans mon genre pouvait imaginer en faire rien que pour s’amuser. La poubelle, on la sortait tous les jours et elle nous revenait comme elle était partie : vide, mais propre. C’était ça, l’enfance : on jetait l’argent, les ordures et les morts. On n’avait pas vraiment le temps d’aimer. Alors forcément, on culpabilisait et les cohéritiers finissaient toujours par en profiter. Moi-même, j’ai balancé quelqu’un par la fenêtre qui était ouverte chez le notaire, mais j’me souviens pas bien qui c’était : première incarcération, tellement violente qu’il a fallu me sortir de là au chalumeau. Tandis que BOB, il avait pas eu d’enfance, ce que je comprenais vu qu’il était en partie androïde. Pour être plus exact, il était reconstruit sur de bonnes bases. Ce qui ne lui avait pas évité des ennuis avec la justice. Là, les bases sont mauvaises. De l’arbitraire pur construit sur des considérations morales appliquées sans distinction de personne à tout le genre humain, y compris aux produits de l’industrie cybernétique. Les animaux ne sont pas jugés. On juge leurs propriétaires ou à défaut ceux que les faits assimilent à des propriétaires. Le problème, c’est que nous, société scientifique, on continue de se laisser juger par des crétins qui ne valent pas mieux que les religieux de tous poils. D’un côté, on honore le genre humain en construisant du solide et même de l’inébranlable et de l’autre, on se livre aux charlatans du Droit et des Textes Sacrés, ouvrant la porte à la médisance et à l’erreur. On est mal parti pour faire du neuf avec du vieux. Ah ! Je les hais, tiens !

BOB était pointilleux, question absorption. Il exigeait que tu susses exactement ce que tu voulais atteindre. Chez moi, ces pratiques de la Substance remplaçaient la Religion et le Droit. J’avais un vide à cet endroit, une dalle d'enfer. Ça s’voyait même de loin. BOB en savait long sur le sujet et il possédait l’objet qui s’ajustait exactement à ces contours complexes.

— Si t’es pas compliqué, professait-il, c’est qu’t’es con. Mais si c’est trop compliqué, t’es toujours con.

Y avait un Milieu et c’était pas la Chine. C’était une question de Chinois, comme toujours, mais j’étais plutôt gâté de ce côté-là de ma personnalité et même de ma citoyenneté. Il avait jamais vu une pareille queue et il l’a tout de suite appelée « Phalle », que ça m’faisait plaisir de porter la partie intelligente de ce joli nom, les deux ailes du p’tit oiseau qui va sortir quand on s’y attend le plus.

— Qu’est-ce que t’es bath, BOB !

Il l’était. J’avais même des désangoisses par instant. Ça durait pas, je vous l’accorde, mais c’était la preuve qu’il exerçait une influence sur moi. Bonne ou mauvaise, on demandera pas ça à ces connards de Juges et de Religieux. La Médecine est-elle encore une science ? Bonne question. Posée à un malade, elle perd de sa pertinence. Mais on la posait pas aux malades, juste aux cons qui peuplent en bonne santé. Dire que j’avais participé !

— Une queue pareille ! me dit BOB. Tu trouveras jamais à la mettre !

— Ya pas d’concurrents non plus !

N’allez pas conclure qu’on se marrait tous les jours. La question des momies était toujours posée. Idem des mômes et de leurs parents. Larra me prodiguait des conseils. Notamment, il fallait que je me méfiasse de BOB.

— Y peut pas y avoir d’amitié ni d’amour entre les hommes et les produits de l’homme, disait-elle.

— Attention ! C’est pas moi qui produis ! Je subis !

— Tu participes, Frank !

— Je suis né et conçu pour subir ! J’ai rien à voir avec les fours crématoires ! J’étais pas à Sétif. J’m’en fiche si les Japonais auraient conquis la Chine si la Bombe ne leur avait pas inspiré le respect des habitudes occidentales. D’ailleurs, le Monde entier s’est mis à éprouver un tel respect pour ces valeurs que c’en est devenu de l’envie. Moins y aura d’Blancs et plus ça va barder ! J’ai l’cerveau envahi par cette idée que le Grand Crime contre l’Humanité n’est pas encore commis. Ce dont je ne suis absolument pas responsable !

— Pas facile de discuter avec toi, Frank ! Tu penses pas. Tu t’imposes au lieu d’être. Ah ! Ça m’rend malade !

— Mais tu peux pas être malade ! Moi, je l’ai toujours été. Parce que je suis né au mauvais endroit au mauvais moment. C’est comme ça que je commence : dans le malheur et la malchance.

— Ah ! Le malceci ! Le malcela ! Des excuses ! Et pas des bonnes !

— Coupe pas, Larra ! J’ai besoin de savoir !

— Tu sauras rien. Tu sais même pas quand ça arrivera : ad patres, ad infinito ou ad omsuitum.

Je revenais toujours du Centre de Commandement avec cette idée que je me dépensais pour rien. Elle avait raison, Larra : si j’étais Noir, c’était à cause d’une maladie de peau.

 

On n’avait pas atteint le point de non-retour. Tout était possible. Mais tout était joué. BOB était peut-être mon bourreau. Ou c’était moi le sien. On pouvait pas jouer à la place des autres. Elle était courte, l’histoire qui le condamnait. La mienne continuait de se peupler de personnages et de situations insituables. Le Métal nous encarcassait. On tapait de l’intérieur, ne voyant rien au dehors que nos constellations de chewing-gums. J’en avais franchement marre de m’occuper de momies qui m’invitaient à prendre place dans la vitrine de mon choix, uniquement motivé par l’affinité qui tenait à leur apparence, à leurs bijoux ou à l’universalité de leurs grimaces. Pendant ce temps, BOB ne foutait rien. Il glandait. Et rien ni personne ne lui adressait des reproches que j’aurais compris sans me forcer. Ya pas plus envahissant qu’une feignasse. Surtout qu’j’avais rien demandé. Rien, pas une plainte, un gémissement de pauvre type condamné à s’angoisser en attendant que ça l’angoisse plus. Je m’rivais aux portes pour assister à leur fermeture. Je devenais porte de mon enfermement pour ne pas risquer l’anéantissement par antidépresseur. Et BOB me conseillait l’imprudence alors qu’il était pas censé en savoir plus que moi sur le destin de celui dont la langue a fourché une fraction de seconde avant que le Crime ne devienne Réalité. Ce qui condamne l’Homme à la duplicité tactique de la Défense.

— J’te dis qu’il est pas mort, le Bernie !

— T’es sûr qu’on parle du même mort, BOB !

— On n’est jamais sûr de rien, Frank.

— Alors on n’est pas sûr que le Bernie qui est mort est le Bernie que j’ai tué !

— T’es dingue, Frank ! J’en peux plus !

Il paraissait vraiment épuisé. Les raisonnements le minaient si j’les poussais jusqu’à l’absurde.

— C’est pas absurde, Frank. C’est compliqué. L’absurde, c’est d’abord la chose banale qui appartient ou arrive à n’importe qui. Tu ES n’importe qui, mais tu es dépossédé et il ne t’arrive plus rien.

— C’est pas compliqué !

— Si, c’est compliqué, Frank ! Vachement !

Il prenait des airs de prince pour dire à quel point c’était compliqué et qu’il avait plus la force d’aller plus loin. Il était marqué par ce qui pouvait être une défaite personnelle. J’avais vraiment pas d’chance question fréquentation. Je songeais à une séparation. On n’avait pas d’gosses pour compliquer. À moins que la fille de la Sibylle se trouvât parmi la ribambelle qui envahissait le réfectoire à l’heure où j’éprouvais le besoin de manger en paix. Fallait qu’ça arrive juste à ce moment ! Ils s’engouffraient dans le sas correspondant et je levais en même temps une tête d’abruti par les petits soucis de l’existence ordinaire. Ils me bousculaient parce que j’avais pris la place de l’un d’eux et que le coussin sentait la merde. Les parents mangeaient à une table installée sur une estrade. Je les rejoignais en traînant la patte, comme un chien battu qui n’a pas beaucoup mordu et qui a eu envie de mordre sans raison apparente.

— On a du canard, disais-je en présentant la carte des vins. C’est du chinois et j’m’en branle !

— Va pour le canard ! disait l’homme pour couper court à une provocation que la femme s’apprêtait à envenimer.

— Et arrêtez de vous traîner comme si c’était le poste le plus pénible ! grognait-elle tandis que je m’articulais entre les tables hyperactives qui crachaient de la sauce à la menthe.

Les gosses me singeaient, à part deux ou trois filles à qui j’inspirais de la pitié, ce qui limitait mes chances au dialogue et à la curiosité. BOB me surveillait. On voyait son œil vif éclairé par un lampion.

— Qui est-ce ? me demanda l’homme.

— Il dit que c’est BOB, répondis-je comme si on m’avait demandé de trahir mon meilleur ami.

— BOB ? dit la femme. Il s’appelle Patrick.

— Vous le connaissez, M’dame ?

— Ça ne vous regarde pas !

— Elle le connaît, dit l’homme qui établissait les conditions d’une relation amicale.

— Tais-toi, FAB !

L’homme agita sa fourchette, ce qui désorienta une mouche.

— Tais-toi, TOI ! grogna-t-il durement.

— J’apporte le canard ! dis-je joyeusement.

Et je recommençais, toujours veule et digne de pitié. La porte du monte-charge coulissait en sifflant et je récupérais le plat de canard style Pékin. Les gosses singeaient le Chinois avec des baguettes fictives. Je repassai.

— Vous en mettez, du temps ! dit la femme qui ne cachait rien de son impatience, pas même la goutte qui descendait sur sa joue.

L’homme tirebouchonna sa serviette pour l’absorber. Elle gifla la serviette d’un revers de main. C’était pathétique.

— De quoi vous réjouissez-vous, Muescas ? dit la femme qui se trompait de personne et de temps qu’il fait.

Muescas, c’était ce type immonde qui allait épouser la fille de Rog Russel, Cecilia que j’adorais jusqu’au sacrifice de ma personne. L’erreur était humaine, soit, mais Muescas n’avait d’Humain que ses papiers d’identitité.

— Vous confondez, ma chère, dit l’homme qu’elle avait appelé FAB sans doute dans le cadre de la même erreur d’identification. Cet homme est Frank Chercos. Vous savez… ?

— Non ! Je ne sais pas ! Vous dites… ?

— Frank Chercos. Nous avons eu affaire avec lui. Souvenez-vous, CON…

Il me souriait. Son masque me souriait. Lui, je sais pas. Je formais les crêpes à la baguette. J’étais toujours méticuleux quand on faisait mine de pas me reconnaître.

— Nous verrons cela plus tard, dit l’homme.

Et il me fit signe de reculer le plus loin possible. Les gosses médisaient. BOB m’envoya un message.

— Toi con. Finir travail et venir baiser. Moi envie.

 

La sirène hurla à ce moment. Le réfectoire se vida d’un coup. Les robots commencèrent à débarrasser sans rien casser. Ça allait vite et bien. Je vidais un p’tit verre bien mérité et repris le chemin des vitrines où les momies avaient eu le temps de s’empoussiérer. BOB me harcelait. Voilà c’que c’est, les feignants !

— Tu avances, salaud ! disait-il dans les terminaux. Tu veux sauver ta peau. T’es pas loin d’y arriver.

« Ils » pouvaient pas saisir le sens. En retour, « on » m’injectait l’antidote. Des fois, ça marchait et je m’vidais sans vergogne. Mais la plupart du temps, j’faisais l’idiot et ils finissaient par en choisir un autre. J’arrivais pas à enculer les momies.

— T’as pas honte, Voisin !

Non, j’étais pas descendu assez bas pour éprouver ce sentiment qui change l’homme en spectacle de l’abrutissement contemporain. Le gosse confectionnait des oiseaux en papier et me les envoyait sur le nez. Ça n’faisait rire que lui.

— Tu veux pas savoir ce que c’est, le natron ?

— Je sais c’que c’est et je m’en fous.

Selon qui c’est qui parle le premier, le sens n’est plus le même. Il me faisait observer ce genre de détail, n’abandonnant pas l’idée de m’énerver avec les oiseaux qui tombaient à mes pieds.

— Tu devrais être en cours, dis-je.

— Je l’suis. Toi, t’es fini.

C’était le détail qui tue. J’écrasais un oiseau pour montrer que j’étais pas énervé et que les momies n’avaient rien à craindre.

— Tu dis tout l’contraire de ce qui est, fit le gosse. Et tu crois que ça marche aussi bien que le clouage.

J’avais pas envie d’être cloué. Je savais trop ce qui arrivait quand quelqu’un se met à jouer avec les clous. Il agita la poupée. Il l’agitait tellement que je pouvais pas voir ce qu’il en avait fait. Je répandais le natron atomisé avec une négligence qui le fit reculer.

— Ya BOB qui te sonne, hé minable !

Ça sonnait. J’pouvais pas répondre à une demande sexuelle aussi librement exprimée. J’aimais la nuance et la précipitation qui s’ensuit. Je laissai sonner. Il se fatiguerait avant moi, ce feignant !

— Ça fait quoi d’enculer ?

— Ça fait rien qu’t’as besoin d’savoir !

— J’saurai pas si tu m’encules.

Je le chassai avec la bombe à natron. Il s’enfuit en répandant sa joie.

— Frank ! Encore une minute et j’mets fin à mes jours !

Ah ! C’est pas l’instinct de reproduction qui nous pousse à aimer. Entre les principes de la Religion et ce que le Droit limite au respect de l’autre, ya pas d’épaisseur. Ça conditionne le destin et ce qu’il y a après. Mais on peut pas s’enculer soi-même sans éprouver un peu de cette honte qui fait le lit des convenances. Je frottais les momies avec la frénésie de celui qui attend son heure. Ça sonnait encore !

— On arrive ! me dit un gosse.

On arrivait où ? J’étais pas au courant. J’croyais qu’on arrivait après le point de non-retour.

— Ça dépend où tu le situes, connard ! me dit le gosse.

 

Le vaisseau changea d’orientation. Les robots étaient en train d’imaginer ce qui se serait passé s’ils n’avaient pas débarrassé. Ils recherchaient mon approbation. Ça m’coûtait rien de donner raison à des robots qu’ « on » avait humanisés juste assez pour tromper cette raison qui manquait toujours à mes crises. Dans la fenêtre, les chewing-gums étaient en trop. Ils n’avaient plus aucun sens dans la perspective de la Station inconnue qu’on approchait à la vitesse de la lumière. Je fibrillais un peu, à la limite du choc. Les installations qui se distinguaient nettement des constellations de chewing-gums prenaient aussi clairement les proportions d’une ville. J’en étais estomaqué. J’avais imaginé plein de choses contradictoires, mais pas ça ! C’était une ville monstrueuse, avec des poubelles et des espaces verts. Une ville comme j’avais connu la mienne. Le Pas de Tir exhibait quelques spécimens de l’industrie spatiale. Je vis la Tour et le fleuve, exactement à la place où je les avais laissés. Y avait plus de doute ! On était chez nous !

Je courus dans ma cabine sans me préoccuper des gosses ni des momies. J’étais salement atteint par le natron, mais je trouvais l’énergie nécessaire dans ma joie de revenir à la maison pour le meilleur et pour le pire. BOB ficelait son paquetage avec la même énergie, sauf que c’était le désespoir qui expliquait ses crampes. J’avais honte, mais sans plus. La joie l’emportait. Je reconnus la buvette où j’avais laissé mes derniers ronds. La même serveuse se pavanait avec son plateau en acier inoxydable.

— Tu l’aurais pas imaginé, dis-je à BOB qui disait le contraire.

Je comprenais. Le retour, pour lui, c’était les combats dans le désert et chez les autres. Pour moi, c’était l’contraire. Exactement le contraire, tiens !

 

Les moteurs s’éteignaient lentement. Ah ! L’attente du concret ! La fatigue accumulée ! Le sentiment patriotique ! L’amour des siens ! J’exultais ! Mais BOB insistait : d’après lui, on était à la surface d’un miroir, une théorie tellement compliquée que j’avais rien compris quand il me l’avait expliquée. Quand me l’avait-il expliquée ? Comment tant d’explications entraient-elles dans l’interstice du peu de temps que nous venions de passer à voyager ? Il y a une corrélation entre le temps et la distance. Mais entre la parole et la compréhension ?

— C’est pas chez nous, Frank !

— Ça y ressemble ! Merde !

D’après lui, « ils » avaient peuplé l’espace de miroirs pour créer l’Abîme. Allez ! C’était trop facile ! Faut pas faire marcher Frankie ! Il va pas plus loin que ce qu’il est en mesure de comprendre sans avoir tort.

— C’est chez eux, Frank ! Ya plus rien d’autre que chez eux.

— Mais qui, « eux » ? « Ils » ou « on » ?

Il répondait pas. Une voix disait qu’il était inutile d’amener nos bagages, sauf un certain BOB qui avait rendez-vous avec la douane. BOB se dépêcha de vider ce qui pouvait aggraver son cas.

— Si jamais je reviens pas, dit-il en suffoquant, tu sais quoi en faire.

— Je sais quoi en faire, mais pas comment, BOB ! Que va-t-il se passer ?

J’étais moins joyeux. Ma p’tite sœur l’Angoisse me conseilla un remontant, des fois que BOB aurait raison. J’avalais une overdose. Vaut mieux en cas de péril imminent. On avise après.

— Vous ne descendez pas, FRA ? me dit la femme qui me dépassa.

— On descend, dit BOB. Les dames d’abord !

Les filles passèrent en hurlant. Ça sentait le pipi et la pomme d’amour. CON les suivait en se dandinant. FAB interrompit mes fines observations :

— Vous apporterez nos bagages à l’hôtel, FRA. Merci.

— Mais y zont dit que qu’on pouvait pas, à part BOB qu’est un pistonné !

— Faites ce que je vous dis, FRA.

Il descendit. On devait être seul à bord avec BOB qui vérifiait s’il en avait pas laissé dans la doublure. Un type en armes montait avec l’air de nous demander ce qu’on attendait. Il voyait pas BOB d’un bon œil.

— Vous êtes l’agent BOB ?

BOB y disait pas non ni oui. Il regardait le type comme s’il allait lui fermer sa gueule avec une poire d’angoisse.

— C’est vous, BOB ?

Il disait pas BOB, mais B. O. B. Je fis non de la tête, désignant du même coup celui qu’on demandait.

— Pourquoi qu’on m’demande ? dit BOB.

— J’en sais rien, dit le type qui avait un ordre de mission. Vous êtes qui vous ?

J’étais en sueur.

— E. N. S. U. E. U. R. ?

P’t-être même plus…

— J’plaisante, dit le type.

Ça m’rassurait pas vraiment, mais j’étais pas mécontent de m’en être sorti.

— Pressez-vous ! dit brusquement le type.

Je montrais le bagage des… C’était qui ces deux-là ? Je voyais l’étiquette sans pouvoir la lire.

— Passez devant ! me dit le type.

Il était pas vraiment commode. Je passais devant avec le bagage dans une main et ma casquette dans l’autre. Je souriais, au cas où. Je les sentais derrière moi, BOB avec son bagage qui chlinguait et le type qui n’avait pas l’intention de se laisser influencer par mes larmes. BOB rouspétait parce que ça lui foutait le bourdon, ce pote qui savait pas où il allait, mais qui y allait sans se révolter au moins contre l’idée d’aller. Le type commentait sans s’impliquer :

— Si vous faites les cons, j’vous descends !

On descendait. Ça valait mieux. J’avais même pas envie de lui demander pourquoi j’étais convoqué moi aussi.

— Parce que vous avez un bagage.

— C’est pas l’mien !

— Descendez avant que je m’en charge !

J’atteignis le sol sans cette joie animale que j’avais espérée avant que BOB me dégoûtât de la Réalité. Ça s’passait dans mon froc. J’y pouvais rien.

— Vous vous appelez Patrick ? disait le type qui remuait des papiers dans mon dos.

— C’est lui, Patrick, M’sieur !

— Ça va ! fit BOB.

Le type se mit alors à nous précéder. Il marchait à bonne allure et BOB le suivait sans peine. On pouvait pas en dire autant de Frankie qui traînait la patte sans perdre du terrain. En tout cas, les gosses ne le disaient pas. Il s’étaient agglutinés derrière une baie vitrée où se reflétaient les vaisseaux dressés sur le Pas de Tir.

— Alors comme ça, que j’dis, c’est du pareil au même !

J’y croyais pas, moi, à cette histoire de miroirs. Ça dépassait même l’imagination. Je sais qu’en matière romanesque, il faut des concepts, mais j’ai jamais apprécié ni Bazin ni Dick au point de croire à leurs histoires. J’t’en foutrais, moi, des concepts !

— Vous la fermez ! me conseilla le type qui se retournait pour nous laisser le passage.

C’était comme si j’avais rien dit. On entra dans un hall peuplé d’animaux. Pas d’questions ? Pas une, mec ! Ça continuait par un couloir bordé de portes. J’avais chaud du côté du bagage. Par contre, BOB marchait le plus tranquillement du monde, balançant son packo comme si rien n’allait forcément arriver. J’étais chauffé à blanc par l’idée que ça n’pouvait arriver qu’à Frankie le Guignard. Le type nous suivait en indiquant « à droite » « à gauche » « on n’est pas encore arrivé ».

J’étais pas pressé d’avoir la trouille. On arriva enfin au bout d’un couloir.

— On peut pas aller plus loin, dit le type, mais on n’est pas arrivé.

Il ouvrit une porte et on continua. Il y avait moins de lumière, plus d’odeurs. BOB s’inquiétait pas. D’après lui, y avait pas d’raisons. Comme s’il fallait avoir raison pour s’inquiéter ! Chez moi, c’est l’contraire : je m’inquiète pas si j’ai la dose.

— Putain ! Tu l’as ! grogna BOB qui me précédait, juste derrière le type qui avait repris la tête.

Je l’avais, confirmant l’exception de la règle. On entrait dans l’humidité et la chaleur. C’était sous terre que ça s’passait. Je pensais aux vers d’Alice Qand. On n’allait pas tarder à se tortiller nous aussi, en dépit qu’nos bagages y zétaient en règle.

— Vous la fermez une bonne fois pour toutes, FRA !

Ce type ne plaisantait pas.

— Ferme-la ! fit BOB.

La complicité de principe. Frank se retrouvait seul face au Monde où il ne possédait pas une seule parcelle de terre. Et ça n’en finissait pas, comme à Bataan. La lumière s’amenuisait. Je glissais sur des choses sans toutefois perdre l’équilibre. On rencontra un autre type qui passa en tête du peloton, rapide comme quelqu’un qui est pressé d’en finir. Il tombait peut-être à pic, comme me le confiait BOB, mais les précipitations, si ça tombe pas du ciel, ça m’angoisse.

— Fermez-la, les mecs ! Yen a qui dorment.

La nuit explique beaucoup et ne résout rien.

 

On s’arrêta. Les deux types cherchaient la clé. Il y en avait un qui l’avait oubliée et l’autre qui l’aurait prise s’il avait su. Ils se chamaillaient et ça amusait BOB qui en profita pour renifler quelque chose dans sa manche. Son flegme avait une bonne explication tandis que mon angoisse n’expliquait pas l’overdose.

— On va attendre ici, dit un des types.

— On attend le code, dit l’autre. C’est pourtant pas compliqué, se plaignit-il.

L’autre lissa sa moustache. Il avait l’air d’un con, comme tous ces minables qui se mettent au service des causes et des services. Il me toisait. Le style à trouver le détail qui vexe. Il prenait le temps.

— Zêtes Frank Chercos, le fameux détective ?

— J’suis rien si j’suis pas libre de l’être.

— Ferme-la, Frank ! dit BOB qui commençait à s’inquiéter lui aussi.

Le type se gonfla, c’qui est pas bien difficile vu qu’la nature nous a confié un ventre pour le restant de nos jours.

— T’es même pas une imitation, dit-il sans laisser une seconde de répit à ses moustaches.

— C’est un dingue, dit BOB qui me reconnaissait plus.

Il croyait tout expliquer.

— Vous êtes tous des dingues, dit l’autre type.

— Et ça s’soigne même pas, dit l’un.

— C’est ça, dit BOB. Sinon vous l’sauriez.

Les types se mirent à rire comme si ça devenait grave.

— On l’sait bien un peu, dit l’un.

— Mais on n’est pas des spécialistes, dit l’autre.

Le code arriva sur un de leur bipeur. Ça dérangeait personne, pour une fois.

 

J’savais pas où on était, mais on y était, BOB et moi. J’veux dire qu’on était sur Terre et qu’on voyait pas l’jour. On attendait dans une pièce peuplée de chaises métalliques. Il y avait aussi une deuxième porte qui était peut-être celle d’un placard. BOB avait accepté la chaise que le type avait dépliée en grognant parce qu’elle coinçait et qu’en plus elle faisait du bruit. J’avais dit non. Ils avaient emporté nos bagages. Une bonne heure avait passé depuis, d’après mes calculs. BOB s’en tenait au silence et à l’immobilité. J’arrêtais pas de tourner et ça l’énervait. Au contraire, il tenait le coup. On était mis à l’épreuve. On pouvait pas savoir combien de temps ça durerait. Ils nous surveillaient, mais rien ne ressemblait à une caméra. Les murs ne portaient aucune trace d’indiscrétion. Je les sondais en vain. Et BOB qui répondait pas à mes questions !

— Si dans une heure je suis pas chez moi, je fais une crise de claustrophobie !

Rien, pas un mot. Il bougeait pas non plus. Je pouvais pas voir son visage. Qu’est-ce que j’y aurais lu ? La peur ou l’obstination ? J’m’étais promis de pas avoir peur, du moins de pas en avoir l’air. Mais qu’est-ce qu’on met à la place de l’obstination si on a peur ?

Un des types, je sais plus lequel, revint avec de bonnes nouvelles :

— Vous allez dormir ici, les mecs. On vous apportera de quoi bouffer et dormir.

— Et les bagages de monsieur le Comte ?

— Il est venu les chercher. Il était plutôt impatient. Mais il en faut, des papiers, quand ça commence !

Il sortit. BOB consentit à se lever pour se dégourdir les jambes. Ça avait l’air de l’amuser. Je l’aurais tué.

— Calme-toi, Frankie. Demain matin, « ils » reconnaîtront leur erreur et « on » ira où on voudra sur cette putain d’imitation.

— C’est pas une imitation ! C’est la Terre ! J’ai reconnu la serveuse !

— T’as rien reconnu du tout. Mais leur système n’est pas parfait. Des fois, la serveuse te reconnaît pas.

Je haussai les épaules.

— Le doute, Frank, c’est encore plus difficile à faire passer pour de l’obstination.

Il se replongea dans son silence d’or, assis sur la chaise, les yeux rivés au sol. Je tournais. La porte s’ouvrit et un type que je connaissais pas entra sans saluer. Il amenait deux sacs de couchage qui sentaient les pieds.

— Pour la bouffe, dit-il, on vous amènera au réf.

Et il disparut comme si j’avais eu une vision. BOB installa son sac à côté de sa chaise. Il ne se coucha pas. Paraît que tu peux pas t’coucher tant qu’on te l’a pas dit.

— Tu f’rais mieux d’installer ton couchage, Frank.

— J’coucherais pas là-dedans !

— Tu coucheras où on te dit, Frank.

Je donnais des coups de pied dans la doudoune. BOB était désespéré. Il voulait m’sauver. Mais je voyais la nuit, entre le moment où on nous dirait de nous coucher et celui où il faudrait se lever. J’avais pas l’habitude de m’plier, moi ! J’avais jamais été soldat. Mais j’avais pas envie non plus d’aggraver ma peine.

— T’es complètement dingue, BOB !

— C’est toi qu’es dingue ! Tu vas compliquer. Y zaimeront pas.

Il avait l’air d’en savoir, des choses, le vieux BOB qui m’avait peut-être raconté des histoires. Couper le bout de la langue à une femme. Et avec les dents ! J’y croyais plus, moi, à ces salades inspirées par la Guerre. On avait même pas une clope pour se distraire. « Ils » avaient prévu le p’tit ventilo pour l’aération. Il tournait lui aussi, mais autour de quelque chose, alors que j’en étais à m’demander si j’étais pas en train de parler de ce qu’ils voulaient savoir. Quand je parle, je parle. Et quand j’me tais, ça parle. J’y peux rien.

— Qu’est-ce qu’ils vont trouver dans ton sac, BOB ?

— Rien, à part mes p’tits culottes.

— T’es sûr qu’t’as rien oublié ?

— C’est ce qu’ils font la première fois, Frank.

— T’es donc jamais venu ici ! Tu sais rien !

Je savais que c’était l’espoir qui me faisait parler autant, sinon j’aurais posé d’autres questions. Un type vint nous chercher pour aller bouffer. Il y en avait, des types, dans cette taule. Ça m’faisait marrer.

— La ferme, Frank ! Tu manges et tu la fermes !

On n’était pas nombreux. Je reconnaissais personne. On avait tous la même tête résignée. La même odeur aussi. Demain matin, on sentirait les mêmes pieds. Dans mon assiette, un distingué morceau de cochon voisinait avec une purée de légume.

— On n’a pas l’droit de parler, me dit un des types chargés de nous surveiller.

J’parlais pas. J’imaginais. J’avais eu tellement d’emmerdes dans ma vie et j’m’en étais sorti tellement de fois avec les moyens du bord qu’il m’était pas difficile d’imaginer ce qui allait arriver si je consentais pas à la fermer une bonne fois pour toutes. Le type compatissait.

— Vous pouvez parler, rectifia-t-il, mais sans rien dire.

— Avec les yeux.

— Non, M’sieur ! Avec la langue.

— ¡No me digas !

BOB n’avait pas tellement envie de parler sans rien dire. T’imagines l’exercice de bonne femme ! Et pas une copita pour titiller l’esprit !

— Vous m’faites rire, c’est sûr, M’sieur, mais j’ai ordre de vous neutraliser si c’est nécessaire.

— Y plaisante pas ! fit BOB.

Il avait l’air d’aimer le cochon. J’avais pas touché au mien, des fois qu’Mohammed il ait raison. La purée valait pas mieux.

— Vous devriez manger, M’sieur. Ça va être long.

Je jetais un regard hyperpaniqué dans la direction de BOB. Mais où il avait lu tout ça ! Dans les BR ? J’avais pas les moyens quand j’étais gosse et ça m’intéressait plus. J’avalais un grand verre de cette eau industrielle que les mêmes industriels filtraient à la passoire avant de nous la refourguer une fois de plus. Le type me resservit. Et j’rebuvais comme si j’avais pas peur de m’intoxiquer.

On annonça la fin du repas. Un type claquait des mains et les habitués se levaient sans rechigner. Même BOB se leva. J’étais en train de mâcher la purée qui commençait à prendre.

— Levez-vous, M’sieur. C’est fini.

C’était pas fini tant que Frank n’avait pas fini ! BOB, qui attendait dans l’allée formée par les tables, posa sa lourde main sur l’épaule de celui qui le précédait.

— Vous vous mettez ici ! gueula le type qui perdait patience.

Jmimi. J’étais derrière BOB, prêt à l’enculer si c’était c’qu’on me demandait. Le type qui était derrière moi posa docilement sa main sur mon épaule. Un type nous inspecta. Il rectifiait la position des cuculs. J’l’intéressais. L’épaule de BOB frissonnait.

— Vous êtes Frank Chercos ?

— Comme si vous l’saviez pas !

— Sortez du rang !

Ça voulait dire que j’me distinguais. La tête de BOB se plia. Je fis un pas sur le côté tandis que la main de mon suiveur descendait le long de ma colonne vertébrale.

— Ça va les sensations ! Écartez-vous !

Qu’est-ce qu’il voulait que j’écartasse, ce chien au service des chiens ?

— Les jambes ! Vous avez quelque chose entre les jambes !

 

On retourna dans la cellule. J’avais mal à la tronche à force de réfléchir. Je m’couchais tout de suite, ce qui rasséréna BOB. Et j’recommençais à pas dormir. Les yeux fermés à cause d’une ampoule qui violait l’extinction des feux. BOB avait disparu sous sa couette. Il ronflait doucement, comme si son corps appréciait l’opportunité de dormir couché. Je voyais pas passer le temps. Impossible de se fixer sur un changement capable de donner une idée même approximative du temps. Je voyais le Métal de la chaise, son oxydation lente, les articulations crasseuses. Vaut mieux pas mourir dans ces moments, des fois que la mort soit la répétition à l’infini du dernier moment qu’il faut expliquer avant de disparaître ou de ressusciter. J’sais même pas si j’suis capable de croire à n’importe quoi au dernier moment. À mon avis, la mort, c’est la simplification extrême de la vie. Au croisement de l’homme-chien et de l’homme-rien. J’appelais BOB à mon secours de temps en temps et il me répondait par une augmentation du volume de son ronflement chronique.

 

J’vous dis pas dans quel état j’étais le lendemain matin quand on m’a amené dans le bureau de Rog Russel. J’étais content de l’revoir, ne cachant pas cette joie qui en disait long sur ce que je venais d’endurer.

— Vous êtes sur Ologique I, me dit-il sans me laisser le temps de m’asseoir.

— C’est pas la Terre ?

— Vous boirez bien quelque chose… ?

— C’que vous avez, patron.

Rog donnait raison à BOB. Mais c’était-y Rog à qui j’avais l’honneur d’adresser ma supplique ? Il en avait l’air.

— C’est compliqué, dit-il en me tendant un verre bien rempli. Vous avez le temps de comprendre.

— Le temps ?

J’aimais pas cette idée.

— Vous logerez au Kronprinz en attendant.

En attendant quoi ? J’avais pas envie d’attendre. Il me fallait un boulot pas humiliant et lucratif. Il avait pas l’air d’avoir ça, Rog Ru.

— Vous travaillerez avec B. O. B. 333. C’est un excellent élément. Il connaît le Système. Suivez ses instructions et vous vivrez longtemps.

C’était pas d’vivre que j’avais envie, mais d’exister avec assez de pognon pour pas être malade et des cuculs pour le dépenser. J’avais aussi une femme et un gosse à nourrir. Et j’en avais marre de supplier pour des clopinettes.

— BOB vous expliquera ce que vous devez savoir. C’est une planque, Frank ! Vous pouvez pas espérer mieux.

— Cecilia va bien ?

— Elle essaie des robes. Ce vieux Muescas semble avoir une patience à toute épreuve. Vous viendrez ?

J’allais pas rater une croisière de 21598 milles. Ça en faisait, des jours ! J’en aurais jamais autant, mais ça pouvait s’arranger avec la Formation Continue et les Congés Sabbatiques. Rog me donnerait les recommandations nécessaires. Ah ! C’était bon d’avoir un projet ! Et un boulot par-dessus le marché. Même que Rog y disait qu’y avait rien d’humiliant à espionner les autres et que ça pouvait rapporter gros de les trahir. C’était tout c’que j’avais à faire si j’faisais pas d’conneries. Et des fois qu’j’en ferais, y aurait toujours moyen d’s’expliquer franchement, entre hommes qu’on était. Donc on n’était pas sur Terre et j’étais pas si condamné que ça ! « Ils » avaient même prévu une copie de la vie privée. Je retournerais donc dans ma merde. J’pouvais pas demander plus.

 

En attendant, j’étais plutôt peinard dans une chambre de célibataire de l’hôtel Kronprinz autour duquel la Ville s’est dessinée à une époque que j’ai pas connue parce que je suis né après. J’aurais né avant, j’l’aurais peut-être pas connue non plus. Ça n’avait plus aucune espèce d’importance, mais ça en avait eu pour mes parents qui avaient participé au financement imposé. Y zétaient pas contents, mais y zétaient restés. Si t’es pas content, t’as qu’à aller tenter de vivre en Chine de la pêche des anguilles et du transport de l’eau en baquet. C’est c’qu’y zavaient dit, les présentateurs de la télé. Pas contents – dégagez ! Contents – fermez-la ! C’est ce qu’on appelle le discours politique. Et y zaimaient vachement ça, mes parents. Même qu’ils votaient.

J’étais à l’aise pour quelques jours, peut-être le temps d’essayer la literie. J’avais une fenêtre avec vue sur la place publique où y avait tout l’temps des expos avec des petits kiosques qui distribuaient gratuitement des prospectus imprégnés de substances allergènes. Va-t’en savoir pourquoi ! Les gens adoraient les gènes. Mais j’étais pas assez con pour être d’accord avec eux. Ce qui expliquait la responsabilité. Après BOB, bien sûr.

Il logeait au même étage feutré, dans une chambre à deux lits avec vue sur le parc où « on » organisait des jeux qu’étaient pas forcément lubriques. Ils étaient même marqués par la diversité des origines et des points de vue. Ça l’amusait bien, à BOB qui n’en perdait pas une miette. Il était propriétaire du tableau de peinture et de divers bibelot dont il avait la responsabilité familiale. J’lui demandais pas en quoi un type qui était né de rien pouvait avoir ce genre de responsabilités. J’en avais pas, moi, d’responsabilité, et pourtant j’avais une famille.

— On commence quand, BOB ?

J’étais impatient comme une seringue. Je gouttais de l’aiguille, le doigt sur le piston, prêt à agir au lieu de m’emmerder comme la plupart des gens. J’aime pas ce mot : J’enceci ! J’encela ! Yen a plus qu’pour eux depuis que les princes savent comment les amuser au lieu de les élever dans la contrainte.

BOB avait déjà commencé et il attendait mon tour. Je pouvais profiter des avantages sans me soucier des inconvénients.

— Tu essayes tout, mais en douceur, me conseilla BOB.

J’aimais pas la douceur. Je pouvais essayer le velouté, mais pas la modération.

— Frank ?

— Ouais !

— Ya quand même des choses qu’y faut pas faire.

Qu’est-ce que je risquais. D’être envoyé sur Ologique II ? Comment y savait toutes ces choses, BOB ? Et pourquoi ?

Il me confia 10.000 dosettes. Tout c’que j’avais à faire, c’était de les garder au frais en attendant.

— En attendant quoi, BOB ?

C’était légitime, comme question. Le mec me confie une mission et j’me soucie. Y avait rien d’plus normal. Il comprenait ça. D’autant mieux que Rog Russel m’avait parlé de jeter des regards indiscrets et de lui rapporter mes impressions. Il avait jamais parlé de remplir mon frigo avec des substances interdites.

— Interdites ! s’étonna BOB. T’en connais, toi, des choses qui sont autorisées ? Ya toujours un hic, non ?

Il avait raison. J’avais deux buts dans ma nouvelle vie : pas avoir l’air aussi con que j’en avais l’air et dépenser du fric pour aider l’air qui, je l’avoue, me manquait encore sérieusement. Chaque fois que j’ouvrais mon frigo, propriété de l’hôtel Kronprinz, j’avais des envies. Mais j’savais trop ce que ça coûtait. Yen avait beaucoup, des collectionneurs de monstruosités sexuelles. J’voulais être incinéré intégralement, moi.

 

Un jour, il est venu pour prendre des dosettes. Il avait un client qui payait d’avance. Il était même joyeux, le BOB. Ça m’rendit nerveux :

— Tu laisses pas une note ? Quelque chose pour me justifier auprès de Rog des fois queue ?

— Rog n’a rien à voir là-dedans, dit BOB en sortant.

Il voulait dire que j’avais pas commencé à travailler. Garder des substances interdites dans son frigo, c’est pas un travail et c’est pas rémunéré. C’est un service rendu. C’est comme ça avec les amis : au lieu de dire « j’ai un service à te demander », ils demandent rien et estiment que c’est un service. Le garçon d’étage aurait bien voulu savoir pourquoi je lui épargnais la tâche consistant à remplacer les bouteilles vides par des bouteilles pleines. Il m’avait même proposé un frigo de contenance égale à ce que je buvais en un jour, ce qui lui économiserait cinq allers et retours les bras chargés de substances légales. Il en avait à peine débattu. Il disait ça en passant. Je m’accrochais à un frigo que j’avais l’autorisation de vider devant témoin, ce qui se passerait forcément si j’acceptais la proposition douteuse de mon garçon d’étage. Je l’draguais pour le consoler. Ça l’écœurait, mais il me haïssait pas. J’en parlais à BOB. Comme ça, à chaud, il était réticent.

— Tu bois trop, Frank !

La mauvaise foi ! Y avait aucun rapport de cause à effet entre les substances que je consommais en toute légalité et cette merde que j’avais pas l’droit de partager avec mon prochain parce que le propriétaire était réticent !

— Change pas d’conversation, Frank ! J’ai trouvé une solution.

J’sais pas c’qu’il a raconté à la direction, mais ils ont amené un deuxième frigo sans ramener le premier. J’avais deux frigos maintenant ! Et le garçon d’étage était à moitié satisfait. Il lorgnait le frigo numéro Un en remplissant soigneusement le numéro Deux. Il avait jamais vu ça. Qu’est-ce qu’il avait jamais vu ? En tout cas, BOB pensait avoir résolu le problème et il venait chercher des dosettes sans me laisser aucune preuve que j’y étais pour rien. J’en pissais de travers, victime de spasmes.

— Tu charries, Frank ! C’est en attendant.

En fait, il avait plus d’fric et un stock de produits chimiques qu’il avait importé légalement à une époque où les contrôles douaniers s’effaçaient devant la corruption.

— On est où, BOB ?

J’y comprenais plus rien. J’avais accepté l’idée d’un Monde en abîme. J’comprenais même que c’était la seule façon d’éviter les collisions stellaires. J’comprenais que c’était aussi un Système Carcéral Sophistiqué qui évitait d’exécuter les condamnés et permettait de satisfaire le besoin de vengeance par des simulacres d’exécution. J’avais tout compris de ce Monde compliqué parce que j’en acceptais l’Idée. Ils avaient exécuté mon simulacre sur Terre et expédié ma Réalité ailleurs. Ça pouvait encore se reproduire parce qu’on avait des dispositions naturelles pour le Crime. Seulement moi, à la différence de BOB, j’avais pas tué Bernie !

— J’l’ai pas tué non plus ! rétorqua BOB qui savait mettre le doigt là où ça fait mal.

Ce qui n’était pas faux, mais tangent.

— On n’a plus de vodka, M’sieur, prévenait le garçon d’étage.

Je m’résignais alors. Et il mettait du tequila dans mon Russe.

— Vous voyez pas la différence, hein ? exultait-il.

— Non. Mais j’la sens !

J’avais calculé que le p’tit frigo serait vide assez vite. Ça m’laissait quelques semaines d’angoisse, pas plus. BOB vidait et j’espérais. Toujours ce putain d’espoir et cette confiance que j’ai dans l’avenir quand je calcule. Pour un type qu’a raté l’examen d’entrée dans la Police, je m’débrouillais pas mal, question espoir. On aurait pu me prendre pour un séminariste si j’avais pas manifesté clairement à toute heure du jour et de la nuit ce penchant génétique pour la boisson et les dieux de la fermentation.

— Pour moi, plaisantait le garçon d’étage, c’est de la boison.

Faut faire avec ce genre de finaud si on veut pas mourir seul. Je riais. Il contrepétait le plus souvent possible parce qu’il croyait que j’appréciais, et je le laissais croire.

 

Le p’tit frigo finit par se vider. Il y eut une dernière livraison. Je m’étais pas rempli les poches, mais BOB était satisfait. Il referma la porte du frigo et m’offrit une dosette en précisant que c’était peut-être pas ce dont j’avais le plus besoin en ce moment. Qu’est-ce qu’il en savait ? Le garçon d’étage s’étonna discrètement de constater que la clé était sur la porte du p’tit frigo.

— Si vous zen navez pas besoin, j’connais quelqu’un qu’ça pourrait intéresser, dit-il en ouvrant le grand.

Il était content et j’avais pas envie de l’détromper. J’savais pas c’qu’il voulait en faire, moi, le BOB, du p’tit !

— Taka l’remplir, dis-je.

— Ça va faire beaucoup !

— J’augmenterai.

Il remplissait. J’attendis son départ. On avait perdu du temps à cause de mon idée et il était redescendu pour me ravitailler en supplément. Toujours sans inquiéter la direction qui voyait pas d’inconvénient tant que j’étais poli avec les gens. Et ben justement ce soir-là j’en ai eu assez des politesses et des gens. J’suis descendu pour me piquer derrière une plante verte. Pas facile avec un verre à la main, mais j’étais capable d’acrobaties si j’avais une plante verte à ma disposition. La femme masquée m’a surpris dans l’dos.

— C’est compliqué, hein ? demanda-t-elle à mon double.

J’étais deux depuis à peine une minute. Yen avait un qui souffrait et l’autre qui comptait les pulsations. Le moment était vraiment mal choisi. Elle portait toujours ce masque qui rendait sa voix profonde et délicieuse. Elle buvait du champagne sans y mettre le nez, ce qui est impardonnable.

— Vous avez récupéré vos bagages, M’dame ?

J’avais besoin de changer de conversation. Elle remit un peu de terre sur la seringue.

— Vous avez une chambre ? dit-elle.

J’pouvais pas avoir une suite ! L’humiliation pour commencer. Ensuite la simulation et pour finir, l’insatisfaction. Pour qui me prenait-elle ? Elle m’offrit une clope trafiquée. J’en avais pas vraiment besoin.

— Vous auriez pu partager, me reprocha-t-elle.

Elle voyait bien qu’il y en avait eu pour deux et que je trinquais à sa place. Je clopais hâtivement. Ça rajoutait du sens. Elle me conduisit. Justement, j’avais besoin d’un chauffeur et pas les moyens de me payer ce luxe. On atteignit le comptoir aux alouettes. Elle commanda deux vodkas.

— Vous travaillez pour Roger ? demanda-t-elle.

— J’ai pas encore commencé.

— Pourtant, je vous ai vu travailler.

— J’travaillais pas, M’dame. Je rendais service.

— À Roger ?

— À BOB, M’dame.

Elle parut satisfaite de mes réponses. J’avais pas grand-chose à dire, mais j’avais pas tout dit. Ça m’excitait.

— BOB est un petit voyou, dit-elle en montrant ses jolies dents de lait.

— C’est un ami, M’dame. Y m’rend des services lui aussi.

— Ah ! Oui ? Quoi par exemple.

Je lui racontais l’histoire des frigos. Elle apprécia. On comptait plus les verres. J’en avais plus qu’elle et elle les payait. Pourquoi se plaindre quand on est heureux ?

— Allons nous coucher, dit-elle.

Je prévins : j’avais qu’un lit étroit qui sentait un peu la merde. Des fois, ça dérange et on perd l’inspiration…

— Allons chez moi. Ça sent le musc et le jasmin. Ça vous plaira.

— Dans le lit du Comte !

On entra dans une suite comme j’en avais jamais eu l’idée. Je m’posais dans un fauteuil en attendant. Un verre à la main, de j’me rappelle plus quoi. Y avait des rideaux partout et ça pendait en travers d’un luxe qui m’laissait pantois. Je caressais du regard des surfaces qui promettaient de pas me contredire quand j’en parlerais aux copains.

— Rejoignez-moi, Frank !

Où qu’elle était ? Sa voix semblait venir de partout. Un clapotis désignait une salle de bain que j’avais pas la prétention de polluer. Elle actionna un interrupteur, allumant et éteignant ce qui pouvait être l’entrée de la salle de bain tant convoitée. Je posai alors le pied sur quelque chose de chaud et de mou. Je m’penchai. Ces choses-là, en principe, c’est dégoûtant et ça la coupe. Ça tombait mal parce que j’étais en plein travail. Je m’voyais dans un miroir et BOB me regardait comme s’il m’avait jamais vu en érection.

— Voilà l’problème, commença-t-il sans perdre de temps.

C’était qui, c’macchab ? Un ami ou un emmerdeur ? Des fois, on tue l’ami par jalousie et l’emmerdeur parce qu’on en a marre d’être emmerdé.

— C’est les deux, dit BOB.

On n’entendait plus rien venant de la salle de bain. J’étais à poil et elle se rhabillait. Et pas un chat pour me donner raison !

— C’est le Comte, dit-elle en revenant dans la lumière.

Elle s’était mouillée comme elle savait que ça m’plaisait. J’eus un spasme érecteur. La Réalité, moi, ça m’décomplique.

— Y avait pas vraiment d’raison, dit BOB. Mais tu sais c’que c’est…

— Ça énerve des fois, dis-je comme si je comprenais.

— Le pauvre devait finir comme ça, soupira la Belle.

Elle n’avait pas quitté son masque. Je saurais jamais qui elle était si je demandais rien.

— Voilà c’qu’on va faire… commença BOB.

Le Comte pesait des tonnes pour mes bras menus.

— Soulevez, Frank ! C’est moi qui tire, me reprochait cette gonzesse qui s’intéressait plus à ma colonne verte et branle.

J’en pouvais plus de soumettre mon corps et mon esprit à des épreuves provoquées par les autres. J’avais envie d’chialer, tiens !

— Tu t’calmes ! dit BOB en secouant ma tête.

— J’aurais pas perdu les pédales si j’avais pas été au courant !

— Maintenant, vous l’êtes ! dit-elle en secouant ma queue.

Je m’habillais. J’avais prévenu que j’pouvais pas transporter un cadavre dans cette tenue.

— Ho ! Hisse !

Et voilà le Comte dans le lit. Il saignait pas. On pouvait encore le tordre, mais la rigidité cadavérique s’annonçait dans les doigts que j’arrivais pas placer sur la crosse. BOB avait pris la précaution de pas engager le chargeur. On sait jamais, avec Frankie !

— C’est bon, Frank ! Je t’explique…

Le Comte était victime d’un arrêt cardiaque. C’est en principe comme ça qu’on constate que le vivant est mort et que le vécu a cessé d’exister.

— CON va pousser un cri, dit BOB.

— D’accord, BOB !

Elle pouvait bien pousser c’qu’elle voulait. Mais qu’est-ce que je foutais dans cette galère ? J’avais pas tuillé le Comte de mort naturelle ! BOB est chiant quand il devient compliqué. Ya des gens qu’on quitte quand ils deviennent compliqués. Avec BOB, on s’accrochait parce qu’il avait du raisonnement et que ça tenait debout malgré les réticences.

— Moi, dit-il, je suis pas là.

— Pardi, mon bonhomme !

— Je PEUX pas être là, Frank ! Pourquoi je serais là ?

En effet.

— Et moi j’suis là. Faudrait m’expliquer pour quoi.

— T’es mon amant hé patate !

BOB secouait sa tête en souriant parce que je donnais l’impression d’avoir compris.

— J’sais même pas qui c’est, c’te femelle !

Ah ! J’m’exprime clairement quand je m’exprime librement.

— T’as pas besoin d’savoir, Frankie. Tu m’fais confiance ?

— Mais j’ai pas confiance en moi, BOB !

— Ah ! C’qu’il est tarte ! grognait la Comtesse.

BOB devint tout rouge sous l’action de l’effort qu’il exerçait sur mon mental.

— Tu sais rien, dit-il. C’qui t’attire chez les femmes, c’est leur masque…

— Pas du tout !

— C’est c’que tu diras aux flics qui trahiront pas son anonymat…

— …parce que Rog Russel le veut pas !

Je comprenais. BOB me bisouta sur la joue. Donc, il disparaissait discrètement, ce qui avait l’avantage de l’exclure d’office du tas d’emmerdements qu’on allait me faire sans tenir compte de mon avis.

— Et elle pousse un cri, conclut BOB qui lança un regard satisfait à la Comtesse anonyme.

Elle aussi était satisfaite. Mais un détail me faisait encore douter de l’efficacité de cette comédie.

— Pourquoi qu’il est dans le lit ? Normalement, c’est elle et moi qui sommes dans le lit. Il surgit, elle se couvre les seins et il meurt d’un arrêt cardiaque.

— Toi et elle vous êtes dans la baignoire, dit BOB qui pensait que j’avais compris et qu’il aurait pas besoin d’expliquer.

— Et il se jette dans le lit pour faire croire qu’il est mort !

BOB s’effondra. La Comtesse pestait en se regardant dans un miroir, comme si j’y étais.

— J’plaisante ! dis-je en me tortillant.

J’avais bien l’droit d’rigoler avant d’passer aux aveux.

— Mais putain, Frank ! T’avoues rien ! Il est mort de mort naturelle.

— On a utilisé la bonne substance, t’inquiètes, dit la Comtesse d’un ton désabusé.

Elle en avait pas marre. Elle était fatiguée.

— Bon. Passons dans la baignoire, dis-je en m’inclinant comme un mousquetaire.

— Elle est déjà mouillée, dit BOB qui en avait marre et qui commençait à donner des signes de fatigue.

— Mouillez-vous, Frank !

On n’est pas obligé de tout comprendre du premier coup ! J’entrai dans la salle de bain pour me mouiller. La baignoire avait les dimensions d’une piscine. À côté, la savonnette était introuvable.

— Tu t’savonnes pas ! gueula BOB en me poussant.

J’y s’rais bien resté plus longtemps dans cette piscine de bain, mais BOB était pressé.

— Quand les flics arrivent, m’expliqua-t-il, elle est à poil et tu utilises la sortie de bain du Comte. Ça fait deux détails qui les déroutent.

— À quel moment se rhabille-t-elle ?

J’avais besoin d’un timing, moi !

— Tu t’occupes de toi, Frank, continuait BOB comme si j’existais pas. Les flics posent des questions. Tu bats ta coulpe.

Le mystère plus des mots que j’connais pas, ça annonce un échec et j’y s’rais pour rien. BOB se met à genou et crie sa culpabilité. C’est lui qui a tué le Comte. J’imagine la tête des flics qui auraient d’abord pensé à moi.

— Il vous montre ! Là ! Il vous montre !

Elle commence à se décoiffer salement, la Comtesse CON. Et le Frankie n’a pas l’intention de revivre un cauchemar où il joue le rôle de l’innocent persécuté. BOB se calme d’un coup et se relève. J’ai un peu honte de faire chier un ami, mais faut m’comprendre : j’ai déjà très mal vécu et j’vais travailler peinard pour la première fois de ma vie. C’est Rog Ru qui l’a dit !

 

Quand les flics arrivent, elle est à poil, dégoulinante et crispée comme je les aime. Moi, je suis dans la sortie de bain du Comte et le Comte est dans le lit, la gueule ouverte avec des mouches que ça commence à intéresser. Le flic s’avance sur la scène du crime avec des précautions d’araignée sur la toile.

— Vous touchez à rien, dit-il en s’approchant du lit.

Il me regarde de travers.

— Vous êtes qui, vous ?

— Frankie… J’veux dire : Frank Chercos.

Ça lui plaît pas que je sois Frank Chercos.

— Ya toujours des problèmes, dit-il comme si le désespoir venait de se mettre de mon côté.

— Faut trouver les solutions ! dis-je parce que j’avais l’impression de gagner.

— De gagner quoi, pauvre con ! dit la Comtesse.

— Le type à qui Frank Chercos vient de décliner son identité est Frank Chercos en personne.

Celui qui vient de prononcer cette connerie n’est autre que Rog Russel.

— Choisissez, Frank. Vous acceptez de plaider coupable et personne n’en saura rien, dit Kol Panglas qui apparut comme s’il sortait de nulle part.

Frank Chercos se tenait près du lit, indécis et fragile comme une feuille qu’on vient d’arracher à un dossier classé top secret.

— D’accord, dit-il. Je suis coupable si ça peut en finir avec cette merde d’existence dans cette merde de Monde.

— Tu parles pas à ma place, hein, keuf !

— Tu la fermes, doublure de merde !

Voilà avec quoi il limitait la conversation, ce flicmoi : avec sa merde et celle des autres. J’avais mon mot à dire.

— Non, BOB, dit Kol. Vous ne dites rien qui puisse vous nuire.

— Ya eu des interférences, dit BOB qui revenait. J’t’expliquerai.

Deux Frank + deux BOB ça faisait trois chez eux !

— Pense pas à haute voix, me conseilla BOB.

— Comment tu vas m’appeler ?

Il était chouette, l’hôtel Kronprinz. BOB avait trouvé un nouveau filon. Il me demanda pas mon avis pour me mettre au parfum.

 

Je rentrai chez moi. Marre de ces rupins qui se vautrent dans le malheur des autres. Au diable leurs serviteurs à la parole faussement rebelle. Un peu de place pour l’homme que je suis.

J’habitais à l’étage, ce qui n’était pas un mince avantage sur le concierge. Il compensait avec l’usage d’un jardin que je lui contestais pas. Il jouait du trombone à coulisse et ressemblait à un trombone à coulisse. Quand il n’en jouait pas, il conduisait des métros sous le sol pavé de mauvaises intentions de notre vieille bonne ville de New Paris. Sinon, il veillait à la propreté des escaliers et des paliers. Et quand il avait vraiment plus rien à faire, il jardinait.

Je mangeais donc des légumes. Ce type me trouvait sympathique et même intelligent, ce qui donne une idée de sa propre intelligence et du degré de sympathie que je lui retournais pour ne pas le remercier. J’aime pas les légumes.

J’étais un sélectif à l’époque. Je m’emmerdais pas à tout comprendre. Notamment, le malheur des autres n’avait d’intérêt pour moi que si j’y trouvais des explications me concernant. Mais je perdais rarement mon temps avec ces cons. Alors j’expliquais autrement. Ou j’expliquais rien.

Je passais pas mal de temps chez Bernie qui avait eu la chance d’hériter d’assez de pognon pour reprendre une licence IV avec terrasse dehors. Il avait aussi des chiottes, mais on s’en servait pour échanger des sécrétions ou des substances. On téléphonait pas dans la cabine. On arrachait des pages pour pas perdre les renseignements et on appelait dans des endroits plus discrets.

J’avais des problèmes. Pas avec Bernie qui appréciait mon combat quotidien perdu d’avance. Je pouvais plus avoir de problèmes avec lui. Il était mort.

Il était même pas mort à cause de moi. C’était sa femme qui l’avait flingué, là, devant moi. Du 12 avec fil de laiton. En plein dans le buffet et à droite du cœur. Je savais même pas s’il était mort. Il respirait quand je l’ai vu pour la dernière fois. Ensuite, on m’a expliqué pourquoi c’était moi le coupable. J’étais flic.

Pas un de ces flics qui adhèrent à la cause nationale par conviction. Je fréquentais des émules de l’Ordre. Je les aimais pas et ils me le rendaient. J’arrondissais mes fins de mois avec des fuites adressées à la Presse ou à la Hiérarchie. J’améliorais avec des p’tits trafics qui promettaient rien de faramineux. Je vivotais, comme on dit. J’avais une femme et un gosse commis par erreur.

 

Après la mort de Bernie, j’ai vécu un Enfer. Je m’en suis pas sorti, comme vous voyez. J’ai perdu les pédales dès le premier interrogatoire. Je me suis mis à raconter des conneries. Qui c’était, cette Sally qui avait épousé Bernie pour mieux le vider ? J’en savais rien. Elle racontait que sa première pipe, c’était la mienne. Quel trou d’mémoire !

— On t’a pas sonné, Frank !

Mais j’y allais. Ils me laissaient approcher. J’entrais même sur la scène du crime alors que j’étais en disponibilité pour une période indéterminée. Je touchais à rien, mais j’analysais. Un peu comme l’ancien cheminot qui revient pour constater que les chemins de fer, c’est plus ce que ça a été.

 

J’arrivai à l’hôtel Kronprinz à huit heures ce matin. À pied. J’ai pas les moyens de me faire transporter. J’étais en sueur. C’était l’été le plus chaud que j’avais jamais connu. Les femmes s’habillaient léger et j’arrêtais pas de rendre hommage à leur humidité. Mais dans la rue, c’est pas facile de s’frotter sans en avoir l’air.

Dans le hall de l’hôtel, Kol Panglas m’accueillit avec la réticence habituelle du procureur qui voyait pas d’un bon œil la thérapie que je m’infligeais pour pas devenir con. Je dis « con » parce que le mot « fou » était sur le point de donner un sens à ce qu’ils appelaient ma folie.

Kol Panglas m’expliqua les faits en quelques mots : le Comte venait de crever lamentablement dans une chambre de cet hôtel prestigieux. Sa compagne d’une nuit avait prévenu la direction en poussant un cri et le directeur lui-même avait constaté le drame aussitôt rapporté au bureau du procureur qui était un ami. C’était peut-être un assassinat. On avait retrouvé sur les lieux :

— le Comte raide mort dans son lit ;

— son amante à poil qui sortait du bain ;

— et un type mouillé qui portait la sortie de bain du Comte.

Y avait pas d’quoi ameuter la Criminelle. Et c’était pourtant ce qu’avait décidé Kol Panglas après une inspection des lieux et quelques questions posées aux deux témoins. Le hic, c’était que ce type mouillé prétendait s’appeler Frank Chercos. Or, Frank Chercos, c’est moi. Ça recommençait : j’étais le flic et l’assassin.

Encore que rien ne témoignait de ses mauvaises intentions :

— il n’y avait pas d’arme du crime ;

— le Comte avait eu un problème cardiovasculaire ;

— la fille n’accusait personne ;

— et le type refusait de reconnaître les faits.

Mais Kol Panglas tenait à sa théorie du meurtre prémédité.

— Ils sont arrivés hier par le même cargo transfrontalier, dit-il. Avec quarante enfants qu’on a pris pour des voleurs à leur descente. En fait, ils avaient de la menue monnaie et pas l’intention de braquer les distributeurs. C’était une escale technique non prévue. Ils avaient droit au meilleur hôtel.

— Pourquoi qu’j’ai pas eu une suite, moi ? rouspétai-je.

— Parce que !

Il continua :

— On sait pas c’qui s’est passé depuis leur lancement de la Station Intermédiaire de Saturne.

— Moins de dix heures, patron ! Ils ont pas atteint le point de non-retour.

— Dix heures-lumière, ça fait le compte.

Il continua :

— On a trouvé des substances interdites dans le havresac de ce type.

Pourquoi qu’il l’appelait pas par son nom ? Y avait aussi des substances légales. Il les mentionnait pas pour m’enfoncer un peu plus. J’étais dans la position du lapidé.

— Ce type n’est pas clair. C’est l’assassin du cafetier Bernie Beurnieux qui n’avait aucune importance, mais si on les laisse faire, ils finiront par s’en prendre à nos privilèges et il faudra les massacrer sans jugement.

Il avait toujours été fier de son importance relative, le vieux Panglas. Il alluma un cigare qui nous empesta. On était plusieurs.

— Vous, Frank…

— Oui, patron !

— Vous relevez les niveaux.

— Bien, patron !

J’avais aucune idée de ce que c’était, des niveaux. Dans la chambre qui appartenait à une suite, ça sentait le musc et le jasmin. La fille s’était repoilée. Elle portait la sortie de bain du Comte. Où était passé le type qui était dedans ?

 

Je reconnus le Comte. Je pouvais pas rester insensible. Je l’avais connu dans une zone de guerre. J’étais en fuite. Il m’avait nourri sans condition. Mais que ça reste entre nous.

— Zêtes con ou quoi ?

Question générique quand Frankie met les pieds dans le plat. Elle me regardait comme si c’était pas les pieds. J’m’étais assis sur son vomi.

— Patron ?

— Oui, Frank ?

— C’est un niveau, le vomi ?

— Oui, Frank !

J’avais l’impression de m’occuper ailleurs. J’entrai dans la salle de bain avec piscine et mirador. Ça m’impressionne pas, leurs intérieurs design. Paraît c’est à la fois pratique et beau. C’est pas vilain, reconnaissons-le. Mais pratique, j’en doute, vu les dimensions qui écrasent l’homme. De la mauvaise architecture. Un homme doit se sentir en phase avec l’intérieur. C’est juste quand il sort qu’il craint de pas pouvoir rentrer. J’sais pas c’que vous en pensez… ?

— Dites, patron ? C’est un niveau, l’eau ?

Y avait un deuxième cadavre et c’était Frank le Réformé qui le trouvait.

— Il était pas là tout à l’heure, dit Kol.

Je frémis. C’était une femme. Peut-être la Comtesse, proposais-je.

— Qu’est-ce qu’elle foutrait là ? dit Kol que la beauté sans vie rend toujours évasif.

En effet, la fiche de bord du cargo ne signalait aucune Comtesse.

— Je sais où elle habite, dit Kol. Vous prenez le prochain cargo en direction de Saturne, Frank.

— J’ai pas tellement envie d’y retourner, patron ! Je m’plais ici !

— Ensuite vous prendrez la navette de John Cicada.

— Vous me renvoyez sur Terre, patron !

— Temporairement.

Je l’espérais plus. Ce voyage inattendu correspondait à un non-lieu provisoire que j’allais mettre à profit pour m’innocenter et faite tomber le véritable coupable de la mort de Bernie. S’il était mort, ce qu’on m’avait jamais signifié. Une chance que le vieux Bernie devait saisir. Je rentrai chez moi.

Marre de ces rupins qui se vautrent dans le malheur des autres. Au diable leurs serviteurs à la parole faussement rebelle. Un peu de place pour l’homme que je suis.

 

J’habitais à l’étage, ce qui n’était pas un mince avantage sur le concierge. Il compensait avec l’usage d’un jardin que je lui contestais pas. Il jouait du trombone à coulisse et ressemblait à un trombone à coulisse. Quand il n’en jouait pas, il conduisait des métros sous le sol pavé de mauvaises intentions de notre vieille bonne ville de New Paris. Sinon, il veillait à la propreté des escaliers et des paliers. Et quand il avait vraiment plus rien à faire, il jardinait.

Je mangeais donc des légumes. Ce type me trouvait sympathique et même intelligent, ce qui donne une idée de sa propre intelligence et du degré de sympathie que je lui retournais pour ne pas le remercier. J’aime pas les légumes.

J’étais un sélectif à l’époque. Je m’emmerdais pas à tout comprendre. Notamment, le malheur des autres n’avait d’intérêt pour moi que si j’y trouvais des explications me concernant. Mais je perdais rarement mon temps avec ces cons. Alors j’expliquais autrement. Ou j’expliquais rien.

Je passais pas mal de temps chez Bernie qui avait eu la chance d’hériter d’assez de pognon pour reprendre une licence IV avec terrasse dehors. Il avait aussi des chiottes, mais on s’en servait pour échanger des sécrétions ou des substances. On téléphonait pas dans la cabine. On arrachait des pages pour pas perdre les renseignements et on appelait dans des endroits plus discrets.

J’avais des problèmes. Pas avec Bernie qui appréciait mon combat quotidien perdu d’avance. Je pouvais plus avoir de problèmes avec lui. Il était mort.

Il était même pas mort à cause de moi. C’était sa femme qui l’avait flingué, là, devant moi. Du 12 avec fil de laiton. En plein dans le buffet et à droite du cœur. Je savais même pas s’il était mort. Il respirait quand je l’ai vu pour la dernière fois. Ensuite, on m’a expliqué pourquoi c’était moi le coupable. J’étais flic.

J’avais un intérieur avec femme et enfant. Autant dire que j’y mettais pas les pieds pour me reposer. Ils pesaient quelque chose comme deux cent trente kilos. Les deux cents, c’était mon fils. En général quand je rentrais, ils étaient assis devant la télé. Ils avaient entendu mes pas dans l’escalier. J’en avais marre de cet escalier. Mais qu’est-ce que je pouvais faire à part le monter et le descendre ? C’est drôle comme les mots peuvent changer le sens d’un escalier quand on est soupçonné d’abus sexuel et de meurtre. J’en voulais pas à l’escalier de me le rappeler tous les jours. Je me délivrais de mes péchés sur les deux seuls piliers de la famille : une femme anorexique et un gosse obèse qu’elle gavait pour pas grossir elle-même. Je participais pas.

— T’en as mis, du temps ! fit-elle sans me regarder.

Je l’avais pas mis. Ça f’sait des lunes que j’mettais plus personne. Mon fils était tellement énorme qu’on m’aurait pas cru si je m’étais accusé d’abus sexuel sur mineur appartenant à la famille du prévenu. Et j’l’aurais mise où, ma queue, dans cette femme sans trou ? Ah ! J’étais pas gâté par la société, allez !

— Le Comte s’est fait buté dans un hôtel de passe, expliquai-je en prenant place moi aussi devant l’écran monumental.

J’en rajoutais, histoire de pas trahir l’instruction.

— Et alors ? fit-elle.

— Et alors y avait deux femmes avec lui.

— C’est pas beaucoup, dit Benjamin.

— Yen avait une à poil sur le tapis et l’autre dans la piscine, complétai-je.

J’avais presque tout dit.

— Il a toujours eu des mœurs interdites, le Comte, dit ma femme.

Elle avait tout dit. Je me levais pour prendre un café dans la cuisine. On a une fenêtre derrière le buffet. On peut voir la rue en bas et les plateformes dans le ciel. Il y a aussi une façade en face, avec d’autres fenêtres et d’autres visages que le mien.

— Ça s’est bien passé, le voyage ? me demanda-t-elle enfin.

— Il pleuvait sans cesse sur Saturne, Barbara.

— T’avais ton parapluie ?

J’ai toujours mon parapluie, même quand il pleut pas. Ça m’donne des airs de distinction. Il avait pas plu sur Saturne. Il avait plu nulle part, sauf du Métal en arrivant au port d’attache. John Cicada m’avait ignoré.

— Pourquoi qu’t’es comme ça, Frank ? m’avait demandé la Sibylle.

— Je sais pas, Sibylle ! Je sais vraiment pas !

Et on avait parlé de la pluie ET du beau temps. Le voyage s’était mal passé à cause de Bernie.

— Il est pas mort ?

— Il était vivant et il me réclamait une ardoise salée.

— C’était qui qui l’avait salée ?

— J’étais le seul responsable de mes consommations. Mais passé la phase de claire volonté de s’autodétruire, la Loi dit que je suis plus responsable et que Bernie ne peut pas facturer un inconscient. On s’est disputé pour des riens, quoi. Il n’en démordait pas et je pinaillais. En fait, il craignait que je revinsse pas. Il était en droit d’imaginer qu’une fois sur la Terre, je trouverais le moyen d’y rester. J’avais bien l’intention de communiquer les conclusions de mon enquête en utilisant les Réseaux Discrets. Ce qui fit pouffer Benjamin.

— Y partira encore, confia-t-il à sa mère. Il revient pas si c’est pour rester.

Pour rester à la maison ! Mais si la chance me souriait ? Si je devenais riche ? Si j’avais plus d’excuses pour ne pas répandre le Bien ?

— Qui c’était, ces deux meufs ? dit Barbara.

— C’était la Comtesse et c’est une inconnue. En fait, cette Comtesse est aussi une inconnue. Raison pour laquelle Kol m’a confié une mission.

— J’l’ai vue pas plus tard qu’hier au SuperMarket…

Ça voulait rien dire. Le Système ignore le temps. Le Système est une construction mentale-spatiale. On peut s’y trouver à deux endroits à la fois sans que ça devienne incohérent. D’ailleurs, je m’y trouvais. Là-haut, « ils » continuaient leur recherche pour remettre la main sur BOB.

— B. O. B. 333 ? dit Benjamin.

Il a jamais pu parler la bouche vide. On comprend rien à ce qu’il dit. Il est devenu obscur en prenant du poids. Paraît qu’on l’est complètement quand on atteint la tonne. Il en est loin, mais c’est encore un gosse. L’adulte ne sera compris par personne. Comme son papa qu’a pas eu besoin de devenir obèse pour que ça arrive. On finira par se comprendre, allez !

— Où c’est qu’tu vas ? dit Barbara.

— M’appelle pas Barbara !

 

Je sortis. Je savais pas comment Sally allait me recevoir après ce qui s’était passé. Elle me servit un Russe comme si elle s’adressait à un inconnu. Valait peut-être mieux pour moi.

— Zaurez pas vu Mohammed ? Il me doit du fric.

— Ya pas d’Mohammed ici. Et s’il y met les pieds, y les zy mettra plus !

Une femme d’Intérieur, la Sally. Elle avait descendu Bernie sous mes yeux. Pour des tas de raisons qui n’étaient pas les miennes. Je voulais m’sauver, pas lui donner tort.

— Vous buvez trop, me dit-elle.

— J’rattrape le temps perdu, dis-je.

— On perd son temps qu’en taule.

— J’y étais à ta place, Sally.

Elle me regarda d’un air étrange.

— Frank ?

— Lui-même !

— T’as changé !

C’était un cri du cœur. Elle avait pas de raison de me mentir. Elle ajouta de la vodka pour se faire pardonner l’erreur sur la personne.

— Ça alors, Frank ! J’te croyais fini !

Elle voulait dire en Voyage Infini. Les gens raccourcissent et se comprennent. Elle avait pas dit : « j’te croyais en VI ». Elle était pas con à ce point. Elle était beaucoup moins con que la plupart des cons qui sirotaient ses substances légales sans se rendre compte qu’elle les dealait au prix de l’interdit. Tu l’gagnes comment, ton pognon, toi ? Tous les mois ? Minable !

— Pourquoi qu’tu veux l’voir, Mohammed ?

— Rapport à Omar Lobster.

— Ah… J’vois qu’t’es pas au courant.

J’y étais pas. Elle remplaça le lait en poudre par de la bonne crème de la campagne. Je retirais les poils pendant qu’elle m’expliquait :

— C’est devenu un mec important…

— Mohammed ? Important ? Il lit le Coran dans une traduction illustrée !

— J’parle de cet Omar Lobster. J’me souviens pas de l’avoir vu le jour du meurtre…

— Il était là, Sally ! Pourquoi qu’t’y penses à haute voix sans rien expliquer ?

— J’en sais rien. L’Inconscient. Ton Omar Lobster est monté sur l’échelle sociale. Tu sais ce qui s’passe quand on y met le pied ?

— Rien !

— Tu l’as dit ! Mais ça c’est bon pour les minables comme toi. Omar Lobster avait mis le pied parce qu’il savait qu’il avait deux pieds et qu’il savait s’en servir. Toi t’as qu’un pied et t’es pas foutu de le lever sans te casser la gueule.

— Le destin, Sally !

— Il est donc monté. J’dirais pas par qui parce que je le sais pas.

— Et… ?

Omar Lobster dirigeait un soi-disant Centre Expérimental de la Firme sur la Colocaïne. Il avait donc réussi à créer une firme et à y installer un laboratoire de recherche. Quel rapport avec ce qui m’amenait ici ?

— Yen a pas, Frank ! T’es toujours aussi dingue. Tout c’que je peux te dire, Frankie, c’est que ton ami Omar ne salue plus personne. Il roule en carrosse tiré par plusieurs milliers de chevaux. Y s’arrête plus. On sert que d’la merde ici ! Le fric, ça augmente ta capacité à distinguer le vrai du faux. Tu veux qu’je t dise, Frank ? Il a un pot d'enfer. C’est d’la merde, sa colocaïne. Et ça marche !

Ça marchait sur qui ? J’avais eu des p’tits problèmes avec cette substance mirifique qu’avait pas tenu ses promesses en ce qui me concernait. J’avais plein d’traces pour en témoigner. Mais, selon ce que disait Sally, le temps était venu de fermer sa gueule.

— Tu peux pas faire deux choses à la fois, Frank ? Si on t’a expédié ici, c’est pas pour renouer avec ton vieux copain Omar.

Elle voulait savoir, mais sans intention de comparer la copie avec l’original.

— Le Comte est mort, dis-je pour commencer.

Et j’continuais sans savoir pourquoi je racontais ça à une femme fatale. Si elle avait pas tiré sur Bernie, j’serais encore de ce Monde.

— Il est pas mort, Bernie, dit-elle négligemment, comme si ça n’avait aucune espèce d’importance.

Je le savais déjà, mais c’était pas une explication.

— On s’est raccommodé, dit-elle sur le ton de l’erreur de jeunesse.

S’il était pas mort, qu’est-ce que je foutais sur la Terre ? C’était tout un pan de mon existence qu’elle abattait. Un peu comme si je passais directement de l’erreur judiciaire à l’indemnisation. Bernie se portait comme un charme et je souffrais dans l’Abîme inventé par les hommes pour punir le malhomme. Ah ! La vache !

— Si t’étais pas aussi con, Frankie, je t’expliquerais.

— J’comprends, Sally. Je comprends ta douleur.

Je comprenais plus la mienne.

— Alors, c’est qui qu’tu veux voir en premier ?

 

La voix de Bernie, comme si j’y étais. Un Bernie qui marchait sur ses deux jambes, portant sur sa bedaine le même tablier, avec le torchon crasseux qui pend à la ceinture et le mégot qui donne du goût à son visage ingrat.

— J’sais pas quoi dire…

J’étais sincère. Ça sortait pas. Il m’embrassa comme un frère qui revient on sait pas pourquoi.

— Ça en fait, des nouvelles, Frankie !

Yen a qui fonctionne à la nouvelle, d’autres au souvenir. J’étais un savant mélange, mais avec un penchant pour l’interdit, alors ça me rendait con. J’avais cet avantage sur les autres : je savais. Et j’augmentais mon savoir parce que j’en apprenais tous les jours ou presque.

— Tu vas pas t’en aller sans boire un coup ! jubila Bernie.

On passa du Russe à la Tord-Gnole. J’avais intérêt à avoir des ailes si je devais descendre de l’Arbre avant la fermeture.

— Il a pas tout compris, fit Sally.

— Moi non plus, dit Bernie.

Mais lui, il était habitué à pas comprendre tout. Moi, j’avais pris l’habitude de rien comprendre. Même ma Hiérarchie était au courant. Sally avait pigé depuis longtemps, mais elle valait pas mieux que la plupart de celles qui se prostituent quand elles se marient.

— « Ils » en foutent partout, de la kolok. Et « on » dit rien. Yen a même dans ce pur produit de la distillation de la pomme. Un impôt, quoi !

— T’es entré chez toi, Frank ?

Elle voulait dire que si j’étais venu directement du Pas de Tir, je serais pas frais pour expliquer les choses à BB (Barbara + Benjamin). C’est-y qu’j’avais besoin d’un remontant ?

 

On bouffait du saucisson quand Mohammed est arrivé. Il était pas frais lui non plus. Bernie avait des concurrents aussi compétents que lui pour beurrer le client des deux côtés. Mohammed ne parut pas surpris de me voir. Il avait lui aussi supprimé un pan de son existence, mais en faisant exprès, ce qui n’était pas mon cas.

— J’travaille pour Omar Lobster, dit-il en tirant une langue travaillée à chaud dans un verre. Tout le Monde travaille pour ce vieil Omar !

On buvait aussi à la santé du vieux chimiste qui avait trouvé d’autres débouchés que le malheur. C’est le principe Anti Coca Cola : ya combien de malheureux sur Terre et combien de friqués ? Alors on vend la kolok à un prix exorbitant et de la merdekolok au prix de l’air qu’on respire. Exor Bitant était un concurrent du Gorille Urinant, pour ceux qui veulent savoir. Du coup, on était condamné à accepter l’idée que ce qu’on nous donnait, c’était d’la merde. Il avait bien manœuvré, Omar. Il produisait peu et vendait au prix fort. L’Idéal pour les travailleurs du repos comme moi.

— Tu l’as dit, Frank ! On est vraiment des cons !

Ça faisait moins rire Sally qui connaissait les prix de revient par expérience. Elle aurait bien aimé qu’on soit complice, tous les deux, mais j’alignais rien si c’était des chiffres.

— Frank est revenu pour élucider la mort d’une inconnue, dit-elle parce que la conversation tournait au coma.

— Et qui c’est, cette inconnue ? demanda Mohammed

Il allait jamais plus loin, Mohammed. On l’avait connu Chinois et maintenant il fricotait avec les Mongols. Encore une marche et il devenait Russe. Il allait pas plus loin que l’Oural.

— C’est compliqué… commençais-je.

— Alors c’est pas pour toi, Frank !

Je rentrai chez moi. J’avais laissé passer trop de temps. Barbara connaissait les horaires. Elle m’avait attendu tous les jours. Je montai. Benjamin ne parut pas surpris de me voir. Par contre, Barbara se mit à pleurer. J’avais pas envie de la toucher, ni de lui parler.

— J’ai été boire un p’tit coup avec les copains.

— T’as bien fait, Frank.

— C’était pas des copains.

— Tant pis pour eux, Frank.

Autant pisser en l’air. Elle avait pas l’intention de me donner des raisons. J’avais mal au bide à cause de la merdekolok que Bernie mettait dans sa gnole. Elle en avait entendu parler à la télé. Y zavaient pas dit c’qui fallait prendre pour plus avoir mal.

— N’importe quel analgésique fera l’affaire, connasse !

J’aimais pas l’bifteck non plus. J’aimais rien ces soirs-là. Mais sans haine. L’ambiance était morose. S’il y avait pas eu ce buffet devant la fenêtre, je me serais jeté dans le vide jusqu’au trottoir qui est ma lie quotidienne. Elle comprenait pas. Je la comprenais pas. Et le gosse menaçait de passer à travers le plancher si on le consolidait pas. Encore du fric ! Toujours du fric ! Et que des satisfactions ordinaires. Sans véritable enjeu. Rien qui justifie la Mort. J’allais devenir dingue si je me remettais pas au travail.

— T’as d’la soupe comme tu l’aimes, chéri !

J’aimais pas cette soupe. J’attendais le moment de le lui dire, au paroxysme de la douleur, sans haine, sans raison, sans rien pour justifier son propre malheur. Elle avait qu’à chercher en elle ce qui la distinguait du type qu’avait choisi la vie de couple pour avoir de l’avancement. Tu parles d’un gosse !

 

Le Centre Expérimental de la Firme sur la Colocaïne m’avait envoyé une convocation pour un examen de routine. Comme ancien consommateur des premières versions de la colocaïne, je constituais un terrain d’études. J’étais pas obligé, mais rien n’interdisait au CEFC d’utiliser mon dossier pour changer mes paramètres publicitaires. « Ils » vous avaient au chantage. C’était pas une convocation, mais une sommation. J’étais passablement énervé quand j’arrivai aux portes de cet athanor moderne. Comme j’avais des papiers intermédiaires, on me retint à l’entrée pour vérifier que j’étais pas un emmerdeur. J’l’étais un peu, mais je dépassais jamais les limites. Pas fou, le vieux Frank qui était plus jeune à l’époque.

— Zêtcline, conclut le gardien qui avait l’air de sortir d’une pochette surprise avec rien que des conneries dedans.

J’étais à pied. Ça pouvait surprendre que j’ai parcouru tout ce chemin sur mes pieds. J’pouvais pas être et avoir été. Le gardien me demanda si j’avais fait la guerre.

— Dé foi, yen a qui zont fé la guère et zy on mis des protèzin terdito je olimpique. Du cou, y son bien plus fors que nou. Zavé été blessé ?

— J’ai jamais fait la guerre, connard ! Laisse-moi passer au lieu de raconter des conneries avec des fautes d’orthographe.

Il s’est mis à scanner comme si je faisais mystère de mes prothèses. Les bras, il comprenait. Mais le cul ?

— On m’a jeté par une fenêtre suite à un désaccord.

— Voupayévodet ?

— T’es né con, à c’que j’vois ! Il a pas fallu t’abîmer en pleine croissance. Et t’a vécu une jeunesse heureuse ?

— Voupayépamatet !

— Je paie rien, connard ! J’ai RV avec le destin.

C’qui faut pas avouer pour calmer le zèle des fonctionnaires de niveau D ! Un autre garde me conduisit dans la salle où j’allais attendre qu’on s’intéresse à moi.

— Des fois, me dit le garde qui m’accompagnait, « ils » laissent passer l’heure et faut revenir à la Saint-Glinglin.

— J’reviens jamais deux fois !

J’étais pas seul. J’avais pas envie de sympathiser avec des gens que je reverrais jamais parce qu’on avait pas de destin à croiser. Ils mouillaient leur numéro. C’est fou c’qu’on arrive à faire avaler à l’être humain ! Dans la jungle, tu passes le premier ou le dernier selon le niveau de ta sexualité. Ici, c’est même plus le fric. C’est les numéros des premiers arrivés. « Ils » nous mettent en concurrence à la moindre situation de conflit. Et en plus ya des règles. T’es même pas soulagé parce qu’y en a un derrière toi. Tu attends ton tour. C’est un conflit d’individus réduits aux contradictions personnelles elles-mêmes déduites du paradoxe de l’attente qui se limite à un tour qui est le tien. Je cachais pas ma grogne.

— Faut vous calmer, mon vieux ! me dit un voisin qui avait un numéro plus petit que le mien.

On vint alors me chercher d’urgence. J’avais d’la chance dès l’début.

— Ça vous dérange pas si on attache le brancard ?

Ça dérangeait pas le vieux Frank qui en avait vu d’autres même s’il avait pas fait la guerre. On entra dans la lumière bleue d’une salle aseptisée. On attacha la table d’opération. J’voyais plus grand-chose à cause des phares. Qu’est-ce qu’il y avait comme Métal dans cette maison !

— Ne vous retenez pas, Frank. On vous a mis un p’tit tuyau.

Ils disaient pas où.

— Si vous sentez quelque chose, dites-le, Frank.

— En bougeant un doigt, précisa quelqu’un.

— Cela va sans dire !

Des humoristes. Des cons que les cadavres amusent à force de s’emmerder. Je pétais pour montrer que j’avais la même éducation à l’origine, mais que j’avais fait d’autres choix pour me distinguer du commun des mortels. Je sentais qu’on m’allégeait. En temps de guerre, « ils » démolissent les statues pour en faire des canons. Je tenais à mon Métal, sauf si c’était pour une bonne cause toujours.

— Vous inquiétez pas, Frank ! On est dans l’organique, nous.

— Avec du sang et de la chair qui pue ?

— Vous zavez plus besoin de ce pacemaker, Frank.

J’avais oublié ce détail de mon anatomie. J’en ai tellement, des détails, que mon histoire n’a pas besoin d’être écrite.

— On va extraire aussi un fragment de votre foie des fois que ça soit cancéreux.

— Ensuite, vous irez là où on vous a demandé d’aller.

— J’irai !

Mais j’suis jamais arrivé. J’étais dans l’ascenseur quand Omar Lobster est apparu au bout du couloir. Il courait pour nous rejoindre. Il n’avait rien perdu de cette souplesse animale qui nous avait réunis en des temps de combats aveugles contre un ennemi non identifié. La porte coulissa derrière lui.

— Vous saignez vachement, me dit-il.

— Il s’est mordu la langue, dit la voix qui m’avait rien expliqué pour le pacemaker et le foie.

Omar Lobster jeta un œil distrait sur la fiche qui pendait à mon cou.

— J’ai connu un Frank Chercos jadis, dit-il comme s’il ne s’adressait pas à moi.

Les autres attendaient une conclusion. Omar Lobster semblait plongé dans ce passé qu’il avait qualifié de lointain. Dans leurs esprits, j’étais même pas concerné. Ils avaient besoin de boire les paroles de leur Maître. J’en conçus une haine pour la Science qui interférait depuis toujours avec ma curiosité naturelle pour les phénomènes inexplicables.

— Attachez-lui la langue, dit Omar Lobster qui jaillit de la cage qui continua de monter sans que j’aie pu en placer une.

En fait, ils attachaient tout. Et on arrivait bien ficelé dans la salle où avaient lieu les exécutions.

 

Septième épisode

MOURIR ET ¡ BASTA !

Un type m’expliquait que c’était un simulacre. J’étais confortablement installé derrière une vitre sans tain avec le gratin de la Justice et du Social. Je comprenais pas pourquoi ils tenaient à m’entraver puisque le type qui était sur la table n’était pas moi. Il attendait, jouant le frisson et l’humidité. C’était une belle imitation de Frank Chercos, avec une moustache en plus. Le type qui m’accompagnait m’expliqua que ces mannequins n’étaient pas parfaits, mais que jusque-là, la Presse n’y avait vu que du feu. Du moins le Cercle Extérieur qui était composé de journalistes prêts à tout pour se faire passer pour des écrivains. En ce moment, je passais à la télé. Toutefois, on coupait dix secondes avant l’installation des aiguilles d’injection.

— Une fois que ce sera fait, me dit le type, vous serez expédié ad infinito. C’est un long voyage, je sais.

Il savait rien. Il restait ad omsuitum pendant que le vrai Frank Chercos pourrirait lentement dans un espace dont il ne connaissait que la littérature. Ah ! J’en avais lu de ces histoires infinies ! J’les conseillais même à mon gosse.

— Que va-t-il leur arriver ?

— Rien, à part la honte d’avoir fréquenté un criminel, me dit le type qui s’impatientait alors que l’heure fatale avait été fixée par jugement.

— Je m’sens coupable, du coup.

— Vous avez pas choisi. J’ai pas choisi moi non plus. Vous connaissez John Cicada ?

— De répute. Qui l’connaît pas ?

— Vous aurez l’honneur de voyager sous son commandement.

— Il s’en va ad infinito lui aussi !

— Non. Il revient. Il revient toujours.

— Il revient d’où !

— De la Station Intermédiaire de Saturne.

Il y avait bien une Station Intermédiaire. Et c’était ça, le boulot de John Cicada. Moi qui l’prenais pour un héros ! Comme tout le Monde d’ailleurs, sauf ceux qui étaient au courant. En vous condamnant, « ils » vous mettaient au courant des petits détails de votre erreur fatale. Mais c’était pas moi qu’on expédiait ad patres. Je pouvais en concevoir de la joie.

— J’ai d’la chance, dis-je en sourdine.

J’avais aucune envie de confier mes sentiments à ces gens dont la plupart étaient venus dans un esprit de vengeance. Les autres me jetaient des regards complices. Je les connaissais pas. Un type en blouse blanche entra dans la salle des exécutions.

— Encore un bon quart d’heure, me dit le type qui m’accompagnait.

C’était poignant comme atmosphère. Pas un nom, à part le mien, et un nombre croissant de témoins qui prenaient place d’un côté ou de l’autre.

— Où sont-ils ? demandai-je parce que l’angoisse commençait à faire des petits.

— Zont pas souhaité assister à votre exécution. Vous reconnaissez pas un cousin, un proche, un voisin ?

— Merde ! J’reconnais personne !

C’était comme si j’étais seul ou oublié. « Ils » avaient préparé le terrain. Le jugement ne parlait pas de solitude ni d’oubli. J’crois même qu’il y avait pas eu de procès. Pourquoi j’acceptais ça ?

— Vous êtes conditionné, Frank. Vous avez subi une longue préparation. Désormais, vous saurez distinguer le faux héros de l’homme social. Vous verrez. C’est passionnant !

Qu’est-ce qu’il savait de la passion, ce bourreau en herbe ? Quelqu’un signala avec le pouce que la connexion était coupée. On pouvait commencer. Le type en blouse blanche tapota l’épaule de Frank Chercos qui eut un spasme douloureux. Il n’avait pas crié, mais la torsion de son visage indiquait qu’il était au bord de l’accident cérébral. Le type installa les aiguilles. On lui passa la première seringue et il attendit, le pouce sur le piston, surveillant le compte à rebours.

— « Ils » peuvent pas nous ôter la vie comme ça ! criai-je en me redressant.

Mais j’allais pas plus loin que les chaînes.

— Calmez-vous, Frank ! C’est qu’un mauvais moment à passer. Vous irez droit au Paradis. Ad paradiso ! L’enfer, c’est pour nous !

— C’est pas un simulacre ! gueulai-je dans le masque. Ce type est Frank Chercos. Ça ne peut être que lui !

Ah ! J’étais agité. Et pas que du bocal. On aurait dit que je rejoignais ce corps qui acceptait la mort parce qu’il était programmé pour ça. C’était peut-être toujours le même type, avec une moustache différente.

— Frank ! C’est un mannequin bourré d’électronique. On vous l’aurait dit si c’était vous.

Je voulais pas voir ça. Ya rien de plus humiliant que d’assister à sa propre mort. Je l’savais pour l’avoir lu. J’avais cette culture de l’uchronie. J’étais pas différent, seulement distingué, et j’savais plus rien de cette distinction qui m’avait servi de prétexte pour survivre. Ils resserrèrent les liens. J’étais derrière le masque. Peut-être seul à entendre mes cris.

 

Puis je me sentis bien. J’avais une bouffée de joie, chaude et tournoyante. Je savais que ça durait pas plus d’une minute. Ensuite, personne ne savait ce qui se passait.

— On s’en fout de ce qui se passe après ! C’est un simulacre, Frank ! C’est un mannequin. On l’appelle Factothomme pour rigoler. Ça vous fait pas marrer, Frank ? Vous êtes bien le seul.

D’abord la solitude. Le sentiment que plus rien n’incitera leur curiosité à s’intéresser à votre cas. Vous aurez beau vous agiter dans vos liens, ça ne concernera plus personne. Vous n’avez plus rien à donner pour séduire. Et aucun moyen d’arracher quelque chose à quelqu’un.

J’arrivais pas à m’convaincre. Ils injectaient la conviction, mais il fallait accepter l’idée que personne n’y verrait un signe de refus. Je voulais voir ce que je valais sans masque.

— C’est l’règlement, Frank. Allez-y, DOC !

DOC y allait. Il savait que c’était un jeu destiné à assouvir les instincts primaires de la Population. J’en avais bien fait partie, moi, de la Population. Et j’avais jamais éprouvé autre chose que la sédation ordinaire administrée par la télé. On passe sa vie entre la colère et le silence. Entre le spectacle de la Mort de l’Homme et celui de la Joie élevée à la hauteur du Bonheur.

La table d’injection parcourait cette distance. J’avais dormi une heure, tout au plus. On me montra le mannequin désarticulé. Un type confectionnait une autre moustache pour l’exécution suivante.

— Alors, Frank ? Qui avait raison ? Papa DOC ou Frankie le Bêta ?

Il fallait faire vite. Les substances m’avaient rendu sensible au moindre changement spatial. DOC vérifiait l’état de mes prothèses. J’étais pas très avancé de ce côté de ma personnalité. J’avais même accumulé un certain retard. Il y avait si longtemps que j’étais un citoyen ordinaire après avoir été un acteur de la Réalité qui m’avait détruit définitivement. Depuis, j’avais vécu l’enfer des Invalides Reconstitués.

— Frank ? Vous savez pourquoi on vous a condamné ?

— Non. Je sais pas non plus pourquoi j’ai pas été exécuté.

Le visage de DOC était couvert d’une fine humidité. Il portait des lunettes à monture d’acier reliées directement, je veux dire sans interface, à son cerveau de savant conditionné par la recherche.

— Vous avez tué, Frank.

— J’ai pas tué et vous le savez bien.

— Vous avez tué et vous ne le savez pas.

— Si je le sais pas, c’est dans un manicomio que je dois finir mes jours. Pas dans l’espace.

Doc paraissait déçu par mes réponses. Il alluma une cigarette et me proposa une taffe. Y savait même pas que j’avais arrêté de fumer.

— Frank ? Vous avez raison pour l’exécution. On vous a épargné cette souffrance par Système. Inutile d’en demander plus. Le Peuple est resté indomptable sur certaines questions. Alors on a conçu le Sous-Système des Simulacres. Vous en avez bénéficié, Frank. Acceptez-vous cette idée ?

Y disait pas ce qui m’arriverait si je mentais. Supposons que ce Système est capable de dénoncer mes mensonges. Il bipe aussitôt.

— Vous partirez pas sans cette conviction, Frank.

— Injectez de la conviction, DOC. Je suis prêt !

DOC était vraiment déçu par la vanité de mes efforts. Il se passait en moi quelque chose qu’il n’expliquait pas. Il appliqua le Gilet Programmateur. Rien. J’y arrivais pas. Ou alors j’étais pas seul dans ce corps. Ce qui expliquait les imperfections de ma solitude.

— Il est beugué, dit DOC à des types qui s’approchaient chaque fois que je les réduisais au silence et qui reculaient quand j’avais plus rien à dire, pensant sans doute à ce moment-là que j’étais sur le point de me convaincre.

J’oscillais. Sans un minimum de Solitude, j’étais pas prêt pour l’Oubli. « Ils » pouvaient encore tenter la Douleur. Je leur opposerais la Peur comme antidote.

— C’est pas un combat, Frank !

— J’avais un Destin qui consistait à pas me faire trop chier et vous l’avez changé pour cette merde de Voyage !

— Il est pas heureux de Voyager, le p’tit Frank à sa maman ?

— J’ai jamais voyagé ! J’suis un sédentaire. Je travaille par habitude et je m’amuse pas si on s’amuse plus que moi !

Le mannequin se réveilla. Il empoigna ma gorge et me planta son regard dans les yeux.

— J’ai pas qu’ça à faire, mon vieux ! grogna-t-il.

Il était en pleine concentration pour la prochaine exécution. Ça me faisait un drôle d’effet de parler à un étranger qui avait joué mon rôle jusqu’au bout. Je lui expliquais rapidement que j’avais toujours été un emmerdeur de tourner en rond. Mais ses yeux indiquaient que c’était pas le genre de truc qu’il comprenait le mieux.

— J’en ai marre de ta mauvaise influence ! gueula-t-il.

— Nonmétékitoa !

Qu’est-ce que je devais faire déjà ? Mourir et ¡basta ! ? Si j’avais pas tout compris, c’était-y pas plus simple de m’expliquer ?

— Ça fait une heure qu’on t’explique, connard !

— Arrachez-lui les couilles si vous voulez, Manni ! Mais pas la tête !

DOC était inquiet. Il parlait d’une première fois, mais j’arrivais pas à comprendre si c’était la première fois qu’il exécutait un innocent ou la première fois qu’un innocent comprenait pas l’Enjeu. Manni grinçait comme un automate d’antan.

— J’y arracherais pas les cojones non plus, DOC ! Le problème, c’est l’influence qu’il exerce sur moi. Ça m’est jamais arrivé. D’habitude, le condamné est heureux de s’en être sorti. Il en a rien à foutre du Simulacre. Il a eu la Peur de sa vie et il en est pas mort. Une crise d’angor, à tout péter. Ça se soigne, merde ! Mais ce…

— …zombie, fit DOC qui jetait l’éponge.

Il se grattait le cul d’un air pensif.

— Y aurait une soluce, dit-il comme s’il y en avait pas.

Manni s’impatientait sur une cigarette.

— Si ya pas d’soluce, DOC, je perds mon boulot. Dire que j’l’ai accepté par pur patriotisme ! Le Living Theater m’avait fait une proposition. On est con d’être patriote des fois ! J’vais leur téléphoner si je trouve le courage. Je leur explique comment que j’ai pas répondu à leur proposition, hein, Frankie la Crevure !

Il m’en voulait à mort, le Manni. Il considéra mes couilles mises à nu par DOC qu’avait pas envie d’avoir des emmerdes avec la Hiérarchie des fois que Manni arracherait une tête prévue pour autre chose. C’était des choses qu’il avait pas idée. Voilà pourquoi il les expliquait pas. Par contre, il avait peut-être une soluce.

 

On se rendit tous les trois chez Bernie. Il vivait. Donc je l’avais pas tué. Il parut heureux de me voir en si bonne compagnie. Manni donna le ton avant qu’on se fît des illusions :

— Ce connard veut pas accepter l’idée qu’il est pas mort ! gueula-t-il si fort que Sally s’oublia.

On était dans l’antre de Gor Ur. Bernie serpillia sous les jupes avant qu’on y prenne goût.

— Buvez, les mecs ! C’est gratos. Mézydézoliv’sali.

Bernie me tapota la joue. Il agissait quelquefois comme un père.

— De quoi tu t’plains Frankie ? T’auras pas à faire la guerre ! C’est-y qu’il veut la faire, le p’tit Frankitounet qu’était pas plus haut qu’ça quand j’l’ai sauvé de la noyade ?

— Ça va, Bernie ! Y s’intéressent pas à l’enfant. Y zont pas l’temps. Y m’ont foutu la dose, Bernie. Complique pas !

— Jérévé ! fit Manni qui faisait semblant de se calmer.

Il consulta sa montre. Il avait encore une demi-heure devant lui. Il arracha sa moustache. Il en aurait peut-être plus besoin. Il avait plein d’moustaches dans sa poche. Et il savait exactement qui était qui. Il s’était jamais trompé d’moustaches.

— Tu m’crois, Bernie ? dit-il en acceptant un autre verre.

Ylavédézolivdanlamin/épadedan.

Bernie croyait à tout c’qui le mettait à l’abri des emmerdements importés par les autres. Il montra comment on mange une olive sans les dents. Ses doigts dépiautèrent la malheureuse et le noyau tomba dans un crachoir. Il ouvrit la bouche et déposa la chair sur sa langue bleue. Manni pouvait pas apprendre ça en moins d’une demi-heure.

— À moins qu’j’y vais pas, dit-il tristement.

— Faut y aller ! dit DOC qui savait pas picoler sans raconter des conneries et finir par chialer parce que son existence n’a plus de sens.

On est tous comme ça, des pazêtréavoirétés. Mais on fond pas en larmes à la première occasion. Manni aussi avait envie de chialer. Il avait le hoquet.

— C’est à cause de l’aérophagie, dit-il. De pas avoir de dents, j’avale trop d’air.

— C’est mieux qu’les acidités, allez ! fit DOC en s’arrachant un poil de sourcil.

— Zêtes venus pour pour Frankie, les mecs ! rappela Bernie qui ne perdait jamais à ce jeu.

J’étais même pas désolé. J’avais envie de rien. J’pouvais rentrer dans cet état.

— Mais il n’est pas question que vous rentriez ! s’écria DOC.

— Il a rien compris, fit Manni. Arrêtez le simulacre.

— La peine ad patres est abolie, collègue !

— Qu’est-ce qu’ils racontent comme conneries quand y zonpa zassé bu, dit Sally qui sacrifia une autre bouteille sur l’Autel de la Soif.

DOC resserra mes liens. Maintenant, j’étais attaché à lui. Il avait pas assez bu. Il avait l’air paf, mais en réalité il savait reconnaître un coupable d’un innocent. Manni ne lui contestait pas cet honneur insigne.

— Je vous conseille de retourner à votre poste, Manni, dit DOC qui se leva pour un dernier toast.

On leva nos verres à l’Homme et à ses Femmes.

— Que l’Homme lève son verre et que la Femme lève la jambe, dit DOC qui s’y connaissait vachement en relations sexuelles.

Depuis que l’Islam avait accepté le Messie qui du coup avait grimpé de simple prophète à Fils d’Allah, rien n’avait changé. Le verre demeurait le symbole de l’Homme et la jambe condamnait les femmes à cette idée somme toute assez banale que l’égalité est signe de déclin.

— Moi, déclara DOC, j’bats pas ma femme parce que j’en ai pas.

— T’accumules, ouais !

— Qu’est-ce qu’elle va morfler !

Manni y lavait pas d’femmes parce qu’il en avait pas besoin. Sally le lorgnait.

— Mé, dit Bernie, j’suis sadomachiste.

— C’est une révélation ! fit Sally.

Elle avait un beau sourire qui m’déplaisait pas. Paraît que j’lui dois ma première pâmoison. On s’en souvient ni l’un ni l’autre. Bernie s’en souvenait, mais il avait raté les photos. C’était surexposé. On voyait une forme dans le gris, un peu comme si on avait fait ça dans le brouillard.

— Y avait pas d’brouillard dans la cité Jean-Jaurès, dit Sally.

— Y avait un mauvais photographe !

— C’était l’appareil de Frankie et j’savais pas m’en servir.

Manni tapota encore le cadran de sa montre.

— Y peuvent pas mourir sans moi, dit-il en se penchant vers DOC qui penchait de l’autre côté.

— Et y peuvent pas revivre si papa DOC se trompe de seringue ! dit DOC qui semblait décidé à revenir à de meilleures intentions.

Je l’suivais. Bernie distribua ses bises mouillées sur le trottoir. Sally avait des seins en or. Textuellement.

 

On revint par une porte dérobée. Un con attendait qu’on l’exécute. Il regardait le chiotte en acier blindé. Ah ! J’aurais bien pris une photo, moi ! Mais j’étais lié à DOC et le condamné comprenait pas ce que ça voulait dire. Ils vous préviennent pas. Ça passe bien à la télé, l’angoisse de la mort.

— C’est l’heure, Popol, dit DOC en passant.

Popol il était pas fier. Il arrêtait pas d’changer d’couleur. J’avais pas vécu ça, moi, m’expliquait DOC. Pourtant, je m’en souvenais comme si j’étais Popol.

— Retenez-le ! dit Manni. Il va encore nous échapper.

Il parlait pas de la vigilance. L’œil était vissé sur le condamné. Et le temps lui faisait mal au cul. C’était pas avec ça qu’ils jouaient.

— On joue pas, dit Manni tranquillement. On fait not’boulot.

La belle excuse ! Il avait pas fait son boulot, Frank ?

— C’est pas la bonne moustache ! J’ai dû l’oublier chez Bernie.

Toujours des excuses. Et des morts à la pelle. Popol comprenait pas tout et s’inquiétait pour sa souffrance qu’il avait toujours eue un peu fragile. Il disait rien Popol. Il savait que s’il ouvrait sa gueule, ce serait uniquement pour s’adresser à la mort. Elle avait réponse à tout et Popol le savait, non pas par expérience, mais parce que les fictions le disaient clairement. Ya bien un peu de Réalité dans la fiction, non ?

— On s’en fout, dit DOC.

Il allait instruire Popol qui n’en reviendrait pas.

— Qui c’est qu’il a tué ? demandai-je.

— Personne, dit Manni. Mais on s’en charge.

Toujours ces confusions imposées par des similitudes sonores. Je captais une autre Réalité parce que ma mort était un simulacre. Qu’en pensait DOC ?

— C’est pas con, dit-il en taillant une moustache à Popol qui répétait sans cesse qu’il avait pas de moustache dans la Vie Réelle.

J’étais pas loin de l’obtenir, mon Visa Ad Infinito. Vai !

Popol il avait qu’un souci : il était où, le mensonge, dans cette mise en scène de sa trouille ? Il me regardait plus. Je l’intéressais plus en tant que Survivant. Et j’avais pas non plus l’impression de revivre ce que je venais à peine de vivre. On était des étrangers l’un pour l’autre. Les Fictions en parlaient. Ces épisodes me revenaient. C’était bon, bon signe, disait DOC qui avait décidé de jouer la patience avec moi. Popol poussa un dernier cri et Manni se colla une moustache. On était dans la Procédure. Je fermais les yeux.

— Si zêtes pas à lèze, vous disposez d’un masque à oxygène.

Une voix me réveillait. Un corps me caressait.

— Non, non ! Ya pas erreur sur la personne. Vou zêtes bien Fank Checos.

Une jolie Chinoise de douze ans d’âge fit sauter mon bouchon. Je jetais un œil par le hublot. On était bien avancé : y avait plus rien à voir.

— Céletounoi, dit la Chinoise.

Elle croyait tout expliquer, mais le vieux Frank avait encore des racines.

— Vounalétépadelézisté ! me reprochait-elle en épongeant mon corps.

On voyageait nu à l’époque. C’était l’humiliation ou le cahot humide avec des bactéries.

— Intédidebandé !

J’en avais vraiment pas envie. La nouveauté, c’était la liberté de mouvement. Plus de chaînes, plus de propositions hâtives, plus de sujets délicats. Elle me dicta le règlement. J’écrivais comme si j’avais toujours fait ça. Et elle secouait sa charmante tête pour me féliciter.

— Tuatoucompi ?

Peut-être pas tout. J’allais à l’essentiel. En levant un peu la tête, je voyais qu’on était plusieurs. Je voyais même Popol qui se rongeait les ongles. Une Mongole l’aidait à écrire. Il avait pas choisi de continuer dans l’original. Il aimait peut-être plus cette idée de changement. J’en avais eu l’idée moi aussi, mais une intuition m’avait conseillé de me situer le plus près possible de l’original que j’avais été et que j’avais des chances de rester. Ça m’encourageait un peu, cette petite révolte secrète.

— Jevouzédidepabandé !

— Demande-moi le contraire et j’obéis, connasse !

John Cicada interrompit le viol. Sa puissante main gantée retira ma queue du petit cucul. Il la fit valser dans l’allée où elle demeura prostrée, jambes écartées dans la jupette. Ses petites lèvres tremblaient. J’avais pas été loin.

— Et vous n’irez pas plus loin, Frank, dit John Cicada en me soulevant au-dessus de la moquette.

Il m’emmenait où ? J’entrai dans une combinaison, mais il me lâcha pas. Sa poigne de paysan m’entraînait dans un autre Monde. On entra dans sa cabine.

— Tu recommences et j’te troue ! gueula-t-il à proximité de mon visage qui portait encore les traces du masque.

Il me montra le troueur relié à son cerveau.

— T’es vraiment un con, Frank !

Il me brancha. Ça allait vite. Puis le temps se fixa sur une image en deux dimensions qui représentait la courbe de ma chance. Fallait pas être sorcier pour comprendre que j’avais vite atteint mes limites dans cette discipline.

— T’es un nada, Frank, continua-t-il parce qu’il avait l’avantage du terrain.

— Vieux con ! La chance, ça s’improvise pas !

J’avais au moins compris ça. Il recula dans le fauteuil qui se tenait derrière lui. J’avais pas l’intention de renoncer à ma culture.

— C’est pas c’qu’on t’demande, connard.

— J’vais pas péter les plombs pour te faire plaisir, vicieux !

On avait rien à se dire, mais on dialoguait. Ça pouvait pas se terminer autrement :

— Je te nomme technicien de surface, décréta John Cicada qui avait été le héros de ma jeunesse oxydée.

Je me mis à saigner de la gueule parce que je me mordais la langue.

— Tu connais l’métier, Frank : tu pisses dans un seau et tu répands avec la serpillière. Gor Ur sera fier de toi, mon petit.

Est-ce que j’étais fier de moi ? J’pouvais pas la rentrer, ma colère, il savait que je devenais dangereux. Il aimait cette idée de me contenir à la limite de sa volonté. Je reconnaissais tous ces détails.

— Il est où le seau ? grognai-je.

— À tes pieds, connard. Le balai, tu l’as dans l’cul.

 

Je commençais par la salle des Médailles que la Chine reproduisait à l’infini pour menacer d’occuper l’Abîme avec des moyens temporels. Une offense à l’occidentalisation du Monde qui arrivait pourtant à son terme. Je briquais avec une passion contenue. De temps en temps, un cucul me proposait des jeux de hasard et je jouais jusqu’à l’angor. John Cicada me guettait. Il était où Popol ?

— Jémalocucu !

Il défonçait lui aussi. On avait rien d’autre à faire. Je perdais pas de temps avec l’Urine. J’en gagnais pas non plus à éjaculer.

— T’as déjà vu NP la nuit ? me demandait Popol quand il avait épuisé son imagination.

— Tu parles, Charles ! J’ai vu qu’ça !

La nostalgie et le mal du pays. Des salades peut-être, mais c’était douloureux. Popol y perdait en crédibilité. Il était passé de la Fiction au Mythe sans s’en rendre compte. Il filait vite ! J’allais pas le détromper. Il avait l’air parfaitement heureux et j’avais besoin de ce bonheur. Y avait pas d’bonheur chez les filles. C’est comme ça qu’on devient pédé.

— Ah ! La nuit ! disait Popol en calculant la véritable trajectoire. J’en ai connu des inconnues !

Ce qui me ramenait à ma fragile raison d’être. Kol serait pas content que j’avais failli à ma mission. Ah ! Et pi merde ! On se change pas. Je sais pas c’qui m’retient de tout envoyer balader, mais je suis retenu et j’y peux rien. J’ai l’impression d’être un aveugle dans un champ de mines. C’est déjà pas facile quand t’es pas technicien. Je pouvais déclencher le mécanisme de la fatalité à tout moment. J’imaginais même pas les dégâts sur la personnalité.

— C’est la vie, dit Popol. Ya les kons et les pakons. Et rien entre ni autour. C’est fou ce que c’est clair.

Il voyait. Sans les mines. Juste un champ. Avec des vaches dessus si c’était ce qui le faisait rêver le mieux. Et il secouait pas la tête pour se réveiller.

— Qu’est-ce que ça chlingue ! se plaignait-il. Elles ont l’âge du pipi. Encore une erreur que le vieux Frankie et le baraqué Popol vont mettre à profit pour monter une affaire tout c’qu’il y a de plus rentable.

C’est vrai qu’il était baraqué, Popol. Les filles lui montaient dessus comme sur un arbre. Il avait une cime feuillue à la place de la tête. Il avait toutou blié de l’injustice et de l’angoisse, alors il se sentait plus seul et il était sensible aux odeurs. Le vieux Frankie pouvait pas en dire autant. Mais Popol constatait avec amertume que j’étais bien baraqué aussi si c’était d’la queue qu’on parlait. Ça l’faisait pas vraiment marrer. À éviter pour pas gâcher le bonheur.

— La nuit, on n’en verra peut-être plus, Frankie.

— Pas des comme on a connu à NP, Popol !

— Tu trouves pas que ça chlingue ?

Ça chlinguait. Je chlinguais. T’as un meilleur mot pour traduire l’impression ? Non. Alors laisse chlinguer si ça chlingue.

 

Mais pour pas mentir, j’avais pas d’projet. J’étais dans le laisser-aller. J’avais trop vécu. Il arrive un moment où tu peux plus tout raconter. Tu te fixes aux détails. Comme si t’avais fait la guerre et que tu t’en étais sorti. Moi j’appelle ça « les lieux du rongeur ». Cette petite bête fait pas mal parce que t’es anesthésié. Le problème, c’est la fréquentation. Pourquoi je suis-je là ? « Parce que j’ai rien d’autre à ronger ! » dit la petite bête qui n’a pas d’humour. Seul. Et pas encore oublié. Si t’as pas compris ça, t’as rien compris, ô Lecteur.

On arriva sur Saturne. Pour moi, c’était un retour. Comme John Cicada n’avait pas pris une ride, je supposais que le temps n’avait pas été aussi long que j’avais imaginé. Popol s’émerveilla au premier coup d’œil. La Cité Intermédiaire avait de quoi.

— Tain ! Du jamais vu ! Du à prendre sans rien laisser !

Mais je le prévins, des fois qu’il se mette malade quand on lui apprendrait qu’il était destiné à l’Infini Perpète :

— Ça durera pas, Popol. En fait, tu sais rien et ils t’apprennent au dernier moment. Si t’angoisses pas après ça, c’est que le Simulacre d’Éxécution était plutôt une Éxécution du Simulacre. Un antiroman.

Il reconnaissait, perdant toute trace de bonheur :

— C’est trop compliqué pour moi.

Et mon bonheur, direz-vous, maintenant que t’as effacé celui de ton compagnon de voyage ? J’m’en fichais, de mon bonheur. Je l’concevais comme une perte de temps. Si tout devait recommencer, je voulais en savoir plus. DOC avait été clair sur le sujet dans son Rapport d’Éxécution : le sujet a conscience de ne pas être mort, mais il refuse de se croire vivant.

John Cicada vint nous saluer.

— T’as plus besoin d’ça, Frank !

Il récupéra mes instruments de torture. Ah ! Yen a qui vont pas me regretter à bord ! John Cicada s’intéressait plus particulièrement à Popol. Il caressait la bosse par pure superstition et Popol acceptait le geste comme s’il était loin de penser à l’humiliation que ça m’aurait inspiré si j’avais été bossu. Sur la piste d’envol, les Revenants attendaient. Ils allaient hanter la Terre comme j’avais peut-être su le faire. Mais ça arrivait combien de fois après le Simulacre Définitif ? Ils étaient peut-être pas tous condamnés. La preuve, la Sibylle faisait partie du voyage. Popol admira le Métal de son regard.

— Tulaconé ?

Si j’la connaissais ! Plus le temps passait, plus elle lui donnait tort. T’imagines pas à quel point je la connais. C’est MA création, Popol ! Tiens, j’suis pas radin. J’te la présente. Popol, la Sibylle. Sibylle, Popol.

— Maintenant que vous vous connaissez, j’vais m’désaltérer.

— On n’y voit pas d’inconvénient, dit Popol qui se faisait une idée fausse de la Sibylle et de ses talents.

Au buffet, je commandais un Chinois. C’est un Russe, mais avec moins de crème. C’est bon aussi. La serveuse me demanda si j’étais un Con Damné ou un Con Toukour.

— Si tu veux savoir qui je suis, ma belle, donne-moi un verre de la taille de ton cul et j’te montre de quoi il est capable, le Frankie Érectile.

— Oh ! Merde ! C’est pas vrai ! Vous êtes Frank Chercos ?

— J’signe pas d’autographe avec autre chose.

J’avais besoin d’un encrier à ma taille, pas d’un verre à la taille de tout le monde. Elle se gratta les seins.

— Ya Roger Russel qui vous demande, M’sieur. Il est dans le salon des Empereurs du Monde Libre.

Comme si Yahvé un Monde qui l’était pas, libre de droits. J’étais déçu par l’impression que je lui laissais, à cette mal baisée. Frank Chercos = Grosse queue. Et le cerveau ? J’en avais un, non ?

Rog Russel m’attendait. Et ô merveille, Cecilia aussi. Elle était impatiente parce que la date du mariage avait été fixée. Il était où, le Muescas ?

— En mission secrète, dit Rog.

Cecilia frémit. Elle me jeta un regard désespéré.

— En secret, j’veux bien, dis-je. Mais en mission !

Rog n’avait jamais apprécié le sarcasme chez les subalternes zélés. C’était quoi, ces yeux effrayés de Cecilia qui donnait plus un seul signe d’impatience. Ah ! faut pas se fier aux premières impressions. Moi, quand je suis entré dans la salle d’exécution, j’ai cru mourir d’une attaque à c’que j’ai de plus fragile : le cerveau. Au lieu de ça, j’suis devenu encore plus fragile de la vessie depuis ce Simulacre qui a dû toucher d’autres organes sans que ça se voie tout de suite.

— Vous avez apprécié la finesse de nos opérations internes, dit Rog qui avait l’air de s’adresser à moi.

Dans ce cas, je saisissais pas non plus la finesse du propos. De quelles opérations internes il parlait, ce grand connaisseur d’annulation ? Le mystère, d’accord. Mais l’obscurité ?

— Vous allez retourner sur Terre, Frank. La Sibylle vous accompagnera.

— C’est que j’en ai un peu marre de mourir, patron !

— Vous ne mourrez pas cette fois. À moins que vous vous fassiez descendre par l’ennemi. La Sibylle ne sera pas toujours là pour vous protéger. Vous savez vous servir du poison ?

Il me confia la capsule de viagra.

— C’est un poison ? dis-je quitte à paraître idiot.

— Pour Muescas, oui, dit durement Cecilia.

Elle me saisit le coude avec la fermeté d’une femme en couche.

— C’est pas qu’je veuille comprendre, patron… Vous m’connaissez : jamais d’questions en dehors du service. Juste le p’tit verre de l’amitié : et pas un verre en service. Je suis ferme quand je travaille !

J’suis pas bon comédien, mais Cecilia n’avait pas besoin de me connaître à fond pour m’apprécier. J’agitais mon cigare éteint.

— Pourquoi l’poison ? demandai-je enfin.

— Parce qu’il faut qu’ça ait l’air naturel, dit Cecilia.

Et pourquoi qu’y fallait qu’ça ait l’air naturel ? Parce que Frank Chercos n’avait pas besoin de le savoir. Je la reconnaissais plus. J’l’avais imaginée en nymphe nue, jamais en instigatrice d’un meurtre prémédité, ni surtout avec Frankie dans le lit de Muescas.

— Ce n’est pas ce qu’on vous demande, Frank !

— J’cherchais pas non plus à vous surprendre, patron.

— Vous ne me surprenez pas, Frank.

Cecilia s’amusait-elle de mon embarras ? Elle me confia les pilules bleues. J’m’étais jamais servi de ce genre d’incitation.

— Vous en prendrez aussi, Frank. Pour que ça ait l’air plus naturel.

Je voyais pas la mise en scène. Qui c’est qui jouait ?

— Amanda Bradley vous expliquera.

 

J’aimais pas la moto, mais c’est le moyen de transport que la Sibylle avait choisi. Elle conduisait l’engin avec imprudence et irrespect sous prétexte que nous n’avions plus le temps de tergiverser à propos de mon visa. Les Autorités Terriennes n’avaient cette fois vu aucun inconvénient à ma libre circulation. Il n’était même plus question de se rendre à la Justice ni surtout d’accepter ses raisonnements récurrents. John Cicada nous avait quittés sur le Pas de Tir en nous souhaitant bonne chance.

On allait en avoir besoin. John Cicada s’éloigna sans se retourner, les mains dans les poches comme si rien ne s’était encore passé et qu’il se doutait que ce qui allait se passer, en changeant le destin de la Sibylle, modifierait aussi ses propres constantes. Après tout, il avait agi en despote en condamnant à l’errance le fils que j’avais eu avec la Sibylle et en expédiant ad infinito une fille qui était peut-être la mienne. Je courais pas après, c’est vrai, mais il arriverait forcément quelque chose qui donnerait un sens final à cette configuration pour le moins compliquée.

La Sibylle et moi on n’a pas pris le temps de se reposer de la fatigue du voyage. Une moto nous attendait dans le parking privé des agents du Gouvernement. Elle était en possession de tous les justificatifs. Je craignais une autre aventure dans le désert. On s’était déjà quitté dans ces lieux sans limites. Et on ne s’était retrouvé que pour constater que les choses empiraient.

Nous quittâmes la ville vers le soir alors que les gens regagnaient leurs nids après une journée travaillée au profit du Capital. On suivit les banlieusards pendant une bonne heure, puis la route entra dans une nuit sans étoiles. Le ronronnement du bicylindre traversait une zone d’ombre où se projetaient des arbres immenses que j’animais de mauvaises intentions. Je serrais la Sibylle dans mes bras et je sentais battre son cœur dans les virages. Elle voulait arriver avant le jour. À cette allure, on n’arriverait peut-être jamais.

C’est alors que je me suis aperçu qu’on était suivi. Nul doute qu’elle le savait déjà. Depuis une bonne demi-heure, elle dosait les gaz avec plus de justesse. Je voyais deux phares dans le rétroviseur. Ce véhicule maintenait la distance. Ses occupants ne se souciaient pas de nous avoir alertés. On les perdit de vue pendant la traversée d’un village, les retrouvant plus loin à la croisée des chemins. Une croix surgit de la nuit, exhibant sa ferraille encore chaude. La voiture nous précédait.

Et il en fut ainsi à chaque traversée de villages ou de zones industrielles : la voiture prenait un raccourci et on la retrouvait après, toujours devant, maintenant la distance et la vitesse que la Sibylle ne chercha pas une fois à réduire ou à augmenter.

Nos casques n’étaient pas équipés de liaison. Nous ne pouvions donc pas communiquer. Seuls nos corps éprouvaient la tension de l’autre. Je me mis à trouver le temps long, puis j’eus envie d’uriner.

La Sibylle m’arrêta devant une gorurienne à sous et me confia le maravédis dont j’avais besoin pour ouvrir la porte. Elle coulissa en sifflant sur des rails noyés dans une eau où chatoyaient les grands yeux de la nuit. Une lumière intense éclaira le seul urinoir qui glougloutait. Dehors, la Harley ronronnait paisiblement, projetant ses feux sur une façade aux fenêtres closes. Je prenais le temps. Il y avait même de la musique, de la baroque en sourdine, avec un craquement constant qui trahissait une technologie du passé.

Quand je sortis, laissant la porte recoulisser derrière moi, la voiture était arrêtée derrière la moto, tous feux éteints tandis que les phares de la Harley éclairaient les rétines des oiseaux des arbres. La Sibylle, bras croisés sur la poitrine qu’elle avait un peu découverte, s’entretenait joyeusement avec deux types qui portaient des chapeaux. Ils chuchotaient, à peine dérangés par la Harley qui avait l’air d’apprécier l’air de la campagne. Je m’approchais, étreignant la crosse de mon Dillinger à deux coups. Mes prothèses signalaient un ancien combattant. Les deux hommes se retournèrent et m’adressèrent un sourire. La Sibylle fit les présentations.

 

Ces deux types appartenaient au BE, section des Protections Rapprochées. Ils comprenaient pas pourquoi on utilisait une moto. Le Gouvernement mettait à notre disposition un véhicule équipé de toutes les protections. On y était à l’abri de l’indiscrétion et des tirs. Un des types mit le doigt sur la peinture. Elle était encore humide.

— Non, expliqua-t-il. Elle se sèche pas. Elle ne polymérise pas non plus. Cette couche protectrice reste malléable en cas de besoin.

Je voyais pas ce qu’il voulait dire. L’autre approuvait en secouant négativement la tête. Un moustique le harcelait.

— Qu’est-ce qu’on fait ? me demanda la Sibylle.

La moto, c’était son idée. Dans la voiture, je pourrais dormir. J’avisais une banquette arrière pourvue de tout le confort qu’on peut exiger des voyages. La Sibylle pourrait même regarder la télé pendant que je rêverais à autre chose. C’était tentant.

— Qu’est-ce qu’on fait de la moto ?

— Il faut la détruire, dit un type.

Elle contenait des informations classées top secret. Ça la faisait vraiment chier, la Sibylle, de foutre le feu à un objet d’art. Elle hésitait.

— On n’y fout pas le feu ! s’étonna le même type. Elle est équipée d’un dispositif d’autodestruction.

— Vous voulez dire de motodestruction, ironisai-je.

J’y voyais pas d’inconvénient, moi. On serait frais et dispos à l’aurore. Je nous voyais mal nous traînant d’un bout de la journée à l’autre en attendant la nuit où on savait pas si les évènements de la journée auraient fait le lit du sommeil ou celui d’un cauchemar dont je redoutais les conséquences. Mais une fois sur place, constatait la Sibylle, on aurait besoin de la moto.

— Ça passe partout, une moto, dit-elle en jetant un regard désespéré sur la banquette qui invitait à ne plus y penser en attendant que l’improvisation devienne le moteur de l’inspiration.

— C’est comme vous voulez, M’dame. Nous on disait ça parce que Pompon a pas sommeil et qu’il se propose de conduire.

— Pampan a raison, M’dame. Vous conduisez comme un pied. Vous arriverez pas à Bomport dans ces conditions.

— On va pas à Bomport ! m’étonnai-je.

— Non. J’disais ça comme ça.

— Pampan a raison : on sait où on va et personne ne doit le savoir.

Sûr qu’il y avait du monde derrière les volets et que la nouvelle arriverait avant nous. La moto rentrait pas dans la malle.

— Ah ! Ça fait chier ! grogna la Sibylle. Vous voulez pas la conduire ? demanda-t-elle à Pampan.

Elle avait rien compris : Pompon avait pas sommeil, donc il conduisait la voiture. Panpam il avait pas dit que lui, Pampan, il avait pas sommeil non plus.

— Et toi, Frank, t’as sommeil ?

Donc, elle avait sommeil. Je me voyais vraiment pas au volant d’une Harley qui m’en voulait déjà de pas apprécier la finesse de ses tours. Et c’est pourtant ce qui est arrivé. J’me suis endormi au premier virage. Je les entendais fouiller dans la broussaille. J’étais blessé, mais endormi.

— C’est pas lui ! dit Pampan.

La broussaille s’énerva rapidement.

— C’est qui ? bredouillait la Sibylle.

— Si je l’savais ! fit Pompon.

J’étais en phase profonde, mais je les entendais. Ils fouillaient nerveusement. La Sibylle me secouait. Je voyais aussi ses yeux nyctalopes.

— Frank ! Réveille-toi !

— Vous voulez qu’je m’en charge, M’dame ?

Pompon, qui n’avait pas sommeil et était le seul d’entre nous à pouvoir réfléchir, me frotta le visage avec de l’herbe urticante.

— M’sieur Chercos ! On a un problème.

 

On me conduisit auprès du cadavre. Je tenais à peine debout et la Sibylle s’appuyait sur mon épaule. Pampan, qui fermait un œil, retourna le cadavre que la broussaille retenait encore. C’était Bernie. Sa poitrine présentait un orifice dans lequel je n’eus aucun mal à trouver le projectile : du 12 avec fil de laiton. Un massacre. La question était : qui l’avait transporté là, à l’endroit où personne ne pouvait prévoir que je manquerais un virage ?

— T’es blessé toi aussi, Frank ! s’écria la Sibylle.

Ma main saignait, mais en grattant on s’aperçut que c’était pas mon sang.

— Qu’est-ce que vous faisiez à deux heures du matin sur la route de Bomport ? demanda Pompon.

La Sibylle me posa la question sans dire un mot qui m’aurait blessé à jamais.

— Vous savez bien ce que j’y faisais ! dis-je dans un cri.

Quand on commence à dire « vous » alors que la femme qu’on aime vous tend les bras pour que vous disiez « tu », c’est que les choses ont mal tourné.

— Qu’est-ce qu’il fout ici Bernie ? demandai-je sur le ton de celui qui connaît la réponse.

— On vous le demande, dit Pampan qui comprenait à moitié, mais dont l’autre moitié dormait paisiblement.

La Sibylle me fit le signe convenu de la poudre d’escampette. Le moteur de la voiture était arrêté. On avait un avantage indiscutable. Étais-je suffisamment réveillé pour me coordonner à ses intentions ? J’étais paralysé parce que je voulais comprendre. J’avais la sale impression de revenir avant mon premier retour. Je voyageais à l’envers. Scientifiquement, c’était impossible, mais il arrive quelquefois que la Science ne peut rien pour nous et qu’alors la Réalité travaille le corps jusqu’à ce que l’esprit admette l’inadmissible. On ne voyageait pas dans le Temps parce qu’aucun paradoxe n’avait de solution crédible. On voyageait dans l’Espace parce que les évidences s’accumulaient à la frontière du Possible. J’étais donc en train de me raconter des histoires. La Sibylle s’était rapprochée de la moto et m’invitait à glisser moi aussi dans ce sens. Mais Pompon me barrait la route.

— Je dois vous arrêter, agent Chercos, dit-il. Vous avez une explication, j’en suis sûr. On sera à New Paris dans moins d’une heure.

On n’avait pas avancé, la Sibylle et moi. Ou j’avais avancé sans elle.

— Elle est à qui, c’te moto ? dit Pampan.

L’ordinateur de bord indiquait clairement qu’elle faisait partie de l’héritage que Bernie laissait à Sally et peut-être un peu à moi aussi. Le mobile n’en était pas moins clair. La Sibylle enfourcha la moto sans inquiéter les agents du BE. Elle ne partirait pas sans moi. J’étais plus sur la piste d’une Inconnue, mais en cavale, poursuivi par des collègues de travail qui voudraient avoir raison pour me donner tort. Plus pire, c’était la fin des haricots.

— Comment vous expliquez que vous vous cassez la gueule avec la moto de Bernie (paix à son âme) et qu’on trouve le cadavre de Bernie à côté de la moto (paix à ses cendres) ?

— Ya une explication, dis-je.

Il y avait deux motos. Celle que la Sibylle se préparait à faire démarrer en trombe pour me sauver de la honte et celle qui avait échappé au contrôle de Bernie foudroyé par un tir de chevrotine en plein vol.

On n’est jamais très convaincant quand l’inexplicable explique mieux que les explications. Pampan continuait de fouiller les alentours, des fois que ça s’compliquerait. Il s’activait comme s’il était sur le point d’inventer des preuves. La Sibylle attendait.

 

Une autre voiture du BE arriva sur ces entrefaites. Ils étaient quatre, dont Kol Panglas qui était vert de rage parce qu’il n’arrivait pas à reprendre le fil d’un rêve érotique. J’étais pantois.

— Frank ! dit Kol en arrivant sur moi.

Il allait me demander de m’expliquer. Pompon débitait déjà sa théorie. J’avais voulu planquer le cadavre de Bernie et j’étais sorti de la route.

— Il était inconscient quand on est arrivé, précisa Pompon.

Pas un mot sur la Sibylle. Elle n’eut pas besoin de démarrer en trombe. Elle s’éloigna lentement sans attirer l’attention. J’étais seul. Ça commence toujours par cette solitude. Les gyrophares d’une ambulance éclairaient la scène de la levée du cadavre. C’était pathétique.

— Il a besoin de soins ? demanda quelqu’un.

— Il est naze, dit Kol.

J’imaginais sa petite main qui vous demande de lui céder le passage.

— Qu’est-ce qui vous a pris, Frank !

Il me poussa dans voiture. Muescas me reçut avec sa grimace de bête traquée.

— Vous voyez ce qui arrive quand vous ne me protégez plus ! dit-il.

Kol ne pouvait pas secouer le futur gendre de Rog Russel. Il s’assit entre Muescas et moi.

— On y va ! dit-il au chauffeur.

 

Il était peut-être quatre heures quand on arriva au BE. La nuit s’était rafraîchie. Ça sentait l’eau du canal. La voiture s’engouffra dans une porte cochère. Toutes les fenêtres étaient éclairées. On chôme pas au BE.

Les collègues de garde m’interrogeaient du regard. J’attendis un bon quart d’heure dans la voiture. Kol était sorti et je l’avais vu grimper l’escalier en donnant des ordres à des minables qui commençaient le travail au corps par ces gesticulations de surface. Muescas attendait dehors, fumant une interminable cigarette. Le chauffeur jouait avec ses clés.

— Vous vous en sortirez, Frank, me dit-il à voix basse. Vous vous en êtes toujours sorti. On suit ça de très près, vous savez.

Je savais pas. J’étais manipulé de l’extérieur. L’image que je pouvais donner de moi était tributaire de la rumeur. J’avais l’impression désagréable de gratter la surface d’un miroir dans l’intention de ne voir personne d’autre que moi.

— Ça n’arrive jamais, dit le chauffeur, mais quand ça arrive, c’est déjà arrivé.

Muescas avait une allure de témoin à charge. Il évitait la lumière des réverbères, s’insinuant dans une ombre grise où son visage prenait l’apparence d’un masque. Je voyais aussi ses mains s’agiter pour éloigner les moustiques.

— Ça dort jamais, ces p’tites bêtes ! constata le chauffeur.

Depuis l’escalier et derrière la baie vitrée où nous nous reflétions, Kol Panglas lui fit signe de m’amener. Muescas se redressa. Kol lui fit non de la main. Et Muescas se replia. Le chauffeur ouvrit la portière.

— Donnez-vous la peine, Frank.

Je sortis en geignant. La chute m’avait déformé. Le chauffeur me proposa une épaule solide.

— Maniez-vous ! fit Kol Panglas qui remontait en trottinant.

Rog Russel nous attendait. Il se montra tout de suite impatient :

— Expliquez-vous, Frank !

J’avais rien à expliquer. Ça tombait mal. La Sibylle dégustait un Gibson aux p’tits oagnons frais, assise dans un sofa sous la lumière bleue d’une lampe verticale. Elle attendait elle aussi. Je savais plus ce que j’avais pourtant su clairement.

— Il croit que c’est le temps, dit Pompon.

Ça les fit sourire.

— On ne peut pas avoir confiance en vous, Frank !

Les jugements sur la personne, d’emblée ! Tout ça parce que les faits sont pas au rendez-vous. Ça m’détendait, au fond, cette erreur humaine dont j’étais la victime.

— Risquer la peine de mort pour des broutilles ! râlait Rog en picorant dans une écuelle contenant des olives.

Ça frissonnait dans les rangs.

— Vous pouviez pas modérer votre haine, comme tout le Monde ! continuait le directeur de nos consciences chatouilleuses.

On modère rien quand on comprend plus. On va au bout. J’avais fini par buter Bernie, pour des raisons qui n’avaient plus aucune importance puisqu’il était plus là pour s’en plaindre.

— Qu’alliez-vous faire à Bomport ?

— J’y allais pas !

— C’était pourtant la bonne route.

— J’avais l’intention de bifurquer.

— À quel endroit ?

Il le savait bien, à quel endroit ! Me demandait-il de révéler le contenu de mon ordre de mission en présence de subalternes ou de mentir pour aller dans son sens ? Ses petits yeux me harcelaient. La Sibylle lançait des signes. Au lieu d’avoir une conversation discrète avec moi pour préparer le terrain des faux-semblants, Rog m’imposait la présence de témoins qui attendaient que je m’explique le plus clairement possible. J’étais en mauvaise posture et je comprenais pas où Rog voulait en venir. Il manquait Muescas à cette collection de minables et ça me rendait nerveux.

— Transporter un cadavre sur une moto ! Et la moto du cadavre par-dessus le marché ! Qu’est-ce que vous espériez, Frank ?

— S’il s’était pas cassé la gueule, on aurait cherché longtemps, fit Pampan.

— Pourquoi le suiviez-vous ?

— On l’suivait pas, patron !

Le cri du cœur des sous-fifres. Qu’est-ce qu’ils foutaient à deux heures du matin sur une route secondaire et à bord d’un véhicule de service ? Ça sentait le conflit interne à plein nez. Rog n’avancerait plus dans ma direction tant que ces deux pantins n’auraient pas répondu à sa question. Pourquoi me suiviez-vous ?

— Je vous écoute, dit Rog.

Il attendait. Pompon se grattait le nez, lorgnant du côté de Pampan qui faisait plus rien tellement il était fatigué.

— On peut vous parler en privé, patron ?

Ils pouvaient. Rog ouvrit une porte dérobée.

— J’en ai pour une minute, dit-il à Kol qui me regarda comme si cette minute était ma dernière.

La Sibylle se signalait par des succions. Ah ! Elle les aimait, les p’tits oagnons frais.

— Vous buvez pas, Kol ? dit-elle.

— J’ai passé l’âge, ma belle ! J’ai des douleurs et des points faibles. Faut en passer par là. Vous allez bien, Sibylle ?

— J’y vais, Kol.

Il se servit un jus. À cette heure, il luttait contre le rêve avec les moyens du bord. Le chauffeur attendait devant la porte, les mains croisées sur la braguette.

— Buvez vous aussi, Frank, dit Kol.

Il me tendit sa mixture, mi-café mi-sucre, avec une larme de lait qui m’inspira une sécrétion. Rog sortit seul de sa cachette. Il avait l’air satisfait. Y avait eu des contacts interservices. En une minute ! J’allais pas avaler ça.

— Vous avalerez ce qu’on vous demandera d’avaler, Frank ! dit Kol qui examinait le dossier déjà documenté de ma déchéance.

J’avalais. C’était de la bibine à côté de mes habitudes. Mais je me sentais mieux. Guilleret même.

— À la bonne heure ! dit Rog.

Kol prononça les paroles réglementaires et me menotta avec des précautions de nounou.

— Désolé, Frank.

C’était tout ce qu’il trouvait à dire. Rien sur Muescas et le viagra. Rien sur l’Inconnue de la chambre 1954. Rien sur les remerciements pour avoir servi la Patrie sans mettre le nez dans les poubelles de sa Constitution. Frank pouvait passer dans le chas d’une aiguille sans impressionner les myopes.

 

Mais j’avançais. Si la Réalité était un film, avec des épisodes, une intrigue et des moments forts, on n’aurait pas besoin d’écrire sur elle. On se contenterait de la filmer sans éprouver le besoin de monter. Mais la Réalité est complexe. Ou on se la prend en pleine poire ou c’est du nougat. Ça peut devenir compréhensible seulement si on a du pot. Sinon, on ferme sa gueule ou on triche. J’avais jamais eu l’intention de concurrencer le Service des Fraudes sur le terrain de la Corruption. Mais je voulais avancer et je me disais que j’en savais déjà trop. « Ils » n’avaient aucune chance de me dérouter sur les chemins douteux de leurs uchronies et de leurs concepts sujets à caution. J’avais un p’tit problème de perception, je le nie pas. Et pas tellement d’instruments pour mesurer les différences. Mais je travaillais en transparence et ces superpositions démontraient que j’étais pas plus con qu’un autre. Je voyais, je voyais même clairement. Mais c’était pas facile à reconstruire pour que tout le Monde comprenne. Ah ! je boulottais au fond du trou, seul ou en compagnie de personnages qui s’étaient eux aussi perdus en voyage.

— Fouille à cul ! m’indiqua le préposé aux entrées préventives.

Je laissais faire. Ils pratiquent l’humiliation par vengeance, pas par tactique. C’est des cons à l’état pur. Des paranos en liberté qui vendent leur peau pour devenir indispensables. Ça finit en réformé du travail et ça continue de parasiter la société jusqu’à la mort. Ils sont utiles parce qu’ils sont incapables d’être sincères.

— Zavez un cucul en fer !

— C’est d’l’inox, connard !

— Les cuculs métalliques, c’est d’la procédure, Môssieur le Criminel.

C’est toujours plus long que prévu. Le jour se levait derrière les barreaux vitrés. J’attendais un appareil à visiter les culs. On m’avait confisqué mes bras et un bout de cerveau travaillé au circuit et aux substances interdites.

— Si t’as faim, bouffe !

Comme un chien, à quatre pattes sur le dallage sérieux d’une église réformée qui avait connu de meilleurs jours. Les croquettes avaient un goût d’homme. Et elles donnaient soif. J’allais chier des cris humains.

— V’là la machine ! s’écria le Préposé.

On pouvait pas dire que c’était pas une machine vu que ça tournait. DOC, qui l’accompagnait, ne pouvait pas me reconnaître. J’acceptai les faits.

— Vous vous penchez le nez en avant jusqu’à toucher le dossier de la chaise, dit-il en appliquant une force calculée sur mon échine vertébrale.

Mon nez toucha le dossier. Si j’avais eu un pantalon, il l’aurait baissé, mais je l’avais perdu dans l’accident et je portais plus de queulotte. Ça tournait dans mon cul.

— C’est rien à faire, disait DOC au Préposé. Vous pourriez, vous. Zavez l’art et la bannière. Ça s’voit.

L’autre comprenait pas que le toubib se foutait de sa gueule. J’aurais pas aimé que cet incompétent anal fouillât dans mon cul. DOC enregistra les données sur sa clé et me tapota le cou pour m’indiquer que je pouvais me redresser.

— C’est un cul chinois, conclut-il.

Le Préposé se rasséréna. DOC me sourit. Il me donnait l’impression de comprendre. En Réalité, on se connaissait, mais passé ce mauvais moment, il précédait ce qu’on avait vécu ensemble. Je m’trompais ou j’étais clair. Il sortit, poussant la machine qui était une sorte de cafetière. Dans le bocal, ma matière bullait. J’en avais la nausée, tiens !

— Maintenant tu fermes ta gueule et tu m’montres ta chatte, dit le Préposé qui bavait.

— J’suis un mec, mec !

— On dirait pas !

Il enfonça sa main calleuse dans mon intérieur sexuel. Entre-temps, dis donc ! j’m’étais retourné(e) comme un gant ! Qu’est-ce qu’il cherchait, à part se faire plaisir sans passer pour un pédé ?

— C’est bon ! dit-il.

Ça l’était !

— T’as du fric ? demanda-t-il en épongeant ses doigts.

— J’ai que des kopeks chinois.

— Des merles à la place des grives !

Personne n’est parfait, surtout en temps de guerres lointaines. Il me donna la clé.

— Tu te pieutes, dit-il. Et tu la fermes. Je veux pas entendre une mouche péter parce que tu dors pas la bouche ouverte. La clé, c’est pour le placard. Tu l’ouvres seulement si t’as besoin de l’ouvrir, pas seulement pour regarder dedans. Capice ?

— Vive Gor Ur notre maître !

Je prenais aucun risque à pousser ce cri de reconnaissance en zone de paix. La cellule avait l’avantage d’une fenêtre. Il y avait quelqu’un dans mon lit.

— C’est pas quelqu’un, dit le Préposé. C’est BOB.

— Et c’est pas ton lit, dit BOB qui me reconnaissait pas non plus.

Il y avait une couette par terre.

— C’est ma descente de lit, dit BOB.

Le Préposé ferma la lourde porte d’acier.

— J’suis crevé, fis-je.

C’est une drôle d’impression de parler à quelqu’un qu’on connaît et qui ne manifeste aucun signe de reconnaissance. On soupçonne le mauvais coup et on se laisse convaincre par les apparences. Les choses deviennent omniprésentes. On est envahi de l’intérieur, avec tous les moyens dehors, comme s’ils ne servaient plus à rien. BOB commença par s’énerver :

— Qu’est-ce qui te prend de venir m’emmerder à des années-lumière de l’endroit où tu devrais purger ta peine ?

Il m’inquiétait. Mais on n’était pas à l’hôpital. J’avais rien pour appeler sans ouvrir une gueule qu’on m’avait demandé de fermer. BOB me toucha. Une étincelle jaillit. Il était Métal lui aussi. Il avait connu K. K. Kronprinz dans un concert de chiennes en chaleur. Il était chien à l’occasion. J’appréciai la confidence en minaudant :

— J’suis bien contente de te plaire, gloussai-je.

— Tu fleures la campagne, Frankie !

J’avais pas d’pipeau, sinon j’aurais joué. Il m’offrit un coin du lit. Je sentais qu’on allait exagérer. Passer comme ça de l’aversion désintéressée à l’amour égoïste, ça m’inspirait pas vraiment. Je prétextai une maladie rare.

— Ici, ça compte plus, les maladies. Ils les tueront avec not’bonne santé, allez !

Coucher dans le même lit, c’est vicieux. Mais coucher par terre, c’est un signe de connerie. On pouvait alterner, mais BOB aimait trop la nuit et ça lui disait rien d’être réduit au silence parce que quelqu’un dormait dans son lit dans la journée. Non, décidément, on coucherait ensemble et il arriverait ce qu’il arriverait.

— Pas vrai, mon Frankie ?

En attendant, je tombais de sommeil. Le Préposé il avait dit queue j’me pieute.

— Y raconte que des conneries, dit BOB. Moi, j’ai connu la guerre.

Et moi je connaissais son histoire.

— Exceptionnellement, je vais te permettre de piquer un roupillon en ma présence et tout seul dans les plumes. Mais c’est juste pour commencer, hein, Frank ?

J’avais besoin de Recommencer. Si j’avais pas été impliqué dans cette affaire tordue avec une accusation de meurtre sur le dos, je m’serais bien marré. Mais j’étais toujours pas au bon endroit au mauvais moment. Qu’est-ce que je dérouillais !

 

J’ai pas dormi longtemps. BOB avait disparu et on me secouait. Kol était dans le couloir en train de fumer une cigarette. Les regards et les oreilles ne le gênaient pas. Il en avait vu d’autres. Ces visages blafards s’accrochaient aux grilles. Je pouvais entendre leur respiration. Ils étaient silencieux et immobiles, comme un mauvais décor de cinoche.

— Ces anciens combattants ne racontent que des conneries, dit-il en m’entraînant au bout du couloir.

Il y avait un autre couloir. Kol suivait un chemin précis et ça m’angoissait.

— Vous ne voulez pas mourir, Frank ? Je veux dire : bêtement.

— Non, je suis comme tout le monde : c’est intelligemment que j’veux mourir.

— J’ai le moyen, Frank.

On atteignit la porte donnant sur la cour des promenades. Des types jouaient au ballon. Sans conviction. Ils ne nous accordèrent qu’un regard de mépris.

— Vous voulez devenir comme eux, Frank ?

— J’veux pas devenir con si j’le suis déjà, patron !

Il me flattait comme un chien inoffensif. Il avait la clé pour aller plus loin. Un gardien s’écarta pour nous laisser passer. On enjamba une clôture. Une vache nous salua. Kol avait l’air satisfait par ce qui pouvait être une démonstration. Il m’offrit une cigarette. Si j’avais bien compris, à l’époque il pouvait pas savoir que j’avais arrêté de fumer. Je la coinçais derrière l’oreille, des fois que BOB accepterait l’offrande.

— Ça vous dirait, la liberté, Frank ?

Il me montrait l’horizon flamboyant. J’avais pas assez dormi pour apprécier vraiment. Il fallait que je soupire, que je murmure une banalité reconnaissante, que je baise quelque chose avec ferveur, mais au lieu de ça, je m’embrouillais. Kol interrompit ce discours dithyrambique en me soufflant un peu de fumée au visage. C’était d’la bonne !

— Le Comte nous a trahis, dit-il. Vous n’auriez jamais dû coucher avec sa bonne. On aurait fini par savoir. Mais on sait rien parce que vous avez tout foutu en l’air, Frank ! Vous comprenez mieux notre irritation ?

— Si j’avais su, j’aurais fait pompier.

Kol avait du mal à contenir son humeur. Il écrasa la cigarette comme si c’était moi qui avais besoin d’une leçon de comportement. Sa fine moustache frémissait.

— Foutez la paix à Bernie, Frank ! À cause de ce détail infime, vous foutez tout en l’air ! Foutez-lui la paix ! Il ne vous a rien fait !

— Mais c’est Sally qui…

— Tuez-la !

Tuer Sally ? Réduire cette bouche initiatrice à la décomposition et à la poussière ? Merde ! J’ai jamais tué personne !

— Frank ! Si Sally bute Bernie, vous provoquez un bug. Et le Système se plante. Il se plante et se replante !

 

J’étais libre. Si on peut appeler liberté la faculté de foutre la paix au reste du Monde. BOB me lança un appel désespéré derrière la grille qui saignait ses mains. Même DOC semblait triste de me voir de nouveau à poil devant une Réalité qui n’était que de la mort en boîte. J’avais l’argent du taxi. Je le bus au premier troquet. J’arrivais donc pas frais et en retard chez Bernie. Il se disputait avec Mohammed à propos du sens à accorder à deux versets que l’un associait dans une même pensée alors que l’autre y voyait deux pensées en opposition. Ces débats d’intellectuels sont comme la pierre que tu jettes : si elle ensanglante le visage de ton ennemi, c’est que tu vises bien ; sinon, t’as visé où c’est tombé et t’as du mal à convaincre.

Sally préparait la kémia. Elle me regarda comme si j’avais l’air effrayant du type qui peut pas cacher ses intentions tellement il a bu.

— T’as besoin d’une femme, Frank.

J’étais pas du genre à pisser dans les crachoirs sous prétexte que je voyais double. Je commandais une Tord-Gnole sans rien avec. Sally me servit sans perdre de vue les deux cons qui se chamaillaient à propos d’une connerie que même le Prophète aurait été incapable de partager avec le vieux Salomon.

— Tu veux une femme, Frank ?

Ouais, je sais : prends-moi ! J’étais pas venu pour ça et j’étais pas en forme pour venir vraiment. Qu’est-ce que j’avais perdu en cours de route ? La qualité du discours qui appartenait à Kol ou la quantité de molécules nécessaires pour atteindre un niveau critique acceptable ? Bernie me prit à témoin :

— Moi j’dis que ce caillou c’est c’qui reste de la statue !

— Et moi j’dis que c’est venu du ciel !

— Fermez-la ! dit Sally. Et bouffez !

On se mit à bouffer. Elle était bonne, la kémia de Sally !

— Elle te suce la bite avec du ras-el-hanout.

— Putain ! C’est meilleur que le pippermint !

— Où tu vas ? Où tu vas ?

Ya des moments comme ça où on n’a qu’envie de rigoler. Ça fait du bien au corps et l’esprit s’en fout. On s’abandonne, mais sans Dieu. Sally n’oublie pas l’addition. La caisse se remplit et Bernie admire ce brin de femme qui fait de lui l’homme le plus riche de la rue. On m’a amené une femme.

— Vérifie qu’c’est pas la tienne, Frank !

Je vérifie pas. Je la bourre de viagra et elle se met à parler de son enfance violée.

— Mais qu’est-ce qu’on leur a fait ? bafouille Mohammed. Mais qu’est-ce qu’on leur a fait ? Tu l’sais, toi, Bernie ?

— Bernie n’a jamais lu le Coran.

— Ah, moi, c’que j’préfère, c’est les illus ! clame Mohammed.

Je sens que je vais pas tuer la bonne personne.

 

 

Ça s’est passé pendant le voyage de retour. J’avais compris qu’il fallait tout recommencer, y compris ce simulacre d’exécution qui a tant de succès auprès d’une population toujours encline à éliminer ce qui la contraint à penser autrement, si on peut parler de pensée à propos de ce ramassis d’inutiles. Cette fois, je m’étais comporté en connaisseur, voire en complice. J’avais accepté tout le rituel sans ouvrir ma gueule. Je sais qu’il y a eu des déçus parmi les observateurs fébriles de ma Mort Simulée. Je les emmerde. Mais sur le coup, j’ai joué le Jeu. Même DOC et Manni ont éprouvé la déception des spécialistes qui se mettent à douter de la Réalité parce que celle-ci est conforme à l’attente et que ça n’arrive en principe jamais. Ya toujours un défaut, même minime. J’avais même pas tremblé, pas une goutte, un rictus, rien. Une fois mort, j’avais regagné ma cellule sans me faire prier et surtout sans poser de question. Et j’avais attendu qu’on vienne me chercher pour rejoindre l’équipée stellaire de John Cicada. J’aurais pu être un héros moi aussi. C’est pas si difficile que ça. Suffit de continuer ce que d’autres ont entrepris à votre place.

 

Quand je suis entré dans le vaisseau, j’ai eu tout de suite la sensation qu’on s’en prenait à mes habitudes. Pas un bruit, je veux dire pas une voix d’enfant. Je suis resté un moment sur la passerelle à me demander si je me trompais pas de vol. Personne me poussait. Je voyais personne. La porte de la cabine de pilotage était ouverte. Je voyais le dos de John Cicada qui observait des évolutions sur un écran.

— Entre, Frank. On s’envole dans deux minutes.

J’avançai. Personne sur les sièges. La navette était plongée dans une obscurité de loupiottes. Une ambiance propice à l’angoisse d’un faux départ.

— Entre, je te dis !

J’entrai dans la cabine. Ça sentait le circuit chauffé à blanc. John Cicada respirait dans un masque. Il me proposa le siège du copilote.

— Fais c’qu’on te dit, merde !

J’avais pas d’autre intention. Je m’assis, cucul mouillé et crotte de bique. Est-ce que j’avais promis de pas puer ? John Cicada m’indiqua le masque. Il fleurait bon l’oxygène amélioré. Ils avaient pensé à tout, même aux p’tits défauts de ma cuirasse. Un clic signala la fermeture de la porte d’embarquement et de tous les sas. Je connaissais cet appareil comme si je l’avais inventé, sauf que d’habitude, il y avait cet incessant ronronnement des conversations où l’étonnement cernait la crainte comme un poing enferme le secret de son apparence.

John Cicada attendait. L’écran traçait. Les dés étaient jetés. Le compte à rebours me harcelait. Je commençais par l’angoisse.

— C’est bien, Frank ! Continuez !

Je continuais. La pression augmenta rapidement. Je fermais les yeux.

— Mission spéciale, dit John Cicada qui devait s’adresser à la Tour. Deux tours de piste avant la trajectoire. Tout vert. Le passager s’est endormi pendant l’arrachage. On dirait un enfant.

— Ne le détrompez pas. Roger !

 

Il était prévu qu’une fois sur Saturne, on perdrait pas de temps et John Cicada reprendrait les commandes dans les mêmes conditions. Je reprendrais alors le fil de l’enquête là où un destin têtu s’appliquait à ne rien changer des détails qui m’avaient contraint à recommencer sans cesse les mêmes conneries rédhibitoires. J’étais pas à l’aise dans mon fauteuil pressurisé, mais j’appréciais les conditions substantielles du voyage, un mélange serein de choc thermique et d’accélérateur de particules maison. Mes yeux ne se désemplissaient pas et mon cerveau était d’accord. La symbiose parfaite, sans coulures d’expérience ni prophétie aléatoire.

Puis le vaisseau se stabilisa dans la trajectoire prévue. John Cicada poussait des petits cris de joie. Grand buveur de gin au poivre, il commençait par le verre de l’amitié. J’ouvris les yeux.

— La routine, Frank. On a le cadavre de Bernie dans la soute. Il est en phase de récupération post-mortem. J’aime pas ça ah ! j’aime pas ça.

Je pouvais y aller dans la soute si je voulais. John Cicada me parla de ces cadavres en phase. Le problème, c’est que la phase se terminait par la mort et que la putréfaction était accélérée par effet secondaire. Omar Lobster était loin du but. John Cicada pensait qu’ils avaient raison de tenter l’expérience sur des vivants, ce qui, selon Omar Lobster, augmentait les chances de réussite.

— En fait, dit-il comme s’il récitait le Manuel des Messes Basses, l’exécution a bien eu lieu.

Il me regarda comme si j’étais en train de pourrir.

— C’est pas l’odeur de ton cucul, Frank…

Comment j’avais pu confondre ? Les autres étaient morts et j’étais encore vivant. Quel était le vivant sur lequel ils avaient tenté la première expérience in vivo ? John sourit.

— J’en ai marre de vivre toujours les mêmes choses, Frank. Si l’expérience est concluante, je deviens un PM (un post-mortem ; en fait un VPM, un Vivant Post-Mortem.). Et j’entreprends le Voyage Infini sous un autre angle. Comme tu vois, l’équipage est mal en point. Ah ! Ça commence pas bien ! Enfin, t’es toujours en vie.

Dans ses yeux, j’étais mort.

— Ils ont commencé à crever pendant l’embarquement qui a eu lieu trois jours avant le départ. On attendait tranquillement ton exécution. La Presse s’acharnait sur ton sort. Ils pouvaient pas simuler cette fois. Paraît qu’t’es mort heureux, Frank. Ah ! Je t’envie. Moi, je mourrai jamais. J’regrette déjà.

Il avait l’air sincère, le vieux John. Ses petits yeux de rats me sondaient. Que savait-il que je ne savais pas ?

— Ils sont morts dans un concert de gémissements. L’opération est classée, Frank ! Ils voulaient sortir de ce merdier, pensant que l’air était vicié. Ça revendiquait et ça cognait sur la porte et même sur John Cicada ! Regarde !

Son crâne présentait des marques d’ongles et de dents.

— J’me suis enfermé dans la cabine en attendant des ordres qui n’arrivaient pas. Ils vivaient, Frank, alors qu’on les avait exécutés pour de bon. Ils se voyaient pourrir et ça les rendait agressifs, tu peux pas savoir, Frank !

John Cicada étreignait le manche.

— Ton exécution était retardée par ton avocat qui avait mis le doigt sur un détail de procédure et la Presse excitait la Population. Personne se doutait qu’on était en train de procéder aux préparatifs de la plus formidable expédition du Monde. Un capitaine vivant mort et un équipage composé de morts-vivants qui ne pouvaient que lui obéir sans discuter. C’est la nature, Frank : un vivant a toujours de l’ascendant sur un mort. Ils avaient bien pensé le concept. Et ça commençait par foirer. 

 

*

 

» Ils se sont mis à pourrir. Ils ont cru à une épidémie. Ils soupçonnaient la quarantaine. Pourquoi je pourrissais pas, moi ? J’avais beau leur expliquer, ils s’excitaient les uns les autres en constatant les dégâts que la mort causait à leur enveloppe charnelle. Puis l’odeur s’est mise à envahir leurs cerveaux, provoquant des enchaînements imprévus par le corpus des hypothèses négatives et contradictoires. On me confirma qu’à l’extérieur rien n’était perceptible de la tragédie qui se jouait en interne. Ça m’rassurait pas.

— L’expérience continue, John. Ils sont encore vivants. À notre avis, ils survivront à ce qu’il faut considérer comme une crise.

Ils disaient pas : « selon nos calculs ». Ils calculaient plus. Ça s’appelle « jouer » ÇA. Avec le feu. On était aux portes de l’Enfer et Ulysse Cicada n’avait aucune envie de commencer le voyage dans la chaleur et l’incertitude. En plus, j’avais rien à bouffer dans la cabine. Les VPM n’avaient plus besoin de bouffer, eux ! Ils pouvaient bouffer si ça leur faisait plaisir. John Cicada mourrait de faim s’il ne trouvait rien à se mettre sous la dent. Le sexe, sur le coup, je m’en fichais un peu. Il y avait des filles parmi eux. Elles agitaient des seins en décomposition devant le hublot de la cabine de pilotage.

— On s’occupe de la bouffe, John. On est en plein brainstorming. Des solutions, on en a. Attendons de voir.

— Voir quoi ? J’ai pas faim, j’ai pas envie de baiser, j’ai envie de vivre !

— Calmez-vous, John !

 

Ils se sont mis à crever. Je les voyais s’activer sur les cadavres. On leur avait pourtant dit qu’ils survivraient s’ils acceptaient l’expérience. Tu parles si t’acceptes quand t’as plus l’choix ! Seulement d’habitude, on te fait des propositions AVANT l’exécution et on t’expérimente toujours AVANT. Là, on leur disait qu’ils allaient mourir, sans doute dans d’atroces souffrances, mais qu’ils allaient revivre APRÈS. Et ces cons avaient raison d’y croire. APRÈS, ils étaient vivants. Je voyais leur bonheur. Ils chahutaient sur les banquettes. Y avait assez de femmes pour l’hygiène des hommes. Tout calculé, prévu et même argumenté. Ils consultaient ensemble les fiches des diverses expériences auxquelles ils seraient bientôt invités à participer pour le bien de l’humanité. Il fallait se mettre à leur place : c’étaient des assassins et ils avaient connu l’enfer de l’attente dans le couloir de la mort. Ils avaient vécu le dernier sommeil et sans doute aussi le réveil terminal dans une douleur que même la Science peut pas imaginer. Leur joie explosait sans retenue. On avait l’impression qu’ils se retrouvaient après l’épreuve, comme les guerriers que les circonstances ont éparpillés et qui reviennent pour apprécier de nouveau les joies de la vie en caserne. Ah ! J’étais tellement heureux moi-même que je buvais avec eux sans me soucier des rappels à l’ordre qui fusaient dans la cabine.

 

Ils se sont mis à pourrir après cette fête impromptue, en pleine nuit. Je dormais pas. Quelques-uns se plaignaient, mais j’attribuais naturellement ces petites migraines aux abus qu’on venait de se permettre. Puis l’un d’eux est entré dans la cabine. Il puait. Je pouvais pas me tromper. Je diagnostiquais une gangrène gazeuse au niveau du coude. C’était pas d’chance. Je lui dis qu’il faudrait probablement le débarquer et qu’une fois soigné il embarquerait pour la prochaine expérience.

Il n’envisageait pas ce retard sans angoisse.

— J’vous dis que l’expérience a foiré !

Je fermais la porte.

— Ça foire jamais, les expériences, dis-je pour me convaincre. On en tire toujours un enseignement.

C’était pas faux, mais les enseignements se font souvent au détriment de la vie.

— Installe-toi, dis-je. Je t’apporte de quoi boire.

— J’ai assez bu ! J’ai même pas faim ! Vous me demanderiez de baiser dans un esprit expérimental que j’en serais pas capable ! J’ai la trouille ! C’est pas normal. Allez renifler dans la soute, capitaine !

C’était l’endroit qu’ils avaient choisi pour se concerter. Il y régnait l’odeur épouvantable des tranchées. Ils étaient assis sur les bagages qui contenaient le ravitaillement de pas mal d’années-lumière. Ils me regardèrent comme si j’avais pas de solution. Je reconnaissais même plus celui qui m’avait alerté. Ils avaient tous la même gueule de carcasses destinées au désert de l’amour.

— Qu’est-ce qu’on fait, capitaine ?

On faisait rien pour l’instant. Après tout, on s’inquiétait peut-être pour rien. Ils étaient les seuls à présenter des signes de décomposition. Je leur dis la même chose : on les débarquerait demain au p’tit matin dans la plus grande discrétion et ils rejoindraient une autre équipée dans quelques jours après analyses et traitement si c’était nécessaire.

— Vous êtes bien difficiles ! On vous sauve et vous n’acceptez pas de revenir totalement indemnes. Ah ! L’ingratitude ! Non mais des fois !

Les grands discours. J’en passe. Je ne convainquis personne, d’autant que la gangrène gagnait du terrain. C’était spectaculaire.

— Faut en référer, dit quelqu’un.

— En pleine nuit ! Vous déconnez, non ?

Leurs visages me cernaient. Avec l’odeur en prime, ça promettait la tragédie à huis clos. Je consentis à passer un coup de fil à la direction. Je tombais sur le gardien de nuit.

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Qu’on l’a réveillé.

Il était pas de bonne humeur, le gardien ! Il coupa.

— Zavez pas la clé ?

— Celle pour sortir, non. On n’est pas censé sortir, mec.

— On est sans ces quoi ?

— Ta gueule !

On chuchotait, des fois que l’épidémie ne concernait pas les autres. Ça arrive.

— Zavez fait la guerre, capitaine ?

— De loin. Je sais pas tout.

Je sortis le grand jeu. J’éclairai ma gueule avec une lampe de poche :

— Rien n’est joué, les mecs. Les gonzesses ! Vous êtes concernées ! D’accord faut reconnaître qu’on a un problème. Mais c’en est peut-être pas un. Vous voyez c’que j’veux dire ?

— … ?

— C’est prévu. Ils vous ont pas tout dit. Vous savez bien qu’ils disent jamais tout. C’est le seul risque.

— Ouais, mais c’est dégoûtant !

— C’est rien d’autre que quelque chose qu’ils avaient prévu de vous dire plus tard.

— Quand ?

— Au bon moment.

— Alors il est passé, le bon moment !

Dès que je recevrais l’ordre de les abattre, tout irait mieux. Je les confinais dans la soute. Ils m’avaient à moitié cru. Ils étaient encore confiants, malgré les spasmes et la douleur lointaine.

Je revins à la cabine, prenant la précaution de la fermer comme c’était l’usage en cas de mutinerie. On en était pas encore là. Je tentai une nouvelle communication avec la Tour. Rien. Puis le jour se leva.

 

Ceux qui étaient dans la soute s’agitaient. On entendait leurs plaintes. Les autres m’interrogeaient du regard, intrigués par la porte derrière laquelle je devais leur paraître étrangement silencieux. J’avais bien le micro dans la main, mais j’arrivais pas à trouver le premier mot d’un discours que la Tour venait pourtant de me communiquer avec un commentaire : « Laissez-les crever, John. Ya un problème sérieux. Dites-leur en substance : » Suivait le discours aux pourrissants. J’y arrivais pas. Est-ce que je devais m’inquiéter pour moi-même ? Pas de réponse. Frank Chercos venait d’être exécuté. On lui avait injecté la colocaïne de type PM. Il était revenu à la vie et avait tout de suite donné des signes de décomposition. Ordres suivent.

On peut pas se sentir plus seul. Décomposé, oui, connard ! Je m’inquiétais alors pour la bouffe. Les réserves étaient dans la soute. J’avais pas tellement envie de me risquer à tenter l’impossible. Ils essayaient d’ouvrir le sas de la soute. Heureusement, c’était impossible sans la clé. Enfin… c’était ce que disait le mode d’emploi. J’avais jamais eu d’emmerdes avec la soute, sauf avec les chats qui trouvaient quelquefois le moyen de sortir de leurs cages.

 

Une heure plus tard, ils étaient tous conscients que la gangrène devenait un problème personnel. Ils tapaient sur la porte de la cabine avec une rage contenue. Ça n’allait pas tarder à dégénérer. Certains s’en prenaient aux fauteuils qu’ils vidaient de leur contenu expansif. D’autres jouaient avec ces moutons artificiels comme s’ils avaient abandonné l’idée de se sacrifier pour la Science qui améliore la condition humaine. Ils pouvaient encore y croire. Moi, j’y croyais plus. J’arrêtais pas de me palper en attendant la réponse définitive à ce qui pouvait être ma dernière question.

Le temps ne pouvait pas passer sans que la situation s’empoisonne. Ils étaient soudainement passés de l’agitation à l’hystérie. La radio pouita :

— John ! Vous nous entendez ?

— Je vous entends, mais je vous comprends toujours pas.

— Zinquiétez pas. On maîtrise.

— Il en est où, Frank ?

— Votre petit préféré a des problèmes. Ça change tout le sens de la Mission, John.

— Une navette poubelle !!!

C’était pas la première fois que j’embarquais de la merde, mais cette fois-là, la merde avait d’abord été de la vie pleine d’espoir ! Et moi ?

— Pour vous, John, rien à craindre. Tout baigne. Vos constantes sont stables. On a confiance.

J’attendis. Ils rendirent l’âme les uns après les autres, sans que je puisse rien faire pour abréger leurs souffrances. Ah ! Ça doit être dur de crever dans sa propre pourriture. Je m’demandais comment j’allais crever moi : dans la même pourriture d’expérience ratée ou d’une rupture de circuit au paroxysme du plaisir ?

— Mettez-les dans la soute, John. Mille regrets, mais la main-d'œuvre disponible ne doit rien savoir. On a annulé le programme de la télé.

J’passerais même pas à la télé pour mentir à l’Humanité comme un acteur de cinéma ou un chanteur de scène. Je viderais la soute à l’endroit prévu et je reviendrais, mais dans quelles conditions ? Je pouvais pas partir sans savoir ce que j’avais à faire une fois la mission Vide-Ordures accomplie.

— Vous présentez des signes de méfiance, John. On peut vous remplacer si vous ne vous sentez pas en condition. Appuyez sur le bouton rouge pour confirmer.

— Je confirme rien, merde !

— Heureux de l’apprendre, John.

Je transportais les cadavres dans la soute. J’avais enfilé ma combinaison de survie au cas où il s’agirait d’une contamination. Je les entassais méthodiquement en prévision du largage.

 

Quand j’en eus terminé avec les cadavres, j’entrepris de rendre à la navette l’aspect chaleureux qu’on lui reconnaissait toujours. Je cousis la toile déchirée des fauteuils, j’épongeai les flaques de matière gazeuse, enfermant le tout dans des sacs étanches que je transportais dans la soute. Au bout de deux heures, ça sentait de nouveau bon et on ne pouvait qu’envisager le voyage avec la joie enfantine qui était prévue à cet effet. Mais personne ne voyagerait plus dans ces conditions paradisiaques, à part moi-même et Frank Chercos qui finirait par crever et que je larguerais avec les autres dans un endroit lointain que personne n’avait jamais atteint, excepté les poubelles spatiales et leurs pilotes à la langue coupée.

J’étais fin prêt. La Tour me félicita.

— Frank Chercos est sur la passerelle, John. Accueillez-le avec joie.

— Ça va lui faire un choc de voyager avec son papa !

— Mettez-le au parfum, John. C’est un type difficile à manipuler. Ah ! la tête de mule ! On en a bavé !

Il était assis sur un canne-siège quand je suis arrivé sur la passerelle pour lui souhaiter la bienvenue. Il trouva ce protocole d’un autre âge et me confia que son seul vrai problème, c’était le sexe :

— N’allez pas équivoquer, capitaine, gloussa-t-il en se tortillant. Le sexe, c’est le mien. Celui des autres m’intéresse pas.

Le digne fils de son père : une queue, un rêve. Je l’invitais à prendre la collation protocolaire : un gin au poivre, des p’tits oagnons frais et une cibiche avec de la merde dedans. Il parut satisfait.

— C’est quoi, cette odeur ? dit-il en reniflant.

— C’est le cuir.

— Un voyage avec du cuir ! Si j’avais su, j’aurais pas v’nu seul.

La joie de l’angoissé, mais ça lui faisait plaisir de me tromper sur les apparences. J’suis pas chien avec les paumés. Ils me font marrer parce qu’ils en savent toujours plus que vous, aimable citoyen du Monde, sur ce qui les rend misérables et inutiles. Je conteste pas la misère qui les frappe de plein fouet, mais je les trouve utiles parce qu’il sont grotesques comme des glisseurs de banane et que ça soulage toujours un peu de se savoir au-dessus de ce style de contingence. Je lui racontais ce qui s’était passé.

 

Il voulut voir les cadavres. J’avais besoin de lui pour les larguer sans erreur de tir. S’il crevait avant, je me débrouillerais pour pas trop me tromper de cible. Sinon, j’y f’rais faire un p’tit tour en attendant qu’il me foute définitivement la paix.

— Il est où, Bernie ?

Ça pouvait être n’importe qui à ce stade de la décomposition. Je lui montrais un cadavre à la bonne dimension. Il se recueillit religieusement, les mains tournées vers le ciel comme s’il s’attendait à recevoir une récompense en échange de sa soumission. Moi, j’avais plutôt l’air du plongeur réticent. Je priais aussi.

— Dire que Bernie y s’ra plus jamais d’ce Monde, dit Frank qui se signa dans dans un esprit œcuménique qui l’honorait. J’avais pris l’habitude.

Il était sincèrement triste. Pour lui, tout s’achevait dans l’incompréhensible. C’en était fini des services rendus à la Nation. Il n’avait pas été au bout. Mais au bout de quoi ? Il avait encore du viagra dans la poche. Et une photo de la Sibylle devant un miroir où elle ne se reflétait pas.

— J’avais pas d’mauvaises intentions, dit-il en caressant le visage impeccable de la Sibylle. J’en avais pas qu’des bonnes non plus. Le destin d’un homme tient à des choix, pas aux circonstances. Je savais pas quand j’ai commencé. Maintenant, j’emporte mon secret dans la tombe. Ah ! C’est chiant !

Il me regarda comme si nos destins avaient quelque chose en commun.

— C’est raté pour vous aussi, John. Vous partirez plus pour le Voyage Sans Fin. À moins qu’une nouvelle expérience démontre le bien-fondé de la Vie Post-Mortem. Vous trouvez pas étrange qu’on soit pas plutôt tombé par hasard sur le Principe Scientifique de la Résurrection ?

Qu’est-ce que je savais de toutes ces théories qui exigent des connaissances que la plupart des cerveaux sont incapables d’acquérir même au prix de grands sacrifices ? Rien. Le John Cicada que la Presse comparait à Ulysse n’était qu’un lecteur moyen du genre « lecteur qui regarde avant de lire le contenu de la bulle ».

— Vous allez crever, John. J’vois pas d’autres solutions.

 

On était loin de tout maintenant. L’écran s’était éteint faute d’informations alarmantes. Frank avait consenti à aller dans la soute pour ramener de quoi bouffer. Il craignait pas l’odeur qu’il répandait lui-même sans espoir. Il pourrissait pas vraiment, mais ça n’intéressait plus le Centre de Recherche de la Firme Kolok qui menait un combat sans merci avec la Presse et ses croyants. Je pouvais envisager de coexister avec lui sans dégueuler trop souvent. On se lavait avec de la poudre aux yeux, substitut spatial de la poudre d’escampette. Il considérait le contenu de son assiette avec une résignation de civil aux frontières du combat. Je mâchouillais aussi. J’avais ordre de revenir s’il crevait. Sinon, on était parti lui et moi pour le grand tour de l’espace courbe. Qu’est-ce que je désirais au fond de moi ? Une existence d’éboueur ou la vie de couple ? Je savais pas. Et ça n’avait aucune importance que j’en sache rien, parce que je finirais par le tuer. Mais à quel moment ? AVANT ou APRÈS ? Avant d’aller trop loin. J’irais jamais aussi loin.

 

Il se mit à observer scrupuleusement l’avancement de la décomposition. Mieux que l’avancement, l’évolution. La Tour l’avait autorisé à transmettre les données. Qui c’était ce mec qui se passait joyeusement des procédures habituelles ? Il n’y avait pas une trace d’angoisse sur son visage fin. Rien que ce bonheur de croyant dont je n’ai jamais accepté la promesse de Vie APRÈS la Mort et non pas à la place de la Mort comme le démontre assez le résultat global de l’expérience humaine. Si je le tuais, ce qui était la plus probable des issues de ce combat, ce serait avec une férocité sans nom. Je redoutais que la Justice eût prévu ce cas de figure. Mais qui me jugerait si je continuais le voyage seul jusqu’à mourir de faim ou d’angoisse ?

 

La radio ne bronchait pas. Je savais qu’on était observé. C’était en cela que l’expérience consistait, je le craignais. Il manquait la Sibylle, l’enfant du Fils et celle du père. Mais ces personnages ayant appartenu à nos péripéties ne manquaient pas à l’appel. On les évoquait dans des conversations consacrées à d’autres sujets dont le contenu passionnait nos cœurs meurtris. Ils étaient de passage, comme ces oiseaux qu’on avait photographiés à Doñana pendant les vacances d’été. Il y avait une quantité incroyable d’oiseaux en attente et ils étaient de passage. L’enfant Frank était fasciné. Son visage exprimait la douleur de l’avenir et la joie de l’instant. Il n’a jamais vécu autrement depuis.

— J’ai des idées, John, me confiait-il pendant que la navette s’orientait vers le Dépotoir Universel.

Il m’angoissait de plus en plus. Mais ça tournait rond.

— Je sais pas s’ils sont vraiment morts, continua-t-il. DOC est intéressé. Il faut changer aucun paramètre. On sait pas ce qui conditionne ce ralentissement de la décomposition.

— On sait pas quoi, Frank ?

Je comprenais plus rien. Si tout cela était prévu, j’exigeais une explication.

— John ! Rebranchez-vous !

C’était pas une question de liberté. Pas seulement. Si je m’endormais, et je vous prie de croire que j’avais sommeil, je me réveillerais au son de nouvelles si mauvaises que je n’aurais pas d’autre choix que le suicide façon Islam. Tout y passerait. Y aurait plus d’expérience pour conclure à l’échec.

— John ! Rebranchez-vous !

Frank surveillait les issues comme s’il connaissait l’appareil. Il s’était posté exactement à l’endroit où j’aurais moi-même attendu son assaut désespéré.

— Faites pas ça, John ! J’ai une femme et un gosse.

— T’as deux femmes et trois gosses ! Tu veux savoir ?

— C’est pas l’moment, John ! On a le temps d’en discuter. Rebranchez-vous. Vous avez besoin d’une petite dose. Tiens, vous dormirez. Ça vous dit rien de piquer un somme ?

Dormir. C’était la seule chose que me réclamait mon corps. J’avais passé l’âge des efforts surhumains. Je pouvais pas finir comme ça. Pas le héros populaire qui donnait un sens aux Bandes Redessinées de l’Imagination Populaire ! Ou alors on dormait tous les deux et je me réveillais le premier. Ça m’était déjà arrivé. Une autre vie, Frank. J’ai vécu autre chose et j’veux pas en parler.

— Vous pouvez le rebrancher à distance. Tapez le début. On inventera la fin.

Frank tapait, mais ça marchait pas. Quelque chose foirait au niveau du Système Interne. Rien ne se ferait sans moi. Il en prenait conscience comme il avait progressivement accepté l’idée de la mort, surtout celle de Bernie qui hantait son passé. Il perdait. Il perdait en mauvais joueur, tentant des variations de procédure que lui envoyait la Tour. C’était DOC qui parlait dans son oreillette. Je ne percevais que le chuchotement des instructions qu’il appliquait à la lettre.

— Si je passe pas, Frank, je fais tout sauter.

J’en avais les moyens. Après tout, c’était encore moi le patron à bord de cette navette usée jusqu’à la corde. On la destinait sans doute à la poubelle, après l’expérience. On jette jamais rien AVANT.

Mais si je me rapprochais de ses émetteurs conditionnés directement par DOC qui était aux commandes de la Tour, je risquais de réagir positivement à ses codes et de m’endormir, même debout.

— Ya pas d’soluces, Frank. Écoute ton p’tit papa.

Il avait jamais rien écouté. Je reconnaissais cet air de révolte passive, sachant qu’il pouvait passer à l’action parce qu’il était téléguidé. J’étais le seul homme libre de ce navire et j’avais perdu toute influence sur les systèmes. Ils avaient attendu quarante ans pour me trahir. J’allais mourir les bras en croix. Sans un cri. Sans une supplique pour donner un sens symbolique à l’extermination de mes cellules.

— Rebranchez-vous, John, et je vous explique.

— Explique-moi avant, petit con !

Il recula vers le sas de la soute. Il pouvait s’y enfermer et survivre longtemps à l’attente. Si je faisais sauter la navette, le caisson de la soute dériverait longtemps avec son contenu. C’était ça, son choix !

— John ! Bernie est en vie. Je veux le ramener sur la Terre pour pouvoir continuer ce que j’ai commencé.

— Frank ! Rebranchez-vous !

Il cherchait la complicité. J’avais pas envie d’une existence de fugitif. J’avais une certaine expérience dans ce domaine. Ça pouvait pas recommencer. Pas ICI !

— On est libre, John ! Pourquoi pas ?

Il avait toujours cet air de demeuré du bonheur. Du clinquant à la place du massif. Mais où j’en étais moi-même ? On pouvait prendre le temps de réfléchir. Ensuite, l’un tuerait l’autre et on saurait jamais qui mourrait et qui continurait le voyage. Je le savais, moi. J’étais même prêt à lui faire la peau. Et alors je retournerais sur la Terre pour m’expliquer. Paraît qu’il faut des années pour s’expliquer. C’était pas aussi facile que de répondre aux questions de routine. Ce serait nouveau pour moi.

Il me regardait réfléchir. S’il était débranché, ce qu’avait suggéré DOC, il pouvait pas savoir où j’en étais de mon angoisse. Je savais rien de lui non plus, à part ce que m’inspirait la mémoire. Il pouvait se souvenir lui aussi et arriver à une conclusion complètement différente.

— Rebranchez-vous !

DOC insistait, mais dans quel sens ? Frank n’avait pas d’arme à déposer. Moi, oui. Une sacrée différence, non ?

— Je suggère qu’on réfléchisse un peu avant de foutre en l’air quelque chose qu’on comprend pas vraiment, dit-il pour tenter d’inverser les rôles.

Qui était d’accord avec qui ? J’étais seul ou en phase ? Pourquoi Bernie vivait encore ? Il avait été le premier à crever définitivement. J’avais moi-même constaté la mise à zéro de ses fonctions vitales. Il pouvait pas recommencer. Ou alors, on me devait des explications.

Un silence mortel nous envahit. On se regardait en chiens de faïence, comme si on avait cessé d’être dangereux l’un pour l’autre. DOC s’énervait, égrenant des données qui ne nous parvenaient plus.

— Ça vaut combien une navette de ce type ? me demanda Frank.

— J’sais pas. Mille, deux mille millions. Plus peut-être.

— J’connais un pirate que ça intéressera.

La trahison maintenant. Ce type qui était peut-être mon fils n’avait que des défauts. Et c’était à lui qu’on confiait mon destin !

— T’es dingue, Frank ! Ya pas d’autres solutions.

— Toi t’es pauvre, inutile et fini.

La vérité en trois mots. Ça me blessait pas vraiment, puisque c’était ce que je disais à mon miroir tous les matins. Il me défiait. Bernie entra. Il s’était arraché tout ce qui pouvait le faire passer pour un dégueulasse. C’était pas beau à voir.

— Qu’est-ce qu’on fait ? dit-il, tachant le cuir de mes fauteuils au passage.

 

Ce type était peut-être Bernie. Frank était fasciné, immobile sur la passerelle tandis que sa prétendue victime se tenait nonchalamment dans l’allée, les mains posées sur le dossier d’un fauteuil. Qu’est-ce qu’il attendait, Bernie ? Qu’en était-il des autres dans la soute ? Je sortis mon arme de service.

— Vous craignez pas l’implosion, John ? dit Bernie qui se dandinait sur deux jambes en acier.

Je visais la tête. Si quelque chose devait être réduit en bouillie, ça ne pouvait être que sa tête. Je tirai. Frank n’avait même pas frémi. Il semblait déconnecté, comme si on l’avait effacé et qu’il en restait l’ectoplasme. La balle atteignit la tête qui recula puis se pencha en avant. Bernie demeura debout, immobilisé par une panne organique. Je secouai Frank :

— Hé ! Tu me demandes pas pourquoi j’ai fait ça ?

Le corps de Bernie s’effondra. Maintenant on voyait l’acier. Je m’étais battu en Chine contre ces androïdes au service du Grand Capital. Pour un homme de chair et d’esprit tombé au champ d’honneur, dix de ces créatures étaient détruites. On a fini par gagner, mais à quel prix ? C’était une technologie dépassée maintenant. Qui les utilisait encore pour nuire à l’Entente Universelle ? Je tirais une seconde balle dans le système hydraulique dont le centre nerveux se trouve en dessous du diaphragme. Frank commença à délirer :

— J’avais un chien et tu l’as tué, bredouillait-il.

Un chien ? Bernie n’avait jamais été un chien. Je reçus une balle dans le cou. Mon arme s’envola comme un oiseau et alla se poser dans l’allée. Je ne tombai pas. Il allait tirer encore et cette fois atteindre la carotide.

— Frank ! Ne fais pas ça !

— T’as tellement envie de vivre ?

Sa main tremblait. Il pouvait aussi détruire la structure. Il ne resterait plus rien pour témoigner de notre existence. Je saignais à peine. Il s’avança.

— Vérifie qu’il est mort, dit-il comme si je ne venais pas de détruire une des mécaniques de l’Apparence.

J’avais pas tiré sur un miroir. On n’était pas encore entré dans l’Abîme. Il n’y avait pas de miroir entre nous, mais ces androïdes obsolètes qui pouvaient encore faire le Mal. Il fallait jeter un œil dans la soute.

— Occupe-toi de lui ! gueula Frank.

— C’est pas une hémorragie, Frank ! Je vais m’en sortir.

Je pris une poignée de cette substance qui formait l’enveloppe de Bernie, découvrant l’acier qui rutilait comme en plein soleil. Frank se frotta les yeux sans cesser de me menacer avec son arme qui pouvait gicler à tout instant. J’aurais de la chance si je ne finissais pas par provoquer le spasme qui m’achèverait comme une bête.

— Il faut un minimum de chair, dit-il en s’approchant, constatant que Bernie était en acier.

— Ça non plus c’est pas d’la chair, Frank, dis-je en secouant un morceau de cette peau synthétique qui perdait de sa souplesse en refroidissant.

Frank secoua nerveusement la tête.

— Cherche la chair ! cria-t-il.

Je me mis à retirer toute la peau, la déchirant pour aller plus vite et ne mettant à nu que l’acier finement usiné. Voilà ce que c’était, Bernie : un lémure envoyé pour nous faire chier. Ah ! « Ils » devaient bien se marrer en Haut Lieu !

— Cherche et ferme ta gueule !

Je cherchais et je fermais ma gueule. Mais tout ce que je trouvais, c’était de l’acier. En temps ordinaire, je me serais émerveillé devant ces structures conçues pour imiter parfaitement le mouvement et les émotions qui le provoquent. Frank appuyait le canon de son Dillinger sur ma nuque. Sa main tremblait comme une feuille qui n’en a plus pour longtemps. Il me tendit un tournevis avec l’autre main.

— Cherche dessous ! On le sauvera si on trouve la chair.

On allait perdre un temps fou. Je me mis à dévisser. Il comprenait pas que c’était de l’acier massif, que tout était structure de consolidation et de mouvement. Bernie devait peser au moins une tonne, plus si c’était de l’acier enrichi. Dans ce cas, j’étais en train de crever lentement.

— Ya pas d’chair, Frank ! C’est que d’l’acier !

— Impossible ! Ya toujours de la chair. On le reconstituera !

Où il se croyait ? Dans un laboratoire dernier cri ou dans un vaisseau de combat transformé en Poubelle Stellaire ? J’avais l’air d’une fourmi avec un tournevis à la place du cerveau.

— Là ! Tu vois !

J’en revenais pas : une bielle était creuse et il y avait quelque chose dedans. Si c’était de la chair, elle servirait à rien. J’ouvris l’acier avec une grignoteuse, lentement parce que Frank avait tout son temps et un revolver dans la main. C’était de la chair ! La chair de Bernie. Elle palpitait.

— Tu vois ! exulta Frank.

Je m’fendis d’un sourire. On appelle ça le sourire du condamné. Ça sourit et en même temps, ça a l’air d’une grimace. Je me sentais pas à l’aise. Quel était l’étape suivante ? La mort de John Cicada ou sa participation active à une Reconstitution Post Métallisation ? Mon sourire crispé énervait Frank.

— Qu’est-ce qu’on fait ? couinai-je à cheval sur le fil qui sépare l’homme de la mort.

Frank observait le morceau de chair qui pouvait être un muscle ou un organe, peut-être un composé des deux. Il avait pas l’air malin de celui qui savait ce qu’on faisait avec ça une fois qu’on avait vaincu les réticences et les critiques. C’était un de ces moments cruciaux où ce qui a été gagné n’a plus le sens qu’on lui croyait quand il était probablement perdu, en pleine action. Frank angoissait à mort. On était revenu sur le terrain des Connaissances Acquises par d’autres qui n’offriraient peut-être pas leurs services à deux minables irrécupérables que le destin s’amusait à perturber parce qu’il n’avait rien à faire en ce moment. On n’était plus en phase. En plus, ça bougeait dans la soute. Bernie avait laissé la porte ouverte.

— On f’rait peut-être bien de la fermer, Frank…

— C’est toi qui la fermes ! C’est des amis. Et c’est pas tous des cons.

J’aurais dû me douter que l’Expérience à laquelle je participais malgré moi ne concernait pas l’Humain, mais ce qu’il avait imaginé pour le remplacer dans les travaux pénibles. On était deux humains en compagnie d’une quarantaine d’androïdes dont un était définitivement détruit. Mais pourquoi Frank avait-il raison ? Pourquoi ce morceau de chair lui donnait-il raison ? Un premier cadavroïde fit son apparition. Il voulait pas déranger, ça s’voyait à son air triste :

— On trouve pas l’sel, dit-il.

Le Dillinger que j’avais sur la nuque me donna un petit coup de crosse. Rien à côté de l’angoisse.

— J’suis un ami, dit Frank.

D’après lui, on l’avait envoyé. Il était Résistant lui aussi. Depuis quand ? Le type répéta son innocente question :

— On part jamais sans le sel pour la vinaigrette, dit-il comme si c’était le genre de truc qu’on a envie d’entendre en Situation de Mort Imminente.

Il nous montra la salière vide. Un autre type apparut, beaucoup plus décharné. Son odeur m’immobilisa en pleine action. Frank m’arracha le morceau de chair fraîche avant qu’il n’arrive un malheur. Je m’écroulais dans la flaque de Bernie.

— Il va pas bien, disait Frank. Qu’est-ce qu’on fait dans ces cas ?

— Tu la fous mal, comme Résistant ! dit quelqu’un.

On me transporta dans la soute qui s’était vidée de tout son contenu, y compris la bouffe et le chat. J’émis un dernier message avant de perdre connaissance : « Mutinerie à bord. Stop. Frank Chercos leader. Stop. Impossible réagir. Stop. Demande action. Stop. »

 

C’est le chat qui m’a réveillé. Il me léchait les dents dont il explorait les interstices avec les griffes. Il avait l’air de se régaler. Je pouvais même pas le caresser tellement mes liens étaient serrés. Je donnais un coup de pied sans le toucher. Il avait calculé toutes les distances et se situait dans un point mort. C’est malin, les bêtes.

La soute était saturée d’odeurs infectes. Je pouvais voir les traces à la seule lueur d’une veilleuse bleue. La porte était fermée. Je reposais sur une plateforme de largage. Mon destin était scellé. J’avais le choix entre chercher une solution et ne pas la trouver — et me tenir le plus tranquillement possible avant la minute d’angoisse qui précède la mort. Pas un bruit. Rien. Le hublot de la porte était verrouillé, traçant un cercle de lumière, comme une éclipse. Pourquoi le chat ?

J’arrivais pas à choisir entre tenter de changer mon destin ou en accepter la triste fin, ce qui constitue en soi une troisième possibilité. J’ouvrais la bouche en grand pour faciliter la tâche que le chat avait entreprise dans la plus parfaite ambiguïté. Qu’est-ce qu’il me voulait ? Ces yeux me sondaient. Il agissait par habitude. Il savait comment ça allait se terminer et comment ça recommencerait. Peut-être même pourquoi. Pourquoi pas pourquoi ? Et personne à qui parler ! Je me mis à gueuler, guettant l’ombre dans l’interstice de lumière qui s’arrondissait sur la porte. Mais rien !

 

Frank avait parlé d’un pirate toujours preneur des vaisseaux égarés. On en parlait. Il arrivait même qu’un vaisseau ne rentre pas au Port. La plupart du temps, c’était à cause d’une panne fatale et la Presse diffusait une photo floue d’une explosion qui mettait fin aux spéculations. D’après les comptes tenus par les Services de Maintenance de la Flotte, Gor Ur possédait trois de nos vaisseaux. Encore s’agissait-il de frégates réformées qu’on utilisait dans le cadre des Activités Annexes, le Dépotoir par exemple. J’avais connu ces capitaines qui erraient maintenant dans l’espace aux commandes de ces frégates, mais avec quelque chose dans le cul pour les contraindre à obéir. J’aurais peut-être cette chance : devenir un esclave de Gor Ur : mourir de la même mort infernale, mais plus tard : disparaître de la mémoire des hommes : ou être cité comme traître à la Nation dans les manuels scolaires.

Mais qu’arrivait-il aux mutins une fois que Gor Ur prenait possession du vaisseau ? Que deviendrait Frank Chercos dans cet espace où il était condamné non pas à errer, mais à fuir ?

La porte s’ouvrit.

— Il est réveillé, dit la silhouette.

Une autre silhouette se profila. C’était Frank.

— Ça va, John ? On arrive.

On arrivait où ? Le chat fit saigner mes gencives par erreur.

— Injectez-lui un tranquillisant. Je vais expliquer la situation aux autorités.

Le vaisseau semblait descendre. On était la proie d’un champ magnétique. Je connaissais cette douce sensation prometteuse d’un repos bien mérité. Frank disparut. La silhouette s’approcha. C’était une femme en assez bon état de conservation. Elle tenait une seringue.

— Ça t’fera du bien, mon chou.

Elle me piqua. Ça fait du bien tout d’suite, ces injections destinées à brouiller les pistes. Le chat s’était reculé dans l’ombre bleue. Je marchais à Mach 10 ! Mon cœur allait exploser. J’avais pas l’habitude de ces trucs, moi ! Mais je me sentais bien. Frank pouvait tout expliquer à ma place.

— On est où, ma poule ?

— On est chez toi, mon chou. Tu vas faire dodo avec Mimine.

— Qui c’est, Mimine ?

— C’est moé !

Elle sentait la merguez frelatée.

— Zavez pas un complément pour l’odeur ? demandai-je alors qu’un brouillard épais m’envahissait.

Elle rit. Elle caressait le chat qui se tenait dans l’ombre sans me quitter des yeux. On peut pas être mieux : le sexe et une petite bébête pour témoigner que ça s’est bien passé.

— Ils vont monter à bord, prévins-je comme si cette femme avait de l’influence sur les décisions de Frank.

— Qu’est-ce qu’ils verront ? Deux sexes et un chat.

Elle avait raison : je ne crierai pas : je serais docile : je voudrais connaître la suite : jusqu’où il fallait aller pour rencontrer Gor Ur.

— Qu’est-ce que t’aimes, mon chou ? Autant ne pas s’ennuyer.

Le chat m’interrogeait aussi, comme s’il avait l’habitude, comme s’il attendait, comme s’il savait. Il avait l’air d’une peluche sur un coussin. Immobile et silencieux, il attendait et je redoutais les conséquences de cette attente.

— J’te fais jouir et on se quitte, mon chou !

Je valsais. Un policier fit le tour sans quitter l’ombre. La femme valsait aussi. Je voyais son cucul. Un tatouage indiquait qu’elle avait aimé et qu’elle avait été déçue. J’émis une plainte. Le flic se retourna. Il percevait la différence entre plainte et soupir. C’est ça, l’expérience !

— Vous allez bien, M’sieur ?

Sa torche se renseignait sur les seins de la femme.

— Y va bien, dit-elle par à-coups. Il est en convalescence.

Elle en disait trop. Le flic était émoustillé.

— Vous avez été malade, M’sieur ?

La torche m’illumina. Ou j’avais mauvaise mine : ou j’avais plus de mine : le flic grimaçait.

— Il est pas contagieux, dit la femme qui haletait.

— C’est pas beau à voir, fit le flic.

Le faisceau continuait d’éclairer ma gueule. Ça devait lui plaire, un mec défiguré. Il demandait même pas pourquoi elle était pas écœurée. Les relations du couple sont tellement compliquées ! Y avait aussi un chat, mais il en parlerait pas dans le rapport.

— Vous êtes qui ? me demanda-t-il enfin.

Il avait pas encore l’intention de me sauver. Il se renseignait parce qu’il avait vu ma gueule quelque part. Mais où ? Kimézou.

— C’est le célèbre aviateur John Cicada, dit la femme qui atteignait son but.

Le flic approuva la surprise en frappant du pied. Le chat détala.

— Il a choppé une maladie tropicale, continua la femme.

J’éjaculais. Cette fois, le flic douta. Ça ressemblait à un soupir, mais sans la raison du soupir. Il voyait rien. Il baladait la lumière sans rien trouver à redire. Il trouvait même plus le chat. La femme était debout, boutonnant sa combinaison.

— J’savais pas que John Cicada aimait les femmes, dit le flic.

— Il les aime pas, dit la femme. Ça fait partie du traitement.

— J’veux bien être traité, moi, gloussa-t-il.

— Zêtes pas malade, M’sieur l’agent !

Il allait dire le contraire. Seulement voilà :

— Vous êtes pas sur la liste, m’sieur Cicada.

— Y voyage incognito, dit la femme qui se redéboutonnait.

— Faut voir, dit le flic.

Il voyait toujours rien. Ça l’énervait. Il se gratta le nez avec le pouce.

— Suivez-m[oi !] dit-il.

Sa tête péta avant qu’il ait fini de dire. Frank alluma. Il était dans un sale état. Il venait de se battre. Il avait plutôt l’air désespéré.

— On a besoin de vous, John !

— De qui j’ai besoin, moi ?

Pas d’une femme en tout cas. Je secouais mes chaînes. La tête du flic avait giclé dessus. Frank n’avait pas pensé au code de décollage. Y avait pas besoin de code pour se poser. Il en fallait un pour s’arracher. Et il était dans la tête de Johnny. Pas question de la péter. Et pas l’temps de torturer. Fallait négocier en trente secondes. Sur le Pas de Tir d’Où On Se Trouvait, ils étaient prêts à détruire le vaisseau et les mutins qui le possédaient pour pratiquement le même temps. J’avais pas le choix non plus : crever dans la destruction ou faire décoller l’engin avec une chance sur un milliard de passer entre les gouttes. Trente secondes, mec !

 

La femme ne réagissait plus. On n’avait pas le temps de la pincer. Chaînes tendues, j’offris mes poignets. Trente secondes plus tard, un déluge de feu s’abattit sur la vieille carcasse du vaisseau. Mais on avait franchi le point limite. On avait laissé des plumes, on allait en manquer tôt ou tard, mais on était hors de portée. Gor Ur ferait baisser le prix.

— Vous êtes un as, John, dit Frank qui avait retrouvé sa tranquillité de fugitif confiant en l’avenir de la Justice.

Je l’étais, as. Mais qu’avait-il été chercher sur cette Station de Ravitaillement ?

— Du ravitaillement, dit-il. On a un problème d’infection bactérienne.

Il en avait l’air. J’essayais de comprendre ce que l’écran me disait.

— On est en quarantaine, continua-t-il. C’est pour ça qu’ils nous ont pas suivis. On a ordre de rester à distance dans la zone de notre choix. Sinon, ils nous détruisent sans procès.

— Une bactérie ?

— Des tas de bactéries, John !

 

Le morceau vivant de Bernie était posé sur la console de commandement. Le linge était rose de sang. Frank s’interposait entre cette preuve vivante de son innocence et mon intention de la détruire avant que ça devienne trop compliqué pour le lecteur moyen.

— On va tourner en rond, John. Sinon, on tente l’impossible.

— Et les autres ?

Il ferma les yeux comme si je venais de lui enfoncer une aiguille dans le nerf optique. Puis il les rouvrit, sondant mon propre regard.

— Quels autres, John ? À part le chat…

J’avais des traces de sperme sur ma combinaison. J’avais pas rêvé.

— Excuse-moi, John. Des fois, je maîtrise plus.

On les avait largués ? Ils étaient passés où ? J’avais pas vu de trou noir pendant le film. Il expliquait comment cette disparition aussi soudaine qu’inexplicable ?

— J’explique pas, dit-il en empoignant Bernie.

— T’es dingue ! Tu vas lui faire mal !

Je branchais le pilote automatique. Une visite de la soute me renseigna sur ce qui s’était passé. Il avait procédé au largage en zone de décontamination. Pas une trace sur le Métal environnant. On venait de quitter une Zone Adéquate sous le feu des autorités chargées de la décontamination, et non pas de nous expédier en Zone d’Attente Sanitaire. Qu’est-ce qu’il manigançait ? Qu’est-ce qu’il faisait à son papa ?

— Explique-toi, merde !

On était quatre à bord : lui : moi : Bernie : le chat. Manquait plus qu’un poisson rouge. Y avait aussi des bactéries de plusieurs races. J’y connaissais rien en racisme bactérien. Mais ça comptait comme présence ! Ça comptait jusqu’à plus savoir où on en était. Je revins au poste de pilotage pour modifier la trajectoire.

— Qu’est-ce que tu fous, John !

Je revenais. Pour les problèmes métaphysiques, ya qu’la Terre pour réfléchir. Ailleurs, on est trop sollicité par les questions de physique dimensionnelle.

— Tu vas pas faire ça ! John !

Je l’faisais, à moitié conscient, pas sûr de faire le bon choix, mais déterminé à revenir ou à disparaître dans les effets dévastateurs de sa bombe à commande vocale. J’avais une excuse :

— Que veux-tu qu’on foute de Bernie ? Ils sauront eux !

— Tu leur apportes la preuve, John ! Et j’ai pas envie de recommencer. Tu sais c’que j’ai vécu ?

— Je sais que ÇA ! Ferme-la ou fais-la péter !

Si ça pétait, comme je disais, on n’irait pas loin. Et il avait pas l’air non plus du type qui va s’expliquer tranquillement dans un Tribunal. J’avais une boule dans la gorge et je me remis à saigner. Ça coulait par petits jets maintenant. Il avait l’air effrayé par ce qui m’attendait si je souffrais vraiment d’athérosclérose comme je m’en étais plaint si souvent.

— Ça peut pas durer, Frank.

— On peut pas atterrir, John. On est contaminé. Ya pas d’zones de décontamination sur la Terre. Faut aller loin pour en trouver.

La voix de DOC nous interrompit :

— Zêtes cinglés, les mecs ! Vous traversez des zones de guerre ! Vous allez finir en lumière !

La guerre maintenant ! Le chat reposait sur son coussin pisseux. On était dans l’atmosphère, à une minute de chez nous, en comptant large. Je réduisis les gaz. Frank ne disait plus rien. Je l’avais vaincu.

— On f’ra pas long feu, John.

— J’ai pas envie de mourir non plus !

Le chat me conseillait une approche par paliers. J’entrais un maximum de paramètres crédibles. La Tour répercutait sans signes d’hostilité. On était dans l’hermétisme total avant de s’expliquer clairement. J’avais déjà vu des vaisseaux contaminés pilotés par des capitaines qui avaient envie de s’expliquer avant de disparaître dans le feu. J’envoyais donc un premier message bourré d’explications si confuses que je doutais de pouvoir les compléter par des exemples concrets. Frank étreignait toujours Bernie, comme une mère qui veut pas quitter le monde sans démonstration d’amour.

— John ! disait la voix de DOC. Laissez-nous vous guider vers la prochaine Station de Décontamination. Débranchez Frank !

Pour moi, Frank ne pouvait plus exercer aucun pouvoir sur mon esprit et encore moins sur le fonctionnement du vaisseau. Le chat, je dis pas. Il me perturbait comme un rêve prémonitoire, mais j’étais incapable de dire en quoi consistait cette prémonition dont les signes relevaient du Mental. Sur l’écran, la courbe se pliait jusqu’à la douleur

— Débranchez Frank !

Ils insistaient.

— C’est quoi, ce feu bactérien, DOC ?

— C’est nouveau.

— Et c’est qui ?

— Débranchez Frank !

 

Les gens normaux ne devraient pas fréquenter ceux que le Mental explique mieux que les discours moralisateurs. De quoi on a besoin pour vivre ? D’un Jardin. Autant en interdire l’entrée à ceux qui présentent des signes de dysfonctionnement. La Vie serait plus simple. On s’rait payé grassement au lieu de jeter cet argent précieux par les fenêtres ouvertes sur l’Inconnu. Un bon métier est synonyme de bonheur. J’en avais un et j’étais même un héros. Un héros expérimental si j’avais bien compris. Et Frank me traitait comme je l’aurais traité si on m’avait laissé faire. Dire que j’étais infini depuis qu’Omar Lobster me prodiguait sa confiance de connaisseur en Tout !

— Débranchez Frank !

John ! Frank ! J’en avais marre de ces cris de détresse ! Pourquoi y bouffe pas Bernie ? Je veux parler du chat.

— Vous entrez dans zone chinoise, John. Lancez un mayday ! C’est votre dernière chance.

Je voyais les batteries de missiles comme si j’étais venu les compter. Des batteries côtières, avec des navires au large et des plantations d’opium dans les terres. Encore un peu et je dévisageais le Chinois moyen. C’était dangereux.

— Mayday ! Mayday ! hurlait DOC dans les ondes.

J’atteignais la zone portuaire de Wang Xi. Je connaissais du monde sur les quais. J’y avais des dettes aussi à cause d’une connasse qui avait joué à ma place.

— J’vais péter, dit Frank.

Mais au lieu d’appuyer sur le bouton rouge, il serra les fesses. Un filet de gaz fit à peine frémir Bernie.

— Débranchez-le !

C’était peut-être efficace contre les bactéries. Ça sentait le musc et la merde. Frank ne raisonnait plus.

— Je fais comment pour le débrancher ?

— Tuez-le !

Il y allait pas avec le dos de la cuillère, DOC ! Un infanticide maintenant ! Qu’est-ce qu’y faut pas faire pour se distinguer du commun des mortels ! Avec quoi je le tuerais, ce branché des réseaux parallèles ? Et Bernie ?

— Vous ramènerez Bernie, John.

Sûr qu’on m’expliquerait pas. Ils avaient peut-être les moyens de faire la différence entre une bactérie agressive et une sauterelle inoffensive.

— Vous penserez plus tard, John. On est au cœur du problème. Ouvrez la bouche.

J’ouvris. Un rayon explora aussitôt les dents que le chat avait parfaitement nettoyées.

— Vous êtes contaminé, John. Rebranchez Frank et attendez.

Je l’avais débranché ! Il me regardait pas comme quelqu’un qu’on vient de débrancher. Donc, je ne fis rien. Ça continuait. Avec un tas de Chinois qui calculaient des trajectoires. J’suis jamais bien dans ma peau dans ces moments-là.

— C’est bon, John. Vous arrivez.

J’arrivais où ? Un regard dans le hublot de contrôle ne me renseigna pas. J’avais l’impression d’assister à la multiplication sexuelle des Chinois pris au piège de l’économie de marché.

— Déclenchez le témoin d’approche. On vous prend en charge à distance. Les Chinois sont d’accord.

Frank souriait comme si tout était perdu. Il avait toujours sourit de cette manière dans les mauvais moments. Il recommençait pour me prouver une dernière fois qu’il avait toujours eu raison. Qu’est-ce que je foutais dans ce pays étranger qui entretient la confucion impériale ?

— Confimation médé. Confimation médé. Vaisseau étanger appoche !

— En danseuse, John ! En danseuse !

— Jolipetikuku !

Ah ! L’humour chinois ! Je supporte pas.

— Débranchez Frank ! C’est fini.

 

Le sas de la passerelle s’ouvrit. Personne. Frank riait. La porte donnait dans une bulle de plastique gonflée à l’oxygène enrichi. On voyait des ombres s’agiter derrière la membrane.

— Débranchez Frank !

— Faudrait peut-être d’abord qu’il débranche sa bombe.

— Bombombombombombomb !

Frank exhibait son intérieur directement hérité d’une recette saoudienne.

— Tu f’rais ça à ton papa ?

Il le ferait. Comment on débranche un mec qui est branché à une bombe, dans le style pierre-deux-coups ? DOC restait muet. On lui avait peut-être coupé le kiki. Je m’exprimais sur les ondes chinoises dans une langue traduite, avec tout ce que ça suppose d’imperfections et d’équivoques. La bulle se souleva à ras de terre pour laisser le passage au premier destructeur, un modèle qui n’est plus en usage chez nous parce qu’il réfléchit pas. Un Chinois réfléchissait à sa place. Il avançait sur ses petites chenilles poilues. On entendait nettement les correcteurs de trajectoire. Je mis Frank à l’abri d’un tir possible. Ah ! Il y tenait à son Bernie !

— Vous êtes sûr qu’ils sont là pour nous sauver, DOC ?

— Vous n’avez pas débranché Frank !

— Qu’est-ce que ça peut foutre aux Chinois ?

— Ça leur plaît pas !

— Pourquoi ???

— Débranchez-le, John ! On tient à vous !

Ils tenaient surtout à ne pas perdre bêtement un vaisseau qui valait encore son pesant d’or. Le destructeur s’immobilisa. Sa petite tête chercheuse visait le sas où on se trouvait, Frank et moi. Sans oublier Bernie et un tas de bactéries qui devaient pas amuser les Chinois.

— J’vais tout faire péter ! s’écria Frank qui racontait pas des craques à son papa.

— Tu connais le nombre de Chinois ? T’en péteras jamais assez pour mettre en péril leur civilisation. Ils se reproduisent par division, comme les cellules de ton cerveau, sauf que les tiennes sont pas d’accord une fois séparées.

— Rien à foutre des Chinois !

Il en voulait à son papa et souhaitait pas que ça se sache en public élargi. Le destructeur se mit à fumer.

— Les gaz maintenant ! Qu’est-ce qu’ils foutent, DOC ?

— Débranchez-vous, John !

La voix de DOC trahissait l’enregistrement. Quand DOC ne répond plus à vos questions, c’est que sa voix est manipulée par un spécialiste de l’intervention rapide. C’est comme ça qu’ils perdent le temps précieux qui leur est nécessaire pour plaquer l’élément nocif sur le sol violé sans visa. Ce qu’on ramasse, c’est toujours votre cadavre, pas les fruits de votre imagination. J’savais même pas ce que ça voulait dire : débrancher. J’avais appuyé sur tous les boutons rouges : en vain : les Chinois continuaient de rouspéter en boucle avec la voix de DOC qui semblait ne pas pouvoir se fatiguer.

— C’est quoi comme modèle ? demanda Frank.

— Débranchez-le, John !

Je le débranchais avant ou après m’être débranché moi-même ? Qu’en pensait le chat ?

— Ça a l’air de dater de la guerre de Corée. Tu veux mes lunettes ?

— Il est relié à un fil ?

— J’vois pas d’fil, Frank.

— Qu’est-que que tu vois ?

— Ça s’rait plus intéressant de savoir ce qu’il voit lui !

J’avais raison. On s’en foutait de voir. Pour voir, on voyait. On voyait un destructeur pathologique et l’agitation derrière la membrane de la bulle. On n’avait même pas d’échelle pour descendre, ce qui n’était pas normal puisque normalement une échelle se déployait à la place de l’escalator en cas de panne de celui-ci.

— Sivoupadébanchéfanknoutilé !

 

On était dans une bulle antiterroriste, un engin de fabrication étasunienne conçu pour circonscrire les déflagrations. Les Chinois avaient le choix entre provoquer l’explosion ou attendre qu’on explose. Alors qu’on n’était même pas des terroristes !

— Moiavoirenvidedébranchéfrankmémoipapouvoir. Voussi ?

— Suivez les instructions, merde !

Je réfléchissais à toute vitesse.

— Nounégocié.

— Toipanégocié. Fanknegocié.

Le chat se frottait à mes jambes. Frank, négocier ? Avec qui et pourquoi ? On était deux sujets d’expérience occidentale. On représentait une valeur dans ce pays où l’homme vaut le prix qu’on lui colle au cul s’il a encore envie de vivre après ça. Peut-être qu’on les avait chopées en Chine, ces bactéries.

— Charrie pas, John, fit Frank qui réfléchissait lui aussi, mais en sens inverse. Ces bactéries, c’est les nôtres.

— Qu’est-ce qu’on fait, Frank ?

Sortir de la bulle relevait de l’imagination. Se rendre aux autorités chinoises constituait un abus de confiance. À part ça, c’était l’impasse. Le suicide collectif à deux, sans compter le chat, n’était pas une solution, mais une fin.

— On a Bernie, dit Frank. J’ai toujours Bernie !

Il avait l’air de sortir d’une séance d’électrochocs.

— Débranche la bombe, Frank. On la vendra à un Arabe.

— On est tous de la même race !

Qu’est-ce qu’il attendait puisqu’il n’y avait rien à attendre ? Le destructeur fit un petit tour du côté de la membrane qui se souleva. On lui injectait de nouvelles données. Frank enfonça un doigt expert dans la chair de Bernie. Il cherchait l’anus. Ah ! La Science m’étonnera toujours, allez !

 

Le destructeur revint exactement à la place qu’il avait occupée une bonne dizaine de minutes pour analyser la situation. Il avait laissé une petite trace, du pipi ou du crayon, je sais pas. Sa tête était tournée vers la queue du vaisseau. Sans la queue, on était foutu si la suite des opérations consistait à échapper à la vigilance des Chinois. Ou plutôt à la terrible excitation qui s’emparerait de leur Mental si on réussissait à décoller. On n’aurait pas dû écouter DOC. Le chat s’interposait peut-être. Son poil était hérissé comme si le destructeur lui envoyait des ondes analytiques.

— On n’est pas en Chine ! dit Frank dans un cri de victoire.

On était où alors ?

— Dans une bulle, dit Frank comme si la parole divine lui enseignait les prémices d’une ère nouvelle qui donnerait tort à toutes les religions pour instaurer la Vérité Universelle.

Il referma le sas, prenant le risque d’un tir immédiat. Si on pétait, ça s’passerait à l’intérieur et on serait réduit en bouillie post-post-mortem. Du pas beau à voir avec des yeux neufs.

— L’expérience est en cours, John, expliquait-il au chat.

 

Frank voulait plus me parler. Il parlait qu’au chat. Je m’demandais si on ferait pas mieux de se rendre aux Chinois. On finirait nos jours dans un laboratoire de série B. On f’rait aussi de la Propagande. Des Ouïghours criards nous prendraient pour cible et on descendrait le fleuve intranquille du malheur dans le bateau des dingues. Ah ! Je voyais ça comme si j’y avais été. Qu’est-ce que c’était, cette bulle ? Et quel était le degré de complicité de notre propre gouvernement ? Nul doute qu’on serait plus les bienvenus chez nous.

— Faut qu’on prenne une décision, Frank !

— Pour l’instant, on décide rien.

C’était le chat qui me parlait. Mauvaise influence des esters. Il fallait que j’m’occupe ou que je trouve le moyen de désarmer Frank. Si je reprenais le commandement de ce sacré vaisseau, on n’irait pas plus loin que chez les Chinois. D’ailleurs, on y était. Qu’est-ce qu’on risquait vraiment ?

— Quelle est la poussée exacte des moteurs ? dit le chat.

Pour pousser, ça poussait. La navette était de conception et de fabrication étasunienne. On l’avait même pas améliorée. Et j’en avais la charge depuis plus de vingt ans. On pouvait me faire confiance quand je disais que c’était pas une question de poussée. On était dans une bulle antiterroriste de même origine, à ceci près que c’était du high-tech. On n’avait donc aucune chance de fuir sans exploser dans la seconde qui suit. Aucune chance non plus de résister longtemps à l’intérieur de la bulle. L’expérience était interrompue. Seuls les Chinois avaient désormais la capacité de la continuer. Les Chinois ou le Monde. Qu’est-ce qu’on savait, nous, de ce qui se passait derrière la bulle ? On frappa à la porte.

— Qui c’est ? grogna le chat.

Ça parlait derrière la porte. Plusieurs voix se succédaient dans ce qui paraissait être un ultimatum encore sympathique, compréhensif, quoi ! Je collais mon oreille contre le froid métal. Des voix de femmes ou de Chinois. J’en informai aussitôt Frank et le chat ouvrit sa petite gueule sans rien dire. Voilà c’qui s’passerait à partir de maintenant : on nous demanderait d’ouvrir la porte sans poser de questions.

— Qu’est-ce qu’ils veulent ? demanda enfin le chat.

— J’y comprends rien. C’est du Chinois.

— Dites-leur d’utiliser un mégaphone.

Je criai. J’avais peut-être pas besoin d’en arriver à ces extrémités, mais je donnais l’exemple du dialogue tonitruant qu’on pouvait envisager avant d’aller plus loin. La voix de la Sibylle me répondit :

— Déconnez pas, les mecs ! J’suis à poil avec un détonateur dans le cul !

— T’entends ça, Frank !

Le chat virevolta comme s’il devenait fou.

— J’ai les gosses avec moi !

— Ils sont piégés eux aussi ?

Le chat s’immobilisa pour me faire des reproches :

— C’est nos gosses, John ! miaula-t-il.

J’appliquais la procédure. Gosse ou pas gosse, on fait pas entrer le loup dans la bergerie. Frank se leva enfin. Dire qu’il n’y avait que ce ridicule Dillinger pour nous séparer, lui du côté du Pouvoir et moi dans la merde jusqu’aux oreilles !

— Ouvre la porte, John ! Je sais que c’est toi !

Pourquoi le savait-elle ? Les Amerloques n’avaient pas prévu qu’on pût avoir besoin de vérifier l’identité des visiteurs qui prétendaient entrer. Ça m’avait souvent posé des problèmes, ce défaut de communication. C’était le dernier si je comptais bien sur les doigts.

— Combien vous êtes ? demandai-je dans le cadre strict de la procédure.

— T’es con ou quoi !

Elle gueulait bien, la Sibylle, quand elle gueulait. Mais pas moyens de savoir si des Chinois se cachaient pas dans sa poche.

— Ya surtout la bombe, dit le chat.

— Ça en f’ra deux, constata Frank. On va se transformer en chaleur et en lumière. Qu’est-ce que vous en dites, John ? Laissez-la entrer.

Je compris : s’il y a des Chinois avec elle, on saute ! J’avais aucun moyen de le savoir.

— Yen a pas ! grogna la Sibylle.

Je me retournai vers Frank qui se grattait l’oreille.

— Tentez le coup, John, dit-il. On verra bien.

Qu’est-ce qu’on allait voir avant de plus rien voir ? Y avait même pas de chaîne de sécurité ! Si j’ouvrais, j’avais aucune chance de contre-attaquer si c’était une attaque comme je le craignais. Le nez de la Sibylle était poudré.

— Ouvre, connard ! J’suis avec les gosses !

Dans l’interstice, je voyais le destructeur qui n’avait rien détruit pour l’instant et la membrane de plastique de la bulle qui était agité par le vent.

— C’est pas le vent, dit la Sibylle.

Elle devenait notre mine d’information. Mais dès l’instant où elle entrait, il y avait deux bombes dans la carlingue : une aux commandes de Frank et l’autre que les Chinois actionneraient quand ils le décideraient.

— C’est des gaz, dit la Sibylle.

Elle entra, suivie des gosses qui avaient honte de leur corps. Ils se réfugièrent dans l’allée. On voyait plus que leurs têtes.

— Ils vous veulent vivants ! dit la Sibylle.

Elle enfila rapidement une combinaison. J’avais aperçu le détonateur dans le cul. Par où elle le cracherait, ce gaz ? Frank avait pensé à tout :

— J’aurais le temps de tout faire péter, dit-il tranquillement.

La Sibylle était horrifiée par ce propos crédible :

— Tu nous sacrifierais pour sauver ta peau !

Frank ricana. Il était plus dans son assiette. La Sibylle pouvait-elle comprendre ça ? Elle aidait les gosses à s’habiller.

— J’ai les instructions, dit-elle.

Frank ététoutoui.

— On sortira par la porte de largage, dit-elle. On s’ra à poil et on marchera à reculons, les mains en l’air et en fermant nos gueules. Ils enverront des destructeurs pour vérifier. On doit être absolument inoffensif.

— Et si t’es pas la Sibylle ? fit Frank en secouant son Dillinger.

Elle rougit. Y avait qu’un moyen de savoir si elle était la Sibylle ou un clone chinois. Qui c’était qui vérifierait ? Je proposais de surveiller les enfants, au cas où il leur prendrait l’idée de s’amuser avec les boutons du tableau de commande. Frank entra dans la soute et se mit à attendre.

— Il attendra longtemps, dit la Sibylle.

Et elle ferma la porte de la soute à double tour.

— C’est toi qu’ils veulent, John. T’es le seul Mort Ante-Mortem. Omar Lobster leur a déjà vendu la Vie post Mortem. On se tire en vitesse !

J’empoignais fermement son bras délicat. C’est fou c’que c’est délicat, une femme, quand on croit plus en elle. Je savais que c’était la Sibylle. Mon amour parlait pour moi. Mon cerveau témoignait du peu de science dont j’étais capable en la matière. Rien que du sentiment. Pas une trace d’intelligence. Qui disait mieux ? À part Frank, bien sûr. Je m’dépoilais. Qui je pouvais choquer ? À part ma fille, bien sûr. Frank avait ouvert le volet blindé du hublot et il nous regardait comme s’il avait perdu et qu’il ne pourrait plus rejouer. Il avait toujours le Dillinger à la main. Une mort peut-être douce. Mais les PM, ça meurt plus. D’où la bombe.

— Hé ! On oublie Bernie ! cria le fils.

Il en resterait peut-être pas autant de Frank. J’enveloppais la chair de Bernie dans son linge. Ça f’rait peut-être plaisir aux Chinois de posséder une preuve de plus de la supériorité technologique de l’Occident. Ça pouvait aussi les énerver. Mais d’après la Sibylle, ils tenaient à moi, pas à Bernie ni à Frank. Tenaient-ils à elle ?

Elle ouvrit la porte. Les gosses sortirent d’abord. Le destructeur s’agita. Sa petite tête de fourmi pivotait. Les gosses levèrent les bras en signe de soumission. La Sibylle me poussa.

— Saute ! dit-elle.

— Pourquoi y sautent pas, eux !

— Saute, je te dis !

Ah ! Mes doigts de pied s’accrochaient à la vie ! C’était tout ce qui me restait, la vie. J’aurais plus d’existence. John Cicada, le héros de l’Espace, allait finir à poil dans un laboratoire de contrefaçon. Je m’demandais si j’aurais droit à une vie sexuelle. C’est le plus dur dans l’enfermement : la camisole sexuelle ou la pratique abusive de l’autosatisfaction. On avait rarement le choix. Je crois même que les fous renoncent aux abus sans le savoir. Mais les autres ? Ceux dont le cerveau est fait pour la pratique ? Les pas doués de l’esprit ? Les obsédés de la normalité ? Ceux qui n’ont aucun problème d’interprétation ? Pas un seul de persécution ? Comment vivent-ils si on leur coupe les ressources sexuelles ? Ah ! J’y pensais en m’accrochant !

— Saute, papa !

Je pouvais pas fermer les yeux. Ni regarder en bas.

— Tu devrais, dit la Sibylle.

Je vis une toile tendue par des petites Chinoises à la peau nue. Ma fille ferma les yeux. Ah ! J’étais bien ! Je sautais.

 

Je me retrouvai à l’intérieur d’une autre bulle. Seul et sidéré pour commencer. Ensuite, j’angoisserais. Et je continuerais à m’accrocher à la Vie. Voilà ce que j’étais.

Ils m’avaient injecté des choses à travers la toile. C’était pas encore une bulle. C’était un sac que de joyeuses petites Chinoises nues poussaient vers mon destin. Ils se sont mis à me piquer à mort. Sauf la queue qui trouait le sac. J’avais jamais éprouvé autant d’plaisir. À mon âge, c’est un record. J’aurais mieux fait de penser qu’ils étaient en train de me vider de mon sperme. Le sac s’est gonflé et je me suis retrouvé dans une bulle. Et dans un silence tellement parfait que j’entendais pas mes propres bruits. J’osais pas parler non plus. Je m’endormis.

Puis j’ai été réveillé par des voix. Ils projetaient des images sur la paroi. Elles jointaient parfaitement. J’arrivais pas à les différencier clairement. En fait, je faisais partie de ces images et leur sens me fascinait. Elles appartenaient à mon existence. Et je m’appliquais à les classer dans l’ordre chronologique. J’ai fini par trouver une espèce de paix fragile, comme si tout ce que je devais reconnaître se trouvait derrière cet écran sphérique éclairé de l’extérieur par un système de projecteurs connecté à mon cerveau. Mais mon corps nu ne comportait aucune trace de connexions. En étendant mes bras et mes jambes, je touchais la paroi en quatre points qui communiquaient avec l’extérieur. Ils injectaient la tranquillité. Il y aurait des intervalles de plaisir. Peut-être même pourrais-je m’entretenir avec ces voix. J’avais aucune difficulté à me soumettre. Des questions me traversaient. « Qui est la mère de Frank, John ? » Qui avait été cette magnifique Africaine que j’avais arrachée à son Royaume ? « Qui, John, QUI ? » Je savais plus. Je me souvenais du plaisir. de la résistance. De la soumission. De la tentative d’évasion. De la chasse dans les bois. De son corps couché dans l’eau du fleuve. Et du regard désolé du chasseur. J’avais abandonné l’enfant à un destin plus serein. Il ne porterait jamais mon nom. Que savaient-ils de plus ? Ils savaient tous. Ils profilaient le forcené qui menaçait de faire sauter le vaisseau avec sa précieuse cargaison. Quelle précieuse cargaison ? Une douleur atroce me traversait chaque fois que je me posais la question. Et la bulle roulait. Je voyais la déformation impliquée par un sol mouvementé qui pouvait être celui de n’importe quel désert où la Science se livrait à des exactions dont l’Humanité payait le prix exorbitant. Pourquoi une partie de cette Humanité impose-t-elle ses décisions à cette autre partie qui ne vivrait pas sans les conséquences de ces décisions ?

 

Il y eut un moment d’obscurité totale que j’associai à la nuit. Je ne dormis pas. Je n’avais plus besoin de dormir. Tout se passerait ailleurs que dans le temps. Je serais totalement conscient, mais sans comprendre. Le sens me serait arraché. Je ne le donnerais pas en l’absence d’objet. À quel moment l’angoisse s’installe-t-elle ? J’ai jamais vécu sans cette terrible sensation d’hypermnésie. La bulle traduisait plutôt un effort constant de compréhension. Il y avait même de la joie dans mes perceptions.

— Qui était-elle, John ? Frank aimerait bien savoir s’il peut légitimement prétendre au titre de Prince de ce Monde ?

La voix était claire et posait une question dont Frank avait le droit de connaître la réponse. Oui, c’était un Prince, du moins en Afrique. Mais tellement de temps avait passé ! Je me souvenais plus des détails.

— Quels détails ?

Je l’avais aimée uniquement pour la posséder sans autres raisons. Je me souviens d’un amour fou. Je l’ai enfermée dans cette bulle. J’ouvrais l’œilleton et je dispersais le gaz. Ensuite je fendais la bulle et je la pénétrais. Elle n’a jamais connu le plaisir.

— Pourquoi l’enfant ? Par erreur ?

Je sais plus !

— Regardez bien les images, John. Laquelle correspond le mieux à cet effacement ?

Je sais pas ! Peut-être celle qui montre en boucle le regard du chasseur. Qui était-il ? Je le connaissais pas.

— Vous l’avez revu plus tard. Dans quelles circonstances ?

En quoi cela peut-il m’épargner l’angoisse de cet enfermement sphérique ? Je redoute tellement cette éternité expérimentale ! À quelle évolution avez-vous pensé en établissant l’hypothèse invérifiable de la vie éternelle ? Aucune génération ne pourra en être certaine. Vous ne transmettrez que mon angoisse comme palliatif de l’ignorance. Ou vous inventerez une nouvelle religion dont Omar Lobster sera le Prophète Initial. Ou le Dernier. Vous êtes capables de tous les commentaires.

— Ferme-la, John ! Tu as promis de la fermer.

C’était la voix de la Sibylle. Je la cherchais dans le film. Sibylle !

— Déconnectez-le. Il a besoin de se reposer.

Il n’y a que le drame qu’on peut comprendre si on accepte les conventions du genre. Mais l’existence ? Cette complexité de polygone tendant au cercle ? Cette confusion de sphéroïde impossible à conceptualiser ?

— Déconnectez-le. Il a vraiment besoin de se reposer !

Je revenais dans l’allégresse inspirée par des petits matins tranquillement posés sur l’Humanité.

— Ça va, John ?

— Ça va, heu… Qui ?

Un petit rire me répondait. Et on recommençait.

— Vous n’avez jamais vécu dans une bulle, John ?

— J’ai connu l’angoisse de la panne.

Il y avait des tas d’autres angoisses, par exemple la nuit qui menaçait de tomber en chemin.

— D’où reveniez-vous ?

— De la chasse.

— Qui était-il ?

— Le père de mon enfant.

— C’est pas compliqué, John. Et c’est bon pour le profil. Vous pensez qu’il fera sauter la bombe ? On le pense nous aussi. Prêt pour le voyage du Jour ?

 

La bulle roulait. J’avais connu le désert, les efforts considérables pour ne pas laisser la peau à cause d’une erreur inacceptable. La bulle se conformait parfaitement à ces reliefs. Quelle route étais-je censé reconnaître ? Ils cherchaient la faille dans le cerveau de Frank et c’était moi qui suivait cet itinéraire improbable. Je m’étais battu dans le désert. J’en étais revenu avec l’angoisse stridente du blessé et du laissé pour compte. Où avais-je trouvé la force de devenir un héros de l’Espace ? J’avais fini par oublier cet enfant qui n’était pas le mien et que les gens du village appelaient : le fils du chasseur. Pourquoi clamait-elle ma paternité ? Personne ne la croyait. Et elle était devenue l’épouse du chasseur. C’était tout le lien que j’avais avec ce château.

— Vous voulez parler du château des Vermort ?

Je parle du château de mon enfance !

— Ne criez pas, John ! C’est fragile, cette technologie. Vous ne voudriez pas être responsable de l’abandon de l’expérience ?

— Vous êtes Chinois ?

Aucune réponse. On avançait dans le désert. Le Comte y avait vécu longtemps. Son chasseur l’accompagnait.

— Vous êtes en contact avec l’Occulte, John. Ce ne sont pas des visions. Je répète : ce ne sont pas des visions !

Il l’avait tuée parce qu’il l’avait prise pour un animal. Je savais pas si c’était la femme de sa vie. Vous connaissez le Chasseur ?

— Ce que vous ressentez n’a rien à voir avec la Réalité.

— Répondez , qui que vous soyez !

Frank était le fils d’un Chasseur et d’une Princesse. Le savait-il ? Il avait été élevé par un couple de réfugiés espagnols. Je finançais l’opération avec mes propres deniers. Je me souviens de dimanches joyeux. Je retournais ensuite dans ma légende.

— Frank est le prénom du Chasseur ?

— Non. C’est le mien. En réalité, je m’appelle Frank Cicada. L’USAF a préféré ce nom qui sonne mieux ou qui est porteur de significations favorables à l’héroïsme.

— Il le sait ?

— Non. Il ne connaît que ma légende. Je me demande bien quelle peut être la nature de la cargaison.

La bulle s’immobilise. Elle a pris la forme d’un couvercle de trou d’homme. On est dans la rue. Puis le couvercle s’abaisse et la bulle est aspirée. Je passe comme une lettre à la poste. Il fait jour. Un type me tient par les pieds. Il violente mon cucul. Je hurle. Il sourit en me jetant dans les bras d’une femme.

— Coupez !

 

La séquence suivante montre une fenêtre. Le rideau métallique est à moitié baissé. On voit un clocher et un horizon saturé de toitures. De grosses lèvres se posent sur moi, puis un téton pénètre dans ma bouche. Je me sens ni bien ni mal. Une Négresse me parle. Moi aussi j’ai du sang africain.

— Coupez !

Moteur !

— Vous êtes dans la bulle, John ! Résistez à l’Occulte !

Compliquez pas !

— Ne simplifiez surtout pas ! Décrivez-nous la bombe.

De simples bâtons de dynamite. Pourquoi je dis ça ? En réalité, je suis dans la chambre avec la Négresse. Le Chasseur ne l’a pas encore tuée. Était-ce une erreur ? Il n’y a même pas eu d’enquête ! Alors que je l’aimais !

— Calmez-vous, John ! C’est l’heure du biberon !

Derrière le paravent, ça discutait. Il y avait une dispute de famille pour commencer. De grosses voix se défiaient. La Négresse me pressait contre son sein et une infirmière me plantait un thermomètre dans le cul.

— Il a pas de fièvre, dit la Négresse.

— On sait jamais, dit l’infirmière qui avait de jolies gambettes.

Elle introduisait sans douceur et retirait avec la même précipitation professionnelle. J’avais d’la fièvre.

— On va lui donner ça et lui faire ça. Signez la décharge.

Elle signait sans cesser d’exercer sur moi cette pression qui me rendait inquiet et fragile.

— C’est pas bon, ÇA ?

Ça coulait chaud. Les voix montaient. Le paravent agitait ses petites dentelles délicates. De temps en temps, un poing s’élevait. Le sein frémissait. C’était quoi, l’enjeu ?

— Vous êtes dans la bulle, John ! Résistez à l’Occulte !

J’y étais pas. Et la bulle était aspirée par le trou. Elle se déchirait. J’en avais le souffle coupé. Qu’est-ce qui pouvait devenir merveilleux maintenant ? Le type frappa mon cul. Mon cri le rasséréna. Ceci est mon sein.

— John ! Frank veut vous parler. Là, le téléphone.

Ceci est mon lait. Corpus. Qu’est-ce qu’il me voulait ?

— J’ai besoin d’un conseil.

— Rends-toi !

— Soyons sérieux, p’pa !

Comme si j’avais envie de plaisanter à l’aurore de ma vie. C’était quoi, ce trou ?

— Demain, huit heures. Ça te va ?

Ça m’allait. Je raccrochais. L’infirmière recommença. Chlup ! Ziple !

— Ça se lève à cet âge ? demandait la Négresse.

— Ça va pas plus loin, dit l’infirmière.

— Tous des obsédés ! fit la Négresse.

 

Chlup ! Ziple ! J’avais d’la fièvre. Encore et encore. Et ça coulait pendant que les voix ronronnaient derrière le paravent. J’avais envie d’gueuler. J’avais gueulé qu’une fois parce que mon petit cucul voulait me sauver de l’étouffement. Le type qui m’avait sauvé regardait dans ma bouche. J’avais une dent, mais il la voyait pas. Et j’l’ai conservée. J’aime pas le Monde.

— Patate ! Patate ! Dis patate !

— Y sait pas parler, mamy !

— Y dit rien ! s’étonnait une fillette aux dents noires.

Mais il était pas con, le futur héros de l’Espace. Ça s’levait pas tout seul, non ?

— C’est réflexe, expliqua l’infirmière. Ça veut rien dire tant qu’il se passe rien.

— Ça voudra dire, mon chou, gloussait la Négresse. T’as bien l’temps d’exprimer ta joie égoïste !

Elle riait et les voix montaient. J’en avais mal au crâne de ce capharnaüm. À part la fenêtre où rien ne changeait, excepté la lumière, le Monde était à la limite du Chaos. J’avais pas les moyens de mesurer. Mais j’en tremblais. L’infirmière en informa le type qui avait tapé mon petit cucul. C’était un joyeux drille.

— Dis donc, Frankie, qu’est-ce que t’es exigeant !

Je tapais dans sa gueule avec les pieds. Qu’est-ce que ça l’amusait ! Il les mordillait sans me faire mal. Il aurait pu. J’aurais apprécié. Après la violence du premier choc, ils s’en tiennent aux mamours et à la prudence. Qu’est-ce que j’aurais aimé être secoué ! Paraît que ça arrive quand le mec y veut faire dodo. Ou quand la meuf elle veut faire autre chose.

— John ! Vous régressez ! Avalez ça !

J’avale. Je suis pas méchant. Je mords pas. J’ai bien vu un chat parler à la place de Frank. Je confirme.

— Il a d’la fièvre, dit le type qui secouait ma queue.

Ça montait avec les voix.

— C’est peut-être une infection. Il a les couilles en feu. Trempez-le dans l’eau glacée des fois qu’ça soit une psychose.

Ah ! C’était pas du glacial pour de faux ! La fièvre tombait au fond de ma poubelle à emmerdes. On me posait alors tout glacial sur le sein qui rebondissait sur les murs. T’as pas idée, mec !

— Il avale pas, DOC !

Du Chinois que j’vous dis ! Vous parlez à un enfant ! Dissociez l’Occulte ! Et frappez mon cucul !

— Essayez le cucul.

Plac ! Aaaaaaaaah ! La bulle m’emporte ! On rentre à la maison ! Un faisceau de connexions se visse dans mon ventre.

— Décrivez la bombe, John. Vous zavez pas envie de sauver des vies ?

— Je veux pas sauver l’chat !

— Quel chat, John ? Vous êtes sûr que c’est un chat ? Il n’y a pas de chat sur la liste. Comment réagissait-il à la caresse ?

La bulle revenait sur les lieux où le Comte avait perdu la vie.

— Vous connaissez cette femme, John ? De qui descend-elle ?

Je me souvenais d’un combat. Le Comte se battait comme s’il se vengeait. Le Chasseur chargeait. Il était dans les caisses de munitions. Je m’étais enfui pour pas voir ça.

— Elle vous en a voulu, n’est-ce pas, John ?

Elle en voulait au Monde entier. Je vivais à l’autre bout du Monde. Je voyageais même jusqu’à Saturne. Vous connaissez Saturne ?

— Vous voulez parler de la Station Intermédiaire, pas de la planète. On n’a jamais été aussi loin. Le Comte a été assassiné dans une chambre de l’hôtel Kronprinz. Vous vous souvenez ? Qui agit sur Frank ? Vous vous en doutez. Vous ne voulez rien dire.

— J’dirais rien aux Chinois !

— Qui vous dit qu’on est des Chinois ?

— Montrez-vous, tas de lâches !

J’avais bien compris qu’en cas d’énervement, le trou se mettait à aspirer la bulle qui se déchirait en suivant dans les mains de ce type qui frappait merveilleusement mon cucul. C’était un bon début et je criais aussi fort que je pouvais. Si yavait pas eu ces voix derrière le paravent, on m’aurait entendu à l’autre bout du Monde ! Quel était l’enjeu ? Pourquoi vous donnent-ils la vie ? De quoi se croient-ils investis ? La solitude peut pas tout expliquer. Ya autre chose.

— Insérez la mémoire providentielle !

Qu’est-ce que j’ai perdu comme temps à chercher à les comprendre ! On devrait commencer par nous dire que c’est pas la peine de chercher. Ça changerait l’enfance en véritable Palais de la Découverte. Au lieu de ça, on continue à chercher, jusqu’au seuil de la mort qui efface tout et on recommence avec un autre qui apprécie la claque. Des derviches tourneurs. Une offense à la dignité humaine.

— Il pleut !

On voyait la pluie tomber sur la bulle. Moi de l’intérieur, et eux de cet extérieur qui m’attendait impatiemment pour régler des questions d’héritage. Une enfance peuplée de voix, ça vous dirait ? Non, n’est-ce pas ?

— Décrivez la bombe si le chat est inoffensif.

— Parlez-moi de la cargaison !

L’autre trou n’aspirait pas. La bulle tombait dedans et elle s’écrasait, provoquant des dégâts sur une surface qui se fragmentait. Ensuite, le silence arrêtait tout. J’entendais pourtant des voix et des bruits mécaniques. La bulle n’avait pas souffert. Elle se regonflait et mes extrémités reprenaient contact avec la membrane. J’étais connecté après une phase de confusion. Ça se passait toujours comme ça. Je comprenais rien. J’étais plongé dans un trou dans lequel la bulle semblait coulisser comme un piston une minute après avoir violemment touché la surface aussitôt brisée en mille morceaux. J’entendais à peine le frottement. J’éjaculais à tous les coups.

— Phase terminale, DOC. On en sait assez.

— Débranchez-le !

Vous en savez assez sur la bombe ou sur Frank ? Qu’en pense la Sibylle ? À quoi sert ce détonateur dans son cul ? Je vois ça d’ici : elle explose avec lui une fois la cargaison mise à l’abri des regards indiscrets. En quoi consiste cette cargaison ?

— Ce sont des réactions résiduelles, DOC. On attend environ une heure et on le broie avant l’incinération. Ya pas d’autres méthodes, DOC.

— Putain ! C’est dégueulasse !

— Vous êtes sûr qu’il sera entièrement détruit ?

— On détruit tout, dit DOC. Les vivants comme les morts. Mais il faut qu’on récupère le pyramidion. On en sait assez sur Frank pour le piéger. Regonflez la Sibylle. Regonflez les gosses aussi. Et finissez-en avec ce héros de merde !

 

Le trou recommençait son cinéma. Mais cette fois, j’avais l’impression de le creuser. Ah ! J’ferais pas des enfants à Frank comme j’en avais rêvé. On irait pas dans l’infini pour se reproduire à perpète. J’allais finir ma vie dans un trou en forme de bulle. Ils finiraient par le piéger et récupéreraient ce qu’Omar Lobster avait planté dans le cul du Monde. Où finirait-il lui-même ? Où ça se finissait si on connaissait pas la fin ? Quelle est la différence entre nulle part et néant ?

— Vous êtes toujours là, Frank ?

— C’est pas Frank. C’est John.

— Excusez-moi de vous avoir dérangé…

— Je peux savoir ce qui se passe dans la grosse bulle antiterroriste ?

— Ça vous servira pas à grand-chose, John !

— Dites-le-moi quand même !

 

D’après le connard qui s’adressait à moi par pitié, le vaisseau était toujours dans la bulle et Frank refusait de se rendre. On avait installé une échelle pour faciliter l’opération Sauve-Qui-Peut. On pouvait pas continuer d’envoyer du monde à coups de pompe dans le cul. Ça sentait la mutinerie chez les Chinois. On avait assez massacré comme ça. Le film correspondant à cette conversation montrait des visages durs, mais avec le regard en coin qui dénonce l’esprit frondeur. La Sibylle se regonflait lentement à cause de la complexité de sa structure. Les enfants, moins conséquents, s’observaient mutuellement, l’une dressant ses petits seins excités, l’autre une queue qui promettait de servir la Patrie et le Désir et qui savait où était son intérêt. Des Chinois donnaient des petits coups de canne sur la Sibylle et elle pétaradait. Ça s’annonçait bien.

 

DOC apparut. Il montra aux Chinois comment on se servait de la canne. Ils avaient l’air heureux d’apprendre quelque chose de concret. Manni le mannequin sautillait avec des Chinoises désœuvrées. C’était un lieu de travail.

 

Quand la Sibylle se sentit suffisamment gonflée, elle monta sur la passerelle et frappa à la porte. N’importe quel type sensé la lui aurait ouverte. Mais Frank était une tête de mule, comme sa mère. Il parlait dans l’avertisseur.

— Zêtes foutus ! Je vais faire sauter ce Monde de merde !

— Il peut, dit DOC à un Chinois qui s’imaginait que Frank ne tuerait que lui.

— Il peut pas !

— Il a le pyramidion, dit Omar Lobster.

Il se déplaçait sur pal propulsé par un moteur ionique. C’était tout ce qu’ils avaient trouvé pour le punir. Ah ! Il vivrait heureux, l’inventeur de la merde qui détruirait le Monde si Frank ne se laissait pas embobiner par les arguments alléchants que les Chinois avaient mis dans la bouche de la Sibylle. J’étais fou de rage en voyant ce qu’on peut tourner comme conneries au cinéma.

— On va letoulner la situation comme une clêpe, dit le Chinois.

Il avait assez de main d’œuvre pour foutre le Monde à feu et à sang. Mais Frank était une citadelle imprenable sans cheval de Troie. Il était où, Ulysse ?

— J’en connais bien un, dit DOC.

— Voukonésséulissévouleditepa !

Il était furax, le Chinois. Paraît qu’ils ont l’équivalent en caractère, mais pas en clair. DOC eut un geste de dépit. On frisait l’incident diplomatique. Ou l’erreur de coordination.

— Allez le chercher, dit-il à Omar Lobster qui s’agita sur le pal pour augmenter une joie qu’il sentait pas à l’origine.

— Il est en phase de préparation au voyage…

— Obélissé ! gueula le Chinois.

Omar obélit. Il avait plus le choix maintenant qu’il passait à l’Histoire secrète du Monde, celle qu’on raconte pas aux cons et qui continue de donner des idées aux moins cons. Je me retrouvais dans le film. À poil, mais serviable. La Sibylle me serra la queue en signe de bienvenue.

— T’es foutu de toute façon, dit-elle.

— Ya des films qu’on n’achève pas, Sibylle.

— Tu t’fais des illusions ! C’est quoi le film ?

— Frank ouvre la porte pour laisser entrer un cheval de Troie.

— T’as d’ces idées, mon Johnny !

J’arrivais pas les mains vides. Je montrai mon cucul à l’assistance que ça dégoûtait peut-être. Ma queue s’était dressée dans la main de la Sibylle. Ah ! J’étais bien !

— Et si tu négociais, mon Johnny ? dit la Sibylle qui voyait dans les lignes de mon prépuce.

Je pouvais. J’avais le cheval et j’étais pas mauvais cavalier. J’avais même de la chance. Il manquait peut-être Troie à mes possibilités, mais ça regardait personne. DOC affinait le calcul avec des données sexuelles. Le Chinois discutait avec Manni qu’il palpait comme s’il n’y croyait pas. On était à deux doigts de réussir et on réussirait pas sans John Cicada.

— O. K., John. On n’attend plus que vous, dit DOC.

Le Chinois pivota comme une girouette au sommet du Monde.

 

Huitième épisode

TROIS-EN-UN

» Le soir, je retournais dans la bulle et soit je coulissais dans le trou avec éjaculation à la clé, soit la bulle était aspirée par un autre trou et j’assistais impuissant au premier jour de mon existence. Je m’installais dans l’habitude, peut-être dans la morosité si la journée avait été gagnée par Frank qui résistait aux attaques avec une intelligence qu’on lui soupçonnait pas, sinon il aurait pas servi de sujet d’expérience. Je voyais personne, du moins pas d’assez près pour regarder au fond des yeux. Le matin, la Sibylle m’attendait sur la passerelle. Les gosses jouaient avec leurs corps. DOC commençait à analyser l’échec de la veille et je me branchais. On avait encore deux jours devant nous. Ensuite, il feraient sauter le vaisseau et il ne resterait plus rien que de l’énergie. Je savais pas pourquoi ils étaient pressés. Ah ! Si yavait pas eu ces p’tites Chinoises en culottes courtes, j’aurais consacré mon temps libre à la réflexion et j’aurais peut-être trouvé une solution à mes ennuis avec la Réalité.

— Deux jours ! giclait DOC dans mon oreillette. Et on n’a rien trouvé !

Frank était astucieux. Il voyait venir les attaques et les contrait au dernier moment, pendant qu’on retenait notre souffle. Maintenant qu’il savait qu’on tentait de le prendre au piège d’un cheval de Troie, sa citadelle était bien gardée. Le destructeur s’acharnait à découper la tôle sans parvenir à percer la première couche. Des milliers d’observateurs, aidés par des ingénieurs de la NASO, cherchaient la faille dans la structure. Imaginez les Chinois grouillant derrière la membrane de la bulle antiterrorisme. Omar Lobster, sur son pal ionique, débitait des analyses dans leurs micros pendant que DOC veillait à mon équilibre mental mis en péril par la confusion des informations.

Plusieurs fois, j’ai touché au but. Mon cheval transportait assez de virus pour contaminer n’importe quelle structure conçue pour résister à la désorganisation. Mais Frank trouvait la parade au denier moment, ou il s’en servait au dernier moment pour mettre notre patience à rude épreuve.

— Qu’est-ce qu’il cherche ? demandait DOC.

— On n’a pas tellement le choix, dis-je.

— Expliquez-vous !

C’est fou ce qu’ils sont impatients, ces savants et ces militaires, quand ils s’aperçoivent qu’ils n’ont pas tout compris.

— On a le choix entre la bulle antiterrorisme et la bulle d’isolement. Vous connaissez pas une autre bulle, DOC ?

Il grésillait. On le sentait pris au piège d’une autre bulle. Pendant ce temps, Frank nous faisait tourner en bourrique. La Sibylle n’arrivait plus à le séduire. Elle frottait son corps contre le Métal de la carlingue sans parvenir à transmettre les odeurs sexuelles nécessaires à la copulation in vitro.

— Frank, vous nous entendez ? chatait DOC.

— Bannissez les Chinois !

— Ce sont les maîtres du Monde, Frank !

— Unpedelessepé !

— C’est pas du chinois. C’est de l’andalou.

— Séduchinoa !

— Dites-leur de la fermer, DOC.

Et DOC s’activait pour que les Chinois foutent pas la merde par inadvertance. Ça s’était déjà vu. On en était au point de mettre dans le même sac les islamistes, les illégalistes et les paranos. Ah ! Mon pauvre Marius Jacob ! T’es plus un héros dans ce Monde Avancé. Pas même un bon souvenir. On a remplacé l’Anarchiste par le Pirate. Et le Vin par de la bibine.

— Deux, c’est pas long, disait DOC aux Chinois.

— C’est ce qui leste ! On a besoin de la bulle pou les Jeux de Lôles.

Ces kons y zavaient qu’une bulle et y zétaient pas foutus de la contrefaire. Le délégué étasunien estimait que c’était pas demain la veille. On l’entendait se vanter dans l’oreille de DOC qui aurait changé de camp s’il n’avait pas déjà été dans celui du plus fort. On voyait l’hologramme de Frank sur la passerelle. Il nettoyait son Dillinger en observant un écran saturé de courbes. Ce qu’on pouvait confondre avec ses tripes, c’était la bombe. J’avais réussi au moins ça en suivant la leçon du passé.

— C’est une vlai bombe ! s’était écrié le Chinois en chef.

— C’est pas du toc, dit le délégué US.

D’après les calculs de Doc, la puissance de cette bombe plus l’énergie du vaisseau, ça donnait une déflagration que la bulle antiterrorisme n’absorberait peut-être pas. Le délégué US ne cachait pas son inquiétude. Les Chinois surveillaient ce visage habitué aux conclusions et peu enclin à se laisser bercer d’illusions. À l’extérieur de la bulle, l’ambiance était tendue. Ça pouvait péter à n’importe quel moment.

— On a besoin de plus de temps, plaida DOC.

Il clignait en direction du délégué US. Les Chinois accompagnaient ces œillades en fronçant le front sous la visière. Ils avaient vraiment besoin de la bulle pour sécuriser le périmètre impérial des Jeux. Tant pis, le vaisseau ferait des dégâts considérables, anéantissant Wang Xi et ses installations gigantesques qui fournissaient le Monde dans tous les domaines de la Consommation. Une faille que les US ne manqueraient pas de mettre à profit pour remonter dans l’estime de la piétaille humaine. Une configuration qui n’était pas du ressort du délégué chinois. Il attendait des ordres qui tardaient à s’imposer à son esprit plutôt enclin aux grands plaisirs de l’existence. DOC se demandait s’il aurait le temps de se mettre à l’abri. Il était le seul à pouvoir calculer cette distance et le temps qu’il fallait pour la franchir. Il faussait déjà les données à venir.

— Wang Xi ne résistera pas à une pareille quantité d’énergie, dit le délégué US. Ni la Chine.

— Pouquoi iatil tant d’énelgie dans ce putain de vaisseau !

— Et encore, renchérit DOC, on sait pas tout.

C’était de la techno ancienne. À l’époque, on connaissait pas le Métal comme on le connaît maintenant. Le vaisseau était structuré par l’énergie, une technologie inspirée par la Réalité. Aujourd’hui, nos vaisseaux structurent l’énergie. Ça fait une sacrée différence.

La veille du jour J arriva. On venait de passer plus de vingt heures à attaquer sans le moindre résultat. Ulysse s’avoua vaincu. Il avait plus envie de lutter. Il doutait même que Frank fût son adversaire. Il se passait autre chose. Un coup fourré de la CIO. Une ruse des Chinois. Une intervention cachée des Russes. Ou l’envoi par les Français d’une caisse de champagne à un endroit névralgique du Complot. J’en savais rien et j’en avais rien à foutre. On me ramena dans la bulle antipersonnelle et j’attendis dans une angoisse noire.

Il se passait rien. La bulle demeurait immobile, avec un point de lumière quelque part dans ce qui pouvait être une manifestation physique du Temps. Je réfléchissais même pas à des stratégies de victoire. J’étais dans la douleur.

 

Au matin, on vint me chercher comme d’habitude. Y avait du monde. On me fit entrer dans un laboratoire. Et on m’annonça la nouvelle.

— John, le cheval de Troie, d’après nos calculs… C’EST VOUS !

Ils avaient fini par trouver ce que je savais depuis longtemps.

— Voulesaviédepuilontan ! gueula le délégué chinois.

— Je vous jure que je savais rien !

DOC frissonna. Le délégué US augmenta la lumière. Le labo était situé sous le vaisseau.

— Delnié joul ! crissa le Chinois.

Ah ! Il y tenait à sa bulle ! Je levai la tête. Deux destructeurs avaient réussi à percer les couches de protection thermique. Ils attaquaient maintenant la structure. À l’intérieur, Frank pouvait tout faire sauter sans nous demander notre avis et encore moins nos impressions. On me présenta une combinaison troyenne. Je serais le premier à entrer dans le trou que les destructeurs taillaient à ma mesure. Et à la grande satisfaction des Chinois. J’avais jamais vu autant de monde.

— Crever ici ou dehors, dit le délégué US qui ressentait le besoin de me clarifier la situation, ça f’ra pas d’différence.

DOC vérifia les points de connexions qui avaient l’air d’insectes posés à la surface de la combinaison.

— C’est des insectes, dit-il. On n’a pas trouvé mieux pour l’instant.

Le Métal commençait à perdre de son influence à l’avantage des pseudo techniques dérivées de l’acupuncture. En y regardant de plus près, on pouvait voir que les insectes étaient vivants.

— En réalité, continua DOC, ce sont des composés d’insectes. Ya même de l’humain dedans. Et de la poudre de perlimpinpin.

Ça le faisait joyeusement marrer que je fusse le premier humain à essayer ce cheval. Mais une fois à l’intérieur, à supposer que Frank me descende pas avant, qu’est-ce que je glandais ?

— Vouglandépa ! Voutavayé ! Tavayédu ! Alefénian !

— En effet, dit DOC, il vous faudra sortir de la combinaison pour être efficace.

— Nous avons tout prévu, dit le délégué US.

— Vous sortez et vous l’enculez ! fit Omar Lobster.

Le pal vibra comme chaque fois qu’il parlait. Il était devenu bavard.

— Il sera mort avant ! grinça le délégué US.

— Je vous explique, John. C’est pas compliqué.

— Pourquoi moi ?

— Vous êtes le capitaine de ce vaisseau, John !

— Mais forcément le mieux équipé mentalement pour effectuer cette mission ultra risquée !

— Vous avez un super Mental, John ! s’écria le délégué US.

Les Chinois approuvaient l’estimation. J’étais au top. Je pouvais faire confiance au Monde qui me regardait. Wang Xi saluait d’avance mon exploit. Forcément, si ça pétait, j’aurais l’avantage de la Chronique et le privilège de la Fable.

— ¡Suerte !

J’allais en avoir besoin. De temps en temps, les destructeurs se retournaient pour répondre les yeux dans les yeux aux questions techniques posées par les Chinois. On m’invita à attendre dans un fauteuil. Je m’endormis.

 

Dans mon sommeil, il y avait une autre bulle et je la crevais à l’âge de huit ans. Je savais encore rien du Monde parce que j’avais vécu dans une bulle. J’avais tout imaginé pour m’en sortir. Et ils avaient pas pensé qu’une crise de nerfs pouvait me donner cette force. J’avais erré toute la nuit en quête de connaissance. J’avais trouvé de quoi manger dans une poubelle. Les flics qui m’ont ramené à la maison me tenaient avec des pincettes. Et je me suis retrouvé dans une bulle à l’épreuve des crises de nerfs. Ils m’injectaient des antidotes. J’avais mangé de la viande et des fruits, bu des boissons sucrées et pétillantes. Rien que des fonds de bouteille, de boîtes de conserve et des barquettes percées d’asticots. Ils allaient passer un mauvais moment à guetter les premiers signes d’infection. C’était une bulle transparente avec des défauts de structure qui déformaient la Réalité. J’avais jamais rien vécu d’aussi excitant que cette attente du premier bouton plein de pus. Et j’ai attendu longtemps. Je m’étais pas assez empoisonné.

Ce que j’ai vécu alors, c’est ce que je vis depuis : la conclusion d’une expérience qui n’en a pas. Ça doit tenir en dix lignes, peut-être moins, mais ça me réveille toutes les nuits. Voilà d’où je tiens la bulle, DOC.

— Zêtes réveillé, John ! Ceci n’est pas un exercice !

Le trou était creusé. Deux fiers destructeurs appréciaient maintenant le bonheur de la flatterie.

— Positionnez-vous, John !

Le visage de DOC m’accompagnait, immense et inquiétant.

— Il a envie de cette bulle, John !

J’étais dedans !

— Il en a tellement envie, de la bulle de son papa, qu’il en prendra un soin extrême. Vous en profiterez pour détruire son sommeil, John !

J’avais compris.

— Vous vous brancherez automatiquement. Il ne s’apercevra de rien. Écoutez la leçon des insectes et surtout, FERMEZ-LA !

 

Je montais. Le trou n’était pas parfait. On risquait la crevaison. Le Métal menaçait encore, malgré la fusion cristallisée. Au bout de dix bonnes minutes de manœuvres assistées, j’étais dans la soute. Bernie m’avait précédé. Il me parla, collant sa bouche immonde contre la bulle qui se déformait.

— J’y comprends rien !

— FERMEZ-LA, JOHN !

Je voyais le visage à travers une structure en formation.

— Pourquoi lui ?

— FERMEZ-LA, JOHN !

Frank entra.

— Bernie ! Qu’est-ce que tu m’apportes? Ah ! Le chou !

Depuis le temps qu’il avait envie d’une bulle ! Et Bernie qui avait fini par lui en trouver une ! Ah ! C’était chou !

— Je savais que tu t’en tirerais, Bernie ! Sans toi, je suis perdu.

— Je sais bien, Frank.

Frank me poussa.

— Elle roule bien, exultait-il. Je l’essaierai demain.

Il n’y avait pas de lendemain. Bernie le savait. Il se tut.

— Qu’est-ce que t’as vraiment l’intention de faire, Frankie ? demanda Bernie qui était venu pour trouver une réponse crédible à cette question de vie ou de mort.

— J’en sais rien, dit Frank. J’ai pas tellement envie de disparaître. Il faudrait que je sois sûr que l’explosion me détruira. Je sais pas calculer ces histoires compliquées de chaleur et de lumière. Le cerveau, Bernie, le cerveau !

Bernie secoua une tête vide de toute solution hypothétique.

— John serait là, dit-il, on pourrait envisager la fuite.

— On n’irait pas loin, Bernie ! J’ai déjà pensé à tout ça. Qu’est-il arrivé à John ?

— Il est retourné dans sa bulle.

Voilà comment on plonge Frankie dans le silence signifiant. On n’avait pas tellement de temps devant nous pour fignoler les détails. J’avais une bombe dans le cul moi aussi et c’était pas des gaz lacrymogènes. Une explosion peut en annuler une autre, paraît-il. C’est l’effet zéro. Un peu comme dans un couple. Si yen a un qui dépasse l’autre, ça pète sans prévenir.

— Vous y croyez vraiment à ces conneries bouddhistes, John ! siffla DOC dans mon oreillette.

Fallait bien que je croie à quelque chose puisque Dieu n’existe pas ! Tu peux vivre sans croire à quelque chose, toi ? C’est comme résoudre la surconsommation de neuroleptiques en la remplaçant par le charlatanisme des spiritualités et des produits naturellement neutres.

— Calmez-vous, John ! Bernie est en train de l’entourlouper.

— Vous croyez ça, vous !

Le chat menaçait de se faire les griffes sur ma fragile enveloppe. Je sais pas ce qui le retenait. Il flairait ma présence peut-être. Pourtant, la bulle était parfaitement imperméable.

— Rien n’est parfait, dit DOC.

— Que va-t-il se passer quand Frank ouvrira la bulle de son papa pour l’essayer ?

— Vous désamorcez la bombe comme on vous l’a appris à l’entraînement.

— J’me rappelle plus…

— … !

— Je plaisante !

Ça faisait rire personne, je sais.

— Gonflez la Sibylle, John, et ne vous excitez pas trop.

À deux, ça devenait étroit.

— La bulle à papa ! s’émerveillait Frank. Quand j’y pense !

— N’y pense pas trop, Frank. On à une décision à prendre.

— Après la bulle, Bernie. Ah ! Ça m’excite !

Rien ne serait tenté avant que Frank ouvre la bulle pour voir enfin ce qu’elle contenait depuis si longtemps. Il était vraiment excité à l’idée de l’essayer. Ça lui donnerait une idée de ce que son père avait vécu.

— T’en as une, de bulle, toi, Bernie ?

— Pas besoin, dit Bernie qui s’accrochait à la Réalité. J’ai pas connu mon père. Je sais rien de sa bulle. Il me l’a pas léguée.

— Ah ! C’est pas d’chance ! C’est une sacrée aventure, tu sais ? J’en regrette pas un chouya !

— Tu oublies notre petit problème, Frank…

— Ya pas d’problèmes. Ya qu’des solutions. Je serai à l’abri dans cette bulle.

— T’as pensé à ton père obligé de vivre dehors pour la première et dernière fois de sa vie ?

— C’est pas mon père !

— Ah ouais ! Tu connais le Chasseur peut-être ?

Pourquoi Bernie excitait ce type dangereux ? J’étais pas dans la confidence.

— Charrie pas, Bernie. On est pote toi zé moi.

— Yapaplupote, Frank !

Ça allait durer combien de temps, ce film ? J’avais pas l’scénario en tête. On en était où, question dramaturgie ? J’avais jamais rien compris à ces opéras. Jamais j’m’étais autant emmerdé. T’es tranquillement en train de déguster un thé laïque en plein Pékin et un d’ces personnages enfarinés surgit de derrière un rideau pour que t’avales de travers ! Ah ! ce sens artistique ! Laissez-moi critiquer !

— On se calme, John. Et on attend. Ça va, Sibylle ?

— J’ai quelque chose entre les seins. Mais à part ça, ça va, DOC.

J’arrêtais pas d’éjaculer entre les actes. J’avais pas envie d’un enfant. C’était juste pour rigoler. Mais elle était vachement sérieuse en mission. Pas un pet, rien. Une fausse nonne. Sans requiem. Et j’étais en forme. Alors…

— Quand il ouvrira la bulle…

— Zip !

— …il verra d’abord la Sibylle…

— Zob !

— …et vous profiterez de l’effet de surprise pour désamorcer la bombe.

— Et le Dillinger ?

— J’m’en charge, dit Bernie.

— Tu t’charges de quoi ? fit Frank.

— Du Chasseur, dit Bernie sans hésitation.

— Un vrai pro, dit DOC. Prenez-en de la graine, John.

— C’est pas c’qui lui manque, la graine ! s’écria la Sibylle. Ah ! le cochon !

J’ai toujours été un cochon avec le sexe. Plus qu’avec les pieds. C’est dire. Je m’lance tout d’suite dans la contradiction. Elles apprécient pas toujours, mais je suis fidèle aux rendez-vous.

— Fermez-la, John !

Bernie arrêtait pas d’exciter son futur assassin à propos de la bulle.

— Ah ! Ç’aurait été la bulle du Chasseur, on n’en serait pas là, hein, Frankie ?

Frank comprenait pas la moitié de ce que lui disait l’ancien cafetier, sinon il aurait été plus vite. À ce train, on n’arriverait pas à l’heure. On aurait même assez de retard pour cesser d’exister. Enfin : on n’existerait plus de la même façon joyeuse et sans conséquence. Et pas moyen d’améliorer le kernel de Frank. Il était trop beugué à l’origine.

— T’as connu le Chasseur, toi ? dit Frank qui voyait clairement où il voulait en venir.

— J’ai connu ta mère. Une fameuse princesse toute noire avec de jolies dents et des yeux qui en disaient long sur ses intentions. J’comprends pas que John ait essayé de lui faire un enfant. Ça ne pouvait que se terminer en tragédie. Le Chasseur avait un œil de verre. Comme toi, Frank. Paraît qu’t’es né avec ou juste un peu après.

— Comment c’est-y possible qu’il ait visé avec le mauvais œil ?

— Il l’avait, le mauvais œil !

— Ah ! Si j’avais sa bulle !

— Tu l’obtiendras pas par voie judiciaire, Frank !

— Je m’battrais avec toutes les bulles du Monde !

— On peut pas vivre sans bulle.

— T’as vu la mienne, Bernie !

Il la gonfla.

— J’m’en sers pas, dit-il tristement. Des fois, j’ai envie d’la refiler à un Chinois en échange d’un pardessus.

— Un pardessus ?

— Tu veux l’essayer ?

Bernie fit non avec la main, ce qui étonna Frank parce que dans notre Monde, on refuse jamais la bulle que l’autre vous invite à occuper pendant qu’il prend l’air pour profiter de la vie. On refuse jamais ça à l’autre, surtout si c’est un ami.

— Elle est où ta bulle, Bernie !

— Si je l’savais, tu m’aurais pas tué, Frank !

— Je t’ai pas tué !

— Pas encore, dit Bernie dont le regard fuyait.

Frank était désespéré. Bernie le harcelait en prévision de la dernière étape prévue pour vaincre définitivement ce récalcitrant. Il dit :

— T’es même pas étonné d’avoir une bulle alors que ton papa se sert encore de la sienne. Il est loin d’être mort, le Chasseur !

— John est mort ?

— On meurt tous quand on sort de la bulle.

— Qu’est-ce qui arrive quand on n’en sort plus, Bernie ?

— C’est pas ta bulle, Frank. J’en sais pas plus.

— J’l’ai trouvée devant ma porte un jour de pluie, Bernie !

— Ben alors le Chasseur c’est pas ton papa non plus.

— T’y comprends quelque chose, Bernie ?

On peut pas raisonner avec un détraqué. Bernie aurait dû le savoir, mais DOC expérimentait un tas de trucs sans raison apparente alors qu’il finissait toujours par les vendre au Chinois, ces raisons qui dépassaient mon imagination.

Ça en faisait des bulles ! Et pas une de bonne. Fallait jouer avec du faux. J’étais même pas sûr de posséder la bonne bulle. Personne ne peut en être sûr. D’autant que ça se finit toujours dans un trou.

— Bernie est malin, dit DOC.

— Vomieupoulvou.

Pas facile de se tenir prêt avec une Sibylle placée au bon endroit. Frank dégonfla sa bulle. On voyait qu’il avait l’habitude de renoncer à convaincre ses amis. Bernie ne se souciait que de sa peau. À quel moment Sally surgirait-elle avec son fusil à pompe ? Ça s’terminait toujours comme ça pour lui. On est tous brimés par les habitudes. Y avait qu’moi pour avoir perdu l’habitude de baiser avec la Sibylle. Ou alors elle était en mission.

— Tenez-vous prêt, John ! Êtes-vous prête, Sibylle ?

— Je l’suis !

Elle était tendue comme une queue elle aussi. Parlez d’une situation gênante ! Bernie s’était approché de notre bulle.

— Tu veux l’essayer ? dit Frank.

— J’te dis que je peux pas ! C’est mental.

— Non ? Explique !

Bernie recula. On n’avait jamais été aussi tendu, la Sibylle et moi. J’étais à deux doigts de l’éclabousser.

— Vous êtes un vrai danger, John ! grogna DOC dans nos oreillettes.

Un supplice chinois, je vous dis ! Pendant ce temps, Bernie s’expliquait vaguement. Frank avait pas l’air convaincu de celui qui va tomber dans un piège. Il jetait des regards inquiets dans la direction de notre bulle. Ça s’annonçait pas bien, mais je perdais pas de vue que j’étais là pour le plaisir.

— Vas-y, Frank, disait Bernie. T’inquiètes pas pour moi.

— Je m’inquiète pas ! Ça m’pose des questions, c’est tout.

— Vas-y ! Pose-les tes questions de merde !

J’avais prévenu DOC : si Frank avait gagné jusque-là, y avait peu d’chances pour qu’il perde avant la fin de la partie. Et s’il perdait, qu’est-ce qu’on gagnait si les Chinois ne perdaient rien non plus ?

Frank se leva et recula, mais cette fois en direction de la soute.

— T’énerves pas, mec ! J’ai pas d’questions.

— Tu viens de dire le contraire ! gueula Bernie qui gonflait.

— Ça va, mec ! On parle.

Frank entra dans la soute. Bernie nous jeta un regard désespéré. Il avait gaffé, c’était le moins qu’on pouvait dire maintenant que notre plan n’en était plus un. J’allais pas tarder à pousser le cri de Tarzan. Ça f’rait deux conneries pour vraiment tout foutre en l’air.

— Qu’est-ce qu’il fout dans la soute ? dit Bernie en sourdine.

— Il veut larguer les bulles, dit DOC. Pour la sienne, c’est pas grave. Ya rien dedans. Pour la nôtre, ça va faire mal !

On entendit les vérins commencer à ouvrir la plateforme de largage. J’éjaculais pendant qu’il en était encore temps. J’entendis à peine la voix de DOC qui donnait des ordres.

— Pousse-toi ! dit la Sibylle.

Ma queue retomba dans un grand fracas. La bulle s’était effondrée. J’étais seul dans mon sperme. Un tas de Chinois me frappaient et je virevoltais. Je les vis emporter le corps désespéré de Frank qui se battait comme un chien enragé. DOC apparut au milieu des Chinois qu’il fendait. Il venait me sauver. Ça pouvait pas aller plus vite. Le brancard traversa la bulle antiterrorisme.

— Combien de blessés ? demandait Rog Russel.

— Que des Chinois ! dit le délégué US.

— Dézamélicainzossi ! Dézamélicainzossi !

On embarqua à bord d’un camion. Ils attachèrent le brancard aux montants métalliques. La Sibylle activait un respirateur.

— Ça va péter, dit Rog. Adieu Wang Xi.

 

J’allais pas bien à cause de la seule bactérie encore active. Ils avaient trouvé tous les vaccins, sauf celui qui aurait dû détruire cette bactérie dont j’étais la seule victime. DOC en avait conçu un bonheur extrême. C’était comme faire des ronds dans l’eau. Ah ! J’avais passé l’âge, moi !

— T’as eu d’la chance, mon chou, dit la Sibylle.

Elle avait pas l’air de plaisanter. Ou elle avait de l’espoir. DOC voulait saisir sa chance avant que ça aille mal pour moi.

— Ça n’arrivera plus, dit Rog.

Ils étaient tous derrière le paravent. Ils se disputaient pas, mais ça fusait. C’était la même fenêtre, peut-être même la même infirmière aux jolies gambettes.

— Qu’est-ce qu’on fait pas comme conneries avant d’y arriver ! dit Rog derrière le paravent de dentelle.

La Sibylle me caressait le front. C’était bon signe : j’avais encore un front. Mais le reste ? J’avais l’impression d’avoir été réduit en bouillie. Je me souvenais vaguement de l’explosion. On avait été tous contaminés. Quelques-uns avaient été broyés par le Métal. Pas la Sibylle qui conservait sa beauté comme un bien inaltérable. Il en était où Frank ?

— Il va bien. On s’en est tous tiré. On n’ira pas aux Jeux Drôles.

— Et moi ?

— Tu vas bien, John. Des broutilles. Rien à côté de ce sale virus…

— C’est un virus ?

— Exemplaire unique, dit DOC qui nageait dans le bonheur.

— Et le chat ?

Elle avait amené le chat. C’était une petite bête innocente qui faisait de mal qu’aux souris et aux sauterelles. Il était doux comme un sein.

— Va pas t’exciter, John ! T’es pas encore cicatrisé.

J’étais mieux que dans la bulle, mais j’avais été mieux ailleurs. Je voyais le bout de mon nez en fermant un œil. Ça avait l’air d’aller de ce côté-là. Pour le reste, j’étais dans l’ignorance totale. Y avait encore le clocher dans la fenêtre. Ça m’faisait une belle jambe, s’il m’en restait encore une, de jambe.

— Avec deux, j’en ai déjà fait une, disait Rog derrière le paravent.

Il parlait d’une deuche. On s’était cassé la gueule avec dans la montagne suisse. Tu t’souviens ? C’est là qu’j’ai perdu ma première dent d’adulte. Et mordu le sein de ma p’tite amie d’l’époque. Ah ! Le bon temps. On consommait plus que le flat-twin, mais on était de grosses cylindrées. J’avais pas encore appris à voler. J’avais même pas promis de devenir un héros de l’Espace. J’étais rien. Et ça m’amusait. Avec deux, il en avait fait une. Y avait pas plus vrai.

— On vous en donnera quand vous aurez de la fièvre !

— J’suis pas fine bouche. Un p’tit verre me suffira.

La Sibylle savait pas quand j’aurais une bouche comme tout le Monde. Elle en avait une magnifique. Elle buvait à ma place et s’enfilait tous les trucs que je voulais et je pouvais voir ses yeux en proie aux tourments de l’acide. Le godemiché aussi promettait. J’avais une bonne reconstitution, mais j’étais fragilisé par la présence d’un virus particulièrement actif. Ils m’avaient pas raté.

— Je s’rais là tous les jours si j’avais pas un boulot à la con ! dit la Sibylle au paravent qui l’interrogeait sur ses intentions.

— Je n’en doute pas, disait la voix de Rog Russel.

— C’est l’accident du siècle (voix de Kol Panglas).

Pas celui de la deuche, je suppose. Wang Xi avait été rayé de la carte suite à une fausse manœuvre provoquée par un pirate qu’on recherchait activement. On était donc APRÈS Wang Xi. Il ne restait plus rien de ma navette US. J’y conservais tous mes souvenirs. J’allais devenir un nouvel homme, si je l’étais pas déjà. Ils appellent ça l’angoisse du miroir. C’est un miroir dans lequel tu vois le nouvel homme ou ce qui reste de l’ancien. C’est pas au choix. Et c’est pas un exercice.

— Ouvrez les yeux, John.

C’était pas non plus les yeux que j’ouvrais. Je me voyais enfin et c’était trop tard pour en penser quelque chose de provisoire. J’avais pas eu le temps de réfléchir. J’étais dans le miroir en compagnie d’un autre type du même modèle reconstitué.

— Je vous présente Frank Chercos, dit Rog en désignant la chose qui me touchait presque.

On était dans le même lit. Ce que j’avais pris pour le bout de mon nez, c’était le coude de Frank Chercos et ce que Frank Chercos persistait à prendre pour un de mes doigts, c’était un boîtier de connexion. Après une rude reconstruction, on aurait besoin d’une nouvelle connaissance de la douleur. Pour l’instant, on était un et on pensait deux. La Sibylle pouvait pas coucher là-dedans.

— J’ai vu pire, dit DOC qui passait en vitesse, les bras chargés de fils et de fioles.

— Ouais, dit Rog. J’aurais pas dû leur prêter ce petit bijou. Six mois de ma jeunesse studieuse m’a coûté ce premier facteur de ma liberté d’homme en devenir.

— Deux chevaux, c’est pas beaucoup…

— C’est un cheval de plus !

— Et deux de plus que rien !

Ça les amusait d’évoquer cette petite erreur de jeunesse. Un coup de volant dans le mauvais sens et on avait tué la moitié des passagères. J’avais vaguement estropié le sein qui me nourrissait. Je me rappelle plus des autres détails.

— Vous vous rappelez de Frank, John ? Il vous a oublié. C’est con, non ?

— Mais ça vaut mieux, John. Vous serez le maître et lui l’esclave. Pas mal, hein, pour un début ?

DOC recollait des morceaux sans trop se préoccuper de la ressemblance. Ça énervait Rog qui corrigeait les données spatiales dans le risque d’erreur.

— Et les enfants ?

— Ils sont fiers d’être les enfants d’un héros !

— Frank sait-il ce qu’il en est de sa paternité ?

— J’te les amènerais quand on pourra plus faire la différence.

C’est étonnant, cette faculté de l’être humain qui s’adapte à tous les concepts pourvu que ça tienne debout. Elle était en présence de ce qui restait de deux hommes et elle envisageait la construction d’un nouveau sans trouver à redire sur les choix qui donnait l’avantage à celui qu’elle avait le moins aimé.

— Je t’ai aimé, John !

Frank frémissait à chacune de ses paroles. Il était sur le point de disparaître dans un autre homme pour lui donner la chance d’exister tel qu’il avait déjà existé.

— Parce que le héros, c’est toi, dit la Sibylle.

J’aurais peut-être toujours cette crispation douloureuse à tous les endroits du corps et de l’esprit que Frank aurait servi à sortir du néant ou de l’oubli. Il deviendrait le personnage des trous de ma Réalité. Ce qui expliquerait mes petites contradictions et les pertes d’équilibre dans les moments difficiles. J’aurais cette femme à mes côtés uniquement parce qu’elle l’aimait. Elle mentirait aux enfants comme elle mentait au Monde. Mais pourquoi commencer cette nouvelle vie en la haïssant ?

DOC entreprit d’effacer mes trous avec les fragments que Frank donnait bénévolement à la Science. Il n’y en aurait pas assez. Il faudrait encore un ou deux cadavres pour être complet. Ça compliquerait un Mental déjà fort problématique. Ma vie n’avait plus grand-chose à voir avec la Génétique, mais avec une science encore incertaine que personne dans ce Monde de merde n’avait l’intention de manipuler avec précaution.

 

Quand j’ai appris que Bernie s’était proposé pour combler les vides que Frank n’avait malheureusement pas pu boucher à lui seul, je suis sorti de mes gonds. C’est Rog qui m’apprit la nouvelle. Fallait pas être clerc pour constater que John + Frank, ça cachait pas les trous et qu’à moins de faire appel aux Pompes funèbres, l’« être » reconstitué tenait plutôt de Frankenstein que de la poupée Barbie. Bernie, devant le spectacle de deux amis qui, en l’état, n’avaient plus aucune chance sociale, Bernie proposa son morceau de chair à la Science de DOC. Le pire, c’est que Frank ne s’exprimait plus. Il avait disparu au fond de moi et cette perspective de disparition n’inquiétait pas Bernie.

— Faudrait pas qu’il ait plus envie de vivre maintenant que Frank n’est plus là pour le tuer, dis-je en manière de protestation.

— C’est peut-être pour lui en effet la seule manière d’échapper au geste définitif de Sally…

— …geste qui n’a plus aucun sens si Frank n’est plus visiblement de ce Monde.

Mais rien ne disait que ça pouvait pas se passer à l’intérieur et à mon insu. Je l’sentais pas, ce composite. En plus, Frank et Bernie allaient passer pour des héros sacrifiés alors que John Cicada serait finalement considéré comme un veinard.

— Faut voir, dit Rog.

— Nous on dira rien, assura DOC. Les autres, on sait pas.

Bernie était assis dans un fauteuil près de la fenêtre. Il se rongeait les ongles. Sally était de mauvaise humeur à cause d’un baril de bière percé par erreur.

— Vous êtes pas sûr de c’que vous faites, dit-il mollement.

— On n’a pas d’autres volontaires, dit DOC qui plongeait ainsi le cafetier dans un dilemme proprement cornélien.

Heureusement, on lui demandait pas de faire le choix entre la Science et le vieux John Cicada. Ce kon aurait choisi la Science par pur souci de ne pas paraître ignorant et inconséquent. Dans le cas de figure qu’on proposait à ses neurones, en choisissant la Science, il choisissait John Cicada. Mais il se sacrifiait. Ce qui avait l’avantage de changer son destin, mais le condamnait à abandonner pour toujours l’idée de profiter de la vie pour exciter la jalousie des autres. C’était pour l’instant un volontaire hésitant ; un candidat comme on dit.

Bernie avait été reconstitué avec du matériel chinois basé sur du russe. Ça marchait, on peut pas dire. Mais il pesait une tonne et pouvait pas choisir ce qui lui plaisait pour s’habiller et se coucher. Ce p’tit morceau de chair que j’avais déjà extrait, agissant sous la menace de Frank, contenait la totalité de ses informations, ou bien la partie manquante expliquait qu’il avait du mal à se sacrifier tout en éprouvant du plaisir à l’idée de se jeter dans un trou de connaissance qui porterait peut-être un jour son nom : l’effet Beurnieux, ou quelque chose comme ça. Quand on a été un con toute sa vie, la perspective de la gloire posthume requinque son homme, surtout s’il est vaniteux et très au-dessus de ses moyens.

Ils réfléchissaient tous pendant que je me révoltais. Je pouvais même plus interroger Frank qui était comme mort, seulement signalé par une pâleur plus prononcée que la mienne, petit défaut qui, comme disait DOC, se « cicatriserait » pour effacer toute trace de restauration. Quelques manques étaient cependant trop apparents pour passer inaperçus. Bernie s’était amené sur ces entrefaites.

— Par quoi vous dites qu’on commence… commencerait ? répétait-il pour interrompre une conversation qui lui faisait froid dans le dos.

DOC re-expliquait patiemment, conscient jusqu’à l’angoisse qu’on était en train de perdre un temps précieux.

— Au moment même où on retirera le greffon biologique, vous cesserez d’exister. On peut pas faire plus simple.

Bernie en convenait. Pouvait-il avaler une dernière bière avant de s’en aller ?

— T’en veux une, John ?

— Il a pas droit ! rouspéta DOC.

— Une exception, DOC !

Et DOC frappa du pied pour signifier qu’il restait plus beaucoup de temps pour fignoler l’opération.

— Mettez-vous d’accord, mes amis, dit Rog qui sortit pour s’enfumer.

DOC le suivit. Bernie était vraiment dans l’incertitude. Il jouait pas la comédie. Il avait même rien demandé pour la veuve. Il partait gratuitement. Il avait juste cet espoir un peu fou de donner son nom à une rue : la rue Bernie Beurnieux, en plein centre si c’était possible, vu les incertitudes périphériques. Qu’est-ce que j’en pensais ?

— Pourquoi tu veux pas d’moi ? me demanda-t-il en effaçant les larmes qui descendaient sur son visage poupon.

— J’ai peur de pas assumer psychologiquement.

— Qu’est-ce que je t’ai fait ? Tu permets que j’te tutoye ?

— Tu m’as rien fait ! À deux, ce s’ra étroit. À trois, ce s’ra l’enfer ! En fer, ce s’ra…

— Comme si j’y pensais pas !

— Remarque bien qu’ça dépend des Chinois.

— J’y pense, John ! J’y pense ! Même que j’suis peut-être en train de lutter contre eux en ce moment même, comme si ma vraie nature disait non et qu’ils m’imposaient leur volonté d’aller au bout d’une expérience où j’ai mis les pieds par erreur ou par hasard, va savoir !

Ah ! On avait pensé à tout ! On résisterait pas longtemps. Pas plus tard que demain (l’opération était programmée pour la nuit), on serait un seul homme, pour le meilleur et pour le pire.

— Pour le pire surtout, dit tristement Bernie.

Personnellement, je pensais avoir encore du bon temps, mais à deux contre une qui refuserait pas les p’tits suppléments qui peaufinent le plaisir. L’idée que ce gros balourd de Bernie pût en profiter me rendait malade. J’avais jamais entretenu aucun rapport avec ce minable ! Ah ! Il allait gâcher mon plaisir et je saurais pas ce que Frank en penserait. J’étais prêt à accepter un bout d’Chinois. La Science chinoise pouvait pas me refuser ça ! Paraît qu’ils se mutilent pour ressembler à des Occidentaux. Ya rien dans leurs poubelles qui pourrait servir ?

— Vous parlez comme un non-scientifique, John ! Vous qui avez fait des études de maths !

Des maths, oui. Mais des études, ça restait à démontrer.

— Paraît qu’ils battent les chiens avant de les bouffer, dit Bernie qui servait des ortolans dans son établissement.

Au moins, ces p’tits zoiziaux mouraient dans le meilleur alcool que le Diable ait inventé pour nous séduire. Il en demandait pas plus, Bernie. Mais on pouvait pas non plus. La Science ! Ah ! La Science ! Et le Chinois !

— Calmez-vous, John ! Vous aurez le temps de vous faire à toutes ces idées qui vous paraîtront bientôt aussi dénuées de sens que les discours au Pétrole du comte de Hautecloque.

— J’en aurai pas, des idées, moi ! couina Bernie. J’en ai déjà pas beaucoup.

C’est la théorie des extrêmes : si t’es riche, en ceci ou en cela, tu pars pas sans gueuler que tu veux pas y aller : et si t’es vraiment un con, tu t’accroches à ta musette pour pas partir sans elle.

Quand aux citoyens moyens, ils se sentent riches, mais pas assez au point de pas se sentir pauvre aussi : là, on est dans l’imagination la plus glauque.

Bernie et moi on était des citoyens moyens. Ah ! Ça fait mal quand ça s’arrête !

— Bon, dit DOC qui revenait avec le bouton sur lequel il fallait maintenant appuyer, vous vous êtes mis d’accord.

— Ouais, dit Bernie qui se leva pour l’occasion : John donne rien et je donne tout. Ça s’équilibre selon les lois naturelles. Par contre, si je peux me permettre de pouvoir…

— Répondez par oui ou par non !

Il pouvait accepter l’impossible, le vieux Bernie, mais j’avais pas dit ce que j’en pensais.

— Y font chier les Chinois ! Qu’est-ce que ça peut leur foutre que j’ai des trous à la place de Bernie ?

— On refuse rien aux trois quarts de l’Humanité, cita DOC.

— Moi ça m’tente, dit Bernie qui cherchait pas des puces où yen a pas. Mais c’est l’incertitude. Avec Allah, au moins, j’ai des droits que même le bon Dieu peut pas contester.

— Des balivernes ! fit DOC négligemment.

— Comment y s’appelle, le bon Dieu, si t’es chrétien ?

— Messieurs, un peu de dignité, je vous prie !

C’était Rog Russel qui parlait. Il caressa le truc que j’avais à la place de la joue. Ça m’excitait follement. Avec ce genre d’outil, j’étais pas prêt à remonter dans une navette spatiale.

— Ce n’est pas ce qu’on vous demande, John.

Ah ! Bon ! Je changeais d’métier ! On m’avait pas prévenu ! Mais j’aurais dû y penser : avec un cafetier à la place de mon cerveau, je f’rais du manège et j’attraperais même pas le pompon !

— Vous êtes toujours invité aux noces de Cecilia, mon vieux John, dit Rog qui me planta un havane dans ce qui n’était pas ma bouche.

— C’était Frank, l’invité… osai-je préciser des fois que le vieux Rog ait plus toute sa tête.

— Vous le remplacerez, dit DOC qui savait tout.

— Et moi ? fit Bernie.

Rog se figea un instant dans la posture de celui qui s’attendait pas à la réponse qu’il allait pourtant faire :

— Vous serez avec John, non ?

Bernie acquiesça sans prendre le temps de réfléchir à l’absurdité de cette invitation au voyage dedans. Dire qu’on entendrait plus la voix de Frank !

— En salle de préparation !

 

Les Chinois y peuvent rien faire sans être tellement plusieurs que ça fait forcément désordre. Pourtant, je me retrouvais dans un lit préparatoire avec Bernie qui le faisait pencher de son côté. Le système de stabilisation peinait. On nous connecta avec du matériel ordinaire consistant en tubes, fils et ampoules diverses. La transfusion subliminale commença dans un fracas mécanique qui interdit toute conversation. J’avais extrait la chair du Métal avec un simple tournevis. Les Chinois, eux, mettaient le paquet pour le paquet. Ça sentait la retransmission télévisée en « léger » différé. Pourquoi ne pas haïr l’Occident dans ces circonstances ? Si j’avais eu des dents, je me serais mordu la langue. J’avais une langue et je l’ai toujours.

— Voupacélé ! Voupacélé !

Je serrais, les fesses sans doute. J’avais quelque chose dans le cul. Impossible à identifier. La queue de Frank qui m’avait toujours fait rêver parce que c’était la mienne en plus grand que nature.

— Pacélé ! Voukon ?

Ah ! Ça gueulait dans les écouteurs ! J’en avais le cerveau en crise. Et ça grouillait comme chez Mao, mais en plus cher.

— Pacélé onvoudi !

Ou alors je serrais les trous pour compliquer l’introduction des fragments de Bernie dans mon espace de liberté.

— Sivoucélé voucondané !

Condamné à quoi ? Si y avait pas eu des Chinois pour m’emmerder personnellement, je l’aurais bien aimé, moi, cette nouvelle existence ! Même avec des trous que j’aurais su combler avec les p’tits moyens que la banalité et la vulgarité nous inspirent toujours quand on se sent le besoin de s’anesthésier un peu pour pas tomber dans le prolétariat et le service public.

Mais y avait tellement de bordel dans cette salle préparatoire qu’on s’entendait plus dire des conneries.

— Voupafacil ! Ménousavoil !

— Vous savoir ? Vous savoir rien ! Vous savoir même pas parler correctement. Vous devoir conjuguer si vouvou loir savoir !

— On est tous de la même race !

Ah ! La douleur de savoir qu’ils finiraient par avoir raison.

— Piké un som !

— Piquer n’est pas mon fort. J’agis dans la légalité, moi ! Je prends quand on me donne et encore, si j’en ai envie !

— Plukoncépapocib !

Vaniteux ! Je m’endormis ou je perdis connaissance. Chipotons pas sur les détails d’une Réalité qui a vu les Chinois arriver depuis Montesquieu. Je me réveillai, sinon le texte s’arrête sur un constat d’échec.

— C’est fait ! dit DOC qui commençait ma nouvelle existence par un mot structurellement équivalent au « C’est l’heure » que le condamné commente en général avec des cris de terreurs.

J’étais couvert de cicatrices et de zones d’ombre.

— C’est pas parfait, constata DOC qui promenait son scanner.

— Ça le sera la prochaine fois, dit Rog.

— A la plochaine, alol ! dit Wang Wang.

— Je vous accompagne, Sérénité des HP (hauts plateaux), dit Rog qui prit le bras du Tibétain pour faire semblant de se laisser conduire.

DOC me donna un p’tit verre.

— C’est juste une expérience, précisa-t-il.

Ah ! C’était bon ! Frank devait apprécier aussi.

— Vous vous faites du mal pour rien, dit DOC.

Il avait raison. Un nouvel homme, ça ne se retourne pas sans arrêt, sauf pour vérifier que la roue arrière n’est pas crevée. Ah ! J’les aurais remplis d’air frais, ces poumons, s’il y avait eu une relation entre les poumons et l’air dans ce Monde revu et corrigé par l’invention incessante de l’Homme. C’est ça le vrai problème pour le commun des mortels : on suit, mais on comprend pas. Moi, qui suis pas philosophe, je pense que l’homme se situe entre Diogène qui cherche un homme dans la foule et Panurge qui jette un mouton à la flotte. On est en général pas plus intelligent que le premier et pas plus con que le second. Ah ! Je sais. Dit comme ça, ça donne à réfléchir. Mais c’est pas aussi compliqué pour justifier un pareil réflexe.

 

Après la préparation, l’opération et le réveil, l’éducation.

— Si ça vous gêne pas, dit DOC (ça vous dérange pas que je vous appelle Gèn’pa ?), je vais continuer de scanner dans le détail. Ça fait une sacrée surface !

Il scannait au laser, prenant le risque d’infecter les zones qui cicatriseraient plus tard, quand on s’rait sûr que l’investissement valait le coup de ruiner l’économie nationale.

— Zavez mal si j’appuie ?

— Ça m’donne des idées !

— Ah ! Vous allez en avoir besoin, des idées ! On vous en a parlé un peu ?

— J’étais jeune à l’époque…

— J’suis pas spécialiste, mais j’peux préparer le terrain. Ils vous ont dit à quoi vous serez utile ?

— J’étais à peine né !

— Doublez la dose !

— 100 cc, fit l’infirmière.

Je savais que c’était une infirmière parce que je la désirais.

— 150, dit DOC sans dévisser son œil du viseur.

Y avait une bonne ambiance de travail. Pas un Chinois à l’horizon. Rien que du blanc garanti d’origine. Mais c’était les Chinois les patrons. On avait l’droit d’être raciste à la condition d’obéir. Ça tombait bien, j’étais raciste.

— Ah ! Le bonheur ! dit l’infirmière qui touchait à tout sauf à ma queue.

— C’est vrai, admit DOC. J’en ai connu des salés. Mais à l’époque, le racisme était interdit. On est quand même mieux loti, hein ?

Ou ils se foutaient de ma gueule, ou il fallait que j’accepte d’être moins con que les autres. Frank aimerait pas ça !

— Alors, ce p’tit cucul ?

— Ça va. J’assume. Je sors quand ?

— Vous ne sortez pas !

— J’me disais aussi ! Le bonheur conditionné. Bon pour le service des interprétations paranoïaques et les persécutions injustifiées ! Comment on dit déjà : on peut pas avoir le beurre et le prix qu’est marqué sur l’étiquette, des fois qu’on aurait eu idée qu’on pouvait l’avoir gratos dans un Monde qui paye les bénévoles.

— C’est une blague, John ! On a l’intention de vous jeter dehors pour que vounenou zemmerdiez plus ! Ah ! Le cas !

— Le caca !

— C’est ça, John : continuez ! Vous sortez après demain.

— Zavédi deux mains !

— Javédi trois mains !

Première leçon : pas faire de l’humour au second degré. Yen a qui prennent ça au degré zéro de la liberté d’expression. Qu’est-ce qu’on y peut ? Les profs deviennent politiciens pour changer ce qui change et les ratés du bac scientifique des amateurs de Droit qui siègent debout ou assis (tu parles d’une différence !). Ya peut-être des mauvais genres en littérature et ailleurs, mais on sait d’où vient la mauvaise influence. C’est déjà ça !

Bon. J’étais d’accord. Enfin… je devenais d’accord. Une expression que je propose aux fatalistes de l’impasse et du cure-dent.

 

On me laissa tranquillement posé devant un miroir. C’est-à-dire entre la traversée et l’abîme. On a beaucoup écrit là-dessus, mais pas dit que ça me faisait chier d’emblée. Rénovons ce thème usé jusqu’au tain. Ce que je voyais dans le miroir, c’était moi, mais retourné. Le vrai thème, c’est l’effort considérable qu’il faut produire en souffrant pour remettre les choses où elles sont en réalité. Les autres te retournent plus facilement. On dirait même que ça leur coûte rien, alors que tu penses le contraire. Sur un écran, tu peux te voir tel que tu es pour les autres. Mais si t’as pas vécu l’expérience du miroir, l’écran n’enrichit pas ton expérience globale. Et t’as pas besoin de savoir écrire pour comprendre ça.

— Bien, John. Super ! Avalez ça !

Faut avaler avant d’avoir mal. Après le miroir, c’est l’expérience du bonheur. On glisse de la surface au remplissage. La question est de savoir si c’est les autres qui remplissent, avec du vin par exemple, qui est une substance dangereuse autorisée, ou si c’est toi, avec le risque de prendre goût à d’autres substances qui seront autorisées quand saint Glinglin aura des dents et quand les autres cesseront d’imposer la vie aux embryons et aux malheureux.

Voilà tout ce que je sais de la philosophie : son côté intello, le miroir ; et le côté pratique. Après ça, on est bon pour le service, même si ça va pas loin. Par exemple moi : j’ai jamais été plus loin que Saturne et j’ai failli m’embarquer pour l’Infini. Mais ça, c’était le passé. Maintenant, j’avais un avenir et ça changeait pas que moi : ça changeait aussi les choses. Les réelles comme les imaginaires. C’est ce que m’expliquait DOC. Je comprenais l’idée. Pour les détails, on verrait au fur et à mesure.

 

Le jour de la sortie, on m’amena des vêtements. J’avais plus rien et pas eu le temps de gagner de quoi démarrer dans la vie. Je les trouvais étranges, ces vêtements. Question de mode. J’avais oublié la mode et ses néoprènes. Avec cette combinaison, j’avais plus besoin de me déshabiller. Dans l’eau, sur terre, ailleurs, même dans le lit, je dérangerais personne si je conservais ma peau synthétique. On n’évoquerait même pas la pudeur. Un Monde compréhensif, quand tu sors de taule ou d’ailleurs, c’est pas inutile. C’est pas écrit dessus non plus, mais ça aide.

— Si vous vous tendez, rouspétait l’infirmière, on n’entrera pas tous les deux là-dedans.

D’où l’infirmière, des fois qu’on comprendrait pas pourquoi j’étais informe.

— J’vous salue bien, dit DOC sur le parvis de l’hôpital.

— Saluconar !

— Et nœud revient plus !

Ça fait du bien d’être seul quand on a été plusieurs trop longtemps. L’infirmière comptait pas. Je l’avais dans le dos et elle me harcelait parce que je résistais au traitement.

 

J’arrivais chez Bernie avant midi, des fois que Sally aurait pitié de moi. Sur le tableau qui représentait Bernie en tenue de bon vivant, elle avait écrit à la craie que vu que le client en avaient marre de bouffer du couscous, elle proposait des tripes à la mode de Bayonne accompagnées d’un petit Irouleguy de derrière les fagots.

Mais j’anticipais pas dans le sens que Sally allait m’imposer :

— J’sais pas qui vous êtes, Môssieur ! Je sers pas gratos sans faire payer.

— Mais, Madame, je suis prêt à payer !

— Avec quoi ?

— Avec ce que vous voulez…

— Je veux d’l’argent !

— J’en ai point !

— T’en auras !

Ce qu’elle voulait dire, c’est que je lui plaisais. Elle savait pas pourquoi, mais je lui inspirais pas le refus d’y goûter. Elle était petite et boulotte, pas vraiment le genre que j’avais espéré, mais elle y mettait de la passion et elle était pas pauvre.

— Si t’es pas con, me dit-elle, tu s’ras heureux ici.

Elle disait « ici », pas « avec moi ». On peut pas tout avoir du premier coup. Faut négocier avant de posséder ce qu’on n’a pas volé.

— Qu’est-ce que t’as dans le dos ?

— On peut faire ça devant. Je sors de l’hôpital.

Je lui disais pas que j’avais l’intention de réclamer ce qui revenait de droit à Bernie. J’avais la preuve écrite de la main d’un Chinois qu’elle pouvait pas contester sans perdre la raison. Ah ! J’avais bien fait de céder ! Sans Bernie, j’étais Sous le Domicile des Financiers, un statut qui donne droit à rien qu’à des bouteilles vides qu’en plus il faut nettoyer, comme Acatone dans le film de Paso.

— Je sens qu’ça va m’gêner, ce truc, dit-elle en grimaçant.

— Ben quoi ? argumentai-je. Il avait pas le même truc devant, le Bernie ?

— Tu parles pas d’Bernie ! Tu entends ?

D’accord. Le vieux John s’était jusque-là contenté d’être d’accord avec l’adversité. S’il avait un truc derrière, c’était parce qu’il était en convalescence. Ce truc agissait sur lui. Elle pouvait comprendre ça !

— Tu dors pas dans mon lit non plus, dit-elle en ouvrant la caisse.

Elle me refila de quoi m’acheter une chemise et un pantalon. Ces combinaisons étaient obscènes, d’après elle.

— C’est ta tête ?

— Ouais !

— Achète-toi une perruque.

J’avais des pieds aussi, mais ça se voit pas si on n’insiste pas.

— Tire toi, Amstrong, et revient à l’heure !

 

Une heure plus tard, je revenais avec un plouc dans mon genre, mais j’allais pas plus loin que la rue où j’m’étais promis de me la couler douce en attendant que ça devienne amer. Le ciel était envahi par des vaisseaux d’un modèle à la mode sans doute puisque je le reconnaissais pas. Mon compagnon en glissa d’horreur. Je le tenais par le col de la chemise, fasciné par cette invasion imprévue. On n’avait pas assez bu pour y croire. Et on n’avait plus un fifrelin en poche. J’avais eu tout juste de quoi payer la perruque en peau de chien.

— Tu vois ce que j’vois ?

Pour voir, je voyais. Pour comprendre, c’était dur. Je me traînais jusque chez Sally. Elle avait fermé. Je frappai. Je voyais son visage terrorisé dans la fente. Elle cherchait la clé elle aussi. J’en avais vu, des civils au sang glacé, mais jamais à ce point. Sa voix disait « Partez ! Je vous en supplie » Et ses doigts fouillaient la fente où la clé demeurait introuvable. Je soulevais ma perruque. Elle me reconnut enfin. Le ton changea :

— Bon à rien ! La peur que m’as foutue ! Qui c’est ce guignol ?

J’avais trouvé la clé, mais on en avait plus besoin. Je la lui tendis. Ses pinces s’accrochaient à ma chemise que j’avais toute neuve et payée cash. Le type qui m’accompagnait reçut la porte en pleine poire. Il dingua, à demi conscient, sur le pavé qui allait recevoir le feu de l’ennemi à une heure tellement précise que la radio n’en parlait pas.

— C’est un type bien ! rouspétai-je. Il peut nous être utile.

— Qu’est-ce que t’en sais, toi, de ce qui est utile et de ce qu’il faut foutre à la poubelle avant que ça devienne inutile ?

Elle secouait son fusil à pompe. Si le coup partait, je comprendrais pourquoi.

— Tu sais te battre, au moins, connard !?

— Madame… euh… Sally ! J’ai servi dans l’USAF.

— Comme marchepied !

Le type grattait à la porte.

— Les gaz ! m’écriai-je.

Je vis le type cracher le sang contre la vitrine qu’il essayait de briser avec les mains. La rue s’obscurcissait lentement. On entendait vaguement la défense antiaérienne. Sally était paralysée. Ah ! C’qu’elle était belle quand elle avait peur !

— On a besoin d’un masque, dis-je en la secouant. J’en ai pas besoin, moi. Je t’expliquerai.

— T’en as pas besoin ?

Y avait bien le masque du grand-père à Bernie, mais les autorités avaient fait un trou dedans.

— Ya pas comme un doigt pour colmater, mon chou, dis-je pour me donner tort.

On descendit dans la cave. J’allumais pas, vu cet autre gaz qui demandait qu’à s’exprimer. Une cuve bouillonnait. Heureusement, la lumière glissait sur la pente du diable qui descendait du soupirail. Avec un peu de chance, le gaz mortel prendrait pas le même chemin.

— Tu t’sacrifies, mon loup, je l’sais !

Elle savait rien. Le tir de barrage s’intensifiait. La maison en tremblait. Et toute la rue sans doute. Ah ! Ya des fois où on regrette d’avoir pas choisi la campagne ! On y meurt plus tranquille, avec des papillons sur le nez et des coups de crosse dans la gueule. Je connaissais l’effet de ces gaz. On les avait essayés sur des peuples rebelles qu’il vaut mieux pas citer ici des fois que ça finisse par arriver. Ya rien de plus pire que de déconnecter l’homme de son cerveau. Ah ! Je souffre pour eux et j’en ai honte !

— On va boire un peu, mon chou. C’est bon pour la respiration.

— Vas-y, mon loup ! Bois ! Ya pas plus belle mort !

De quoi elle voulait mourir, elle ? Je débouchais un Bourgogne. Elle me regarda boire au goulot.

— T’as une belle descente, mon loup ! Ça m’plaît, tu sais ? Tu crois qu’on va profiter de la rencontre fortuite ?

Rien n’était moins sûr. Qui c’était, l’ennemi, cette fois ? Elle en savait rien. Elle savait même pas qu’on avait des ennemis. Des pauvres oui. Et des inutiles. Mais des ennemis ! Ça dépassait ce qu’elle pouvait comprendre si elle en avait fait l’effort. Elle avait l’air con dans son masque !

Des bruits de bottes et de chenilles, quand c’est pas dans un film, c’est que c’est ici qu’ça s’passe. Le gaz formait un petit nuage bleu devant le soupirail. Il tuait même les insectes et les araignées. Deux Mondes qui avaient besoin l’un de l’autre, avec une araignée qui crevait quelquefois de faim et un insecte qui avait rarement l’occasion d’apprécier sa compréhension du piège.

— Si tu vois pas d’inconvénient, Sally, j’vais m’en vider une autre.

— Normal, reconnut-elle. T’as pas d’masque.

Elle bouchait le trou avec le majeur qui était son plus gros doigt après le pouce. J’avais des doigts moi aussi et j’avais su m’en servir. L’homme, c’est les doigts, pas le cerveau qui est une annexe de l’intelligence. Ça passait bien, le Bourgogne.

— Des fois, c’est rien, dis-je. Ils viennent jeter un œil et ils repartent.

— Ils sont jamais venus jeter un œil ! Je l’saurais !

— T’es pas si vieille alors ?

Ah ! L’amour ! Je comptais plus. Elle commençait à compter, elle. S’ils repartaient comme ils étaient venus, je remonterais les bouteilles vides en plusieurs voyages. Ça en faisait, des marches. Toujours les mêmes !

— Tu f’rais bien d’économiser l’carburant, fit-elle. Des fois qu’ils partiraient pas avant la Saint-Glinglin.

Y avait aussi du fromage. On risquait rien si ça durait. Ajouté au sexe, ça promettait des souvenirs, des fois qu’on aurait des p’tits enfants.

— Tu badines ! dit-elle en découvrant ses jambes.

J’avais une certaine expérience du badinage, oui. Même en temps de guerre. Ça manquait de foin, mais c’est pas mal aussi le sol humide des caves de la Cité.

— On est seuls, dit-elle.

C’était un extrait d’un poème que je connaissais pas, mais qu’elle devait pas connaître non plus. La publicité fait de toi un ignorant si ses produits t’intéressent pas, ou un idiot si tu te rappelles uniquement de la chanson. Elle fredonnait : on est seuls, avec un « s » à seul pour pas paraître trop bête, des fois qu’on aurait pas compris l’intention. Elle était aux anges et pourtant c’était moi qui sifflait.

— J’regrette pas Bernie, tu sais. C’était un vrai con. En plus, il avait pas d’amour.

Bernie se manifesta par un coup de pied. Elle pouvait pas savoir que je le portais comme un enfant. Je poussais un petit cri.

— Tamalou, mon loup ?

Elle me frottait. Ah ! Elle avait l’art ! C’est dans les moments tragiques de la Nation qu’on se révèle bien au-dessus de ce qu’on croyait être. On n’est plus le même après les massacres et les destructions. Elle en avait conscience.

— C’était vraiment un pauvre type ! Y m’comptait l’plaisir ! Tu t’rends compte ! Et j’y disais rien pour pas compliquer. Voilà c’qui nous tue : la simplicité.

Je l’étreignais. Elle parlait vrai, c’te bonne femme en qui j’avais pas cru dès le premier regard. Il avait fallu une guerre pour me faire changer d’avis. Bernie s’énervait, tordant le cordon ombilical qui ne faisait mal qu’à lui, il finirait par l’apprendre.

— On va mourir ensemble !

Autre refrain. On n’est pas seul. On va mourir ensemble. Les clichés de la trouille. Des paroles en l’air du temps. Elle tenait pas le bon bout. Mais je me promettais de lui enseigner à pas compter non plus. Si tu meurs avant moi, je te tue !

— J’vais jeter un œil, poupoune.

Avec ce genre de bonne femme, si tu glisses pas, ya que l’érosion qui peut t’sauver. Je gravissais le diable en me demandant si le petit nuage toxique entrait dans mes compétences.

— Sortez d’là, vous !

 

Une baïonnette cherchait à m’empaler vif ! Elle cria parce qu’un autre soldat la traînait dans l’escalier. J’eus à peine le temps d’ouvrir le vasistas. Je me retrouvais entre les jambes solides d’une guerrière qui m’aurait embroché comme un poulet si la Sibylle n’était pas intervenue.

— Il est des nôtres, dit-elle dans un souffle.

— Vous êtes sûre, mon général ? Il a une sale gueule.

— Pourvu qui zé pas tué Sally ! m’écriai-je.

Pas d’chance. Un soldat l’amenait au bout de son fusil. Il l’avait un peu traversée, mais elle pouvait marcher. Elle avait changé d’air.

— Encore c’te poufiasse ! gueula-t-elle. Et tu t’traînes à ses pieds, ÉVIDEMMENT !

Elle aurait mordu la poussière si la Sibylle n’avait pas levé la main pour immobiliser les soldats qui s’voyaient déjà complices d’un massacre de civil non impliqué dans les opérations militaires.

La guerrière aux grands pieds me releva sans douceur.

— Çuilà aussi, mon général ?

— Les deux, sergent. Prenez l’volant.

On traversa New Paris en touristes pressés. Les rues étaient couvertes de cadavres hurlants. Par endroits, le gaz formait de petits nuages bleus. Les suicidaires se bousculaient pour les respirer. C’est pas tous les jours qu’on peut choisir sa mort. Au volant, la grosse guerrière disait s’appeler Bertha en souvenir d’une guerre oubliée.

— J’suis d’l’assistance, dit-elle.

— Comme mon bon Bernie, soupira Sally.

Ah ! Bon. Il était plus impuissant. Seulement bon. Elle me poussait à l’amour agressif. La Sibylle regardait l’horizon comme si on était en train d’y aller.

 

Le Kronprinz nous reçut dans sa tente de campagne. Il possédait un tambour comme Napoléon et de la vaisselle finement dessinée dans l’or le plus pur. On se mit tout de suite à table. Les temps n’avaient pas changé sur ce point : pendant que la piétaille mourait dans les radiations et les déchirements, l’aristocratie militaire se nourrissait aux sources du plaisir et de la gastronomie. Il se montra tout de suite intransigeant :

— Frank Chercos était un Noir, comme moi !

On n’avait pas dit le contraire. La Sibylle, qui lustrait ses deux étoiles, clignait de l’œil pour me dire qu’on n’était pas venu pour répondre à ce genre de questions et qu’on attendait d’en venir au fait. Il fallait d’abord se montrer poli.

— J’aurais pas aimé être un Noir, dis-je.

Le Kronprinz se dressa comme un monument aux morts au milieu d’un camp de pavot.

— Ce n’est pas une question d’amour, déclara-t-il, mais de dignité.

— Le troué, c’était moi et j’ai jamais été Noir.

— Un peu tout de même si j’en juge par votre généalogie !

— Très peu. Et ça reste à prouver. De plus, monsieur le Prince, on a le droit de choisir. Ce qui ne vous a même pas effleuré l’esprit.

Il avala une bouchée de cet excellent veau à la sauce madrilène.

— Soit, dit-il. Vous avez choisi. Mais cela ne vous honore pas !

Il insistait. La Sibylle me donna un coup de pied sous la table, histoire de dire que c’était à moi de changer de sujet, pas au Prince comme je le donnais à penser. Sally, pendant ce temps, regoûtait aux apéritifs.

— Si nous parlions de ce nous amène, ô mon Prince ?

Je l’avais bien dit, avec le ton respectueux et la nuance de révolte qui fait toujours plaisir aux princes de ce Monde à condition que ça reste hypothétique et donc utile à la réflexion.

— J’adorais Frank ! s’écria le Kronprinz. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que ce beau Noir ait pu disparaître dans ce corps laiteux et si…

— Vous oubliez Bernie, dit Sally dans un hoquet.

— Et une bien jolie infirmière… ajouta la Sibylle dans un souci de réalisme.

Kronprinz avouait que ces constructions eugéniques dépassaient ce que son imagination pouvait accepter comme promesse d’immortalité.

— Pendant que Gor Ur utilise des techniques post-mortem, dit la Sibylle, nous maîtrisons toutes les possibilités in vivo. La reconstruction est un succès incontestable. Nous allons vite et nous progressons tous les jours.

— Pourtant, dit le Kronprinz qui connaissait le sujet, cet homme a fait l’objet d’une expérimentation ante-mortem.

On parlait de moi. J’étais pas un expert et j’étais pas libre non plus, ce qui fait beaucoup pour un seul homme qui porte l’enfant et le géniteur dans les mêmes entrailles.

— Il va falloir accepter la régression du Métal, dit la Sibylle. Ce n’est que provisoire. Nous devons contrer cette attaque. Pendant que nous reconstruisons avec du Métal, ils multiplient les reconstructions eugéniques. Ils ont trouvé ce qui manquait aux théories d’Omar Lobster : la récupération post-mortem n’est que l’antichambre de cette pratique nouvelle de l’eugénisme. Notre industrie ne suit plus. Il faut trouver autre chose ou copier !

— Copier ! Oh ! Mein God !

— On pourrait peut-être s’associer et filer une tripotée aux Chinois, suggéra Sally qui tenait la main de mon infirmière.

— Et que voulez-vous qu’on en fasse ? demanda le Kronprinz.

Je frémis. J’en avais marre de leur expérience sur l’autre. J’avais besoin d’un nombrilisme sain. D’une cure de désintoxication ludique.

— Ah ! S’il avait été Noir ! S’il avait accepté de laisser à Frankie la place qui lui revient !

— Charriez pas, ô mon Prince ! Même Bernie est pas Noir. Et pourtant, c’est notre enfant !

— Garçon ou fille ? dit Sally.

— Demande à l’infirmière !

J’avais même pas fini monvo. Zavaient pa zattendu le dessert pour m’annoncer la mauvaise nouvelle : l’expérience n’était pas terminée.

— C’est douloureux, l’accouchement ? m’enquis-je auprès de la Sibylle qui avait laissé les gosses à la maison.

— On n’en sait rien, dit-elle comme si je l’énervais.

Le Kronprinz aspira doucement la chair d’un poulet.

— Zavez pa zun chienchien ?

— Cherche, Sally ! Cherche !

Qu’est-ce qu’elle tenait ! Je me levais pour observer le déploiement des troupes. L’occupation de New Paris avait fait fuir les occupés. Il fallait s’attendre à un encerclement.

— On maîtrise les airs, dit la Sibylle.

 

Pourtant, ça grondait aux portes de la ville. Dans le camp retranché où le Prince préparait son prochain spectacle, les blessés signaient des décharges avant de disparaître dans les blocs opératoires. Plus loin, à l’abri des regards qui arrivaient du front, les nouveaux s’étonnaient d’être encore vivants, ignorant tout de leur vraie nature. On pratiquait l’expérience sans attendre les confirmations utiles, mais pas nécessaires. L’horreur habitait déjà mes yeux. On n’en savait pas assez, mais on commençait. Sans savoir comment ça se terminait, ni pourquoi. L’ennemi avait pourtant de l’avance en la matière. Il éprouverait les inconvénients avant nous, voyait la Sibylle, et on en profiterait pour l’enterrer sous des tonnes de Métal.

Ces discours m’horrifiaient. Le délire était entré dans les discours de l’arrière garde. Et le champ de bataille s’épanchait comme une tâche, soumis à des principes secrets et surtout à des lois inconnues. Quand on descendit sous terre où se trouvaient les laboratoires et les ateliers de la Principauté, je savais que je ne remonterais plus suite à un incident imprévisible. Au passage, on me montra la Salle des Enchaînés. DOC souffrait dans un réseau de ponctions. Il était inconscient, couvert de cette sueur qui est celle des morts en sursis. Sally suivait docilement.

La Sibylle arrêta le transporteur devant une grande porte métallique.

— C’est là, dit-elle.

Elle me lança ce regard triste que le bourreau adresse au condamné qui n’a plus qu’une demi-seconde à vivre.

— Tu pourras garder ton néoprène, John.

Quelle consolation ! Je pourrais vivre mes derniers moments à poil sans rien montrer de mon véritable aspect. À qui pouvais-je plaire encore ?

Sally me reluquait comme si j’étais sa propriété. Et je le serais entre les expériences, dans l’attente des résultats. La Sibylle ferma la porte vitrée et m’envoya un dernier baiser qui regrettait rien, ni l’amour ni la mort. On avait même la télé pour regarder la guerre. Sally se dépoila sans honte. Rien que du naturel. De la croissance sans additif.

— Toi aussi t’es naturel, mon loup !

On vit pas longtemps à l’étroit sans éprouver la sensation du large. Ça commence par le sommeil et ça finit en plein jour. On passe insensiblement de la spéculation au délire. De combien de temps disposaient-ils avant que je perde complètement les pédales. J’avais l’habitude de la vie en rond. Trente ans de voyage dans l’espace. Mais cette fois, j’étais plus aux commandes. J’étais dans la soute et j’attendais d’être débarqué dans un Champ d’Expérience ou largué dans le premier dépotoir. Et pas de place pour l’amour.

— T’es vache, dit Sally. J’étais toute chose !

Ils avaient pas prévu qu’on s’ennuie. Y avait de tout pour s’amuser. Sally ouvrit toutes les portes et les tiroirs. Une vraie mine de plaisir ! Ah ! J’étais pas beau à voir, mais ça changeait rien à l’idée qu’elle se faisait de moi.

— Par quoi on commence, Loup ?

— Par une sieste sous les palmiers, avec un singe qui vise la tête. T’as déjà reçu une noix de coco sur le nez, Chou ?

— J’ai jamais rien reçu sur le nez en dépit des apparences, Loup !

Elle était pas vexée, Sally. Un peu déçue.

— Forcément, avec toutes ces opérations, t’es pas au mieux d’ta forme. Je comprends.

Elle comprenait rien. La première phase de l’expérience me rendrait peut-être joyeux. J’accoucherais d’un Bernie et papa Frank applaudirait pour se faire remarquer. Sally pouvait pas espérer jouer le rôle du père !

— T’es vraiment pas bien, John ! fit-elle en se couchant sur le ventre au milieu de coussins qui m’inspiraient pas.

Son petit cucul surmontait un corps grassouillet. Elle avait défait ses longs cheveux noirs. Ah ! J’étais vraiment pas en forme !

— Non ! J’peux pas ! m’écriai-je. Faut qu’j’accouche d’abord !

Bernie se manifestait plus depuis qu’on avait évoqué son avenir dans la tente du Prince. Il allait renaître dans l’angoisse. Et Frank qui laissait pas éclater sa joie d’être papa ! J’avais pas vraiment des raisons de vivre dans cette nouvelle merde. Et rien pour se trancher les veines !

— Tu pourrais abuser du viagra, mon Loup, si c’est crever qu’tu veux.

J’avais pas non plus envie de mourir dans l’abus. Je voulais me vider. De mon sang, de mes tripes, de tout ce qui me reliait au Monde physique. Ah ! Si j’avais trouvé la force d’invoquer Gor Ur ! Je serais devenu Urine rien que pour uriner jusqu’à la dernière goutte.

Sally me tendait une poignée de pilules bleues. Elle en avait empoisonné combien, des types à la dérive sur le fil de l’angoisse ?

— J’ai rien compris, dit-elle, mais en temps de guerre, faut profiter de l’instant. Ça a l’avantage de le faire passer et de contribuer sainement au souvenir, des fois qu’on aurait plus le temps de voir le film en entier.

J’écrasais la mixture bleue dans un mortier qui sentait la moutarde.

— Bernie et moi on aura des enfants. Si on s’en sort ! Ajoute du pippermint pour la saveur.

Yen a qui voient des petites étoiles en provenance de l’espace. Paraît qu’ça fait une petite musique et que ça ouvre la fenêtre. J’avais pas cette chance. J’allais m’écrouler mort dans un pet, plié par l’anéantissement de la douleur, définitivement détruit par la volonté.

 

— John ! On a fait un enfant !

Ça commençait par des hallucinations auditives.

— John ! C’est Bernie en tout petit !

Ce vieux Frank ! Voilà ce qui arrive quand on baise son fils : un personnage prend naissance à la racine du problème. Il naît tout habillé. Et on est à deux doigts de la mort pour ne pas avoir à expliquer ce qui s’est réellement passé.

La mixture était prête.

— T’as mis assez de pippermint, mon Loup ?

Maintenant, l’hésitation devant le définitif. Ce sentiment du possible qu’on épargne au condamné à mort. Seul, j’étais hésitant. Je l’avais toujours su. Au combat, on appelle ça la trouille.

— T’as jamais combattu, Loup !

Si ! J’ai combattu ! J’ai pas eu un moment de répit. Pas un moment à moi ! John, fais ceci ! John, fais cela ! Jusqu’à me retrouver enceinte de mon propre fils ! Ah ! faudrait que je sois fou pour avaler ça !

— Mais tu l’es, Loup !

— Je suis pas Lélou !

— T’es qui alors, conasse !

Moi, le héros de l’espace. Vaincu par les faits. Je laisse rien, pas un arbre, une œuvrette, une pierre sur le chemin. On l’appelle scandale.

— Et tes gosses, Loup ? T’y penses plus ? Sont pas les tiens ?

— J’ai jamais douté de la Sibylle !

La porte s’ouvrit. Le prince et la Sibylle se tenaient derrière DOC qui avait l’air d’avoir souffert le martyre.

— T’as des douleurs, John ? me demanda-t-il parce que je me tenais le ventre.

— Non ! J’ai pas mal ! J’ai envie de chier et je sais pas où !

Il trempa un doigt gourmand dans la mixture bleue. Sa petite queue se leva.

— J’arrive plus à aimer, dit-il.

Sally en doutait.

— Dis donc ! Vieux schnoque ! De qui t’es amoureux ?

— Je vous dis que je suis incapable d’amour !

Il éjacula et parut soulagé de n’avoir plus rien à dire. Pendant ce temps, j’essayais de chier dans un bocal conservatoire. Mais c’était le trou du cul de Frank qui n’avait pas envie de chier. Bernie donna un coup de pied dans les couilles de l’infirmière.

— Il est vraiment naze ! fit le Prince.

— Servira plus à grand-chose, dit la Sibylle. Je veux pas que les enfants voient ça. Je l’ai remplacé par un hologramme.

— Ils finiront par se rendre compte de la supercherie, dit le Prince qui avait lui-même été victime de cette pratique abusive.

L’infirmière me recommanda le sommeil naturel :

— Vous le trouverez en fermant les yeux, John.

Je trouvais rien que mes paupières rouges. Je m’agitais à la surface de l’eau.

— Ça fait combien de temps qu’il est là-dedans, DOC ?

— Je sais pas. Depuis le début des combats, à mon avis.

Mon œil droit s’ouvrit. Je voyais DOC plus pâle qu’un mort.

— C’est un cauchemar expérimental, John.

— J’avais plutôt pensé à une erreur de fragmentation, DOC.

— Ça fait plaisir de vous entendre, John.

— Que pensez-vous de ma mixture bleue, DOC ?

— J’connais rien de plus efficace, John.

— Le pippermint, c’est Sally. Vous aimez le pippermint, DOC ?

— J’adore ça, John !

La paupière se referma. Je flottais. L’air était tiède et humide parce qu’on était sous terre. On entendait les craquements provoqués par l’énergie qui s’exerçait à la surface.

— Nous vivrons tous de terribles moments, dit le Prince. Il n’y aura plus jamais de générations sans ce sacrifice à la douleur. Le plus grand champ d’expérience sera celui de l’analgésique. Chantons la névralgie et l’autoaccusation. Il n’y aura pas de place pour les paranos dans ce nouveau Monde !

— Nous sommes tous de la même race ! Sauf les paranos !

 

Y avait du Monde sous terre. Je voyais les piliers d’acier et la voûte métallique. Un chant s’élevait, pittoresque et poignant.

— C’est beau ! fit Sally. C’est vraiment chouette ! J’savais pas qu’ça existait.

— Saluons la nouvelle adepte ! criait K. K. K. dans le micro.

La Sibylle épongea mon front. L’infirmière sentait le sperme. Elle aspirait directement dans la veine, me conseillant de compter les moutons si je voulais dormir.

— La paranoïa est la maladie des religions, blouzait le Prince. Ya pas comme la parano pour les détruire. Mais maintenant il est temps d’agir. Nous allons au combat avec des idées neuves. Tuez-les tous ! Ils doivent disparaître ! C’est ma faute ! C’est ma très grande faute ! Il faut connaître le paroxysme de la douleur pour vaincre les idées fausses sur lesquelles ils ont construit le Monde. Nous en kronstruirons un nouveau sur les ruines de leurs mensonges. Alléluia !

— Dis-moi si tu veux voir, murmurait la Sibylle dans les moments de stress intense.

Elle contrôlait l’interstice, réduisant le champ de vision à l’essentiel. Je voyais la foule compacte, avec des intervalles réservés aux meneurs.

— Démocratie ! Démocratie ! Kronstuisons le Monde ! Mais détruisons d’abord la civilisation ! Détruisons ses religions ! Détruisons la Paranoïa !

— Vive la Douleur ! Autoaccusons-nous ! Voici la première pierre de l’Industrie Névralgique !

On voyait Rog Ru sur l’estrade élevée aux puissants du Nouveau Monde. Il brandissait un sceptre d’acier chauffé à blanc dans l’athanor de la Pensée Névralgique. Et il le trempait dans l’Urine de Gor Ur lui-même.

— T’arrives vraiment pas à ouvrir les yeux, John ? demandait la Sibylle qui retenait le bras hyperactif de l’infirmière.

— Il doit dormir ! disait l’infirmière. Il est bien, maintenant. Il respire tranquillement. Son petit cœur bat au rythme de la vie. La vie ! Sibylle !

La Sibylle tailla soigneusement les allumettes destinées à maintenir les paupières ouvertes. L’infirmière exprima son horreur du bois, mais la Sibylle la rassura : c’était de l’acier phosphorique, prêt à s’enflammer au moindre frottement.

 

Pendant ce temps, la foule grossissait. Elle avait été parfaitement uniforme. Maintenant, elle se bigarrait rapidement et on voyait les petits drapeaux au-dessus des têtes. J’imaginais le nombre, cette multitude de l’individu, la chaleur sous-jacente de l’énergie mise en jeu. Le Chant ondulait, passant progressivement du murmure sans paroles à la foison tonique des mots incompréhensibles pour qui ne les connaissait pas d’avance. J’en avais la nausée, secouant à l’extérieur une langue sèche comme une feuille morte. Sally y déposait ses gouttes de sueur.

— Ah ! Cette sensation d’être et de pas exister ! s’écria-t-elle au beau milieu du discours de Rog Ru.

— Oui ! proclama-t-il. N’existons plus !

— N’existons plus ! hurla la foule d’une seule voix.

La Sibylle se pencha pour m’expliquer que les idées n’avaient plus vraiment d’importance. Il fallait seulement contredire l’Urine. Dire non à l’Urine et n’importe quoi à la foule.

— All that’s Metal ! dit-elle, ce qui fit rire Sally.

Elle savait plus pourquoi elle riait. Elle savait seulement que désormais ça lui arriverait systématiquement quand elle ne comprendrait pas.

— Pas vrai, Sibylle ? demanda-t-elle parce que c’était pas clair comme explication.

La Sibylle montra la voûte qui se soulevait dans un bruit infernal. Les parois se laissaient arracher des fragments de minerai qui retombaient sur la foule périphérique, alimentant un cri incessant que le centre semblait chercher à identifier, luttant contre les montées en phase du discours. On était à quel endroit de ce Monde ascendant, Sibylle ?

— Les mamans, par ici !

On suivait le guide spirituel.

— C’est une maman, ce mec ? demanda-t-il.

— Trois-en-Un, dit la Sibylle.

— D’accord, mon général.

On franchit une limite qui consistait en une espèce de plate-forme. Y avait déjà du Monde, des ventres pleins d’avenir.

— Tu fermes ta gueule et tu me suis, dit la Sibylle.

En même temps, elle applaudissait et Sally imitait la joie avec une passion d’habituée à la Comédie du Bonheur.

— Y fermera pas sa gueule ! dit-elle. C’est un trouble-fête !

— Ouvrez une autre bouteille, Sally, dit la Sibylle.

— Des canettes à dix balles pièces, Madame !

Je buvais bien à cette époque. Ça m’rendait pas plus intelligent. Peut-être même le contraire. Mais ça me nourrissait là où j’avais faim : un endroit où le corps et l’esprit se retrouvent de temps en temps pour des discussions informelles au sujet des raisons de vivre. Vaut mieux faire ça dans la bonne humeur. Sans compter que c’est bon au goût.

— Dix balles c’est rien à côté de c’qu’on va payer si on s’fait remarquer, dit la Sibylle entre les dents.

— D’accord, dit Sally en me donnant le biberon. J’ferme ma gueule.

La plate-forme rejoignit les autres objets volants sous la voûte.

— Les élus ! Les élus ! hurlait la foule qui montrait ses visages innombrables comme un seul. Je me penchai pour voir ce masque immense. J’avais jamais rien vu d’aussi grandiose. Ah ! Les ceusses qui sont capables de provoquer de pareilles illustrations de la connerie humaine sont assurés de régner en maîtres du Monde sans se soucier du lendemain. Pour un type comme moi qui s’est jamais couché sans prier pour son salut à court terme, c’était à la fois impressionnant et humiliant.

— Dodo, l’enfant do.

La bibine avait un goût nouveau, sans doute à cause des bouchons d’acier. Je m’en plaignais pas. La Sibylle approuvait, me promettant des jours meilleurs. Elle jouait avec mes boucles.

— T’es jouasse ! disait Sally en me torchant le cul. Ah ! C’que t’es jouasse, mon loulou ! C’est tellement petit !

Elle avait de grosses lèvres chaudes et mouillées, parfait pour la fellation, mais infect au niveau de la gueule. Et c’était justement là qu’elle s’exprimait !

— Foutez-lui la paix, merde ! rouspéta la Sibylle.

— Je fais qu’ça !

En plus, elle suait des guiboles. Ça gênait autour. J’entendais les voix des voisins de palier. Ça sentait aussi la lavande et la fraise acidulée.

— Monsieur, vous avez des pieds impayables !

— Ça vous f’rez rien d’payer vos dettes ?

Le linge passait au-dessus de ma tête et le soleil m’éblouissait.

— Il est en plein trip, disait DOC pendant que je poussais.

— On va se faire remarquer ! grogna la Sibylle.

Le moment était mal choisi pour donner dans le familial et le nombril, mais j’étais dans l’autofiction newparisienne et ça m’rendait aigre-doux au niveau des baguettes. Levant les yeux, je vis les passages dans la voûte. Y avait rien de secret, mais d’en bas on pouvait pas distinguer ces possibilités de fuite. La plate-forme se détacha des autres et prit le chemin d’une de ces fenêtres sur le Monde.

— On n’est pas pressé, dit la Sibylle. On accélère dans la joie. Vous attendez pas à un bonheur sans conditions.

J’avais jamais vu autant de Métal en une seule fois. La plate-forme tanguait entre les poutres et les parois inattendues. Si c’était un beau voyage, c’était pas ici que j’avais envie que ça s’arrête. L’oxyde saturait l’air, si c’était de l’air qu’on respirait.

— On va où ? je dis.

— Ferme-la, John !

— À un moment donné, critiquai-je, faut qu’ça devienne clair, sinon on s’angoisse.

— Yen a déjà qui s’tirent, constata Sally qu’avait jamais aimé les soirées interrompues par l’actualité.

— C’est leur affaire ! grogna la Sibylle.

Mais au lieu de déboucher en plein ciel au milieu d’une bataille aérienne, on était dans une bulle et sous l’eau, avec des poissons à la fenêtre et un silence à couper au couteau. La plate-forme se retourna et on se retrouva dans un lit : la Sibylle : Sally : et moi que j’étais trois ou quatre selon la méthode de calcul. Y avait de quoi bouffer et continuer de faire la fête sans risquer la déshydratation. Si j’avais une idée, c’était pas la mienne. On attendit uniquement parce que la Sibylle attendait. Sinon, on aurait crié.

— Il est où DOC ? demandai-je.

— Il s’est sacrifié, dit Sally.

— Tu l’as vu se sacrifier ?

— En mille morceaux !

Elle grimaçait comme quelqu’un qui ment pas. Mais le silence était rompu. La Sibylle sauta du lit. Encore une chose qu’on pouvait faire sans tomber dans le ridicule. On la vit s’éloigner. Qu’est-ce qu’elle savait ? Elle savait quelque chose d’assez important pour espérer nous sortir de ce merdier.

— T’as plus soif ? dit Sally.

— La Soif, c’est comme l’Amour : quand on peut plus, il faut faire autre chose.

— Et qu’est-ce que tu fais exactement ?

— Je donne l’impression de rien faire quand j’angoisse.

Sally retint sa respiration pour pas être contaminée par mes postillons. L’angoisse me rend bavard, mais au lieu de parler, je postillonne. Elle finit par aspirer une grande bouffée. On n’a jamais la patience d’aller jusqu’au bout.

— Qu’est-ce que tu crois ! dit-elle dans ses mains.

Je croyais rien. Même la Sibylle me paraissait irréelle depuis qu’elle exerçait plus son influence réparatrice sur mes propres décisions de vie. En fait, c’était la première fois que je me retrouvais dans une bulle avec une femme. La bulle étant caractéristique de la technologie chinoise. J’en avais connu deux : la bulle antiterrorisme : la bulle personnelle et ses trous. Là, on était sous l’eau et on avait de quoi respirer. On entendait vaguement les bruits que la voûte provoquait quelque part dans les entrailles de la terre.

— Je sens que j’vais accoucher ! dis-je dans un spasme.

— Merde ! fit Sally.

Je la vis rejoindre la Sibylle qui consentit à se retourner. J’entendais rien de ce qu’elles disaient en me regardant. J’écartais les cuisses des fois queue. Plus loin, la foule continuait de suivre l’ascendance de la voûte. On était où par rapport au Réel ? Au-dessus de moi, des poissons se disputaient un morceau de chair. Alors je vis ce qui provoquait ces chocs cardiaques : des morceaux de la machine guerrière qui se battait à la surface, s’autodétruisant dans le choc frontal. Je reconnaissais des pièces qui avaient aussi appartenu à mon vaisseau. Je pouvais pas me tromper. La guerre battait son plein. J’avais pas envie de lui donner un enfant. Pourtant, il frappait à la porte.

— Tu peux pas te retenir ? me demanda Sally de loin.

C’était fou comme elles étaient loin ! Et la ferraille continuait de tomber sur la bulle qui frémissait à chaque choc. La chair était aussitôt tiraillée par des milliers de petits poissons multicolores. Qu’est-ce que j’attendais ?

— Allo ! Allo ! Ici Frank Chercos ! Mayday ! Mayday !

De quoi se mêlait-il maintenant que tout était perdu ?

— Ferme-la, Frank ! Tout ça c’est ta faute !

— On me l’a déjà fait, le coup de la faute à Frank ! Comment on sort de là ?

Sally m’observait. La Sibylle avait baissé la tête et réfléchissait. Si ça continuait de s’autodétruire là-haut, on verrait plus les petits poissons. Peut-être même que la ferraille finirait par faire exploser la bulle. Ah ! Il était pas beau, l’avenir de John ! J’avais le choix entre la noyade sous des tonnes de ferrailles et la vie familiale compliquée par les questions génétiques. Je m’suicidais de toute façon.

Sans soif et sans amour, on n’est plus grand-chose. C’est là que les thaumaturges poussent devant les miraculés de l’espoir. Si t’écoutes bien ce qu’on te dit, tu te sens ridicule de tenir à la vie alors que la mort est synonyme de plaisir et de bonheur impossible ici bas. Mais c’est pas à la vie qu’on tient. C’est à l’existence. À ses petits détails. À des riens qui ont un sens. Si tu lis bien ce qui est Écrit, là-haut tu ressembles à tous les autres parce que c’est aussi écrit. Alors tu réfléchis et tu veux rester encore toi-même. Après, on verra. Si Dieu m’a parlé, il a pas dit autre chose. Ou alors je suis sourd. Dans ce cas, qu’on me coupe la langue.

Mais sans espoir, c’est justement à la langue qu’on tient le plus. C’est bien connu : tout commence par le cri de la femme : puis le cri de l’enfant : et enfin le rire de l’homme, que ça l’amuse ou pas. L’espoir naît du premier mot :

— Ça te plaît, chéri ?

— J’ai jamais été aussi heureux ! (ou : tu m’fais chier !)

Entre l’espoir que l’enfant n’est pas viable et celui de le voir régner sur la partie du Monde à laquelle on tient le plus, ya rien que de la merde existentielle. Ne vous suicidez jamais sans suicider les autres.

— Si j’l’ai pas bien opéré, dit DOC, dites-le clairement !

— John ! Tu vas me faire chialer à force !

La bulle craquait comme un œuf habité par l’Inconscient. Ça commençait à goutter dans les jointures. Je me jetai dans le vide que je pensais trouver au bord du lit. Je tombais sur les pantoufles de Sally. Si j’étais pas réveillé maintenant, c’est que j’étais mort. Ah ! L’odeur ! La pestilence ! L’introduction impromptue dans les narines ! J’étais tout droit au bord du lit en train de retrouver ma respiration. Mon cerveau cherchait l’équilibre sur la pointe des pieds. J’avais l’impression que quelqu’un tirait sur le fil du miroir aux alouettes. Et ça dinguait dans la lumière éclatée d’un regard !

— Ça va, John ?

C’était la Sibylle. Elle me pinçait les joues et c’était Sally qui gueulait.

— Tu devrais pas t’lever, dit la Sibylle.

— Dans ton état !

Je me pliai. Mon cucul toucha la soie. Je vivais dans le luxe et je le savais pas !

— Ouvre la bouche.

Et je la refermai sur la tétine. Faut faire attention à soi quand on boit pas assez. Mieux vaut boire trop que de risquer le vertige et l’hallucination. Si c’est trop, la médecine connaît le truc pour que ça soit assez. J’ai toujours été à l’aise dans l’assistance. Mais en temps de guerre, on se sent bien seul quand on n’a pas les moyens du marché noir. Heureusement, la Sibylle avait pensé à tout.

Elle considéra la bulle avec des airs de circonspection qui me donnaient froid. L’eau était salée. J’aurais pas aimé crever au fond d’un lac.

— Tu bois et tu te tais !

Je buvais. De temps en temps, la bulle était secouée par une onde de choc qui témoignait assez de la violence des combats.

— J’suis même pas claustrophobe ! dit Sally.

La Sibylle souriait comme une maman qui se croit investie d’une mission divine. Quand je pense qu’on est des cons prêts à avaler les conneries des charlatans providentiels ! Et j’suis pas plus con qu’un autre. Même que j’ai été un chasseur. J’ai pas eu l’occasion de détruire du matériel humain, c’est vrai. On n’a pas tous de la chance. Ça s’rait trop d chance. On fait pas la guerre en jouant. On joue à la faire.

— Akikiléceptikuku ?

Du lait, de l’alcool et de l’eau pour se laver. J’avais tout pour être heureux et le calcul veut que je tombe sur des discussions qui s’enveniment en plein mon âge adulte. Si c’est pas un manque de pot !

— Sally, dites à DOC qu’un paramètre est à zéro.

Tu sues pas quand t’entends ça ? DOC s’amène en clopinant.

— Ça peut être qu’une panne électrique ! Dessoudez le boîtier. Je crois savoir c’que c’est.

— C’est toujours à zéro, DOC !

— Dessoudez le circuit principal et remontez à la source !

Pendant ce temps, tu angoisses dans le coma.

— Il va perdre son enfant !

— Perdre Bernie ! Encore !

— C’est ce qui arrive toujours, les filles !

Le lit est animé de pressions diverses : genoux, mains, épaules, pieds quand on peut pas faire autrement, cuculs mal torchés, têtes qui poussent comme des champignons. Ah ! J’en finirais pas si facilement avec la vie !

— Il va le perdre ! Il va le perdre !

— Vous êtes sûr qu’c’est pas une fille ? C’est coriace, les filles !

— Bernie a jamais été une fille ! J’ai des yeux hé !

Mon cœur, c’était celui de Frank. Bonne nouvelle : il avait envie de vivre. Ça aide quand on va mourir.

— Injectez la colocaïne ! Tant pis pour la morale ! Injectez je vous dis !

Avec de la kolok à la place du sang, les héros surdimensionnés n’ont qu’à bien se tenir. Je refis surface dans un capharnaüm. La bulle avait cédé et la ferraille et la chair des combats s’infiltraient par la brèche.

— John ! T’es fou ! Reviens!

Je luttais. J’allais leur montrer ce que c’est un héros. J’ai jamais été plus loin que le dernier. Yen avait toujours un devant moi. C’est ça, ma modestie. Et je luttais contre la ferraille, sentant l’odeur de la chair et les bruits du combat qui continuait de détruire la vie et ses objets avec un acharnement de gamin au service de la connaissance.

— Il le perd ! Il le perd !

Je saignais au lieu de crier. C’est tout !

 

L’implosion de la bulle d’acier et de verre forma d’autres bulles et je me trouvais dans une de ces bulles d’air quand la surface de l’eau se souleva sous la pression de la voûte. Le spectacle était grandiose. Ma bulle éclata au contact d’une épave où grouillaient des êtres humains. Une main me happa tandis que je glissais sur le métal, fasciné par la vague gigantesque qui venait de se former au moment où la voûte, immense construction d’acier, s’immobilisa au-dessus de la mer, flottant comme le plus grand vaisseau jamais construit par l’Homme. Des millions d’Êtres humains couraient sur des millions d’échelles qui rejoignaient l’intérieur de ce navire presque grotesque tant il était fabuleux. J’avais de l’eau dans le canal auditif, aussi n’entendais-je que la rumeur de ce qui paraissait être une formidable fuite des combats dont les lueurs tenaces envahissaient le ciel à l’horizon. La Sibylle me serrait contre son cœur.

— Qui que tu sois, petit homme, dit-elle, je te sauve de ce désastre !

Je me retrouvais entre ses seins, solidement retenu par une fermeture Éclair. Mes mains s’accrochaient à ses cheveux. Elle haletait dans un effort qui devait consister à se rapprocher du vaisseau. Ainsi, nous serions sauvés. Mais quelle était la destination de ce fabuleux engin ? Qui étaient ces hommes qui s’entretuaient encore pour l’atteindre. La vague colossale, dont la crête rouge et or formait l’horizon, semblait s’éloigner lentement alors que sa vitesse, selon mes calculs, devait être prodigieuse. Un crâne éclata à proximité, la Sibylle m’aspergeant de cette eau salée qui démontrait que nous étions en pleine mer. Sous elle, le Métal glissait. Et elle enfonçait ses ongles dans les algues, brisant le coquillage et ses habitants nus.

Nous atteignîmes rapidement le voisinage du vaisseau. L’écume était un assemblage écœurant de salive, de sang et d’urine où flottaient les morceaux d’hommes déchirés par l’homme. Nous montions le long d’une poutre pour éviter les combats qui se livraient sur les échelles dont la plupart s’effondraient dans le bouillonnement glacial des flots. Mon cœur battait la chamade et mon cerveau se laissait étreindre par une douleur lancinante qui s’amplifiait au rythme des chants, car ces êtres humains chantaient en s’élevant dans ce titanesque échafaudage.

Une fois à l’intérieur, d’autres humains, qui semblaient avoir échappé au combat tant leur tenue était impeccable, nous poussèrent un à un dans un couloir que la Sibylle parcourut sans discuter. Nous suivions un être désarticulé et étions suivis par le même désordre de membres, têtes folles. Une odeur pestilentielle nous accueillit dans une bulle où les humains, rassérénés par je ne savais quelle substance, se tenaient le plus tranquillement du monde, formant une sorte de tissu organique aux glandes à peine crispées. La Sibylle prit place dans ce magma peut-être redoutable.

— Tais-toi, dit-elle parce que je manifestais des sentiments qui me distinguaient trop nettement du commun des mortels associés ici par le destin et une force titanesque, nous n’en doutions pas, capable de plier ce destin pour prendre place dans l’immensité sidérale.

Nous nous fondions dans la masse. L’odeur était insoutenable. Mais pas un humain ne se plaignait, heureux d’avoir échappé au massacre, ne doutant pas un instant qu’il était sauvé et que ça n’arriverait plus. Dans ces conditions, aucune conversation n’était possible.

La Sibylle secoua ma tête car l’eau qui ne voulait pas sortir de mes oreilles provoquait des douleurs aussi intenses que soudaines. Je sentis cette tiédeur couler dans mon cou. Le vacarme m’envahit aussitôt.

Les humains arrivaient par paquets tremblants. Je ne reconnaissais personne. La Sibylle tenait une main en visière et scrutait cette lave pestilentielle et grouillante. Des cris étaient porteurs de paroles clairement exprimées qui disparaissaient dans la confusion. Où est-on, Sibylle ? demandait mon cœur traversé de douleurs.

Un soldat de cette équipée se présenta, ayant fendu la foule sans ménagement. Il avait un visage sévère et parlait avec les mains. La Sibylle approuvait.

— Il a encore de l’eau dans les oreilles, dit-elle, prenant ma tête à témoin.

Elle souffla encore dans les conduits auditifs. L’eau, chaude et lente, s’évacuait par petits jets. Le soldat avait l’air satisfait.

— Suivez-moi, dit-il.

Nous traversâmes une piscine sans doute destinée à nous libérer de la boue et des odeurs. Une porte coulissa enfin sur un monde organisé dans l’hygiène. Les couloirs étaient impeccablement métalliques, marqués de loin en loin par des signes tracés au pochoir. La Sibylle avançait d’un pas décidé. Nous rencontrâmes un autre soldat qu’elle embrassa sur la bouche.

— C’est lui ? demanda-t-il.

Elle opina. Nous le suivîmes. Nous pénétrâmes alors dans une salle de commandement.

— Commandant Cicada, me dit le type qui s’effaçait devant moi, nous vous souhaitons la bienvenue. Le Commandement est prêt à recevoir vos ordres.

Le regard de la Sibylle sembla me dire que je ne devais rien craindre, qu’elle s’en occupait et que ça ne regardait pas ce type serviable qui allait devenir un pion si je me tenais bien. Elle me conduisit elle-même devant le poste de Commandement et m’installa sur le fauteuil qui était désormais le mien. Le type se retira sur un demi-tour. Nous étions seuls.

— Tu la fermes, John ! dit la Sibylle en me pinçant les lèvres entre le pouce et l’index. Tu t’y reconnais ?

Je reconnaissais le matériel que j’avais utilisé toute ma vie d’adulte. Oui, tout était à sa place. On pouvait compter sur moi. Mais qui servais-je ?

— Fais-moi confiance, dit la Sibylle. On s’en sortira.

— Doit-on procéder aux essais de coordination maintenant ? demandai-je.

— On attend les ordres.

Elle s’installa dans le poste de copilotage. Elle n’avait pas oublié elle non plus.

— Tu sens cette odeur ? dis-je en me tenant le nez.

— Ferme-la, John !

On les entendait. Ils arrivaient encore. Je pensais à la vague. New Paris serait détruite sous l’effet de la formidable poussée des eaux. Un sentiment de défaite imminente s’empara de mon cerveau. J’y pouvais rien. Je me sentais vaincu et la Sibylle me parlait d’un plan d’évasion infaillible. On venait d’échapper au destin de la foule, mais quelle était la fin du voyage. Elle ne répondit à aucune de mes questions. Et c’était pas le moment de boire à la source. Je devais me contenter d’un filet d’eau chlorée au bout d’un robinet.

 

Des heures plus tard, le vaisseau, jusque-là agité de soubresauts, sembla se stabiliser. Un silence inouï s’imposa. Je cessais de cligner. Il allait se passer quelque chose et la Sibylle était prête. Le voyant de départ s’alluma devant moi. J’enfilai les écouteurs.

— Machines prêtes ! dit une voix.

J’hésitai. La Sibylle actionna le relais.

— Coordonnées de la trajectoire ?

Une voix débita les paramètres que la Sibylle entra dans le système.

— Zêtes prêt, John ?

Je savais ce que j’avais à faire. Le vaisseau fut secoué par une première tentative d’équilibrage des poussées.

— Super, mon commandant ! Du premier coup ! J’attends vos ordres.

— Poussez !

L’écran de contrôle s’alluma. Prisonniers des eaux, les humains qui n’avaient pas pu monter à bord se laissaient emporter par une deuxième vague provoquée par l’allumage des moteurs. La troisième, alimentée par la première poussée, anéantirait l’espoir qui pouvait encore les animer. New Paris ne résisterait pas à ce raz-de-marée d’eau et de chair humaine.

— O. K., patron. On quitte l’atmosphère. C’est parti !

La Sibylle leva les bras en signe de victoire.

— T’es le meilleur, John !

— Peut-être. Je suis sorti le dernier de ma promotion, mais j’ai beaucoup travaillé pour rattraper le temps perdu.

La Terre s’éclipsa. On était dans le trou. Qu’est-ce qui était prévu ?

— On reviendra plus s’il s’est passé ce que je pense, dit la Sibylle.

— Pourquoi cette destruction ? Pourquoi le Métal emporte-t-il cette cargaison d’êtres humains ? S’agit-il de peupler un endroit de l’univers où l’humain ne pourra pas se réclamer du premier homme ?

— Tout faux ! dit la Sibylle.

Elle se plongea dans les calculs. Pendant ce temps, les images défilaient sur l’écran. La structure était immense. Je craignais l’effet d’abîme, mais non : c’était de la Réalité. À mon avis, on avait construit ce formidable engin dans la fosse la plus profonde du Pacifique. La Sibylle connaissait cette histoire, car elle était Métal. Mais pourquoi cette cargaison d’êtres humains ? Ces millions d’âmes qui suivaient pour ne pas disparaître ? Je bouillais d’impatience.

— Regarde ! dit la Sibylle.

Trois caméras décrivaient la Réalité. Le vaisseau venait de s’engouffrer dans ce qui me sembla être une cavité. La paroi tubulaire filait à vive allure. J’en avais le vertige. Nous avions perdu toutes les coordonnées. À quel Monde étions-nous destinés ?

Nous fûmes éjectés une minute plus tard. Le vaisseau tournoya, en proie à une gravité que je n’avais pas programmée. Nous étions perdus. Une masse grouillante nous accueillit. Je jetais un regard épouvanté sur l’écran. C’était des vers, des vers géants qui se nourrissaient de cette matière ! J’actionnais les vecteurs sensoriels qui ne tardèrent pas plus d’une demi-sonde à rendre compte de l’odeur : c’était celle de la merde !

— Sibylle ! Explique-moi !

Je compris que nous venions de sortir du cul du monde. Déjà le Métal entrait en fusion. Les millions d’êtres humains sortaient du vaisseau pour ne pas mourir dans le feu. Mais c’était pour sombrer dans une merde peuplée de terribles vers qui s’en nourrissaient.

Dehors, la Sibylle préparait la navette de secours. Qu’espérait-elle encore de ce Monde ? Elle me fit signe de la rejoindre. Je traversais alors une pluie excrémentielle qui faillit me rendre fou de désespoir. Heureusement, elle me tendit encore la main et j’entrais dans la navette, hideux et puant. L’accélération me cloua.

Nous vîmes alors le spectacle le plus fantastique, le plus à même de réduire l’imagination à sa dimension de faculté, alors que la Réalité prenait un sens : un cul gigantesque qui chiait encore de l’humain. Au milieu de cette matière en formation constante, le vaisseau paraissait une coquille de noix. Les vers l’engloutissaient. Mais si c’était le cul du Monde, qui était ce Monde ?

— Devine ! dit la Sibylle.

Alors je compris que j’avais mal fait de ne pas y croire quand il était temps de parier. Au-dessus du cul qui crachait sa merde humaine et métallique, un phallus gratte-ciel giclait dans l’espace sidéral. C’était l’Urine de Gor Ur !

 

*

 

Des années plus tard, alors qu’on reconstruisait lentement New Paris, car les humains avaient perdu la Foi, la Sibylle et moi arpentions les rues sombres aux parois déchiquetées. Des habitants commentaient notre tenue sans tâche ni accroc. L’Urine régnait, jaillissant dans les caniveaux. Des pompes à merde circulaient tristement, se rencontrant aux carrefours où les chauffeurs échangeaient des informations relatives à ce que la télé appelait « l’épuration ».

Nous entrâmes chez Bernie. Il avait pas de bonnes nouvelles de Frank. « Ils » l’avaient enfermé dans une « maison de santé » et « on » n’avait pas rouspété. Personne n’avait levé le petit doigt. Il nous servit la dernière boisson à la mode : un Gin coupé d’un quart de Bourgogne et d’un tiers de moutarde forte. Il prit le temps de calculer.

— Le Métal est entré dans la Résistance, dit-il. Vous feriez pas bien de pas trop traîner. Paraît qu’vous avez eu des problèmes, John ?

— Ça s’est mal passé, dis-je.

— Ça s’passe jamais bien, allez !

— Ça se passe peut-être pas.

 

*

 

Sur les quais, l’ambiance était à la joie. La mer ne trahissait aucune trace des combats. Au contraire, on voguait paisiblement dans la brise qui sentait la marée. Tout avait été remis à sa place. Je ne signifiais plus rien et la Sibylle me caressait les fesses pour tromper mon angoisse. Le soleil se couchait.

Cecicila nous accueillit sur la passerelle. Je l’avais jamais vue aussi triste. Sur le pont, accoudé au bastingage, Muescas secouait sa petite main grise. Rog Russel fumait un havane en regardant le ciel.

— Je suis désolé, dis-je en baisant follement la main de Cecilia.

— Vous serez des nôtres, John. Je n’en demande pas plus pour l’instant.

Pour l’instant ?

 

II – LE DIEU QUE VOUS AIMEREZ HAÏR

S'il advenoyt que l’air feust pluvieux & intempère,

tout le temps davant disner estoyt employé comme de coustume,

excepté qu'il faisoyt allumer un beau et clair feu,

pour couriger l'intempérie de l’air.

Gargantua.

Neuvième épisode

LE ROCHER DE CICADA

— Tu d’vrais essayer, me dit Sally Sabat.

— Essayer quoi, merde !

Elle était debout sur le cadavre, les jupes relevées sur les cuisses. Elle avait un sacré sens de l’équilibre, ma compagne. Seulement c’était pas un fil, le macab. C’était le début d’une histoire qui commençait par la fin.

— Ah ! Ça commence bien ! fit-elle.

Elle aimait pas les complications. J’avais pas compliqué, mais ça sentait la malencontre. Il y avait aussi des policiers qui agitaient des gants étanches. Rien que des tocards pour commencer et Sally Sabat pouvait voir ce qui se passait dans le vasistas. Entre le cadavre et la table basse, elle avait choisi. Ses talons aiguilles auraient passablement esquinté une surface vernissée au tampon. C’était le cadavre de Régal Truelle. On connaissait pas Régal Truelle, mais c’était écrit sur la porte et on était entré pour voir.

— John ! avait beuglé Kol Panglas sans sortir de son fauteuil, Frank est mort et vous n’y êtes pour rien. Retournez à la maison avec cette belle promesse d’amour et essayez de penser à autre chose.

J’essayais. Frank était mort depuis des lunes et j’arrêtais pas d’y penser. Seule Sally Sabat savait si j’avais hérité de sa queue légendaire. Je laissais planer le mystère alors que j’aurais pu tourner sans honte dans des films pornos. Personne savait, à part Sally Sabat qui m’aimait trop pour trahir mon secret de famille, et DOC qui se serait coupé la langue plutôt que de renoncer à un si bon moyen de me faire chanter. Il avait greffé la meilleure part de Frank quelque part derrière le costume trois-pièces qui ne laissait voir que mes mains et ma gueule reconstruite à la force d’un poignet qui s’agitait encore devant mes yeux gorgés du sang des assassins et des apologues du meurtre purificateur. DOC était là aussi, relevant des débris de chair sur les murs. La balle explosive avait pété dans le crâne. Il avait fallu que ça arrive à ce conard de Régal Truelle.

— Hé ! Hé ! dit ce dernier. On est encore dans l’enquête. J’ai ma chance !

C’est ce qu’ils disaient tous, ces minables que le destin finissait par éclater malproprement.

— Si t’expliques pas, dit Sally Sabat, y vont pas comprendre.

Des fois, je vais si vite qu’on se demande si j’ai pas perdu le dernier neurone utile dans l’explosion. Ah ! Ç’avait été une sacrée explosion, mais le destin avait remis mon déchiquetage à plus tard. Souvenez-vous : restait plus grand-chose de Frank, mais quoi ? Ça, c’était le mystère qui n’figurait dans aucun rapport de police, pas même dans le compte rendu médico-légal que DOC avait remis à la Justice. Sally Sabat savait aussi si j’avais hérité de la queue démentielle de mon rejeton. J’rappelle que j’suis John Cicada, le papa de Frank Chercos. Quand ça a explosé — me demandez pas ce qui a explosé ni dans quel endroit j’avais les pieds dans ce triste moment-séquence — Frank parlait à ce qui restait de Bernie, le copain Bernie Bernieux qui avait été mis en morceau par un autre événement-temps-instant. Z’arrêtaient pas de me faire chier avec leurs conversations pendant que je tentais de trouver des solutions à l’irrémédiable. Ah ! Si j’avais souffert du cœur !

— Vous vous faites mal, dit Kol Panglas qui réglait le jeu d’une enquête encore préliminaire.

Yavait des flics partout. Ça grattait les miroirs, ça reniflait les fentes, ça voyait et ça revenait dans un esprit de confirmation. J’ai jamais été flic. Frank en avait été un sacrément bon.

— Soyez discret sur ce sujet, me conseilla Kol Panglas.

Il s’activait sur son écran tactile. Régal Truelle était confiné dans un périmètre saturé de Connexions Intransigeantes. On appelait comme ça les endroits où se croisaient le Renseignement et l’Histoire. Il regardait son cadavre comme s’il l’avait tué lui-même.

— Je m’demande qui peut bien vouloir ma mort, bredouillait-il.

Sally Sabat finit enfin par trouver le joint. Il y a un joint entre l’apparence de la vie et la réalité cybernétique. Ya pas comme elle pour le trouver. On arrive sur les lieux du crime et elle monte sur le cadavre. On attend pas. La victime se tient toujours dans le PCI. Elle a toujours cet air de suicidé qui croit pas un mot de ce que le cadavre révèle à l’analyse. Ya pas un meurtre qui ne ressemble pas aux autres. Et dans ce Monde Oisif Moyennent Organisé, dans ce MOMO qui fait recette chez les paranos, c’est Sally Sabat qui trouve le joint et tout le corps judiciaire s’y précipite sans attendre les explications. On était en famille maintenant, Sally Sabat, Régal Truelle, son cadavre et moi-même qui suis pas fait pour vous servir de narrateur, vous qui aimez les belles histoires et encore plus les personnages auxquels vous aimeriez ressembler dans le virtuel et l’improbable. Kol Panglas entrebâilla la porte pour nous souhaiter bonne chance.

— C’est un plouc, prévint-il. Si ça s’fait, c’est même pas son cadavre. On compte sur vous, John. Soyez heureuse en amour, ma belle Sally Sabat !

 

Il referma la porte. Je me sentis seul. Je l’étais sans doute, mais ce qui me reste de cerveau me conseillait de ne pas y penser. Sally redescendit du cadavre. Le joint se déplaça, disparaissant sous l’exosquelette. Je considérai alors le corps médicamenteux de la victime. Il se tenait toujours dans la zone d’influence. Il avait pas l’air de vouloir en sortir sans poudre de perlimpinpin. Je lui injectai 200 cc dans le membre. Il se redressa sous l’impulsion. Il savait même pas se tenir droit sans substances. Il évita soigneusement le cadavre et s’assit sur les genoux de Sally Sabat qui lui massa le ventre à deux mains. Il avait toujours cet air de chien battu. Rien à faire pour le déconnecter. Dans la vie réelle, il avait une femme et des gosses. Dans sa petite maison cossue, il ne possédait pas le chien. J’avais vu le chien lui injecter des molécules expérimentales. C’était tout ce que je savais.

— Z’êtes pas membré comme un homme, lui dit Sally Sabat.

— Ah ! Les mélanges, ma bonne dame ! Les mélanges. J’y connais rien en mélange, Moi !

— Z’êtes surtout un moulin à paroles, conclut Sally Sabat. Le cadavre parlera !

— Je compte sur le service après-vente, dit Régal Truelle sur le pas de sa porte.

On se casse sur ces mots. Sally a du mal à réintégrer la Crevault. Je pilote plus cet engin obsolète. Ya longtemps que la roue a disparu de notre environnement. Ah ! Elle en fait, du mal, la roue ! Et j’parle pas des applications, genre engrenage conique et autres variations du sens mécanique appliqué à la nécessité de se déplacer à la surface et dans les airs. Tant qu’on aura pas inventé la téléportation, on naviguera au pif et à l’encan.

— Ta gueule, John ! Quand tu causes, tu réfléchis plus…

— Et quand je réfléchis, j’trouve pas les mots…

— On peut pas être con et intelligent à la fois, je reconnais, mon Johnnie.

Cette manie de féminiser mon nom ! C’est Johnny !

— Comme tu veux, mon bourgeon.

On était sur la piste. Ça roulait bien sur le périf, sauf que notre cadavre, il avait plus de tête. J’aime pas New Paris et son ambiance Je-sais-tout-sinon-je-suis-de-Old-Toulouse.

— Concentre-toi, mon biquet !

Sally Sabat est un colosse. Ya pas si longtemps que ça, après une carrière scientifique qui a tourné court à cause d’un complot dont elle était la victime expiatoire et désignée, elle abattait des mecs dans un cirque. Le public adorait ce grand corps nu qui massacrait des hommes normalement destinés à faire chier le sexe faible. Du sexe faible, elle avait le sexe et la capacité de condamner les queues à l’érection impromptue. À part le chocolat, qui pouvait la rendre dangereuse, je ne lui connaissais aucune faiblesse et rien qui put la rendre labile au point de laisser la place au viol. Mais entre nous, la question ne se posait pas. On s’aimait, sauf que maintenant, elle avait renoncé à l’Homme, celui-ci ayant été durement châtié sur la scène du cirque. Je n’étais pas « l’Homme », j’en avais même pas l’air, mais j’étais entré dans la jouissance et j’pouvais plus m’en passer. En plus, elle conservait mon secret dans un écrin rose et noir, peut-être jalousement.

— N’exagère pas, mon bichon. Des types comme toi, y en a d’autres. M’faudrait pas longtemps pour que tu t’en aperçoives.

— Des fois queue, je sais !

Ah ! le rire monumental de Sally Sabat ! J’avais pas encore trouvé l’oison pour la torcher.

— Et toi, tu dis rien ?

— S’il se met à parler, ce s’ra pas avec la bouche !

C’était un cadavre très ressemblant. Il finirait par parler. Régal Truelle avait les moyens de se payer une tête, mais les Autorités Anti Crime ne l’autoriseraient peut-être pas à participer encore au Programme Sauvez Votre Peau Grâce à la Techonologie Dernier Cri. Ils aimaient pas les perdants, à l’AAC. Le Programme était pourtant conçu pour vous permettre de sauver votre peau, mais la deuxième chance ne faisait pas partie de leur langage promotionnel. Prenons un exemple : j’avais moi-même déposé un dossier, des fois que quelqu’un m’en voudrait au point de s’en prendre à ce qui me reste de vie. « Vous avez déjà bénéficié d’un programme de Sur-Vie. Survivez par vos propres moyens. » La réponse était arrivée le lendemain. Ce refus catégorique et sans appel ne me surprenait pas. J’avais eu droit à la Reconstruction Post Destruction. Je pouvais rien demander de plus. Si j’avais envie de vivre encore, je devais aussi prendre le risque de crever sous les coups mortels de celui ou de celle qui deviendrait la victime de ma malchance. J’aime pas vivre dangereusement, d’autant que je ne me connais pas d’ennemi… mortel. On était rarement assassiné par un remplaçant. J’m’explique. Si vous participez au Programme SVPTDC, on vous double par un remplaçant et c’est ce remplaçant qui prend les coups à votre place. C’est sur son cadavre que vous vous posez la question des raisons de vous assassiner. Ça doit pas être facile à vivre, ces moments de réalités. L’Enquête devient le plus dur moment de votre existence et ça peut durer longtemps. Sally Sabat et moi on s’était mis dans la tête qu’on avait les compétences pour élucider ce genre de mystère. On interrogeait les cadavres et les victimes passaient un sale moment pendant qu’on s’amusait dans les causes et les effets. Du coup, l’assassin n’en était pas un puisqu’il avait assassiné personne ! Il avait exprimé son désir de tuer, mais n’avait détruit momentanément qu’un remplaçant réparable avec la prime que versait la victime virtuelle. Ah ! Ils sont fortiches les requins de la phynance ! Personne n’a commis l’IRRÉPARABLE :

 

— la victime n’est pas réellement morte ; mais son contrat n’est pas renouvelé ; si l’enquête a abouti, c’est-à-dire si le nom de l’assassin possible est révélé, la victime SAIT et elle doit vivre avec ce qui peut devenir un symptôme (paranoïa).

 

— l’assassin n’a tué personne et ce n’est pas lui (ou elle) qui paye la réparation du remplaçant ; c’est pas lourd à porter, sauf si son existence se complique d’une affaire ou il (ou elle) est la victime ; l’effet de miroir est à craindre (schizophrénie).

 

— la compagnie se « réseauifie » dans la croissance et le bonheur ; un corps sain dans une idée saine ; les risques sont limités au cas particulier qu’on a vite fait de résoudre par l’Opacité ou la Négation.

 

Sally Sabat et moi on travaille pour la Compagnie des ÔS (ÔS ça veut dire « Ôtant Savoir »). Nous, on sait pas grand-chose. On a même pas le pied sur le premier barreau de la chaise. On s’assoit pas. À deux heures ce matin-là, la secrétaire de Kol Panglas nous signale que Régal Truelle a été victime d’un meurtre dans le cadre du Programme SVPTDC. On se repoile vite fait et on arrive sur la scène du crime. Sally Sabat monte sur le cadavre frais qui est encore chaud et je fais savoir à Régal Truelle que faute d’avoir payé sa cotisation, il est marron. Ce qui veut dire qu’il l’a dans l’ÔS. Ça fait marrer DOC qui se met à critiquer les mœurs. Kol Panglas s’en fout. Pour lui, l’assassin s’est exprimé sans tentative. Ça ne regarde pas les autorités judiciaires. Ça ne regarde que la Compagnie des ÔS. Mais Sally Sabat aimerait bien savoir qui a tellement envie de trucider Régal Truelle qui s’était produit comme clown dans le cirque où elle mettait les hommes en pièces. Elle se sent solidaire de ce minable. Ses talons aiguilles explorent le cadavre. Elle finit par trouver le joint, un service qu’elle ne peut pas rendre à un type qui n’a pas payé sa cotisation.

— J’ai envie de savoir, me confie-t-elle.

On parle à voix basse, des fois qu’on serait écouté.

— J’ai pas payé, dit Régal Truelle. Ya longtemps que je paye plus rien. Je suis un parasite. Si on paye pas pour moi, je suis foutu !

Il était au moins conscient de son état. Et ça n’allait pas aller en s’améliorant. D’après Sally Sabat, on pouvait pas le laisser dans l’expectative. Si on ne lui donnait pas le nom de son assassin, il crèverait de pas savoir, ce qui est douloureux. Et si on lui faisait ce cadeau empoisonné, il deviendrait fou de savoir, ce qui fait mal aussi. Sally Sabat ne lui demandait même pas de choisir. Il était condamné de toute façon, alors ôtant savoir et se faire plaisir. Qu’est-ce que j’en pensais ?

— Tu fais bien de me poser la question. On est déjà mal payé et tu voudrais qu’on travaille pour le plaisir !

Régal Truelle secouait la tête. C’était tout ce qui lui arriverait désormais : dire non avec la tête et oui avec les mains. J’avais rien souhaité, moi ! Je le connaissais même pas.

— Tu connais pas Régal Truelle ! clama Sally Sabat.

— J’en ai pas honte ! Manquerait plus que ça !

Régal Truelle avait une sacrée envie de participer à la conversation, mais sa position de débiteur le contraignait à la fermer sous peine de faire l’objet d’indemnités de retard. J’avais ce pouvoir sur lui et j’allais en abuser si Sally Sabat n’expliquait pas pourquoi il avait été le seul homme qu’elle n’avait pas détruit.

— J’ai oublié de le détruire ! avoua-t-elle dans un souffle.

J’avais envie d’en savoir plus. Elle savait que j’aurais envie d’en savoir plus si elle répondait à ma question par une réponse à la fois précise et infinie.

— Tu dois combien ? demandai-je à Régal Truelle pour l’emmerder un peu.

— Pas des tas…

— On connaît pas la padetta à la Compagnie des ÔS ! T’es même pas conscient des risques que tu as pris en t’autorisant un non-paiement !

— Qui m’en veut à ce point, monsieur le Commis ? Je veux savoir !

Je voulais savoir moi aussi, mais pas pour les mêmes raisons.

— Faites-le taire, dit Kol Panglas avant de se tirer.

Dans l’escalier que je descendais avec Sally Sabat et le remplaçant qui amblait, Régal Truelle me remercia en me secouant les mains.

— Je sais que je peux vous faire confiance, monsieur Cicada, pleurnicha-t-il dans mon giron. Vous le trouverez et alors je le tuerai !

Il avait sacrément envie de compliquer les choses, le Régal Truelle. Ça m’rendait tout chose d’avoir à livrer l’assassin à sa victime potentielle. Il y aurait un assassinat, finalement. Sally Sabat filait avec le remplaçant qui constituait notre seul avantage sur les Nouvelles Pratiques de la Communioncation. J’étais pas fier. Régal Truelle me lança une larme que j’attrapais au vol comme une mouche atteinte de leishmaniose.

 

C’est DOC qui expertise chez nous, à la Compagnie des ÔS. On a pas le choix. Ah la sale personne ! Bon, je lui dois d’être encore de ce Monde. Sans lui, je serais un steak sur un matelas anti-escarres, passant le jour et la nuit à écouter la pompe à air et à compter les intervalles de gonflage et de dégonflage, le regard rivé dans la fenêtre pleine de ciel et de nuit. J’aime pas bouffer liquide par les veines. DOC, c’est le type qui se trouve là quand vous n’avez pas besoin de sa perversité. Chez lui, on peut pas choisir : il ferme sa gueule ou pas. Ça dépend de ce que vous êtes prêt à payer. D’où le mystère : papa John a bénéficié d’une double greffe à laquelle lui ouvrait droit sa police d’assurance.

— Salut, DOC ! On amène un remplaçant, un substitute.

— C’est Régal Truelle qu’y s’appelle, précise Sally Sabat.

Si quelqu’un doit séduire DOC, c’est elle. Il aime pas les hommes. Il les soupçonne d’homophilie. Sally Sabat lui doit rien. Il sait ce qu’il risque.

— Encore un con ! s’écrie DOC en secouant un scalpel. J’vais finir par faire une connerie et mettre le cul à la place de la tête.

Je frissonne. Qu’est-ce qu’il a mis à la place où j’avais la queue ? Elle parle pas, Sally Sabat, quand elle s’énerve d’amour. Pas un commentaire, pas une critique, rien que du plaisir. Et je m’confesse avec la même discrétion.

— Ça va lui coûter cher, constate DOC. Ya rien d’plus cher qu’une tête. Et j’en ai pas d’réserve. J’ai des queues en veux-tu en voilà. Ah ! J’en ai des queues ! Ils finissent tous par les émasculer. Ils en ont marre des queues. Et je tranche. Normalement, c’est à la queue qu’ils s’en prennent. Pas à la tête.

— Si j’avais su qu’c’était si compliqué…

— C’est pas compliqué, dit Sally Sabat qui a son mot à dire dès qu’il s’agit de nuancer la connaissance de la psychologie féminine. Regarde la queue. Si elle lui sert à quelque chose, c’est pas à baiser.

— C’est qu’un substitute, dis-je, croyant expliquer ce que j’ai du mal à comprendre.

— On peut même pas savoir s’il est ressemblant, dit DOC en trifouillant dans ce qui reste de la tête. Mais j’ai vu pire.

L’écran révèle un tas de trucs qu’il appelle des évènements. Il utilise un logiciel d’Analyse Évènementielle. Il lui faut pas plus d’une minute pour comprendre.

— C’que j’peux vous dire, les aminches, glousse-t-il en attendant de se marrer sans retenue, c’est que c’est bien la queue de la victime. À un détail près toutefois : celle-ci n’a pas servi depuis longtemps. Et ce qui devrait être là à la place de la tête, c’est bien sa tête. Ya plus grand-chose dedans, mais c’est pas du toc. C’est qu’on appelle de la cervelle en bouillie.

Il devient majestueux, DOC, quand il conclut.

— Ce type est bel et bien Régal Truelle, continue-t-il. Son assurance lui servira à rien. Il est mort.

Il veut dire quoi, DOC ?

— Veut dire que c’est le cadavre de Régal Truelle, pas de son remplaçant, murmure Sally Sabat.

— On a pas pu confondre… !

— On a confondu, mamour.

Elle devient tendre dans les moments tragiques, Sally Sabat. Elle me caresse les fesses comme si c’était le moment de m’exciter. La tragédie, moi, ça m’empêche de sortir de mes gonds. DOC referme la plaie en bougonnant.

— J’vais récupérer deux ou trois choses, dit-il en prenant des notes avec une queue qui f’rait pas honte à un animal.

— J’y crois pas ! Dis-moi, ô Sally Sabat, que je me trompe d’époque !

— T’es à l’heure, mon pote, dit-elle en se suçant les doigts. Mais les assassinats, c’est pas notre boulot.

— J’appelle Kol Panglas, dit DOC en éjaculant.

— T’appelles rien, connard ! hurle Sally Sabat tout aussi soudainement.

Le voilà terrifié, le DOC, à deux doigts du collapsus. Il ouvre le clapet portable. Sally Sabat l’écrase d’un coup de poing massif.

— Vous pouvez pas faire ça, Sally ! glougloute le matasano.

— Si qu’j’y vais zy faire ! clame-t-elle dans le silence des cadavres. J’y f’rai la peau à ce sale remplaçant.

— C’est une escroquerie à l’assurance, dis-je comme si j’y connaissais quelque chose.

— Mais c’est l’affaire de la police ! s’écrie DOC qui agite sa poupée comme une petite fille qu’avait prévu un Noël comme les autres et qui sent que ça va pas se passer comme prévu : Papa a une maîtresse !

Il avait raison, DOC. Un premier vers fit son apparition dans ce qui restait d’une narine. Un deuxième prenait un bain dans la coupelle d’un œil, côté rétine. J’étais sur le point de rendre ce que j’avais volé sur le comptoir d’un Mac ce matin au pied du lit. J’percevais une odeur, alors vous voyez !

— Il en aura foutu plein la bagnole ! grogne Sally Sabat qui adore sa Crevault 18. Faut qu’ça tombe sur moé ! Ah ! Bordel !

On s’est trop pressé ce matin, mais si on l’avait pas fait, Omar Lobster et sa bande seraient arrivés les premiers sur les lieux de ce qu’on pensait être un avant-crime ordinaire comme il s’en commet tous les jours que Gor Ur fait et défait.

— Ce genre de truc, ça s’met au frais comme la bière, remarque DOC. Sinon ça schlingue tellement qu’on se met au régime Zéro Degré. J’ai vécu ça une fois et je souhaite à personne de tomber aussi bas. Vous en voulez ?

On avale une gorgée sans se passionner pour les effets hallucinogènes.

— Ça, dit DOC, c’est du sang coagulé, pas d’la graisse graphitée.

— J’fais bien la différence maintenant, dit Sally Sabat.

— Qu’est-ce qu’on fait ? je dis.

— Tu viens avec nous ! dit Sally Sabat en empoignant DOC qui pousse un petit cri d’enfer.

— On f’rait bien de l’mettre au frais, conseille-t-il.

On le met au frais, Régal Truelle Original. Il peut pas y voir un inconvénient. C’est fou c’qu’on se sent libres avec les cadavres. Faut dire que celui-ci n’a plus de tête. C’est pas un nom sur un visage. Sa petite queue ne l’honore pas non plus.

 

On arrive chez lui sans grandes pompes. Ya qu’la Crevault qu’est pas discrète. DOC veut à tout prix refermer la portière, ce qui attire l’attention, et le remplaçant de feu Régal Truelle se met à la fenêtre. Il renifle tout de suite les complications. Je comprends pas qu’il se soit pas tiré. Il devait bien se douter qu’on finirait par découvrir le pot aux roses. Un vrai cadavre, ça n’attend pas si longtemps. Faudrait du renfort pour bloquer les issues et on peut pas compter sur DOC qui attend l’occasion pour prendre la poudre d’escampette et trahir ses faux amis. Sally Sabat arrive la première devant la porte qui cesse aussitôt d’exister. On entend un cri. Un mur s’effondre. Quand DOC et moi on entre dans le living, le remplaçant nous jette un regard suppliant. Sally Sabat lui a ouvert le ventre.

— C’est des tripes, constate DOC en se pinçant le nez.

— Tu comprends, toi ? me demande Sally Sabat.

Elle a beau être balaise et posséder un cerveau de femme, elle comprend pas tout. Elle a besoin de son Johnny pour conclure. Il était où, le remplaçant prêté par la Compagnie des ÔS ? Le substitute de Régal Truelle ? Qui était l’autre Régal Truelle ? Et qui était le bon Régal Truelle ? Ah ! Si Frank avait été là ! Si on m’avait greffé son cerveau à la place de ce… de cette… Ah ! Je souffre !

— C’est peut-êt’ pas l’moment, couine Sally Sabat les mains pleines d’entrailles véritables et de ce qu’elles contiennent.

— On choisit pas ! crié-je.

DOC s’est planté un doigt dans l’oreille pour réfléchir. Il me regarde comme s’il allait me donner raison. J’ai l’impression d’être au tableau avec une craie dans la main et un tampon dans l’autre. Qu’est-ce que je crie et qui j’efface ? De quoi d’autre les polars nous parlent-il ?

— Fais appel à ton cerveau, John ! grogne Sally Sabat comme si j’étais en compétition avec un prix Nobel sur le point de démontrer le contraire de ce qui lui a valu la distinction suprême.

— Vous n’allez pas me frapper ! grince DOC en levant une main destinée à protéger son visage éloquent.

— Y vous frappera si vous vous tenez pas tranquille.

— MAIS JE SUIS TRANQUILLE !

Le cadavre retombe sur le tapis. C’est un cadavre depuis que Sally l’a pris pour un remplaçant.

— Ça en fait deux, constate DOC.

— DEUX QUOI ! rugit Sally Sabat.

— Y a-t-il eu jamais un remplaçant ? réfléchis-je tout haut. Ça s’rait pas la première fois qu’on l’a dans l’ÔS.

— Maintenant qu’il est mort, continue DOC, il parlera plus.

— Personne parlera si tu la fermes, minable ! aboie Sally Sabat.

— On va où ?

Ça ressemblait à une fuite. On laissait deux cadavres derrière nous. Et devant, il fallait supposer qu’un remplaçant fuyait lui aussi, ce qui nous autorisait à user du statut de poursuivant, nous qui n’allions pas tarder à être poursuivis par des autorités impatientes d’en savoir plus. Je connaissais Kol Panglas comme si je l’avais conçu moi-même. Mais j’étais jamais passé à la fabrication. Chez moi, tout demeure discret et théorique. Je dois avoir une influence sur l’existence puisque je prends mes rêves pour des réalités.

 

On quitte la ville. DOC est plus calme que jamais. Il a toujours vécu avec cette confiance totale dans le système. D’ailleurs, il s’en est toujours tiré.

— T’as idée d’quelque chose, Poupoune ? dis-je sans quitter la route des yeux.

On l’appelle la Route des yeux parce que c’est ce qu’on y trouve en cherchant bien. Les platanes exhibent des croix sommaires où fanent des chrysanthèmes. C’est poétique si on aime la poésie et plutôt crevant si on a pas envie d’y rester. La Crevault est réputée pour ses virages manqués. Et Sally Sabat pour ses manquements, notamment au Code de la route. À force de savoir pas lire, elle a l’expérience des certitudes, ce qui l’éloigne de ma pratique du doute.

— On a pas même un indice, remarque judicieusement DOC.

— Il est pas judicieux, dit Sally Sabat, ou alors je suis une conne.

N’empêche qu’on avait rien pour continuer de se poser des questions. D’autant que les hypothèses n’éclairaient rien. Qu’est-ce qu’on avait de sûr : deux cadavres et un remplaçant en fuite, si jamais il y avait eu un remplaçant, ce dont on pouvait douter en connaissance de la cause que nous inspirait notre employeur. On avait toujours fermé notre gueule au passage de circonstances qui n’honoraient personne, mais yavait toujours eu cette constante : un remplaçant en réparation, une victime encore intacte et un assassin qui agissait directement ou par l’intermédiaire de son propre remplaçant. C’était clair à défaut d’être totalement vrai, et c’était invérifiable à tout prix. On était jamais sorti de ce schéma. On avait jamais trahi le système qui nous alimentait et nous garantissait clairement un supplément de vie appréciable même si une existence de vieillard sénile n’était pas une fin en soi. Pour le coup, on était en marge, voire en rébellion.

— Comme si j’avais l’habitude de foncer dans le noir le cul en tête ! s’esclaffa Sally Sabat. Comme si j’étais qu’une femme et toi qu’un homme !

— Tu sais où tu vas ?

— Je sais !

Elle savait. Ça ne rassurait pas DOC qui rongeait ses chairs autour des menottes. Je le retenais par les jambes avec mes propres jambes. Mais j’agissais pas sur ses dents. Quelque chose m’en empêchait.

— T’avais envie d’être seul avec moi, dit Sally Sabat.

J’ai jamais rien souhaité d’autre. Je pouvais laisser ma queue prendre l’air puisque DOC en était le confident principal. En deuxième rang d’hypothèques, Sally Sabat. Et puis mézigue, toujours prêt à l’emploi, même quand les circonstances ne s’y prêtaient pas. On allait quelque part où j’avais pas idée. Ça m’était arrivé quelquefois quand j’étais astronaute, mais si rarement que je me souviens mal de ces moments d’angoisse et de perdition. J’avais le verre facile à l’époque.

— On va commencer par ce sacré enfoiré d’trou du cul ! mugit Sally Sabat.

 

De qui qu’elle parlait ? Les trous du cul, c’est les habitants de la Terre. J’en connais pas d’autres. Ça en fait, des visites de politesse et du sang sur les murs. Je connaissais les méthodes de reconnaissance de Sally Sabat qui avait été une scientifique avant de devenir noire, femme et balaise, comme suite à un accident de laboratoire. Ça doit ficher un sacré choc d’avoir été blanche, homme et chétive et de plus se reconnaître que dans l’orgasme et le hasard objectif. Je m’méfiais.

— Méfie-toi pas, ma Johnnie, dit Sally Sabat avec sa voix d’amour. Tu te goures quand tu t’méfies. Tu devrais le savoir.

— Un trait caractéristique de la psychologie des Reconstitués, observa DOC.

— Hé ! J’suis un Greffé, pas un Reconstitué ! J’fais la différence, moi !

DOC ricane. Il sait de quoi il ricane. J’m’en prendrais un jour à son remplaçant. Tout le monde sait que dans ces cas-là, on agit parce qu’on veut que ça se sache, ce qu’on cache. Ce système est bon parce qu’il est utile. Ça finit par être utile en tout cas. Mais j’y ai pas droit parce que j’ai usé d’un autre moyen de survie. Ah ! Si j’avais su !

— Arrête de te plaindre, dit Sally Sabat, et jette un œil dans le rétro. On est suivi.

— Ça va mal se finir, dit DOC.

— C’est lui ? demandai-je comme si c’était pas évident.

— Qui voulez-vous que ce soit ? fit DOC qui en savait trop.

Au fait, c’était qui, DOC ? Lui-même ou son remplaçant ?

— Vous avez envie de vous amuser, John ? me demanda-t-il avec un sourire narquois.

 

Pendant ce temps précieux qui s’écoulait irréversiblement, on était suivi par une Crevaulet, le modèle en dessous de la gamme, pas beau à voir et rempli de ce que j’aurais dû savoir sans poser de questions. Seulement, des questions, j’en posais et ça rendait Sally Sabat imprévisible comme les conséquences d’un coup de pied au cul, entre l’humiliation mal vécue et la réponse proportionnée. La radio grésilla. Un message du QG. Une voix sortie de l’enfer. Je montais le son.

— Sally ! Je vous parle ! Répondez !

— J’ai pas grand-chose à dire, patron ! On s’escampe avant de finir en boîte. Vous savez pour Régal Truelle ?

— On s’en fout de Régal Truelle ! Revenez au Point de Départ ! C’est un ordre !

— Dommage que ce soit un ordre ! Ça m’inspire pas, l’obéissance.

— Frank ! Raisonnez-la ! Frank ! Je vous parle !

— Ça m’fait bander ! dis-je tout près du micro.

— Vous mêlez pas d’ça, John !

— Le vieux Bernie y t’dit merde !

— Comment ça va, DOC ?

— Mal, Roger. Ça va mal. Ces deux cinglés sont vraiment cinglés.

La Crevaulet se rapprochait, mais je pouvais pas voir qui la conduisait. Sally savait, elle, et DOC racontait toute l’histoire à Roger Russel.

— C’est insensé ! gémissait Rog Ru.

Je repris le micro :

— Va quand même falloir s’expliquer, patron. On veut voir le contrat de Régal Truelle. Ensuite, on se calme.

— J’suis trop agitée du bocal pour ça ! fit Sally Sabat qui négociait les virages à gauche d’une nouvelle destination.

— C’est insensé ! C’est complètement…

Crrrrr… ! Je déchirai le micro. DOC était fasciné par la vitesse. Et le type derrière nous faisait des signes incompréhensibles. En tout cas, j’avais jamais reçu ce genre de signes. Ça voulait rien dire. Et ça énervait Sally Sabat. Au fait, avec lequel des Régal Truelle elle avait fricoté sans le détruire ?

— Ferme-la, John ! Ferme ça si tu veux pas que j’nous suicide !

Je jetai un œil discret dans la pente. On montait. J’avais jamais vu le ciel d’aussi près. DOC non plus, mais il le disait pas, des fois queue… !

 

C’est pas tous les jours qu’on traverse une Zone d’Incertitude. On y était. Et il neigeait ! Sally Sabat avait son idée, sinon je serais descendu dans la vallée. J’avais jamais vu de pareilles montagnes. Pas un arbre. La roche noire pointait ses faces miroitantes dans la neige. Pas un sentier. On croisait des habitations aux volets clos. Pesante chape de la neige dans les jardins cernés de murs noirs. Pas un chat, rien, pas une ombre devant le bar-tabac qui clignote parce que c’est Noël. Sally Sabat proposa un café. DOC sauta dans la neige à pieds joints.

— Tu vois quelqu’un ? demandai-je pour dire quelque chose.

— Zavez pas de carte de crédit ? dit DOC qui pratiquait les sports de glisse au printemps.

À l’intérieur, y avait pourtant du monde. Des couples. Enfin, ils étaient deux par table. Ils nous regardaient comme si on était venu pour briser l’harmonie. Je remarquai un robinet qui gouttait dans une grille de fonte noire, avec un écriteau qui disait que c’était pour les mains et une savonnette en forme de citron oblique contre le mur qui suintait. On entendait la chaudière derrière. On a accroché nos vêtements aux crochets qu’un type nous indiquait comme si on dérangeait. Si je comptais bien, ça faisait quinze témoins, sept couples et le type qui était le patron, mais ils n’étaient pas invités à faire la relation entre ce que je devais à Frank et ce qui me revenait de droit. Je m’empressais de m’asseoir pour dissimuler ma fringale de sexe. DOC, plus attentif à ce qui se passait, fit le tour de la pièce en regardant les photos de tauromachie sur les murs. Il avait un angiome sur la fesse gauche et il le grattait. Mais personne s’intéressait à lui. L’objet de toutes les curiosités, voire des désirs, c’était Sally Sabat qui apparaissait dans toute sa splendeur. Elle se tenait au comptoir, un pied sur la barre de cuivre briquée, et elle se regardait dans le miroir derrière les bouteilles.

— Qu’est-ce que tu nous sers ? demanda-t-elle au patron.

— Pour moi, ce sera un café, s’empressa de préciser DOC qui se soulevait sur la pointe des pieds pour s’approcher de détails appartenant pleinement à l’univers du combat tauromachique.

Le patron avait de la bedaine.

— Ou alors j’suis la patronne, me dit-elle en me frôlant.

Je bredouillais quelque chose sur les taureaux morts dans l’après-midi. Elle me caressa le fion. J’étais pas fier. Elle avait elle-même tué tous les taureaux qu’on voyait sur les photos.

— Ça en fait ! s’exclama DOC en secouant ses doigts pour les faire claquer.

— Ça en fait 108, beau brun. Vous excitez pas.

Elle posa le café fumant devant le nez de DOC qui se mit tout de suite à chercher la cuillère.

— Zaimez la nature ? demanda-t-il comme s’il ne s’adressait à personne en particulier.

— On aime le naturel, dit quelqu’un.

— Ya du monde à cette époque ?

Il disait cela parce qu’il aimait la neige. Il en avait jamais vu autant. Il aimait bien la neige sous le soleil.

— Ya des endroits où qu’y neige la nuit et fait soleil le jour. L’équilibre parfait entre le désir et la réalité. Et c’est pas trop cher.

— Ici c’est gratuit et on sort pas, dit la patronne.

— À quoi bon se cailler ? dit DOC qui avala le café d’un trait.

Pendant ce temps, Sally Sabat s’entretenait avec les gens. Moi, je restais assis, pas conquis du tout par cette idée d’ouvrir une auberge de nudistes en pleine tempête de neige. Maintenant, il tonnait et quelques visages s’étaient recroquevillés, rendant les regards inquiets et les lèvres tremblantes. Je me doutais qu’il se passait quelque chose. DOC commanda un autre café et le paya avec sa petite monnaie.

— Ya pas d’petits bénefs, dit la patronne en refermant son poing.

Elle voulait détendre l’atmosphère. Quelques visages cherchaient la lumière dans la grisaille lancinante des lampes. Je remarquai les mains croisées. Personne ne se touchait, à part Sally Sabat et la patronne qui s’appelait Ginger comme Rogers, l’une palpant la graisse de l’autre et celle-ci caressant des surfaces de fibres dures et nerveuses. Au lit, ça donnerait rien.

— Zêtes en vadrouille ? demanda enfin Ginger.

DOC et moi, ça f’sait pas un si Sally Sabat était l’unité de référence. Ginger considérait mes coutures. Bernie palpitait. Frank se tenait tranquille. Elle avait l’air de me plaindre, comme si j’étais pas de ce monde. Une touffe de poils roux marquait l’intersection de son ventre et de ses cuisses, triangle d’or qui avait peut-être enfanté entre les combats. Une affiche exhibait un nom appartenant à la légende sans qu’on sache vraiment de quoi il retournait : Ginger López, la Serenita. DOC cherchait désespérément dans sa mémoire, des fois qu’il pourrait m’aider à revenir dans ce monde sans paraître trop déconnecté de ses innombrables réalités. Il m’avait expliqué une fois qu’on pouvait calculer ce nombre, mais que ça ne me dirait rien. Ginger López n’avait rien d’affriolant. Pourtant, je la désirais. J’avais rien d’un taureau.

— Si vous cherchez quelque chose, dit-elle, je peux peut-être vous aider…

— Qu’est-ce que vous allez imaginer ! grogne Sally Sabat. On cherche rien. On est venu voir la neige.

— Un peu plus loin, dit Ginger, les gens s’habillent et ils sortent…

Maintenant, les couples se séparaient nettement. Ils occupaient les extrémités du diamètre concrétisé par les guéridons où stagnaient leurs tasses et le cendrier.

— Vous vivez seule ? demanda Sally Sabat qui n’avait pas l’intention de perdre un temps forcément précieux.

Elle n’oubliait pas qu’on était suivi. Elle guettait les bruits du dehors, mais on n’entendait que le vent et les arbres. C’est fou c’que c’est silencieux, la neige, quand ça tombe. Des fois…

— Ta gueule, John ! fait DOC pour briser le silence que je viens d’imposer malgré moi à Sally Sabat qui exhibe un ventre net comme un miroir.

Ginger avoue entretenir des relations avec les bûcherons quand c’est l’époque des coupes.

— Maintenant, dit-elle, c’est l’époque de la glisse. D’où ma solitude.

Sally Sabat opine lentement, si lentement que j’ai l’impression qu’elle va passer à l’acte. Elle est capable de détruire aussi les femmes si c’est utile au raisonnement. Ginger pressent l’aventure de la douleur. Elle se déplace pour atteindre le portillon.

— Tu bouges pas, Nénette ! dit Sally Sabat.

Son visage arrondit un beau sourire de garce.

— J’en ai marre d’être à poil alors que j’ai pas envie de l’être ! grogne-t-elle comme s’il allait se passer quelque chose de nouveau pour les autres.

— J’peux monter l’chauffage si c’est ce que vous voulez, propose Ginger qui n’a plus la forme d’une tueuse de taureaux.

— On va parler toi et moi, dit Sally Sabat en l’entraînant derrière le bar.

Ya un type qui me regarde en souriant. De l’autre côté de sa table, son pendant féminin s’intéresse à l’éclairage du bar, un mélange de langueur et de précipitation, comme il sied aux établissements de l’alcool et autres douceurs rédhibitoires. On ne va jamais plus loin et on ne s’arrête pas à temps.

— Tu devrais boire ta solution sucrée, me dit DOC qui avoue en même temps qu’il a envie de s’habiller et de changer de secteur.

L’oreille de Sally Sabat frémit de temps en temps. Ginger est passée aux aveux, si on en juge par le débit de paroles qu’elle s’applique à ne pas interrompre sous aucun prétexte. Dehors, la neige s’épaissit comme du blanc qu’on monte dans une espèce de frénésie attentive et crispée. Le type qui me sourit me parle.

— On s’est connu en Chine, dit-il comme si c’était évident. Je f’sais des piquouses à l’époque, mais j’ai bien changé. J’en ai eu marre de ce travail de bonne sœur. Maintenant, j’suis à l’écoute.

Il singea deux écouteurs avec les mains posées sur les oreilles. Il voulait savoir comment j’avais échappé à l’explosion et où étaient passés les deux types qui m’accompagnaient. Est-ce que c’était le célèbre Don Omero Cintas qui buvait du café à ma table ? Il avait connu DOC aussi, mais DOC ne pouvait pas se souvenir de lui, Fred Comaster, fabriquant de bijoux sur les bords de l’Ariège. Il fabriquait des bijoux et écoutait à l’occasion. Ou l’inverse. C’était pas compliqué, la vie.

— Parlez pour vous ! dit DOC.

— Faut pas la compliquer, c’est tout !

— Je complique rien, fit DOC qui s’angoissait maintenant que plus rien ne se passait. Ça vous dit rien, les nombres complexes ?

— J’fais la différence entre les complications et la complexité, moi !

— Vous faites surtout la différence entre le suppositoire et la queue…

— Et j’m’y connais !

Fred éclata de rire tandis que Sally Sabat nous imposait un retour à la case départ. C’était pas le bon endroit. Rien n’avait changé depuis un siècle ici.

— Et lui ? demandai-je comme si je me confessais.

Il nous suivait, c’était tout ce qu’elle savait. On pouvait même penser qu’il nous poussait vers le haut. J’avais pas remarqué les taureaux dans les pentes. Je les avais pris pour des arbres, noirs et immobiles derrière le rideau de neige. DOC s’était lui aussi laissé trompé par ce qu’il avait perçu comme la nécessaire ambiguïté de l’hiver et sans y attacher l’importance qu’elle réclamait. Il était déçu.

— On a fait tout ce chemin pour rien ? demanda-t-il comme s’il l’ignorait.

Sally Sabat nous lança nos vêtements par-dessus les têtes. J’entrai par inadvertance dans la chemise de DOC. Elle m’allait comme un gant, alors que la mienne lui parut trop large et pas assez cintrée aux hanches.

— J’suis contente de vous avoir été utile, dit Ginger en ouvrant la porte.

J’étais content de l’apprendre. Jambes nues à cause d’un pantalon qui ne lui allait plus, DOC sautillait dans la neige.

—Rev’nez quand vous voulez, lança Ginger à la Crevault qui ronflait dans la pente.

Sally Sabat grogna.

— J’peux pas m’être trompée ! Pas à ce point !

Elle étreignait le volant comme si c’était mon cou.

— Il est là !

 

Il avait attendu sous la neige, tous feux éteints, les balais formant deux triangles noirs sur le pare-brise derrière lequel il n’avait cessé de nous observer. Maintenant, il avançait prudemment entre l’ornière et les balises fluorescentes. On pouvait s’arrêter et lui demander de s’expliquer, mais Sally Sabat avait une autre idée, une idée dangereuse comme disait DOC entre les dents, peut-être mauvaise, suggérai-je dans les mêmes dents.

Quelle heure pouvait-il être ? Du jour ou de la nuit ? La lumière semblait tomber de lampadaires, mais c’était aussi bien les lueurs d’un soleil éclaté derrière le mauvais temps qui nous séparait de la réalité. On s’enfonçait dans la matière atemporelle d’une tourmente impossible à fixer ne fût-ce qu’une fraction de seconde. Derrière, les phares bleus de la Crevaulet lançaient des nitescences de guirlande.

— J’aimerais bien comprendre, risqua DOC qui regardait le reflet à l’endroit précis de sa monture de lunettes où le monde environnant ne pouvait le soupçonner d’observation tangente.

Sally Sabat s’appliquait, surtout dans les virages où la route disparaissait pour laisser la place à l’ombre la plus tenace et la plus verte qu’il m’eût jamais été donné d’observer. J’étais dans l’arythmie et dans la crispation. Une érection me donnait le signal de la mort, comme si je savais et que je ne voulais pas savoir. DOC me proposa une injection massive de colocaïne.

— C’est pas l’moment ! dit Sally Sabat sans élever la voix.

DOC venait de pratiquer un by-pass dans la durite d’alimentation du carburateur. Il attaqua le tissu du siège avec quelques gouttes qui provoquèrent une réaction immédiate et l’hydrogène s’engouffra dans la canule qu’il présentait avec une précision de robot. L’injection était prête. Il venait de bricoler la substance qui allait être utile à mon cerveau en cas de peur ou pire de mort. Qu’est-ce que je pouvais craindre, à part la douleur et la mort ? Je redoutais la mémoire de la douleur, si destructrice en cas de solitude. Et la mort était le principe de mon inachèvement. Étais-je si différent du commun des mortels ?

— Vous oubliez le bonheur, John, dit DOC. Si vous n’en voulez pas, je me pique.

— C’est pas moi qui veux pas ! C’est elle !

— N’exagérez pas, John. C’est trop facile. Vous n’étiez pas bien, à poil, dans cette auberge qui vous a accueilli comme un fils ?

— J’suis jamais bien, vous le savez, DOC !

— Je ne sais rien, John. Je me pique, avec votre permission, bien sûr.

Il se piqua. Il se détendit. Je pouvais être tranquille maintenant. La Crevault semblait glisser, mais on montait. Un carrefour nous indiqua qu’on était dans la bonne direction. Mais laquelle ? Seule Sally Sabat pouvait le savoir. DOC fit remarquer qu’on ne montait plus. C’était bon signe.

— Il s’est arrêté, dis-je en reprenant ma respiration.

— Il semble bien que vous ayez raison, John, dit DOC qui ne me convainquit pas.

— La question n’était pas de vous convaincre, John, mais de savoir si vous y pensiez encore. Vous voulez savoir pourquoi ?

 

On approchait des hommes. Une place égayait de hauts murs où la lumière verticale formait des ombres de fenêtres et de linteaux. Une statue annonçait une fondation. Le visage de ce fondateur haut perché échappa à mon attention. Sous les couverts, une seule lumière indiquait une activité humaine sans doute tournée vers la conversation, à fleur de l’attente du sommeil. Sally Sabat nous arrêta le long d’un trottoir récemment déneigé. Des traces de pas convergeaient vers l’établissement où nous allions nous réchauffer autour d’un feu surmonté de nourriture.

— Dites-moi seulement s’il est là, fit Sally Sabat devant la porte.

Il était là, mais je ne dis rien. DOC dit :

— Il est en retard.

Ce qui était plus juste, mais pourquoi mentait-il à Sally Sabat qui avait des yeux derrière la tête ? Elle ouvrit la porte. Je fus happé par une chaleur intense. Nous étions dans un couloir avec d’autres gens qui avançaient au même rythme, tournant le dos à l’autre, les yeux fascinés par la distance qui nous séparait de l’endroit qu’ils semblaient tous connaître.

— On ne peut pas aller plus loin, me dit quelqu’un.

Pourquoi venaient-ils tous dans un endroit que personne ne peut dépasser ? Sally Sabat, qui commençait à se déshabiller, me trouva amusant de poser une question à laquelle personne ne répondrait. Elle la retournait, ma question, comme chaque fois qu’il s’agissait de ne pas aller plus loin et d’attendre que quelque chose se passe. DOC suivait dans une apparente docilité à peine trahie par l’impatience d’une colonne vertébrale mise à l’épreuve de l’inconnu. Cette fois, DOC ne pouvait pas prétendre savoir ce qui nous attendait. Il me précédait, marchant sur la pointe des pieds à cause de sa petite taille, portant ses vêtements roulés en boule sous le bras, côtoyé par des inconnus qui lui posaient un tas de questions auxquelles il répondait courtoisement, m’offrant de temps en temps son profil de médaille saturée par l’oxydation et l’acide des mains.

— Regardez ! dit quelqu’un. On arrive !

Je me rendis compte que je n’avais plus besoin de marcher. Un tapis roulant m’emportait je ne savais où. Les distances s’accroissaient entre nous. Je perdis DOC en pleine conversation avec une femme qui me plaisait et à qui je ne déplaisais pas. Pourtant, Sally Sabat se tenait toujours à portée de mes mains. Elle me souriait comme si j’avais raison de lui faire confiance.

 

On attendait depuis deux jours. Ça grouillait de neuf heures pétantes à cinq heures de l’après-midi. On les entendait secouer leurs pieds à l’entrée. Toujours la même voix pour les obliger à respecter les consignes. Ils remontaient par l’escalier qu’on avait nous-mêmes emprunté deux jours avant. Ils entraient et ils sortaient. Ils n’avaient l’air ni joyeux ni mélancolique. Ils semblaient accomplir une tâche alors qu’au début, ils m’avaient donné l’impression d’être en vacances. On était arrivé avec un groupe particulièrement bruyant qui sentait le marron grillé et le petit vin fruité du pays. Ils ouvraient des portes et ne reparaissaient qu’après un long moment consacré à la conversation. Je n’avais aucune idée de leurs sujets de préoccupation. Ils ne s’occupaient pas de moi non plus. Par contre, Sally Sabat les attirait et elle les repoussait patiemment, presque avec mépris pour leurs mines apprivoisées. À midi, ils descendaient tous et on nous demandait pourquoi on ne descendait pas nous aussi. Sally Sabat répondait qu’on avait autre chose à faire alors que je mourais de faim. Ils n’insistaient pas et rejoignaient la queue et les conversations qui avaient l’air de constituer l’essentiel de leurs activités. Nous n’étions pas concernés. J’avais la bougeotte, faim et la bougeotte.

— T’as pas d’patience, me dit Sally Sabat qui consultait le Règlement intérieur de ce que je supposais être un établissement.

— Un établissement de quoi… ?

— Qu’est-ce que j’en sais ? Tu dis jamais rien.

— T’es trop bavard, John !

— J’ai le droit de savoir!

Elle agissait comme ma génitrice, feuilletant des magazines où j’apparaissais quelquefois en héros de l’espace. Elle aimait ces photos. J’ai perdu mon sourire depuis. Il est arrivé trop de choses. J’ai perdu aussi le fil. DOC s’amena enfin avec de quoi manger.

— Quand j’ai compris qu’il fallait se servir sans demander, expliqua-t-il en disposant les emballages fumants sur les genoux de Sally Sabat, à l’endroit où d’ordinaire je prenais un malin plaisir à l’humilier — il ne restait plus grand-chose d’appétissant. J’ai fait de mon mieux.

J’en doutais pas. Pourquoi humilier Sally Sabat dans les moments où elle n’exigeait que la tendresse ?

— C’est du chinois, dit DOC en grimaçant. C’est la fourchette qui m’a trompé. Ah ! si j’avais su !

Ça m’rendait joyeux de me remplir l’estomac après deux jours d’un jeûne borné par les effluves d’un réfectoire qui devait se situer au rez-de-chaussée. J’en conçus une érection qui me poussait à changer de sujet de conversation. Celle-ci portait toujours sur l’enquête qu’on avait initiée sans le feu vert de la Compagnie. Sally Sabat s’appliquait à ne pas en dénaturer le sens. Elle revenait sans cesse aux données hors système. On avait deux cadavres humains sur les bras, avec de la chair et des os, et c’était le même individu qu’on avait assassiné deux fois. Ce qui était parfaitement impossible. Donc improbable. Et un substitute était en cavale, sans qu’on sache si on le poursuivait ou si c’était lui le poursuivant. On avait plus de nouvelles de celui-ci depuis deux jours. Et je savais toujours pas où Sally Sabat avait prévu de continuer de raisonner en policier. Rog Russel nous passerait un sacré savon !

— Une fois, dit DOC qui avait fini de manger, j’ai attendu une semaine entière pour apprendre finalement que l’enquête était close depuis cinq jours ! Heureusement, on a de la compagnie.

Il reluquait des filles en jupettes. Montées sur des patins à roulettes, elles démontraient joyeusement que la roue n’avait rien perdu de son charme. Il y en avait des vertes et des pas mûres, ce qui excitait follement le vieil expert médico-légal qui avait été autrefois un inventeur nobélisable. Il n’avait qu’une envie : les faire rougir. Et il y parvenait quelquefois. L’une d’elles vint chercher nos restes et il lui tint une longue conversation pendant que Sally Sabat revenait sans cesse sur des données qui défiaient le bon sens acquis dans la fréquentation assidue des avantages sociaux que le système accordait à ses fidèles. Elle craignait d’être passée dans le camp adverse, ce qui laissait présager des conséquences existentielles aussi irréversibles que le Temps auquel on ne reste pas longtemps étranger, comme je l’avais appris à mes dépens. Je la sentais prête à renoncer, mais elle donnait plutôt des signes d’une révolte tout aussi irrémissible. La fille aux patins se délurait doucement, pendant ce temps. Et DOC en rajoutait, impertinent et rapide comme un nouvel adolescent.

— J’réfléchis plus ! s’écria Sally Sabat en étreignant mes genoux.

— Tu m’rassures pas, poupoune ! Si on revenait à la maison ?

— T’y penses trop, ma Johnnie ! C’est parce que t’as la pétoche.

— Quand j’étais héros, je m’rêvais une retraite d’enfer question sexe et paradisiaque côté fiscal. J’ai rien eu d’tout ça à cause d’une erreur qu’on me fait payer cher.

— On vous a quand même sorti du pétrin, John ! dit DOC qui pouvait faire deux choses à la fois.

J’en avais de la chance ! Manquait plus que Sally Sabat ne se mette plus de mon côté que j’ai comme le cœur, un peu fragile et vachement sensible aux variations sentimentales. Une porte s’ouvrit, avec Roger Russel dedans, comme un noble anglais pris dans la beauté d’une aquarelle.

— Je vous attendais, dit-il. Entrez.

 

On entrait dans un autre monde. Il y a des gens qui peaufinent leur intérieur pour dérouter ceux qui entrent sans frapper et d’autres qui vous changent parce que vous entrez avec leur permission. Rog Russel avait choisi de demeurer un étranger aux yeux de ses employés. Son bureau était divisé en deux zones distinctes autant par l’aspect que par le contenu. Il se tenait debout sur un tapis persan, complètement seul sous une lampe grenadine qui descendait le long d’une chaîne d’acier. DOC s’installa dans un sofa, prétextant une soudaine lombalgie qui le pliait. Sally Sabat se servit un scotch. Elle ne fumait pas.

— Vous ne faites rien, John ? me demanda Rog Ru.

J’allais fermer la porte quand cette question somme toute ordinaire me sidéra au point de me rendre parfaitement incapable d’y répondre. Rog Ru referma la porte à ma place, abandonnant le tapis persan à un chat angora qui se mit à s’y prélasser. DOC expliqua mon attitude. Rog Ru opina et me poussa près de la fenêtre d’où je pourrais m’intéresser à l’agitation de la rue sans déranger le cours de la conversation. Seule Sally Sabat avait l’air triste en me regardant. Rog et DOC examinaient des données techniques que je ne pouvais pas apprécier à leur juste valeur. Dehors, les vitrines exhibaient des promesses de bonheur. Une foule compacte s’y pressait comme autant de mouches agitées par l’instinct de conservation. Ya pas comme un achat compulsif pour préfigurer le bonheur de l’instant suivant. Ah ! Je l’aimais pas, cette plèbe ignoble qui se marche sur les pieds au détriment de l’individu enclin à se distinguer par le goût et l’intelligence. Sur mes genoux, le radiateur organisait les doses et j’étais pas loin de la gratitude.

— C’est fini, John, me dit Sally Sabat. J’ai compris pas mal de choses.

— On retourne à la maison ?

— On est en mission, mon plouc ! Vise les tickets d’essence !

Il neigeait comme si quelqu’un de haut placé nous en voulait à mort. Les gens avaient un côté gris et l’autre scintillait avec les étoiles électriques. Pas un incendie, pas un crâne écrabouillé, rien que du toc et de la discipline. J’avais mal au cœur à force d’être obligé de les regarder pour ne pas leur rentrer dedans. Rog Russel avait relancé l’affaire Régal Truelle, mais j’ignorais pourquoi et dans quelles limites. Sally Sabat filait devant moi sur le trottoir poudreux, grondant comme une bête qui n’aime pas les gens et qui les prévient que la morsure est son seul système de défense. On nous proposait aussi des filles, mais je n’en avais personnellement pas envie. Arrivée près de la Crevault, Sally Sabat donna un coup de menton en direction de la Crevaulet qui pétaradait à l’arrêt sous un orme perclus de loupes.

— Qu’est-ce qu’on fait ? dis-je sans attendre de réponse. Me dis pas qu’on va encore monter !

C’était exactement ce qu’on faisait une minute plus tard, monter. Monter et traverser des endroits où la tempête réduisait l’humain à ses moufles. Je pouvais voir leurs visages sereins derrière les vitres des cafés où ils appréciaient la nudité et les boissons chaudes. Sally Sabat observait la route en experte de la négociation. De grands arbres fantomatiques nous invitaient à l’hypothermie. En cherchant bien, on trouverait des corps figés dans une attitude sereine, enlacés deux par deux sous la neige qui répandait ses éclats de verre pour fonder la nuit atroce des vivants qui tiennent à le rester. J’avais pas fini de trembler.

— DOC nous attend à la prochaine, dit Sally Sabat comme si j’avais tout compris.

On le retrouva en effet en bonne compagnie, nu comme un ver au milieu d’autres corps dont il tirait les fils. J’en avais marre de la nature. Je commandais un voyage au pays des elfes.

— T’es dingue ! fit Sally Sabat.

— Non. Pas dingue. J’suis pas sérieux, c’est tout.

Le garçon attendait pour me piquer, en compagnie des mouches que j’avais pas invitées. DOC me fit signe que j’avais tort. À deux contre un, il me fallait céder à la sagesse.

— J’suis d’vot’ côté ! dit le garçon.

Les mouches s’agitèrent.

— Elles zont pas l’droit d’voter, dit Sally Sabat.

— Match nul ! s’écria DOC. Vous avez perdu, John!

Dans mon esprit, le match nul, c’est moitié-moitié. Le garçon m’injecta la moitié de la dose conseillée, demandant ce qu’il devait faire de l’autre moitié. J’en savais rien. J’avais jamais partagé. Mais il n’était peut-être pas question de partager. DOC s’empara de la seringue et piqua un garçon au hasard. Question ambiance, on s’y prenait mal, disait le garçon en distribuant des capotes anglaises. Oazar m’embrassa sur la bouche et se fondit aussitôt dans le cortège funèbre. On enterrait quelqu’un et j’étais pas au courant. J’avais même pas envie de savoir.

— C’que t’es nase ! dit Sally Sabat.

Un type était en train de la provoquer, un gringalet aux poings fermés qui peut pas s’empêcher de les fermer chaque fois qu’il est question de s’expliquer. DOC lui préparait une dose d’enfer, la dose qui brûle tout ce qui se trouve à l’intérieur sans que ça change rien à l’existence. Une vacherie de plus de la part de ce compagnon qui n’intervenait jamais sans raison. Le gringalet finit par s’écrouler, la gueule en plein dans un crachoir où grésillaient de vieux mégots encore actifs.

— C’est lui, constata Sally Sabat.

Elle le retourna et ouvrit la chair entre deux côtes, pâlissant au fur et à mesure que la plaie s’ouvrait.

— Ça en fait trois, dit-elle sans montrer l’émotion qui la secouait de l’intérieur.

— Trois quoi ?

— Trois Régal Truelle.

— ¡No me digas !

Elle exhiba un morceau de poumon qui palpitait en cherchant l’oxygène. J’y croyais pas. DOC examina l’échantillon. C’était un poumon, on pouvait pas s’y tromper ni dire le contraire. Pendant ce temps, le type agonisait dans l’anonymat. J’ai rarement vécu des moments de cette intensité. Que se passait-il à ce niveau du système ? Ça posait problème. Non seulement il y avait trois Régal Truelle, et donc peut-être quatre, voire plus, mais on était incapable de mettre la main sur le remplaçant alloué par la Compagnie des ÔS. Et l’assassin courait toujours. Ou il nous suivait.

 

La Crevaulet était garée sous l’auvent de la station-service. Il avait fait le plein pendant qu’on perdait du temps à l’intérieur. DOC s’empressa de s’installer sur le siège arrière de la Crevault pendant que je tournais la manivelle. Le moteur se mit à grelotter. Et cette neige qui compliquait l’ascension ! Il y en avait partout, même sur les toits. J’en avais froid aux yeux.

— Monte ! grogna Sally Sabat.

Je montai. On monta encore. Qu’est-ce qu’il y a de plus haut qu’une montagne quand il n’y a plus de montagne ? DOC répondait à cette question par des arguments scientifiques. Ça faisait marrer Sally Sabat qui s’embrouillait dans les virages. C’est qu’on en avait besoin, de ces virages, pour monter ! Mais au fait… pourquoi on montait. Le visage de Sally Sabat se referma durement, comme si cette question ne concernait que moi.

 

Une heure plus tard, on fréquentait d’autres nudistes dans un hôtel de luxe. Ça sentait plus la cuisine. Un abus de parfums qui me mit en rage. Je hais les dépenses inutiles, surtout quand elles prennent la place du travail accompli en coulisse.

— Tu la fermes, John, et tu suis.

Ça, pour être, j’y étais, la queue entre les jambes pour paraître normal, sifflotant au ras des corps qui me proposaient leurs conversations circonstancielles. Dans cette foule livrée à la débauche des apparences, j’avais pas ma chance. Aussi, je jouais pas. J’me contentais de regarder et d’pas juger. Enfin, pas aussi vite que d’habitude. Ce qui me donnait un air intelligent que j’étais le premier à apprécier. L’endroit ne manquait pas de miroirs. Je les trouvais utiles et agréables. Mais je la fermais pas.

— Je vous avais prévenue, Sally, dit DOC qui consultait la carte des vins. Une demi-dose, c’est pas assez pour les canner et trop pour les empêcher de se faire remarquer.

Sally Sabat en convenait. Elle en avait vu d’autres. Sa Johnnie était pleine de ressources. Elle m’offrit l’olive de son vermouth après l’avoir longuement sucée. Elle savait pas où on était. Elle était jamais montée aussi haut. Mais on était attendu. Yavait d’l’explication dans l’air. Je sentais qu’on allait faire un grand pas. En avant ou en arrière, un pas de géant qu’on ne tarderait pas à regretter ou bien on s’en réjouirait ensemble en caressant nos érogénéités respectives. DOC agirait en spectateur de toute façon. Muescas apparut à ce moment-là.

— Mon cher Sally ! Ma chère John ! Et ce DOC que j’ai aimé dans ma jeunesse ! Je suis ravi de vous rencontrer par hasard !

Il prononça « par hasard » avec un clin d’œil complice. On peut pas être plus moche. Moi, avec une apparence aussi dégueulasse, j’aurais fait huissier de justice. Mais qu’est-ce qu’elle était belle, Cecilia !

— Justement, précisa Muescas, je vais l’épouser !

Comme si on était pas au courant ! On était même invité. DOC aussi était invité. En qualité de médecin de bord. On embarquait pour la noce. DOC aimait pas coûter. Moi, j’allais coûter un max. J’vais m’gêner !

— Un champ’ dans les locaux ? proposa notre hôte.

Il logeait à l’étage des vernis insolents, face à une mer de glace qui me donna le frisson. C’est pas des bulles qu’allaient m’ravigoter. J’avais besoin d’un multiplicateur d’effet. Je plongeais ma main dans un bocal de poissons. Ça fait mal aux tripes, mais c’était nécessaire. À force de triper vent de bout, je flippe à contresens. Faut m’comprendre…

— Zavez amené les outils ? demanda Sally Sabat.

— Rien ne manque ! fit Muescas en virevoltant. Mais j’ai des doutes quand à l’efficacité de cette action hors du commun. Je n’ai pas vraiment l’habitude d’aller aussi loin. Je préfère toujours la diplomatie. Il faut donner pour recevoir.

Au fond, notre mission n’avait peut-être rien à voir avec ce Régal Truelle qui était un inconnu pour nous. Ça sentait l’Chinois c’t’affaire. C’te montagne dont on voyait pas la fin, c’était l’Annapurna ou j’y étais plus !

 

DOC était branché depuis le début et on avait pas envie de savoir. Je l’ai surpris en train de se recharger dans les toilettes. Sur le coup, j’ai cru qu’il se branlait à l’électricité. Ça m’étonnait de la part d’un type qui usait d’un fluide pour attirer les filles dans sa toile. Maintenant il secouait sa queue pour évacuer la dernière goutte, se plaignant d’une réticence qui était peut-être un signe avant-coureur de la vieillesse. Je gouttais pas, moi, et pourtant j’avais eu une enfance heureuse, de celles qui ramollissent tellement le cerveau qu’on se sent vieux à quinze ans. DOC en avait autrement bavé, à ce qu’il disait. Mais bon, on n’est jamais content et tout s’explique par l’envie que nous a inspiré un voisin mieux verni question équilibre désir-réel.

— Yen a pour combien ? demandai-je.

— Pas plus de deux mille eurodollars, John.

— Ça coûte cher, les filles…

— Merci d’comprendre que je suis victime du désir.

Je l’étais bien du réel, moi. Toute une vie passée à me demander si j’étais pas en train de rêver au lieu de bosser comme tout le monde. Ou bien j’avais la sensation de donner alors que j’avais envie de recevoir et qu’on la ferme à ce sujet. On entendit Sally Sabat s’en prendre à la chasse d’eau de l’autre côté du mur.

— Bon, ben je m’excuse pas, dit DOC en refermant sa braguette panurgienne. Maintenant vous saurez.

— Ils sauront aussi qu’on sait !

— Non. Là, c’est débranché.

— J’me tire alors !

Je retrouvai Sally Sabat dans le hall de l’hôtel. Elle fumait un cigare portoricain et considérait le Portoricain d’un air apparemment affable. J’ai toujours honte de me mêler à ce genre de conversation. Le Portoricain m’offrit un cigare que je déclinais.

— J’suis inflammable, dis-je.

Il n’en revenait pas.

— J’ai eu une enfance heureuse, dis-je. Pas une peur, par une erreur de casting, rien pour me faire changer d’avis quant à la nature de mon sexe.

— J’en ai bavé, dit le Portoricain.

Mais on désensibilise pas Sally Sabat comme ça. Elle descendait une bouteille de rhum du bout des lèvres. Le Portoricain la regardait comme s’il attendait une confidence sur son enfance. Il savait pas qu’elle en avait rien à foutre de son enfance. Elle exigea un second cigare. Le Portoricain s’empressa de la satisfaire.

— Vous fumez trop vite, dit-il. Vous les faites chauffer. C’est pas bon pour la langue.

— Tu sais ce qu’elle te dit, ma langue !

 

Au comptoir, elle me confia que finalement on pouvait considérer que le côté masculin de l’Humanité, tous sexes confondus, était constitué moitié de types fatigants et moitié d’asexués. Elle préférait de loin son penchant féminin, un elle ne savait quoi de critique à l’égard des raisons de s’accrocher à la vie et de donner un sens potable à l’existence.

— Mais ils sont bons, ses cigares, conclut-elle. J’m’en servirai peut-être, de ce ras d’la queue. Tu voulais me dire quelque chose ?

Elle recueillit délicatement une de mes larmes d’angoisse.

— C’que t’es chou quand tu tripes !

— DOC est branché depuis le début !

— DOC me fait chier !

Elle n’agirait pas. Elle était trop fidèle à ses chiens. Je passai de l’angoisse à la colère.

— Tu devrais pas, roucoula-t-elle. Tu t’fais mal alors qu’on t’en veut pas.

On m’faisait mal alors que je voulais pas ! Mais bon, j’avais pas envie de discussion ce matin-là. On se levait à peine et on n’avait rien pris à part ce rhum et la fumée. Sally Sabat éleva son poing pour l’abattre sur le comptoir. Je la précédai de peu, agitant une clochette. Un garçon s’amena, s’excusant d’être victime, comme chaque matin, d’un excès hormonal qui n’était pas dans ses habitudes, au contraire ! précisa-t-il.

— Faut pas avoir honte d’sa nature quand elle a rien d’autre à dire, décréta Sally Sabat que le percolateur intriguait maintenant.

— C’est aussi un distributeur de ce que vous savez, expliqua le garçon que sa nature maintenait à distance des tiroirs qu’il manipulait dans l’habitude et la fascination à la fois.

Les croissants ne contenaient pas de froment ni de.

— De quoi ?

— Tu t’frappes parce que c’est le matin et que t’as pas encore eu ta dose, expliqua Sally Sabat des fois que le garçon soit intéressé.

J’en avais marre tous les matins, pas à cause du miroir qui n’y est pour rien et que j’ai pas envie de briser parce que c’est lui qui conseille mon apparence, — j’en pouvais plus d’additionner les étiquettes pour me rendre finalement compte que je me nourrissais trop et que j’accumulais malgré moi des substances qui finiraient par s’exprimer à ma place. Si j’en avais pas déjà, j’aurais des problèmes de communication et j’en concevrais de la haine, comme mon pauvre Frank qui portait le nom d’un amant à l’endroit de l’État Civil où le père est détrôné sans décret. Ou bien je deviendrais au moins aussi filou et sans scrupule que ce Bernie Bernieux qui agissait en moi parce que ce qui restait de Frank, y compris le mystère de sa queue légendaire, n’avait pas suffi à me reconstituer entre les mains de DOC qui avait agi comme un père à mon égard. Ah ! j’avais pas fini d’en avoir marre. Le Portoricain, assis les coudes sur le comptoir, nous observait sans doute pour de bonnes raisons.

— Tu parles ! dit Sally Sabat. J’suis assise dessus, mais il en connaît deux ou trois détails qui le rendent fou. Ça te rend pas fou, ma Johnnie, que je plaise autant à un autre ?

Ça m’rendait marteau et j’enfonçais le clou. J’étais de ceux qui pensent que les spermatozoïdes, c’est des animaux qu’on héberge en attendant de n’en être plus un. DOC pensait le contraire, le contraire de…

— Vous choisissez jamais le moment pour raisonner, me dit-il.

— Soit on raisonne, soit on baise, dit Sally Sabat plus sentencieuse que jamais.

DOC approuva, scellant le sujet de sa garantie scientifique.

— Paraît qu’vous êtes branché, DOC ? dit Sally Sabat que ce détail narratif ne dérange absolument pas.

— J’peux plus dire le contraire, mais j’ai eu des pannes.

— L’amour à ses longueurs.

J’étais plus dans l’coup. Le Portoricain m’envoyait des messages nettement hostiles. J’traduisais pas, des fois que ça m’fasse mal aux coronaires. Je respirais dans un verre et m’alimentais à la meilleure source connectée au Monde. Dehors, des gens crevaient de froid et je m’en fichais. Yen avait aussi qui crevait dedans et je leur ressemblais. DOC m’empoisonna par surprise. C’était ce qu’il y avait de mieux à faire, selon Sally Sabat qui en avait assez de se montrer sous son meilleur jour. Le Portoricain nous suivit et arriva même avant nous devant la Crevault. Il vanta tout de suite la moumoute encore vivante de Sally Sabat qui se trémoussa.

— L’été, dit-il, on s’habille aussi quand on sort à cause d’une population très croyante.

— C’est dingue ! s’écria DOC.

On en savait, des choses, sur les us et les coutumes de ce peuple des montagnes les plus hautes du monde. On disait qu’au-dessus d’elle, il n’y avait pas de ciel. Dieu se les caillait bien haut et on pouvait pas vérifier.

— Nous déjeunerons ensemble ? demanda le Portoricain.

— Le déjeuner, c’est à Midi, précisai-je au cas où Sally Sabat aurait envie de changer l’heure.

— À Midi, fit-elle en secouant la tête d’un des visons, on sera pas là. On reste pas, ajouta-t-elle des fois que le Portoricain se serait imaginé qu’on était du genre à retourner sur nos pas.

Sa tête étroite s’allongea encore.

— Vous… vous montez … ?

Ça avait l’air de l’estomaquer. Il sentait le vomi maintenant. DOC répandit les parfums d’une fiole.

— C’est dangereux ! s’écria le Portoricain. Personne ne monte à cette époque de l’année. Zavez envie de monter, vous ?

La question s’adressait à moi, comme si c’était écrit sur mon front que j’avais pas le choix. DOC me poussa vers la manivelle que je me mis à actionner frénétiquement.

— Il tousse, votre moteur ! dit le Portoricain.

— Ça prouve qu’il est en vie, fit Sally Sabat.

 

La route disparaissait rapidement dans le brouillard. On allait entrer là-dedans parce que notre employeur l’exigeait. Pour DOC, c’était toujours les vacances. Il caressait nos fourrures d’une main experte. Les petits yeux des visons nous regardaient comme s’ils avaient pas non plus envie d’y aller. Mais c’était chouette d’avoir troqué nos combinaisons Mao contre ces petites bêtes qu’on pèle plus depuis qu’elles pensent. On mange plus de cochon pour la même raison et ça les empêche pas de vivre dans la merde.

— J’viens zavec vous ! dit le Portoricain qui était légèrement vêtu.

— Vous v’nez avec personne ! grogna Sally Sabat. On est en mission secrète.

— Justement ! J’ai envie d’savoir !

Il me poussa sur le siège arrière. DOC apprécia tout de suite ma compagnie. Il réduisit la longueur de l’aiguille. Sally Sabat couina parce que le Portoricain tirait la couverture à lui.

— C’est loin ? demanda-t-il.

Sally Sabat resserra ses cuisses sur une main brûlante et engagea la première vitesse dans un bond digne d’une antique 2CV. Un autochtone nous souhaita bon voyage comme s’il était heureux de ne plus avoir à nous compter parmi les siens parce que c’est la Loi.

— Zêtes branché, DOC ? dis-je en présentant ma chair immonde au métal finement étiré de la substance.

— Comme si j’avais jamais fait autre chose, mec !

— Alors n’en perdez pas une ! J’vais en avoir besoin au tribunal.

Les visons fermaient les yeux maintenant. Le Portoricain avait disparu dans la broussaille des poils. Sally Sabat scrutait le brouillard. Un panneau indiqua une distance qui ne voulait rien dire. J’avais pas droit à la parole parce que j’hallucinais. Le Portoricain en profitait pour donner sa version de l’amour à une femme qui en savait déjà trop. Yavait que DOC pour s’amuser de l’inutilité de ces instants de connectivité relative. Un vison examinait l’œil de la caméra dissimulée bien vainement parmi les autres visons que DOC avait emportés en abondance des fois que le temps s’aggraverait au fil de circonstances non moins inexplicables. Après la rhétorique, la dialectique, et après les contradictions révélatrices, les effets de surface. Un animal m’aurait rassuré, mais il n’y en avait pas d’assez fou pour jouer ce rôle ingrat. La route se perdait et nous perdait. Plus question de s’arrêter pour dialoguer avec les nus dans une ambiance festive. On avançait dans le connu et l’inévitable. De quoi filer le bourdon à tonton Johnny que tout le monde appelait tata Johnnie par effet de serre. DOC fixa l’aiguille avec de la salive, une salive particulièrement adhésive depuis qu’il se nourrissait exclusivement de spermatozoïdes morts.

— Je connais Roger Russel, déclara le Portoricain.

Il arracha son masque de Portoricain. Sally Sabat poussa un cri. La Crevault s’immobilisa dans l’ornière. DOC perdit le contrôle de l’injection et moi connaissance dans un spasme qui prit la place de mes rêves.

 

Quand je me réveillais, le visage serein d’Omar Lobster posa en même temps ses lèvres grasses sur ma langue. Il y avait encore des traces d’élastomère aux commissures. Et il avait conservé la moumoute ridicule du Portoricain. DOC m’expliqua lentement que le Portoricain était en fait Omar Lobster déguisé en Portoricain. Si j’avais envie d’pleurer, il avait de quoi activer à la fois ma substance d’angoisse et les glandes lacrymales correspondantes. Je le prendrais jamais au dépourvu. J’étais entre deux bonnes mains et il en avait d’autres en réserve au cas où je deviendrais un problème. On peut pas être plus clair.

— J’comprends que la Crevaulet nous suit plus, dis-je pour témoigner de ma lucidité.

— La Crevaulet vous a précédés, dit Omar Lobster. Bienvenue chez le savant le plus heureux de la Terre. Je vous présente K. K. Kronprinz que vous connaissez déjà.

C’était K. K. K. que j’voyais ou Sally Sabat ? Je m’frottais les yeux avec de l’acide.

— J’ai pas envie d’expliquer, dit Sally Sabat.

— Ya rien à expliquer, dit K. K. K.

Ils étaient parfaitement intégrés l’un dans l’autre. Encore une œuvre de DOC. Si je m’frottais encore le gland, yavait plus ni DOC ni Omar Lobster, mais un seul personnage qui n’était ni l’un ni l’autre. Le Portoricain avait disparu et j’arrivais pas à m’expliquer pourquoi ni comment. Où était Régal Truelle ? Je pouvais répondre à cette question : on l’avait pas amené avec nous et il y avait de bonnes raisons pour ça, bonnes pour le système et ses effets collatéraux et très mauvaises pour mon équilibre mental. Muescas s’amena pour clarifier les conditions de l’enquête. Au fait, sur quoi on enquêtait ?

— Zavez pas besoin de le savoir, dit Muescas qui allait se marier avec le plus bel objet que j’eusse jamais observé d’aussi près que l’amour platonique. Vous avez un peu mal au crâne, John, mais ça durera pas. Vous allez entrer dans la douleur. Vous avez été choisi parce que vous êtes un héros. De plus, vos connaissances techniques vous désignent comme le meilleur choix possible. Je ne vous présente pas DOC, aka Don Omero Cintas, qui est l’inventeur de la Chirurgie Reconstructive Sans Échec — et Omar Lobster qui inventa à la fois le bonheur, avec sa colocaïne légendaire, et la Résurrection Post-Mortem sans laquelle la Mort aurait encore de l’influence sur nos pensées. L’Histoire relate ces faits avec tous les détails capables de rejeter les arguments contraires.

Muescas devenait solennel au fur et à mesure que je comprenais où il voulait en venir. Il crachotait de temps en temps dans un verre pour ne pas perdre le fil de sa démonstration. Mon existence n’était plus qu’un ramassis d’incohérences et il tentait de me remettre sur les rails parce que le système avait besoin de mes compétences et de mon sacrifice. Il me flatta le crâne que je devinais ouvert comme le réceptacle des convictions programmées et des moyens d’y parvenir. Quelqu’un soutenait le couvercle de ma boîte crânienne, peut-être même mon cerveau encore connecté à ce corps qui ne m’a pas rendu heureux quand j’en avais besoin.

— La Compagnie des ÔS agit en marge du système, révéla Muescas. La production de remplaçants et leur utilisation à des fins mercantiles sont enfin désignées comme le pire crime contre l’Humanité commis depuis la nuit des Temps. Avec l’affaire Régal Truelle, la Compagnie des ÔS cherche à nous mettre des bâtons dans les roues. Nous savons d’où vient le Crime, qui l’a designé et qui l’a perpétré. Une seule main s’abaisse sur notre tranquillité : celle de Gor Ur !

J’avais eu le pressentiment d’une affaire céleste dans de rares moments de lucidité, mais quand je suis lucide, j’ai mal, alors je me raconte des histoires et c’est reparti pour un tour. Quelquefois j’ai l’impression que je mets les pieds dans ce destin uniquement pour me faire mal, comme si les autres n’y étaient pour rien. Mon existence a besoin de repos. J’saurais y faire si je possédais un lopin de terre avec de quoi glander et m’faire plaisir. J’ai toujours révé de fréquenter des villageois tranquilles sans avoir nécessairement besoin de les plaindre. Je ne leur servirais à rien et ils me seraient utiles. Avec un soleil dans le plafond, comme celui que je vois en ce moment, sauf que je serais aux commandes et que je ferais de mon cerveau exactement ce que je voudrais. J’m’appelerais même plus John Cicada et j’aurais jamais été ce qui est écrit dans les tablettes du système. J’aurais une idée haute et précise du prélassement. Mon seul plaisir serait de ne plus penser que je suis capable de ressentir la douleur si elle est appliquée à l’endroit où j’ai tendance à souffrir. En quoi consistait cette trépanation ? Je regrettais déjà mon vieux cerveau et ses oubliettes. Mais ils avaient peut-être raison après tout…

 

À cette hauteur, Gor Ur régnait en maître absolu et ses serviteurs lui étaient reconnaissants de les distinguer du commun des mortels. Il neigeait parce que c’était l’hiver, sinon il pleuvait. Les éclaircies étaient consacrées à la prière ou à la réflexion, selon qu’il était l’heure de la fermer ou d’apprendre à le faire. Les religions s’organisent en armée et prévoient la suprématie de l’État, ce qui est bien utile si on a des chances de participer. Les créatures qui grattaient les murs avec des couteaux n’avaient pas cette chance. Racler des ombres formées par le feu nucléaire n’était en rien une manière de participer à l’élan mystique qui élevait jour après jour cette montagne aux neiges éternelles et éternellement tournoyantes. Je voyais ça à travers mes lunettes de combat. Le Monde était vert au lieu d’être rose, mais je ne l’avais jamais vu rose qu’à travers la culotte de Sally Sabat.

— On va se reposer, déclara-t-elle tandis que la Crevault glissait doucement dans la tourmente.

Je cherchais un hôtel dans les néons qui bordaient la rue que nous étions seuls à arpenter. Muescas nous accompagnait, grelottant parce que le chauffage de la Crevault était tombé en panne. DOC transmettait les images au QG de la Compagnie. Je savais pas ce qui était son œil et ce qui ne l’était pas. J’étais assis sur l’embout effilé d’une pompe qui peinait dans les côtes.

— J’en ai marre des Nus ! criai-je pour me faire entendre de ce peuple qui rasait les murs ou les grattait selon qu’il participait ou qu’il subissait.

— La Ville a été complètement rasée, dit Muescas qui connaissait l’Histoire ou qui l’inventait. Ce que vous voyez est une reconstitution.

Ce que je voyais existait. J’avais pas envie de raser les murs ni de les racler avec un couteau. J’avais pas envie non plus de sortir de mes vêtements parce que c’était l’usage une fois dedans. Et c’est pourtant ce qui m’arriva, happé par la machine à rendre nu que la politique antiterrorisme impose aux établissements publics, surtout s’il y a des étrangers dedans. Je me demandais même pas si j’étais étranger. Une adolescente tamponna mon passeport en me vantant les qualités d’accueil de son pays.

— C’est pas encore un pays, expliqua Muescas, mais c’est ce qu’ils veulent. Ils imaginent que Gor Ur va leur filer un coup de main. J’ai idée qu’ça va pas marcher. En tout cas, on fait ce qu’il faut pour que ça n’arrive pas.

Je m’déclouais. Une goutte de sang s’épancha. DOC suça l’aiguille et la rangea toute propre dans son étui de métal. La pompe mit du temps à s’arrêter, comme si elle s’éloignait, menaçant de ne pas revenir. DOC me secoua l’épaule.

— Faut assumer le passé, John, dit-il en me poussant dans l’escalier mécanique qui faisait des vagues.

— On va pas passer que du bon temps, dit Sally Sabat à l’adolescente qui se gratta un sein mordu par les mouches.

Ça servait à quoi, toutes ces mouches ! DOC les voyait se balader sur son gland et il leur parlait comme si ça lui faisait du bien.

— Faut aussi aimer les courants d’air glacés, dit l’ado. L’huisserie est pourrie. Nous fournissons le papier journal.

Elle en mâcha soigneusement une poignée arrachée à un tas et recracha la boulette destinée à une fente dont elle nous fit apprécier le filet d’air.

— Vous voyez ? C’est simple.

C’était ça ou gratter les murs de la ville pour en effacer les ombres criardes. On avait tous un être cher disparu dans ces conditions atroces. On poursuivit notre chemin avec notre papier journal dans une main.

— Pour le cul, cria l’adolescente, ya du papier de soie !

— Butin de guerre, expliqua Muescas.

Il nous montra le papier de soie derrière les portes et la manière de s’en servir sans attirer l’attention. J’aime pas respecter les étrangers, surtout s’ils sont chez eux. Ça les regarde pas, après tout !

— Voilà notre chambre, dit Muescas qui connaissait les lieux.

— Vous êtes de quel côté ? me demanda DOC qui continuait de transmettre le son et les images, sans commentaires.

— J’suis du côté d’ma Sally.

— De Massaly ? dit négligemment Muescas. J’y ai une tante.

On avait tous une tante si on n’avait rien d’autre. La chambre était jaune et proprette. La neige s’accumulait aux carreaux. DOC renifla le goulot d’une bouteille de champagne. On était bien accueilli. On nous voulait du bien. Et j’avais une dalle d’enfer. J’allais bander comme un taureau en m’empiffrant. Mais j’étais pas décidé à accepter les conditions de travail que les affiches politiques imposaient à nos yeux que je fermais dans un cri. Le garçon d’étage traversa la porte.

— C’est les bulles, dit DOC en le poussant pour diminuer les effets du témoignage.

Il perça le phimosis.

— Ça vous f’ra du bien, dit-il en dosant l’injection.

— J’en avais besoin, avoua le garçon.

Il se laissa porter dans le couloir. DOC portait bien quand il voulait. Il le porta aussi loin que c’était possible.

— Pourquoi le porte-t-il ? demanda Sally Sabat qui croquait des gâteaux secs.

Muescas traça un disque sur un carreau. Son œil glauque s’y appliqua. Il voyait le Monde et il avait envie de le changer. Cecilia exigeait ça de lui avant de convoler en justes noces. Papa Rog veillait.

— Ya des commerces, dit Muescas sans se décoller. C’est bon signe.

— J’croyais que le commerce c’était du vol, dis-je en arrondissant la tache sur le carreau contigu.

— C’est plus valable, dit Muescas qui se tenait au courant. Le plus difficile, c’est de maintenir la cohérence. On a mémorisé à tour de bras dans un esprit de logique indiscutable, mais les changements affectent l’ensemble et c’est une autre mémoire, active celle-là, qui maintient la cohésion.

Un Nu habillé de peaux encore en vie sortit d’une boulangerie avec une brassée de pain que la neige se mit aussitôt à couvrir de cristaux actifs.

— C’est Régal Truelle, dit Muescas. Cette fois, il ne nous échappera pas.

— Régal Truelle est un Nu ? s’écria Sally Sabat.

— Il prend de la métakolokine lyophilisée, dit DOC qui revenait, ayant perdu son souffle de coureur de fond dans l’épreuve du garçon, un truc qui lui arrivait pas tous les jours, sauf quand le temps s’en mêlait.

C’était quoi ce truc de la métakolokine lyophilisée ? J’en connaissais même pas l’existence.

— Yen a pas à l’état libre dans cette zone, dit Muescas. Faut l’importer.

— J’imagine la paperasse ! fit Sally Sabat.

— Vous n’imaginez rien, ma bonne Sally, dit DOC qui suçait les aiguilles pour qu’elles rouillent pas. Tout le monde peut pas importer aussi facilement. Il a le bras long ou il en connaît un qui l’a.

— Ça vient souvent de la mère, dit Muescas.

— Vous le voyez toujours ?

Je pouvais le voir tourner en rond comme s’il attendait quelque chose de la neige qui valsait en vrille. C’était qui, ce mec qui était tombé sur nous comme une mouche dans la soupe ? Il était mort trois fois et on savait rien de son remplaçant. Sally Sabat avait minutieusement relevé les échantillons des fois qu’on nous prendrait pour des fous. Qu’est-ce qu’on faisait maintenant ? J’avais faim. J’promettais même de pas érecter au dessert. Sally Sabat pouffa, réintégrant le filet de morve dans sa narine.

— Zêtes cons, les mecs !

On était trois mecs à montrer des signes de turgescence et elle y était pour rien. DOC revenait de loin, Muescas voyait venir et j’étais déjà demain. Elle nous rassembla dans son giron et nous transporta dans la salle à manger qui était au rez-de-chaussée. C’est pratique, les femmes, quelquefois. Mais seulement les femmes, pas les autres. Je commençais par un potage aux huîtres accompagné d’une boisson à la taurine. Muescas gardait un œil sur Régal Truelle, persuadé que cette fois, c’était le bon. Il reconnaissait les hématomes vert et jaune causés par la métakolokine lyophilisée chez les dépressifs paranoïaques. Les joues de Régal Truelle en portaient trois nettement situés près de l’appendice nasal, ce qui est signe d’un usage constant, voire obstiné. Je m’imaginais pas en arriver là un jour, dans la dépendance d’un personnage influent avec qui ma mère aurait entretenu des relations coupables. J’avais été un enfant heureux, moi. Je l’étais moins, quelquefois pas du tout, et je suivais scrupuleusement les ordonnances obtenues par la voie hiérarchique, sans un soupçon de connivence avec les métapouvoirs instaurés par les aléas de l’existence.

— P’t-être que si t’arrêtais de te faire remarquer on s’intéresserait à c’que tu dis ! grogna Sally Sabat qu’aime pas trop que je me donne en spectacle.

Mais j’en étais à l’agneau au gingembre arrosé de citrate de sildénafil, ce qui intrigue toujours les petites filles en état de se poser des questions.

— Vous êtes surtout indiscret, remarqua DOC. On n’a pas besoin de tout savoir sur vous. Il est toujours parfaitement inutile de tout montrer pour être apprécié, donc compris.

Il possédait l’antidote et je me méfiais. Quelle était l’altitude de cette station ?

— On l’a construite à l’époque de la Menace, narra Muescas qui n’attendait que l’occasion d’exprimer sa connaissance de l’Histoire.

 

Avant la Menace, il y avait eu la Terreur et la lutte contre la Terreur. La Menace fut une époque encore plus terrifiante, l’esprit occidental luttant contre la perspective du massacre de l’Islam et acceptant en même temps la soi-disant nécessité de cette solution finale. On était passé de la schizophrénie romanesque à la paranoïa spéculative sans mesurer les conséquences de ce glissement phénoménal. Puis il y avait eu la terrible époque de l’Éxécution, d’abord proportionnée puis rapidement sommaire. On avait réussi à 100%, mais le germe du monothéisme couvait, ce dont témoignaient les Nus, habitants de cette Montagne qui continuait de progresser vers le Haut. J’étais le témoin fasciné de cette croissance, ou plutôt de cette excroissance qui finirait par inaugurer une nouvelle époque de sang et de feu. Je comprenais qu’on peut pas être Nu et Érecté en même temps sans foutre toute la théorie par terre. Si je suivais bien la conversation, Régal Truelle transportait la métakolokine lyophilisée dans les pains qu’il achetait chez le boulanger, prenant soin de stationner sous la neige, car la métakolokine lyophilisée craint la chaleur et particulièrement la chaleur corporelle. Une fois le pain enrobé de neige bien cristallisée, il pouvait filer où bon lui semblait sans que ça gène le Monde. Une conception de la liberté que lui contestait le Système. Cette fois, on se laisserait pas avoir.

 

— Pourquoi on se laissera pas avoir, John ?

J’en savais rien et ça valait peut-être mieux. J’suis un partenaire, moi, pas un leader. Je m’limite à l’action qui est comme qui dirait une somme d’effets dont je mesure l’importance sans en connaître les causes. C’est pour ça que j’suis pas chiant quand je vous raconte ces choses qui sortent du cerveau des autres. Régal Truelle en profita pour se mettre en route. À une minute du dessert. On quitta la table en deux fois parce que j’étais excité.

 

Dans la rue, on est habillé parce que ça caille. Sally Sabat me tirait par la queue et DOC me poussait au bout d’une aiguille qui m’sucrait. Muescas écartait les curieux, perdant pas de vue l’objet de la poursuite. Très loin devant, comme si je le voyais par le petit bout de la lorgnette, Régal Truelle filait bon train, soufflant comme une locomotive à vapeur aux bielles chargées de neige. Les gosses qui s’intéressaient à moi recevaient des beignes sans me quitter des yeux.

Muescas finit par s’inquiéter. On perdait du terrain. Régal Truelle se confondait de mieux en mieux avec les autres, s’éloignant comme un effet de zoom. Les visages des gratteurs d’Histoire m’obsédaient, mais je pouvais pas passer sans voir ces rognures d’ombres dont l’existence avait autrefois appartenu à des êtres vivants de la même vie que moi. Rien que ce massacre m’empêche de croire en Dieu. J’crois pas en Gor Ur non plus. Mais il existe. On peut pas dire le contraire. Comme la merde existe parce qu’on vit conformément à des lois naturelles qui nous font chier finalement.

— Merde ! John ! Arrête ton char ! On va le perdre !

Yen a plein des Régal Truelle dans ce Monde de crétins et de fous ! Suffit de demander. Il filait comme si la Loi était de son côté. DOC calcula une trajectoire tangente dont la courbure augmenterait notre vitesse d’exécution. La rue s’obscurcit. On traversait l’Enfer. Et il était peuplé de suicidaires.

— Tenons-nous par la main, proposa Muescas qui avait déjà pratiqué la farandole à l’époque de la Terreur, traversant les poussières magnétisées des gratte-ciels qui s’écroulaient pour former la Nouvelle Surface Existentielle.

— Et n’interrogez pas les gosses ! conseilla DOC. Quel que soit le degré de votre pitié.

Il augmenta la dose sans me prévenir, ce qui me propulsa dans un Monde parallèle où les gosses étaient heureux comme je l’avais été à force de me raconter des histoires inspirées du Reader Digest. Derrière les vitrines, des gens se dépoilaient pour essayer avant d’acheter. Je connaissais personne dans cette putain de ville, mais ils agissaient tous comme les acteurs d’un spectacle pédagogique destiné à me plier à l’endroit où je suis droit comme une barre. Je suais dans ma peau de vison encore vivante. Je comprenais qu’on ait envie de s’en débarrasser une fois au chaud. À l’entrée de l’hôtel, on les enfermait dans une cage grillagée, des fois que ces petites bêtes aient envie d’aller se balader sans rien à l’intérieur.

— On l’a perdu ! s’écria Muescas qui revenait sur ses pas pour me battre.

— On a rien perdu ! grogna DOC qui n’aimait pas qu’on le prenne pour une poire.

Il me battit, ce qui me sauva des coups acides de Muescas. Sally Sabat me léchait comme si je saignais.

— Continuons ! dit-elle. Juste pour le principe.

Elle nous mena aux remparts. J’avais jamais eu aussi froid de ma vie. Elle exposait ma queue aux turbulences de l’air à vif. DOC augmenta artificiellement le diamètre de ce qu’il prenait pour mon anus. Muescas, lui, scrutait la tourmente au-delà des limites imposées au regard. Il voyait Régal Truelle. Il était sûr que c’était lui.

— Cours, John ! Cours-y vite !

J’avais pas le choix. Seul et nu dans la neige qui tournoyait avec les mouches, je fonçais dans la direction que m’indiquait le satellite. Je rencontrais des arbres et des poteaux, plus rien d’humain n’était autorisé à franchir cette zone intermédiaire multipolaire. Je savais ce que je risquais en mettant mes pieds nus dans une ZIM. Mais j’étais activé. J’y pouvais rien. En plus, j’étais efficace. J’avançais au ras des obstacles, effrayant des lapins qui grimpaient aux arbres. Je m’rapprochais de ma cible. J’étais son acier, guidé par la chaleur qu’il tentait de réduire par la pratique de la raideur cadavérique simulée. Je le touchais presque. Il portait toujours sa brassée de pain. Un vison qui somnolait sur son épaule donna l’alerte et je m’embrouillais aussitôt dans les leurres. Il disparut. Je l’avais laissé disparaître. Un pain était tombé. Je le ramenais à mes compagnons de voyage.

— Double dose pour le gentil Johnny ! clama DOC en me rayant de la carte.

Ils rompirent le pain. C’était pas de la métakolokine lyophilisé ! Régal Truelle transportait des rognures d’ombres. C’était pas Régal Truelle ! C’était qui ? On était maintenant en possession d’une matière dont on ne savait que faire. DOC trouva assez de place dans mon ampoule rectale pour la dissimuler au moins le temps de quitter la ville pour monter encore plus haut.

— Là-haut ! fit Sally Sabat comme si ça la faisait rêver.

Ah ! J’étais pas tranquille. Au comptoir, je commandais un Trazodoni on ze rocks.

 

À Shad City, on reste pas longtemps dehors. Si vous demandez pourquoi à un Shadien à qui vous inspirez confiance, mais on voit pas pourquoi il vous accorderait cette confiance orpheline, il vous dira que c’est à cause des yeux et du temps. Le temps est mauvais par définition : il neige, il gèle, il pleut des grêlons, il vente et l’air est saturé de poussière d’ombres. Les yeux qui vous observent forment le réseau le mieux informé de vos défauts et de vos tares, sans compter que le système recherche plutôt vos compétences pour les exploiter — et si vous z’en avez pas, on vous enchaîne au trottoir pour que vous z’ayez pas l’idée de faire autre chose entre deux grattages d’ombre. Et ça, que vous soyez citoyen ou étranger. Zavez intérêt à savoir faire quelque chose de vos dix doigts et de ce qui reste de votre cervelle après tant d’années de consommation et de gesticulation professionnelle. Alors forcément, quand ils m’ont arrêté en possession de 300 grammes d’ombre pure, on m’a pris pour un gratteur. J’étais pas sur la liste, mais ça s’expliquait par une erreur du système qui avait tendance à sous-estimer le nombre de condamnés à gratter les murs de la ville pour en extraire cette substance nouvelle pour moi : la fombre. J’en avais 300 grammes dans les poches et pas un ami pour me défendre, pour expliquer que le pain était tombé dans la neige et que le véritable coupable avait traversé sans permission la zone d’escampette. Le flic à qui j’avais à faire s’appelait Montalban. Il avait gratté de l’ombre avant de trouver sa vocation. Mais jamais il n’avait profité de l’occasion pour escroquer la Ville. Jamais il n’avait craché dans la main qui le nourrissait. Il me montrait cette main parfumée à la fraise et la secouait nerveusement avant de me l’envoyer sur la gueule. J’en ai eu vite marre.

— J’suis d’la CÔS ! hurlai-je pour pas risquer l’erreur judiciaire. La Compagnie des ÔS !

— C’est des voleurs, dit Montalban qui me remercia de lui donner une raison de plus de s’en prendre à mes dents.

Il frappait dur pour une tante. J’avais tout de suite su que c’en était une. J’en s’rais pas là si j’avais remercié d’avance. Il agissait en uniforme comme la Loi l’autorisait. J’étais moins couvert et ça m’humiliait alors que j’aurais dû me sentir rebelle et martyr. Mais j’avais foi qu’en la chance et je jouais avec le feu.

— T’as pas agi seul, dit Montalban qui consultait un écran. Qui c’est c’t’ogresse ? Et ces deux-là ? T’en a amené du monde, ma Johnnie !

 

J’m’explique : on était rentré à l’hôtel. mes amis et moi. On avait fait tout bien : les visons dans la cage et les chaussures en polystyrène au clou réservé à cet usage. On était bien à poil quand on est rentré dans la salle de jeu. J’aime pas trop jouer, à cause de c’que ça coûte, mais DOC est un passionné du cornet à dés et son discours fascinait Muescas qui se laissa entraîner dans une dépense insensée. Sally Sabat soulevait des poids avec ses seins, ce qui attirait du monde aussi. On se demanda tout de suite, car il n’y avait pas de temps à perdre, pourquoi je jouais pas et comment je pouvais avoir l’air si triste alors que tout le monde s’amusait. La réponse était dans mon anus. Le pain dépassait du quignon qui avait l’air d’un téton avec une goutte de lait au bout, sauf que c’était de la fombre et que ça se voyait. J’avais même pas le temps de m’expliquer. Ça pressait. Je me retrouvais dans une cellule, avec une camisole de force entre les jambes. J’pouvais attendre ou jouer au pendu. J’attendis.

— Ça va être vot’tour, m’sieur ! dit une voix synthétique.

Un chariot passa avec le pain ouvert dessus. Une trousse scintillait d’instruments coupants.

— Vous le suivez et vous fermez votre gueule ! dit la même voix.

Je suivis le chariot. Yavait bien 300 grammes de substance. 300 multipliés par 1, ça faisait 300 ans. Avec un taux moyen de 30% de remise de peine, s’il m’arrivait rien de moche, ça faisait 65 plus 90, soit 155 ans, beaucoup plus que je pouvais espérer de la vie avant de retrouver mes p’tites habitudes. Ça s’agitait dans le scrotum et mon cerveau s’embrouillait dans la série des désirs. Le chariot s’arrêta devant une porte entrouverte.

— Vous attendez qu’on vous appelle. C’est quoi vot’nom ?

— Cicada. John Cicada. J’suis à la CÔS.

— Vous asseyez pas !

Sur quoi j’me serais assis ? Sur un pain qui allait faire mon malheur. Ils en avaient extrait 300 grammes et je me demandais sur quoi ça agissait une fois à l’intérieur. La porte s’ouvrit. Yavait plus malheureux que moi ! Un type poussait un chariot où on l’avait saigné jusqu’aux entrailles. Il passa sans me voir tellement il souffrait.

— Vous entrez et vous la fermez !

J’entrais.

 

Le chariot m’avait précédé. Il attendit lui aussi. Je percevais que mon tremblement. J’avais pas l’choix. Je hais l’Humanité à cause de ces examens qu’elle nous inflige pour borner notre existence. Les Crimes qu’on commet contre elle ne sont que le reflet de ce qu’elle impose à notre endurance. Pour devenir un Criminel, suffit d’aller plus loin dans tel ou tel de ces sens. C’est pas difficile au fond de s’élever par le Crime quand on sait à quoi on s’en prend.

— Vous retirez ce que vous avez dans le cul !

J’savais pas pourquoi, mais j’allais vite, comme si le temps appartenait aux comètes un soir d’été. Qu’est-ce que j’en faisais ?

— On vous l’dira quand ce sera le moment. Fermez-la et attendez. Ya un bug.

Ça suffit pas que l’existence soit pourrie par l’Humanité. Elle secrète aussi sa vermine et ça fait chier l’individu. Ah ! J’ai jamais craché sur un drapeau parce que je reconnais pas les symboles. Il a bon dos, le Deus ex machina, spécialiste de la Tragédie et de ses petites comédies environnantes auxquelles on accorde l’importance des réjouissances.

— Criez pas ! Contentez-vous de penser en période de maintenance.

— Ça sert à quoi, l’ombre ?

J’posais la question dans le silence étriqué de ma cervelle, des fois queue. Ils voulaient aussi du sang. J’pouvais pas leur refuser ce p’tit plaisir.

— Vous en avez pris ! constata la Machine.

— J’en ai respiré comme tout le monde dans la Promiscuité et la Prophylaxie !

— Le manomètre indique un dépassement de la dose habituelle chez le passant ordinaire. Voyons : 300 grammes plus… plus 40 ! Vous n’y avez pas été de main morte, John !

— Mais pisque j’vous dis que ça m’fait rien ! Pa zun neffet ! C’est même pas bon ! J’ai joué ma liberté pour de la merde !

— Zêtes con ! C’est pas not’faute.

— Vous zêtes qui, nous ?

340 grammes d’après leur calcul. Je recalculais. J’ai jamais su jouer avec le hasard. Mon cerveau préfère les billes, question trajectoire. Vouvou zêtes jamais accroupis pour décaniller l’agate du chouchou ? Ah ! L’enfance et ses traces indélébiles ! J’en bavais encore alors que c’était pas l’moment de se laisser aller. Montalban apparut dans la lumière survoltée.

— J’ai connu Frank, dit-il. J’vais pas faire du mal à son Papa.

Ça m’rassurait pas vraiment. Il y avait des couteaux dans son regard. Et une goutte de parfum dans son cou. Il avait aussi de belles dents. J’en avais jamais vu d’aussi belles, un peu comme si c’était ce que j’avais besoin de voir maintenant que mon existence entrait dans les calculs complexes de l’Administration des Libertés Relatives.

— On a travaillé ensemble sur une affaire, en Andalousie, ya des années d’ça. C’était un bon flic. L’a pas d’pot. Y trouvait jamais rien de ce qu’on lui demandait de trouver. Il inventait beaucoup aussi. C’est lui, ça ?

Il désignait ma part de Frank, celle qui pose question… enfin : celle qui posait question, parce que depuis que j’suis sur cette enquête…

— Zêtes sur une enquête ?

C’était compliqué à expliquer comme ça d’un trait.

— Mais ça explique pas le trafic et la consommation de fombre, n’est-ce pas, Johnnie ? Quand on se donne, on a tendance à gicler dans tous les sens. C’est pas c’qu’on vous demande maintenant.

— J’avoue ! J’avoue !

— Pas besoin d’avouer. On a les preuves !

Il montra le pain et la dent qui en portait la trace. Sans compter que l’analyse du sang révélait d’autres consommations pas faciles à reconnaître quand on a pris l’habitude de fermer les yeux sur les petits défauts de son existence. Je le regardais bien en face, comme il me le demandait avec insistance. Il peignait ses cils avec du gras, un gras odorant pas désagréable à renifler en attendant d’être brisé.

— On va être obligé de vous garder un bon moment, dit-il en enfilant des gants à clous. La fombre a des effets dévastateurs à haute dose. Vous ne vous en sortirez pas entier. J’vais vous montrer ce qui arrive à ces consommateurs clandestins.

Il projeta une série de photos dégueulasses, en trois dimensions pour que j’apprécie les purulences. Dommage, ça sentait toujours son parfum de femme. Je m’sentais frustré.

— Les purulences, précisa-t-il, c’est les coups et autres traitements policiers de la chair. Regardez plutôt son regard, môssieur John !

Je m’voyais me voir ! Elle avait deux trous d’ombre. Et un doigt dans l’un. Qu’est-ce que ça voulait dire ?

— Ça veut rien dire, connard ! C’est un spectacle, comme un panneau sur le bord de la route ! Tu regardes et tu la fermes pendant que j’te la mets en bouillie, ta gueule !

 

J’sais pas combien de temps ça a duré. J’m’entendais plus crier. Mais je parlais sans arrêt. J’avais un besoin intense de mettre de l’ordre dans ce que je disais et le flic me conseillait la pagaille, comme si j’étais un sac d’embrouilles qu’il suffisait de secouer pour entendre les cloches. On est arrivé à un accord quand j’ai compris que ma résistance avait des limites et qu’on les dépassait depuis le début de l’interrogatoire. Rog Russel, qui venait aux nouvelles, mit fin à une crise d’incontinence en me plantant un cigare dans le bec. Un allumette craqua. je secouai mes orteils comme si cette lumière leur était destinée. Ah ! il m’avait changé, le Montalban ! Je m’reconnaissais pus !

— Tirez, Johnny ! C’est du Havane de chez Montecristo. Avec une pincée de cantharides et un zeste de ciguë.

De la psychobaise à l’ancienne ! Il connaissait rien d’autre, le vieux Roggie ! Montalban s’en enfilait un aussi, mais sans rien dedans parce qu’il aimait pas ça. Il préférait le sucre dans l’alcool. Il prétendait que je saurais pas la fermer. DOC proposait une série létale indolore. Qu’est-ce qu’il foutait là, DOC ? Je l’avais pas vu entrer. Il trimbalait son attirail de chirurgien plastique. En tout cas, j’avais compris que la fombre n’était pas mise en pot pour garnir les cimetières des victimes de la Guerre.

— Flinguez plutôt ceux qui m’ont arrêté à l’hôtel, proposai-je. Ils témoigneront pas et j’fermerai ma gueule.

— C’est déjà fait, dit Rog Russel.

— Ils témoigneront plus ?

— Non, vous allez la fermer une bonne foi pour toutes.

Je m’agitais comme dans le sommeil. Je pensais échapper à un cauchemar en même temps qu’au meurtre de ma propre personne. Mais ils possèdent le métal. Rien que des mauvais souvenirs, le métal, à l’époque où on vous vaccinait pas au susucre.

— Un dernier p’tit plaisir, dit DOC qui agissait dans l’ombre de ses employeurs.

— Vous irez pas en prison, dit Montalban. 102 ans d’économisé. L’électeur est toujours content de l’apprendre. Pas vrai, patron ?

— Ya pas plus con qu’un électeur, dit une voix.

Elle s’ajoutait gaiement au concert de mes cris. Je m’voyais seul, éternellement seul dans un coin obscur de cet Univers qui sert de prétexte au Sacré. Comme si ce qui sortait de la tête d’un homme pouvait s’élever au-dessus des pieds de l’homme lui-même. On marche dans une sacrée merde quand on y croit. Tout ça pour se retrouver seul et désespéré, sans amour et sans haine, rien que la peur d’avoir vécu vraiment et d’en assumer finalement les conséquences. J’avais pas assez d’imagination pour ne pas en concevoir une douleur au moins égale à celle qu’on m’administrait légalement. DOC scarifia mon œil droit.

— C’qui est bien avec la douleur appliquée au condamné à mort, c’est qu’il n’en gardera aucun souvenir, il ne pourra jamais y penser, jamais il ne la reprochera au système qui l’a condamné. On peut donc légitimement en transférer l’instant à ceux qui ont subi le mal pour ne survivre qu’à ses implications.

— À qui qu’j’ai fait du mal, bordel de merde !

On peut pas crier plus fort, à moins d’être sourd. Je vis passer le contenu de mon œil dans un tuyau.

— Zêtes pas marrants, le mecs, dit Sally Sabat.

Sa voix reflétait une grande lassitude, mais elle avait beau sombrer dans la prostration que lui inspirait ma douleur, j’en étais pas moins constant dans mon obstination à vivre encore la seconde suivante.

— Si t’y vois encore de l’œil droit, grogna-t-elle, c’est que t’es en train de te raconter des histoires. Combien t’as perdu ?

À part la vie et mes souvenirs galants, tout ce qui reste quand on revient de loin. Un huissier recueillit ma semence directement dans la vésicule séminale, histoire de pas en perdre dans le spasme. Le flacon contenait ma descendance. C’est comme ça que je paye mes dettes. DOC grignotait le pain sans lui trouver le goût de fombre. Il recherchait une approbation résignée, mais personne n’était assez convaincu par ce qu’on venait de conclure pour me sauver de la Honte Suprême.

— Si j’suis pas fait pour vivre en société, dites-le, minaudai-je comme si je savais pas ce qu’il fallait en penser.

— Vous avez droit à une retraite digne du héros que vous avez été, dit Rog Ru.

— On est toujours le héros qu’on a été, précisa Muescas qui se souvenait de tous les détails.

— Et moi je t’aime comme si je t’avais acheté chez Toys ‘R Us, dit Sally Sabat en caressant mes rêves.

— Vous en avez vraiment bouffé ? me demanda DOC qui en avait vu d’autres dans les prisons de son existence.

— On bouffe bien la poudre de momie.

— Pourquoi pas l’ombre de ceux qui passaient quand le feu iranien s’est abattu sur nos ancêtres ?

— C’est vrai, reconnut Rog Russel. Il faut venger pour vivre et non pas vivre pour venger. Qui c’est qu’a pas goûté ?

— C’est si pas obligé, j’préfère reperdre au jeu.

— Mais tu possèdes plus rien, mon pauvre John !

 

C’était quoi, rien ? Peu ou quelque chose qui vaut pas c’que vaut la vie quand on a failli la perdre ? Ah ! il était loin le temps où je traversais l’Univers dans un tas de ferraille qui faisait rêver les gosses devant la télé. J’avais tout risqué pour avoir l’air de quelqu’un. Mais je savais plus jouer qu’avec l’argent et la patience des femmes. Cette idée d’avoir bouffé de la poussière humaine, non mais ! Des fois, je pense que cette partie de mon corps qui s’est volatilisée dans l’explosion contenait l’essentiel de ma fibre héroïque, sinon toute. La prochaine fois qu’une substance nouvelle se propose à ma curiosité maladive, je m’retiens en serrant les fesses pour que mon cul ait pas une atroce envie d’se la faire en cachette des autorités et du bon sens.

— T’arriveras jamais qu’à t’faire du mal, ma crotte de bouc ! Ya qu’les autres qui t’feront du bien si tu les empêches pas d’exister, hé paumé !

Ah ! Elle me plaît, ma Sally Sabat ! Elle me plaît !

 

Comme j’avais pas d’remplaçant et que j’avais utilisé mon joker rebuild, j’avais plutôt intérêt à me tenir tranquille question substances. J’avais abusé de la fombre sans savoir qu’y fallait pas en abuser autant. Maintenant que j’écris, je me magne avant de revenir aux bâtons de mon enfance. J’ai pas d’autre avenir. Autant prévenir que courir au dernier moment pour essayer de gagner le temps perdu en finasserie. Si ça arrivait, que j’perde la boule au point de plus savoir écrire, je m’demandais qui prendrait la succession, comme moi j’avais pris le relais de mon pauvre fils Frank qui portait le nom de celui qui m’avait remplacé dans la famille.

J’en parle parce que ce type se trouvait devant moi. Il avait pas l’air de me vouloir du mal. Il caressa longuement ma part de Frank avant de m’demander qui c’était celui qu’il reconnaissait pas.

Je lui expliquais que dans l’explosion, j’avais perdu un morceau vital de mon corps. Heureusement, on avait trouvé le morceau de Frank correspondant, mais au dernier moment, au moment où DOC s’est ramené dans la salle d’opération, il s’est aperçu que le morceau en question n’était pas aussi entier que c’était nécessaire. Je me souviens qu’il avait jeté l’éponge en me souhaitant un bon séjour chez les ombres de nous-mêmes. J’avais plus qu’à crever après avoir eu de l’espoir.

— Ça doit être dur, fit Chercos qui m’gratouillait toujours en croyant qu’il gratouillait Frank et surtout autre chose.

— J’ai attendu des heures… continuai-je.

— Yavait encore de l’espoir ?

— Yen avait pas, j’vous dis ! J’attendais la mort !

— Je sais… Elle arrive et on a pas le temps d’apprécier.

Chercos plongea ses yeux dans les miens. Il avait une bonne assurance, lui, et il avait bénéficié d’une RPM suite à un accident chimique qui avait détruit un de ses organes indispensables. Il avait pas idée de c’que c’était d’être reconstruit, d’être obligé de payer une police d’assurance et de pas avoir les moyens de se couvrir post-mortem. Qu’est-ce que j’deviendrais une fois l’heure venue ?

— De l’ombre, dit-il en quittant mes yeux pleins de larmes.

Je lui faisais pas dire. Mais j’avais le temps. Combien, je savais pas.

— Et ces greffons que vous portez comme des enfants… ?

— Ils serviront encore. Ils sont pas touchés par l’overdose. Ils ont installé un pare-feu avant même de coudre. Je deviendrais poussière et ils continueront de vivre, sans doute séparément, dans d’autres systèmes corporels en gésine. L’idéal, c’est de pouvoir capitaliser à la fois sur la Chirurgie Reconstructive Sans Échec et la Résurrection Post-Mortem.

— On n’achète pas le bonheur…

— On en a plus besoin si on est bien couvert. Et je l’suis pas, merde !

J’arrêtais pas d’chialer ! Ils m’avaient administré un euphorisant et je produisais des larmes ! Pas facile d’en avoir marre de ce Monde de merde et d’avoir encore envie de vivre sans que ça s’arrête jamais. Puisque c’est possible, hein ? de pas crever. C’est pas donné, ce qui limite la démographie et les conflits qu’elle secrète sans qu’on puisse en calculer les conséquences sur une Éternité infiniment finie.

— J’suis pas porté sur les questions scientifiques, dit Chercos, mais je les comprends parce que mon cerveau est conforme à la directive Lisez Au Moins Un Livre Pour Que Les Enfants Vous Comprennent. Ce dont je me fous.

— Vous zaimez pas les gosses ?

— Je les emmerde !

Pourquoi il était venu au moment où je vivais une tragédie qui allait se terminer dans la poussière de ma chronique ? Chercos était le nom d’un village en Andalousie et il prétendait en venir par la bande, une histoire familiale qui passait par l’Histoire Coloniale. Tout comme moi, l’Américain Éternel devenu l’Homme Fini par manque de ressources. Il était LE CHERcheur COSmogonique et il avait écrit plus de quarante livres dans un esprit de Conquête et sans jamais se prendre pour un TROUveur BAladin DOUblement Ridicule. Les Cosmogoniques, ça fait pas dans la dentelle, seulement dans l’écriture. Il avait la réputation de pas supporter longtemps les Vessies Gonflables des Lettres. Il en descendait une de temps en temps pour se faire plaisir. Il avait descendu Régal Truelle et celui-ci était en fuite.

— La CÔS indique qu’il cotise pour un remplaçant en cas de coup dur, déclarai-je comme si j’étais encore en activité dans cette usine à multiplicateurs phynanciers. Mais il paye pas ses cotisations. Jusque-là, on a fait fausse route.

— J’peux pas vous aider. J’suis venu pour Frank. Vous connaissez mon amitié pour DOC. On est pays. J’crois même qu’on est cousin.

— Qu’est-ce que vous lui voulez à Frank ? J’suis pas encore mort. Et il vous manque rien. Si vous êtes venu pour répondre à la question de savoir si j’ai hérité de sa queue légendaire, vous allez être mal servi par le récit que j’vais en faire. J’ai encore toute ma tête !

— J’dis pas qu’son appendice caudal me pose pas les mêmes questions que le public qui vous lit parce que vous finirez par montrer ce qu’il en est vraiment, mais j’suis pas venu pour ça. J’vous ai apporté des fleurs. Je sais que vous les aimez.

Prestidigitateur, le Chercos. Un bouquet jaillit de ses mains. Rien que des fleurs hors saison, avec les étiquettes des noms et de l’acétate cristallin. Le tout noué dans l’or fin d’un ruban.

— J’préfère les oranges, minaudai-je.

— J’vous en ai apporté aussi.

— Comment va Anaïs ?

C’était d’elle qu’il était venu me parler. Est-ce que j’étais prêt à entendre ce qu’il avait à me dire ? Il fallait que je sache avant de mourir ! Mais ça servait à quoi de savoir et mourir ensuite ? Je pouvais très bien mourir sans savoir qu’Anaïs ne changeait pas malgré les leçons de l’existence.

— C’est pas la question, dit-il. Elle m’a quitté.

Mais que voulait-il que ça me fasse qu’elle l’ait quitté ? J’ouvris une orange. Il me restait plus qu’à la mordre. Il attendit.

— Elle a ses raisons, dis-je enfin.

La porte s’ouvrit sans ménagement. Sally Sabat était pas de bonne humeur.

— T’as pas besoin d’savoir, dit-elle en m’arrachant du lit où j’étais pourtant cloué chimiquement.

Elle m’emporta. Chercos nous suivit avec quelques secondes de retard. Il était agile comme un singe et Sally Sabat l’envoya plusieurs fois dans la mauvaise direction. Il se frottait le nez et recommençait. On tournait en rond.

— Accroche-toé, mon bichon ! J’vais sauter !

Elle sauta… sur un balcon. Chercos débarrassait la porte de ses meneaux brisés. Il se fraya facilement un chemin dans le verre éclaté. Sally Sabat éleva son poing.

— Faites pas ça, m’dame ! J’apporte de bonnes nouvelles !

— Vous pouviez pas le dire plus tôt ?

Il y avait un attroupement devant la porte. Sally Sabat leur pissa dessus. Chercos recueillait les échantillons significatifs. On atteignit rapidement la sortie. Dans les hôpitaux, pas besoin de se boutonner. Ils ont des visons qui vous sautent dessus et s’assemblent aussitôt avec du velcro. On se retrouva dehors parmi les passants et les gratteurs de murs.

— J’ai assez de preuves pour les confondre, dit Chercos qui nous suivait.

Sally Sabat avait d’autres soucis. Elle avait reconnu le terrain pendant que je moisissais dans l’inespérance. Et elle avait conçu un plan.

— Tu veux gagner, mon bichon !

— Que je veux !

— Vous êtes très amoureux, constata Chercos.

Il souriait dans la tourmente, clignant des yeux à cause des néons. Sally Sabat l’implora juste le temps qu’il faut pour lui soutirer une dose acceptable. Elle avait pas couché avec lui, mais il savait pas trop. Enfin, elle ouvrit le flacon et captura quelques flocons qui grésillèrent au fond, dégageant l’hydrogène annonciateur. J’trempais ma queue dans cette réaction subliminale. Quelqu’un la suçait… ! Sally Sabat me poussa à l’abri. Je lui promettais de rien recommencer sans sa permission.

— Expresse, précisa-t-elle.

Expresse. C’était d’accord. Je recommencerais, toujours avec elle. Chercos me tira par les pieds et me déposa délicatement sur une marche de l’escalier qui sentait la chaussette. Quelqu’un m’enjamba. Culotte-masque. L’escalier grouillait de petits bruits annexes. J’identifiais deux insectes de ma connaissance. J’en possédais les médaillons dans un tiroir secret de mon passé. On les obtenait par électrolyse de la ménagère familiale.

— On va s’en sortir ! s’écria Sally Sabat qui me parut désespérée l’espace d’une seconde de bonheur.

Chercos soutenait ma tête dans la montée. Il y avait quelqu’un de plus, mais je ne percevais maintenant que son odeur de chien mouillé.

— C’qu’il est lourd !

J’étais lourd et léger à la fois, au ras de la mort qui guettait l’interstice que Sally Sabat couvrait de sa bouche, agitant la langue à cause de la distance à parcourir avant de deviner l’ampleur du problème.

— Faut y arriver avant que la police s’en mêle, disait Chercos. Je f’rais le pitre pour brouiller les pistes. Ça m’dérange pas.

 

DOC s’amena.

— Zêtes dingues, non ! Il est fombré à mort. La moindre secousse et le hasard, et il est foutu ! Retournez-le sur le ventre !

Les visons s’énervaient. Ils n’étaient pas conçus pour pénétrer dans des endroits où rien n’était prévu pour eux. J’avais un porte-manteau à l’entrée, mais on était pas forcément chez moi.

— Allez guetter la police, Chercos, ordonna DOC qui savait comment se synchroniser avec le désordre multiplié par Sally Sabat.

On entendit Chercos pousser la chansonnette sur le trottoir. Il était capable de tout pour sauver un ami. Mais on avait pas toujours été ami. Il en restait peut-être quelque chose, une trace d’inimitié dans le couac. Je pouvais pas faire autant de choses à la fois. Un vison me conseilla de pas chercher à profiter d’une situation déjà fort gênante pour lui. Une porte s’ouvrit.

— Vous savez qui c’est, John ?

Non, je savais pas. Je le voyais même pas. La fumée me piquait les yeux.

— On joue pas vraiment, dit Quelqu’un. C’est des haricots.

— Ça dépend combien ça vaut, un haricot…

— Des clopinettes, pas plus !

— Continuez. On s’occupe de lui.

— Hé ! les visons ! Dégagez !

— T’as l’antidote ?

— Chercos l’a oublié dans sa poche. Il parle à des flics !

Les visons se regroupèrent à mes pieds. Je gargouillais.

— T’es d’la partie, ma Sally ? gémis-je dans la salive qui giclait sous ma langue. Tu m’trahis ou c’est par passion ?

J’avais des doutes et elle faisait rien pour que j’en sois sûr. C’était l’antidote de quoi ? Est-ce que je pouvais savoir ? Il n’y avait pas d’antidote de la fombre. Il y en avait pour la métakolokine. Il y en avait pour un tas d’autres substances, mais ce qui est détruit est détruit. On reconstruit rien avec ce qui reste.

— Qu’est-ce que t’es agité, mon loulou !

— Chercos a du mal. On dirait qu’il est tombé dans son propre piège. Les flics le lâchent plus tellement ils sont intéressés par ce qu’il leur fourgue. Il arrive pas à conclure. Il sera peut-être trop tard.

Celui qui parlait avait déjà vécu ce genre de situation, mais sans Chercos à la clé. Je remuais mes pieds dans les visons qui se plaignaient doucement. Pour l’instant, DOC se tenait à distance, rien dans les mains ni à proximité. J’entendais pourtant le compresseur. Mais de quel compresseur s’agissait-il : il gonflait le matelas ou du fréon ? J’étais mort ou vivant ?

— Ni l’un ni l’autre ! dit Sally Sabat qui s’impatientait.

— Souhaite-leur de bonnes fêtes ! hurlai-je à l’adresse de Chercos qui pouvait m’entendre en tendant l’oreille.

DOC marmonnait dans sa barbe ce qui n’était pas forcément une prière à mon attention. À quel moment je cessais d’écrire ce que je suis en train d’écrire ? Qui me remplaçait aux commandes de ce récit initié par Frank ? À qui étaient destinés mes greffons ? Maintenant, ils produisaient de l’ombre avec les restes de ceux qui n’avaient aucune chance de survivre. Une fois dépouillé de mes greffons et des prothèses gagnées au combat, je rejoindrais la poussière dans le feu nucléaire et je deviendrais fombre, c’est-à-dire nada ! Nada !

— Chercos fait des signes avec son cul. J’y comprends rien !

— Il dit qu’il a froid !

— Ça va, les mecs, vous êtes crevés et j’vous ai pas encore remerciés. En nature ou par virement ?

De quoi parlait-elle quand elle parlait plus de moi ? D’elle ou de quelque chose que rien pouvait me laisser soupçonner ? Pourquoi DOC n’agissait-il plus ? Je pouvais voir la neige dans la fenêtre.

— Tu les vois glisser ?

— … ?

— Les skieurs ! Regarde. Ce sont des skieurs. Là, entre les arbres. Le chemin avec les skieurs. La neige a cessé de tomber quand ils ont atteint le sommet.

— Ils sont arrivés avant nous ? Je suis déçu, poupoune !

— C’est que le haut d’la piste ! Nous, on continue.

— Je m’habillerai bien chaud. Je doublerai le nombre de visons !

— Ils vous laisseront pas faire, dit DOC. Ils exigent une explication cohérente, du style une cause égale au moins un effet. C’est pas votre genre, John. J’vous dis qu’on en est pas encore sorti. Qu’est-ce qu’il fout, Chercos ?

— C’est pas du morse. Je connais le morse.

— Il a le cul à l’air et émet des messages visuels. C’est tout ce qu’on sait pour l’instant, DOC.

— T’aimerais pas descendre pour voir ce qui se passe, John ?

J’aimerais surtout qu’on me foute la paix ! J’vais finir par en avoir marre d’attendre et la mort en profitera pour saboter le travail de l’agonie. Regardez bien le cul de Chercos. Yen a pas un que ça intéresse, parmi la foule ?

— Personne, boss. Ils sont seuls, Chercos et les deux flics. Ya aussi la voiture de patrouille, moteur en route.

— Il a pas besoin d’une voiture, Chercos ?

— J’crois qu’oui !

— Alors cherchez pas.

— Et Anaïs ? Il venait pour m’en parler !

— Ça va, mon bichon, tout va bien pour toi. Laisse-toi aller.

Sans rien ? DOC est venu les mains vides. C’est pas dans ses habitudes ! Il a toujours quelque chose pour moi. Et je compte toujours sur lui. Il me sourit comme si je lui devais rien. Les gens vous sourient pas quand vous êtes leur débiteur et que la mort menace de changer la donne.

— Ma Sally ! Qu’est-ce qui se passe ?

— T’es pas au courant ?

Non, je l’étais pas. Je m’sentais bien sans cette question. Mais j’allais savoir.

— Tu sauras rien si tu t’fatigues.

— C’qu’elle veut dire, dit DOC, c’est que vous feriez mieux d’arrêter de nous emmerder. On a autre chose à faire. Tenez-vous tranquille et fermez-la. On a pas besoin de votre science.

— Le tourmentez pas, DOC. Demain, il regrettera.

— Et on perdra du temps à l’écouter. Il en est où, Chercos ?

— Il agite ses fesses, mais c’est peut-être le froid. Comment savoir ?

— En tout cas, c’est pas du morse.

 

On attendit encore une heure et Chercos remonta avec l’information.

— Elle est pas toute fraîche, mais on vous écoute, fit DOC.

Chercos haletait. Il habitait un rez-de-chaussée.

— C’est bien Bernie Bernieux, dit-il. C’qu’il en restait. C’que vous voyez là, c’est du métal. Une sorte de tube avec un morceau de Bernie Beurnieux.

— J’sais bien qu’c’est du métal ! grogna DOC à travers la loupe qui grossissait pas que son œil. Mais j’savais pas qu’c’était Bernie, sinon j’aurais rouspété ! On comprend mieux la dérive comportementale. Remerciez-moi ces flics avec une clause d’erreur admissible. Ils apprécieront. Filez !

Chercos fila sans avoir repris son souffle. DOC se pencha sur mon cas.

— Vous l’saviez, vous, que c’était Bernie… ?

— Je m’en doutais. J’l’ai pas caché. C’est déjà écrit d’ailleurs.

Merde ! J’étais pas fier en ce moment crucial.

— Encore un contrat à revoir, soupira Sally Sabat. T’auras peut-être plus les moyens, mon bichon. J’vais augmenter mes tarifs !

— On fait rien d’autre à la Compagnie des Zhausses ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

 

— La kolok, c’est vert si tu mets des lunettes bleues !

Que je sois rattrapé par l’épitomé familial, ça dérange ma Sally qui a d’autres chats à fouetter, surtout qu’on est en plein processus inquisitoire et qu’on est loin de se faire une idée de la conclusion qui mettra fin à mes tourments.

— John, enlève ces lunettes !

Dehors, la nuit fendait les pierres. Sally Sabat surveillait la façade d’un hôtel minable situé de l’autre côté de la rue, presque en face de la fenêtre qu’elle avait investie de son ombre. C’était tout ce que je pouvais voir d’elle. J’étais couché à cause d’une migraine et je broyais mes dents dans un rêve qui revenait chaque fois que je manquais de cette sacrée réalité dont elle dosait les apparences pour que ça ressemble à quelque chose de pas trop ressemblant, des fois que quelqu’un s’interroge sur ma véritable nature. Je voyais son ombre pliée, le profil d’un ventre gonflé à l’enfant, et elle ne cessait de rendre compte de ses observations et j’étais censé mémoriser ces secondes d’angoisse noire flasque rugueuse. On a pas idée d’aller aussi loin pour ne pas aller ailleurs.

— Tu veux dire que c’est jaune, hein ? barbouillai-je entre l’estomac et la langue.

— Je dis que t’as pas besoin de lunettes pour prendre des notes. L’est toujours pas rentré. Il rentrera peut-êt’ pas.

— Ce s’ra pas la première fois…

Je jouais avec les gouttes qui descendaient dans les pliures du drap. DOC avait répondu au téléphone, mais il arrivait pas et je l’attendais. J’pouvais pas crier à cause des effets désastreux d’une contraction musculaire. Sally Sabat m’avait aidé à respirer au début. C’était une sale blessure.

— Je pisse encore ! gémis-je tandis que l’ombre de Sally Sabat s’exposait plus clairement devant la fenêtre irisée. J’vais perdre tout c’que je contiens ! Qu’est-ce qu’il fout ?

— Ya d’la circulation. J’ai même vu le traîneau du Père Noël.

— Tu charries, poupoune ! Ah ! Ce que je souffre !

Elle me voyait dans le carreau adjacent à celui qu’elle détaillait en me conseillant l’écriture stéganographique. J’avais l’air de quoi ?

— Enlève ces lunettes !

— Des lunettes bleues, tu dis ?

Elle haussa ses vastes épaules. Je pouvais voir le frémissement de ses fesses chaque fois que quelque chose changeait dans la rue. Elle le reconnaîtrait au milieu de la foule qui envahissait les trottoirs. La chambre me parut étroite et basse de plafond. Peut-être était-ce tout l’effet du verre bleu que j’imposais à mon regard. Sur la cheminée, un miroir ne renvoyait rien de reconnaissable.

— C’est lui ! cria Sally Sabat.

J’avais perdu le fil, mais je pensais que DOC arrivait avec les instruments chirurgicaux dont j’avais un besoin urgent. Mais c’était pas DOC. D’ailleurs. elle surveillait pas la bouche de métro. DOC arriverait par le métro. Il l’avait dit au téléphone. Il avait donné l’impression qu’on le dérangeait. Pas un sentiment pour ce que j’endurais à cause d’une sale blessure qui menaçait mon existence. La Mort était entrée deux fois et elle était ressortie pour rejoindre ce sacré miroir. C’était Régal Truelle ou son remplaçant. Mais c’était lui ! On pouvait pas se tromper si on admettait ce qui n’était pas une marge d’erreur, mais une approximation significative. Haro !

— Guette-le pendant que je fonce ! grogna Sally Sabat en passant la porte qui demeura ouverte.

Dans le couloir, elle bouscula une file d’attente qui se plaignit mollement. Je voyais les queues dressées dans la pénombre tavelée de lueurs vertes. Un sapin brûlait quelque part, éclairant par instant ces visages secrets qui se livraient à des rites.

— Sally ! Je pisse ! Avec les lunettes bleues, c’est quelle couleur ?

Elle ne prit pas le temps de me répondre. J’entendis son pas pesant sur les marches de l’escalier, puis la plante de ses pieds claquant sur le dallage du hall d’entrée. Les visons caquetaient dans la cage. Elle était pressée au point de sortir nue dans la rue. Elle connaissait ces combats contre l’homme. Une seconde plus tard, elle traversait la foule en écrasant des enfants criards. Régal Truelle attendait devant la porte de son hôtel minable. Il ne fut pas surpris de la voir. Elle grelottait à peine. Les visons qui couraient sur Régal Truelle pointaient leurs yeux sur cette chair noire que la neige mordait jusqu’au sang. Ils se mirent à discuter. Les passants contournaient cet obstacle incompréhensible. De chaque côté, des vitrines rutilaient. J’ouvris la fenêtre. Yavait pas meilleur moyen de laisser les couteaux de la nuit remuer dans ma blessure toujours ouverte et saignante comme j’avais jamais saigné. Je tentais de prononcer une parole magique, mais DOC n’apparaissait toujours pas. Sally tâtait la chair de Régal Truelle en opinant et il souriait aux passants pour expliquer à quel point il était consentant. Pendant ce temps, la bouche de métro vomissait des voyageurs ordinaires. Je m’piquais le plus près possible du cerveau. J’avais rien de mieux à faire.

— Enlevez-lui les lunettes !

Seulement voilà, c’était pas des lunettes et elles étaient pas bleues. Ce bout de verre que je portais sur l’œil comme si j’avais jamais fait autre chose, c’était le Monde que j’avais pas en moi. DOC l’arracha comme un coquelicot, puis il l’examina à la lueur d’une torche que Sally Sabat tenait fermement entre les fesses pendant que Régal Truelle lui labourait le visage de baisers passionnés.

— Suivez mon doigt, disait DOC qui sentait la raclure de métro, autre quiddité qu’on appelle la métrone base, en usage chez les domiciliés de la paralysie sociale.

— T’y connais rien, mon chou, dit Sally Sabat qui se nourrissait des données que Régal Truelle lui transmettait parce qu’il la prenait pour la guérisseuse de la télé.

— Y connaît rien, mais il assume ! s’exclama DOC.

Il retirait les fibres annexes avec une pince micrométrique. Je coagulais plus vite que lui. Et je l’éclaboussais dans la douleur.

— J’en ai fini avec cette copie conforme, dit Sally Sabat.

En même temps, le corps de Régal Truelle coula sur le tapis, repoussant des habitants hystériques que je vis grimper aux rideaux dans la lumière instable des néons. DOC trancha quelque chose qu’il éleva à la hauteur des yeux de Sally Sabat qui tenait encore la main de Régal Truelle. Ils avaient cette sale habitude de parler en même temps et je comprenais rien d’utile à ma douleur.

— C’est pas John, Sally ! C’est quelqu’un d’autre !

Elle avait pas pu se tromper à ce point ! J’étais qui alors ? J’avais pas d’remplaçant et par conséquent je pouvais pas me prendre pour ma copie conforme. Dans le tapis, la gueule de traviole et le nez en phase, Régal Truelle ricanait, visité par les parasites qui se multipliaient.

— C’est qui ? demanda tranquillement Sally Sabat.

— Si vous l’savez pas, dit DOC en se retirant, laissant une trace immonde sur mes reins, c’est pas moi qui sait !

Sally Sabat avait l’air étrangement calme. On aurait pas dit quelqu’un qui comprend pas et qui veut savoir. Elle plongea une main dans ma blessure. Je poussais un cri comme si elle était en train de m’achever.

— Pour qui qui s’prend, DOC ? C’est jamais arrivé.

Elle parlait calmement, sans chercher à comprendre à tout prix, laissant toute la place à l’attente. Je touchais quelque chose d’acide. C’était ses larmes.

— Tu vas pas m’quitter , bichon !

Elle se retourna vers DOC.

— Ils nous ont tiré dans le dos, raconta-t-elle à DOC. J’ai pas eu l’temps d’sortir mon flingue. Ils ont filé à bord de la Crevaulet.

— Ils étaient combien ?

— Trois ou quatre.

— Trois ? Ou quatre ?

— Quatre si le chauffeur était resté au volant. Sinon, trois.

— Trois qui ?

Sally Sabat montra les égratignures sur sa cuisse. Trois balles l’avaient effleurée et la quatrième m’avait crevé comme un fruit mûr. DOC répéta que c’était pas moi, ce type pour qui je me prenais sans que ça pose question à Sally Sabat.

— Ce type, comme vous dites, ça peut pas être vous, continua DOC qui n’arrêtait pas d’arracher. Ou alors j’m’y connais pas. Qui êtes-vous ?

Aux dernières nouvelles, j’étais John Cicada, le héros de l’espace, et je jouissais intelligemment d’une retraite bien méritée en compagnie de ma Sally Sabat qui aimait l’aventure et ne perdait jamais une occasion de me faire profiter de ses talents de devineresse. Seulement voilà, une analyse approfondie du sujet [moi] donnait d’autres résultats [l’autre]. DOC appréciait ma lucidité, mais il craignait que ça suffise pas à me sauver de la mécanique hallucinatoire qui me tirait les pieds tandis qu’il tentait désespérément de me retenir par la langue à pleines dents. Sally Sabat cisaillait le métal avec les ongles. Pendant ce temps, les parasites s’accumulaient et menaçaient de provoquer une réaction défensive de la part des autorités, surtout que DOC n’avait pas refermé la porte derrière lui et que les témoins s’agglutinaient sur le paillasson. J’entendais leurs commentaires hâtifs, comme si mon procès avait déjà commencé. Régal Truelle eut un spasme d’origine gazeuse. DOC le creva à la seringue de plusieurs coups qui réduisirent l’épigone au silence d’une peau qui n’avait jamais valu cher et qui lui coûtait beaucoup.

— Tu les enlèves ou pas ? grogna Sally Sabat.

Yavait pas d’raisons. Je m’accrochais à mon fragment de verre bleu. Même DOC n’y pouvait rien. Sally Sabat souleva Régal Truelle qu’elle pinçait entre le pouce et l’index comme si cette matière était devenue insane et contagieuse. La peau traversa la fenêtre et voleta un instant dans la nuit comme un oiseau de mauvais augure. Des gens rouspétèrent et Sally les couvrit d’injures, la tête dans la nuit, secouant son popotin devant le nez de DOC qui me transmettait une jouissance maximale. Tout ça, devant mille témoins qui formaient une broussaille de reproches sur le paillasson qui les invitaient à entrer en inconnus bienvenus malgré les mauvaises intentions.

— T’es qui alors si t’es pas moi ?

Je me recroquevillais dans la pogne de Sally Sabat qui étira le drap jusqu’à la tension extrême. DOC apprécia et me piqua frénétiquement.

— À mort la psychologie ! hurla-t-il à l’attention des témoins qui demandaient toujours qui j’étais et pourquoi j’étais plus ce que j’avais été.

DOC tira la langue et la fit vibrer entre ses lèvres grasses de sécrétions vaginales. Les témoins reculèrent d’un pas en exprimant l’écœurement que leur inspiraient ces pratiques d’un autre âge. Mais j’étais d’un autre âge. J’avais vécu toute ma vie dans la bricole pharmaceutique approximative et j’en voulais à personne, moi !

— Calmez-vous, John ! roucoula DOC en me caressant l’anus.

— Je suis John ! Faudrait savoir !

— Justement, on sait pas.

— MAIS QU’EST-CE QUE VOUS SAVEZ ?

Sally Sabat m’envoya une beigne qui me fit faire un triple saut périlleux au-dessus du lit qu’elle occupait pour moi en attendant que je revienne.

— On sait rien et tu la fermes !

Elle se repositionna face à la fenêtre, quittant les draps où je me mis à saigner de plus belle. DOC relativisait à l’attention des témoins. Il avait maintenant besoin de se sentir en phase avec eux, comme s’il savait ce qui allait se passer à mon insu. Sally Sabat crut voir encore Régal Truelle qui voletait pourtant dans la nuit, claquant comme deux ailes en appui sur l’air solidifié à force de thérapie par le plagiat. DOC commençait à s’inquiéter sérieusement.

— Qu’est-ce qu’elle a pris ? me demanda-t-il en vomissant sa langue bleue.

— Vous voulez dire : si je suis pas John Cicada ?

Il renonça. Maintenant, il s’appliquait à coudre les bords de la plaie.

— Ils appellent ça une balle coupante, expliqua-t-il. Vous avez eu de la chance, John.

— Je suis John ?

— Vous êtes ce qu’on vous dit que vous êtes au moment où vous ne l’êtes pas. Compris ?

 

Je comprenais pas, mais il fallait accepter l’évidence. Si j’étais John Cicada, je jouais à la pétanque avec des types de mon âge et de ma consistance. Or, non seulement je jouais pas, mais j’étais d’un autre âge et DOC appréciait la différence avec les instruments de la douleur.

 

Sally Sabat apparut un instant sur le trottoir à travers la buée épaisse du carreau bleu. Nuit américaine. L’oiseau continuait ses approches sans atteindre le halo de la rue. Mais la nuit ne lui appartenait pas.

— Crachez l’aiguille, John ! C’est pas du métal. Crachez-la !

Une aiguille de verre comme celles qu’on plante dans le cul des parasites pour les encourager à se reproduire au détriment de la race humaine. Ce qui ne répond pas à la question de savoir pourquoi il n’y a qu’une race humaine et tant de nations pour représenter l’Humanité.

— John ! Frank ! Bernie ! Qui que vous soyez, revenez!

C’était l’oiseau qui m’parlait sans cesser de voler. Pourquoi je reviendrais ? Et je reviendrais où ? Après avoir quitté quoi et qui ? DOC me montra un échantillon de ma cervelle écrasée, histoire que je m’fasse à l’idée que rien ne s’était passé d’assez important pour changer ma vie à ce point.

— Vous en avez peut-être trop pris, suggéra un témoin.

Il désignait l’ombre du miroir appliqué au mur. On était dans un édifice-musée et je m’croyais à l’hôtel en train de panser mes blessures de guerre. Yavait pas d’guerre qui vaille ce prix à payer rubis sur l’ongle. Quelqu’un proposa un lavement par le fond pour m’aider à vomir les impuretés qui avaient gâché la fombre garantie par le gouvernement. DOC s’y opposa, offrant sa poitrine nue comme un légionnaire espagnol.

— Il a exagéré, j’en conviens, dit-il en se laissant caresser les seins. Mais il va avoir un enfant de la femme qu’il aime, alors il est instable comme de la nitroglycérine entre les mains d’un autre marmot qui croit amuser son papa en secouant le flacon de semence obtenue par masturbation collatérale. Je propose qu’on le laisse dormir. Il fait presque jour. Regardez !

Je regardais moi aussi. L’oiseau s’était posé au sommet d’un pylône. Dans la rue, la neige s’amoncelait sur les traces de pas et Sally Sabat s’efforçait de comprendre ce qu’on lui demandait dans une langue étrangère que je comprenais uniquement quand elle me concernait, sinon je trépignais d’impatience et elle finissait par me donner tort.

— Zêtes un drôle de coco ! dit quelqu’un.

— Dodo, l’enfant do…

Je pigeais pas vraiment. J’étais un retraité actif, un senior du retour sur investissement, mais la chance avait tourné, ou je me rendais compte que j’en avais jamais eu et que j’avais joué avec elle et non pas avec le tas de minables qui expliquaient ma rage et mon indignation. Je pouvais les voir attendre l’événement prévisible mais secret qui mettrait fin à ma propre attente. L’oiseau avouait maintenant que le froid avait une incidence sur sa pensée et par conséquent sur son comportement. Devant la porte de son hôtel crasseux, sous le regard impitoyable de Sally Sabat, Régal Truelle se nourrissait de ses fientes, la gueule grande ouverte comme s’il allait gober des mouches alors que la saison insectivale se passait ailleurs que dans ce froid pays.

 

— Fais tellement froid qu’on peut même plus sortir. Tu peux comprendre ça, John !

Je pipais. Je m’agitais, mais je pipais. Ma langue suçait le métal. DOC descendit le long de la douleur. Si je souffrais encore, c’était à cause de la dilution N100, comme s’ils veillaient scrupuleusement à ce que je sois puni pour avoir bu l’urine de mes contemporains.

— Rhétorique des catatoniques, précisa le carabin.

Il suçait lui aussi et se faisait sucer.

— À force de pas pouvoir acheter, dit-il sans cesser de sucer, il s’est mis à imaginer…

— Imaginer quoi… ?

— Des choses.

— Quelqu’un a-t-il vécu ce genre de chose ?

— On est en vacances, merde !

Ils passaient avec des skis, sortaient et rentraient aussitôt. Des femmes riaient en se déshabillant, puis elles ne s’habillèrent plus et regardèrent aux fenêtres, secouant leurs popotins que je caressais du regard. On voyait les hommes derrière le givre, immobiles dans la tempête, puis ils rentraient pour pisser. Le barman fit couler l’alcool pendant que Sally Sabat me nourrissait avec une petite cuillère qui choquait mes dents. Je fis remarquer que malgré la chaleur de l’aliment, le métal demeurait froid et distant. Quelqu’un demanda si je souffrais à cause du froid.

— Fallait pas venir, dit quelqu’un d’autre. Il fait froid ici toute l’année, d’où la pratique du nudisme intérieur.

Quelqu’un semblait ne pas comprendre.

— Comment vous appelez-vous ?

Moi aussi j’avais envie de dire mon nom, mais ma langue était clouée avec les autres. Sally Sabat me demanda si j’en avais pas marre de régresser. Mon rouleau de serviette monta dans les airs parce que je l’avais posé sur ma queue. DOC enregistrait les noms. On avait pas attendu Kol Panglas pour commencer, mais personne ne réclama le mandat.

— Jamais vu un temps pareil ! s’exclama quelqu’un.

Il exhiba un certificat de fréquentation assidue. Il n’avait jamais été ailleurs. Quelqu’un s’étonna qu’on ne connût pas les Colonies. Du coup, son seul séjour dans les îles formait une tache dans la longue liste qui représentait plus de cinquante ans d’existence.

— 50, c’est rien, s’excusa-t-il.

— Avec un 1 au milieu, commenta une femme qui ne buvait pas, se contentant de grignoter des en-cas.

— Il fut un temps où ça f’sait bien d’avoir été aux Colonies au moins une fois dans sa vie. Mais maintenant, je sais pas.

La question réduisit tout le monde au silence pendant que je finissais ma sauce au paprika. Je savais vraiment pas ce que je voulais. Et Kol qui n’arrivait pas. On agissait dans l’illégalité. Mais personne ne s’en plaignait.

— Vous enquêtez sur quoi au juste ? finit par demander quelqu’un.

Il exhibait une tronche à fendre à la cisaille. Sally Sabat se contenta de lui clouer le bec.

— Vous êtes qui, vous ?

Il se tut. Il réussit même à se confondre avec les autres. Ou alors c’était moi qui voyait plus. Des fois, j’suis tellement nase que je confonds le jour et la nuit. Faut pas m’en vouloir : j’suis un retraité sans responsabilité professionnelle.

— Tais-toi, John ! grogna Sally Sabat en me fourrant la cuillère de paprika dans le cul.

À l’entrée, un factotum secouait les visons qui giclaient contre les vitres du sas.

— Revenons à nos moutons, proposa DOC.

Il examinait mon œil, des fois qu’on m’aurait à son insu équipé d’un matériel annexe à la chair. Une opération à double insu. La rétine renvoyait la banalité d’un cerveau exercé aux habitudes. Il trouverait rien s’il continuait de filtrer les informations avec les moyens autorisés par le Système. Il me rapprochait de la fenêtre et donc des femmes.

— Vous l’avez trouvé où, ce rouleau d’serviette ?

— À la Boutique ! Où voulez-vous qu’il le trouve ?

— C’est peint à la main !

— Comment voulez-vous que ce soit peint !

 

Dehors, les vitrines avaient disparu dans la grisaille, mais je pouvais voir les hommes qui tentaient de traverser la rue pour atteindre un point de vue favorable à leur désir de skier. L’un d’eux éclairait les autres avec une torche qui formait un halo presque rouge. Les skis étaient plantés dans la neige. J’avais jamais skié, sauf sur le cul dans la cour de l’école, pour épater les filles qui en redemandaient tellement j’avais un joli cucul.

— On l’a perdu, se plaignit Sally Sabat qui pouvait manger maintenant que j’avais plus besoin d’elle pour survivre aux crampes.

— Il viendra pas, dit DOC.

Elle parlait de Régal Truelle ou de son remplaçant. Il parlait de Kol Panglas que la tempête retenait mille mètres plus bas. J’avais l’air de m’en foutre, mais j’étais avec des femmes qui agissaient sur mon cerveau dans le sens de l’oubli. C’est comme ça que ça commence, avec l’oubli qui creuse la place du désir. L’une d’elle déploya la serviette qu’elle avait achetée à la Boutique. L’illustration représentait la station en été. Elle était jamais venue l’été.

— Pourquoi ?

L’été, elle allait à la mer parce qu’elle se sentait seule.

— Faut vivre ! pleurnicha-t-elle. C’est l’plus dur, vivre ! Surtout quand on a pas envie de mourir !

Elle chiffonna la serviette et rangea la boule dans un des tiroirs de la table où je jouais avec elle et quelques autres.

— On peut monter encore plus haut, dis-je.

Elle ne parut pas étonnée. Elle soupira et jeta une carte sur le tas qui montait en valeur.

— Vous voulez dire que je ne gagnerai pas ? demanda-t-elle sans me voir.

— Je dis qu’il y a des gens, là-haut ! Et plus haut encore !

— Personne n’est jamais monté aussi haut ! gloussa-t-elle en allumant une cigarette. C’est la première fois que vous montez ?

— Chérie ! C’est John Cicada ! Le héros de l’espace ! Il est monté si haut que…

Suites de bavardages. Elles parlaient à voix basse en regardant les hommes qui se concertaient derrière la fenêtre. Kol Panglas arriva sur ces entrefaites. Il avait l’air heureux d’arriver. Il se réchauffa près de la cheminée pendant qu’on le déshabillait. Il avait le mandat. DOC en lut longuement le contenu avant de se décider à agir sous la protection de la Loi. Il distribua les questionnaires maintenant que c’était possible.

— Cochez et fermez-la ! maugréa-t-il.

Il gueula à travers le givre des carreaux. Le groupe d’hommes entra dans le sas, confiant leurs visons aux mains expertes du factotum. Ils s’amenèrent en formation serrée. DOC, d’un geste, les empêcha de rejoindre les femmes. Sally Sabat veillait, magistrale et menaçante. J’avais plus qu’à la fermer. Kol Panglas prit la parole :

— Mes chers amis, commença-t-il, l’un de vous est Régal Truelle, je ne vous apprends rien…

Les regards s’entrecroisèrent pour s’interroger. Kol Panglas, qui maîtrisait les interrogatoires par habitude, déplaça adroitement le sujet.

— Ne me dites pas que je devrais limiter mes recherches aux hommes que voici. Car Régal Truelle se cache peut-être parmi les femmes.

— On sait même pas qui sait ! dit quelqu’un qui fit rire les autres l’espace d’une corrugation que DOC interpréta comme un signe de carte blanche.

Il en seringua treize à la douzaine avant que Kol parvînt à le tranquilliser. Je léchais les gouttes par terre. Sally Sabat abattait en cadence sa main puissante sur mon cul et je vomissais la sciure d’acide qui me bouffait la gueule. Je réfléchissais, en proie à l’accélération du film. Sally Sabat m’encula.

— J’aimerais comprendre, me dit-elle en se penchant encore. Tu comprends, toi, John ?

Elle s’inquiétait pour notre avenir dans la Compagnie. Mais si on en était là, c’était la faute à qui ? On était pas bien à la maison ? et il était pas agréable notre jardin potager ? Pourquoi qu’elle m’avait emmené au bout du Monde ? Qu’est-ce que j’en avais à foutre, moi qui avais parcouru le Monde en long et en large ? J’aspirais à une vie tranquille au bord du ruisseau artificiel qui m’avait coûté une fortune. J’étais en train de construire un pont japonais avec la complicité de deux cygnes blanc et noir. J’en demandais pas plus à l’existence maintenant que je pouvais plus en demander trop à la vie. Si on redescendait, poulette ?

— Tais-toi ! couina-t-elle dans mon oreille droite pendant que la gauche guettait les signaux émis par la réalité.

— J’tairais si j’veux !

— C’est pas l’moment, John !

On pouvait vivre peinard avec ma pension et le produit de ses passes. Mais ya rien qui lui procure plus de plaisir que de travailler pour les autres. Je l’savais avant d’l’’épouser !

— Zêtes mariés ? demanda DOC qui giclait à la place de la seringue.

— C’est fou c’que c’est efficace, ce p’tit instrument ! dit une femme en offrant la pliure de son bras.

— C’est fou c’que j’vous aime, moi !

Kol Panglas tira un coup de feu en l’air pour limiter les accouplements. Les types qui étaient restés dehors se rappliquèrent sans prendre le temps de se déshabiller, ce qui souleva les sourcils agacés du barman. Je vis leurs skis s’incliner dans la tempête. Ils secouèrent la neige de leurs épaules.

— On a entendu tirer, expliqua l’un d’eux.

— Des fois queue…

DOC les rassura et distribua les garrots.

— Zêtes tous concernés, expliqua-t-il. On s’rait bien monté plus haut. C’est pas une question de hauteur. On peut plus attendre.

— On peut présenter la situation comme ça, approuva Kol Panglas qui agissait au nom de la Loi et par conséquent dans l’intérêt de la Compagnie, autrement dit dans notre intérêt à nous, Sally Sabat et moi.

Si on devait monter ce soir, c’était pas plus haut que nos chambres respectives.

— La respectivité à deux, plaisanta Sally Sabat qui avait encore envie d’s’amuser.

Elle sauta dans le lit, jambes en l’air parcourues par le rayon de la torche.

— Quelle torche ? fit-elle en même temps que le rayon lumineux parcourait son corps immobilisé par l’attente d’une explication cohérente.

Elle savait qu’elle pouvait plus compter sur moi à cette heure du plaisir assouvi. Ses jambes se plièrent dans le faisceau de lumière qui les accompagnait. Je pouvais voir la lentille de la torche dans le carreau et la main qui s’appliquait à chercher entre les cuisses. Elle bascula d’un coup et ouvrit la fenêtre. Ce qu’elle arrachait à la nuit, c’était le corps frigorifié de Régal Truelle. Pas un autre !

 

Dixième épisode

PAPAPA !

À minuit pétant, Mescal me tire par les pieds et je me crois mort comme l’oiseau-exemple fourni avec la fiche d’inventaire (en deux exemplaires : un cloué sur la porte et l’autre sous la lampe de chevet). J’ai pas le temps de dire ouf ! il me croque le gros orteil du pied gauche d’un coup de dent qui en dit long sur ses intentions. Son œil d’agate se pose sur moi :

— T’en as pas marre d’en avoir marre ?

Il insiste. Je vois tout ce qui se passe à l’intérieur de son œil. J’en avais marre, mais pas au point de perdre un orteil qu’il avala après quelques coups de dent précis.

— Je vois… dit-il et il recula dans la pénombre.

Je me souviens plus quel jour on était. Ils étaient tous descendus, ma Sally avec eux. Je demeurais seul dans la chambrette, l’hiver à la fenêtre. Le vent sifflait comme un roseau. J’étais cloué au lit. Je me supporte pas quand on me supporte plus. Je devais avoir fait une crise à propos d’une restriction. Sally Sabat mesurait tout dans des éprouvettes. On les voyait dans le miroir. J’étais pas fier. Mescal me proposait une balade dans le noir. En voiture.

— On y va ! déclara-t-il.

Il arracha d’abord les clous, un mélange de cyanure et de poivre de Jamaïque. Un peu d’eau avait suffi, qu’il appliqua sur mon visage à mains nues.

— Tu vas mieux, John ? fit-il sans cesser de mouiller mon regard.

Je fis signe que oui, mais j’étais pas sûr de l’effet que je produisais sur son cerveau dont les ramifications pénétraient l’air saturé de saveurs reconnaissables. Il devenait doux comme un sein et s’appliquait directement sur ma flaque. Je voulais y aller, mais pas comme ça, pas à la sauvette. Sally Sabat avait le droit de savoir.

— Attends, pépère ! précisa Mescal. Ya une différence entre y aller et s’en aller. Avec moi, tu y vas. Tu t’en vas pas !

— J’ai pas l’intention de revenir !

— Alors tu t’en vas sans moi !

Furieux, Mescal menaça ma langue de sa langue. Il avait ce pouvoir sur moi, me rendre parfaitement muet au bout d’une accélération des mots qui constituaient ma seule explication.

— Ils comprendront rien, Johnny. Tu peux pas écrire ça : « Je me sens seul ». Écris plutôt : « J’m’en vais chercher quelque chose à manger. Vous inquiétez pas. »

J’écrivais. J’ai toujours redouté d’écrire sous la dictée, mais j’avais pas le choix. Je trempais mon sergent-Major dans la mescla de substances qui remontait des profondeurs. Je voulais les inquiéter. Mescal me déconseilla cette stratégie du désespoir.

— T’écris ce que j’te dis ! grogna-t-il. Ils attendront pendant un temps précieux qu’ils ne rattraperont jamais.

Il connaissait la technique de l’avance sur intention, un truc qu’on enseigne plus à la maternelle, ce qui explique que les gosses soient si cons de nos jours. J’dis ça pour ceux qui croient dur comme fer que tout est la faute à la consommation. C’est pas assez profond comme pensée, ils se gourent. Consommer, c’est donner un sens à la vie. Je consomme de l’autre parce que je suis arrivé au bout du rouleau.

— Met tes chaussettes, dit Mescal. Mets aussi un slip. Les nuits sont glaciales. On se souvient même plus des nuits chaudes.

J’en avais vécu autant que j’avais voulu, des nuits chaudes, toujours en compagnie d’une fille de mon âge et à l’heure où il est plus question de dire non.

— T’es qu’un looser, dit Mescal. La nuit, tu dors au lieu de réfléchir.

— J’y réfléchirais à quoi ?

— À c’que tu n’es pas !

Qu’est-ce que j’étais ? voulait-il dire et je comprenais pas jusqu’où ça pouvait aller. Il regarda le ciel noir. Le halo de la rue montait comme un escalier. Il s’accrocha à la soie d’une putain.

— Regarde ! Regarde encore ! dit-il dans cette oreille velue.

 

J’enfilais mes crampons pendant ce temps. De rares passants me saluaient comme si j’étais de la fête. L’un d’eux me passa la béquille qui avait glissé le long du mur. Il jeta un œil distrait dans le soupirail rencontré par son regard pendant qu’il se baissait pour ramasser la guibolle. Comme j’avais actionné l’interrupteur, elle tentait de marcher sans moi, mais elle s’était prise dans le grillage poussiéreux où se cristallisaient des toiles d’araignées.

— C’est à vous, me dit-il.

Il m’aida à me mettre sur pied.

— Qu’est-ce que vous faites dans la vie ? me demanda-t-il doucement, presque comme une confidence.

— La question maintenant est de savoir ce que j’y fais pas.

— Alors je vous souhaite bonne chance. On dit que c’est un long voyage.

Il s’éloigna pendant que je criais sans doute inutilement :

— Mais j’ai voyagé toute ma vie ! Des milliards…

…de cités pour rien. J’finis jamais c’que j’ai à dire aux inconnus qui débarquent dans mon existence comme un Kokovokais dans un roman de gare. Pendant ce temps, Mescal jouissait au-dessous de ma ceinture.

— On y va ! disait-il encore.

J’y voyais pas d’inconvénient tant que ça me concernait, mais on venait de causer un attroupement et on était observé à la loupe. Mescal se redressa en plein orgasme.

— Vous v’nez d’où ? me demanda un flic.

On voyait bien que j’étais un étranger et que j’avais pas l’intention de revenir. J’exhibais les timbres fiscaux de mon passeport. J’avais payé le prix, on pouvait me croire.

— Vous feriez bien de rentrer, me dit le flic. Vous allez attraper froid.

 

Il me reconduisit à l’hôtel. Mescal sautillait derrière nous, suivi de la pute qui réclamait son dû en agitant une calculatrice de poche. Tout de suite, l’hôtel me parut plus grand, mieux adapté à mes exigences. Je me retournais vers le flic pour m’expliquer.

— Plus tard, dit-il en actionnant les commandes du sas. Entrez vous mettre au chaud.

Ils avaient érigé un sapin qui prenait racine dans un rocher. Des femmes y mettaient une dernière touche, secouant leurs miches roses. J’acceptais un verre contenant ce que mon corps exigeait de moi. Sally Sabat m’arracha un cri.

— C’que tu peux être plouc des fois! gazouilla-t-elle dans le printemps artificiel qui se nourrissait de ma carte de crédit.

— C’est pas une partouze, dit quelqu’un, mais si vous voulez vous envoyer en l’air avec le corps de votre choix, suivez-moi.

Je pouvais voir ses cuisses cisailler la foule des invités. On se serait cru sur un rail parfaitement rectiligne, comme si on avait besoin de s’expliquer. On arriva devant le buffet.

— Ça vous dit ? me dit-elle.

Sally Sabat m’encourageait à me servir. Elle me tendait une assiette.

— Qu’est-ce qu’il est con ! dit-elle à ceux qui nous regardaient.

 

Mescal était à la fenêtre, dehors. Il me faisait des signes incompréhensibles qui ne le fatiguaient pas comme si j’étais censé finir par comprendre qu’il était temps d’y aller. Il n’avait pas dit une seule seconde où on allait lui et moi. Sally Sabat me retenait par la fibre, communiquant des combats contre le Mal dans un concert de métal et de chair. J’avalais la salive d’une bouche offerte par la maison.

— Si vous m’suivez, dit le même quelqu’un qui fuyait mon regard, vous ne le regretterez pas.

De quoi parlait-il ou elle ? Sally Sabat me conseillait pas la prudence, ce qui m’paranoïait. J’arrivais en bout de course avec le sentiment que j’étais en train de donner sans contrepartie. Ça se lisait sur le visage de mon compagnon de voyage — de ma compagne peut-être. J’introduisis ma queue dans ce trou.

— Voilà votre nouvelle chambre, monsieur Cicada. Vous plaît-elle au moins ?

C’était une nouvelle voix et le même cul. La chambre me parut moins hostile, peut-être à cause de l’absence de miroir.

— Nous les avons enlevés à votre demande, monsieur Cicada !

— Sans les briser ?

Le cucul me précéda dans le lit où je continuais de limer sans me soucier de l’ambiance cool metal qu’on tentait de m’imposer dans la zone de non-désir.

— Du calme ! me dit Sally Sabat qui tentait de se substituer.

Mescal se gelait derrière la vitre, soufflant sur ses doigts nus qui s’agitaient comme des pattes. Une lumière crue tombait sur sa chevelure d’or. Le vent aussi avait des doigts, mais comme des fils de marionnette et Mescal luttait contre cette apparence peu flatteuse. Il souriait derrière ses dents.

— Tu me regardes même pas ! se plaignit Sally Sabat.

— Qu’est-ce qui a changé ? lui demandai-je quand je fus assez près d’elle pour espérer la toucher.

— Les miroirs ne sont plus à leur place parce que Môssieur a fait un caprice. Résultat : on se voit à l’envers !

Ils me promettaient tous l’aventure et on en était à filer le mauvais coton de l’angoisse. J’imaginais tout de suite un Monde concave.

— Un Monde concave ! s’écria Mescal et aussitôt il traça le graphe correspondant.

— Ouais ! Un Monde concave avec des tangentes extérieures, côté convexe, pénil des menhirs ! Si c’est ça l’aventure, je mets ma main au feu !

— Délire préscientifique, nota quelqu'un qui pouvait être DOC.

Je sentis la même haleine acide.

— Je suis DIC, dit la voix. Don Ignacio Cintas.

— Zêtes jumeaux?

— Pas que je sache.

Il plongea ses mains dans l’interstice qui séparait ma condition physique de mon pouvoir sur les choses. Il avait jamais vu un tel désordre de fils. Il tenta de reconnecter le plus urgent à la nécessité de paraître plus clean que j’en avais l’air. Je l’interrogeais du regard, ouvrant la bouche pour recevoir ses offrandes. J’en avais mal aux dents.

— On y va ? dit Mescal.

La croix que les meneaux formaient sur son visage me parut lugubre. Je ne l’ai jamais conçu que dans cet ordre. Sally Sabat effaçait cette apparition de temps en temps, quand le gel se reformait entre elle et lui. Il profitait de courtes accalmies pour reposer sa question. Je voulais en finir, mais sans les moyens du néant. C’était improbable et par conséquent lancinant comme la douleur. Je grattais moi aussi la vitre pour y laisser la trace de mon ongle.

— Faut qu’tu promettes de pas recommencer, dit Sally Sabat qui avait envie de me tordre les poignets.

Les autres la retenaient.

— On y va ? dit l’un d’entre eux. On a perdu beaucoup de temps. La nuit n’est pas éternelle. Et j’ai une sacrée envie d’en finir avec le désir.

Il y eut des cris de joie, des glissements acides, des cognements secs comme des noyaux. Mais la chambre était encore occupée par les curieux tenaces et les attentes prometteuses. Mescal secouait sa chevelure pour évacuer la neige qui tombait à gros flocons. Derrière lui, la rue continuait de rétrécir au rythme de l’extinction des feux. On entendait les ailes et les moteurs.

— Il n’arrivera rien si on a de la chance, dit Sally Sabat.

DIC calculait des trajectoires entre deux jambes.

— Si tout va bien, disait-il, c’est pas sur nous qu’ça va tomber cette nuit. Mais j’peux m’tromper.

— Vous vous êtes jamais trompé, dit Sally Sabat dans un soupir qui m’arracha le cœur. On devrait pas rester ici.

— C’est les ordres, murmura tristement DIC toujours à l’œuvre.

 

Si quelque chose avait changé, c’était la distance qui me séparait de Mescal. Peu importait qu’on s’interposât entre lui et moi, comme la fenêtre que Sally Sabat cisaillait de son ongle expert. Mescal ne s’éloignait pas, je n’allais nulle part et la fête battait son plein, comme ça s’était toujours passé. Mais j’étais plus aux commandes. À la retraite, ils agissent par le bas, verticalement. On met du temps à comprendre et encore plus à agir. En fait, on agit jamais. On a pas l’temps.

— T’en fais quoi de ce Monde d’Immortels ?

— Rien. Je sais pas ce que diable on peut en faire. Tufékoatoa ?

— J’m’emmerde !

— J’m’étais pourtant promis de pas m’laisser avoir !

Ils discutaient en marge de ma souffrance et ne souffraient pas. Ils se posaient des questions, mais sans souffrir, alors que moi, je demandais rien à cette merde de Monde et j’en concevais une douleur de femme au travail. Sally Sabat caressait rêveusement ce front obstiné, regrettant de ne pouvoir rien faire d’autre pour me raisonner. Elle s’en prit à mes chaussettes comme à la peau d’un lapin fraîchement énuclée. La vision du pied mutilé l’horrifia. Elle me regarda comme si j’avais l’habitude de m’en prendre à mes extrémités. DIC s’empressa de nouer la peau au-dessus de l’os. Ses aiguilles virevoltaient. Elle était fascinée par cette adresse de jongleur. Ça ne durait jamais longtemps, ces fascinations tangentes, mais j’en étais souvent le spectateur immobile et je connaissais jamais la suite.

— Ce type me tape sur les nerfs, DIC, dit-elle en tirant sur la manette des rideaux.

Mais Mescal était à l’intérieur, ce qu’elle pouvait pas savoir. Il s’installa dans le couloir, maintenant la porte ouverte et expliquant la situation à ceux qui rejoignaient la fête avec un retard inexcusable. En même temps, il amplifiait la rumeur et les émanations. Les gens passaient le plus vite possible, prétextant que ça ne les regardait pas, ce qu’il contestait sans la moindre retenue.

— Ne remets pas à demain ce qui arrivera dans la nuit, prophétisait-il pendant qu’on s’occupait du degré d’infection que mon sang répandait dans mes organes.

Il avait sans doute raison, mais ils lui donnaient tort, tout ce qu’ils faisaient pour me maintenir à la surface de l’existence donnait tort à ce que Mescal réussissait à projeter dans l’instant suivant. Je criais par intermittence, ravalant le contenu du cri avant qu’il ne franchisse mes trous. De quoi j’avais l’air si je n’avais aucun sens ? Ils étaient capables de ce mensonge.

— Combien de trous ornent votre corps, John ? Je vous pose la question parce que vous semblez ne pas avoir conscience de ce qui se passerait si j’en bouchais un, comme ça !

Un doigt acide me pénétra. Il l’agita pour me faire mesurer la profondeur atteinte par cette méthode primitive. Il agissait doigt nu en plein brouillard métaphysique. Ses lèvres laissaient échapper des bribes de son discours aux matières déliquescentes. Mescal se laissa impressionner sans toutefois franchir une part significative de la distance qui me séparait de lui.

— Un personnage est un personnage, dit DIC. Vous ne pouvez pas agir sur lui avec des moyens inappropriés. Je vous conseille le repos, voire l’inactivité.

— Pourquoi pas la mort, DOC… !

— Je ne suis pas DOC. Je suis DIC. DOC n’est pas qualifié pour…

Mescal fit grincer ses dents pour mettre fin à une conversation qui n’ajouterait rien à la nôtre.

— Tu comprends ce que te dit Mescal ? demanda Sally Sabat.

Elle était en progrès. Maintenant, pour diverses raisons que je n’étais pas en mesure d’identifier, elle prononçait ce nom sans me vomir dessus et j’exprimais ma joie en agitant mes sourcils. J’avais plus rien d’autre à agiter. Ils avaient conservé la disponibilité du muscle corrugateur. J’en profitai pour me connecter au Monde.

— T’es toujours là, John ?

Oui, pas loin en tout cas. Je comprends pas que le sommeil profite de la situation pour provoquer mon imagination. Peut-être que quelqu’un va m’expliquer. En fait, c’est tout ce que j’attends : cette explication-là, comme s’il y en avait pas d’autres.

 

Les Bradley s’amenèrent peu après minuit. J’avais rien sous la main pour calculer l’heure qu’il faisait, mais je me fiais comme toujours à leur ponctualité. Mike, qui rayonnait dans son masque de Vénitien, me demanda tout de suite où en on était, Sally Sabat et moi. Pas une seconde il ne fit allusion à Mescal qui pourtant nous regardait, droit dans le froid que des passants traversaient en étrangers à nos propres préoccupations en ces temps de fête.

— Ça va, je dis. J’ai eu une crise de bourdon. Ça arrive aux vieux touristes que nous sommes.

Mike secoua la tête parce qu’il s’y connaissait en tourisme. Avec Amanda, ils avaient fait plusieurs fois le tour du Monde. Ça se mélangeait dans sa tête, mais il tenait bon lui aussi. Il était venu avec une bouteille, des fois qu’on aurait le temps. Seulement voilà, j’étais de nouveau cloué au lit. J’en bavais.

— J’en ai marre de rien foutre, dit-il en débouchant ce qui pouvait être un bourbon ou quelque chose de plus fort.

Mike n’aimait pas le vin depuis qu’il avait vomi sur les cuisses d’une amie qui aurait pu devenir plus sans cet incident qu’il qualifiait tristement de regrettable.

— C’est pas une vie, continua-t-il. Mais j’ai pas envie de me faire chier non plus. Je m’suis fait chier toute ma vie. Je suis même responsable de la mort de quelques idiots qui m’ont fait confiance…

— Charrie pas… !

— J’ai jamais aimé ce métier. Mais je suis né avec un bistouri dans la main et un chéquier dans l’autre. On s’accroche, mon vieux !

J’avais pas droit de faire ce que j’faisais en ce moment, mais l’alcool agissait une fois de plus en étranger sur ce que je savais de moi à force d’y penser. Mike consulta la pharmacopée entre les bibelots qui représentaient des monstres locaux.

— J’ai jamais eu besoin d’ça, dit-il. J’ai eu besoin de bosser et de dépenser du fric. J’ai fait ça pendant trente ans et plus. On voyageait tous les étés et j’apprenais des choses sur les autres, ceux qu’on supporte pas longtemps chez eux et qu’on veut pas chez soi. Ah ! si on avait eu un enfant ! Elle jouait avec les leurs pendant que je m’emmerdais à tout expliquer à des crétins qui me ressemblaient. On a même fait du théâtre à Kokovoko. Les indigènes lui ont proposé un tatouage et elle a choisi un endroit secret que j’ai jamais découvert. Tu imagines ça, John ?

Je disais rien parce que Sally Sabat et moi on avait aussi l’un pour l’autre des secrets bien gardés. Pourquoi je fermais pas la porte. J’aurais pu descendre aussi, m’amuser avec les autres jusqu’au matin au lieu de me poser des questions dont je pouvais pas connaître les réponses faute d’y avoir répondu assez tôt.

— OK, John ! On en a pas fini, mais c’est tout comme. T’étais déjà v’nu ?

— On sait jamais où on va depuis qu’on a fait valoir mes droits à la retraite sans me demander mon avis. On suit des pistes jusqu’à ce qu’on nous dise de laisser tomber et d’aller prendre du bon temps à Tampico ou ailleurs. On est où, ici ?

 

Il neigeait. La lumière virevoltait. Mescal attendait que je prenne une décision. DIC entretenait une conversation avec lui à travers une autre fenêtre que je pouvais pas voir. J’entendais pas non plus les réponses de Mescal qui semblait s’appliquer à ne rien laisser au hasard. Mike s’embrouillait pendant que je lui exposais les tenants de l’affaire Régal Truelle. Il fronçait ses paupières qui avaient l’air de pétales en fusion. Sa queue visitait l’ombre comme si j’y étais.

— On est pas heureux, murmura-t-il. On est pas heureux parce qu’on s’emmerde. J’suis d’accord avec toi pour dire qu’il vaut mieux s’emmerder dans le confort que dans les problèmes sociaux. Mais deux malheureux, John, c’est pire que le malheur. Quelque chose entre le chaos et la tragédie. J’ai jamais rien écrit d’autre. Comme si les personnages sortaient de nulle part uniquement pour s’en prendre plein la gueule. Ya moins chanceux que nous, John, mais ya pas plus malheureux. Et j’écris bien si je me tiens à cette constatation.

 

La bouteille se vidait en même temps, choquant les verres qui valsaient dans la pénombre. J’arrêtais pas de m’demander pourquoi il fallait que la porte soit ouverte. Qui m’en voulait à ce point ? J’avais pas si mal vécu que ça après tout. Ça s’lisait presque sur mon visage.

— Le pire, dit Mike, c’est de pas avoir d’enfant alors qu’on sait très bien comment on les fait et pourquoi.

— Si c’est juste pour les voir mourir… dis-je dans un élan de mélancolie qui m’arracha aussi sûrement un morceau de chair inutile.

Je palpais Frank en disant cela et ça m’excitait. Bernie agissait de l’autre côté sur mes hémorroïdes. Mike savait cela. Il trinqua encore avec l’ombre ou avec celui ou celle qu’il cachait parce qu’il redoutait de se retrouver seul dans un sale moment d’angoisse. Je pouvais voir la nuit commencer à répandre ses poisons. Mescal me fit un signe à double sens. DIC, toujours à la fenêtre derrière la protection d’un écran d’air chaud, prenait des notes sous l’influence d’une gamine aux seins nus. Des gens couraient par instant sur le trottoir, filant leur lumière comme des étoiles.

— T’es un veinard, John, dit Mike qui claquait des dents comme si le froid qui m’assaillait le concernait aussi.

Il me regarda plus attentivement. On ne disposait que de la lumière du couloir. Elle augmentait quand quelqu’un passait et Mike tournait la tête dans cette direction comme s’il voulait s’informer de quelque chose en rapport avec cette maudite attente qui me ruinait la santé. Je pensais que Sally Sabat s’amusait avec les autres parce qu’elle avait besoin de leur mentir. J’étais la proie de ce mensonge. Mike approuvait sans cesser de boire.

— Faut traverser le vernis des cultures pour apprécier la nature humaine, dit-il comme si l’ivresse le transportait à l’époque où il enseignait l’anatomie à des étudiants formés pour la prodigalité et l’optimum de l’hypocrisie et de l’égoïsme.

— J’ai glissé toute ma vie sur des surfaces décoratives, mais je possédais le plus beau vaisseau qu’on puisse imaginer. Il est à la casse maintenant. Et j’vais pas tarder à m’recycler si j’en juge par le niveau de performance et ce que je peux en dire si on me l’demande.

— John ! J’ai peur moi aussi de m’retrouver dans le noir, mais Amanda possède la clé de la lumière artificielle.

Il feignit de tourner la clé dans la serrure et sa langue claqua pour imiter le pêne. L’autre main représentait la porte. Un coin de sa bouche se souleva pour grincer de façon sinistre. Je pouvais voir ses yeux mouillés et joyeux. Qu’est-ce qu’il voyait ? Il l’avait toujours vu sans jamais oser s’en approcher. Quelque chose de cristallin qui possédait un son propre et subissait les attentes d’une fragilité extrême. Mescal frappa à la vitre à ce moment-là. J’ouvris.

— La bagnole est prête, dit-il en secouant sa neige.

Il sursauta à peine en découvrant que l’ombre était habitée.

— C’est Mike, dis-je pour tout expliquer. L’autre, je sais pas.

— Mike Bradley, dit Mike en sortant de l’ombre. J’ai amené une bouteille.

— Ça va, dit Mescal, repoussant l’offre en opposant une main que Mike serra quand même.

 

Je retournai dans le lit, saignant comme un gosse à la sortie de l’école. Mescal pointait son doigt dans la nuit. Mike voyait la bagnole que je ne voyais pas.

— Tu peux pas la voir à cause de la distance et du manque de lumière, dit-il. J’ai déjà vécu ce genre de chose. Amanda et moi…

— Ça va ! fit Mescal.

Il m’examina encore. J’avais jamais été aussi faible. Mais Frank se portait bien. Il se dressait, recevant la lumière latérale. Mescal appliqua une goutte sur le gland. J’attendis, serrant les dents et les poings, et Mike exultait dans le silence d’une grimace. Il caressa l’ombre.

— Amanda… commença-t-il.

— Merde ! fit Mescal, interrompant encore le récit que Mike avait commencé il y avait des années de cela.

Mike recommença : l’ombre, la caresse, Amanda…

— Ça suffit ! grogna Mescal.

Il souffla sur la vitre qui gela aussitôt. Mike rouspéta.

— Zêtes venus pourquoi ? demandai-je pendant que Frank me servait le plaisir sur un plat.

— Qu’est-ce qui te rend si triste ? demanda Mike.

— La réponse du système est négative, dit Mescal. C’est la règle : la Reconstruction Post Destruction annule les droits légitimes à la Chirurgie Reconstructive Sans Échec et à la Résurrection Post-Mortem. Le type que vous avez devant vous, Mike, va mourir faute de droits.

J’opinai, des fois que Mike pense que Mescal se foutait de sa gueule. C’était arrivé plus d’une fois. Il avait de bonnes raisons de se méfier de Mescal qui maniait les nouveaux concepts avec la perversité d’un connaisseur en réseau.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Mike qui avait l’air stupide d’un collégien qui n’en revient pas de savoir ce qu’il ignorait ce matin en avalant son porridge au miel. Qu’est-ce qu’on fait ? répéta-t-il comme s’il était sur le point d’appartenir à ce Monde pourri par les Étrangers. Qu’est-ce qu’on fait ?

Il était pourri lui aussi, mais par le Système. Nuance de taille. Mescal dit encore :

— Ça va !

 

Et il fallut respecter ce silence d’or. DIC nous observait sur sa batterie d’écrans. Mescal insistait pour qu’on la ferme. Voilà ce qui se passait : il pouvait rien pour nous tant que DIC, ou DOC, agirait sur la corde sensible qu’on avait en commun, Mike et moi. Pourquoi n’avait-il pas amené Amanda ? J’aimais bien le sourire d’Amanda. Je savais absolument pas ce qu’il signifiait quand c’était à moi qu’elle souriait.

— Zavez une bagnole ? demanda enfin Mike.

Mescal haussa les épaules.

— On peut aller loin avec ? insista Mike qui revenait dans la lumière tamisée que le couloir prodiguait à notre attente.

— On peut, fit Mescal, mais zêtes pas invités.

Mike parut déçu l’espace d’une longue seconde. Une rasade le rasséréna.

— J’ai pas dit que j’venais, dit-il. Vous avez une bagnole et vous pouvez aller loin sans que ça m’intéresse. Vous pouvez comprendre ça, les mecs ?

— Non ! fit Mescal.

C’était oublier que Mescal avait le pouvoir de voyager sans permission. J’avais cet avantage sur Mike, parce que sans Amanda, qui décidait de tout, il n’allait pas plus loin que la première page. La différence entre lui et moi, — le sourire d’Amanda s’expliquait peut-être de cette façon — c’est qu’il veut seulement ce que je peux sans avoir besoin de lui.

— On a assez de carburant pour aller loin, dit Mescal qui adorait l’eau à bouche chez les autres.

— John s’y connaît en carburant, reconnut Mike sans cesser de boire.

Il me flatta la nuque d’une main experte. En même temps, mon corps se redressait et je voyais mieux le visage de Mescal. Il était nettement marqué par l’impatience qui retroussait son nez de gnome.

— T’as pas l’choix, John, dit-il sans élever la voix.

Mike frémit. Il n’avait pas cessé de caresser l’ombre comme si Amanda s’y trouvait. De quoi parlait-il quand je l’écoutais plus ?

— J’connais la route, dit-il.

Ce serait sa seule contribution au voyage interdit. Sally Sabat haïssait ce genre d’homme qu’elle prenait plaisir à écraser quand l’occasion se présentait. Ça ne les avait pas empêchés de coucher ensemble à une époque où Sally Sabat représentait rien pour moi. Il portait un béret crânement rabattu sur l’oreille. Ça s’expliquait : c’était la Soirée du béret et chacun était libre de le porter comme il voulait. Dans ce maudit camp de nudistes où j’étais rien qu’un trouble-fête, on s’amusait avec des bérets, des chaussettes, des gants et même des préservatifs que les mâles enfilaient fièrement pendant que les gonzesses s’en servaient pour nouer leurs cheveux. DOC lui-même avait inauguré la Soirée du cache-nez. C’était des gosses, de maudits gosses qui s’amusaient comme des fous au lieu de s’intéresser aux choses que je voyais clairement à l’endroit même où ils piétinaient joyeusement mes principes. Mais qu’est-ce que j’étais pour eux si j’arrivais pas à comprendre leurs motivations ?

— Ça va ! dit Mike qui jouait à Mescal et à merveille.

Il fallait chercher le sourire sur la face verte de Mescal qui prenait tout au sérieux pour pas rigoler avec les autres. Il lançait des regards haineux vers la porte chaque fois que quelqu’un passait.

— Tu peux pas comprendre, me dit Mike. Même moi je comprends pas.

Il fila, abandonnant ce qu’il avait peut-être caché dans l’ombre. Mescal ferma la porte définitivement. Il alluma alors la lampe qu’Amanda tenait à deux mains. Elle avait salement vieilli.

— Toi qui connais tous les voyageurs, me dit-elle d’une voix chevrotante, pourquoi ces clous ?

Elle désignait mon métal. Son béret couvrait une chevelure embroussaillée par la colère ou le désespoir, je savais pas ce que j’attendais d’elle. Elle avait grossi depuis notre dernière rencontre, il y avait des années, quelque part dans l’Itération.

— Je veux pas tout savoir, lui dis-je. Je m’en vais.

— Seul ? La nuit ? La tempête ? La mort peut-être…

— J’ai pas peur.

— Tu as peur des insectes…

— J’ai pas peur. Tu peux me croire.

Elle me croyait, du moins elle me le disait. Mike avait abandonné une bouteille vide. Elle la ramassa avant de se diriger vers la porte qu’il fallait maintenant ouvrir.

— Tu viens ? proposa-t-elle.

J’avais pas d’béret. Des bérets, il y en avait en veux-tu en voilà. Mais il fallait descendre et accepter leur conversation, le néant de leur attention, la relativité insupportable de leurs sentiments à mon égard. Ah ! J’étais pas fait pour eux aussi parfaitement qu’ils étaient faits pour moi.

— Reviens dans une heure, Cendrillon, me dit Mescal en riant. J’fais chauffer l’moteur. Ya pas comme un moteur bien chaud pour y aller.

Il devenait blessant, jouant avec mes véritables intentions. Je me mis à lui en vouloir, tentant de tout lui mettre sur le dos, et Amanda me poussait dans le couloir :

— La plus belle queue de l’Univers Itératif est en route ! hurlait-elle. Frankie ! Réveille-toi ! C’est l’heure de montrer de quoi tu es capable en amour.

J’arrivais au bord de l’escalier avec Frank qui giclait et Bernie qui saignait. Ils applaudissaient pour ménager la susceptibilité d’Amanda qui jeta finalement son béret en l’air. Ils se mirent à se disputer l’offrande, riant comme des gosses mal intentionnés qui savent où ils vont quand ils mettent la main à la pâte. Sally Sabat leur cognait dessus sans ménagement, mais elle riait elle aussi en brandissant ses attributs masculins, cherchant les cuculs qui pouvaient contenir tant d’ambiguïté et de souffrances polysémiques. Je les touchais presque, hurlant à l’adresse de Mescal que je méritais mieux. Il apparut alors en haut de l’escalier, majestueux et imprenable, posant délicatement ses mains sur la rampe qui dégoulina aussitôt.

— Pissez ! proposa le maître de cérémonie. Pissez, mes amis ! Pissez vous aussi !

C’était Roger Russel, nu comme un ver, coiffé d’un béret qui lui servait manifestement d’auréole. Il élevait ses mains en signe de bienveillance. Je pouvais voir les touffes de poils roux sous ses bras. Il éloigna ceux qui l’approchaient de trop près.

— Frank est parmi nous les amis, dit-il au-dessus des têtes qui s’inclinaient. Bienvenue à Frank ! Allez !

Je traversais la foule sur une civière, pissant comme les autres. On se retrouva Sally Sabat et moi dans le sas.

— Vite ! fit-elle. Mescal nous attend.

Rog Ru nous souriait à travers la vitre blindée, recevant les témoignages de reconnaissance que lui prodiguaient des femmes en rut. Le sas pivota. J’étais revenu vingt ans avant qu’il m’arrive malheur.

 

Quand on a voyagé toute sa vie au fin fond de l’Espace Itératif, on se sent à l’étroit à peu près partout, à moins qu’on ait le sens de l’orientation et quelques compagnons festifs capables d’apprécier le détour. Sinon, on a l’impression de sortir les poubelles et de jeter un œil dans la rue des fois qu’une conversation prendrait un tour agréable à la vue. La rétine me démangeait comme si j’étais piqué d’avance. Je m’coltinais mon carabin, mon amour et quelques connaissances qui m’retenaient par les pieds parce que j’avais tendance à voler le bien d’autrui, surtout leurs ailes qui rutilaient dans les bars. À Shad City, si t’es pas clair du côté de c’que tu veux vraiment, t’es aussi foutu qu’un couvercle de poubelle dans le vent. Je sortais les poubelles tous les soirs et ça m’enchantait pas, mais c’était ainsi que j’contribuais à l’élargissement de mon champ d’action. J’avais même de nouveaux personnages à mettre en jeu, du type petit vieux qu’en a marre d’exister uniquement parce qu’il plaît plus à personne, même avec une poignée de bonbons dans une main et sa queue frémissante dans l’autre. À l’occasion, je brossais les traces de pisse sans distinguer les chiens des hommes. Chaque soir, la rue était prise d’assaut par des gosses irritables qui se mordaient entre eux et je m’demandais si la neige allait cesser de tomber sur mon chapeau à larges bords. Des caterpillars poussaient des congères noires vers le bout de la rue où j’avais été une fois acheter des chocolatines pour ma Sally qui se prélassait au lit parce qu’elle avait envie de rêver sans moi. Ç’avait été une aventure de la conversation débridée et de l’orgasme interrompu. J’avais même goûté à des vins captieux et j’avais cru, complètement abusé par ses bulles d’hydrogène, que j’pouvais encore me permettre d’avancer sans les pieds. On m’avait ramené à l’hôtel, soulagé de fombre et d’enfer. Sally Sabat m’avait adressé des reproches devant un parterre de témoins exercés à la contradiction. J’m’étais défendu avec les mains, comme d’habitude.

— Pourquoi qu’vous l’écrasez pas, M’dame ? demandaient-ils parce qu’ils connaissaient le passé d’artiste de Sally Sabat.

Elle avait eu soudain pitié de moi et avait fermé la porte sur leurs nez de biopoivrots. Elle aimait installer le silence autour de nous et réussissait fort bien à le faire sans tuer personne.

— Oú qu’t’es allé c’te foé ?

J’savais pas. Je lui parlais de cette centaine de mètres que j’avais franchis après un moment de réflexion.

— Tu réfléchis plus, ma Johnnie !

J’réfléchissais plus sans ÇA !

— ¡No me digas ! Du picrate de chez Picrate! Du kitach à un balle ! Où qu’t’as trouvé le contenant ?

Dans une poubelle. En principe, les gens ne jettent jamais les bouteilles, surtout celles qui ont un gros goulot. Mais j’en avais trouvé une et elle était pas vide. C’était pas d’la javelle.

— J’appelle DOC des fois qu’tu soye trompé, mon loulou.

Et DOC se ramena pour me sermonner.

— On en passe, des belles vacances !

L’ironie du sort. J’en étais pas mort. J’prenais pas beaucoup de place non plus. Surtout au lit, regrettait ma Sally. Pourquoi y avait-il toujours quelqu’un avec elle ? Elle exhibait facilement ses blessures de guerre pour montrer qu’elle avait combattu le Chinois sans s’faire tuer. À l’époque, je volais au-dessus du Monde, ayant contracté à l’occasion le virus du coude. Ya tellement d’choses qu’on n’explique plus.

— Mélange d’éthanol, de fombre et de sperme d’oursin, déclara DOC que Sally Sabat empêcha d’écrire.

 

De toute façon, on était sur écoute. Qu’est-ce qu’ils allaient en conclure ? J’avais aucune envie de rendre ma plaque et tout ce que je devais à la société. J’en pleurais. DOC me scarifia le visage pour pas oublier l’incident.

— Une de plus, grogna Sally Sabat. On va finir par te confondre avec Queequeg.

— Quand y s’ra temps d’l’injecter, dit DOC qui lisait la notice, essayez d’pas confondre le vré avec le fo. Si ça arrive malgré tout, piquez ici ! Mais piquez pas si ça n’arrive pas ! Il est assez coupé du Monde comme ça !

 

Le soir, le gérant de l’hôtel ne voyait pas d’inconvénient à ce que je sorte les poubelles (que je les sortisse, comme aurait dit Frank qui s’portait pas mal avec les cuculs frétillants qui s’proposaient aux conversations locales). Il m’récompensait avec du fo et j’étais pas dupe. Du vré, yen avait dans les poubelles, parce que les gens savent pas ce qu’ils jettent. Et j’avais pas honte de passer pour un Singlé D’la Fombre. J’fouillais avec la bouche, comme un chien, me servant de mon intelligence pour mettre de côté tout c’qui semblait avoir un intérêt pour c’que j’avais. En fait, ils jetaient c’qui était dangereux pour l’avenir professionnel de leurs gosses, évitant ainsi les inscriptions au dossier. J’comprenais pas qu’un gosse puisse être malheureux. J’en attrapais des fois et ils avaient tous des traces de violences sur le corps, comme s’ils servaient à quelque chose et que je savais pas quoi. J’les interrogeais si j’pouvais, sinon ils répondaient pas à mes questions.

— C’est quoi, l’éjaculation, papa Johnnie ?

— Quelque chose qui changera ta vie quand tu pourras.

— Paraît qu’y faut s’caresser. Là.

— Creuse encore dans cette merde, mignon, des fois que ce soye au fond que se cache le meilleur.

— Zêtes complètement gnouf ! Tout c’qu’on jette, ça vaut rien pour les autres, sauf si c’est des dingues qu’ont la permission de prendre des bains de foule.

— Ton papa y raconte c’qu’on lui a raconté, sans chercher à s’emmerder.

— Tu t’es beaucoup emmerdé, John ?

— J’me suis emmerdé toute mon existence, mais j’avais un bon boulot et des femmes. Maintenant j’ai plus d’boulot et j’ai qu’une femme qu’est plus costaude qu’moé. J’ai du mal à m’adapter. Faut m’comprendre.

— Vous parlez à des gosses, John ! Soit ils comprennent et vous vous rendez responsable de ce qui va leur arriver, soit ils comprendront plus tard et ça leur arrivera quand même.

 

J’allai au bout d’la rue et j’entrai dans un bar où on jouait à pas jouer. Un écran distribuait les rôles. Je m’inscrivis pour pas m’distinguer. Mon nom apparut en rouge dans la liste verte. Un videur vint m’interroger poliment, des fois que l’Système se soye gouré. Mais j’avais un enfant dans la poche.

— C’est pour vot’dame ?

J’pouvais pas dire le contraire. L’enfant souriait comme s’il m’avait toujours appartenu. Le videur s’adressa à lui dans la langue du Flagélé. Au bout de cinq bonnes minutes de conversation, ils étaient d’accord sur ce qu’il fallait penser de moi. Je commandai un Gibson avec…

—…des p’tits oagnons frés, précisa le gosse, ce qui provoqua l’hilarité du videur.

— J’ai été vidé avant de vider et d’être payé pour ça, dit le videur qui consultait le chrono de son taxi.

— Moi tout l’contraire, dis-je en pensant à mon enfance heureuse.

— Ça m’étonne pas d’toi ! fit le gosse.

On avait dû se rencontrer à cette époque, mais lui n’avait pas grandi et il était malheureux comme un steak. Sally Sabat l’examina sous l’angle de l’amour, mais ça donnait rien. On peut pas aimer un malheureux. On éprouve de la compassion, comme à l’égard du p’tit Jésus, mais l’amour n’en veut pas et il s’exprime avec des nuances qu’un gosse peut pas comprendre parce que son cerveau ne connaît que l’amour.

— Vous avez l’art de compliquer les choses, dit DOC qui s’enfilait les fruits secs de mon imagination.

— Zêtes tous des cons ! s’écria le gosse qui venait pourtant de lécher le sein abondant de Sally Sabat et de son double.

J’avais plus qu’à la fermer. Je m’réfugiai ailleurs, comme d’habitude, avec un flacon sous le coude, faute de bouteille assez grande pour contenir ma science de l’homme.

— Écrivez, dit DOC. Ya rien comme écrire pour crever l’abcès qui vous fait mal à l’endroit même où votre cerveau de crétin vous indique le chemin du bonheur. Zavez jamais été en vacances thermales ? À poil dans la chimie du tellurique et des retombées nucléaires. Ça vous change un homme en chercheur opiniâtre. Vous qui êtes déjà têtu comme un rapport contre nature, vouvou zy feriez des adeptes.

Ça l’faisait marrer, DOC, que j’aye du mal à distinguer le vré du fo alors que le rêve et la réalité n’exerçaient sur moi qu’une influence limitée aux rapports sexuels. Mescal n’était là que pour témoigner. Mais au service de qui ? Il se tenait debout près de la cheminée où DOC préparait la suite des évènements.

— C’est quand même con de se poser les bonnes questions une fois mis à la retraite, disait-il sans cesser de doser. Zavez plus beaucoup d’temps, John ! D’autant que vous vous êtes mis en fâcheuse posture vis-à-vis du Système.

— La faute à qui ? hurlai-je pour me faire entendre.

— C’était avant que j’invente la Chirurgie Reconstructive Sans Échec et la Résurrection Post-Mortem…

— La Résurrection Post-Mortem… ! Omar Lobster va vous faire un procès !

— Je « suis » Omar Lobster. Ou alors je suis personne et je suis le dernier à m’en étonner. Comment peut-on avoir été heureux ? Il a suffi de vous confisquer les jouets du bonheur pour faire de vous un être sans avenir que la mort ! C’que vous cherchez dans la rue et dans ses poubelles, c’est la mort, John ! La mort par le poison. Vous savez que vous finirez par trouver la bonne substance. Les malheureux finissent toujours par mettre la main sur ce petit trésor.

 

Pendant ce temps, pendant qu’on jacassait comme des oiseaux de mauvais augure, les gens envahissaient les hôtels qui s’apprêtaient à refuser du monde. Et la rue ne se vidait pas. Le sas était saturé de visons. Je m’demandais comment on appelait le cri du vison. Enfin… à cette époque crevée de dieux et de contrastes en tout genre. Qu’est-ce qu’ils fuyaient ? Yavait rien comme la guerre pour les contraindre au voyage à ras de terre. Jamais ils ne s’élevaient pour ressembler à nos oiseaux d’oxyde de fer et de chrome. Ils traçaient eux-mêmes les routes de leur enfer. Et les touristes rouspétaient parce qu’on dérangeait ainsi leur tranquillité et toute la minutie qu’ils acceptaient de pratiquer pour améliorer leur sort. Les réfugiés n’avaient pas de sens ici. Ils s’entassaient dans les recoins, acceptant la nudité du bout des lèvres et s’entourant du mystère le plus épais possible pour ne pas paraître profiter de la situation et des visas qui pleuvaient comme les mouches après la neige.

— T’en as une jolie p’tite carotte ! disait Sally Sabat à l’enfant qui grimaçait.

Il faisait ce qu’il pouvait pour pas débander. Un vison lui mordillait le prépuce.

— J’veux apprendre quelque chose pour pas être con, c’est tout, dit-il en limant le cucul du vison avec un poil de son propre cul.

— Ça suffira pas, dit Sally Sabat. T’es vraiment trop con. Faudrait qu’t’apprennes des milliers d’choses. T’as pas un cerveau assez grand pour ça.

— En d’autres temps, j’aurais été heureux.

Il avait raison. Je l’avais bien été, moi. J’avais conservé tous ces jouets. Voulait-il les voir ? Mais sans toucher ! Juste regarder pour se rendre compte qu’il était plus malheureux qu’il se l’imaginait.

— Le fais pas chier ! grogna Sally Sabat qui s’y connaissait aussi en psychologie des profondeurs.

Elle l’enfouit alors dans son vagin qui avait jamais rien contenu d’aussi remuant. On entendait de sourdes lamentations, comme une prière entre les murs. Mescal riait.

— J’te l’avais dit, fit-il en se déplaçant vers le foyer de la cheminée où DOC tentait de cuisiner une explication toute faite.

— Ça en fait, des gens ! couina Sally Sabat.

— C’est les Iraniens qui font chier, dit DOC qui passait en boucle la scène de la lapidation. Leur bombe fait des trous aussi précisément que les Chinois les remplissent de merde.

Je m’glissais entre les cuisses de Sally Sabat qui apprécia l’intention, me prévenant en langage sibyllin que j’irai jamais plus loin que le clitoris. Ses doigts embroussaillaient mon esprit enclin à une certaine confusion dès qu’il s’agissait de mettre un point final et provisoire à l’ennui de la vie commune. J’avais une boule d’angoisse à la place de chacun de mes ganglions et ça m’donnait un air de chasseur qui a tiré sur les siens à cause d’un défaut de vision. Frank était turgescent et Bernie menaçait de pisser le sang si j’arrêtais pas de penser au pire. Mais le ciel demeurait noir et sans reliefs au-dessus de Shad City. Des dealers ramenaient de la fombre dans leurs poches. Et personne ne songeait à leur faire un procès parce qu’on se disait qu’on allait en avoir besoin, de cette chiure d’ombre qui n’avait jamais eu son mot à dire. Une bombe, c’est instantané ou long comme un jour sans surprises ou permanent si on a la chance de bénéficier des Programmes Longue Vie à Tous Sauf Ceux Qu’On Pas Droit D’Y Penser Plus Longtemps. Mézigue, par exemple. Ah ! C’que j’étais malheureux ! Comme si je méritais tout le malheur que j’avais pas connu en temps utile. Comme si ça servait à quelque chose, l’enfance.

— Zentendez rien ? questionna Sally Sabat qui s’faisait maintenant du mouron à cause de l’enfant qu’elle portait à la force du clitoris.

— J’entends-ty c’qui faut comprendre ?

— C’est des missiles ! J’reconnais la poussée.

— Yen a plus pour longtemps, regrettai-je déjà.

— Qui c’est qu’est pas vacciné ? gueula DOC dans le couloir où s’entassaient les victimes de la soif.

Il actionna le vaccinateur automatique qui propulsa aussitôt ses aiguilles téléguidées par nos pensées mélancoliques. Les gens criaient parce que ça faisait mal, le bien. DOC leur expliquait comment ça allait se passer. Les Marginaux étaient invités à déclarer leur amour avant de disparaître définitivement de la surface que les autres pouvaient espérer fouler encore si le Système était bien celui auquel il pensait. Il se tourna vers nous pour nous jeter un regard désespéré.

— Zêtes sure de c’que vous avancez ? demanda-t-il à Sally Sabat qui se referma comme une huître au contact de l’acide.

— On est jamais sûr de rien, DOC ! Moi pas plus que vous ! Qu’est-ce que vous savez que j’ignore ?

— Si c’est pas malheureux de décider d’avoir un enfant au moment où le père présumé n’a aucune chance de survivre à l’accouplement !

Dit Mescal. Il se piquait en attendant. Mais le ciel n’avait pas changé. On s’imaginait qu’il allait au moins changer de couleur. La rue s’était vidée. Les vitrines aussi avaient disparu. De loin en loin, un réverbère trahissait la présence d’un paumé qu’avait pas compris l’enjeu de la nuit. Au lieu de se mettre à rêver d’hypothermie, il se cachait dans la lumière parce qu’elle lui prodiguait à la fois la réalité de sa situation sociale et le confort de la chaleur qui est au cœur même de tout espoir vital. Couvert de peaux mortes parce que le cours des visons ne le concernait pas, il s’approchait du halo où personne ne l’attendait. C’est dur d’avoir rendez-vous avec soi-même pendant que les autres augmentent leurs chances de survie et peaufinent dans la joie la conservation de l’espèce.

 

On peut facilement perdre la tête en temps de guerre. On se croit à l’abri des bombes et on se pisse aux culottes à la première déflagration. On croit aimer les siens et on les laisse tomber pour se mettre à l’abri. On est prêt à saluer le drapeau national avec la queue et on bande sous l’effet du sildénafil qu’on a heureusement sur soi parce qu’on n’a pas toujours été à la hauteur de la Femme et très en dessous de ses propres enfants. Quelqu’un m’expliquait que c’était le matin et que la littérature allait définitivement ressembler au cinéma, ce qui acheva de me noyer dans cette angoisse métallique au goût de sang et de sperme par quoi je commence et je finis à peu près comme tout le monde, sauf que j’ai pas vécu comme ce Monde l’exige entre l’âge de la retraite et l’heure encore à venir de ma mort. Enfin… j’imagine que je changerai pas entre-temps, l’angoisse mutant pour laisser la place à la seule panique métaphysique que les autres reçoivent comme une conversion alors qu’elle ne relève que du délire d’un malade de la vie. J’promettais d’en chier au dernier moment et je m’souhaitais un déchirement instantané dans la combustion et le souffle. J’avais l’œil à la fenêtre et le cul sur la table, avalant l’improbable comme un spectateur et me prenant pour un acteur nécessaire alors que le rideau venait à peine de se lever. C’est comme ça : l’existence s’achève toujours quelques instants avant la vie et c’est une tragédie rarement perçue par ceux qui assistent à votre mort en vous souhaitant de ne pas emporter la douleur avec vous. Mais de la guerre, on ne voyait qu’un nouveau jour qui rendait les attaques improbables. Le jour, ça consistait à attendre la nuit et la menace de destruction et d’occupation. Pour un type qui s’était baladé toute sa vie parce que l’enfant l’avait souhaité avant lui, l’instant crucial promettait une grande douleur et un enfer de péripéties impossible à enfiler dans le temps, un ramassis d’instants qui ne collent pas pour former quelque chose d’équilibré à défaut d’être cohérent. J’en étais à me souhaiter une lecture en trois temps alors que tout indiquait que le temps n’y était désormais pour rien et que je pouvais plus compter que sur l’attente déduite des plans sécants. Toute une théorie de la narration qui, au lieu de me précéder historiquement, ne se révélait qu’après coup, par secousses d’organes et de sécrétions, ce qui me rendait difficile à comprendre alors que j’avais tout le temps de crever. Et derrière la vitre que j’embuais, il ne se passait rien d’autre que le temps qu’il fait.

— Tu devrais te coucher, me dit Sally Sabat qui était couchée dans la position du désir. J’ai rien décidé encore.

De quoi parlait-elle ? Est-ce qu’on travaillait encore pour la Compagnie des Ôs ? J’avais pas pris de notes et je m’embrouillais. Qui avait fermé la porte alors que Mescal supportait pas l’enfermement sans au moins une porte ouverte ? DOC confectionnait de la drogue avec le papier peint et les raclures de vernis. On entendait le café qui frémissait dans les tasses, la cuillère qui tintait, la langue prise de panique, les pieds qui revenaient en catimini. Je finis par coller mon cul à la fenêtre.

— C’est moi ! hurlai-je. Je ne vous ressemble pas !

— Tu parles ! fit Sally Sabat.

Elle s’endormit, couchée dans la position du désir, inaccessible et peut-être assouvie.

— Vous devriez avoir sommeil, dit DOC. Je comprends pas.

Il cherchait. Mescal le talonnait. Je vis passer quelques blindés qui répandirent une fumée noire. Le passant toussait en se tenant le nez. Son filet contenait le pain et le vin, quelques boîtes et le tabac de la journée, peut-être un bout de fromage pour les pâtes. Des enfants suivaient. J’arrivais pas à me faire à l’idée qu’on était passé de l’attente ludique à la guerre en trois dimensions. On avait peut-être même changé d’époque. Restait plus qu’à adapter les contenus anciens aux contenants nouveaux dont on ne savait rien sinon qu’ils étaient étrangers et qu’on avait lutté contre leur influence. J’en bavais.

— C’est l’effet de l’accomplissement, dit DOC sans cesser de doser ses substances.

— Qu’est-ce qui s’est accompli, DOC ?

— Vous crevez d’envie de savoir parce que vous n’avez pas de famille.

— Mais j’ai une famille ! Vous, Sally Sabat, peut-être Mescal…

— Rog Russel, Omar Lobster, Kol Panglas, Anaïs K., la Sibylle...

— Je crois que j’vais exploser, DOC!

— Attendez la bombe, John. Elle arrivera.

— Merde d’Iraniens ! Salauds d’Chinois !

DOC ricanait. Un gyrophare indiqua que le jour était levé. La rue tournoyait avec lui. Des soldats couraient dans les deux sens. Il se passait quelque chose. DOC m’aida à me pencher à la fenêtre. L’air était vivifiant. J’avais jamais été aussi près de la vie, preuve que j’étais sur le point de la quitter et que mon existence n’était plus le meilleur témoin de ma créativité. L’odeur du pain encore chaud traversa mon cerveau pendant que mes rétines dinguaient à force d’infarctus.

— Il pète les plombs, dit DOC.

 

Mais Sally Sabat dormait. Rien ne pouvait la réveiller s’il s’agissait de moi. Je serrai les dents pour pas la mordre et DOC me maintenant à la surface de la réalité, pliant mon échine à l’équerre pour que je commence à souffrir. Des gens levaient la tête en riant. Je salivais pour leur cracher dessus, mais la soif me contraignait à la prudence et je grimaçais encore pour les amuser.

— Vous devriez vous calmer, John, dit DOC qui exerçait sur moi une pression douloureuse sans m’arracher le cri qui m’eût libéré de l’angoisse.

— Je viens bien, DOC ! Dites-lui que je recommencerai pas. J’ai compris.

— OK, John. Je relâche la pression. Ça devient humide. Vous ne sentez plus rien. Vous ne voyez rien d’autre que moi.

— Tout a disparu ?

— Tout sauf moi. Je deviens important. Je deviens si important que vous ne savez plus ce qui vous a amené ici.

— On est où, DOC ?

— On est ici. On ne peut pas être ailleurs. Vous comprenez, John ?

— J’ai l’impression que je peux tout comprendre, mais ça fait encore mal.

— Attendez. J’appuie. Vous sentez ?

— Avec le nez ou autre chose ? Expliquez-moi, DOC. Je suis paumé.

— Là ! Là et là !

Il s’énervait, le carabin bin bin. Ma jambe droite pendait dans la rue comme une enseigne. La neige tombait encore. Pas moi.

— Retenez-le par la tignasse ! hurla Mescal.

 

Mais Sally Sabat continuait de dormir. Elle était vraiment de l’autre côté et à moins de torturer sa chair paisible, y avait aucun moyen de communiquer avec elle. Ma deuxième jambe se mit à pendre elle aussi. Mon cucul était tourné vers l’intérieur. Je leur montrais donc ma queue bleue dedans. Je sentais la neige se fixer sur ma peau et les gouttes qui couraient dessus, se dispersant dans la rue où on attendait la suite sans se faire d’illusion sur mon sort.

— Utilisez le tuyau d’incendie !

— Ou alors une de ses capotes ! Oh ! l’engin !

Qu’est-ce que je tentais pour ne pas me faire remarquer ? Mon cucul s’imbibait sans résultat. DOC essaya l’hémorroïde que je devais à Bernie, mais c’était dur comme du fer et Bernie renvoya une giclée de son rire rouge. Mescal essuyait le visage tendu de DOC qui faiblissait, réduit au silence de l’effort qui dépassait sa volonté de me sauver à tout prix.

— Réveillez Sally Sabat, conseilla quelqu’un qui venait d’ouvrir la porte pour permettre le passage de la bouche d’incendie.

— Essayez vous-même puisque vous savez tout !

 

En bas, ils entassaient la neige, la débarrassant des vestiges de l’arbre. Ils trimaient dur pour aider à la manœuvre que DOC avait entreprise par instinct. Maintenant, il luttait contre lui même, serrant les dents saignantes de ce qui devenait de l’angoisse. De l’angoisse amère contre l’angoisse terrifiée qui me poussait dans le vide tandis que mon cucul s’accrochait encore à ses reliques de merde. Les blindés ne s’arrêtaient pas. Je recevais leurs fumées en plein visage, toussant comme les autres.

— Si c’est pas une lance d’incendie, ça ! que Dieu me damne ! dit le type qui s’arcboutait parce que les autres tiraient dans l’autre sens.

DOC était paralysé par l’effort. Il grogna des ordres concernant la meilleure manière de me sortir du pétrin avec la lance d’incendie. Qui comprenait qu’il voulait me sauver parce qu’il avait encore besoin de moi ?

— Elle dort ? ¡No me digas !

— Vise les poings fermés !

— Ah ! Si elle dormait pas !

Mais elle dormait dans son ailleurs et son improbable. J’avais encore le temps de rêver à propos de ce visage qui m’avait séduit y avait pas si longtemps. Mes jambes cisaillaient la neige, contraignant mon échine, celle-là même que DOC impliquait dans effort.

— Réveillez-la, merde !

— Réveille-la toi !

Ils pouvaient pas s’empêcher de penser qu’elle seule me connaissait assez pour me convaincre de ne pas tenter le diable. Ou alors ils pensaient encore et encore à sa force surhumaine sans considérer qu’elle n’est plus rien quand elle dort. Personne ne s’avisa à pincer cette peau qui ne supportait que la caresse et le baiser. Elle dormait tranquillement, ce qui ne lui était pas arrivé depuis ma dernière tentative de suicide. Ils m’en voulaient de compliquer les choses à un moment où la mort était le principal sujet de conversation, avec la protection des biens et des enfants. Mais j’avais plus de ressources en moi pour balancer mes deux jambes dans la tourmente et permettre à mon cucul de traverser l’instant qui me séparait encore de la mort indiscutable et peut-être même irrémédiable. Le tuyau commença à me cerner. J’étais foutu si c’était bien la mort que j’avais choisie. Mais DOC était figé, rendant la manœuvre difficile, pour ne pas dire impossible. Je glissais une main dans le nœud qui se resserrait, commençant aussitôt à travailler le glissement qui me libérerait de l’étreinte.

— Vous ne comprendrez rien de cette manière, dit Mescal en proie à sa propre substance. Vous feriez bien de lui parler. Il a toujours aimé parler. Vous ne l’aurez qu’en lui parlant.

Il secouait la tête en disant cela, ne touchant pas au tuyau qui s’insinuait entre lui et les autres. Il avait posé un pied sur les chenets gris de cendre et sa canne lançait des reflets d’argent sur ces corps au travail. Mais ils ne l’écoutaient pas. Ils s’appliquaient maintenant, échangeant de brèves indications que personne ne discutait avant d’en avoir éprouvé la pertinence. Et je glissais sensiblement, me rapprochant de la mort ou plus prosaïquement du bonhomme de neige que les enfants élevaient vers moi pour ralentir ou même amortir ma chute. La foule applaudissait déjà.

— Parlez-lui ! cria Mescal dans le néant qu’ils entretenaient pour me sauver.

— Parlez-lui vous-même ! On n’a pas le temps !

Du temps, ils en avaient et ils le savaient. Ils calculaient pour démontrer qu’ils savaient contrairement à ce que Mescal leur reprochait. On actionna le robinet sans cesser d’observer mes réactions. DOC approuva d’un coup de menton qui faillit lui coûter l’équilibre dont il était la garantie. Le tuyau se gonfla, enserrant mes jambes qui se mirent à souffrir.

— C’est bon qu’il souffre, expliqua quelqu’un. Les suicidés ne souffrent pas. Ils travaillent la mort dans la douceur.

— Vous en savez des choses !

La pression du tuyau avait un peu soulagé DOC qui atteignit mes orteils pour les tirer. Je me dressais aussitôt dans l’air flagellé de flocons.

— Vas-y, John ! dit-il sans desserrer les dents qu’il appliquait au tuyau. Laisse-toi aller. Pisse. Crache. Chie-nous dessus si ça peut te faire du bien.

Les gosses l’encourageaient en frappant des mains, leurs petites mains qui s’activaient dans la neige pour construire exactement au point prévu de l’impact et en effet, je traversais verticalement le bonhomme de neige, la gueule ouverte pour rien perdre de la douleur. Il avait suffi d’une fraction de seconde d’inattention, tout au début de l’éjaculation, et DOC m’avait lâché en plein dans le bonhomme, à la grande joie des enfants qui n’en pouvaient plus de s’amuser à mes dépens. Ils se mirent à creuser dans la neige pour me retrouver, s’activant comme des petits fous qui savent pas trop ce qu’ils vont trouver. Ils grognaient de plaisir pendant que je me congelais rapidement.

— Allon zenfants de la patrie !

 

À peine dehors, je reçus la fumée d’un tank en plein la queue. On s’empressa de laisser le champ aux visons. On me poussa en direction du sas de l’hôtel où je me souvenais de crécher avec une femme qui dormait pendant que je risquais ma peau dans l’action. Ah ! Je lui en voulais.

— Il ne s’est rien passé, disait DOC au personnel qui s’grattait les fesses en pensant à autre chose.

Les visons me quittèrent dans le hall, regagnant les cages où les conversations allaient bon train. DOC examina l’effet de la fumée d’échappement sur ma résistance au désir. J’avais besoin d’une injection de réalité courante. Il procéda à ces rites pendant qu’on m’expliquait que je devais pas recommencer si y avait des enfants et un bonhomme de neige. De plus, on était en guerre et j’avais l’air de pas prendre ça au sérieux.

— Si zêtes pas sérieux, me dit un représentant de la Nation, on s’ra plus gentil avec vous.

Il me pinça un sein pour démontrer le sérieux de la menace nationale. Seulement, voilà : j’étais un étranger, moé ! Et c’était ma nation qui attaquait sa nation. Pas vrai, DOC ?

— J’m’en occupe, dit-il en manœuvrant la chaise. On est venu pour skier, pas pour vous emmerder.

— Pourquoi qu’elle s’est pas réveillée ?

— Parce qu’elle dort. Si vous avez des questions, voyez avec notre attaché de Presse.

Il désignait Mescal. On l’abandonna à la curiosité légitime. Dans la chambre, Sally Sabat se réveillait à peine. Elle se frottait les yeux avec énergie.

— Qu’est-ce que j’ai pris ? demanda-t-elle.

— Une substance expérimentale qu’on appelle le sommeil, dit DOC.

Elle parut rassurée, mais elle ne s’intéressait pas à moi. Les cris de la marmaille achevèrent de la réveiller. Elle s’étira longuement devant la fenêtre. Dessous, les gosses regardaient les chars d’assaut qui creusaient la chaussée. Ça sentait encore le pain.

— Ça a l’air de commencer dans la panique, votre guerre, DOC, dit-elle.

— Ce n’est pas ma guerre, ma chère Sally. Vous exagérez toujours.

— Je ne vois pas les morts.

— Il n’y en a pas encore. John a voulu se tuer tout à l’heure.

— John ! Qu’est-ce qui t’arrive ? Parle-moi.

Je parlai. J’avais tellement de choses à dire que je m’embrouillais au bout d’une minute à peine d’un récit qui me tenait pourtant à cœur. DOC rapiéçait mes jambes qui avaient souffert d’une exposition prolongée au froid et à la curiosité. Et Sally Sabat semblait ne pas m’écouter. La rue s’animait en même temps, promettant des paroxysmes qui ne la laissaient jamais indifférente.

 

L’officier se tenait au milieu du hall, les pieds sur l’étoile que formaient les cinq diagonales blanches du dallage rouge et noir. Son visage recevait les reflets verts des fenêtres en même temps que la blancheur saturée d’or des murs. Deux soldats l’accompagnaient, armés de fusils d’assaut qu’ils portaient nonchalamment en bandoulière tandis que l’officier agitait son 45 en direction du bar.

— Sortez d’là ! hurlait-il à l’adresse de ceux qui se planquaient derrière le bar depuis qu’on avait annoncé l’arrivée de la patrouille.

Cinq soldats et un sous-officier étaient restés dehors sous la neige. On les voyait trépigner sous les ormes, portant aussi le fusil en bandoulière, tout aussi nonchalamment. Ils s’étaient concertés avant que l’officier et deux soldats entrassent dans le sas, étonnés par ce dispositif qu’ils craignaient peut-être alors qu’il n’était conçu que pour retenir la chaleur à l’intérieur du hall. Nous nous tenions à notre place, assis aux tables qui nous étaient attribuées, mais certains d’entre nous avaient choisi de se cacher derrière le bar, laissant vacantes les tables qui leur correspondaient. Dehors, la masse grise et inerte d’un char d’assaut fumait dans la tourmente, surmontée d’un buste qui scrutait la neige tombant et les halos des réverbères où s’étaient réfugiée la marmaille.

— Sortez d’là ! répéta l’officier sur un ton plus conciliant que menaçant.

Il manipulait la menace en expert. Son regard croisa le mien, mais sans le sonder comme je le craignais. Il ne s’attarda pas non plus à estimer le degré d’angoisse qui me poussait à l’aimer. Sally Sabat s’en mêla:

— Sortez d’là, merde ! grogna-t-elle.

Le regard de l’officier examina ce corps d’athlète noir et or. Il demeura immobile au centre qu’il avait choisi pour se faire obéir. Il pouvait voir les dos ronds de ceux qui se cachaient derrière le comptoir. Je vis moi aussi son visage presque serein dans le miroir qui scintillait derrière les bouteilles. Une tête apparut sur le zinc.

— Nous faites pas d’mal. On est juifs.

L’officier tiqua, se frottant aussitôt la paupière. Les Juifs se relevèrent. Il leur ordonna d’avancer, ce qu’ils firent l’un après l’autre, ne dépassant pas la diagonale qui commençait dans l’ombre du bar.

— Vous êtes des touristes ? demanda l’officier.

Les Juifs opinèrent. Nous aussi on était touristes, mais on nous demandait rien. Sally Sabat me fit signe de la fermer.

— On veut pas d’mal aux touristes, dit l’officier sans quitter le centre. On est même là pour vous protéger.

— Nous protéger de quoi ? demanda quelqu’un qui pouvait être moi.

L’officier soupira.

— J’sais pas si j’suis autorisé à vous laisser continuer, dit-il en regardant ses bottes qui dégoulinaient sur le carrelage blanc à l’endroit où il se tenait.

Il soupira encore.

— C’est que j’vais réquisitionner l’hôtel.

C’était pas une bonne nouvelle et il s’en excusa.

— Vous pouvez pas continuer, dit-il plus gravement. Allez vous rhabiller.

Et il ajouta un

— Mes amis…

qui ne nous rassura pas. On était invité à monter dans nos chambres pour se vêtir aussi chaudement qu’on pouvait. On allait sortir.

— Vous inquiétez pas, continua l’officier. Vous, les Juifs, vous restez ici.

— On s’habille pas ? demanda l’un d’eux.

— Pas la peine, dit l’officier.

Il leva la main et la secoua. Dehors, le reste de la patrouille s’avançait pour entrer dans le sas. L’officier m’arrêta, me tenant par l’épaule d’une main ferme.

— T’as pas compris ? me demanda-t-il.

— J’ai compris, m’sieur ! Je monte m’habiller.

— T’es pas d’accord pour les Juifs ?

— J’suis d’accord avec vous, m’sieur !

— J’t’ai entendu dire le contraire à ta copine.

— Vous avez mal entendu, m’sieur !

— Elle est chouette, ta copine. Dommage pour le noir.

— Elle le regrette plus que vous, m’sieur. Croyez-moi.

— T’es vraiment pas d’accord avec ce que je fais, hein ?

Il plaisantait pas. Il avait aucune envie de plaisanter. Je consentis enfin à la boucler, mais je grognais à l’intérieur.

— Ça t’plaît, le nudisme en hiver ? me demanda-t-il tandis que les soldats poussaient les Juifs dans le sas.

— Vous zallez pas les faire sortir comme ça ! rouspétai-je du bout des lèvres.

— C’est mieux pour la mort. J’aimerais pas être fusillé en été. Moi aussi j’aurais besoin de ce froid pour mourir dignement.

 

Les Juifs se laissaient pousser dehors, sans protestation, sans même un dernier souhait. Ils s’alignèrent comme le leur demandait le sous-officier. Les soldats s’alignèrent aussi de l’autre côté de l’allée. Ils s’immobilisèrent, fusil au pied. Le sous-officier revint vers eux et s’adressa au premier du rang.

— Allez dire à ces gosses de pas rester là.

— Où je leur dis d’aller, sergent ?

— Où qui voudront, mais pas dans la ligne de tir.

Le soldat trottina vers les gosses. Il leur parla en traçant des lignes dans la neige avec le bout de son pied. Les gosses baissaient la tête pour comprendre. Le sergent s’impatientait, tirant de graves bouffées de son cigare qui jaunissait ses lèvres. Le soldat revint une minute plus tard avec les gosses.

— Ils se mettront derrière nous, dit-il. Ya pas d’danger derrière.

— Bouchez-vous les oreilles, dit le sergent qui fit trois pas derrière le peloton d’exécution pour tracer la ligne qu’il ne fallait pas dépasser. Et regardez pas trop en face.

Il montra ses yeux avec son index sorti du gant que l’autre main agitait. Les gosses s’alignèrent, à la fois joyeux et inquiets. On ne voyait que leurs yeux pétillants et la rougeur vive des joues.

— Chacun son homme, dit le sergent. Ensuite vous avancez et vous les achevez. J’veux pas entendre un seul commentaire. On sait pas qui c’est, ces gens, mais d’autres le savent et ils en savent toujours plus que nous et mieux. En joue !

Dans le hall, l’officier me retenait.

— Ça vous servira à quoi ? me dit-il.

Son visage était poupon. Il devait être le plus jeune de la patrouille, tout en étant le plus gradé.

— Qu’est-ce qu’ils attendent ? dit-il.

 

Dehors, le peloton avait posé l’arme au pied et le sergent s’éloignait dans la neige qui n’avait pas cessé de tomber. On distinguait nettement les phares camouflés d’un véhicule de commandement. Le sergent parcourut les derniers mètres en trottinant, sans doute parce qu’on lui demandait de se presser. La lumière d’une torche s’était figée sur son visage qu’on voyait maintenant de profil. Il y eut une discussion dont les moments forts se signalaient par le léger recul du sergent qui revenait aussitôt dans la conversation parce qu’on le lui ordonnait vigoureusement.

— Notre capitaine est juif, expliqua enfin l’officier qui se tenait derrière moi.

Nous étions seuls dans le hall. À l’étage, tout le monde était habillé, prêt à monter dans n’importe quel véhicule affecté à notre rapatriement dans une zone neutre. On entendait leurs conversations feutrées.

— Il y a sans doute d’autres Juifs là-haut, dit l’officier, mais ils n’ont pas commis l’erreur de se cacher. On le saura bientôt. Qu’est-ce qu’ils attendent ?

De qui parlait-il ? De ceux qui attendaient à l’étage qu’on leur propose une issue paisible au conflit qui les opposait malgré eux à l’occupant ? Des Juifs qui grelottaient sous la neige en attendant d’être fusillés ? Des gosses qui s’impatientaient en formant des boules de neige dans leurs grosses mains gantées ? Des servants du char d’assaut qui semblait être tombé en panne au mauvais endroit ? Du sergent et du capitaine qui se chamaillaient parce qu’ils étaient tous les deux des convertis ? Je n’avais plus que l’envie de foutre le camp d’ici sans laisser une trace que le temps menaçait de ne jamais effacer.

— Vous êtes peut-être juif vous-même ? me demanda l’officier sans cesser de surveiller ce qui se passait dehors.

Je dis non comme si je pouvais influencer sa décision de cette manière.

— Je suis juif moi aussi, dit-il en étreignant mon épaule nue.

Sa tête pivota pour me sourire.

— Cette guerre est une énorme blague, dit la bouche.

Elle était surmontée d’une fine moustache dont le poil dru et noir retenait encore quelques flocons transformés en gouttelettes.

— J’parie que vous saviez même pas qu’il y avait une guerre entre eux et nous, dit l’officier dont la tête pivota à l’équerre.

Je frissonnais. Mon corps, reflété par les vitres du sas, avait rejoint les Juifs dans l’allée, mais j’étais bien le seul à bander. Les gosses formaient maintenant une grosse pelote de laine derrière le peloton qui trépignait mains dans les poches et fusil entre les jambes. Le sergent revenait avec le capitaine et les phares du véhicule s’étaient éteints. Le capitaine s’immobilisa en me voyant. Il questionna le sergent qui me regarda à son tour, haussant les épaules. Sa tête virevoltait entre le regard furieux du capitaine et ce qu’il pouvait voir de ma turgescence à travers la transparence du sas. Le capitaine entra dans le hall.

— Allez vous habiller, espèce de porc ! grogna-t-il.

Je me trottai dans l’escalier, au bord de l’orgasme. Sally Sabat me cueillit au passage. Elle ne s’était pas coiffée, comme sortant du lit.

— T’es dingue, non ?

Elle m’envoya dinguer dans la chambre.

— C’est leurs affaires, Johnnie ! Tu t’en mêles pas !

Des vêtements volaient, se posant en désordre dans le lit défait. Sally Sabat entreprit de m’habiller. J’éjaculais enfin.

— C’était bandant ! Ah ! C’que c’était bandant !

— Ferme-la, John ! Tu vas nous attirer des ennuis.

Elle prit mon visage serein dans ses mains de géante.

— Ils peuvent pas comprendre, dit-elle. P’t-être qu’ils nous permettront de reprendre la route.

— Où qu’on va ?

 

Sac au dos, on redescendit. Dehors, les corps des Juifs suppliciés gisaient dans l’allée et les gosses regardaient la neige tomber.

— Mon ami est un peu là, expliqua Sally Sabat au capitaine et au jeune officier. Il a pas compris l’enjeu. Il peut pas comprendre à cause de sa tête…

Le capitaine s’avança sur des bottes nickel. Il portait des lunettes noires. Il parut ravi qu’une femme lui explique ce que j’avais. Il en demandait encore. Sally Sabat le harcela pour me sauver.

— Il a bu ? demanda-t-il.

— Il a pas bu, monsieur le Soldat, dit Sally Sabat. Il est comme ça. Vous voyez ?

— C’est un hôtel de nudistes, dit le jeune officier qui croyait tout expliquer.

— Ça n’a rien à voir, dit Sally Sabat qui donnait des signes de faiblesse. On est là par hasard…

— Par hasard ?

— Enfin… j’veux dire qu’on est là à cause de la tempête. On sait même pas où on est, hein, ma Johnnie ?

J’étais d’accord. J’avais jamais pratiqué le nudisme. Pas avec les autres. Dans l’intimité, je dis pas.

— Pourquoi qu’vous les zavez assassinés ? demandai-je.

Sally Sabat pouvait plus me pincer. J’agissais sous une couche épaisse d’un mélange de visons et de polyamide. Le capitaine sourit. Le jeune officier l’imita et se crut autorisé à nous demander si on sortait.

— C’est pas un spectacle pour les gosses, dis-je encore.

— C’est nos gosses et on en fait ce qu’on veut ! précisa le capitaine.

Ils avaient amené leurs gosses avec eux. Leurs femmes sans doute aussi.

— L’hôtel est réquisitionné, redit le jeune officier. Vous avez une voiture ?

— On en a une, dis-je crânement. Une Crevault.

Je désignais la pénombre sous les arbres. On voyait pas la Crevault. Le capitaine ne voyait rien non plus.

— Vous circulerez tous feux éteints, dit-il.

— Dans ce brouillard !

— Préférez-vous attendre la brigade d’évacuation ? dit le jeune officier.

— On va s’évacuer tout seuls si vous le permettez, messieurs, dit Sally Sabat.

Elle leur faisait face et j’étais pas loin d’espérer que ça se finisse mal pour eux. Mais elle était dans la diplomatie en ce moment.

— Accompagnez-les, lieutenant, dit le capitaine.

Il nous salua au passage, levant la tête aussitôt pour effrayer ceux qui se tenaient à l’étage derrière la rampe.

— Avec un peu de chance, dit le lieutenant, vous s’rez d’retour avant la nuit.

 

Nous passâmes entre les gosses ravis qui ne cachaient pas de l’être et les têtes étonnées des suppliciés qui regardaient le ciel comme s’il y en avait un. Le peloton d’exécution se concertait sur la question juive, mais sans passion, car leurs estomacs criaient famine. Même leurs treillis laissaient à désirer. Nous achevâmes de longer l’allée et passâmes sous des arbres pliés comme des échines au travail du futur. Sally Sabat secoua quelques branches en grognant. Le lieutenant se faufilait en minaudant.

— J’suis là moi aussi par hasard, disait-il. On savait bien que ça allait arriver, mais pas où. Vous pensez pouvoir retrouver votre route ?

Sally Sabat le pensait. Au passage, je caressais la surface grise du char d’assaut. Le type qui f’sait la girouette sur la tourelle me demanda si j’avais une clope. Ça tombait bien : j’en avais pas.

— On peut pas toujours gagner, dit le lieutenant qui traînait la patte comme s’il était pas pressé de nous quitter. Mais pour l’instant, on a toujours gagné. Ça nous rend un peu tristes quand on y pense, je dois l’avouer.

— On est arrivé, dit Sally Sabat. On vous remercie et on vous souhaite de gagner encore.

— Vous souhaitez la victoire à votre ennemi ? s’étonna le lieutenant. Vous n’avez vraiment pas de cigarettes ?

— C’qu’il a, dit Sally Sabat, faut l’souhaiter à personne.

Le lieutenant m’observa de plus près. Son œil droit clignotait.

— Zavez pas d’chance, m’sieur ?

J’en avais et si j’allais en manquer, je l’saurais avant lui ! La clé voulait pas tourner et ça énervait Sally Sabat qui prenait des précautions pour pas la casser. Le lieutenant proposait son urine.

— Sans plaisanter, dit-il tout guilleret. C’est la bonne méthode.

— J’veux pas qu’on pisse sur ma bagnole, dit Sally Sabat qui plaisantait pas.

Elle envoyait sa buée sur la serrure, la neige couvrant sa chevelure crépue qui montait dans les branches. Elle rouspétait aussi à cause des branches qui rayaient la peinture.

— Vous êtes des assassins, dis-je entre les dents.

Mais le lieutenant m’écoutait pas. Il avait envie de pisser sur la serrure. Cette idée occupait tout entier son esprit.

— C’étaient des touristes inoffensifs, continuai-je. Vous les avez assassinés sans procès. Je vous souhaite de crever de froid !

Le lieutenant sortit sa petite queue et l’approcha de la clé que Sally Sabat manœuvrait avec une prudence extrême.

— J’vous ai dit d’pas pisser sur ma bagnole, dit-elle tandis que le lieutenant grimaçait en attendant qu’ça sorte.

— C’est pourtant le seul moyen que j’connaisse ! gloussa-t-il sans cesser son effort.

— Zallez m’pisser sur la gueule et j’vais pas aimer ça !

En effet, le gland frémissait contre sa joue, incapable de gicler comme l’exigeait le lieutenant. Elle sortit la clé et la secoua devant le nez rougeaud du lieutenant qui poussa en même temps un soupir de soulagement.

— J’vous avais dit non !

Sally Sabat approcha la clé de l’œil tournoyant du lieutenant.

— Zêtes vraiment un emmerdeur, lieutenant ! Sonnez-moi quand vous aurez fini de faire le mariole.

Elle retourna sur ses pas, cognant la surface du char d’assaut avec son sac à main. C’était de la fumée qui sortait de sa bouche.

— J’ai cru qu’elle allait vous le faire payer, dis-je au lieutenant qui mesurait pas la chance qu’il avait d’avoir survécu à la colère de Sally Sabat.

— C’est vot’ femme ? dit-il, suffocant.

— J’en ai pas d’autres.

— C’est vous qui avez d’la chance, John.

Qu’est-ce qu’il voulait dire ? Je le suivis vers l’hôtel pendant qu’il remballait ses outils. Le sas avait vrombi au passage de Sally Sabat. J’avais hâte de voir la gueule du capitaine.

 

« La neige ! La neige ! La neige ! On s’croirait à la télé ! »

Elle en avait marre, Sally Sabat. Non seulement on était prisonnier d’un ennemi qui n’était peut-être pas le nôtre, mais le temps s’en mêlait et on comprenait plus rien. Après tout, on était que de simples employés chargés d’enquêter sur un cas litigieux.

— C’est qui, c’Régal Truelle ? demanda CAP.

Sally Sabat lui expliqua encore qui c’était et pourquoi on en était là. Ils avaient consigné les touristes dans le hall d’entrée et servi du café chaud.

— J’veux plus vous voir à poil, dit CAP. Ça vous concerne aussi, ma p’tite dame !

— Mais j’suis venue pour ça !

— Vous la fermez et vous faites ce qu’on vous dit ! beugla le lieutenant.

On a fait ce qu’ils disaient. On a même trahi les Juifs qui se cachaient pas et ils les ont détruits dehors. Yavait plus qu’deux Juifs : CAP et le lieutenant. Peut-être un des soldats était-il juif, mais ça m’aurait étonné à ce niveau de l’exemple à donner. Sally Sabat répondait pour moi parce que j’étais lessivé par la dernière injection. DOC n’y avait pas été de main morte. Il se tenait près du bar, faisant les cent pas en se demandant s’il en avait pas trop dit aux deux officiers qui étaient juifs. Mais c’était pas la question du jour et il se tenait tranquille près du bar, mi-vampire mi-bonhomme, répondant aux femmes comme s’ils connaissait toutes les réponses. Il était joliment entouré de gamines dont il semblait tout savoir. Il connaissait aussi les lieux comme sa poche pour les fréquenter depuis des lunes. CAP s’était montré chaleureux avec lui, moi je dirais complice, mais Sally Sabat me demandait de la fermer et de répondre à la question de savoir si j’étais encore capable de piloter un engin. De quoi parlait-elle ?

— On te parle de l’engin, mon biniou !

— De la Crevault ? J’conduis jamais cette casserole !

— T’as pas vu l’engin ? Ils veulent que tu le pilotes.

— Et la Crevaulet ? Qui conduisait la Crevaulet ?

— Mélange pas tout, mon sifflet ! C’est eux qui posent les questions et c’est toi qui réponds. ¿Entiendes ?

CAP examina les piqûres d’insecte que DOC venait de désinfecter à la gnole de base, mais il ne fit aucun commentaire à ce sujet. Il voulait savoir si j’étais en mesure de piloter un engin qui n’était pas la Crevault de Sally Sabat ni la Crevaulet du type qui nous suivait. Il était passé où ce type ? Le char d’assaut était garé exactement à l’endroit où j’avais observé, depuis la fenêtre de la chambre, la Crevaulet et l’ombre qui la conduisait derrière nous depuis deux trois jours, je savais plus.

— Avec ce que je lui ai injecté, dit DOC sans s’éloigner du bar et de la caresse interdite, il tiendra le coup. Mais je sais pas s’il a encore une idée de c’qui faut avoir dans les couilles pour se risquer dans l’Espace Itératif avec un engin de la première génération. Ça suffit pas d’lui demander.

— On a pas l’temps de discuter des détails, dit CAP que DOC énervait passablement. Si vous vous sentez en forme pour prendre les commandes, on est de votre côté, m’sieur Cicada.

— C’est quoi comme engin ? demandai-je comme si je comprenais le chinois.

— Il faut d’abord réparer l’avarie, précisa DOC qui n’se lassait pas de profiter de la chair glabre des fillettes avant qu’il soit trop tard.

— Expliquez ! fit Sally Sabat.

— 1) L’engin, un Lunartype de 1998, est en panne. 2) Il s’est posé en catastrophe en zone ennemie. 3) Il contient un Mac Guffin de première importance. 4) Le pilote est mort des suites d’une exécution sommaire.

— Il communiquait avec l’ennemi ! s’écria CAP.

— Il s’était branché par erreur à un réseau de rencontres partielles utilisé par l’ennemi pour repérer nos célibataires. C’était une erreur, CAP, et vous l’avez envoyé au peloton d’exécution sans lui laisser une chance de réparer…

— …l’irréparable ! John ! Acceptez-vous de prendre pour nation celle que je défends au-dessus de tout soupçon ?

— Il acceptera pas de trahir le système de retraite qui le nourrit, d’autant que son complément de revenu principal est constitué par les émoluments versés par la Compagnie des Ôs. De plus…

— J’veux rien savoir de ses problèmes organiques ! Est-il capable, oui ou non, de réparer l’avarie qui cloue notre messagerie secrète sur ce sol ingrat et de piloter l’engin jusqu’à l’endroit que le système lui indiquera quand il sera hors de portée des écoutes ennemies ? John ! Répondez ! Le temps va finir par nous manquer, ce que je souhaite à personne !

— Ça dépend… dis-je sans conviction parce que j’étais au sommet de la courbe de Gauss.

— Ça dépend de quoi, merde ! John ! Revenez !

— J’suis pas parti, mes amis. J’suis juste au-dessus. Qu’est-ce que vous savez de la lévitation, CAP ?

— S’agit pas d’léviter ! J’ai une panne tordue sur le dos et une mission à remplir qui se remplira pas si vous réparez pas la panne !

— Cercle vicieux ! J’mets jamais les pieds dans les cercles.

CAP perdait patience et son arborescence donnait des signes de résolution par la force. Je cherchais Sally Sabat et je la trouvais pas. CAP comprit que j’avais jamais agi seul. Sans la Sibylle, j’aurais pas été loin. Et sans Sally Sabat, je s’rais pas tombé aussi bas. Mais Sally Sabat refusait de voyager sans billet de retour et la Sibylle était introuvable. J’voulais pas aller seul à bord d’un engin bricolé et au bout d’un Monde qui n’était plus le mien. J’avais explosé une fois et je tenais pas à recommencer. D’ailleurs, mon assurance ne prévoyait qu’un cercueil en planches avec rien de technologique pour me sauver de la destruction. Il en faudrait plus pour me convaincre. CAP était à bout d’arguments, ce qui le rendait dangereux. Le lieutenant me proposa les services de son cucul, en vain. J’étais trop loin et j’avais pas envie de revenir pour me frotter à la réalité.

 

On me conduisit néanmoins dehors pour me montrer l’engin. Le pilote l’avait posé en douceur sur un groupe d’écoliers. On avait tendu une bâche gonflable par-dessus et la neige formait des seins qui pendaient, pissant une eau jaune et verte qui dégoulinait sur les visages des gosses qui savaient plus où ils créchaient et qui crécheraient plus nulle part si on les laissait crever dans la douleur et l’étonnement. Mais CAP n’éprouvait aucune pitié dès qu’il s’agissait de se montrer efficace.

— Qu’est-ce que vous en pensez ? me demanda-t-il sans écouter la plainte d’un enfant à moitié écrasé.

— J’travaillerai pas dans ces conditions. Achevez-les ou prévenez les parents !

— J’perdrai pas de temps avec des minus habens, John ! Ma patience a des limites…

Il en bavait. Il avait jamais joué aussi serré. Il s’efforçait cependant de pas paraître trop énervé.

— D’accord, John. Vous réparez et je pilote. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— Vous pilotez, mais j’viens avec vous, pas vrai CAP ? J’suis pas si con. Achevez ces pauvres crétins qu’ont pas eu l’temps d’grandir pour apprécier la souffrance à sa juste valeur.

Les gosses me regardaient comme s’ils comprenaient pas que j’étais leur sauveur, mais dans le style petit Jésus qui meurt à la place des autres, c’qui empêche pas les autres de souffrir et de crever par erreur de casting. Par ailleurs, ils se sentaient pas vengés du tout par l’exécution sommaire du pilote. Ils y avaient même pas assisté. Ils étaient privés de tout à un mauvais moment de leur existence.

— Faites décoller l’engin, John, et j’verrai c’que j’pourrai faire pour eux. Je vous l’promets !

J’avais jamais piloté un Lunartype et encore moins un casse-gueule de 1998, mais c’est à cette époque qu’on a inventé le kronprinz qui est à l’électronique ce que la fombre est à l’hallucination ou le kinoro à la littérature. Depuis, on faisait rien dans l’espace sans le kronprinz. J’en avais eu, des pannes de kronprinz dans ma longue carrière de voyageur au service de l’imagination ! Du coup, j’m’en souvenais comme si c’était hier. J’avais une copie complète de ce sous-système quelque part dans la complexité de mon cerveau. Suffisait de pas trop m’pousser dans le dos. J’étais à deux doigts non pas de me souvenir, car la mémoire n’était pas en jeu, mais de retrouver le mode d’emploi que j’avais jamais appris par cœur. CAP était rouge à force d’attendre et les gosses commençaient à crever les uns après les autres à cause des hémorragies de sang et de mercure. J’avais plus qu’à m’dépêcher.

— Des fois qu’je sache plus, CAP, faudra pas m’en vouloir, J’suis qu’un touriste et j’étais même pas venu pour pratiquer le nudisme comme Kafka.

— Vous me parlerez de Régal Truelle quand on on s’ra rev’nu !

— Zavez un tournevis ? À c’te époque, on vissait encore. Vous savez : un manche avec une tige cruciforme au bout…

— Regardez dans boîte à outils !

 

J’ouvris enfin le sas. Personne à l’intérieur, pas un curieux, rien. CAP me suivit pas. Il montait la garde, des fois qu’un gosse soit faussement écrasé et profite de l’aubaine pour améliorer sa connaissance du XXe siècle. L’oxygène pur sifflait à mes oreilles. C’était du chinois, du russe au rabais, avec de l’iranien dans la conception de la stabilité. J’étais pas au bout de mes peines !

— Zavez trouvé c’que c’est ? s’impatientait CAP chaque fois que je m’fourrais une vis dans la gueule.

— Non. Mais quand j’aurais plus d’place, je m’les mettrai dans l’cul ! Foutez-moi la paix ! Les Chinois raisonnent pas comme nous et j’ai du mal à comprendre comment on peut espérer que ça marche à tous les coups.

— Dépêchez-vous, merde ! On a plus beaucoup d’temps !

— Ils s’en foutent, du temps, les Chinois.

C’était pas l’moment de philosopher, mais fallait que j’pense aux gosses qui gémissaient sous moi. Des pauvres gosses qui avaient connu que l’pipi au lit et qui avaient maintenant affaire au Métal. J’pouvais même pas leur chanter une berceuse de K. K. Kronprinz parce qu’yavait pas qu’des filles parmi eux. J’en étais réduit au silence, sauf pour répondre vertement à l’impatience de CAP qui avait le pied sur l’échelle de coupée des fois que j’m’en sorte sans son aide.

— C’était rien, finis-je par dire.

Mais j’en étais pas sûr. Les pannes, c’est comme les trains. En tout cas, le voyant de démarrage était au vert, la couleur que le XXe siècle attribuait d’office à tout ce qui marchait comme sur des roulettes. CAP examina la loupiotte avec une prudence de mouche myope.

— Zêtes sûr ? demanda-t-il. Tout à l’heure, c’était rouge.

— Zentendez pas le bip sonore !

Ah ! c’que c’est con, un militaire ! Si c’était pas si souvent utile, on les nourrirait même pas. Il s’intéressait aussi aux manettes en alu. J’pouvais pas tout expliquer. Le temps pressait.

— Voilà c’que vous allez faire, dit CAP. Vous décollez juste assez haut pour libérer les gosses…

…qui commençaient à puer, mais pas la charogne… c’était juste la pisse et le biscuit au caca…

…vous décollez pas plus haut que la bâche ! Faut qu’on la dégonfle…

…ça ressemblait salement à la bulle antiterrorisme qui m’avait coûté la vie et le droit à l’assurance tous risques…

…ensuite on s’occupe des gosses…

…s’il en restait, ce que je saurais jamais parce que j’étais prisonnier du Module Lunaire à Usage Multiple…

…Zavez une dernière volonté à exprimer ? On est à la télé…

…Sally Sabat disait exactement le contraire. Qu’est-ce que ça signifiait ?…

…Bon. Je ferme. Remontez l’échelle.

J’entendis l’échelle coulisser dans le métal. L’espace du MLUM s’était considérablement rétréci, peut-être à cause du siège qui venait de se gonfler. Qu’est-ce que je foutais là-dedans si c’était un engin téléguidé ? Yavait longtemps qu’ils pensaient balancer une bombe sur Téhéran. En fait depuis qu’on recevait les bombes iraniennes par courrier postal. Avec les compliments d’Allah. Et pas un Arabe à l’horizon qui flambait au jeu des influences ce qui restait de spirituel dans le Koran. Je consentis à m’asseoir dans le siège qui venait à peine de se gonfler. J’inspirais des sentiments à ce tas de ferraille. L’ambiance lumineuse était bleue comme le XXe siècle qui avait le goût de l’orange. Qu’est-ce que j’attendais pour gueuler ?

— John ! Vous m’entendez ? C’est DOC…

Qu’est-ce qu’il avait oublié, ce matasano ?

— La clé, John, dit Sally Sabat. On a réussi à la tourner sans la pisse du lieutenant. Tu m’entends, John ?

 

Pourquoi j’avais pas froid ?

— La météo nous force à l’inactivité, d’un côté comme de l’autre, dit CAP. Soldats, la victoire est si proche que j’entends le son de nos cloches ! N’entendez-vous pas comme la terre nous accueille ? Soldats, méritons ce cri de joie ! Attendons l’heure avec fierté !

— Allonzenfants de la Patrie i e !

Je sentis alors les premiers effets de l’accélération. Pipi, caca, vomi, sperme, sueur, acides, lymphe, sang ! J’en voyais de toutes les couleurs parce que les estimations de DOC étaient très en dessous des besoins réels !

— Stabilisation dans 3 secondes-temps, John ! Une, deux…

— Alors on a fait tourner le moteur qui fumait pas comme la dernière fois. Tu t’rappelles ? On avançait pas. Cette fois, c’est la bonne ! DOC veut rester encore un peu. Tu l’connais. Tu s’ras plus là pour le traiter d’vicelard. T’as l’bonjour de John qui est assez beurré pour pas t’en vouloir. Il est assis au bar avec des filles qui le flattent parce qu’il a du pognon. Il est désolé pour toi, mais tu sais c’que c’est en période de vacances…

Putain ! Qui j’étais ?

— …trois. Stabilisation à 98%. Manœuvrez le correcteur d’assise, celui de gauche. Attendez cinq secondes et tournez la manette des gaz, toujours à gauche. Bilan dans dix minutes. Le temps de prendre un café.

J’étais qui, où, pourquoi ? J’m’étais jamais glissé dans la peau de personne. J’avais pas l’expérience du double. Comment on le pilotait, cet engin de malheur ? 9 minutes plus tard, je me mis en position d’attente. Je connaissais la procédure, surtout en cas de malheur. Une alerte rouge gicla du kronprinz alors que je m’apprêtais à écouter le rapport de bilan.

— Bilan reporté, John ! Occupez-vous du kronprinz apparemment mal réparé…

— Un train peut en cacher un autre !

— Vous en faites pas, John. On maîtrise.

— J’comprends pas l’chinois !

— Et là… vous comprenez ?

Ils m’envoyaient des outils de traduction, mais en chinois et j’étais branché iranien ! En plus, ça chauffait ! Et ça sentait pas bon.

— Méfiez-vous du subjectif, John ! Ça sent rien de notre côté. Ya pas d’raison que ça sente. D’ailleurs, ça sent quoi ? Vous laissez pas intimider par les couleurs. Ce sont celles d’un siècle qui ignorait ce que nous savons des couleurs.

Un autre feu d’artifice menaçait mon existence monacale. Je soufflais dans le dépressiomètre jusqu’à en avoir mal aux bronches. Je sentais mon cerveau se liquéfier au contact du métal en fusion. Je me sentis soudain très malheureux. J’avais besoin de quelqu’un, mais j’avais aucune chance de la rencontrer dans ce MLUM où tout fonctionnait au gonflage parce que c’était plus léger à comprendre. Rendez-moi mon siècle d’or ! Je veux plus retourner d’où je viens !

— Pourquoi elle ? Vous avez dit « la »…

— J’dirais rien si c’était pas pour vous faire plaisir !

 

« À un moment donné, vous vous sentirez bien…

— Comme quand j’étais le niño de la casa ?

— Si c’est ça le bonheur pour vous, John, n’hésitez pas. On vous suit à cent pour cent, ce qui veut dire que vous pouvez compter sur nous. Qu’en est-il du kronprinz ? C’est un truc qui n’a pas changé depuis qu’on l’a inventé. Vous comprenez, John : un truc tellement parfait qu’on n’a aucune raison de l’améliorer. J’crois qu’on a juste remplacé le coltan par le kolokium. Zêtes au courant, John ?

— Le jour où ils remplaceront la femme par un substitut ologique, je s’rai l’premier à remettre le terrorisme à la mode.

— Zêtes vraiment marrant, John, quand on vous demande rien ! »

Les conversations meublaient le silence. Et entre les conversations, je souffrais parce que le kronprinz utilisé contenait des traces de benzodiazépines. Ils savaient d’avance ce qui m’arriverait si j’en tenais pas compte. J’avais passé trente ans à tenir compte leurs avancées dans le domaine fragile et périlleux de la prévision exosensorielle, mais jamais ils ne m’avaient demandé de voyager nu dans un engin qui n’était pas prévu pour le contact métal-en-fusion/chair-à-vif. Mais je pouvais rien changer au temps-plan-sécant : j’étais le remplaçant de John Cicada et non pas cet original qui se faisait passer pour un autre. J’avais hâte d’arriver au bout du rapport pour connaître le nom de celui qui se foutait de ma gueule depuis peut-être ce moment de l’enfance où j’ai éprouvé le doute comme une maladie de la peau.

— Zêtes pas content d’avoir un remplaçant, John ? Vous pensiez vraiment que la CÔS est capable de traiter un employé comme un minable sans avenir ? Vous ne prenez aucun risque dans cette mission. On vous remplacera toujours. À l’identique, John. Et sans marge d’erreur.

Seulement MOI, j’étais le remplaçant. C’était moi qu’on remplacerait s’il m’arrivait le pire et je savais pas par QUI ! Pendant ce temps, le John Original se la coulait douce en compagnie de ses imagos. L’écran GABA indiquait que j’étais en train de saturer mon activité cérébrale à force d’agir sur ma conscience professionnelle avec les moyens de l’enfance.

— Remplaçant ! Repositionnez le kronprinz ! On vous demande pas votre avis.

Mais à quoi correspondait cette trajectoire d’ombre fugace ? Le vaisseau s’inclina plusieurs fois dans le même sens, comme si j’étais à la recherche d’un objectif qui m’échappait parce que c’était le bon.

— Vous remontez le temps au lieu de prévoir l’avenir, John !

 

Un coup d’œil dans le hublot montra clairement qu’ils avaient reconstitué le Monde autour de moi. Une Sally Sabat en manteau de vison m’envoyait des baisers en soufflant dessus après les avoir formés avec ses lèvres lippues. La neige tombait toujours, ensevelissant le reste du Monde. La Crevault ronronnait sur le trottoir, prête à recommencer si c’était nécessaire. Le clone de DOC traversa la paroi.

— John, le moment est venu. La poussée est telle que l’idée du retour ne concerne plus votre mémoire. En cas de douleur, au lieu de crier, utilisez la sonde P2P. Vous sentez à quel point c’est agréable d’avoir un remplaçant qui vous coûte rien et qui marche comme si on l’avait payé ?

— Le kronprinz date de 1998, DOC !

— Remplaçant ! Deuxième rappel à l’ordre. Vous ne devez en aucun cas précéder votre titulaire. Encore un essai contradictoire et nous procédons à votre mise au rencart avec destruction à la clé.

— Je vois le Monde comme si j’y étais ! Et j’agis en conséquence, messieurs. Faut pas m’en vouloir si mon esprit prend la tangente des apparences.

— Un remplaçant n’est pas autorisé à prendre la place de son titulaire ! D’ailleurs, vous ne devriez ressentir aucune douleur. On vous a insensibilisé au métal.

— Mais QUI avez-vous insensibilisé ? MOI ?

— VOUS !

— J’vous comprends plus !

— Calmez-vous, John. J’ai amené c’qu’il faut quand il le fallait.

C’était la voix de DOC. Son corps reconstitué avec les moyens du bord tentait de s’installer dans la soute. Il me conseillerait dans les moments de doute.

— Appuyez une fois sur le bouton orange qui se trouve devant vous si cette proposition vous satisfait.

J’appuyai sans prendre le temps d’affiner l’hypothèse qui me plaçait dans la position du demandeur alors que j’étais le début de réponse que John voyait se former sur l’écran de la douleur.

— Vous n’êtes pas John Cicada ! Seulement le remplaçant modèle 98 que la CÔS vous a attribué pour vous permettre de continuer dans de bonnes conditions votre enquête sur le pipi des oiseaux des monuments aux morts.

— Gor Ur !

Comme j’avais pas envie de me vomir dessus, je gueulais dans l’hygiaphone au lieu de prier qu’on me laisse tranquille.

— Vous êtes John Cicada et vous observez les évolutions spatiales de votre remplaçant…

— J’ai un remplaçant ? Première nouvelle ! J’croyais que…

— DOC vous a mal expliqué parce qu’il n’a pas compris ce qu’on lui a demandé de vous transmettre en cas de guerre. Les Juifs n’étaient pas des Juifs, mais des Nus qui s’faisaient passer pour des touristes étrangers. CAP vous envoie le bonjour. Vous aimez CAP parce que c’est une femme.

— Sally Sabat va m’crever les yeux avec une aiguille ! J’ai droit à combien de remplaçants si je commets des erreurs uniquement par ignorance des règles du jeu ?

— Vous ne pouvez pas ignorer des règles que vous avez inventées pour en finir avec le bonheur facile de l’enfant que vous avez été à une époque où personne ne remplaçait personne.

— Mais qui suis-je si je remplace au lieu d’être remplacé ?

— Vous êtes John Cicada, héros de l’Espace Itératif, et vous accomplissez votre dernière mission pour améliorer le montant de votre retraite. Vous êtes seul à bord d’un vaisseau ennemi chargé de transmettre des fictions secrètes à vos inventeurs.

— Je veux pas remonter le Temps !

— C’est pourtant ce que vous êtes en train de faire avec les deniers publics.

— Mais POURQUOI ?

DOC avait investi la soute qui ne contenait rien parce qu’on avait désarmé le vaisseau avant de le renvoyer à ses propriétaires.

— Ce que vous voyez, ce que vous prenez pour une conversation, ce qui va arriver si vous continuez de vous prendre pour ce que vous n’êtes pas parce que vous êtes ailleurs, tout cela appartient à la fiction qui remplace votre avenir pendant que le Temps retrouve les détails d’une enfance qui n’en avait pas. Vous vous nourrissiez de grandes lignes à cette époque, ce qui explique le bonheur e tutti quanti. Reprenez le cours de la conversation où vous l’avez laissé.

— Aidez-moi ! Pitié !

DOC remonta.

— Vous n’allez pas craquer, John ! Pas si près du but !

— Remplacez-le avant qu’il ne soit trop tard !

— Tu m’entends, J… ?

La voix de Sally Sabat, la seule voix de femme que je reconnais dans le noir les yeux fermés !

— J… !

— Je t’entends comme si tu étais de ce Monde ! S… S… !

— J… ?

— Remplacez-le avant qu’il ne soit trop tard !

DOC procéda alors à une série de manœuvres qui placèrent le vaisseau en position de retour, mais sans espoir. Je m’accrochais à une vision erronée de l’amour à deux.

— Qu’est-ce que vous voyez ?

— Je vois rien !

— Non ! Pas vous, John ! LUI !

— MOI ?

— Qu’est-ce que vous voyez que nous ne pouvons pas voir ?

— Mais… Rien ! Tout est… normal.

— Recalez le kronprinz sur la position de départ !

— DOC se sert du tournevis pour améliorer la transmission.

— DOC ? Ou qui que vous soyez. John a besoin du tournevis pour…

— Ça va, J… ?

J’allais bien après tout, à part la douleur et l’incertitude. La Terre était en train de changer de couleur. J’étais l’enfant qui collait son nez à la vitre pour ne rien perdre de ce qui ne se passerait plus s’il prenait la bonne décision.

— Un quart à gauche, John. Juste pour essayer. Ah ! Rien ! Rien ! Rien ! On reçoit rien qui ressemble à quelque chose. Comme si…

— Je vous écoute ! Comme si…

— Comme si on s’était trompé à votre sujet. Comme si c’était vous qui nous trompiez. Comme si le remplaçant était à la place de l’original et celui-ci à votre place ! Ça vous rappelle rien ?

— Non… Rien.

Je mentais. J’avais déjà vécu ce modèle. On était heureux à l’époque. Est-ce qu’on était tous heureux à l’époque ?

— L’avenir interprète votre passé, John. Vous devriez retourner avec vos amis. Oublier tout ça…

— Tout ça quoi… ?

— Ça… cette…

— De quoi parlez-vous, DOC ? Je vais bien. Je me sens bien…

— J’retourne dans la soute… des fois queue.

— Mais ya rien dans la soute, DOC !

— Si ! Ya MOI !

 

L’eau montait, formant des vaguelettes bleues qui éclairaient mes mains.

— Vous savez nager, John ?

— Oui…

— Alors ne nagez pas !

Qu’est-ce qui manquait à mon bonheur, du temps où j’étais heureux ? Le hublot de tribord, côté combat, ne contenait rien d’alarmant. Par contre, à bâbord, le Monde s’enneigeait et je voyais plus d’où je venais. Désespérée, Sally Sabat m’encourageait à continuer.

— J’ai trouvé le détail qui manquait, déclara DOC sans sortir de la soute qui commençait à sentir l’urine de sa réflexion.

— Vous oubliez ma mission !

— Vous voulez pas savoir ?

— D’abord la mission. Ça empêchera l’eau de monter.

DOC secoua sa tête grise pour me donner raison. Après tout, je n’étais qu’un remplaçant qu’on pouvait remplacer à l’infini si c’était ce que prévoyait le contrat. Je me souvenais d’avoir signé un contrat dans ce sens, mais John ne me disait pas tout. J’avais maintenant besoin d’une accélération ionique. Et d’une courbe précise. J’actionnai sans ménagement le calculateur principal. Le kronprinz se mit à fumer. C’était bon signe. Signe que DOC était une hallucination et que j’étais proche du but. Mais de quel but secret et pourquoi au service de l’ennemi ? Dans le hublot où Sally Sabat s’éloignait comme si j’étais en train de la quitter pour toujours, une onde de choc menaçait l’existence de Shad City, à quelques secondes près. Je n’en conçus aucun sentiment capable de me permettre une bonne évaluation de la situation critique. Si je délirais, c’était par inadvertance et DOC s’en réjouissait en tapant sur la charpente au rythme d’une bonne humeur qui apaisa ma douleur intérieure.

— Vous êtes là, John ?

— J’y suis, les mecs !

— Vérifier la tension.

— Quelle tension ?

— Demandez à DOC. Il vous expliquera. Il est temps !

Je demandai à DOC à travers l’écoutille qui nous séparait. Il répondit par un « J’en sais foutre rien » que je retournai aussitôt à la base avec une série de cris de joie qui les plongea dans le silence. Pourquoi qu’on passe pas toute son existence à la campagne sans se poser les bonnes questions ? L’écoutille coulissa et la tête transparente de DOC, qui n’était pas là, s’agita comme une antenne dans le vent.

— Vérifiez le débit, qu’ils disent ! Sans lui mettre la puce à l’oreille !

— À l’oreille de qui, DOC ?

— Du titulaire qui est en train de se foutre de vous parce qu’il découvre son nouveau jouet !

— Quel jouet ?

— Mais vous, J… ! Consultez les graphiques !

— Je peux ? Même si je suis qu’un remplaçant remplaçable ? Ya tellement d’choses que j’voudrais savoir sur l’enfant que j’ai été…

— …qu’il a été, John ! Qu’il a été ! Il n’a pas fallu une heure pour vous construire. Vous voulez voir ?

— Voir… l’avenir ?

— Non, bien sûr. Le passé. SON passé. Ce que vous ne pouvez pas savoir parce que vous n’êtes pas lui.

— Mais qui ! QUI !

 

En bas, pendant qu’on perdait un temps précieux à s’éviter, DOC et moi, Shad City recevait la première onde d’un choc dont l’impact se situait quelque part en Iran.

— Qu’est-ce que vous foutez (en farsi) ? rugit l’interphone réservé aux communications avec l’ennemi. Où est la clé de désactivation du système antiterroriste ?

— Pauvre John ! Pauvre John !

Le vaisseau amorça alors une descente aux enfers. Ce n’était plus de l’eau, mais du feu et je me couvrais de terre en passant. DOC sortit de la soute pour gueuler, sans que j’arrive à savoir s’il avait mal ou s’il était à bout. Il prit ma place dans le fauteuil et moi la sienne dans la soute.

— Vous êtes sûr de ça, John !

— J’avais jamais été aussi sûr de c’que je voyais sans me voir. On était à deux doigts de la conflagration universelle à cause d’illuminés qui voulaient pas quitter ce Monde sans les autres. Une armée de remplaçants grimpait le plus haut possible pour échapper au massacre. Ils arrivèrent à Shad City sans prévenir, ce qui désorganisa complètement la Compagnie des Ôs.

— ¡No me digas !

— Je voyais ça dans le hublot de bâbord tandis qu’à tribord se préparait le plus grand remplacement de tous les temps. Je pouvais pas imaginer un pareil rassemblement de force et de volonté de vaincre par le processus de remplacement qui devait beaucoup à mes voyages, du temps où j’étais un héros doublé d’enfant, avant de sombrer dans l’exagération et l’addiction qui s’ensuit. Vous me comprenez ?

Ils comprenaient, mais c’était trop tard pour comprendre que j’arriverais pas à temps pour sauver la Perse et ses roses. Le vaisseau que je pilotais entra en phase avec les Nouveaux Moyens de Remplacement. Comment ne pas en avoir le souffle coupé ? Même DOC, qui me remplaçait aux commandes, en était tout retourné. Il en demandait plus, gueulant dans l’interphone que le Monde allait changer et qu’on s’en foutait pour l’Autre Monde qui n’avait plus que l’importance du mauvais souvenir. J’étais d’accord avec lui pour virer de bord. Dans la soute, je m’activais à graisser les bielles qui chauffaient à blanc dans un effort que j’aurais qualifié d’humain si j’avais été dupe de ce que je voyais comme si j’y étais.

— Qui êtes-vous, John ? Qui vous a remplacé ? Il y a un trou dans votre mémoire. Comment le remplissez-vous ?

 

On vit alors le vaisseau amiral s’avancer vers la tête de l’armada, passant majestueusement au-dessus de nous et nous saluant de ses feux de position qui clignotaient dans la nuit itérative que je connaissais peut-être mieux que tous les autres, que tous ceux qui revenaient sur les lieux en revanchards pour changer la donne. DOC alimentait joyeusement mon excitation, me proposant un finale digne de mon imagination, de ce que mon imagination ignorait encore malgré l’abondance de signes.

— Shad City est à portée de tir ! s’écria DOC.

Le collimateur clignota, confirmant l’approximation instinctive de DOC.

— Mais qu’est-ce que vous voulez remplacer, John ? On peut vous aider si vous y mettez du vôtre. Vous ne pouvez pas remplacer ce qui n’est pas prévu pour ça.

— Caprice d’un gosse qui se croit heureux parce que les autres sont jaloux de lui. Enculez-le avant qu’il prenne goût à la femme. Enculez-le, je vous dis !

— Je qui ? fit DOC comme si on avait le temps de discuter.

— John ! Faut lubrifier l’arbre principal avec ta propre graisse !

— Foutez-lui la paix ! beugla DOC qui perdait patience au moment où il aurait fallu en avoir à revendre.

J’arrêtais pas. Ça fumait dans la soute. Ça fumait de l’oxyde et de l’hydrogène en phase gazeuse et je me retenais pas de donner tout ce que j’avais dans le ventre. Tout ça pour leur prouver que si j’étais un minable, je saurais mourir au bon moment et la gueule ouverte pour montrer que j’étais pas mort sans un cri.

— Pourquoi le cri, John ? On comprend pas…

— Parce que je me sens pas bien, les mecs !

 

Je me sentais vraiment pas bien. DOC avait beau être transparent — parce que je le voulais — on était à l’étroit dans ce Lunartype d’une époque dont on ne savait presque plus rien depuis que ses principes avaient été mis au rencart. Aussi fus-je plutôt surpris, dès notre arrivée, de constater que papa Joe avait laissé des traces en territoire ennemi. Sa statue se dressait au beau milieu des pistes d’atterrissage, gigantesque et balayée par les faisceaux des projecteurs qui nous l’avaient révélée au cours de l’approche. DOC était fasciné par la ressemblance.

— On peut pas ressembler plus ni mieux à son papa, dit-il en se jetant dans le toboggan qui gerbait du talc dans la nuit.

On se serait cru en plein jour, mais les étoiles du Nouvel Assemblage Constellaire témoignaient assez que la nuit n’avait pas perdu ses droits sur cette extension dont le drapeau vert et noir flottait sur tout ce qui avait un sommet. Des factotums se chargèrent de mettre le LT 98 à l’abri des regards. D’autres nous poussèrent au bout de piques et nous exprimèrent notre frayeur lorsque nous constatâmes que le Champ des Empalés constituait une attraction pour la foule des Chômeurs et des Ignorants. J’avais à peine eu le temps d’ôter mon casque qu’une rumeur s’éleva et DOC traduisit aussitôt le sens profond de cette langue étrangère.

— Ils vous prennent pour papa, dit-il en agitant sa petite main gantée de noir, signe qu’il avait déjà été empalé dans les mêmes circonstances.

Mais le ton de la rumeur ne monta pas plus haut que la confidence faite à celui qu’on n’attend plus depuis si longtemps qu’on ne reconnaît en lui que la promesse non tenue. Une jeune fille fleurie m’embrassa sur la bouche, me demandant qui j’étais. DOC se fraya un chemin dans la foule pour me rejoindre.

— Surtout ne dites rien qui puisse compromettre notre sécurité, souffla-t-il dans mon oreille.

La pique correspondant à sa faute le harcelait tandis que je me sentais pénétré par celle que je ne méritais pas, à moins que les fautes de mon papa fussent aussi les miennes par héritage.

— Ne contestez rien, dit encore DOC qui se laissait porter, secouant ses jambes comme un pendu.

Nous atteignîmes bientôt l’entrée des Bureaux gardée par deux chiens attelés à deux femmes qui tendaient leurs jambes en guise d’attelage.

— Vous ne serez pas empalé si vous êtes John Cicada, me dit le cerbère.

— Il ne ment pas, se plaignit la femme qui était attelée à ses flancs.

Je m’empressais de déclarer que j’étais bien John Cicada et que je ne demandais qu’à comprendre si cela pouvait me sauver de la souffrance infligée à mon cul. Car j’étais entré dans la souffrance, saignant déjà. DOC s’éleva en même temps et je me sentis seul et désespéré. La femme se plia pour me baiser le cul. J’admirais alors le saignement des lèvres qu’elle me tendait comme si je méritais d’entrer dans les Bureaux alors que DOC était emporté dans un cri de joie déconcertant tant il accompagnait justement la liesse de la foule.

— Nous saluons le digne fils de Joseph Cicada, dit la femme. Que ta faim nous nourrisse, Héritier !

Jetant un dernier regard sur l’ectoplasme de DOC qui se raidissait sur la pique encore oblique, j’entrepris de monter l’escalier qui se présentait à moi comme la seule direction à prendre.

— Joe nous a sauvés ! Joe nous a sauvés ! Et il est mort injustement !

La foule qui nous accompagnait prenait plaisir à passer de la joie à la haine, ne modulant rien entre le « Joe nous a sauvés » — de quoi ? — et « il est mort injustement » — comment et pourquoi ?

— Prenez place, me dit la femme qui s’efforçait de résister à l’attelage que le chien de garde tentait apparemment de lui subtiliser.

 

Nous nous engageâmes dans un étroit corridor de lumière bleue qui était une galerie de portraits. Nous ne tardâmes pas à nous arrêter devant le portrait de papa. On le voyait en tenue de pilote, debout en haut de l’échelle de coupée, prêt à s’envoler vers une de ses innombrables aventures stellaires. À cette époque, le voyage était une aventure et c’est d’ailleurs au cours de la dernière que papa trouva la fin de son existence utilitaire. Il n’était jamais revenu et on racontait d’étranges histoires sur ce qui s’était passé à bord de son vaisseau pour expliquer ce qui n’aurait jamais dû se passer. Je frissonnais dans ma sueur. La femme, qui était peut-être la Femme, me caressa la joue pour activer le processus de la mémoire-habitude. Une minute plus tard, je fumais une cigarette avec le Chef de service qui s’excusait pour le Directeur qui était retenu ailleurs par le Devoir. Je comprenais que j’étais papapa.

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, croassa le Chef. Le voyage s’est bien passé ? On m’a parlé d’un tir de barrage…

— Rien à côté de ce que je vais morfler…

 

De la fenêtre, on voyait les pals soigneusement alignés, n’entendant que la rumeur de la foule mue par un tapis mécanique déployé à grande vitesse. Des hommes nus s’efforçaient d’atteindre les sommets de ces espèces de mâts de Cocagne, levant un bras droit au bout duquel la main ne trouvait pas ce qu’elle cherchait, mais arrivés à proximité des jambes, parfois même du cul, ils rencontraient le sang qui agissait comme le savon et ils redescendaient, piteux et grognant, subissant alors les moqueries de ceux qui ne faisaient que passer en attendant de tirer le gros lot. Mais en y regardant de plus près, on pouvait voir que les créatures qui tentaient de grimper le long de la pique qui crevait DOC à l’endroit du cul, ces créatures n’étaient pas des hommes, pas même de petits morveux pleins de hargne, — c’étaient des fillettes joyeusement haineuses qui s’entredéchiraient dans les coagulations prometteuses qu’un peu de merde rendait aussi dangereuses que le sperme dont elles raffolaient sans scrupules. Ce spectacle était à vomir.

— Votre papa aussi avait une Imagination Sans Fil, me dit le Chef. Nous supposons encore qu’elle ne fut pas pour rien dans sa disparition corps, vaisseau et âme. Il était seul et prétendait le contraire. Cela ne lui était jamais arrivé. Il avait toujours résisté à la tentation d’inventer l’autre pour ne pas être seul. Raison pour laquelle nous l’avions choisi. C’était une mission… cruciale pour la sécurité de notre pays. Un peu comme celle que vous accomplissez en ce moment tout aussi… déterminant.

— Nous comprenons votre nervosité, ajouta la Femme.

Elle ferma la fenêtre sans me demander mon avis, mais avais-je vraiment besoin ou envie d’assister à l’agonie de DOC que les fillettes n’avaient aucune chance d’atteindre ? J’examinai les coussins d’un fauteuil.

— Vous pouvez séjourner ici tant que vos désirs y seront satisfaits, dit le Chef. Madame vous accompagnera.

La Femme approuva cette sage décision, m’assurant qu’elle ne me laisserait pas seul une seconde et que je pouvais me fier à son jugement. Je déclarai en être honoré alors que l’impatience me donnait l’aspect d’un poisson frétillant dans un bocal destiné à l’amour. Le Chef me tendit un verre vert. Je le remerciai scié.

— Votre papa ne reviendra pas, mais il est resté dans nos mémoires, dit-il en buvant dans un autre verre vert. Vous avez vu la statue ? J’aime ce poing dans les étoiles. Nous ne procédons jamais autrement.

Il montra ses dents pour menacer le futur de ses enfants et de ceux des autres en même temps. Je m’inquiétais pas pour la marchandise, à peine curieux de savoir ce qu’elle représentait pour ce peuple ennemi que mon père avait servi au détriment de sa race. Et je mangeai aussi beaucoup pour éviter de critiquer ce qui après tout ne me regardait plus. J’avais pas connu mon papa, seulement sa théorie, ce qui m’avait pas empêché d’être heureux comme un oursin en période d’orgasme.

— Vous ne voulez vraiment pas savoir ? me questionnait le Chef entre deux gorgées qui me brûlaient la gorge.

Il avait l’air d’attendre, comme si la mission qu’on lui avait confiée consistait à me prendre en flagrant délit de curiosité.

— Vous avez eu froid à Shad City ? demanda la femme. Nous bombardons le centre-ville depuis ce matin, profitant d’une éclaircie provoquée par les ondes de choc des essais nucléaires coréens. Vous avez quelqu’un là-bas ?

— J’y ai la femme que j’aime et qui croit m’aimer…

— Nous avons entendu parler de cette Sally Sabat. Elle aussi est la fille de Joe Cicada, votre papa.

— Vous devez être mal renseigné, m’dame ! Elle a pas eu une enfance heureuse. Et puis papa a pas eu d’autres enfants, pas même des bâtards qui expliqueraient leur enfance malheureuse par l’absence du père et les secrets bien gardés de la mère.

— Sally Sabat est votre demi-sœur, dit le Chef. Elle est venue jusqu’ici pour nous le prouver !

— Alors comment vous expliquez qu’elle est MA femme ?

Zavaient pas vraiment envie de discuter, ces hôtes que mon ennemi soumettait à ma lucidité automnale. Mais je venais de poser la mauvaise question et le pal me chatouillait l’anus comme un archet la cinquième corde. Le Chef me jeta un regard de compassion que la Femme se refusait visiblement à partager avec lui. Leurs missions respectives ne se rejoignaient qu’en dehors de toute perspective jubilatoire. Le pal se retira lentement, communiquant des vibrations sans doute relatives à l’attente, à la hâte peut-être.

 

— Chaque vendredi, expliqua le Chef, nous nous rendons au pied de la statue de votre papa pour méditer sur l’Histoire dans laquelle il est entré parce que vous voulons qu’il en soit ainsi. Vous avez été héros vous-même, mais ça n’a pas tenu, n’est-ce pas ? Il a manqué à votre aventure cette infime différence qui sépare le personnage du quidam. Vous avez confondu le chant des mots avec le sens des termes. Nous en sommes tous là, rassurez-vous.

Il devenait prolixe, le Chef, en l’absence de son Directeur, mais que faire si les hasards d’un agenda exerçaient sur lui des pressions autrement créatives que les moments précis de l’exécution des tâches ? Je comprenais aussi ces prérogatives.

— Il faudra nous expliquer aussi ce qui vous a déterminé à occuper un emploi à la Compagnie des Ôs, dit la Femme.

— Il ne s’agit pas de détermination, Madame. Seul le besoin…

— Nous connaissons les fragilités du système de retraite, mais cela explique-t-il votre décision de poursuivre le délinquant, voire l’escroc ?

— À vrai dire, c’est pour moi le seul moyen de ne pas quitter celle que j’aime d’une semelle…

— Vous m’en voyez flattée, dit la Femme.

— Elle veut dire que votre attachement au genre féminin l’honore et la satisfait, ajouta le Chef.

— C’est pas ce que j’ai voulu dire !

— Qu’est-ce que vous disiez, mon cher John, que nous avons compris de travers ? Devrais-je dire de traviole pour être parfaitement compris de vos lecteurs ?

Le pal recommençait à titiller mon envie de chier. J’crois même que j’gargouillais. En présence d’une femme qui pourrait être la vôtre uniquement parce que c’est une femme, c’était pas folichon comme défense contradictoire, je l’avouais sans honte à mes détracteurs.

— N’exagérez rien, gloussa le Chef dont les yeux clignotaient à la recherche de l’approbation que la Femme hésitait à lui accorder sans doute parce qu’elle ne comprenait que la moitié de ce que je disais.

— Vous serez empalé de toute façon, dit-elle. C’est une blague ! s’écria-t-elle aussitôt parce que je pâlissais.

— J’ai toujours apprécié votre humour, Frank ! caquetait le Chef.

— Moi c’est Joe… j’veux dire : John !

— Ah ! Oui… John. Vous ne trahissez personne en nous servant. Vous le savez ?

— J’vais reprendre un peu de cette sauce si ça vous fait rien d’me servir… patron.

— Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !

Il riait de bon cœur, le Chef qui n’attendait plus rien de son Directeur. Et la Femme, encore liée au chien par un attelage pimpant et pimponnant, buvait sans retenue dans mon verre vert. Un messager interrompit son rire. Il apportait des nouvelles de Shad City dont le bouclier antimissile fonctionnait à merveille.

— À merveille ? s’étonna le Chef.

— À merveille pour eux, Chef ! Pour nous, c’est… c’est…

— Rompez !

Le Chef froissa le message avec une lenteur qui témoignait de la précision et de la puissance dont il désirait porter les coups à ses ennemis au nom de je ne savais quel peuple que papa servait encore peut-être sans le vouloir. J’en étais la preuve flagrante.

— Vous allez devoir retourner à Shad City pour corriger les données, dit la Femme qui interrogeait un calculateur mobile incrusté dans le museau de son chien.

Je m’étonnai. Je protestai même !

— À Shad City, on fusille, Madame ! Je l’ai vu de mes propres yeux.

Elle éclata de rire, montrant sa langue bleue et l’or de ses dents.

— Elle s’imagine que vous n’êtes pas taillé pour les trahisons, dit-elle en me proposant une cuillère de sauce bourguignonne.

— Mais j’ai trahi, Madame ! Monsieur ! Comprenez-moi ! Je l’aime, oui ! Mais pas au point de me jeter dans la gueule du loup ! Et puis, sans l’aide de DOC, je suis incapable de piloter cette merde de LT 98 !

Elle me barbouillait la gueule en riant tandis que je pensais à les trahir. Le Chef non plus n’était pas dupe de ma fidélité. Il me lécha le nez.

— On ira voir la statue de papa un autre jour, dit-il fermement. Il aimera ça, vous verrez. Un tiroir secret contient ses dernières volontés. Vous glissez la pièce dans la fente et papa se met à rêver de postérité. C’est pathétique, vous verrez.

— J’suis pas venu pour remuer le linge sale ! J’en ai rien à foutre de la légende ! J’veux même pas des explications. J’veux qu’elle les trahissent et qu’elle me rejoigne ici où on pourra vivre comme des p’tits zoiseaux en cavale. Vous n’aurez rien d’autre à faire que me l’amener, pieds et poings liés si c’est nécessaire. Je me charge du reste.

— Amener ici ce colosse d’amour et d’exigence ! Vous délirez, monsieur Cicada ! Vous êtes fou !

— Je n’délire pas ! Je n’suis pas fou ! J’ai simplement envie qu’on me foute la paix. On était sur une piste quand vous avez foutu votre bordel funèbre ! J’sais même plus où j’en suis ! Mais elle peut arranger ça si je lui demande de changer de métier !

— C’est impossible, John, dit la Femme qui me léchait aussi.

Le chien léchait. Ils léchaient tous pendant que je cherchais une solution à un faux problème. J’ouvris la fenêtre dans un élan de fureur aveugle.

— À Shad City, l’inceste n’est pas un crime contre la nature humaine, dis-je plus calmement. C’est pas l’cas ici, je sais.

— Vous savez rien, John. Vous en savez si peu que vous êtes devenu un danger pour vous-même. On peut vous aider si vous y mettez du vôtre. On a été gentils avec votre papa. Pourquoi qu’on l’serait pas avec son fiston qui lui ressemble à s’y méprendre ? Imaginez une seconde ce bonheur retrouvé ! Il vous a rendu heureux, n’est-ce pas ? Alors qu’elle vous mine. Et vous savez pourquoi elle vous mine ?

— Parce qu’elle sait.

— Bingo !

On pouvait brancher un micro au pied de chaque pal. Ça coûtait cinq sous. On avait toujours cinq sous dans la poche. On n’avait rien d’autre que ces cinq sous et ça nous rendait heureux de savoir qu’il arriverait jamais rien d’autre.

 

« Vous en avez de la chance, John ! C’est aujourd’hui la Saint-Joseph-Cicada, qui est aussi le jour de Saint-Basile-le-Grand. Le peuple sera content d’apercevoir le digne fils de son père. Habillez-vous et descendez déjeuner avec nous. Nous vous attendons dans le Salon Préparatoire à l’Ambition Politique. Vous y admirerez notre esthétique néobaroque et pourrez consulter les États Moraux de l’Entreprise Libérale. Croissants chauds et jambon de Parme ! Nous buvons aussi du Lambrusco dans de petits verres dorés à l’or fin par des Palestiniens arabes. Prenez vos gants pour la cérémonie. Et la canne que le Musée Joseph Cicada accepte de nous prêter pour l’occasion. Vous avez aussi de la famille ici, bien qu’uniquement constituée de cousins trop lointains pour prétendre à l’héritage selon nos lois. Vive la New Palestine, mon cher John. Vous y êtes le bienvenu. Et vous le savez. Ne me dites pas le contraire. Nous saurons effacer de vos pratiques cette haine conjuguée de l’Arabe et du Juif. Vive l’Iran ! Gloire à Jélah ! Et merci au Dalaï-Lama !

— Gloire à Jélah ! »

Ça pouvait être le deuxième jour, le lendemain de mon arrivée en Palestine. À peine réveillé, j’eus pourtant le sentiment que j’avais dormi longtemps, beaucoup plus longtemps que me le laissait entendre cette douce matinée d’hiver. Après les discours, on m’invita à pisser dans un bocal qu’une vestale s’empressa d’emporter. Comme je la regardais s’éloigner dans ses voiles, le Chef m’adressa ce compliment et m’offrit une brosse à dents et un flacon d’eau de toilette. Je dévissai le bouchon, comme on fait quand on reçoit un présent, et portai mes narines sur le goulot. Ça sentait la pisse.

— Avec un soupçon de purin, précisa le Chef.

Il me montra comment se servir du bouchon vaporisateur. La fleur vaporisée se redressa. Clin d’œil. J’allais être très sollicité aujourd’hui et les femmes ne seraient pas les dernières à montrer leurs curiosités.

— Je vous laisse, John ! Le devoir m’appelle ailleurs, mais je serai à vos côtés dans les grands moments de la Célébration.

 

Ça m’soulageait pas vraiment. De quoi m’plaignais-je ? Je jetai un regard incrédule à la fenêtre. La rue se réveillait à peine. Quelques véhicules se croisaient dans l’indifférence et l’habitude sans doute aussi. De rares passants se pressaient, levant la tête pour observer d’un air inquiet les enseignes qui grésillaient en s’éteignant lentement. Je crus apercevoir le ciel dans l’agrégation des édifices, voyant d’autres fenêtres, mais sans les distinguer des panneaux publicitaires et des antennes de communication. Les façades portaient les traces immondes d’une pollution totale des éléments et des ensembles. La statue de papa se reflétait dans des angles impossibles à définir logiquement ou tout simplement par la force. La fleur aspergée retomba dans le rayon de soleil qui portait son ombre très loin sur le guéridon où elle côtoyait le miroir dont j’allais me servir pour exister encore. J’avais un intense besoin de corriger ma courbe prospective. J’ouvris un tiroir et ne fus pas surpris d’y trouver une ampoule de fombre diluée dans du machaquito.

— Vous n’en aurez pas d'autres, dit une voix. Ne commencez pas par là, John. La journée va être longue.

— Je vous ferai chanter !

La voix se mit à rire, mais comme si elle m’aimait, comme si je n’avais aucune raison d’en douter, et je me vis dans le miroir, brossant ma tignasse saturée de vert-de-gris, l’œil tournoyant dans les giclées infinitésimales du sang, la main gantée de noir alors qu’on me conseillait le blanc comme couleur du deuil et de l’hommage.

— Vous avez une minute de retard sur l’horaire prévu, John ! Rattrapons-la maintenant qu’il en est encore temps. Laissez-vous faire.

— Il se passe quelque chose au niveau du canal hyaloïdien ! J’air reconnu cette douleur toute la nuit, mais autre chose m’empêchait de me réveiller et mon esprit s’est embrouillé comme chaque fois que je suis la proie d’une contradiction phénoménale.

— C’était un cauchemar, John ! Votre rétine se porte bien, aussi bien que c’est possible pour un homme de votre âge. Vous avez essayé votre Urinospay ?

— Sur une fleur…

Je cherchai la fleur…

— Celle-là !

— N’essayez jamais sur les fleurs !

— C’est pas moi qui… !

J’étais prêt, presque méconnaissable dans le miroir. Je m’adressai un sourire. Quelqu’un fouillait mes poches.

— Le spay dans la poche de droite et l’ampoule dans la gauche. N’oubliez pas, John ! Et ne confondez pas. Vous avez la liste des circonstances ? Vous savez vous en servir. Ne touchez pas aux fils ni aux antennes. Une circonstance donnée correspondant selon le cas à une vaporisation urinotemporaire ou à un cristal d’anis associé à son grain de fombre. Vous êtes équipé pour traverser le Monde sans problème ! Allez ! Poussez-vous ! Trip trip trip !

Je descendis l’escalier. Un domestique en tenue de soirée me confia qu’il manquait d’enthousiasme chaque 2 janvier.

— Je ne devrais pas dire ça à Monsieur qui est le fils du saint du jour. Mais j’en ai gros sur la patate. Monsieur comprendra vite que je ne suis pas fait pour le servir.

— J’ai jamais eu d’domestique. J’suppose que j’peux m’en passer.

— Monsieur dit ça parce qu’il ne sait pas…

L’homme qui me parlait et se confiait peut-être à moi en même temps était plié comme une chaise. Il m’arrivait donc au coude qu’il tenait d’une main ferme.

— Monsieur me suivra sans contester mes choix ?

Nous atteignîmes les tapis du rez-de-chaussée qui formaient une série d’embûches inévitables. Je croisais des dames en habit, fraîches comme des fonds de bières et caquetant en me désignant.

— Vous êtes en quelque sorte la star du jour, Monsieur. Nous allons entrer dans le salon. Vous connaissez le Salon ?

— … ?

— Au moins de réputation. C’est ici que Monsieur votre père signa son dernier contrat avec nous.

— Nous ?

— Il ne pouvait en être autrement à cette époque. Les choses ont bien changé ! Voyez ce qu’ils ont fait de moi !

 

Une chaise pliante qui n’invitait pas à la pause. Il se déplia un peu pour ouvrir la porte à deux battants. Le Salon était plein à craquer. Les visages pivotèrent pour me toiser. J’agitai un gant pour m’inviter, mais le domestique se mit à gueuler dans l’hygiaphone qui nous séparait des convives ; un détail qui avait échappé à mon attention crispée comme un mollusque qu’on vient d’effleurer avec l’acier d’une lame.

— Détendez-vous, bordel ! grogna le domestique. La porte va s’ouvrir !

Les p’tits trous de l’hygiaphone s’élevèrent rapidement. Je les suivis du regard jusqu’à la hauteur du rideau qui surplombait le devant de la scène. Un projecteur sonda mon apparence, hésitant entre la ressemblance évidente et le caractère ignoble de mes mauvaises habitudes. Je souriais sous l’effet de la caféine injectée dans les dents. Une dame en habit vert me tendit une tasse de thé, me demandant si je souhaitais le sucrer.

— Ce n’est pas une dame, Monsieur ! Elle vous sert. Dites oui ou non et passez votre chemin. Nous allons nous poster là !

Je frôlai la chair tétanisée de la bonne qui m’sucra au passage. Ah ! J’étais pas fier. Le domestique, toujours plié et me tenant le coude dans sa pince achetée au rabais dans un surplus militaire, me plia dans un strapontin en bois vernis avec la queue. Y avait même pas d’dossier ! Et pas moyen de se plaindre au-delà du gémissement intime ! Ah ! J’étais heureux comme un saucisson prêt à déguster.

— Vous la fermez et vous écoutez, dit le larbin.

Il plaisantait pas. Je pinçais un croissant brûlant, m’ébouillantant la bouche avec le thé qui fumait comme du foin à la campagne. Il se contenta de se redresser encore et de croiser ses mains sur sa bedaine en forme de poire.

— Vous prendrez bien un peu de jambon ? recommença la bonne.

— Dites oui ! grogna le domestique qui badinait toujours pas.

— Oui !

Elle m’enfila une tranche acide entre deux gorgées qui réduisirent ma langue à la lavette par laquelle j’avais commencé il y avait tellement de lurettes que ça m’donnait des idées d’suicide.

— Dites c’est bon.

— C’est mon !

Il avait l’air satisfait, le larbin. Son sourire dégoulinait pour me mouiller. Il décroisa un moment ses mains pour rajuster mon nœud papillon. Il était fier de moi et ne s’en cachait pas.

— Ça va commencer ! jubila-t-il.

Une chaise s’approcha, giclant l’huile de ses moyeux. Elle me toucha les guiboles. Ses engrenages sifflaient derrière une première couche de grésillements électroniques.

— Posez votre cul là-dessus ! dit le larbin sans desserrer les dents.

— Encore du thé ? dit la bonne. Il en reste…

 

Le strapontin avait réveillé de vieilles douleurs. La bouche gonflée et le cul dilaté, je m’arcboutai pour atteindre la chaise qui corrigeait automatiquement sa position. Je la remerciai en m’y retrouvant un peu de travers, l’habit froissé et le jambon sur la langue.

— Vous êtes un maître comme nous en rêvons ! lança le larbin qui projeta en même temps une larme à l’œil qui acidifia douloureusement ma lèvre inférieure.

La bonne avait aidé à la poussée. Elle trépignait en voyant que j’allais atteindre mon but. À l’intérieur de la chaise, l’électromécanique était soumise à des contraintes résiduelles. Encore un effort et, tout barbouillé de thé et de jambon, je me retrouvais aux commandes d’un vaisseau factice débarrassé de sa tourelle. Un micro traversa ma langue. Je mis la main à la poche.

— NON ! gueula la voix du Chef.

Je palpai le corps infini de l’ampoule contenant la fombre liquéfiée à l’anis.

— NON ! Ce n’est pas celui qu’on attendait, continua le Chef qui remplaçait le Directeur en vadrouille. NON ! Ce n’est pas le fils EXACT de notre saint du jour.

On me regardait comme si j’avais fait du mal et que j’allais être noté en dessous de zéro, dans le froid polaire des mobiles inavouables sans tortures préalables. J’acceptais le thé brûlant comme prolégomènes à la mort promise.

— CE John Cicada est un remplaçant !

Cri de la foule amplifié par une nouvelle génération de transistors utilisant les bienfaits du kolokium 104. Mais, continua le Chef

— c’est un honnête homme. Regardez-le ! Il est absolument dénué de mauvaises intentions à notre égard. Il ne contient aucun armement dissimulé derrière sa gentillesse apparente.

Rengorgement et petite démangeaison anale.

— Nous ne lui ferons pas de mal. Il a accompli sa mission aussi bien que John Cicada l’aurait fait, trahissant son pays d’adoption, mais soucieux de ne pas insulter ses origines ni la supériorité incontestable du père sur sa descendance aléatoire.

Regard condescendant. J’enlevai mes gants. Mes mains caressaient des commandes d’acier déconnectées. Le réseau crachotait à proximité.

— Nous serons bienveillants avec cet homme, psalmodia le Chef. John ! Lève-toi !

La chaise s’éleva, déchirant ma surface devenue insensible, mais je communiquais toujours avec mon cerveau. Étais-je de chair et d’os comme le prétendait le Chef ? J’avais pas accès à ce genre d’information.

— Qui vous dit que c’est pas John Cicada ?

Une voix venait de s’élever. Je tournai douloureusement la tête dans sa direction. Sally Sabat rouspétait sans ménager ses contradicteurs. Sally Sabat ou son remplaçant pris au piège de la Palestine. Je poussai un cri d’amour, caressant le flacon qui se dilatait d’avance.

— Ma Sally !

— Faites-le taire ! La réparation est provisoire !

 

Avec quoi ils m’avaient colmaté ? Un pal atteignit mon diaphragme. Je suffoquais. Ils avaient couplé la chimie et les effets électrostatiques. J’en bavais, incapable de trouver le premier mot de ma protestation aux bourreaux.

— S’il y a quelqu’un ici qui peut reconnaître John Cicada, c’est moi !

— Qu’est-ce qui vous y autorise ?

— Je suis Sally Sabat, la femme couillarde qui a mis le Monde à feu et à sang suite à une erreur de manipulation de la Substance Originale. Je sais de quoi je parle. Ah ! Si le Directeur était là !

— Mais il n’est pas là, Madame, et je le remplace !

Je croyais rêver. Entre remplaçants, on se comprenait pas. Alors entre hommes ! Je tentai une dernière hypothèse. Et si j’étais une erreur humaine ?

— Déconnez pas, John ! Le moment est mal choisi.

Je m’parlais ! Et je raisonnais pas ! J’avais du sang sur les mains et j’arrivais pas à me rappeler ces circonstances. Je demandais pitié à des ignorants, des chômeurs, des SLS, des gosses sans avenir professionnel. Je m’adressais à la racaille en retour, à des pinces-sans-loi, des rêveurs atténués, de la merde en bâtons d’écriture, des bois-sans-moi, des pétés de l’égalité, des inconnus à la ripaille, des inutiles conscrits pour le meilleur et pour le pire ! Je m’sentais plus tellement j’avais de choses à dire. Sally Sabat fendit la foule sans ménagement.

— T’as au moins un avantage, John Cicadax…

On ajoutait un x pour désigner les remplaçants, mais j’étais peut-être xx ou xxx ou x2… — qu’est-ce qu’elle en savait, elle qui savait tout ce qu’on pouvait savoir sur l’état de la connaissance scientifique du moment ?

— Tu possèdes le plus bel engin intergalactique que j’ai jamais observé à la surface de ce Monde.

— Sans tourelle, ça va être difficile, mamourx…

— On s’passera d’tourelle ! Avale tout d’un coup, sans scrupules !

J’avais jamais essayé ce truc. Mais elle connaissait la chimie et pouvait pas m’envoyer en enfer sans m’prévenir. Je versais le contenu de l’ampoule dans le flacon sans provoquer de fusion. Ça chauffait même pas !

— Mais ça va r’froidir si tu t’grouilles pas !

Je m’grouillai. Comme ça, à vide, j’pouvais pas calculer le temps de réaction.

— C’est papa qui va être déçu, dit quelqu’un.

 

La foule se dispersait pour atteindre le buffet installé en marge du dispositif politique. J’étais cloué à l’acier qui m’empalait et Sally Sabat actionnait la pompe à hélium qui m’gonflait. Pendant ce temps, le Chef informait le Directeur par l’intermédiaire de la Secrétaire du Directeur. Elle avait son mot à dire et ça l’rendait dangereux à distance.

— On va s’casser d’ce mauvais pays qui sent le prépuce, dit Sally Sabat. C’est pas comme d’se couper les ongles, tu comprends ?

J’étais coupé, moi ?

— Seulement du Monde qu’est pas au mieux d’sa forme, mon choubiniou. Non mais regarde-les, ces ancêtres de la guerre larvée ! On est bien différent toi et moi, allez !

— Mais je suis pas le bon ! Je remplace…

— Tu remplaces bien. Et tout pour moi ! J’demande pas plus à la Science. J’promets d’en rester là.

— Tu promets rien, mamourx. T’est trop belle pour moi !

— J’ai jamais été aussi belle, crois-moi ! Et j’suis plus toute jeune, si t’y vois pas d’inconvénient.

Elle était l’acier qui projetait la réalité sur les murs. Ah ! C’que j’étais heureux de m’être réveillé ce matin !

 

Faut dire que j’me réveille pas tous les matins d’aussi bonne humeur. Ce que vous lisez est écrit par un remplaçant. Sally Sabat n’expliquait pas non plus sa présence dans le camp ennemi, m’affirmant que la Sally Sabat que j’avais connue était un remplaçant avec qui elle était de mèche pour des raisons familiales tellement obscures que je ne compris rien à son discours devant la coiffeuse.

— Toi, au moins, dit-elle en lissant sa frange avec un produit contaminant, tu sais c’que t’as à dire ! Ah ! Ils te chouchoutent, nos émules ! Et puis t’as un papa et une statue commémorative. J’ai rien, moi, si j’compte bien.

Elle vaporisait en même temps des senteurs printanières que le courant d’air portait vers la fenêtre entrouverte. Un peigne doré surmontait une ébauche de chignon. Je pouvais la voir se voir dans le miroir, impérative et soupçonneuse.

— Tu l’connais, ton discours ?

— J’y ai travaillé toute la nuit.

— T’as changé des choses ! Y vont pas aimer ça !

— J’ai rien changé. J’ai appris par cœur pour pas vomir. Je m’sens toujours pas capable de dire autant de conneries à propos de papa.

— Mon pôv’ biniou ! T’as vraiment pas d’la veine.

Elle me regardait la voir, travaillant le sourire pour maintenir ma bonne humeur à la hauteur de son attente. Mais qu’attendait-elle d’un remplaçant qui débitait des sornettes pour pas se démasquer en public. Que savait-elle de moi ? Je veux dire : de lui. De cette multiplication par zéro.

— Tu d’vrais pas penser en présence de la femme de ta vie, ma Johnnie. Ça m’rend triste et dangereuse. Mais pourquoi j’te dis ça !

Le peigne retenait une broussaille nouée sur le sommet du crâne. Les gouttelettes se figeaient sans maintenir la forme que ses mains s’efforçaient de donner au chignon. Elle bataillait contre son aspect, comme le faisaient toujours négligemment les modèles originaux. Car elle n’était que cela : le modèle réduit à l’oisiveté et au péché. Elle était encore nue, bras en l’air et courbant l’échine qu’elle me proposait d’utiliser comme appui si l’encens des cérémonies me rendait perméable aux influences des rites.

— C’est une longue journée, dit-elle. Mais les enfants adorent ça.

 

Je pouvais savoir qu’elle avait contribué au Repeuplement Contre l’Émergence, sans doute avec cette passion sans marge qui avait toujours caractérisé ses sorties dans le Monde, mais comment imaginer ce qui n’est pas concevable ? Elle se leva après avoir pivoté sur le tabouret qui ne la contenait pas. Instantanément, un voile redescendit sur elle, l’enveloppant de ce mystère qui n’expliquait pas sa beauté.

— Tu devrais t’habiller aussi, me dit-elle. À Shad City… commença-t-elle.

Elle effaça une larme sur mon visage, élevant la bouteille verte qui contenait mes reflets. J’acceptai un petit verre malgré les consignes. Pas d’alcool ni de sexe avant un discours inaugural. Je montrai mes seins à la fenêtre, fourrant ma queue dans le radiateur tandis qu’elle orientait ma tête dans le sens du verre déjà à moitié bu.

— C’est c’qui f’ra la différence avec les autres années, dit-elle. Cette inscription au burin te donne un sens, Johnnie. Johnnie fille de papa Joe. Ils en espéraient pas tant ! On lèvera nos verres à tes rêves, Johnnie. MA Johnnie ! Ah ! C’que j’t’aime, ma fifille !

 

Ce que vous lisez est écrit par un remplaçant. Le soleil illuminait l’incalculable abîme des façades. Au loin, le Champ-de-Mars était une étroite bande verticale chamarrée en bas et grise en touchant le ciel. On devinait un soleil oblique aux rayons facilement détournés de leur destination. Un soleil qui ne servait plus aux plantes ni à la chair. Mon cœur battait la chamade. Si je m’habillais en fille, qu’est-ce que je changeais au discours ? Sally Sabat refusait de penser si les conditions n’étaient pas réunies selon l’ordre précis de leurs valeurs empiriques. Les remplaçants n’enfantent pas dans la douleur. Elle commença à coiffer mon intense chevelure héritée du héros inexplicable autrement que par le sacrifice de sa chair.

— Détends-toi, chérie, roucoulait-elle.

Le peigne étincelait. J’en avais l’eau à la bouche. Sally Sabat pensa d’abord à une queue de cheval, puis son esprit vit apparaître un garçon qui me ressemblait et elle parut satisfaite de renoncer au cheval pour l’aile d’un oiseau qui tombait canaillement sur mon épaule.

— T’es vraiment chou ! dit-elle au paroxysme d’une joie qu’elle me communiquait dans le cadre d’un programme imposé à son désir.

J’avais été chou avant de sombrer dans le remplacement. Personne ne m’avait condamné. J’avais subi une série logique sans jamais chercher à en briser les conséquences existentielles. Ça n’arrivait qu’à moi, d’après ce que je pensais, alors que John Cicada avait eu une enfance heureuse, ne commençant l’expérience de la douleur que dix ans et plus après la coloration définitive du premier poil pubien.

— T’es ma fifille et j’vais t’faire belle !

Je sentais comme elle, comme un fruit ouvert qui coule sur la nappe, entre l’eau claire du cristal et la ligne de fuite d’une main impatiente d’accompagner la plus incroyable des confessions. Elle pouvait pas m’abandonner à un destin national. Pas elle !

— T’aimeras te voir, fifille ! T’aimeras te regarder comme personne te voit. On est des espèces d’hommes toi et moi !

 

Pendant ce temps, la rue se remplissait au fil des bennes chargées des éléments de la décoration qui allait conditionner les visions de la plus longue journée de l’année. Un éclairage additionnel fouillait l’ombre laissée à l’aventure par le soleil. On répandait aussi les premières senteurs du mimosa dont les éclatements étaient aussitôt suivis d’applaudissements interminables. Mes seins devenaient lourds et le métal m’enserrait comme suite à une sclérose en plaques. Maintenant, elle modelait l’échine qui me porterait aux nues.

— Pas un bouton ! Pas une fissure ! Rien qui rappelle la chair. T’es vraiment parfaite, fifille ! Personne te reprochera rien.

— J’ai demandé un play-back, mais ils ont refusé.

— Y t’refuseront rien maintenant ! Tu peux me faire confiance, fifille ! T’est belle que c’en est presque une offense à la beauté !

Un domestique entra, portant un habit soyeux sur son avant-bras.

— La robe de Mademoiselle est détachée, couina-t-il. J’espère que Madame sera satisfaite. Il y a encore une petite odeur, mais rien de perceptible pour le gogo.

Il avançait sur la pointe des pieds pour pas abîmer le tapis. La robe sentait un peu, mais quoi ? Sally Sabat renifla moins discrètement, grognant comme un chien qui défend sa gamelle.

— Le gogo est au pouvoir, Muescas. Ne l’oubliez pas.

C’était Muescas et j’l’avais reconnu ! Salut Muescas ! Je suis…

— Mademoiselle est ravissante, bava-t-il dans la main qui lui donnait à manger. C’est papa qui va être content. Il adorait les petites filles qu’il trouvait à la fois perverses et lucides, mais le destin n’a pas voulu du garçon que vous étiez et il est mort très malheureux malgré l’excitation du voyage expérimental. Comment allez-vous, John ? Je suis radieux de vous revoir.

— Cassez-vous, Muescas ! Vous allez la troubler et elle ne saura plus son discours. Que pensez-vous de la queue ?

— On dirait une aile, Madame.

— C’est tout l’effet que j’escomptais !

 

Sans les pieds, j’avais l’air d’une fille. Le Prinz serait content. On allait me présenter au Prinz et j’avais de grands pieds martyrisés par l’usage ! Heureusement, la bouche était pulpeuse à souhait, presque juteuse. Le Prinz adorait l’humidité sucrée, selon ce qu’on savait de ses coutumes. Muescas étirait des rubans élastiques destinés à mon chignon. Il aimait lui aussi la fraîcheur et regrettait que tout s’achève par l’acné. Sally Sabat ponctuait ces aveux par de légers coups de brosse qui atteignaient le larbin où il ne s’attendait pas à rencontrer la douleur aiguë du jugement. Mais il ne tarissait pas de concupiscence si on lui en donnait l’occasion.

— Ce sera un discours d’un genre nouveau, déclarai-je comme si j’étais en mesure d’en apprécier la nouveauté et le genre.

— J’en savoure déjà les applaudissements et les bis !

Elle était aux anges, peaufinant le détail jusqu’à l’exagération. Si elle continuait dans ce sens, j’aurais des airs si connus qu’on me confondrait avec toutes les gloires de la beauté féminine. Et il n’en manquait pas, si j’étais bien informé, comme l’est toute femme qui se respecte pour ne pas passer pour une idiote.

— Mais qu’est-ce que vous avez dans les poches, Mademoiselle ! s’écria soudain le larbin qui refusait de s’appeler Muescas si je mentais.

— Ma foi ! s’étonna Sally Sabat, c’est de la D !

— De la D quoi ? jouai-je dans le même registre, mais un ton en dessous pour rester crédible.

— De la D ? Poufiasse ! Ah ! Ma fifille est une catin !

La brosse m’arracha un cri. Nous dinguâmes aux pieds du larbin qui sautillait pour pas se brûler. J’étais cuit.

— Pas de D chez moi, fifille ! gueulait ma maman.

— Pas de D ?

— Pas de Destruction, fifille ! Ah ! Moi qui t’ai construite pour le plaisir ! Et toi qui… qui… Ah !

Muescas avait reculé vers la porte, mais il s’était pris le pied dans le tapis, luttant pour ne pas rester. Sally Sabat me fit entrer de force dans la robe aux poches vidées. L’ampoule et le flacon étaient tranquillement posés sur la coiffeuse à proximité de la poire d’angoisse qu’on me destinait. Ma queue oscillait doucement entre les gouttes qui giclaient du vaporisateur. Sally Sabat me forçait à inhaler le contenu de l’ampoule. Elle prétendait me donner une leçon pour protéger le discours.

— Pas de D quand tu es une fille, compris ? Tu f’ras c’que tu voudras quand tu seras un garçon, ce qui arrivera si Jélah le veut ou si son papa ne peut pas faire autrement. Ce que je lis est écrit par un remplaçant.

— M’dame ! J’peux pas vous aider car je suis retenu par un tapis commandé à distance par les serviteurs du système. Veuillez interrompre l’émission qui n’a plus de sens. Revenez parmi nous !

Je cherchais le bouton sans espérer le trouver. Sally Sabat me retenait par les épaules, pesant de tout son poids pour me réduire à l’immobilité de la douleur acceptée. Ma queue la pénétra. Elle se cabra comme l’animale qu’elle était. Je connaissais la procédure en cas de conflit perdu d’avance avec un modèle original lui-même issu de la fornication et du dosage extrême. Muescas gueulait parce que ses orteils ne répondaient plus sur la fréquence du devoir accompli. J’éjaculai sans plaisir, provoquant un retournement de situation en ma faveur. Sitôt debout, je sonnai la valetaille.

— J’suis pas venu de mon plein gré, criai-je à la fenêtre. Je veux vivre nu !

Je fus alors happé par la réalité sommaire qui justifiait le peu de respect qu’on accordait encore à ma crédibilité.

— Vous serez la fille qu’on vous demande d’être, dit le personnage qui se dressait devant moi en habit de fête.

Il s’inclina.

— Je suis le Directeur des Bureaux de Vérification des Genres, dit-il en me tendant une main secourable. Vous n’auriez pas dû avaler cette cochonnerie. Nous allons vous faire vomir, ce qui est douloureux comme la gésine, puis nous reprendrons le discours où les circonstances l’ont laissé, ce qui augmente la douleur.

Il communiquait dans la joie et j’étais pas foutu de comprendre que c’était pour mon bien. Ma langue léchait les résidus. J’arrivais pas à me calmer. Ils avaient enchaîné Sally Sabat au miroir qui doublait son importance et j’étais encore dégoulinant de passion. Muescas resserrait les liens sans trouver aucune limite à son effort. Il en était dérouté.

— Êtes-vous prêt ? demanda le Directeur.

— J’suis prête. J’ai jamais été aussi prête du but !

— Vous avez aimé le jambon de Parme ?

— J’en bave encore, Sire !

Il parut satisfait. J’connaissais la chanson. On vous pose une question anodine et vous tombez dans le piège parce que vous pensez qu’elle contenait autre chose d’autrement révélateur de vos problèmes sentimentaux. Je leur renvoyais ma salive comme si j’en connaissais pas l’usage thérapeutique.

— Vous vous sentez bien maintenant qu’elle ne peut plus vous imposer sa volonté ?

C’était moins anodin comme question annexe, mais ça m’inspirait toujours pas. Je devais avoir l’air d’un idiot qui se demande pourquoi son papa lui ressemble et qui trouve pas la réponse dans la bouche de sa maman. C’était exactement ce qui venait de se passer et j’en étais pas fier. Dehors, les capsules étaient accueillies par des cris de joie. On arrivait de tout l’Univers pour reconnaître les mérites de mon papa. J’en étais même pas fier. J’étais fier de rien. J’avais même plus envie de prononcer un discours et d’apprécier mon nom gravé dans la pierre avec des lettres d’or. Surtout que tous les bâtards de papa étaient au rendez-vous. On me pencha à la fenêtre pour que j’apprécie. La rue ne tenait plus en place. Les sémaphores ne répondaient plus, mais on avait l’habitude des aléas et on se reconnaissait à des signes douteux qui sentaient la pisse de chat.

— Zêtes fier maintenant, John ?

— Comme une gamine qu’on a regardée sans la toucher, Sire !

On descendit. Le hall était bondé.

— On ne parle que de vous, John. Vous êtes la star !

J’brillais pas en dessous, mais ils savaient sauver les apparences. On me lança des grains de riz pour ajouter à la confusion. Le sas était immobilisé par les vieux qui étaient venus pour bouffer et qui revenaient sur leurs pas, bourrés d’incertitudes et d’idées noires. On les ménageait pour éviter le collapsus des issues de secours. Ça m’donnait le temps de réfléchir sans céder à la douleur. Muescas n’arrêtait pas d’arranger mes plis et mes mèches, voire les joyaux de pacotille qu’on avait confiés à ma beauté de circonstance. De temps en temps, un vieillard s’élevait pour voir le Monde arriver de toutes parts. Ya des choses qui prennent de l’importance avec l’âge, par exemple les fusées qui reviennent chaque année pour témoigner de la fidélité du Monde à l’égard de la joie mise en œuvre pour étayer le bonheur d’une poignée d’hommes en larme.

— Compte tenu de votre état émotionnel, dit le Directeur qui profitait lui aussi de la pause autorisée par la sénilité, vous répéterez après moi. Ça simplifie le calcul de l’erreur probable.

— Zen ! J’adore répéter. J’penserai à autre chose.

 

Le sas se libéra d’un coup par écrasement sommaire de la masse sénile qui rejoignit les égouts. Je faillis me retrouver le cul par terre à cause d’un foie qui avait échappé au triturage des idées. Enfin, l’air vivifiant d’un hiver tenace me sortit de la buée et des particules entropiques. La foule, contrainte au mouvement linéaire qui la rapprochait du forum, apprécia mes couleurs virginales et le rouge pincé de mes joues. Un véhicule prévu pour contrer les émeutes la scinda sans ménagement. On me demanda si j’avais reçu des pouvoirs, mais j’en savais rien. J’étais pas grand-chose au fond. Ça s’voyait pas, mais j’allais pas loin non plus, sauf que j’étais un fils à papa et que je savais pas ce que ça allait me coûter. J’savais même pas ce que j’avais déjà payé pour le rester.

— Maintenant vous fermez votre gueule, John, et vous faites exactement ce qu’on vous dit. Répétez après moi… Ce que vous lisez est écrit par un remplaçant.

 

Onzième épisode

AVEC DES KOPEKS ET DES YUANS !

Y avait pas d’secret. Tout ce qu’avait contenu la cervelle de papa, y compris ses mauvaises pensées, — et il n’en avait pas manqué au cours de son existence de plaisirs et de coups du sort —, gisait à 113 mètres de profondeur à la surface d’un disque de métal qui pénétrait verticalement l’écran protecteur du Memory Shoe Business, comme l’appelait la populace. Celle-ci était constituée principalement de Chômeurs et d’Ignorants, la plus grande partie des chômeurs étant ignorants et la quasi-totalité des ignorants complètement débile. Une ligne tracée à la chaux indiquait l’emplacement approximatif du disque mémoire-fric, limitée aux extrémités par deux piquets dont le vent agitait les fanions. Sur cette diagonale, un cercle imposait la limite à ne pas dépasser et comme ceux qui se trouvaient aux extrêmes avaient un avantage — celui de la proximité — on obligeait les gens à tourner. À l’entrée du MSB, on leur plantait un régulateur dans le cul, ce qui expliquait leurs mines de crétins qui n’ont pas demandé à être là mais qui veulent savoir. Pour la plupart, c’était une habitude dont il leur arrivait de se plaindre en termes si courtois qu’on ne pouvait éprouver aucune pitié face à un malheur si benoîtement accepté. Le Cercle était interdit de stationnement. Les contrevenants se voyaient sucrer un douzième d’allocation, mais c’était pas une si mauvaise affaire que ça puisque cette retenue était reportée post-mortem pour financer une Chirurgie Reconstructive Sans Échec ou une Résurrection Post-Mortem selon le cas.

 

Dès le matin du 2 janvier, dans la froidure et quelquefois la pluie métallique qui tombait après avoir jailli des Centrales, des gens entraient dans le cercle et attendaient patiemment d’être verbalisés par des a-gens qui étaient autorisés à fouler la pelouse sacrée s’ils avaient de bonnes raisons de le faire. On les voyait alors prendre les précautions d’usage et interroger les contrevenants présumés sans entrer dans le cercle. C’était quelquefois terriblement compliqué de se faire une idée de la situation qui vous amenait à initier un interrogatoire qui aboutissait nulle part si le soi-disant contrevenant était un a-gens. La perte de temps devenait insupportable après deux échecs consécutifs. On avait jusqu’à neuf heures pour distinguer le vrai du faux. Passé cette heure impérative, il ne devait rester personne sur la pelouse et les excuses des uns et des autres étaient tout simplement broyées avec leurs demandeurs. À neuf heures pétantes, la pelouse était nickel et j’étais encore vivant, terrifié mais vivant !

Un an s’était écoulé depuis mon arrivée. J’étais passé du statut de fils à papa à celui d’a-gens stagiaire. Faut bouffer. On peut pas rester sur sa faim après une cérémonie qui avait connu le fiasco de mon discours en l’honneur de papa. Un an plus tard, je servais enfin à quelque chose et c’était du concret. J’avais même conduit quelques interrogatoires musclés, achevant les indécis et les resquilleurs avec une hargne qui me vaudrait tôt ou tard une reconnaissance sans ambiguïté. Mais c’était peut-être deux ans après, ou plus. Comment savoir quand on a perdu le fil des conversations qui me servaient de commentaires ?

 

Le 2 janvier, je portais le chapeau, signe que j’étais pas totalement étranger à la célébration des jours. Saint Basile redescendait avec des explications claires sur les Réformes, précédant de peu l’hologramme de papa qui le dépassait d’une tête en taille et d’une vision en prophétie aléatoire. Les gens aimaient papa comme s’il avait été leur géniteur, mais tout était oublié le lendemain qui était le Jour de la Loi Phallique, 24 heures de déballage familial en compagnie des industriels de la Pharmacie Universelle. Ce jour-là, j’étais désactivé et je restais chez moi. Ici, on ne travaille jamais deux jours d’affilée des fois qu’on se mettrait à trouver des connexions non prévues par le système. Mais y avait pas de danger de mon côté. J’étais crevé tous les deux jours, incapable de construire quelque chose de viable sur des relations qui n’effleuraient que mes absences. Yavait sans doute des choses à dire sur le rapport du jour au lendemain, mais c’était le cadet de mes soucis. Je voyais le Monde à travers la visière de ma casquette posée sur l’œil comme une capsule de canette qu’on n’arrive pas à revisser dans la précipitation et peut-être l’angoisse. Je poussais les gens dans et hors le Cercle des Gardiens du Bonheur par la Pratique et la Réflexion, ne me souciant aucunement d’autres douleurs que la mienne. À neuf heures, j’étais au premier rang et le sergent clignait de l’œil dans ma direction pour me rappeler que je devais être le premier à saluer papa dès que saint Basile aurait fini de nous bassiner.

J’sais pas de qui je tiens cette fatigue constante, de papa qui avait l’érection facile ou de maman qui jouait à la marelle quand elle a eu ses premières eaux. J’en avais marre de cette existence, mais elle m’inspirait rien d’autre qu’une autre existence où je régnais toujours pas parce que j’étais crevé rien qu’à l’idée d’avoir quelque chose à faire au lieu d’en faire quelque chose. J’attirais pas les jalousies, ce qui repose toujours un homme pas bégueule, sauf le 2 janvier dès que le sergent me faisait un clin d’œil parce que c’était lui qui s’occupait de la lumière. On voyait sa main dans la poche et l’antenne qui en sortait. Il devait presser un bouton ou quelque chose dans le genre et saint Basile s’éteignait en regrettant d’avoir affaire à des imbéciles pendant que papa croissait comme la queue qu’il m’avait léguée pour pas décevoir les femmes. La foule retenait sa respiration avant de raconter des conneries. J’étais alors le seul à pouvoir fouler la pelouse sacrée sans avoir à rédiger un rapport circonstancié avec preuves à l’appui. J’dirais pas que j’savourais l’instant, mais ça m’déplaisait pas d’être seul au milieu de tous. La bienveillance de papa facilitait l’attente dont elle demeurait, année après année, le spectacle vivant. Pas peu fier de revêtir les emblèmes de la Nation, je m’avançais dans la lumière composite, finissant par atteindre l’endroit exact où papa n’était plus visible sous l’angle de la perfection, trahi par l’approximation holographique et les données accessoires. J’en profitais toujours pour glaner un ou deux détails qui meubleraient ma conversation une fois revenu à la réalité quotidienne et aux usages du faux.

La tribune officielle m’envoyait aussi des messages sibyllins que la foule prenait pour les didascalies de ma tragédie comique. Si j’étais fini, j’avais bien choisi l’endroit pour que ça ne s’arrête jamais, histoire de prendre un sens au lieu de le donner, ce qui distingue toujours l’imbécile de l’artiste. J’agitais ma petite main d’enfant, cachant l’autre dans les replis de la chair qui en demandait toujours plus sans me donner les moyens de m’en prendre aux autres. J’étais pas vraiment le héros du jour, parce que tout le monde, y compris les notables, s’ennuyait à mourir, vœu de l’inaccompli dont il ne restait finalement que l’ennui entaché de morosité et d’envie de tricher avec les autres pour leur ressembler.

— Avancez d’un pas, dit la voix du sergent dans mon oreillette.

La pointe de mes pieds rognait la ligne blanche. Derrière moi, la foule tournait, pressée d’atteindre les pôles de la diagonale. J’avancerais dans un angle de 60 degrés le long d’une ligne fictive au bout de laquelle je disparaîtrais parce que c’était le point mort de l’hologramme. On m’avait bien re-expliqué que je devais cesser de penser au mal qu’on me faisait parce que je n’attendais rien d’autre de la société. Le régulateur qu’ils m’avaient planté dans le cul était un modèle à gyrophare intégré, mais une fois arrivé au cœur de l’hologramme, c’est-à-dire au centre du Cercle, je disparaîtrais du champ de vision de la Presse et je pourrais alors poser une question à mon papa, celle que je voudrais, si jamais j’avais encore envie de pratiquer l’incision à vif dans le corps du délit. Ils savaient même pas si j’y avais pensé toute l’année, du 4 janvier au 31 décembre. Le sergent avait tenté de le savoir. Il avait renoncé parce que le temps avait passé plus vite que prévu.

— Allez-y, Joe !

Tiens? J’étais pas John. Il m’appelait par le prénom de mon papa.

— Vous avez bien entendu, Joe. Vous êtes Joe. Avancez ! 88 pas à la minute. Non ! Pas Sambre et Meuse !

Y s’énervait parce que j’avais compris de travers une idée que j’avais qu’à suivre pour pas en perdre le fil.

— Zêtes John ! Comment voulez-vous être papa si vous zavez pas d’femme ?

— J’ai pas d’femme, sergent ?

— Pas d’patrie, pas d’famille et pas d’boulot ! Personne vous regrettera !

J’avais du mal à comprendre ce que me disait le sergent parce que la foule parlait aussi, mais en tournant, ce qui ajoutait à la confusion. Une étincelle se produisit à la surface de ce que je pouvais voir sans lunette d’approche.

— Vous êtes à deux doigts de l’objectif, John. Revenez vite !

On disait pas si on m’aimait et je savais pas si j’étais concerné par un retour aussi clairement désiré. Une seconde plus tard, le Centre me traversa comme un cri qui aurait été le mien si j’avais répondu à la question de savoir ce que diable je foutais dans cette situation. J’avais atteint l’objectif à cent pour cent de mes capacités cognitives, mais rien n’indiquait que j’avais gagné un nouveau mode de propulsion tangente. J’attendis.

— Zaimez ce jeu, John ? Un peu ancien question rendu panique, trouvez pas ? Nous, on n’y joue plus.

— Expliquez-vous !

— Expliquez vous-même pourquoi on joue plus entre nous, seulement avec vous, John-John-John-Johnnie !

Me voyaient-ils aussi nettement qu’il le prétendaient ? Le Centre se cloquait sous l’effet d’une source de chaleur que je ne parvenais pas à identifier. Cent pour cent, ce n’est pas rien. C’est peut-être même tout.

— Plaisantez pas avec le rendu spatial, John ! Et laissez-nous le temps de réagir. Ce jeu est obsolète. On n’a pas l’expérience de la seconde, ni la pratique de la division infinitésimale. Ça ne se passe plus comme ça, John !

— J’ai gagné ! J’veux retourner chez moi !

— Personne vous attend, John ! Vous pouvez pas inventer ce personnage.

— J’ai besoin de ma cage ! Vous n’auriez pas dû me sortir.

— Vous sortez tous les deux jours pour vous rendre utile…

— Je sers à rien, les mecs ! Vous pouvez pas comprendre ce qu’un enfant comprendrait si on l’poussait à bout ?

— On n’est pas des enfants. On joue pas comme des enfants. Et on n’aura pas d’enfants si vous continuez à nous menacer d’extinction. Nous ne sommes pas une race, John ! Vous ne pouvez rien contre nous !

— Je pourrais si…

— Continuez, John. Dites whatif !

— J’ai gagné! Sortez-moi de là !

— Ce serait pas d’jeu, John ! Nous, on joue. On triche pas avec la réalité. On la réduit au fil de la conversation. On n’existe que pour gagner. Ce que vous appelez gagner, c’est remplacer le 0 par un 1, et le 1 par un 2, et ainsi de suite. Ça s’appelle pas jouer, ÇA, John !

 

Remarquez bien que les autres jours de fête ne ressemblaient pas au 2 janvier. J’y jouais jamais, me contentant d’exécuter des tâches subalternes qui me fondaient dans la masse exutoire sans me coûter un fifrelin d’esprit. Un jour de merde par an, c’est pas grand-chose en regard de la masse des jours qui ne signifient rien que ce qu’il est d’usage d’en penser pour ne pas attirer l’attention des curieux qui vous veulent du Bien. Un Bien dont la chronique est au pire un ramassis de toutes les fables qui alimentent une imagination de seconde main bien pratique en cas de déficience sociale. Je m’souhaitais pas d’être chômeur à la première occasion, c’est pas c’que j’veux dire. Et j’avais aucune chance de devenir ignorant au point de pas pouvoir me rappeler que j’avais été moins con. Je m’contentais de mon statut d’a-gens sans en discuter les conditions qui le fondaient en droit comme en rêve. Non, vraiment, c’est pas grand-chose d’avoir à jouer contre l’inadvertance une fois par an et peut-être moins si ça compte plus beaucoup de vieillir sans béquilles.

— Ça va, les mecs, dis-je pour tout rejouer comme si j’avais perdu. J’vous laisse une chance-temps-orgasme. Jouez-la sans moi.

— Zêtes papapa non plus, qu’on sache ! Zavez pas d’leçon à nous donner. On joue sans vous et contre vous.

— J’peux m’barrer alors ? Quelqu’un m’attend…

— Devant une console ? Faites marrer avec vot’ 8 bits !

Un court-circuit me sauva sans douleur, mais avec la peur de la douleur, ce qui me ramena à la surface dans un état d’excitation qui posa question.

— Suivez la diagonale, John. Et vous souciez pas de revenir. Ça arrivera si c’est ce qui doit arriver. Vous les entendez ?

— Ils continuent de se foutre de moi, mais ça n’a plus aucune espèce d’importance. Je suis clean !

 

Je revis papa. Il se tenait fièrement debout, les mains sur les hanches pour affirmer sa détermination à propos d’une question qui m’avait pas effleuré l’esprit. Pendant ce temps, que je passais à me ronger les ongles dans l’attente d’un mot qui m’aurait mis sur la piste de l’amour, la foule continuait de tourner sans entrer dans le cercle qui représentait pour moi la plus délicieuse des tentations. Je savais pas si j’étais en train de revenir, mais ça y ressemblait. Le sergent m’y encourageait en m’envoyant des différences de potentiel qui se transformaient aussitôt en secousses chimiques.

— Vous prenez toujours le kolokium qu’on vous a prescrit il y a… voyons…

Qui tournait les pages de ce mémorandum ? Pourquoi des pages et non pas l’écran fatigué que j’avais l’habitude d’interroger pour savoir où j’en étais financièrement ? La foule ne me regardait même plus. Elle était ailleurs alors que je revenais d’une hallucination tenace.

— C’était il y a si longtemps, John. N’en parlons plus. Vous avez redosé la nécessité, si je vois bien ce que je vois…

Il consultait l’historique que j’avais trafiqué dans la nuit.

— Vous devriez dormir la nuit, John, et travailler le jour, comme les autres. Sorti d’ici, c’est le chômage, ou pire : l’inactivité. Vous connaissez quelque chose de pire que l’inactivité, John ?

— L’illusion. Je sais que je risque de me faire pas mal d’illusions en sortant.

— Qui vous en a parlé ? Sans doute pas aussi clairement que vous dites. Ne faites pas confiance à ceux qui reviennent. Prenez votre mal en patience et ne pensez qu’à avoir mal. Laissez tomber la patience. Elle ne vous inspirera jamais rien. On redose ensemble ?

— Ça s’rait plus sage, en effet.

J’avais l’air d’un gosse repenti qui s’avoue vaincu par plus fort que lui. Personne ne m’avait vaincu de cette façon. Je montrais mes mains parce qu’à ce moment précis il n’y avait rien dedans, sinon j’aurais fui.

— L’illusion ou la paralysie, John ?

— À pile ou face ?

— Vous aimez jouer.

— J’ai toujours joué ! Ils ont inventé le je après avoir rendu tous ses jeux au père Noël. J’étais là quand ça s’est passé. L’Humanité était en pleine croissance. On prévoyait un massacre. On jouait à prévoir. On gagnait pas toujours parce que les jeux se vendaient bien dans les zones d’hyperorgasme et qu’on voulait pas les vaincre sans les avoir d’abord utilisés économiquement. Ils gagnaient sans jouissance, juste pour crever le plafond et empocher des bénéfices incontrôlables en zone d’ennui. Et c’était ça qui nous manquait : s’ennuyer à force de jouer. Ils en profitaient pour stériliser les futurs combattants sans distinction de sexe. Voilà pourquoi on a perdu et pourquoi ils ont fini par jouer des haricots. Ah ! J’ai une de ces envies d’être demain ! Zavez un p’tit chez-soi, DOC ? On échange ?

 

« O.K., John. Ça fait un an que vous vous amusez à nos dépens. On a pas regardé à la dépense. J’espère que vous avez apprécié. Maintenant, on aimerait que vous vous rendiez utile. C’est pas trop vous demander, John. C’est juste vous demander de vous comporter en homme responsable…

— Fait un froid d’canard, mec. J’sors pas dans ces conditions…

— On vous demande pas d’sortir ! Vous pouvez vous rendre utile sans mettre le nez dehors.

— Pis d’la fenêtre, j’vois la statue d’papa. On peut pas être mieux logé.

— Logé, nourri, blanchi ! Ah ! s’il était là, vot’papa !

— Y verrait pas sa statue en regardant la fenêtre.

— Zêtes pas obligé de regarder la fenêtre, John. On peut changer le contenu. L’est-y pas beau l’feu dans la cheminée ? On s’croirait à la campagne. Savez c’qui manque et qu’on pourrait demander à la direction ?

— Des bougies. J’ai déjà demandé, mais ils ont peur que j’me les mette dans l’cul.

— Zavez un gode pour ça, John ! Chaque chose à sa place. J’vous l’ai déjà dit : c’est un problème que les choses ont changé de place et que vous savez plus où elles étaient avant que ça arrive.

— La statue de papa est-elle à sa place ?

— Elle est à l’endroit où on l’a érigée. Il se trouve que c’est derrière la fenêtre. Z’auriez habité côté montagne, vous verriez pas la statue. Le funiculaire est en panne. Voilà une chose que vous sauriez sans vous fatiguer les méninges. Au lieu d’ça…

— …côté mer, ça voyage.

— Vous pourriez voyager si vous vouliez.

— Avec qui ? Ma Sally est en cavale. M’ont interrogé des fois que mon Inconscient en saurait plus que moi. Impossible de savoir s’il a cafté. Ils se ramènent avec leur Inconscient collectivisé et on est trahi par soi-même après une minute de combat fratricide. Si ça s’fait, Sally Sabat est dans un trou.

— Elle est pas dans un trou.

— Qu’est-ce que vous en savez ? Y vous disent pas tout. Zêtes qu’un carabin et vous avez qu’ça pour bouffer. Comment vous faire confiance quand on sait qu’on risque de vous ôter le pain d’la bouche ?

— Vous devriez avoir confiance en moi, John. J’suis pas un mauvais bougre.

— On sait même pas si vous êtes un homme ou une femme !

— J’suis les deux, John. J’ai jamais été qu’les deux. Pas comme cette… !

— Vous connaissez pas la mère de mes enfants !

— Première nouvelle ! Zavez plus d’un enfant ? Y doit s’sentir moins seul maintenant ! Ah ! si j’avais su !

— Zêcoutez pas entre les lignes. Comment voulez-vous réussir là où ils ont échoué ?

— Personne n’a échoué, John. Vous voulez changer de chambre ? On en a une superbe côté boulevard. Zaurez des néons et pis du bruit de femmes.

— J’suis bien ici, DOC. J’suis vachement bien. Don Omero Cintas. Moi c’est JC, comme ce p’tit con qu’à fait tant d’mal à l’humanité.

— Vot’papa aussi c’était JC. Vous blasphémez. Heureusement, on est pas sur écoute. Ah ! Ils sauraient vous remettre dans le droit chemin si y avait pas cette ordonnance d’Alice Qand.

— Mais vouzêtes Alice Qand, DOC ! J’reconnais votre écriture en patte de chien. On peut pas vous lire aussi clairement, hélas !

— J’peux vous aider à sortir de là !

— J’veux pas sortir ! J’veux juste qu’on me foute la paix. Une fois par an, on m’amène sur le Memory Shoe Business que les islamistes zont pa zencore réduit à néant. C’est toujours ça d’gagné, mec !

— Faut pourtant que j’vous dise que ça peut pas durer. C’est pas une question d’prix. Zêtes bien assuré. La Compagnie des Ôs s’fout pas d’la gueule de ses anciens employés.

— Le seul problème, DOC, c’est que vous êtes en train de parler à mon remplaçant. Y prendra aucune décision à ma place. C’est la loi ! Y cause et tout c’que vous voudrez, mais y décide pas ! Vous perdez vot’temps, DOC.

— Je l’perdrai si j’veux, merde ! Même si j’dois l’perdre à détruire vot’remplaçant. C’est la Loi, ça aussi ! Vous voulez que j’fasse venir l’original ?

— Il est à Shad City, l’original. En train de gratter les murs pour s’alimenter l’imagination. Pendant qu’son remplaçant, y déguste !

— Zêtes pas à plaindre, John ! Vous avez tout c’que vous voulez.

— Sauf le cul et la came. Ah ! Je suis mal barré ! J’aimerai zautant qu’on arrête de s’friter. C’est pas d’la bonne psychologie, ça !

— Mais j’suis pas psychologue ! J’suis neuromancien.

— Alice Qand est un(e) psycho au service du système !

— J’suis pas Alice Qand ! Confondez avec quelqu’un que j’connais pas. Revenez sur terre, John !

— Mais on y est pas, sur Terre ! J’me souviens pas du voyage, mec, mais ils m’ont envoyé ad infinito. Sans procès ni avis du public. C’est toujours c’qui arrive aux curieux qu’ont pas compris qu’yavait rien à voir. Piquez-moi ousque j’ai mal, docteur Alice Qand. DAQ !

— J’ai rien sur moi, John. Que des sucreries, et encore… à l’aspartame. Ah ! C’que je m’sens femme, des fois !

— En profitez pas pour tomber amoureuse ! J’ai trop d’enfants et pas assez d’raisons de pas l’reconnaître.

On était quelque part entre la Réalité et le Rêve, Alice Qand et moi. On bavassait sur la société en attendant de subir les décisions du système qui exploitait nos intelligences furtives. Yavait bien une fenêtre, mais c’était ce qu’ils appelaient un écran mental, alors forcément je voyais la statue d’papa qui saluait l’océan jalonné de bittes d’amarrage. Alice Qand était dans la Réalité et je m’voyais dans le Rêve comme si j’y étais. J’avais qu’les pieds sur le plancher des vaches, comme les tours triplées du Memory Shoe Business, la tête dans les nuages et les mains où qui faut pas. J’poussai une espèce de râle comme si j’voulais retrouver mon haleine. Alice Qand resserra l’élastique de mon masque. Elle aimait pas les fuites.

— Vous bougez trop, dit-elle.

— Ça m’rassure de bouger ! Zavez pas une ampoule de fombre ? Des fois, ils m’en injectent sous la peau du ventre. J’attends pas une minute pour triper.

— Zêtes trop dépendant, John. Faudrait vous vider comme un mort. Vous connaissez les principes de la momification ?

— J’aime pas les momies ! J’aime pas le cuir ! J’aime rien si c’est pas du plaisir pur. On pourrait faire l’amour platonique, vous et moi ?

— J’ai qu’ce boulot pour bouffer, John ! Choisissez autre chose.

— J’choisis d’pas choisir, comme d’hab. Mais j’ai pas sommeil. Ils en mettent, un temps, ces islamistes !

 

En effet, Manhattan était tranquillement posé sur East River, comme si rien de ce qui allait se passer n’était possible. Le pont de Brooklyn filtrait les camés arrivant de City Hall Park. J’arrivais pas à comprendre comment c’était arrivé. Je m’frottais les yeux au lieu de crever l’écran.

— Regardez encore, dit Alice Qand.

Ça m’occupait pendant que le Monde continuait de faire chier le monde. Le Rainbow Bridge flamboyait dans la bagarre. Et chaque fois que j’ouvrais la fenêtre pour respirer un coup, un oiseau me chiait dessus. C’était pas le bon traitement. Alice Qand griffonnait des ordonnances d’un autre temps. Elle me retenait par la chemise pendant que l’oiseau chiait.

— C’est papapa, dit-elle. C’est Isabella Eugenie Boyer qu’vous voyez. Zêtes jamais venu à New York ? On sortira ensemble.

— J’irai nulle part si j’dois aller quelque part !

— Pas même pour bouffer un hot ?

— Me tentez pas ! J’ai une de ces faims !

On imaginait pas que ce s’rait facile. Au contraire, Alice Qand me montra les images du désastre futur. Un mec se faisait enculer dans la torche refaite à neuf. Les signaux déroutaient les navires qui arrivaient du monde entier. Un autre écran montrait comment enfiler un préservatif avant de s’en servir et des fois qu’on aurait pas compris, on forçait le mannequin à éjaculer sans trucage.

— Si c’était papa, dit Alice Qand au sujet de la statue qui levait le bras, seulement c’est papapa. Va falloir vous amputer.

Elle injectait les substances prévues par le Protocole Avant Après et surveillait un écran qui reflétait la situation dans le Monde Extérieur. Comme si j’y étais. Et je m’sentais à l’aise dans le vice.

— Faut pas, me conseillait Sally Sabat.

Elle visitait le Liberty State Park sans moi. Sans personne. Sans rien. L’information m’était transmise par voie orale. Je maîtrisais rien.

— Qu’est-ce que vous voyez si j’appuie là ? demandait Alice Qand en brandissant la fiche de résultat.

— J’y vois rien, que j’vous dis !

— Vous devriez voir quelque chose ! Tout le monde voit quelque chose quand j’appuie là ! Même les cons !

— Vous appuyez p’t-être pas au bon endroit ! C’est délicat, ce corps que je donne à la science sans mon consentement. Tout ça parce que c’est papapa !

— On y arrivera pas si vouvou zénervez pour des riens ! J’connais la procédure. C’est là, à deux doigts du sillon.

— Zappuyez pas assez fort !

 

Pendant ce temps, dans le couloir, les condamnés à mort se plaignaient de la fumée. Elle remontait des cuisines par l’escalier. Ça sentait vaguement le vin blanc et l’ammoniaque. J’offris ma grimace de dégoûté d’l’existence, ce qui me valut les reproches conditionnés du bourreau.

— Lui parlez pas, me conseilla Alice Qand.

— J’peux savoir pourquoi ?

— C’est une question psychologique que vous pouvez pas comprendre.

— J’suis si con que ça ?

— Zêtes pas bien, John. Ni con, ni ailleurs. Je m’pose pas d’autres questions, croyez-moi. Et là ?

Toujours rien. J’réagissais pas au top de l’embrouille vernaculaire. Deux doigts, c’est pas une distance, juste une appréciation de ce qu’il faut pas faire. Alice Qand demanda l’autorisation d’explorer les cicatrices au miscrocope. J’en revenais pas. Elle raisonnait avec un cerveau supplémentaire. C’était pas bon signe, mais j’avais tellement mal au cul que j’en devenais l’esclave. Dix minutes plus tard, elle regardait dans un viseur liquide. Ce qu’elle voyait n’avait aucun sens. Pas celui qu’elle attendait d’un héros.

— J’dois avoir trop bu, dit-elle.

— J’ai rien bu et c’est pareil.

— J’parlais du truc psychologique qui vous embête, John !

— J’parlais d’ma condamnation, DOC !

— Zêtes pas condamné, John. C’est juste que j’trouve pas c’que j’devrais trouver… LÀ !

— Zavez combien d’doigts ?

J’pouvais voir ses mains au travail de ma chair. Elle cisaillait dedans, suivant la ligne grossière des cicatrices avec une lame à double tranchant. La peau résistait par endroits, mais elle expliquait rien et continuait de trancher au ras des côtelettes. J’avais qu’une chose à faire : régler le débit du robinet qui m’injectait un mélange de bonheur discret et d’exubérance pointilleuse.

— Zallez voir vot’papa si tout se passe bien, dit-elle sans desserrer les dents.

C’était bien d’me faire sentir que ça pouvait aussi se passer mal, auquel cas je verrais papapa. Un condamné à mort me soutenait la tête que j’arrivais plus à tourner dans le bon sens parce que dans l’autre, je vomissais. Un chien se nourrissait paisiblement, automatique et désuet sur le tapis éponge.

— C’est vot’chien, que j’vous dis ! glapit le condamné en bavant dans ma bouche que j’avais tort de laisser ouverte comme si j’faisais confiance aux mouches question aveu spontané.

— J’ai jamais eu d’chien, rouspétai-je.

J’en avais jamais eu, mais les choses avaient tellement changé que j’étais en droit de pas m’étonner d’en avoir eu un.

— Alors pourquoi vous rouspétez ? dit Alice Qand.

Elle était plus tranquille maintenant. Elle me montra le morceau de chair immonde qui frémissait d’angoisse dans une pince d’acier rutilant.

— C’est Frank, dit-elle.

Une queue intense apparaissait en même temps.

— Bernie, c’est le cul, dit le condamné.

— Zallez m’amputer d’l’anus aussi ! beuglai-je.

— J’fais c’qu’on m’dit, John. Ils savent…

— Ils savent ?

J’ai jamais compris ces psychologues qui angoissent au lieu de tranquilliser. Sans Frank entre les jambes et sans Bernie au cul, qui j’étais ?

— C’est pareil pour moi, dit le condamné. Ils vous expliquent rien.

— C’est quand même plus clair pour vous, mon ami, dit Alice Qand.

— Ce s’ra complètement clair dans deux jours, dit le condamné en mimant une strangulation.

— Deux jours… deux doigts…

Alice Qand me pansait. J’étais ivre d’iode. Plus question d’baiser ni d’me faire baiser. J’en avais de la chance !

— Savez c’qu’on dit au condamné avant d’ouvrir la trappe ? me demanda le condamné en flattant mes déchets annexes.

— Zallez m’le dire…

— « Ça va bien se passer ».

— Si c’est pas encourager la paresse, ça ! s’écria Alice Qand.

De quoi parlait-elle ? Du condamné à mort ou du réclusionnaire à vie ? Sous moi, une peuplade de nettoyeurs biologiques s’activait pour effacer les traces de ma double mutilation. Je comprenais pas et m’rendais morose.

— Vous m’avez sauvé une fois, DOC, et v’là-t-y pas que vous me mutilez sans intention d’améliorer l’animal. J’aurais compris si…

— Vous comprendrez jamais rien, John. L’expérience s’achève sur la constatation d’un échec. Vous n’accomplirez rien dans cet état.

— J’peux encore parler !

— Pour c’que ça sert… commenta le condamné à mort. « Pitié ! J’aime la vie ! J’veux pas mourir ! » Et couic… !

Il se pinça la pomme d’Adam en grimaçant et s’immobilisa dans la posture du pendu qu’on ausculte.

— Ne leur adressez jamais la parole, John, dit Alice Qand. Ils vous empoisonneront avec leurs apagogies.

— Couic… ! répéta le condamné.

 

Je souffrais atrocement derrière l’écran de la colomorphine. Comme si j’étais assis sur une inexplicable planche à clous et que je m’observais à travers un rideau de mouches à viande. L’odeur me parvenait par accidents réels alors que mon esprit rêvai tapapa. Alice Qand tira le rideau, m’imposant un motif de fleurs grotesques entrelacées.

— On essaye sans eux, John, des fois que leur influence explique votre comportement.

Elle exhiba la bassine qui contenait Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur.

— Tant qu’on agit que sur le remplaçant, vous avez pas d’souci à vous faire, dit le condamné qui recherchait l’approbation avant qu’il soit trop tard. Vous s’rez bien ici, entre le couloir et la fenêtre. Mais j’vous survivrai pas.

— J’peux leur parler ? demandai-je à tout hasard.

Alice Qand parut triste de m’entendre. Elle dit non avec les yeux, puis :

— C’est pas comme si c’était des choses vivantes. On sait pas bien comment elles agissent sur nous. Comment elles survivent parce qu’on les héberge. On le saura peut-être si vous êtes sage, John.

— Sans papa ?

— Yapapapa !

Je me retrouvai seul une fois de plus, saignant comme un animal de boucherie et agité de l’intérieur comme un cadavre. La porte demeurait entrouverte, filtrant les bruits qui ne dépassaient pas la hauteur du cri que je tentais de pousser.

— C’est compliqué, mec, m’avait dit le condamné à mort avant de sortir. C’est compliqué parce que tu veux tout savoir. T’aurais dû faire assassin. Ya rien comme la préméditation pour tout expliquer. Faut devenir un être social et non pas un personnage de roman. Tu veux que j’te raconte mon histoire ?

Je voulais pas. Ça l’décevait, parce que personne ne l’avait jamais écoutée. Tandis qu’on écoutait mes moindres détails pour les mettre en réseau et amuser une galerie d’autres personnages qui me compliquaient la vie. J’allais passer une nuit rideau tiré sur la Réalité, laissant toute la place au Rêve et aux rêveurs qui spéculaient sur ma Reconstruction Sans Échec (soi-disant).

 

J’étais devenu une curiosité scientifique de premier plan. Mon corps pantelait. Je passais mon temps au lit, où je cauchemardais, et sur une chaise qui roulait même pas. Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur vivaient, si on peut appeler ça vivre, dans la chambre voisine. On s’parlait à travers la porte, sans se voir, valait mieux. Ou bien c’était quelqu’un, Alice Qand par exemple, qui m’faisait la conversation pour que je crève pas d’ennui à force de me tromper sur l’identité des uns et des autres. Sinon, je mangeais en imaginant que Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur vivaient dans des bocaux. J’en avais de la chance, de vivre et de pouvoir encore profiter des menus plaisirs sans lesquels un homme est un animal de foire. Alice Qand revenait tous les jours à la même heure pour me lire la liste des condamnés à mort, même que des fois j’étais surpris d’entendre le nom d’un réclusionnaire dont l’expérience avait mal tournée.

— Ça arrive, dit Alice Qand. C’est rare, mais ça arrive. Faut pas vous vous en faire, John.

Il se trouvait que mon corps, d’habitude si docile et prêt à toutes les expériences vécues, mon corps s’était mis dans la tête, allez savoir pourquoi, de rejeter les greffes que DOC avait pratiquées naguère dans le cadre d’une Chirurgie Reconstructive Sans Échec. Ça avait bien marché jusque-là. Et puis je m’étais mis à délirer, signe que j’allais pas bien et que la société devait faire quelque chose pour que ça s’arrête. J’avais échappé à la Peine de Mort grâce au coup de piston d’un membre important de la Hiérarchie que je servais pourtant pas aussi bien que l’exigeait la Théorie de la CÔS. Je voulais connaître l’identité de ce bienfaiteur, ce qui avait provoqué une autre crise, mais avec du sang cette fois, que je crachais dans une joie symptomatique. Voilà comment j’expliquais que j’avais, dans mon récit des circonstances, superposé la personnalité ordinairement affable de DOC, que je vénérais parce qu’il m’avait sauvé la vie, et celle d’Alice Qand qui n’avait pas compris l’enjeu alors que DOC commençait à planifier l’opération qui me priverait momentanément de Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur. Maintenant, à l’heure où je vous parlais — mais vous ne m’écoutiez pas —, on m’avait placé dans l’attente des découvertes scientifiques nécessaires à ma survie. DOC se plaignait de la lenteur des travaux et Alice Qand s’appliquait à entretenir la fraîcheur des deux plaies qui ne devaient à aucun prix cicatriser, sinon je devenais un type sans queue et sans cucul. Ou, en cas d’hémorragie interne ou de gangrène, un mort. Mais dans mon malheur, j’avais de la chance. Il est chouette ce Monde Occidental ! Pendant que les Déshérités du Progrès crevaient comme des mouches de laboratoire, ici, à Shad City ou à New York, voire à New Paris, on s’en faisait pas trop question vie, même si l’existence, comme c’était mon cas, relevait du tas de merde et de la poubelle métaphysique. Si la Science allait vite, mon intégrité me poserait plus de problème d’ambiance. J’aurais une queue et un cul comme tout le monde et j’pourrais m’en servir dans les limites de la décence et du degré de douleur maximum imposé par la Sagesse. Mais si j’allais plus vite que la Science, ce qui arrive aux guignards presque à tous les coups, soit je continuais avec l’idée que j’avais plus rien à voir avec l’instinct de reproduction, ce qui me rendrait morose et terrible, — soit je finirais par avoir un problème de santé tellement astucieux que, par le miracle de la Résurrection Post-Mortem à laquelle me donnait droit ma police d’assurance, je deviendrais le même condamné à la morosité et à la terreur, mais ad infinito.

J’ai jamais été fortiche question réflexion, mais là je battais l’pompon. Même les mots croisés ne réussissaient pas à me sortir de cette poubelle mentale. J’en avais marre d’attendre et Alice Qand me lisait la liste des condamnés à mort du jour. Elle prononcerait peut-être mon nom à quelqu’un d’autre que moi si je devenais un assassin au lieu de me complaire dans l’honnêteté comme c’était paraît-il mon destin. Cette veillée funèbre n’en finissait pas. Et Alice Qand s’imaginait que je m’ennuyais, peut-être à mourir, alors que j’étais plus prosaïquement en colère, contre moi-même, parce que je me faisais l’effet d’un plouctocrate, et contre le Monde qu’elle représentait uniquement pour le servir alors que je commençais à construire des structures mentales capables de le défier.

— J’suis un homme, dit-elle.

Mais j’avais plus rien pour m’laisser enfiler et rien pour enfiler si c’était moi l’homme. On s’regardait quelquefois sans rien dire, exactement comme si tout ce qu’on se disait n’avait aucune importance parce que tout était joué et qu’on était simplement en train d’attendre. DOC disait pas le contraire. Il m’avait montré la photo d’Omar Lobster qui avait accepté de me sauver si c’était encore possible. C’était une photo de famille, avec les fleurs de la véranda et des gosses impossibles à identifier, mais on voyait parfaitement le corps d’Anaïs K. qui prenait un bain de soleil à proximité d’une broussaille chargée d’abeilles et de papillons. Ça en faisait du monde ! La photo avait disparu à l’intérieur du tablier blanc que DOC semblait ne jamais quitter, sauf pour faire le mariole avec des fillettes à Shad City, avec la neige qui tombait à gros flocon et le vent qui assaillait les passants sous les réverbères. C’était bien, d’après lui, que je me souvinsse de ça et que j’en parlasse comme si j’y étais. Alice Qand appréciait finement la probabilité que tout ça se fût réellement passé en l’absence flagrante de Sally Sabat.

— Faudrait p’t-être que vous m’en parliez, de Sally Sabat, proposa-t-elle en l’absence de DOC qui bouffait du Chinois le week-end.

— J’ai pas tellement envie, dis-je en vomissant sur ma bavette.

— On peut la faire venir si vous voulez. Elle est très occupée par l’affaire Régal Truelle qui fait encore la une des journaux, ce qui la démoralise parce qu’elle trouve rien, p’t-être parce que vous zêtes plus là pour la conseiller.

— Mais je suis le remplaçant de John Cicada !

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

 

Sinon c’était Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur qui me parlaient à travers la porte. Ça m’rendait dingue de pas les voir, mais d’après DOC, valait mieux pas vu que c’était que des morceaux de chair sanguinolente, peut-être même en voie de décomposition si l’expérience était en train de tourner mal.

— John ! me dit Alice Qand. Je peux remplacer Sally Sabat, dans le cadre d’un psychodrame, si vous voyez c’que j’veux dire…

— Zêtes pas assez costaude, m’ame ! Et puis j’ai plus qu’des doigts pour caresser et une bouche pour recevoir les offrandes de l’amour.

— C’est pas mal, une bouche…

— C’est bien pour vous, ouais !

Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur étaient moins compliqués. Comme je les voyais pas — heureusement, disait DOC —, je les imaginais, Frank-la-queue dressé dans un bocal et Bernie-le-frimeur en train de renifler une éprouvette. Ils se faisaient autant de mourron que moi, d’autant qu’ils avaient pas droit aux avantages des vivants, ce dont ils étaient parfaitement conscients. DOC voulait me persuader que c’était rien d’autre que deux morceaux de chair qui pouvaient pas penser à ma place. Alice Qand lui envoyait des signes pour l’inviter à ménager mes centres perceptifs que j’avais à la place du cœur depuis que l’existence m’en voulait à mort. Qu’est-ce que je cherchais ? demandait DOC en prenant soin de pas trop ouvrir la porte pour continuer ses recherches.

— J’vais vous lire la liste des condamnés, dit Alice Qand. Yen a deux aujourd’hui, deux mecs qui ont pas respecté les règles d’usage de la femme. Ils vont arrêter d’penser au bout d’une corde.

Ensuite, on les découperait en morceaux pour sauver des existences humaines. Le type qui me visitait chaque jour à l’heure du dessert, pour me le piquer parce que j’avais pas le bras assez long, m’expliquait qu’il était persuadé de pas mourir vraiment de cette façon et que ses morceaux finiraient par foutre le feu à des existences bornées par la résurrection. Toutes les religions promettent la vie éternelle. Yavait pas d’raison logique pour que les damnés, cons ou pas, échappent à cette règle universelle. Est-ce que j’étais d’accord avec lui ? Il croquait ma pomme à grosses dents en me regardant comme s’il venait de me jouer un tour pendable.

— Zavé zété mon héros préféré, ajoutait-il quelquefois pour s’excuser d’être trop réaliste et pas assez joueur. Des fois, j’m’imagine que je pilote un vaisseau pour vous sauver de la mort que Gor Ur vous destine parce que vous avez été trop loin, bien au-delà des limites. Zaviez un héros pour vous encourager à combattre à mains nues contre le dieu le plus puissant jamais créé ?

— Jamais personne ne m’a remplacé aux commandes de mon vaisseau, mais je suis sûr qu’il est bon d’en rêver ensemble. Ça s’termine comment, ton aventure ?

— Ils m’accusent d’avoir provoqué la mort d’une femme qui m’aimait pas alors que j’avais envie d’elle. J’ai rien fait que d’la bouffer pour effacer les traces d’une tragédie qui ne concerne que moi. Vous voulez assister à ma pendaison ?

Alice Qand avait lu les deux noms et ce type avait frémi comme j’avais jamais vu quelqu’un frémir. Ah ! J’saurais pas expliquer. Yavait du tremblement, mais avec autre chose de plus profond, une infinité de signaux impossibles à comprendre sans la clé dont ce type était tellement jaloux qu’on pouvait douter de son existence. J’avais un besoin inexplicable de comprendre. Alice Qand avait-elle le pouvoir de retarder l’exécution ? Je le lui demandais même pas et le type s’accrochait à ma conversation avec une discrétion qui en disait long sur sa capacité à détruire la vie. Ce Monde est assez pourri pour exécuter les assassins, les privant de tout droit à l’Éternité parce qu’ils ont interrompu la vie, alors qu’on ne tente rien contre ceux qui s’en prennent cruellement à l’existence, politiciens, religieux, serviteurs et commerçants confondus. Ah ! Je rageais intérieurement de voir disparaître un mec à qui on ne pouvait reprocher qu’une vie, sachant que cette vie avait été forcément sauvée par la Science et que l’existence qui lui correspondait continuerait d’être ce qu’elle avait toujours été : une invitation à l’assassinat double d’un pauvre type qui était né pour tuer. En plus, il n’avait jamais tué qu’un remplaçant. Ah ! Elles sont belles, nos nations !

— Vous pouvez y aller si vous voulez, dit Alice Qand sans consulter DOC qui ferait un scandale après coup.

— J’irais comment ?

— Dites plutôt : Comment ça roule ?

Ça roulait. Ça roulait même bien. On suivait les deux condamnés, un qui m’intéressait et un autre dont j’avais rien à foutre parce qu’il entrait pas dans le champ de mes recherches. Le mien se retournait de temps en temps pour me remercier d’être là. Les gardes qui les encadraient ne bronchaient pas quand je critiquais amèrement la société. Peut-être parce que j’étais amer et que cette amertume neutralisait le sens que je voulais donner à l’Humanité qui se torche avec de l’humain pour sentir moins mauvais. Toutefois, Alice Qand ouvrait sa grande gueule pour tempérer mes propos, sans rien provoquer chez les gardes à qui on avait peut-être coupé la langue ou trafiqué le cerveau. Qu’est-ce que ça fait comme bruit, les pas dans un couloir ! J’en étais ému. Alice Qand me dit que c’était bon signe.

— Vous pouvez pas vous cantonner à l’épopée relative, dit-elle comme si les gardes pouvaient comprendre quelque chose à ce déballage psychologique. Vous avez besoin d’exprimer vos émotions…

— Comme un gamin ?

— Non. Comme une femme.

— J’ai jamais tué d’femmes !

— Mais vous les avez rendues si malheureuses qu’elles se sont tuées plutôt que de nourrir votre légende. Vous savez que le Système respecte scrupuleusement les dernières volontés du mort. Elles ont donc disparu de l’existence pour tout le monde !

— C’est pas un crime, ça ! dit le type qui marchait vers la mort comme un môme qui sait pas nager marche vers les vagues en se grattant le cul.

Alice Qand haussa les épaules. J’pouvais pas bander à sa place.

— Dire que j’ai jamais souhaité que de vivre simplement, persuadé que la simplicité est naturelle et par conséquent digne d’un combat politique.

— Mais vous vous êtes comporté en héros !

Mon condamné préféré se retourna encore, ralentissant et obligeant le peloton à ralentir avec un temps de retard qui n’expliquait rien.

— Vous me toucherez au moment où la trappe commencera à donner des signes de mouvement.

Je connaissais cette vibration de la matière en fusion. Je fis oui avec la tête.

— Ensuite vous toucherez la corde tendue à mort…

— Je l’ferai, dis-je comme si je trouvais ça normal.

Il parut satisfait et reprit le rythme que les gardes et l’autre condamné suivirent sans discuter. Alice Qand bandait sans vergogne. Sa queue soulevait la jupe qui montrait ses genoux. Le condamné se retourna.

— Je bande moi aussi, dit-il d’un air joyeux. Je suis sûr que tout le monde bande ici…

Sauf moi et j’étais pas en mesure de vérifier que Frank-la-queue en faisait autant, ni que Bernie-le-frimeur appréciait l’offrande. On traversa une cour peuplée d’arbres nus. Des oiseaux se réveillaient en piaillant joyeusement, du moins j’imaginais qu’ils se réveillaient dans le bonheur des rayons de soleil qui hésitaient encore à se fixer aux murs. Une étrange saleté couvrait le sol de terre battue avec un mélange de mâchefer et de feuilles mortes. L’échafaud se dressait dans un angle ombragé. Des papillons tournoyaient dans la proximité de la lumière. J’en avais l’eau à la bouche.

— Maintenant, me dit Alice Qand, vous vous taisez. L’instant est solennel.

Les deux condamnés se placèrent sous les nœuds qu’une légère brise balançait dans la poussière et le pollen. Un type leur parla, lisant un document qu’il aspergeait de salive. Je voyais pas le bourreau.

— C’est nous le bourreau, John !

Alice Qand m’offrait un profil étonné. Son nez frémissait. Mon cœur battait douloureusement. J’en revenais pas. La chaise me porta au pied de l’échafaud.

— Vous appuyez là, me dit un garde en uniforme. Zêtes pas obligé de regarder ni en haut…

il désigna les deux condamnés qui attendaient…

…ni en bas…

il éclaira les jupons de l’échafaud. DOC attendait lui aussi, un stéthoscope à la main.

— Vous fermez les yeux, dit-il. C’est le plus simple. Donnez-lui une dose de…

Il prononça le nom de la substance.

— Et pour le bruit ? demandai-je. Je suppose que ça fait du bruit. Le levier, la trappe, le cri, l’os, l’air qui bouge…

— Avec ça, John, ça f’ra pas d’bruit et vous n’entendrez rien.

— Vous sentirez rien, ajouta le garde. Vous pouvez me faire confiance. Ça fait même pas couic ! Hein, DOC ?

Le jupon retomba.

— En plus, on est dans le noir, dit DOC. Vous verrez si vous le voulez le flash de la trappe et les deux carrés constants traversés par les cordes. C’est une drôle d’attente. Le temps d’une éjaculation… Sûr que quand on n’a jamais éjaculé dans ces circonstances, on peut pas comprendre…

— Regardez le verre dépoli, John. C’est vous qui prenez la photo ! Le p’tit oiseau va sortir ! Pirou… LI !

 

Ah! J’en ai fait, des photos! J’avais plus beaucoup d’temps pour autre chose. Mon cerveau s’était d’abord intéressé à cette réalité de seconde main, puis il s’est mis à interroger les détails et finalement on s’est entendu pour faire des photos avant de commettre l’erreur fatale qui vous met sur la touche en attendant que le système repère votre anomalie et veuille bien relancer le temps qui s’est arrêté au moment où ça allait devenir intéressant. Voyez la boucle infernale. On vous envoie pas à New York pour critiquer, mais pour être critiqués, voire modifiés, p’t-être même carrément refaits à neuf. C’est l’destin des remplaçants. Faut tenir compte de l’usure des sous-systèmes qui contrôlent notre apparence, — quelquefois, dans les cas les plus pointus, le système d’apparences qui met les rupins à l’abri des sentiments populaires. Je veux êt’ peuple, dit La Bruyère dans les livres scolaires. Moi, j’veux pas. Je l’suis déjà. J’veux êt’ un héros, mais un héros bien payé, du style star de cinoche ou flic en papier tue-mouches, et j’veux pas me retraiter dans un local fermé et surveillé. J’ai raison et LB a tort. T’as déjà vu un peuple qui veut pas améliorer ses fins de mois ? On est tous sur le même dada, sauf qu’yen a qui montent à cru sur des canasses et que les autres se font monter par des chevaux de races. Ya un refrain à faire avec ça. J’y pensais en faisant des photos par-dessus l’épaule des pauvres. J’étais pas bien dans ma tête, je l’reconnais. On me rapportait au compte-gouttes des nouvelles de Frank-la-queue et de Bernie-le-frimeur. Pendant ce temps, je chiais dans un tuyau et j’souffrais atrocement d’éjaculation spontanée. Une fois par an, on me vissait à la place du cul un régulateur à gyrophare intégré, des fois qu’j’aurais plus envie d’aller saluer papa en présence d’une foule en liesse. J’avais même appris le discours par cœur. J’avais tout appris par cœur et j’prenais des photos pour pas oublier que j’avais rampé, non pas pour travailler mon image publique, mais parce que j’avais la trouille de mourir. Faut t’mettre à ma place, mec ou gonzesse qui m’écoute. Avant le Grand Shisme Granulaire, t’avais pas l’choix : tu finissais toujours par crever, d’une manière ou d’une autre, verni du cul ou infortuné d’la queue. D’où le sentiment religieux qui était une sorte de poésie du désespoir, avec des textes sacrés et des rites scarificateurs. Après, quand DOC et Omar Lobster ont donné à l’Humanité la possibilité de pas quitter le Monde sans une claire intention de pas revenir, tu finis dans cette espèce de coma réveillé qui, non content de changer le sens du sommeil, te démontre quotidiennement que t’as tort de rêver. Et ça, que tu soyes verni du cul ou infortuné d’la queue. La question restant de savoir où passait le reste de l’Humanité, celle qui pouvait pas avoir sa place dans l’espace limité qui nous privait déjà d’oxygène et des revenus de la terre. Quelque chose se passait entre le rêve et l’espoir et on recevait aucune instruction pour le savoir. Alors je faisais de la photographie et je stockais en attendant que ça serve à quelque chose. Je suis qu’un remplaçant, vous comprenez ? Le vrai John Cicada est en vacances à Shad City, regardant la neige tomber comme s’il ne l’avait jamais vue, voyant les autres s’amuser comme des fous alors qu’il a le sentiment d’être le seul à avoir perdu la tête. Il interroge rarement le Terminal que la CÔS a mis à sa disposition des fois qu’il aurait des doutes sur le système d’assurance. Il est en train de pourrir, se demandant ce qu’on veut trouver dans ce qui n’est pas encore pourri. Sally Sabat s’amuse elle aussi, mais avec circonspection, parce qu’elle aime pas le peuple qui s’amuse d’un rien pourvu qu’on le fasse pas trop chier. Elle revient tous les soirs avec des confettis sur la tête et les épaules, la gueule ravagée par l’alcool et les morsures. Elle s’assoit quelquefois devant le Terminal. Je m’demande ce qu’elle fait de son remplaçant. J’en ai jamais entendu parler. Vaut p’t-être mieux que j’la ferme à ce sujet. Ya des odeurs qui ne trompent pas quand j’y pense et que je fais que d’y penser, n’allant pas plus loin parce que l’odeur de merde finirait par sentir l’œuf pourri.

 

Ce matin-là, pendant qu’on parlait à la télé de la bombe iranienne qui leur avait explosé dans les mains, Alice Qand s’est amenée en grandes pompes accompagnées de ces deux connards de savants, Don Omero Cintas et Omar Lobster, lesquels souhaitaient vérifier quelques détails avant de me projeter dans les limites d’une expérience qui n’avait de scientifique que le nom, et encore ! Un bouquet de fleurs les précédait. Il entra donc le premier et se posa sur ma table de chevet encombrée de vieux livres que j’avais pas encore déchiffrés. C’est ça, je lis pas, je déchiffre, et ça étonnait encore ce vieux DOC qui dénichait toujours les textes les plus obscurs que l’esprit de l’homme avait produits uniquement pour se faire remarquer. La plupart du temps, avec un bon dictionnaire — même un mauvais, à la réflexion —, le texte en question relevait de l’anecdote sans intérêt ou de la pensée la plus sommairement envisagée pour pallier le manque d’intelligence et surtout de talent. Régal Truelle s’était rendu célèbre dans le cercle très restreint des candidats à la gloire hermétique sans dico, pour avoir pondu une de ces merdes qui attiraient mon attention uniquement parce qu’elles sentaient ce qu’elles disaient, preuve qu’elles servaient à quelque chose. DOC m’amenait un autre dico, en plus de sa part légitime dans le bouquet de fleurs. Omar Lobster se tenait à l’écart à cause qu’il aimait pas trop le sang et les déchirures. Il s’arracha quand même un baiser que j’acceptais parce que j’étais pas rancunier à cette époque. Et puis, je suis qu’un remplaçant. Mal payé et considéré comme un inutile si j’m’oublie.

— J’espère que ce nouveau dictionnaire conviendra à vos nouvelles recherches, dit DOC qui en avait toutefois arraché plusieurs pages qu’Alice Qand n’arrêtait pas de fourrer dans sa poche.

— Nous avons beaucoup d’espoir, dit négligemment Omar Lobster.

Je tournais les pages en attendant qu’il se passe quelque chose dans cette existence où il ne se passe jamais rien à l’avantage de la vérité. J’en savais trop sur la tuerie organisée par le système pour dissimuler la faillite constante de ses expériences sur la mort et la propriété. J’comprenais pas pourquoi ils laissaient pas les pauvres et les malheureux mourir de mort naturelle ou accidentelle. Au moins, Régal Truelle se contentait de réclamer de meilleures conditions d’existences et un traitement digne de la maladie mentale. Il limitait sa gueulante à des choses qui le concernaient directement, espérant ne pas être seul dans cette merde, ce qui, traduit dans sa langue, prenait des proportions littérales dignes d’un mollah. Moi, je visais dans le viseur, pas ailleurs. Et je me déconnectais sans arrêt avec des produits imaginés pour devenir réels.

— Ces fleurs sentent bon, dis-je.

Je disais pas qu’elles étaient belles, ce qui aurait offensé mon système visuel, ni que j’en appréciais le toucher intentionnellement passé au papier de verre de la contrainte et de la douleur appliquée initialement à mon utilité relative.

— Nous vous les avons apportées, poursuivit DOC qui lisait sans papier, parce que nous savons à quel point Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur vous manquent. Rassurez-vous, ils vont bien.

Ce qui voulait sans doute dire qu’une flopée de laborantins s’agitaient pour contenir les signes de putréfaction. Les voix que j’entendais trahissaient leur origine synthétique. Quand Frank-la-queue me disait qu’il allait bien, ça voulait dire qu’il allait déjà mal. J’étais pas dupe, mais j’voulais pas que ça se sache.

— Que diriez-vous de vacances à Shad City, notre cher John ? On y skie agréablement, disent les bulletins de l’Office du Tourisme.

— Les murs de Shad City sont bien connus pour leur surface, susurra Omar Lobster qui devait sa découverte aux effets secondaires des bombes iraniennes qui avaient détruit le quartier historique.

— Je vous accompagnerai, dit Alice Qand.

Cette idée n’avait pas l’air de la séduire. La perspective de tomber sur Sally Sabat ne la réjouissait pas non plus, elle ne s’en cachait pas. Avais-je vraiment envie de rencontrer John Cicada alors que c’était strictement interdit ?

— Ça va ! grogna DOC. C’est pas maintenant qu’il faut le décourager…

— Comme mec inoffensif, dis-je narquoisement, on fait pas mieux que moi. C’est moi qui lui annonce la nouvelle ou vous avez d’autres méthodes pour participer à la Limitation Intelligente de la Démographie ?

— C’est pas la question ! s’écria Omar Lobster.

C’était quoi alors la question que je poserais à John Cicada qui était loin de s’imaginer que Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur n’était que les produits avariés de son imagination ? Et que répondrait-il si ça l’énervait que ce soit moi qui lui pose cette question tangente ?

— L’Original doit être conforme à son remplaçant si c’est ce qui doit arriver ! rugit DOC qui alluma un ignoble cigare en même temps.

— Et papa dans tout ça ? demanda Alice Qand.

Elle revenait dans la conversation avec les moyens de la critique expérimentale. Sa main explorait les confins du bouquet. Elle m’avait jamais paru aussi belle. Pourtant, c’était un mec. Je pouvais donc trahir, volontairement ou par erreur, un point crucial de la véritable nature de John Cicada dont je devenais petit à petit l’image parfaite, ce qui est contraire aux lois du remplacement. Elle sourit, comme si elle venait de recevoir le fil de mes pensées.

— Nous irons si vous voulez, Chef, dit-elle sans désigner le chef. Je ne sais pas bien en quoi cela va servir notre cause. Quelle sera ma marge de manœuvre ?

— Vous ferez exactement ce qui vous passera par la tête, dit Omar Lobster comme si quelque chose venait de le décourager.

— Et que m’arrivera-t-il si mon esprit refuse de se prêter à ce jeu ?

— Ce n’est pas un jeu ! C’est… piroula Omar Lobster.

— C’est une expérience, ma chère, conclut DOC.

Il aimait pas les femmes mûres, surtout si c’était des hommes. Alice Qand se pencha sur le bouquet comme s’il contenait un terminal et qu’elle en voyait l’électronique malgré les déguisements viraux.

— J’ai jamais joué, avoua-t-elle.

Elle minaudait.

— Pas vraiment joué, précisa-t-elle.

— Vous faisiez quoi alors quand je vous… commençais-je.

Elle rit, montrant sa langue rose et la luette irritée par les virus. Ses yeux larmoyaient. On pouvait pas la prendre au sérieux quand elle se préparait à détruire ce que vous aviez construit pour elle. Je pestais parce que j’étais condamné à l’immobilité relative, mais je voulais me servir de mes mains.

— Calmez-vous, John, conseilla DOC. Tout se passera bien si vous y mettez du vôtre. C’est ce que vous lui direz. En substance. Je vous laisse peaufiner le détail de l’expression.

— Vous savez ce qu’il dira quand il me verra ?

— Je suis sûr que ça se passera dans un miroir…

— Mais vous ne savez pas ce qu’il me dira !

Alice Qand était d’accord avec moi. On pouvait pas m’envoyer en mission alors que j’étais John Cicada et que John Cicada n’était pas encore moi. L’expérience manquait de préparation. Il fallait aussi songer à un environnement sentimental.

— Il tomberait amoureux de sa propre image ? proposa Omar Lobster.

— Vous êtes chou, Omar, dit Alice Qand, mais vous n’avez jamais su préparer le terrain des émotions. Votre… expérience manque d’hypothèses.

— C’est ça ou la pendaison, décréta DOC qui plaisantait pas avec l’emploi du temps.

J’avais plus rien pour matérialiser la peur. Je me contentai de serrer les poings comme si j’avais mal autre part. Il avait mal où, John Cicada, en ce moment ?

— Il a mal partout, sauf là et là, dit Alice Qand.

Elle montra où John n’avait pas mal et où je risquais l’hémorragie si on continuait de me persécuter comme un renégat. Ensuite, elle débita la longue liste des risques, à la manière d’un camarero español. La bouche de DOC en demeurait grande ouverte tandis qu’Omar Lobster la fermait pour retenir des remontées gastriques que personne n’apprécierait si ça arrivait.

— Faudrait vous mettre d’accord avant qu’il n’arrive malheur à Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur, dis-je sans vouloir y toucher. C’est pas à moi de l’dire, mais j’m’en sens le droit dès que vous perdez les pédales de la conversation. J’sais même pas si John Cicada ça s’rait pas moi tout simplement.

— C’est vous qui perdez les pédales, John ! Vous êtes un remplaçant.

— Mais le remplaçant de qui ?

Je m’souvenais comme ç’avait été compliqué avec Régal Truelle. Sally Sabat avait cru perdre sa tête de mule. Un remplaçant qui tue le remplaçant d’un remplaçant qui tue le remplaçant d’un remplaçant qui…

— Cessez, voulez-vous, John ! On ne s’entend plus penser !

Elle pensait vraiment, Alice Qand. Elle en avait les moyens. Elle connaissait le terrain comme si elle en était aussi la reine. Jamais elle ne parlait du roi. Qu’est-ce que je l’avais saoulée pour qu’elle en parlasse… ! J’ignorais pas non plus que l’usage du subjonctif imparfait correspondait à un fragment de Frank-la-queue oublié par le chirurgien qui s’en mordait les doigts maintenant. Même Bernie me soufflait des réponses. J’avais pas tout perdu, une bonne nouvelle qui remettrait John sur ses pieds de héros de l’aventure et de la femme. Dans le couloir, les condamnés se renseignaient sur mes véritables intentions.

— On peut pas le laisser empoisonner l’existence de notre chère Sally Sabat qui aurait d’autres chats à fouetter si ce tocard ne l’aimait pas autant ! dit Omar Lobster qui se rongeait pas les ongles pour pas ouvrir la bouche.

— Taisez-vous, Omar ! couina DOC.

— C’est quoi, ces fleurs ? demanda Alice Qand qui commençait à éprouver les premiers effets du pollen sur ses nerfs.

— C’est des fleurs ! grogna DOC qui se pinçait le nez lui aussi.

Quand les gens se pincent le nez en votre présence, vous pensez forcément à vos pieds ou à votre cul. Je pensais à mes pieds. J’savais plus m’en servir pour quitter les lieux. J’étais descendu bien bas et yavait encore du chemin à faire.

— Vous avez subi une opération extrêmement pointue, John, dit DOC qui regardait la statue de papa au loin à la fenêtre. Il le fallait ! Sinon il vous serait arrivé malheur et le peuple ne m’aurait pas pardonné cette négligence fatale.

— C’est un début d’explication, je le conçois, dis-je.

Je retenais mes gaz. Pas par courtoisie, mais parce que je craignais de me vider de cette intolérable manière. Alice Qand me proposait un ersatz, mais sans conviction. Elle savait trop que plus rien ne m’encouragerait à continuer si j’étais privé des attributs de la masCULinité. Elle piqua quand même une glande qui émergeait. Une douceur suivie d’une traversée du désert. J’arrêtais pas d’avancer dans le noir, avec de la lumière derrière et des murs d’acier de chaque côté. C’était tout ce que je pouvais imaginer pour me sauver de la douleur et c’était pas grand-chose aux yeux de ceux qui pouvaient encore m’admirer pour ce que j’avais été dans le vrai comme dans le faux.

 

Le mec qui m’accompagna alors s’appelait O. Carabos. J’savais pas à quel prénom correspondait cet o, mais c’était peut-être un grade. J’les avais souvent entendu s’appeler par un o ou par un a, ce qui donnait : « a ? T’as du feu ? » « J’en ai pas, o ! » Ce qui voulait pas dire nécessairement qu’a n’en avait pas. Ni d’ailleurs qu’a cherchait à provoquer je ne savais quel sentiment profond mis sous surveillance par le système de relève au front. O. Carabos était entré un matin dans ma chambre bleue, celle des jours heureux, et il m’avait proposé de descendre pour prendre un café en sa compagnie. Je lui fis remarquer que la contention prévue par la procédure m’empêchait de le satisfaire. Il avait la clé.

— Faites pas l’mariole, John ! Et tout se passera bien.

Il tourna la clé. Clic ! Et reclac ! J’étais libre.

— À c’te heure, dit-il, ya personne pour nous emmerder. On f’ra ça dans l’intimité partagée avec les balayeurs et les femmes de ménage. Vous aimez ce genre de femmes ?

Il poussa la porte et jeta un œil dans le couloir. Un signe m’invita à le suivre.

— Zêtes verni ou pas ? me demanda-t-il tandis qu’un ficus se présenta à moi.

— J’sais pas, dis-je en traversant le ficus par la droite. Des fois oui, des fois non. J’suis un mortel commun.

— Vous êtes un héros, John. Soyez pas mesquin.

Mesquin ou modeste ? J’avais affaire à un type qui s’y connaissait en conversation. Pas moyen d’échapper à sa vigilance.

— Zêtes exactement le type que j’m’attendais à trouver en fouillant un peu, continua-t-il sur le même ton.

Le couloir était balisé par des plantes vertes. Un tapis central le traversait dans le sens de la longueur, avec des intermèdes de tables basses bordées de fauteuils aux accoudoirs usés jusqu’à la corde. Pas un chat. O. Carabos écoutait aux portes quand je signalais un bruit suspect, m’indiquant aussitôt que j’me faisais du mouron pour rien. Je l’suivais sans savoir qui je suivais. Il avait un poisson dans la bouche, tout frais pêché, et il le mordillait sans se décider à le tuer. Le poisson me regardait comme si j’étais indiscret. On atteignit l’escalier qui descend dans ce sens. Un alignement de plantes vertes indiquait où il fallait mettre le pied pour pas se casser la gueule. O. Carabos me montrait ces endroits précis avec l’index qu’il pointait nerveusement en commentant son état dont j’étais d’après lui responsable à 90 %. Je m’demandais à quoi correspondaient les 10% restant, imaginant peut-être un peu vite que c’était l’amorce d’une dette que je pourrais pas plus payer que les autres.

— On va s’asseoir près de la fenêtre, dit-il.

— Si c’est c’que vous voulez, dis-je. J’suis pas chien.

— Vous l’êtes, John. Un héros-chien-de-faïence. C’est c’qu’on nous apprend à l’école. J’suis pas chien moi non plus.

Il avait une génération de moins que moi et des cheveux sur la tête, doux et humides, peut-être parfumés si j’m’approchais sans l’émoustiller.

— Ça vous fait quoi d’y retourner ? me demanda-t-il.

Il manipulait les ustensiles du petit-déjeuner. Ça m’énervait, mais je me contenais, des fois que j’étais en train de payer ma dette.

— J’en sais rien, dis-je docilement.

En fait, j’savais pas où je retournais. J’avais été dans tellement d’endroits que tout était possible question géographie. J’savais même pas que je retournais. J’avais une vague idée de la mission qu’on finirait par me confier pour me désennuyer, mais rien sur son objet véritable ni sur l’endroit où j’allais laisser ma santé. Il servit un café légèrement sucré.

— Comme ça on n’a pas besoin de touiller, dit-il en montrant encore son index électrique.

Il défonça un croissant avec la même obstination. Ses yeux visaient juste. J’en avais la chair de boule. Une gorgée de café me rassura pas. Mon nez dégoulinait joyeusement.

— J’m’appelle O. Carabos. J’suis carabin bin bin. Carabin d’Oc pour l’état civil. Avant, j’étais éleveur de poulet en Chine. Faut bien vivre ! C’est assez sucré ?

— J’suis l’remplaçant de John Cicada…

— Je sais ! J’ai vot’dossier depuis quelques jours. Ils m’ont cueilli à la descente d’avion comme un malfrat. Les gens se demandaient pourquoi ils arrêtaient un terroriste avec tant d’égards. Vous savez c’que c’est…

— Non… !

— Vous fréquentez pas une négresse ? Ça vous rend suspect d’islamisme. Ils vous l’ont pas dit ?

— L’papa d’Sally Sabat était un soldat américain.

— Mais c’était pas un héros !

J’avais du mal à suivre ces sauts dans le vide chronologique. Sally Sabat pratiquait des rites ancestraux et risquait plutôt d’être persécutée par l’Internationale Islamiste. Elle pouvait exhiber des cicatrices…

— Parlez pas des autres ! dit O. Carabos en me prenant les mains.

Son regard se vissa dans le mien, me privant de café.

— Qu’est-ce qu’ils vous ont dit ? demanda-t-il comme si je pouvais comprendre l’enjeu de la conversation.

— Ils veulent m’envoyer en vacances à Shad City…

— Vous voulez pas y aller parce que John Cicada n’est pas prêt à vous rencontrer…

— C’est pas ça… Il est peut-être heureux après tout !

— Il ne l’est pas ! Mais vous avez raison de penser qu’il ne vous attend pas. Son esprit est occupé par une enquête des plus ardues.

— Y s’ra pas content d’me voir !

— Il est jamais content !

— J’suis pas un sosie ! J’suis un remplaçant.

— La théorie du sosie n’est plus en usage dans ce Monde. Il s’agit d’autre chose ET VOUS LE SAVEZ !

Il criait maintenant. Mais personne ne se pointa pour nous demander si on avait besoin de quelque chose. On était vraiment seul. Personne derrière ni en dessous. J’observais cette surface trop tranquille pour être vraie. Et il prit le temps d’attendre ma réponse. J’me rappelais plus la question, mais j’angoissais. Il m’offrit un morceau de chocolat et se suça patiemment les doigts pendant que je réfléchissais. On allait peut-être voyager ensemble, main dans la main. Je devais à tout prix m’habituer à cette présence. Pas un signe, rien. J’attendais moi aussi. Puis :

— C’est un voyage sans retour, John. Saisissez cette chance.

— J’peux pas décider pour lui !

J’avais crié. Toujours personne. Le jour se levait. Il neigeait. On était à Shad City pour tester ma résistance aux intermédiaires supposés. Qu’est-ce que ça voulait dire ?

— C’est un Simulateur Sans Conséquences, dit O.Carabos que je pouvais aussi appeler Carabin d’Oc si c’était plus facile à comprendre.

J’avais connu un Carabin d’Ôs à l’École Élementaire du Devoir et de la Discipline. C’était un fan d’Isaac Hayes. Il imitait Isaac Hayes comme s’il se destinait au remplacement alors qu’on était censé devenir les Voyageurs du Capital. Never can say Goodbye…

— Changez pas d’sujet, John! J’suis un type sérieux. J’ai déjà tué…

— Tout l’monde a tué, ricanai-je pour me donner bonne contenance.

Il me regarda comme s’il se préparait à modifier sans mon accord certains aspects de ma personnalité. Et il hochait la tête en se mordant les lèvres. C’était un type assez banal physiquement, gris et petit, l’œil vif, mais les mains sans cesse agitées par ce qu’il se préparait à dire. Ce décalage temps-attitude me désorientait. Il finit par aborder sans retenue la question du sexe. En tant que remplaçant, j’étais pas concerné et de toute façon j’avais droit à un certain degré d’intimité. J’agitais mes pansements sans cesser de ricaner. Il s’en prit à mes fils.

— Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur sont définitivement exclus, dit-il.

Il avait l’air sincèrement triste de m’annoncer cette terrible nouvelle. Et c’était ce qu’on me demandait d’apprendre à John Cicada qui était loin de deviner qu’il ne ferait jamais plus l’amour. Avaient-ils prévu un produit de remplacement ? Personnellement, sexe ou pas sexe, je voyais aucun inconvénient à continuer mon œuvre de remplacement. Mais j’pouvais apprécier à quel point c’était un coup dur pour John qui aimait le sexe et particulièrement le sien.

— C’est une mission difficile, je sais, dit O. Carabos. Raison pour laquelle on m’a désigné pour vous accompagner.

— Encore faudrait-il que vous soyez qualifié ! C’est une mission… psychologique.

— Tout c’que vous voudrez, John. J’suis là pour vous aider. Vous allez apprendre un tas d’choses avec moi. Une nouvelle commence toujours par un apprentissage.

— Sans Frank-la-queue ni Bernie-le-frimeur, ya rien à apprendre de cette merde d’existence ! Qu’est-ce que vous feriez rien qu’avec les mains et les pieds ?

— Vous oubliez la tête, John !

— Et papa ?

— Ya papapa !

La camionnette du boulanger passa en trombe, soulevant la neige qui retomba sur le gazon tiède des trottoirs. On était toujours à Shad City et j’étais en train d’apprendre à me comporter en observateur actif.

— Vous aurez pas grand-chose à faire, me câlina O. Carabos. D’autant que j’serai là pour vous expliquer.

— M’expliquer quoi ? J’suis pas du genre expliquant, moi. Les expliquants, c’est la porte à côté. On fait pas le même métier, eux et moi.

O. Carabos n’était pas du genre à se décourager parce que ça n’avançait pas et il tenait les fils du psychodrame qui me reliait à l’original. J’avais oublié ses lunettes à monture en moue de veau. Il clignait des yeux derrière un verre légèrement fumé. Il paraissait plus compétent maintenant en matière de trouble-fête. Comment Sally Sabat réagirait-elle ?

— Justement, on n’en sait rien, avoua le carabin bin bin.

— Qu’est-ce que vous savez au juste ?

Ma question l’inquiéta un instant. J’suis pas bon en instants, pas au point de savoir ce qu’ils signifient quand ça arrive. Il savait rien de la réaction probablement violente de Sally Sabat qui aimait le sexe de John Cicada plus que le sien. On aurait même pu affirmer qu’elle le possédait et qu’on risquait gros à l’en déposséder. Ya des humains qui plaisantent pas avec la propriété, môssieur le Carabin !

— Je sais, je sais ! dit-il sans perdre son sérieux. On a pensé à tout ça avant vous. On fait confiance à notre Instinct de Prédateurs. Ya rien comme l’IP pour rajeunir même l’idée la plus ancienne. D'ailleurs, on se rappelle jamais par quoi on a commencé. On n’a que le sentiment de la route à suivre. Vous devriez l’savoir, vieux voyageur !

— Je sais ce que John Cicada veut bien me faire savoir…

— Le vieux John et le Système Induit, John. N’oubliez pas le Système. Vous ne pouvez pas penser sans le Système. L’existence est sectaire ou n’est pas. Et qu’est-ce que la vie sans existence, John ? Certainement pas un voyage ! Vous le savez mieux que personne.

— John et moi on s’en tient à…

— À quoi, John ? À des principes de base ? Il faut asseoir l’existence sur des faits, John. Et les faits sont créés par le Système. pas le contraire. On peut même pas imaginer le contraire pour expliquer ce qui arrive à l’existence depuis que l’entreprise a remplacé la cueillette saisonnière. Allons-y !

— Mais j’veux pas y aller ! Papa…

— Ya papapa ! Suivez-moi!

— J’étais pas venu pour ça!

— Vous êtes pas venu. On vous a amené sans votre consentement. Et maintenant vous y allez dans les mêmes conditions préparatoires.

— Il fait froid dehors !

 

Il neigeait et la rue était déserte. C’était pas l’heure d’aller bosser. Personne n’allait bosser dans ces conditions. Pas même les remplaçants qui venaient se requinquer librement à New York parce que le prix du pain était avantageux. Et puis j’partirais pas sans Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur.

— La queue, j’comprends. Frank avait une grande queue. Mais pourquoi Bernie était-il un frimeur dans cette nouvelle vie ? Il avait jamais frimé. Juste vendu des marchandises avariées quand il pouvait pas faire autrement. O. Carabos m’examinait la rétine avec une seringue. J’sentais rien, les amis, et j’me plaignais pas. Seulement j’avais pa zenvie de quitter ce Monde sans garantie de retour. On renonce pas facilement aux p’tits conforts qui améliorent l’existence quand on a plus rien à foutre pour gagner de quoi bouffer et soigner ses artères. Ah ! J’y tenais à l’existence ! Je m’accrochais à une chaise de bar qui s’laissait faire et glissait avec un bruit d’enfer sur le dallage de j’me rappelais plus quel hôtel sédentaire qui coulait comme un fromage dans la mer qui m’invitait à négliger le Droit pour étudier le Désir. KIKIKI !

— Zêtes pas si dingue d’après l’rapport, John !

— Vouzon r’filer un rapport ? Et vous lisez pas entre les lignes ? Vos compétences s’arrêtent à l’interprétation du nain de service !

— John ! John ! John ! Qui interprète le nain? Qui est ce nain qui revient à la fin de chaque séance ? On s’entend plus parler avec tout ce boucan !

Les moteurs venaient de s’allumer après une analyse rapide des circonstances climatiques et de l’occupation temporelle de l’espace. On attendait la publicité pour mettre la gomme !

— Pas d’publicité sans vice du consentement ! Le Droit prime sur le Désir.

— Le Monde à l’envers, DOC ! Qu’est-ce qu’y faut pas entendre pour bouffer ! Ah ! J’ai pas fini d’exister en échange d’au moins une prière par jour !

— Réduisez la visibilité !

— C’était comme ça tous les jours, DOC ou qui que vous soyez. Qu’est-ce que vous voulez savoir encore ?

— On s’entend plus ! J’imaginais pas un tel boucan. C’est infernal. On voit vraiment rien !

— On a pas besoin de voir, DOC. On a peut-être même besoin de cette purée d’pois. Touchez à rien !

 

J’avais toujours aimé ces départs rituels pour des voyages qui répondaient à la demande bonheur-fric. J’avais conscience de n’être qu’un pion dans le jeu plaisir-limite. Mais qu’est-ce que je pouvais changer ? Rien. Alors je changeais rien. Je m’activais pour profiter des jours de relâche auxquels j’avais droit parce que j’étais aussi un signataire. Yavait vraiment rien à faire pour espérer que tout n’aille pas dans ce sens. On voyait tout à la télé. On pouvait pas dire qu’on était pas prévenu. On était même bien informé, mais qu’est-ce qu’on pouvait faire pour pas être aussi cons que les autres ?

— Allez-y, John ! Vous avez une fourchette de trente secondes. À vous les commandes !

Ya pas comme cette confiance qu’ils vous font quand ils ne peuvent faire autrement. La seule chose qu’ils contrôlent, c’est votre destruction instantanée. Personne ne souffre. Vous disparaissez dans la lumière avec la cargaison et le fret humain. Tout le monde est assuré !

— Trajectoire sous influence, John ! Pétez dans la soie !

Puis l’espace, un ralentissement, de nouvelles vibrations métalliques, la voix de Gor Ur qui revient, le sens à donner au futur et celui à prendre à l’extase avant que l’écran se déchire.

— C’est parti, les amis ! gueulai-je dans le micro que me tendait une hôtesse en tenue légère. J’ai l’impression d’avoir vingt ans de moins et une queue en plus. Vous pouvez jeter un œil par les hublots. Vous laissez pas faire par les enfants qui collent à force de ressembler à des sucettes. Ce que vous voyez, c’est le passé. On voit plus que ça quand on a l’habitude des voyages. Ceux qui voyagent pour la première fois ont envie de vomir. C’est normal. Vomissez dans les sacs prévus à cet effet. Car ce n’est que l’effet de la cause commune, mecs ! On est tous des dés pipés et ça nous inspire aucune poésie !

 

C’était pas parti autant que j’l’espérais, mais j’étais en forme. On survola la Chine dix minutes plus tard et O. Carabos dirigea le tir d’un missile qui atteignit son objectif, l’opéra d’Pékin qui prenait déjà l’eau. On partit en vrille à la première réplique. J’raconte ça calmement parce je suis calmé, sinon je s’rais devenu la première pierre et O. Carabos pourrait plus rigoler autant dans le masque qui lui fournit l’oxygène indispensable à la survie. Les Chinois connaissent pas bien la technique du remplacement. C’était une bonne occasion de faire causette avec ces faces de rats qui m’mordillaient les pieds parce que j’avais plus d’queue pour les enculer proprement. Yavait même un nègre qui avait trahi l’Afrique dans une opération bancaire de grande envergure et avait empoissonné les relations sociales dans la savane. C’était un spécialiste du tir ami, m’avait expliqué Gu, le Chinois qui parlait ma langue uniquement pour la trahir. C’était tous des traîtres et on les employait dans les missions de bavardage. Le nègre s’appelait Sabat. Quand je l’appris, au cinquième jour de mon apprentissage de l’aveu complet, j’lui demandais s’il était le papa de Sally Sabat et il me répondit que des Sally, il en connaissait tellement que quand il les baisait, il s’demandait plus s’il en était le propriétaire légitime ou l’héritier inattendu. Il avait une bonne tête, Sabat. J’étais toujours prêt à croire qu’il me ferait aucun mal. Mais il me faisait mal à l’heure prévue par les Chinois et j’avouais un détail de plus. C’était crevant de résister dans un réel effort patriotique et de pratiquer la confession sommaire chapitre après chapitre. Heureusement, mon état me privait des dynamos que O. Carabos encaissait dans la joie. Ils me piquaient parce que j’aimais ça, extrayant la moelle pour trouver le point HOT qui est comme qui dirait la clé des confessions sans trous de mémoire. Ils trouvaient rien parce que c’est le genre de point crucial qu’on a dans l’cul une bonne fois pour toutes. Or, j’avais pas emporté Bernie-le-frimeur dans mes bagages. O. Carabas y m’avait dit que j’en aurais pas besoin. Il se trompait. Il avait beaucoup baissé dans mon estime en révélant ce secret de la Composition Nouvelle de l’Etre. Les Chinois s’en serviraient pour pratiquer le commerce équitable. Les vaches !

— Vous dites, bava Gu sur mes lèvres tremblantes, que vous avez sulvécu à l’explosion et que vous avez peldu ces deux membles essentiels : la queue et le cul… Mais c’est telifiant ! On peut pas vivle sans ça !

— Zavékapa financer l’terrorisme, grouilla O. Carabos qui n’en pouvait plus de cracher du sang.

— Nous combattons le telolisme ! Zavez jamais été à l’Opéla ? On y toltule des Alabes pour que le peuple complenne bien que c’est eux les coupabres ! Et pas nous comme l’afilment votre gouvelnement de melde ! Qu’est-ce que vous fabliquiez à bold d’un vaisseau de combat ?

— Une expélience, dit O. Carabos.

Il était sacrément sacrifié à l’heure où j’vous parle. Forcément, il en savait plus que moi. Et j’savais pas grand-chose de John Cicada dont j’étais l’ambassadeur au pays de la grippe aviaire.

— Vous savez pas gland-chose palce que vous léfréchissez pas !

Je réfléchissais sans arrêt au contraire. John Cicada survivrait à cet aléas qu’on pouvait considérer comme médical si on n’était pas chinois. Seulement Gu était Chinois et Sabat avait envie de l’devenir. Mes pieds ressemblaient à un cochon de lait cuit au four.

— Qu’est-ce que vous voulez savoil, melde ! hurlai-je dans la langue du coin où j’allais peut-être finir ma double existence de remplaçant et de poète.

— Vous êtes poète ? me demanda Gu.

Sa voix venait de s’adoucir. Sabat cessa d’inciser la chair de mes genoux.

— C’est pas malqué sur vot’dossier, dit Gu.

Il tournait les pages. Rien sur moi, sur ce que j’étais.

— On peut être les deux à la fois ? s’interrogeait Sabat.

Ça l’faisait bander. Il se pencha sur le dossier, appuyant son menton sur l’épaule de Gu qui marmonnait nerveusement.

— Bonne question, dit-il. Demandez à O. Calabos.

Et O. se mit à hurler en suivant. Cinq secondes de hurlement et une minute d’aveu. C’était son rythme. Mais il savait pas si j’étais poète ou si j’en avais seulement l’envie. John Cicada était astronaute et espion, preuve qu’on pouvait être deux choses sans qu’ça soye un crime.

— J’suis bien carabin et con, dit-il dans la giclée de salive que Sabat reçut en bon joueur.

— Qu’est-ce que vous êtes, vous, Sabat, à palt nègle ? demanda Gu.

Sabat réfléchissait sans cesser d’affiner l’application de la douleur. Il avait commencé :

— Je suis…

Mais Gu l’avait interrompu en riant, trouvant irrésistible la réplique suivante :

— Si vous êtes deux, il faut pas dile « je suis », mais « nous sommes » ! Faut savoil s’explimer au nom de tous.

Sa gueule parfumée à l’hydrogène sulfuré se posa sur mon oreille. Il avait envie de chuchoter, ce qui plia Sabat.

— Vous voulez savoil ce que nous sommes ?

— J’veux bien si c’est pas trop dur à retenir, couinai-je.

— Nous sommes lavis !

Il léchait quelque chose au fond de mon conduit auditif. Ça l’rendait précis comme un scalpel. Il insista :

— Nous sommes lavis. Vous complenez ? Et vous êtes notle invité d’honneul.

Il avait enfin compris que j’savais rien d’intéressant sur la Science Infuse, mais que par contre j’avais le pouvoir de divertir l’esprit sans le flatter. C’est ça, la poésie. Il était d’accord avec moi. O. Carabos ouvrait des yeux de merlan frit. Sabat l’empêchait de dire ce qu’il pensait de moi à cet instant divin où je m’sauvais à la Bettancourt. Il avait l’air désespéré, mais j’y pouvais rien : j’avais d’la chance et il en avait pas. Sabat se remit au travail et nous sortîmes, Gu et moi, par la petite porte.

— Nous allons voil si un lemplaçant peut êtle autle chose en même temps.

J’avais pas dit en même temps ! Ah ! Ça commençait mal, mon apprentissage du chinois ! Mais le moment était mal choisi pour peaufiner le détail. Je suivais en clopinant, laissant ma trace dans un couloir que des ombres léchaient avec une application de mauvais élève qui demanderait pas mieux que de devenir aussi bon que les meilleurs. Yen avait un qui se servait d’une porte pour apprendre les tables de logarithmes par cœur. On entra dans une chapelle suintante de larmes. L’effigie de Gor Ur était en croix surmontant un bourricot. Je saluais une vierge nue qui s’adonnait à la rupture de l’hymen avec une passion d’amoureuse. Elle me rendit un salut désespéré. C’était pas une Chinoise, donc elle souffrait. Gu haussa les épaules.

— Vous calicatulez, mon ami !

On sortit alors dans un jardin peuplé d’orangers en fleurs. Je me souviens : c’était à Courdoue et on avait bu le machaquito d’une Juive qui offrait son jardin au passant. Les rues étaient noires et blanches. Je te cherchais…

— C’est jori ! s’écria Gu en tapant des mains sur mes pieds sanglants. C’est vlaiment tlès jori !

 

C’était à Couldoue

et on avait bu le machaquito d’une Juive

qui offlait son jaldin au passant.

Les lues étaient noiles et blanches.

Je te chelchais.

 

Et vous l’avez tlouvée ?

— C’était pas une femme, si vous voyez c’que j’veux dire…

— Un enfant ? Nous peldons beaucoup d’enfants en Chine. Nous en retlouvons beaucoup aussi.

— C’était un mec…

À c’te époque, j’étais un amoureux, pas un baiseur, hé conard ! Enfin, j’étais poète et je l’prouvais. Gu cessa de me briser les os. Il avait l’air d’apprécier ce genre de confession qu’on fait pas à tout le monde, même sous la torture.

— Vous connaissez pas les Espingouins, dis-je. Ils sont jaloux de leurs femmes et manient le couteau avec l’expérience de l’infidélité matrimoniale. J’étais venu avec un copain anglais qui s’prennait pour un oiseau dans les meilleurs moments de sa schizophrénie. Je courais alors que lui prétendait voler…

— C’est ça, la poésie ?

Il avait l’air déçu, mais ses yeux reflétaient une joie contenue. Autant que je le dise maintenant, des fois qu’on se méprenne, j’ai jamais fricoté avec des mecs. Mais il fallait que je m’accroche à quelque chose et c’était tout ce que j’avais trouvé pour résister encore un peu à l’envie de crever pour que ça s’arrête. On entendait encore les cris de O. Carabos et les têtes des ombres s’exposaient à la lumière pour montrer à quel point cette souffrance les affectait. Gu exigea une autre poésie. J’avais pas vraiment d’inspiration et j’pouvais pas parler de mes pieds sans l’offenser.

 

La femme qui me précédait

ne possédait rien de connu

Je l’avais suivie pour savoir

mais elle ne me conduisit nulle part

et je dus la violer

alors que je l’aimais.

 

— Melde c’est beau ! s’écria Gu

Il cessa de frapper. Il avait l’air de quelqu’un qui cherche les mots, mais qui ne trouve que ceux qu’il vient d’entendre. La douleur croissait maintenant qu’elle ne résistait plus. Je poussai un cri pour soulager ma conscience. Il reprit alors mollement le carnage, sans cet appétit qui m’avait convaincu de me donner à lui pour ne pas me vendre à tout le monde. J’crois qu’il appréciait la nuance, me demandant d’en dire quelque chose sur la voie du poème :

 

Elle aimait les fleurs,

mais pas autant que moi

Je pris le risque

de lui en offrir une.

 

C’était pas trop, mais ça le rendait fou. Il exprima sa joie en m’arrachant une rotule. Était-il convaincu ? Et cela me sauvait-il ? Cet intermède m’aurait enseigné un autre aspect de la ruse. Il me demanda soudainement si j’avais l’habitude de ruser avec la souffrance.

— Vous me donnez l’implession de suivle les fils de ma pensée pendant que je fais mon tlavail. Je vais vous galder comme un petit chien. Ils ne peuvent pas me lefuser ça. Vous parlelez pendant que je tlavaille. Vous palelez de moi et du supplicié. Et je vous felai aussi soufflil pour entletnil votle jaldin poétique. J’ai besoin de poésie, de cette poésie qui veut se sauver, mais que je tiens à ma melci.

On s’était arrêté sous les orangers.

— Je ne suis pas un Chinois comme les autles. Voulez-vous bien devenil mon lemplaçant ?

— Je suis pas votre petit chien ?

— Un lemplaçant n’est pas un petit chien ?

J’pouvais pas lui expliquer que le remplaçant de John Cicada pouvait devenir le petit chien de Gu, mais que le remplaçant de Gu, s’il existait, ne pouvait en aucun cas être celui de John Cicada.

— Il a un petit chien, John Cicada ?

— Il en a un, mais c’est pas moi. En fait, John et moi, on s’est jamais rencontré. O. Carabos avait organisé cette rencontre, mais il a eu cette idée absurde de détruire l’Opéra de Pékin…

— Je vois, digu.

Il voyait sans doute rien. Une petite poésie lui ferait le plus grand bien…

— Non, non, dit-il. Il ne faut pas abuser des bonnes choses, surtout si elles vous lendent mérancorique.

— Vous avez un super accent américain, mec ! On va bien boulotter vous et moi.

 

Chez lui, c’était vert et rose, avec des rideaux de soie transparente dans la lumière. Il m’installa dans la baignoire parce que je saignais encore. Il fit couler une eau chaude qui m’anesthésia.

— Alols, poursuivit-il, ce John Cicada a voyagé tlès loin et paltout et vous êtes lesté à la maison… Et ce n’était pas sa maison… Où vous habitez, petit chien ?

— C’est compliqué… Faudrait qu’j’explique à quoi je sers…

— On sait tlès bien à quoi selvent les lemplaçants ! L’avez-vous lemplacé aux commandes du vaisseau intelgaractique ?

— Plus d’une fois !

— Vous savez donc piloter ces engins. J’aime beaucoup l’idée d’un petit chien qui sait piloter les vaisseaux.

Il m’offrit une douceur du bout des doigts. J’arrêtais pas d’saigner. Mais il parlait pas d’hémorragie. Seulement de l’avenir.

— Où sont Flankie-la-queue-énolme et Belnie-le-flimeur-velni-du-cul ?

Voilà où il voulait en venir, ce faux ami à la langue fourchue ! Il projetait l’eau de la poire sur ces lieux vacants de mon intimité, deux trous qu’il n’expliquait pas et qui étaient en rapport avec ce que O. Carabos avait planifié dans le cadre sans doute d’une enquête approfondie commanditée par l’industrie du remplaçant. Une technologie qui échappait aux Russes et aux Chinois, ce qui mettait le Monde Occidental à l’abri des ambitions arabes et iraniennes. Il parlait plus du poète.

— Vous mangez leli ? demanda-t-il.

Un autre petit chien attendait de savoir si je mangeais leli. Il était en laisse et Sabat lui caressait la tête qui s’aplatissait sous cette main de géant.

— Leli est bon poultou, vous devliez le savoil.

J’aurais pu me sentir à l’aise dans cette atmosphère raciste, mais j’avais pas l’moral. Il manquait une pièce à ma joie. Ça f’sait trois si j’comptais pas les trous d’mémoire.

— Flankie était un ami, dit Sabat qui parlait chinois à l’occasion.

Comment peut-on accorder sa confiance à un type qui en avait trahi d’autres ? Gu voulait pas en discuter. Il discutait jamais avec les chiens, d’autant que j’avais l’air d’un cochon de lait cuit au four et que ça l’rendait peut-être pédé. C’était qui cet autre chien qui me conseillait leli ? Il me regardait en coin, le croc visible dans l’ombre et la narine aux aguets.

— Belnie aussi était un ami, renchérit Sabat qui bandait sous ses bananes.

Pouvais-je me risquer à demander des nouvelles de mon ami O. Carabas qui transportait mes médicaments ?

— Il va mal, dit Sabat. C’est bon signe. Il mange comme quatre.

— Comme quatle quoi ? s’énerva Gu.

Sabat n’en savait rien. Il y avait deux hommes en lui : un type assez intelligent pour survivre sur le dos des autres qu’il trahissait et un con qui se demandait s’il avait cet air intelligent qui n’allait pas bien avec la couleur de sa peau. Le genre de type raciste qui se demande pourquoi les animaux ont quatre pieds et les hommes seulement deux, oubliant que les mains, ça sert pas qu’à se servir d’elles comme on a envie. Il énervait pas que Gu, ce qui m’rapprochait des idéaux de la Chine et de Confucion en particulier. Son chienchien bavait sur la sortie d’bain qui sentait encore la femme. Je jouais avec la savonnette parce que j’avais pas d’cucul.

— Duli alol, figu.

Le chien claqua les talons et pivota en direction de la cuisine. Sabat prit place dans la chaise qui m’était destinée. Il dit :

— Avouez-le, John ! Vous appréciez l’aventure, pas vrai ?

Gu attendait la réponse, immobile dans la position du lézard qui craint pour sa queue. Il versait du vert dans mon eau et je glissais ailleurs sans rouspéter.

— John aime les substances plus que l’aventule, n’est-ce pas ? murmura-t-il sans cesser de dealer à l’œil.

J’pouvais pas dire le contraire maintenant que je glissais.

— Qu’est-ce que vous voulez savoir, les mecs ? demandai-je parce que c’était le moment de se renseigner.

— Qui est John Cicada ? Où trouver Frank et Bernie ? Qui êtes-vous ?

C’était Sabat qui parlait petit nègre. On pouvait pas être plus clair.

 

On m’servit du riz avec un accompagnement de légumes et de crustacés de la première génération. La gnole n’était pas mauvaise non plus. Une cuillère, une rasade. La première platée me rendit docile comme une feuille morte. Ma pompe à merde cafouillait sous les appareillages chargés des éliminations. J’étais presque seul, accompagné de O. Carabos qui s’exprimait couramment dans la langue de la douleur. Il puait aussi, à cause des sécrétions algiques et de l’hydrogène sulfuré. L’écran recevait en direct différé les images panoramiques du Memory Shoe Business qui était en liesse à l’heure où je vous parle librement. Des prisonniers du boulot envoyaient de l’air dans la statue de papa qui continuait de gonfler dans une ambiance préparatoire à couper avec les cils. C’était peut-être une Boucle Exhaustive Hier-Demain comme on en voyait dans les hallucinations supercommerciales de l’Enfance au Service de la Conservation Pratique de la Planète. Sans le hublot qui montrait la superposition Lune-Étoile du berger — lune en phase ascendante et étoile à la verticale de ce qui semblait être l’Axe du Ciel en période de Vacances Industrielles Revue par le Patronat —, sans cette vision somme toute poétique qui envahissait le hublot, j’aurais eu des pulsions autodestructrices et j’en aurais bavé avec le Système Sauvez-les du Néant et ses pratiques d’un autre âge. O. Carabos n’était plus en mesure de taper le carton et il s’en plaignait dans de longs gémissements qui semblaient en phase avec la théorie de la tonalité circulaire. J’pouvais à peine penser et bouffer en même temps.

— Si vous voulez, m’avait dit Sabat en petit nègre, vous pouvez doser la morphokolokine synthèse avec ce petit robinet.

— C’est pas un robinet ! C’est une petite queue !

— On a rien trouvé d’autre à part ce petit iranien qui servait de cucul à des camés.

— J’y toucherai pas !

— J’regrette, John, mais on n’a pas trouvé de fillette consentante. Faudra faire avec ce robinet, que ça vous plaise ou non.

— J’y toucherai à aucun prix !

— Vous direz pas ça quand vous commencerez à souffrir.

— Mais je souffre, bordel de merde !

J’avais beau crier, le p’tit robinet il arrêtait pas d’gicler sa spermature essentielle dans un tuyau qui s’enfonçait allez donc savoir jusqu’où dans ma chair, creusant je savais pas quel organe pour influencer mon comportement et la teneur de mes pensées. Sabat me montra comment il fallait agir sur ce qui restait du prépuce. Ça m’empêchait pas d’bouffer avec un appétit qui faisait le spectacle des écrans de contrôle. Ils me traduisaient en binaire retraduit au niveau du spectacle que papa critiquait vertement. En réalité, sa voix était un cut-up truqué. Qui pouvait écouter ces conneries à part Régal Truelle et ses innombrables remplaçants qu’il fallait maintenant appeler des répliquants si on avait pas envie de passer pour des idiots. Le plot s’acheva dans la confusion d’un discours destiné à chauffer la salle. Sabat m’encourageait à applaudir, mais on s’éloignait à la vitesse de la lumière croissant dans l’au-delà et j’avais des visions dantesques à couper le poil au ras d’la peau. Je faillis m’escaner à cause d’un débris étranger à la recette du riz aux crustacés de la première génération, des crustacés avec l’envie de forniquer quand c’est l’heure, un met de choix après le caca d’hirondelle des faubourgs et l’extrait de Hottentot au panaris universel. J’en aurais, de ces sommets de la Gastronomie Philosophique Extérieur-Intérieur, si j’apportais mes connaissances secrètes sur un plateau que j’avais intérêt qu’y soye au moins d’argent, sinon j’étais bon pour la rigole et ses infestations humanodomiciliaires. Ah ! J’étais dans la mouise jusqu’aux glandes mammaires, incapable de réagir comme un diplômé des Grandes Écoles et pas loin de ressembler à un valet d’ferme qui swingue constamment dans le foin. Sabat me confia qu’il en avait rien à foutre de ce qui m’arriverait si je m’en sortais, parce que j’aurais perdu mon honneur et mon apparence. Si je sortais d’ici vivant, j’trouverais plus à m’employer dignement pour paraître moins compliqué de la synapse. Ça l’faisait marrer, ce roitelet qui s’accroupissait uniquement pour chier.

— Vous avez p’t-être de la chance, petinègra-t-il. J’en ai bien moi. Et papa y cirait les bottes au lieu de manger ce qu’yavait dedans.

Une douleur infâme m’obligea à me servir du p’tit robinet qui réagit au quart de tour, pétaradant dans le foutre et les conditions précaires d’une existence qui finirait par s’en prendre à l’enfance avec la même fatalité de l’injustice et du dégoût. J’voyais pas sa gueule de camé au sucre, mais je l’imaginais pas sans la grimace du plaisir qui s’accroche à la transe avec le triste espoir d’en finir avec la merde organojudiciaire qui décide à la place de la vie. Un pauvre gosse comme je l’avais été, contrairement à John Cicada qui avait été heureux pendant que ses congénères se branlaient avec du savon d’Marseille. Un détail de mon anatomie fictionnelle qui figurait pas dans mon dossier d’embauche. Ah ! J’sais pas si j’ai bien fait d’vous révéler que j’suis que l’remplaçant, pas l’original, des fois qu’il vous vienne à l’idée d’en parler avec les autorités compétentes. Mais ça vous servirait à quoi de pas aller au bout de ce bouquin ? Vous en parlerez un jour à vos enfants quand y s’ra temps de passer au jeu et à ses conséquences cérébrales. Sabat me resservit sans chipoter. J’aurais pas d’dessert si j’me sentais mal. Qu’est-ce que j’aurais à la place du dessert ?

— Des clopinettes avec des prunes et des clous, qu’il dit en se marrant face au miroir.

O. Carabos, qui écoutait malgré les ravages de la douleur, lança un cri en forme de mouette. J’avalais d’travers un morceau de la cervelle du crustacé qui bordait l’assiette de Sa Majesté outragée. Sabat lui confirma que son statut d’obstiné congénital lui ouvrait pas droit aux substrats iraniens.

— Nonmédéfoi ! clama-t-il pour se faire entendre.

O. Carabos retourna dans la douleur avec une taxe supplémentaire, ce qui m’inspira la docilité sans condition. J’avais soif de chitine, du coup, et j’en croquais des tonnes pour me faire bien voir. Sabat me promit un nid d’hirondelle avec des noix de lotus et un soupçon de sueur populaire. J’en avais l’eau à la bouche et pourtant, j’avais plus faim. Mais fallait finir et saucer avec du pain sur la planche, sans ménager le coude et l’index, comme c’était écrit dans le Grand Livre du Destin.

— Zaurez aussi droit à un traitement de faveur question sommeil et même fornication. Démissionnez maintenant si vous aimez pas être réveillé par les races inférieures.

 

Ça promettait ! Le repas terminé sur un vomissement interdit, on me retourna sur le ventre pour extraire la merde que la pompe pouvait pas débiter aussi nettement qu’un compte en banque. Je m’laissais briquer, l’œil sur la souffrance inadmissible de O. Carabos qui chuintait comme une fontaine publique, entre l’ombre des eucalyptus rouges et les entrejambes des pensionnaires de l’asile dont le mur de pierre grise descendait sur la ville comme les pans de la forteresse du roi Christophe. Ah ! J’étais traversé d’images muettes et l’écran les reproduisait avec une fidélité de jeune mariée. J’pouvais pas agir sur les boutons de la console qui jouait sans moi. C’était pas faute de m’agiter, mais je glissais dans le mauvais sens, à tel point que je me comprenais plus moi-même. Yavait-il une fin à ce voyage ?

— Ça dépend de vous, dit Sabat.

Quelle était l’influence de O. Carabos sur l’hypothèse de départ ?

— Aucune. Quand ce s’ra fini, je l’enculerai pour achever son éducation.

Sabat plaisantait pas avec la pratique du trou. Il possédait un bel engin à peu près tout l’temps en érection préséminale. Il gouttait comme un lys sur la nappe brodée au tissu vaginal, prêt à m’humilier par la pompe si je la fermais pas. Encore une question, Sire…

— Qu’est-ce qu’on fera vous et moi à Shad City si O. Carabos n’est plus en état de m’approcher de l’original que je remplace plus trop en ce moment ?

— Vous le remplacez plus que vous n’croyez, John. Encore une giclée ?

— Si c’est d’la gnôle, patron, j’veux bien réessayer !

Tu parles d’une gnôle ! À l’intérieur, le p’tit iranien avait un goût sucré passablement conservé dans l’acide des faubourgs téhéranais. Je grimaçais dans son miroir pour démontrer qu’on n’était pas en phase lui et moi et qu’il pouvait aller se coucher sans moi. Je suce bien, mais pas à ce point !

— Vous énervez pas, John, dit Sabat.

Il observait la canule millimétrée à travers la lentille du jeune Iranien.

— Vous sentez quelque chose, LÀ !

Ni là, ni rien. Qu’est-ce que j’pouvais répondre à ce genre de question sans risquer la flagellation par le bas ? Je frémissais partout, brouillant les pistes du Savoir. Sabat reniflait la simulation. Son œil, grossi par les effets de rétine du Perse, explorait mon nombril comme si c’en était pas un.

— Zavez été jusqu’où ? me demanda-t-il.

— Jusqu’à la rivière. Ensuite, j’ai traversé le pont avant de me rendre compte que c’était une illusion et que j’étais en train de nager, luttant contre le courant avec le courage du désespoir…

— J’aime pas vos manières, John ! J’prévois le pire entre vous et moi.

J’avalai l’acide de ma salive avec les bulles salées de la prémonition.

— J’vous dis la vérité, DOC ! Vous pouvez vérifier. Les courbes signalent un va-et-vient des mêmes phobies migratoires. Pas un pic pour avertir l’esprit que je serais en train d’essayer de vous berner, Bernie !

— Avalez ça !

C’était de la poudre de perlimpinpin. L’Iranien tourna de l’œil.

— Si c’est pas une jolie petite bite, ça ! s’écria Sabat.

C’était c’que c’était. On voyait plus bien à cause de la nuit solaire. Un reflet de hublot indiquait qu’on descendait d’un cran sur l’échelle des orbites. O. Carabas râlait comme un nourrisson qui sent venir la douleur alors qu’une goutte de sucre vient de lui donner de l’espoir. Il me regarda comme si j’étais le seul responsable de ce qui lui arrivait sans moi. Il voyait que j’avais moi aussi des problèmes et une existence à sauver du naufrage de la douleur et de l’ennui, mais ça l’intéressait pas que je m’aime à ce point tellement il s’aimait lui aussi. Sabat en jouait.

— C’est dingue ce qu’il faut comme temps pour la gonfler cette statue de papa Cicada !

J’étais d’accord avec lui. Papa gonflait tellement qu’on pouvait légitimement se demander si on n’était pas en train d’halluciner sans hallucinogène. Vous hallucinez comment, vous ?

— John ! N’influencez pas les témoins. Sans leur témoignage franc, on peut pas déclarer la mort du condamné sans jeter le trouble dans l’opinion. Fermez-la !

Ils étaient silencieux et somme toute aussi discrets que des carabins en stage d’application pratique du phénomène-frottis maladie-palliatif. Assis sur les gradins entre deux hublots qui consacraient papa à la postérité du succès populaire, ils se contentaient d’observer les effets de la douleur sur l’esprit et ses conséquences sur l’avenir de la chair. De temps en temps, ils priaient Jélah en se coltinant des produits consacrés, ce qui ne réduisait pas leur crédibilité scientifique. Zétaient pas assez cons pour s’laisser réduire au logotype qui ornait leurs épaulettes. Vus d’ici, ils avaient tous la même gueule, un peu de traviole à cause d’une pratique serrée du calcif. Zavez les yeux gorgés d’un liquide gorurien coupé de tendances racistes. Ils buvaient le cocktail neurone-expansion de l’univers qui était à la mode parce qu’on avait envie d’améliorer la qualité de la foi avec des preuves textuelles postlisibles. Leurs doigts étaient contrôlés directement par une annexe de la Cour de Cassation qui cassait pas des manivelles question justice, mais qui s’appliquait parfaitement à l’esprit de conservation des Biens de l’Humanité, nourrissant leur Chronique avec des fables qui n’étaient rien d’autre que ce qu’on voulait savoir et donner en héritage.

— Si vous vous adressez à eux, m’avait conseillé DOC du temps où je pratiquais l’art de la queue et le syphonnage par le cul, n’oubliez pas qu’ils sont les locataires du dessus et que leurs nuisances sont dues à l’état du plancher, ce qui les innocente d’avance.

Mais je m’adressais à leurs filles qui n’avaient pas encore l’âge de participer aux partouzes organisées par la Religion sous la surveillance de la Politique avec le consentement tacite des Banques. Je les prévenais de l’ambiguïté nation-sexe avec les mots de la tribu, prêt à sauter le pas de la chanson, voire du poème, si les conditions étaient réunies pour passer à des actes secrets destinés à pourrir la mémoire et le temps qui passe parce qu’on est condamné à en reproduire les détails nourriciers de la confession. J’avais qu’à ouvrir le robinet pour me faire comprendre. On parlait pas, on échangeait des regards pour se déchirer mentalement. Et j’avais que deux envies : retourner à New York pour célébrer avec les autres papa et ses œuvres séminales ; ou arriver en grandes pompes funèbres à Shad City pour dire à John Cicada ce que je pensais du système d’assurance-vie. Sabat prétendait m’aider à échapper au Jugement. J’pouvais pas encourager O. Carabos à apprécier les bons côtés de la souffrance ni les bénéfices de l’ennui. Il avait les glandes séminales à l’air, la prostate en berne et la queue d’un pendu. En plus, il chiait avec une facilité qui lui valait la sympathie des puéricultrices convoquées en marge des Juges. J’étais moins attirant du fait de l’appareillage électromécanique dont les aimants claquaient comme des langues de bois. Gu s’amena en cours d’explication :

— Nous allivons ! Plépalez-vous, John. Ça va faile mar.

C’était l’moment d’serrer les dents entre elles sans se prendre la langue ni l’intérieur des joues, une pratique réputée facile dans le Monde des bons élèves et des malades guérissables, mais que le caractère irréductible des méthodes de transformation rend à peu près aussi commode que le yoyo en apesanteur ou le doigt dans l’cul en période de chiasse. Sabat m’injecta un adoucissant avant la lessive. Il me frottait le dos à l’air pur quand le vaisseau a donné des signes de vol plané. Le moniteur indiquait que quelque chose clochait, mais que l’inquiétude n’était pas utile ni même recommandée.

— C’est vous l’pilote, John ! s’écria Gu qui s’accrochait aux couilles du Président avec une aisance de mouche à merde.

— Vous êtes le pilote, répéta le Président.

J’savais pas bien c’que ça voulait dire dans la bouche d’un malfrat du Droit, mais je comprenais la frousse de Gu comme si j’avais le pouvoir de la commenter sans m’écarter de la vérité. De nouveau, l’hydrogène sulfuré se mélangea à l’odeur de la pisse sous l’égide de Jélah et de Gor Ur qui se partageaient le Monde et ses ressources exactement comme le commun des mortels hésite entre Ikéa et le statut de SDF. Ce que j’tenais entre les mains, c’était les commandes. Des fuites d’électricité et de fluide préséminal m’envahirent jusqu’à ce qu’on avait mis à la place de mon trognon d’origine. Je m’activais comme le mâle de la mante religieuse, toutes pattes dehors. Papa continuait de gonfler au-dessus d’une foule qui en demandait encore malgré un pouvoir d’achat en baisse chronique. Et dans la fusion de l’air, Shad City avait l’air d’un hameau tranquillement enneigé où John Cicada se préparait à mourir pour ne pas vivre nu. Je reçus ses premiers messages à 1012 orbites d’altitude en zone interchangeable communautaire. On était à deux doigts du point de non-retour et mon cerveau refusait obstinément de se servir des programmes de calcul. On est jouasse ou pas dans ces circonstances.

 

Ils libérèrent O. Carabos une heure après notre arrivée à Shad City que j’avais manqué de peu à cause de la neige et des tourmentes qui ravageaient les vallées. Sabat n’avait pas caché sa déception relative à une imprécision de plusieurs milles à vol d’oiseau. La sortie de O. Carabos n’améliora pas son humeur. On était sur la route, mais sans véhicule à moteur et le carabin se plaignait d’une douleur dentaire qu’il arrêtait pas d’explorer avec un ongle aussi sale que les outils qui l’avaient charcuté pendant toute la durée du voyage.

— Pour êtle disclet, c’est disclet ! dit Gu en s’amenant.

Il trimbalait une gnôle à bord d’un flacon de terre cuite. O. Carabos refusa à cause de sa dent, par contre il n’y avait aucune contre-indication pour m’empêcher de me réchauffer.

— Y s’réchauffera pas en commençant par le cul, dit O. Carabas qui poursuivait la même idée depuis le début du voyage.

Sabat s’enfila deux bouchons en regardant la neige tomber sur mes joues. Il en avait plein les cils et ça lui donnait un air poupon. Gu me servit un bouchon que j’avalais sans prendre le temps d’apprécier la formule magique. Il attendait que je pose une question intelligente sur l’ethnie qui fabriquait ce carburant salivaire. J’avais pas d’questions derrière les yeux, rien que d’la crainte et une terrible envie de me rendre utile pour qu’on oublie que j’avais mal au mauvais endroit.

— Une patrouille nous repérera, dit Sabat.

Il avait été officier en Afrique avant de devenir banquier. Il observa méticuleusement ce qu’on pouvait voir des deux flancs de montagne qui descendaient des nuages noirs. Il connaissait le bruit d’échappement des molahmobiles. Il avait vécu un envahissement lors d’un séjour putoludique au Bahrayn où il s’essayait à dépenser de l’argent public. Les molahmobiles craignaient la chaleur, pas le froid, d’après lui. Ça les rendait terriblement efficaces en période blanche. La Presse parlait d’un envahissement par élimination systématique des principes fondateurs de la Cité. On voyait des Iraniens partout, même dans les crèches où ils se trahissaient par l’usage de la seringue et de la corde à nœuds. Gu se marrait en attendant, servant la gnôle dans le bouchon où grouillaient mes virus obsolètes. J’étais vaincu d’avance si c’était un jeu, ou à côté d’mes pompes si y avait rien à glander. O. Carabos me lançait des regards désespérés. Il se tenait les mains avec les pieds, secouant ses oreilles pour évacuer les cristaux qui embarrassaient ses yeux aux iris dilatés à mort. Gu lui présenta plusieurs fois un bouchon, mais il interposait un pied et le Chinois me le vissait entre deux vertèbres et je jouissais comme un branleur.

— J’vois rien ! rouspéta Sabat.

Il scrutait la neige qui tombait dans un faisceau de lumière bleue. Le sas était resté ouvert des fois que l’urgence nous inspirerait une bousculade dans l’odeur de l’urine. Partout, Gor Ur régnait en maître du temps qu’il fait, le seul temps à prendre en considération si on avait l’intention de survivre au temps qui passe qui était le temps des minus habens et des pleureuses qu’on soulageait régulièrement de leur fardeau. J’avais pas été cet enfant… enfin, John avait été heureux d’être un enfant et il était devenu un adulte heureux et comblé. Qu’est-ce qu’ya d’mal à ça, hein les mecs ?

— Ya pas d’mal, dit Sabat sans cesser d’se méfier de la beauté tranquille du paysage. Moi aussi j’ai été un enfant heureux. Ya pas plus heureux qu’un enfant qui sait ce qu’il veut. Ya pas d’enfance heureuse sans ce galimatias de désir et de volonté.

— Vous êtes heuleux maintenant ?

— Heureux d’être là ou d’chercher à m’en sortir ? Vous êtes des cons parce que vous posez pas les bonnes questions ou que vous en posez des ceusses qui sont pas fini d’poser. Faut réfléchir pour être heureux. Moi, j’en prends le temps.

Il était impérial, le Sabat, avec son manteau en peau d’Iranien. Il avait déployé son œil et réglait constamment le détail avec une mollette frittée à la méninge embarrée. Deux doigts nus et noirs entraient en contraste avec le blanc qu’un groupuscule iranien lui avait légué avant d’être cuit à la vapeur. C’était une peau délicate et délicatement retroussée aux entournures, cousue de fil blanc et prête à l’emploi en cas de coup du sort. Gu me fit remarquer que cette armure avait l’avantage de pas trahir les intentions de celui qui se protégeait. Sabat avait l’air de se rendre à un cocktail, pas à la guerre. Et pas un détail échappait à sa vigilance de mangeur d’hommes.

— Qu’est-ce que vous mangez, vous ? me demanda Gu.

— Des clopinettes la plupart du temps parce que je m’suis fait avoir par la passion du voyage circulaire. Mais ça m’arrive de goûter à des mets tellement bons que j’suis pas capable de les apprécier à leur juste valeur.

— C’est John qui palre ?

— John ou qui que vous soyez.

Gu était sur le point de détraquer mon antenne parabolique. Il posait les questions avec un temps d’avance sur les réponses qui me parvenaient en provenance du cerveau de John.

— Qu’est-ce qu’il fout ?

— Il surveille le ciel…

— Non, John. Qu’est-ce qu’il fout ?

— Rien pour le moment. Il nous attend pas. Vous auriez dû prévenir son système de référence.

Y zavaient pas prévenu John parce qu’ils voulaient le surprendre en flagrant délit d’écoute intermédiaire. Ils l’enfermeraient dans un placard à balais et je m’f’rais passer pour lui en attendant qu’ils trouvent ce qu’ils étaient venus chercher, un truc dont j’avais pas idée et qui m’regardait pas. J’angoissais à mort dans ma peau de chien véritable. Sabat eut un spasme.

— Ils arrivent ! dit-il en sourdine.

Il se plia dans l’ombre alors que Gu et moi on était en pleine lumière et tenus d’y rester si on voulait pas se prendre une balle dans la cervelle. Une navette traversa lentement le lourd manteau de neige qui plombait l’ambiance. Un projecteur explora le vaisseau qui se tenait gentiment dans notre dos tandis que Sabat évaluait la distance en cas de malheur. J’étais tellement mouillé que mes connexions fluides déversaient mes sécrétions dans le fossé juste sous le panneau qui indiquait qu’y fallait pas l’faire sous peine de poursuites judiciaires.

— C’est pas des Iraniens, dit Sabat sans relâcher son attention. Ça pue pas l’Iranien. J’connais pas cette odeur.

Il s’y connaissait en cigare. Ça l’intriguait de pas savoir et il reniflait bruyamment en se frottant le nez pour évacuer la neige. La navette se posa sur ces entrefaites. La voix de CAP m’inonda de bonheur.

— C’est vous, John ?

Il demandait pas ce qui m’était arrivé parce que ça regardait peut-être pas mes compagnons de voyage. Il apparut dans le sas, armé d’un destructeur de cohérence dont le faisceau se posa sur moi à l’endroit où j’avais plus qu’à m’servir de mon imagination pour baiser. Il demandait toujours rien. Il dit à Gu :

— On s’connaît ?

Et Gu répondit qu’il voyageait beaucoup pour lutter contre le stress. CAP doutait clairement de la sincérité du Chinois qui caressait la crosse de son arme secrète qu’avait rien à voir avec la séduction. Sabat s’inquiétait visiblement d’être tenu à l’écart de la conversation. Y savait pas que CAP haïssait les Noirs depuis que son papa, qu’était pas un héros et pas vraiment un minable, avait été violé par un GI qui avait avoué n’être qu’un Blanc au sang noir. Ah ! Il avait pas aimé cette trahison, le fils à son papa, alors que le papa avait apprécié la douleur et s’en était même confié à la justice sans huis clos ni rien pour changer la vérité en expérience probable. Pour envenimer une relation qui n’avait aucune chance de crever le plafond du désir, Sabat revêtait le manteau des rois que papa CAP servait scrupuleusement quand le GI l’avait envoyé réfléchir dans les limbes. Papa CAP avait jamais compris que son fiston ne comprenne pas qu’il avait de la chance de pouvoir comprendre ce qui pouvait se passer entre un homme qui sait et un autre qui sait pas encore.

— Zêtes armés ? demanda CAP.

Il était seul. Gu se renseignait, tapant sur les touches avec les couilles.

— Vous vous connaissez ? me demanda-t-il.

— C’est mon lien substantiel, dis-je comme si je m’adressais à un wiki et que ça me faisait mal de dire la vérité à une communauté de paranos qui ont mal au cul avant même de s’en servir devant les enfants.

— On s’est goullé, expliqua-t-il pour rassurer CAP qui cachait rien de sa méfiance professionnelle. Vous zarrez pas nous tiler dessus ?

— Dessus, non, mais en pleine poire, certainement, si vous vous expliquez pas clairement. Vous êtes prisonnier, John ?

J’pouvais pas dire oui, comme ça, pour simplifier une situation que je maîtrisais pas. Gu me menaça directement avec un ongle arraché au réseau. Sabat continuait de renseigner son arme secrète. J’avais aucune envie d’assister à la mort de CAP qui n’était pas couvert par une bonne assurance. Il comprenait quelque chose, mais sans certitude et je faisais rien pour l’aider à se décider. Il avait en face de lui les deux tueurs les plus dangereux de New York et de Pékin, plus un remplaçant qui craignait pour son plan de retraite.

— Dites-lui que vous êtes libre de faire ce que vous voulez et que vous en avez marre d’être surveillé chaque fois que vous allez prendre du plaisir, dit Gu sans plaisanter.

Je le dis, soignant la métaphore jusqu’à l’hermétisme. CAP régla mentalement le destructeur, prévoyant deux tirs instantanés. Sabat leva les mains au-dessus de sa tête crépue que la neige ne parvenait pas à enfouir dans l’ombre.

— Qu’est-ce que vous transportez ? Qui est ce mec ? John ? Qui c’est ce guignol qui me fait des signes ?

O. Carabos faisait les signes que j’aurais dû faire si j’avais eu un mélange de jugeote et de couille à la place du liquide céphalorachidien. Mais j’avais pas honte de vouloir sauver ma peau. J’avais pas envie de jouer aux quilles avec le destin. Il fallait que je répondisse à la question qui conditionnait la suivante, peut-être une fraction de seconde avant l’explosion de la haine.

— C’est mon toubib, CAP.

— Vous êtes malade, John ? On vous a cherché pendant deux jours. Sally s’en est pas remise. Elle dit que vous êtes allé acheter un paquet d’clopes et que ça vous a pris sans explication ni rien. On nous a expliqué que ça arrive en temps de guerre et on a arrêté les recherches. C’est dingue !

— J’vais beaucoup mieux, CAP. O. Carabos est un bon carabin…

— C’est O. Carabos ? Le type de la pub ? Ah ! Vous m’en voyez ravi !

— Dites quelque chose, carabin, fit Gu entre les dents.

Mais O. Carabos n’avait plus rien à dire. Il se tenait à l’entrée du sas, environné de lumière bleue qui révélait à quel point il avait saigné.

— C’est le sang de monsieur Cicada, expliqua Gu. Il a eu une hémollagie à cause de la décérélation. Il en a mis paltout et on s’est posé sur cette loute en catastrophe. On a eu de la chance, monsieur l’officier. Et on a besoin de vous, comme vous voyez…

CAP n’avait pas l’air convaincu, ce que Sabat observait avec précision. Ses yeux blancs clignaient dans l’ombre. CAP lui demanda de rejoindre les autres alors que O. Carabos se tenait à l’écart de l’endroit où Gu et moi on se pintait joyeusement. Il avait jamais été clair dans l’action, CAP. Il allait commettre une erreur fatale et j’y perdrais une jambe parce que j’étais pas aussi veinard que lui.

— On s’réchauffe sans les copains, plaisanta-t-il.

Gu compris du premier coup alors que je me demandais de quel copain il parlait, CAP. Le flacon s’envola, traversant la neige pendant que Sabat calculait sa trajectoire exacte, des fois queue. CAP en dévissa le bouchon l’instant suivant, comme s’il s’était rien passé et qu’on avait tort de vouloir en dire quelque chose. Il avala en montrant ses dents rutilantes de tueurs à gages. Il tuerait personne si on lui en donnait pas l’occasion, parce qu’il était pas payé pour ça. Je comprenais ça. Et ça m’rendait inoffensif comme si les mouches m’avaient jamais fait chier pendant la sieste. Le flacon s’envola alors en direction de Sabat qui repéra tout de suite un signal étranger à l’attente sur son écran de contrôle intégré. Gu eut tout juste le temps d’expliquer au nègre ce qui se passait à l’extérieur de son mental. J’avais jamais autant sué de ma vie. O. Carabos déclara qu’il avait pa zenvie de vanter les mérites de l’alcool ni de critiquer scientifiquement ses effets sur la cohérence des relations humaines qu’il envenime de toute façon. J’avais plus soif.

— Ça va, dit Sabat qui renvoya le flacon dans la direction de Gu. Vous voulez bien nous indiquer le chemin, monsieur l’officier ?

— Vous pouvez bien aller vous faire foutre, grogna CAP. Et là, je parle que du nègre.

Il fit un geste obscène.

— Il reste là, dit-il. Ou il rentre à pied. Comme il veut.

Ce choix ne réjouissait pas Sabat et il le dit.

— Avec le beau manteau que vous avez, dit CAP qui en riait d’avance, vous aurez pas froid. Vous voulez d’la lumière ?

Sabat reçut à temps un message de la diplomatie chinoise. Il allait s’énerver.

— J’coucherai dans le vaisseau, dit-il en se débranchant. Carabos restera avec moi des fois que je choppe un rhume. Allez-y, Gu.

Gu hésitait. Rien ne se passait comme prévu. Pas vraiment.

— Dites à Frank et à Bernie de venir avec nous, conclut CAP en rigolant parce qu’il était en train de se foutre de l’Alliance Chinafrique sans rien payer à ses employeurs.

Gu se mit à grogner comme un cochon d’Inde qui veut pas reconnaître qu’il est nourri à l’œil.

— Frank ! Bernie ! beugla CAP dans ses mains en porte-voix.

Je réussis à lâcher un « zêtes dingue, CAP ! », mais Sabat était décidé à aller au fond des choses. Il appela lui aussi Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur sans obtenir bien sûr de réponse. O. Carabos était pris d’une irrésistible crise de fou rire, peut-être pour pallier ce que je ressentais sans retenue.

— Ils veulent pas venir, dit Sabat qui avait l’air vraiment désolé que Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur en fassent qu’à leur tête alors qu’on était sur le point de s’entendre avec les autorités.

CAP apprécia la nuance.

— O. Carabos viendra avec nous, dit-il. Vous s’rez pas seul pour passer la nuit. Frankie est un bon joueur et Bernie déteste pas la rigolade si on boit un bon coup.

— Et qui c’est qui m’soignera si j’attrape une angine ? rouspéta le nègre.

— Vous attraperez rien, pas même les mouches. Venez, vous trois.

On était donc trois. Je recomptais avec les doigts. Gu, O. Carabos et moi, ça f’sait quatre avec CAP qui n’était peut-être pas seul s’il était accompagné. Sabat accepta l’enjeu. Il parla même avec Frank et Bernie à travers le sas. Il nous sauvait de l’humeur imprévisible de CAP qui savait pas jouer sans faire chier au moins un de ses adversaires. On avait la chance que Sabat y soye un nègre et que le CAP il aimait pas les nègres à cause d’un traumatisme de l’enfance tellement grave que c’était son père qui en aurait souffert s’il avait pas aimé ça. CAP secoua son arme et Sabat referma le sas sur lui, coupant la lumière qui cessa d’éclairer la boue de neige et de sang qu’on laissait une fois de plus derrière nous. À l’intérieur de la navette, on était à l’étroit. Gu proposa ce qui restait du flacon et CAP l’absorba d’un trait.

— Zêtes des cons, les mecs, mais j’vous en veux pas, dit-il en mettant les gaz.

J’en voulais à qui, moi ? Yavait pas d’nègre dans mon bonheur d’enfant, ou alors il ressemblait à mon nounours, ce qui explique bien des choses.

 

Kol Panglas nous reçut dans son petit bureau, entre le classeur et le radiateur. CAP nous avait poussés dedans, mais il était resté dehors sans avoir pu refermer la porte. Ça sentait le cigare et la gnôle. Gu était menotté et il grognait dans sa langue, refusant de s’asseoir sur le strapontin que lui offrait Kol Panglas en même temps qu’un petit verre surmonté d’une friandise bleue. O. Carabos attendait patiemment le coup de téléphone de l’infirmerie. Il était plongé dans sa pensée, ne remarquant même pas qu’il avait lui aussi droit à un traitement de faveur et que les filles allaient bientôt s’amener. Plus stoïquement, je patientais sans cesser de regarder par la fenêtre. On était à New Paris et je comprenais rien à cette histoire.

— Installez-vous, les amis, commença à expliquer le magistrat.

Il s’offrit un cigare qu’il pinça longuement avant de l’allumer. La flamme de son briquet m’aveugla. J’avais pris trop de fombre pendant le voyage, à cause d’une douleur qui venait de loin. Mon cucul artificiel reposait sur un coussin moelleux comme un oiseau. J’avais plus qu’à écouter et fermer ma gueule.

— Vous êtes à New Paris, mes amis, continua Kol Panglas.

J’étais peut-être le seul à écouter ou alors on était deux, CAP et moi. Gu parlait sans arrêt de choses qu’on était incapable de traduire et O. Carabos s’efforçait de pas avoir envie de violer la première venue. Il parlait lui aussi, mais de dignité, ce qui expliquait les p’tits sourires en coin de CAP qui bronchait pas, saluant les passants d’un couloir qui avait été un vecteur important de mon travail au sein de la société. Kol devint amer et me regarda droit dans les yeux.

— Vous vous êtes fait avoir par cette bande de voyous au service du Mal, me dit-il. Vous devriez être en ce moment à Shad City en bonne compagnie…

Il décrivit avec la fumée les courbes avantageuses de Sally Sabat. J’en avais l’eau à la bouche. Il s’aspergea longuement avant de continuer.

— Vous vous la couleriez douce, John ! Qu’est-ce qui vous a pris d’abandonner un pareil morceau de bravoure amoureuse pour aller rendre des hommages de trop à ce papa qui pensait même pas à vous quand il est mort ?

— Vous savez même pas s’il est mort ni comment !

— On sait tout, John, et ça ne vous dirait rien de l’entendre si la Loi m’autorisait à vous donner cette information. Un cigare ?

J’acceptais plutôt un verre de plus, avec un nuage de fombre. Kol Panglas me servit, puis me regarda ajouter la pincée de poussière d’ombre. Il avait l’air déçu, mais comme peut l’être un père qui constate que son fils ne fera jamais un bon joueur de foot. Je lui fis remarquer que je n’étais que le remplaçant de John et qu’à ce titre j’avais droit de pas aller plus loin que la ressemblance.

— Je vous le concède, dit-il. Contentons-nous de la ressemblance et approfondissons le sujet. Le circuit réintégré que vous avez à la place de l’hypophyse indique que vous avez espéré finir vos jours ailleurs qu’à Shad City, ce qui est strictement interdit par les clauses de votre contrat…

— Mais c’est John qui… !

— John, c’est vous, et vous avez nui à son existence tracée au cordeau par nos services psy…

— Il a qu’à démissionner une bonne fois pour toutes !

 

J’avais crié avec le cœur, ce qui arrache toujours la douleur à son petit nid douillet. Kol Panglas prit O. Carabos à témoin, mais le carabin avait trop mal aux dents. Gu, qui comprenait ma situation, cessa de parler pour nous observer comme s’il avait le moyen de nous empêcher de sortir de cette conversation ridicule en temps de guerre.

— Nous ne sommes pas en guerre, John ! fit le magistrat.

— Les Iraniens…

— Ya plus d’Iraniens sur la Terre, John. La bombe leur a pété dans les doigts. Ça sentait la rose et le pied de mollah. Vous trouverez ces échantillons significatifs au Musée de la Connerie Humaine. C’est gratuit pour les infirmes…

— ÇA vous en bouche un coin coin que je soye gallé infirme !

— Du travail chinois. Vous ont pas parlé du mercure et du plomb ? Vous feriez mieux de la fermer, John, et de retourner à Shad City pour glander comme le mérite le héros que vous êtes que vous le vouliez ou non…

— Je glandais pas ! Sally Sabat et moi on enquêtait sur les agissements de celui qui se fait appeler Régal Truelle. C’est un problème de comment certains citoyens à qui on confie nos transports en commun se font passer pour des exemples de santé mentale alors qu’ils sont en train de nous pourrir la vie. Nous avons suivi un autobus bondé et on s’est retrouvé à Shad City. C’est pas plus compliqué, DOC !

— J’suis pas DOC, fit O. Carabos.

Il était pas en état de refaire le chemin avec moi, depuis ce jour où j’ai perdu les pédales parce que je jouais à la belote pour la première fois et pour pas me distinguer des autres que papa lançait à ma poursuite comme une meute de chiens qui jouaient aussi à la marelle s’il y avait des filles au dessert. Le comptoir sentait l’encaustique. J’avais pas plus de cinq ans. On jouait aux dés aussi, mais à la cave, des fois que ça soye pas autorisé par la foi.

— De qui parlez-vous ? John a été un enfant heureux. Vous devriez l’savoir !

Ah ! La légende de l’enfant heureux persistait comme un sapin d’Noël, mais une pluie acide se chargeait maintenant de parler d’autre chose. Kol Panglas eut l’air épouvanté l’espace d’une demi-seconde que je mis à profit pour lui demander des nouvelles de Frank-la-queue et de Bernie-le-frimeur. Il mouillait son cigare au bord d’une langue qui se cherchait encore des raisons de pas servir la patrie au-delà du raisonnable, voire du supportable raisonnablement. J’en avais marre de bander dans un bocal et de chier dans une sonde. Kol Panglas pouvait comprendre, mais il était limité dans le temps, comme une horloge à ressort ou à pile. Il avait d’ailleurs cet air vertical qui sert à combler un vide au bout du couloir. Quand j’y pense, je m’suis montré beaucoup moins servile durant toute mon existence et plus utile aussi. Mais j’ai pas à m’en expliquer dans un bureau miteux qui sent le rideau et l’écaille de radiateur. Kol bredouillait, exactement comme s’il parlait chinois et que GU n’y entravait queue d’alle. J’avais jamais fricoté avec les alles, mais c’que j’en savais relevait du mythe fondateur, comme les mamelles de la louve.

— Ça va ! dit Kol en secouant son hermine. On s’égare.

Il se mit à compulser un registre me concernant. Les branches annexes compliquaient mon arborescence, à tel point qu’on pouvait se demander comment le système avait estimé que ma candidature n’était pas en contradiction avec le phénomène du remplacement sécuritaire. J’en savais rien moi-même. J’avais pas caché mon enfance ruinée par la santé mentale d’un père qui buvait avec joie au détriment du bonheur familial et par les activités clandestines d’une mère qui lessivait au lieu de se laisser embarquer dans des amours ancillaires que papa n’aurait pas appréciées en dehors de la pratique du boulevard.

— On parle pas du même John ! s’écria Kol Panglas qui craignait le déni de justice et était prêt à m’enfoncer si ça pouvait le sauver de la destitution.

 

Toujours pas d’nouvelles de Frank-la-queue et de Bernie-le-frimeur. J’avais plus qu’à prendre mon mal en patience. En attendant, j’étais malheureux comme un oison tombé du nid, piaillant au pied de l’arbre, voyant distinctement le nid et les frérots et incapable de comprendre ce qui m’était arrivé : j’avais été poussé, oui ou non ?

— Qu’est-ce que vous en pensez, DOC ?

— J’ai jamais eu mal aux dents. C’est peut-être pas les dents…

— C’est la glossesse, dit Gu que cette idée réjouissait.

Kol comprenait pas l’illusion. Il ouvrait son bec fumant en hochant le chef.

— Nous avons fait l’amoul rui et moi, précisa-t-il sans cesser de se marrer.

O. Carabos s’insurgea, oubliant sa rage.

— C’est faux ! On n’a même pas…

 

Dehors, la Tour rutilait sous les éclairages festifs. Je pouvais voir la Seine et un pont qui l’enjambait sous les coups de pied des passants pressés d’en finir avec les apparences. Gu expliquait que Carabos était dérivé de Canabis et que lui et DOC étaient donc cousins par le sang. Kol, que la gnôle commençait à rendre mélancolique, parlait dans le téléphone à quelqu’un qui comprenait pas ce qu’il disait. On voyait son profil sur l’écran. Il avait un nez gonflé par d’innombrables interventions chirurgicales qui constituaient le fil d’Ariane de sa vie secrète, un peu comme ma main droite avait subi tous les écrasements possibles et imaginables, ce qui expliquait la phobie des interstices de ma vie d’adulte. On avait des choses à se dire. Le système en témoignait, mais le moment était mal choisi pour les effusions. On devait impérativement s’en tenir à la procédure. CAP, qui gardait scrupuleusement la porte, éloignant les curieux d’une voix ferme qui laissait aucun doute dans leur esprit passablement déçu, me confia que j’allais un peu loin question exigence et pas assez côté tranquillité. Il pouvait avoir lu ça dans un rapport me concernant.

— J’ai un Chinetoque loupé et un carabin blessé dans mon bureau, dit Kol dans le téléphone. Venez les chercher. Oui. C’est urgent.

CAP sourit. Il laissa passer le brancard. Je dus me lever pour laisser de la place. Gu fit valoir ses droits de prisonnier de guerre alors qu’on n’était pas en guerre contre la Chine et DOC soutint la thèse contraire en s’installant sans résistance dans le brancard auquel il avait droit en cas de souffrance inadmissible. Kol observait la scène en se mordillant l’intérieur d’une joue. Son cigare s’était éteint entre ses doigts boudinés et jaunes. J’en profitai pour la fermer.

— Qu’est-ce que ça vous direz un p’tit séjour à Shad City aux frais de la Princesse ? proposa Kol.

L’équipage sortit dans un grand bruit à cause de Gu qui voulait pas partir sans m’embrasser sur la bouche. CAP poussa le deuxième brancardier qui rouspétait en s’arc-boutant.

— C’est bien, Shad City, dit Kol qui flattait ma clavicule. Vous vous y plairez, John. C’est le moins qu’on puisse faire pour vous.

— Et Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur ?

— On les retrouvera là-bas. Je viens avec vous.

Ce qui m’inquiétait.

— Juste pour le plaisir, ajouta-t-il. Vous connaissez Roger Russel ?

— J’connais qu’lui !

— On trinquera ensemble dès qu’on aura trouvé des filles. Venez, John !

CAP referma la porte et nous suivit. C’était pas loin, d’après Kol, où on allait. On avait besoin d’une navette. Je piloterais si c’était pas trop me demander. CAP frémit. Il pilotait lui aussi, mais il avait jamais été aussi loin. Mais surtout, il venait pas avec nous. Il ne parut pas soulagé, plutôt déçu. Il nous suivait alors comme un petit chien, haletant sans coordination des pattes. On l’abandonna sur le seuil du Service des Missions Délicates. Je frémis.

— On a le temps de se faire beaux, dit Kol qui signait la paperasse nécessaire.

J’enfilai une combinaison de service dans le sas. Un jouet à deux trépignait de l’autre côté de la paroi transparente. J’avais jamais piloté un truc aussi petit. Ils avaient dû inventer un moyen de faire entrer là-dedans deux types costauds qui ménageaient pas la bonne bouffe et le météorisme qui leur collait à la peau qu’ils voulaient sauver à tout prix de l’ennui et de la banalité. Ah ! J’étais pas bien parti pour rigoler avec les autres !

— On a une heure devant nous, dit Kol qui pliait les papiers avant de les fourrer dans sa hotte.

J’avais tout le temps si je redevenais l’homme que j’avais été avant de postuler pour un emploi de remplaçant. J’savais pas que John était un type à problèmes sans solutions. Pour moi, c’était un héros et j’avais envie d’en devenir un, comme ça, sans réfléchir. L’occasion était trop bonne. Ah ! Si j’avais su !

— Vous mordez pas les doigts maintenant, John, dit Kol qui remplissait le sac offert par la CÔS. Zaimez pas le duty free ? Ils sont chics, ces bicots : ils vous demandent pas d’y croire, seulement de payer. Profitez-en avant que la Réalité nous revienne comme une balle lancée contre le mur de l’adversité. Achetez-vous des chaussettes à la mode ou n’importe quoi pourvu que ce soit à la mode. Vous finirez par vous moquer de vous-même, vous verrez. On est pas chien à Shad City ! Ouah ! Ouah !

Il était de bonne humeur, Kol Panglas, peut-être parce qu’il avait reçu de mauvaises nouvelles me concernant. Il m’amenait à l’abattoir, peut-être. Et j’arrêtais pas de m’demander comment on ferait pour entrer tous les deux là-dedans et en même temps. Je m’achetais un jouet pour bébé, genre peluche abstraite avec des traces de dents, comme si cet objet faramineux représentait l’amalgame du Chinois et du carabin.

— Appelez-le Gudoc et fermez-la, John ! Vous m’rendez mélancolique. J’en deviens une usine à gaz !

Il se tenait le bide en grimaçant. Il avait acheté des trucs qui se mangent seul, jamais en compagnie, ce qui me mettait un tas d’puces à l’oreille. Il m’offrit ce qui lui restait de fombre. Il en avait jamais besoin en voyage et c’était un produit périssable.

— Vous m’paierez plus tard, dit-il, quand vous aurez plus besoin de moi.

Ce qu’il appelait le sens de l’amitié. Ça m’filait des maladies, comme la crotte de chat. Je m’essuyais sur la manche de ma nouvelle combinaison anti-j’ai. Je m’anti-suyais. Et ça m’faisait sourire. J’en étais presque sournois.

— À quoi vous pensez, John ? À des cochonneries ? J’ai la tête pleine de cochonneries moi aussi. Faut trouver la femme que ça fait marrer et qui voit pas d’inconvénient à être payée pour ça. C’est pas tout rose, les vacances. Si j’vous racontais !

— Zavez jamais entendu parler de Frankie-la-queue et de Bernie-le-frimeur, pas vrai, Kol ?

— Pas vraiment, fit-il.

Il avait l’air de le regretter.

— Vous pouvez pas m’embarquer sans le savoir, Kol.

— Je vous embarque pas, John ! Qu’allez-vous imaginer ? Ah ! Mettez-moi dans la confidence. Je veux savoir !

Il trépignait presque, le chicaneur. J’en concevais un certain assouvissement après la longue attente du voyage.

— Vous vous en faites pour des riens, John, dit-il en tripotant mes trous l’un après l’autre. Vous les appelez comment, vos amis ?

— Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur. Sans eux…

— J’ai perdu de vue tous mes amis d’enfance. On les retrouve jamais, John, ou alors c’est pour se raconter des histoires raccourcies comme des frapes à la noix. L’existence est un tribunal qui s’achève par la pratique du simulacre. On reconstruit rien après avoir déconstruit au lieu de détruire carrément. Ah ! C’que je peux être amer, des fois. J’crois que c’est l’alcool. Enfin… c’est c’que dit Bobonne qu’est plus bonne à rien sauf à critiquer. Elle a ses simulacres elle aussi. Parlez d’un remède contre l’amour ! Rien à voir avec Sally Sabat qui est un hommage au plaisir — des yeux en ce qui me concerne. Alice Qand sera la aussi.

 

On fit une halte à Shad –1 pour ravitailler la navette en oxygène actif. J’comprends pas pourquoi rien n’est prévu pour franchir les distances d’un trait. À New York –1, il y a toujours un groupe de contestataires pour dénoncer cette pratique que personne n’arrive à expliquer sans s’égarer dans les hypothèses les plus stériles. En plus, moi, les contestations, ça m’inspire pas. J’ai toujours cette impression que je ferais mieux de la fermer et de me livrer à d’obscurs sabotages qui pourrissent par exemple les transports en commun ou le renseignement médiatique. Pendant que Kol Panglas entrait les données dans le Terminal –1, je pénétrai dans la boutique pour chier le Monde sans me faire remarquer. Sauf que la mécanique qui me porte n’est pas d’aussi bonne qualité que les distributeurs de café. J’avais d’la p’tite monnaie, des kopeks à une face qui valaient encore quelque chose dans ce Monde de yuans. J’en glissai quelques-uns dans la fente et le compteur se mit à débiter le menu avec la voix d’Issac Hayes qui salivait sur les touches parce qu’yavait quelqu’un sous son piano. J’avais droit à une boulette et à une boisson chaude à condition de compléter le choix des ingrédients. Ces distributeurs chinois parlent russe si on les gave de kopeks et japonnais si on fait crédit. Je revins à la navette avec une boulette et une boisson chaude. J’parlais pas russe et j’avais faim. Kol Panglas, qui avait fini de renseigner le Service Sécuritaire, pouvait payer en dollars et il avait pas faim. Il fallut attendre le feu vert du nanosystème qui commande les mises à feu. On s’installa dans le bar parce qu’il commençait à neiger. Pas à gros flocons, mais Kol n’avait aucune envie de tremper son biscuit dans la froidure. Il demanda même une couverture chauffante et l’autorisation de cramer un cigare au lieu de regarder la télé. Les nouvelles n’étaient pas bonnes à cause de la « crise ». Ça crisait dans tous les domaines de l’activité humaine. J’ai jamais compris que des minables qui se mettent au service des entreprises et des institutions font chier le Monde avec des revendications qui augmentent leur dépendance alors que leur intelligence devrait les pousser à se sortir du carcan identitaire. Ils se montraient à la télé avec un nez rouge et des signes de guerre fantaisistes tracés au doigt sur leurs joues. Ou alors je m’gourrais et j’confondais avec une partie de fous-le-bol. Kol Panglas regardait pas parce que ces poltrons qui élevaient des gosses devant la télé, c’était du pain béni pour la Justice en cas de pétage de plomb. On sait tous que les prisons sont remplies d’une majorité de connards qui ont commis une erreur et d’une minorité de véritables causeurs de troubles, des mecs qui ont un peu exagéré avec la lecture entre les lignes du Code pénal, alors que les connards n’ont jamais lu les résumés pathétiques de l’Instruction Civique. Kol Panglas était blasé depuis si longtemps qu’il s’rappelait plus pourquoi il avait choisi le Droit et pas la Science. Sans doute parce que le Droit n’est pas une Science, mais une religion de la Révélation, du Compromis et des Usages établis une bonne fois pour toutes par des bandits des grands chemins de l’existence qu’avaient même pas idée de c’que c’est une expérience scientifique. Dans cette merde de société qui détruit avant la mort tout ce qui lui tombe dans les mains, on confie le Droit à des guignols incapables d’envisager le raisonnement scientifique sans passer clairement pour des cons — et l’Ordre au rebus de l’échec scolaire, des marioles qui entrent dans l’uniforme sans sortir de leurs carences intellectuelles et créatives.

— C’est pas l’moment de s’disputer, dit Kol Panglas qui voulait rien faire d’autre que de fumer un bon cigare au goût d’culotte cubaine.

J’avais pas envie de l’chamailler pour des riens qui changeraient pas la face du Monde ni son cul. Je venais de voir un flic à la télé et ça m’avait rendu amer au point d’éprouver le besoin d’en dire quelque chose qui soye pas trop con ni inutile. Le feu était au rouge. On avait le temps et on le prenait. À Shad City, l’hiver, on vivait à poil dans des hôtels de luxe. Et ça pouvait durer toute la vie, me promettait Kol Panglas qui voyageait uniquement dans le cadre de ses activités professionnelles. Qu’est-ce que je foutais en sa compagnie si j’étais qu’un remplaçant dont l’original jouissait d’une pension de retraite tellement minable qu’il était contraint de travailler à plein temps pour une compagnie d’assurances à qui je devais le pactole de ma sécurité future.

— Le Monde est devenu d’une complexité ! se plaignait mon compagnon de voyage qui prétendait être aussi celui de mon plaisir si je consentais à la fermer au lieu de me faire remarquer.

Mais comme la boulette était un truc qui s’fourre dans le cul pour éviter les digestions pénibles et que la boisson avait refroidi au contact du métal qui me compose, j’étais nerveux et incapable de suivre une conversation destinée à faire passer le temps sans l’épuiser. J’en avais marre de caresser le mur et de me faire enculer. J’avais envie d’une tangente à défaut de trouver la formule magique du passe-muraille. J’ai vraiment pas idée de ce qu’il faut donner pour se sentir heureux une bonne fois. Pourtant, on donne beaucoup pour limiter les effets de la bite des Grands Enculeurs. Mais c’est pas c’qui va m’pousser à descendre dans la rue pour faire la manche syndicale et proposer un trou du cul artificiellement rétréci par application de la sagesse populaire. J’veux bien remplacer, mais dans les limites de l’illusion, pas plus. Kol Panglas avait vraiment pas envie qu’on en discute. Il commanda un café pour tremper son cigare.

— Ya rien à comprendre, John, dit-il en touillant la fumée crade qui semblait sortir de son cerveau par les trous d’mémoire. Je juge et vous remplacez. On interchange pas parce que je comprends rien aux mathématiques et que vous vous révoltez contre les usages et leurs corporations. Mais en période de vacances, on peut baiser les mêmes femmes sans s’refiler leurs maladies.

— Ah ! Ouais. Les femmes…

 

J’avais pas grand-chose à dire moi non plus sur ce sujet délicat. Je pivotais pour tourner le dos à la télé. Kol Panglas apprécia bruyamment cette complicité volontaire. J’eus même droit aux produits de sa gueule où la pastille partageait l’ambiance narrative avec les goudrons et les excitants intermédiaires sans lesquels le vieux magistrat eût l’air de raconter des histoires à un adonis en vadrouille anale. J’sais pas si on nous observait, mais c’était sans conséquence sur le comportement que Kol Panglas imposait à mes immobilités métalliques, du genre grincement prémonitoire du prépuce et supercherie innocente des giclées préséminale. Et j’étais pas Iranien. Un peu Chinois par la pratique de l’ongle, pas Iranien.

— Ya plus d’Iranien, John. Ils ont sauté avec la bombe expérimentale. La diaspora iranienne s’est fondue dans le Saint-Empire. On entendra jamais plus parler de ces connards qui nous ont fait trembler jusqu’à nous obliger à baisser le froc devant les Russes. Maintenant on est Chinois et on habite en Amérique. Fermez-la si vous voulez pas expliquer vos incohérences à des autorités qui respecteront que ma position sociale.

— C’est pas moi, c’est la télé !

Fallait bien que j’explique. Un domestique me demanda si j’avais apprécié la boulette. C’était une recette améliorée. Mais si j’avais pas envie de rouiller mon métal avec la boisson qui allait avec, j’pouvais commander le dessert avant que le feu se mitovert.

— En quoi consiste le dessert, mon ami ? demanda Kol sans cesser d’alimenter sa cheminée spectrale.

— Ce sera — si ces messieurs n’y voient pas d’inconvénient — un soupçon de gras sur un dépôt de végétal édulcoré. C’est délicieux et pas incompatible avec les voyages, si ces messieurs comprennent ce que je veux dire. C’est écrit sur la carte.

Il secouait son popotin comme s’il allait en sortir quelque chose qui n’avait pas besoin de sortir puisqu’on avait l’air de comprendre de quoi il s’agissait.

— On comprend, dit Kol en achevant le cigare à coups de dent gourmands.

— Monsieur a compris aussi ?

— C’est John Cicada, le héros de l’espace.

— Monsieur appréciera donc.

Il se calta en boudinant les fesses.

— La prochaine fois, dit Kol Panglas, répondez aux questions qu’on vous pose, pas à celle que vous posez. J’ai vraiment pas besoin qu’on apprenne que je voyage avec un remplaçant. On est en mission, mec. Un peu de tenue.

Qu’est-ce qui me disait que j’étais pas en train de me faire chier avec un autre remplaçant ? Rien.

— Vous boufferez cette merde sans nous expliquer pour quoi vous la bouffez, dit Kol Panglas.

Le domestique revint avec un plateau chargé de pièces de rechange. Et c’était pas de la contrefaçon, d’après ce qu’il en savait.

— Monsieur ne dit rien ? s’étonna-t-il alors que je venais à peine de toucher aux ingrédients qui se côtoyaient dans ma gamelle.

— Monsieur ne trouve pas ses mots. Pas vrai, John ?

— J’ai pas trop d’vocabulaire, mec, grognais-je sans cesser de mastiquer. C’est pas comme lui. Demandez-lui ce qu’il pense des femmes si vous voulez être écœuré jusqu’à la fin de cette merde de journée qui n’en finit pas.

— Oh ! Mais je me femme pas moi non plus !

Une fumée d’usine nous envahit. Kol avait fini son deuxième cigare. Il en voulait un autre, ce qui était un de trop selon l’ordonnance médicale qui figurait sur sa carte de crédit. Le domestique se pencha pour lui confier qu’il prenait plaisir à désobéir aux cartes de crédit.

— Si Monsieur veut fumer, qu’il fume !

J’étais seul maintenant, n’attendant toujours rien de la ville qui s’annonçait par le –1 affiché sur le bord de la route comme un avertissement. Je demeurai à la même place, au bord de la fenêtre et de la neige qui tombait. Un chat les avait suivis, mais la porte s’était refermée sur sa moustache et il revenait pour quémander. Il aimait les coquilles d’œuf, mais yen avait pas. Il se contenta des miettes phosphorescentes que mon estomac n’avait pas voulues. On me reproche souvent de vomir pour un oui pour un non. C’est ma nature.

 

Une heure plus tard, je tournai la manivelle pour actionner le générateur et Kol me fit signe que le moteur toussait. Il coupa le contact et ouvrit le sas. Il savait pas ce qui empêchait cette casserole. C’était pas moi en tout cas. Lui qui avait espéré rester un homme, il avait été contraint de faire le contraire. Il s’était confié en consumant le cigare cher payé. C’était tout l’temps comme ça en vacances, d’après lui. Et pas question d’amener l’chat !

— Vous voyez le panneau où c’est marqué « CAUTION » ?

Je voyais qu’il fallait pas l’ouvrir sans prendre certaines précautions dont j’avais pas idée.

— Vous avez une clé dans la poche révolver de votre combinaison, continua-t-il.

Je découvris la clé à mon grand étonnement. Devais-je écouter la suite ?

— Ya un trou dans le panneau. Vous le voyez ?

— Du moment que c’est pas un trou du cul !

— Ouvrez et dites-moi ce que vous voyez.

Moi, je voyais pas Kol Panglas en mécanicien. Je voyais rien d’ailleurs.

— C’est bon signe, fit-il en s’essuyant le front.

Sûr que si y avait eu quelque chose, il se serait calté le premier, me laissant prendre en pleine gueule les effets d’une boîte de Pandore que j’avais pratiquée en vrai durant ma carrière de héros. Mais y avait rien, queue d’alle.

— Refermez et montez, John. Je me suis affolé pour rien.

Ça lui arrivait donc à lui aussi, de perdre les pédales et de gagner le Tour de France. Je me hissai à la force des poignets. Le sas se referma. Je voyais le moteur mis à nu. Il tournait pas. Et Kol avait l’air de s’en foutre. Qu’est-ce qu’il attendait ?

— Un passager de marque, mon ami…

Qui était Marc ? En quoi son passager avait-il de l’importance maintenant que j’avais perdu tout espoir ? Je collais ma face contre un hublot Emma Peel dans le siège que Kol me tendait comme s’il avait l’impression de me piéger.

— Vous le verrez arriver, dit-il.

Il avait prit place dans le siège du copilote. Il s’assiérait où, le passager de Marc ? Sur ses genoux ? Il avait intérêt à être pas trop gonflé, sinon il faudrait le déboucher.

— Le feu va repasser au rouge, craignis-je.

Je voyais rien venir. Pourquoi n’y avait-il personne derrière le panneau que j’avais ouvert parce qu’on me le demandait ? Pourquoi pas le passager de Marc ? J’en avais vraiment marre d’attendre. Kol avait l’air heureux, comme quelqu’un qui vient de conclure une mission difficile et qui s’en sort honorablement, avec juste une petite commotion anale. Il pouvait pas fumer dans le cockpit. Il s’en fichait et sifflotait un air martial. J’y étais pas pour rien, à tous les coups.

— Vous le reconnaîtrez quand vous le verrez, dit-il.

Je connaissais aucun Marc, mais j’pouvais bien avoir eu des relations sexuelles avec son passager si c’était une passagère. J’en avais eu des tas, de passagères. Tellement que j’ai arrêté de les compter au deuxième jour.

— Vous êtes un sacré vantard, John ou qui que vous soyez !

C’était qui ce passager ? Frank-la-queue ou Bernie-le-frimeur ?

— Ni l’un ni l’autre, Frank. Cherchez encore.

J’avais qu’ça à faire : attendre et y penser. Et la nuit qui allait pas tarder à tomber. On arriverait à Shad City à l’heure où les couples se défont. Alice Qand frappa alors sur le hublot. Elle secouait une paire d’après-ski en peau d’fesse. La question de savoir comment elle allait contenir alors que Kol et moi on contenait juste se posait maintenant si clairement que je songeais un instant à proposer un dépoilage en règle. Mais Kol avait déjà calculé que l’épaisseur des vêtements était négligeable. Et puis Alice Qand avait pas l’intention de se laisser peloter alors qu’elle sortait à peine du psy. Qui allait voyager dans la malle ?

— Puisque vous êtes déjà dehors, Alice, dit Kol qui se revissait à fond sur son siège, vous pouvez ouvrir le panneau où c’est marqué « CAUTION ». John a la clé.

Derrière le hublot, les après-skis s’immobilisèrent. Alice Qand posa une question à propos de la clé. Je devais sortir pour la lui remettre. Y avait pas d’autres moyens. Et ça me faisait chier !

— Sortez, John ! Donnez-lui la clé. Elle ne demande que ça. Allez !

Je retournai dans le sas en m’exprimant. Alice Qand s’engouffra avant que j’ai eu le temps de lui expliquer la situation. Pourquoi elle prenait pas les transports en commun ? Ça m’ferait moins chier.

— J’ai pas de carte de crédit à cause d’un con qui m’a coûté les yeux d’la tête juste pour une pipe ! s’écria-t-elle.

Elle était joyeuse et sans rancune. Ah ! Elle respirait la fraîcheur et j’étais pas pédé. Je lui montrais la clé du panneau. Si elle consentait à se pousser, j’irais ouvrir le panneau moi-même.

— Qu’est-ce qu’il y a derrière le panneau ? s’inquiéta-t-elle.

— Rien pour l’instant.

Elle comprenait pas, mais me laissa passer. Je remis les pieds sur terre. Heureusement qu’on était pas pressé. Derrière la vitre du bar, le domestique nous observait. Il avait l’air de sourire, mais je pouvais pas en décider. Le panneau ne s’ouvrait plus.

— C’est pas la bonne clé, dit Alice Qand.

— Ou ça n’l’est plus.

Et en moins de temps qu’il faut pour dire des conneries, le sas se referma sur elle, le moteur partit sans moi et la navette s’éleva aux dessus des pompes. J’étais cloué au sol. La nuit tomba en même temps, mais j’étais déjà coupé du Monde.

 

Douzième épisode

BLIMP !

Le type qui s’amenait sur le tarmac avait pas l’air commode:

— Vous vous prenez pour un avion !

— Déclinez votre identité, dit celui qui l’accompagnait.

Ils étaient même trois, preuve que je voyais pas double. Le troisième m’envoya un sourire complice. Je savais même pas pourquoi on était complice ni comment on en était arrivé là.

— Vous êtes dingue ou quoi ? questionna le premier, mais je voyais bien qu’il était pressé d’en finir avec les questions pour passer à l’acte.

— C’est vrai quoi ! dit le second. Montrez-moi vos papiers…

Et il ajouta avec une grimace qui en disait long sur ce qu’il savait déjà :

— …si vous en avez.

J’en navet pas. Les remplaçants n’ont pas d’papiers. On est comme les chiens. On a des choses sous la peau et même au-delà de l’épiderme, quelquefois plus profond encore. Qui ignorait ce genre de choses ? Même les Chinois y savent. Mais en surface, pas un signe pour vous distinguer de l’Aristocratie de l’Existence Précaire, rien pour signaler aux Autorités de Surface que c’est pas les papiers qu’y faut d’mander, mais pourquoi on est là où qu’il faut pas être alors que c’est indiqué en gros sur les panneaux de signalisation.

— Savez pas lire ? me demande le flic numéro 2, comme si un flic pouvait se servir de son cerveau pour s’adonner à la lecture sans faire des fautes d’orthographe.

— À Shad City, les panneaux sont équipés de Cellules Protectrices du Remplacement. Si j’étais à Shad City, j’aurais pas d’souci à m’faire question papiers.

— Zy êtes pas à Shad City ! gueule le numéro 1 qui est flic ou tellement con que le choix n’est plus possible.

— Vous devriez éviter de discuter, mon ami, dit le troisième comme si je savais de quoi il parlait.

Il s’avança, précédant les deux autres qui acceptèrent de la fermer pendant que celui qui prétendait déjà être mon ami m’expliquait la différence entre Autorité et Système. Il m’avait même pris la main pour en caresser les zones érogènes. Je ressentis un net picotement au-dessus du genou droit, puis le fluide se déplaça vers l’aine, à la frontière de l’endroit où Frank-la-queue aurait dû exercer son influence existentielle. Mes jambes flageolaient comme si j’étais sur le point de me donner sans rien exiger en échange de cette bouillie de chair et d’esprit qui constitue tout ce que je sais de mon destin si je me mets à croire aux conneries des religions mises bout à bout.

— Vous êtes John Cicada, n’est-ce pas ?

Il continuait d’explorer mes circuits relatifs. Je bafouillai quelque chose comme :

— Je suis son remplaçant…

— Il en a beaucoup, de remplaçants, le vieux John. Il en a autant qu’il veut. Nous gâtons nos héros, vous devriez le savoir.

J’en savais rien. J’savais même pas que les héros avaient un statut spécial à la Compagnie des Ôs. J’étais donc pas seul au Monde !

— Vous ne l’êtes pas en effet, dit-il.

Il se retourna sur ses patins à roulettes. Les deux autres ne savaient plus quoi dire ou ils savaient qu’il n’y avait rien à dire, — difficile de savoir ce qui se passe dans la tête d’un flic rien qu’en se fiant à son regard.

— Je suis Olog, dit celui qui se déplaçait sur des patins à roulettes. Nous nous sommes rencontrés à Ologique. Vous souvenez-vous de…

Je me souvenais de rien. Les deux flics se souvenaient aussi. Ils pouvaient pas s’empêcher de se souvenir et ça les rendait perméables à mes flaques mentales. J’arrivais pas à me concentrer. Que s’était-il passé ? Kol Panglas avait choisi entre Alice Qand et moi. C’est facile à comprendre. Il avait pas hésité entre le plaisir et l’ennui. J’étais resté sur le tarmac, phosphorescent et pantois. J’avais rien à faire sur le tarmac quand les navettes en direction de Shad City partaient sans moi. Je pouvais comprendre ça.

— Vous avez pris vos pilules contraceptives ? me demanda Olog.

Je les avais prises avec une bolée de cidre avant de partir.

— Mais vous n’êtes pas parti…

— J’pouvais pas prévoir…

— Vous n’avez plus rien à faire sur le tarmac.

J’savais même pas ce que c’était un tarmac. Je m’laissais pousser par les deux flics. Olog marchait devant. Comment j’pouvais appeler ça Olog ? C’était pas un être humain. C’était pas des patins à roulettes non plus. Il parlait sans ouvrir quoi que soit qui ressemblât à une bouche. On atteignit une zone de décontamination. Les flics se lavèrent les mains dans un liquide antistress, me lâchant un instant que je mis à profit pour réfléchir. On peut pas réfléchir au contact de la flicaille qui vous contamine parce qu’il est évident que vous avez à faire à des cons relookés pour servir les intérêts du système. Olog me saupoudra méticuleusement. Je fermais les yeux.

— Les yeux aussi ! dit-il joyeusement.

Je devenais docile. Il me communiquait sa joie. Les flics se marraient aussi, soulevant des nuages de cendre en agitant les bras comme des fléaux qui harcelaient ce que j’avais à la place des fesses.

— Vous avez avalé un truc qu’y fallait pas, me dit l’un d’eux.

Il riait, mais ses yeux trahissaient une angoisse de premier degré sur l’échelle du suicide. Olog répandait aussi des morceaux de plastique qui voletaient autour de moi, cherchant à s’interposer entre ce que je savais et ce que je voyais sans aucun doute possible.

— Que faisiez-vous sur le tarmac, John ?

Je sais pas. J’y étais, c’est sûr. Même que j’aurais pas dû y être si j’avais mieux connu Kol Panglas et ses appétits sexuels. Mais comment j’aurais su de pareilles choses à propos de quelqu’un qui enquêtait sur moi ?

— Que sait-il de vous, John ? De quoi lui avez-vous parlé ?

— Je suis programmé pour rien dire concernant le Projet Faites la Différence entre un Remplaçant et un Répliquant. Chaque fois que je suis sur le point de trahir ma conscience artificielle, je ressens une douleur intolérable et…

— Le système est en rade à ce niveau de la conversation, John !

— J’pouvais pas l’savoir !

— Vous l’auriez su si vous aviez eu ne serait-ce qu’un gramme de conscience professionnelle !

Seulement voilà : j’en avais pas eu parce qu’à cet instant crucial, je picolais ou je m’rinçais l’œil…

— Les deux ! Et John en a profité pour jeter le même œil dans les dossiers classés secrets.

— Ah ! Si j’avais su !

J’regrettais vraiment, ça s’voyait au milieu de ma figure. J’comprenais maintenant ce que je foutais sur le tarmac.

— Vous comprenez rien ! Vous auriez dû vous mettre en attente pendant que le système préparait la parade. Vous n’avez pas fait votre boulot.

Les deux flics se passèrent ensemble la langue sur les lèvres. Leurs yeux grésillaient comme des ampoules. Ils cessèrent de s’agiter et la cendre retomba. C’était de la neige. On était pas à Shad City, mais c’était de la neige et elle se posait sur nos têtes pendant que la nuit tombait sur les lumières de la ville. C’était pas une ville, mais je pouvais y croire. Olog retira toutes les fibres et je ressentis quelque chose comme le passage du fruit de mes entrailles.

— Quand je pense que Kol est en train de se faire enculer par Alice ! m’écriai-je.

Olog contrôla un soupir. Il en pouvait plus. Les images fusaient autour de lui. L’anus de Kol apparaissait entre les fantasmes de servitude. Il était temps de quitter la zone de décontamination par le métal fusion-contraction. Nous ne tardâmes pas à pénétrer dans le bâtiment qui surmontait le buffet où vagissaient les taureaux de l’exécution sommaire, vidant des verres d’urine coupée de métal plan-séquence sans cesser de fumer les horribles cigares que Kol Panglas leur avait offerts avant de m’abandonner à mon sort. Il gelait sur le tarmac et les robots se croisaient dans une cacophonie de percolateurs détournés de leur fonction première qui est de percoler la réalité. Les deux flics s’étaient connectés par la queue à mon ossature, des fois queue. Olog m’expliquait que l’erreur, et j’en avais commise une de taille internationale, est le portail de la découverte. Il citait mal, cet insecte approprié, parce que j’avais aucun génie à opposer au Monde tel que je le voyais dans la lorgnette sociale. Les murs étaient couverts de métal poli à mort de l’image. Je voyais exactement tout ce que j’étais en train de faire, mais de profil, comme dans les bons films.

— Quand je pense que Kol est en train de se faire enculer par Alice ! répétai-je parce qu’il me semblait que j’en avais déjà parlé.

 

Ou le contraire. Alice adorait qu’on l’enculât. Je l’savais par expérience. J’savais rien de Kol à ce niveau du dossier. On croisait des types qui fumaient encore son cigare, comme s’ils venaient d’y foutre le feu uniquement parce que j’étais là pour en témoigner. Ça va s’finir ! pensais-je en serrant les poings pour pas m’en servir illégalement. Mais ça n’en finissait pas. Olog finit pourtant par trouver le code d’une porte qui l’exigeait. Les deux flics avaient vécu une minute d’impatience. On n’entrerait pas si Olog se souvenait pas du code. J’avais trépigné moi aussi, mais parce que j’étais sur le point de frapper quelqu’un. La porte coulissa et on entra directement dans le bureau de Kol. Les flics s’activèrent aussitôt. Les tiroirs volèrent. Les tapisseries ne résistèrent pas à l’arrachement sommaire. Une lampe m’atteignit au coin de l’œil, vivifiant ma pensée.

— On trouvera rien si on s’énerve, dit Olog qui écrasait les cigares par poignées.

J’en allumais un, histoire de faire chier le Monde. J’avais rien à faire. J’étais peut-être un témoin qui servirait à quelque chose concernant le côté obscur des activités lucratives de Kol Panglas. Alice Qand avait-elle été chargée d’éloigner le magistrat pendant qu’on s’intéressait de près à ses affaires ? Avait-on jugé au dernier moment que j’avais pas le profil de l’amant nécessaire ? On voyait rien par la fenêtre, comme si la ville avait disparu du champ des investigations. Olog avait pas le temps de m’expliquer ce que je foutais sur le tarmac. Il me le demandait même plus tellement je devais le savoir. Ah ! j’en avais sur la conscience des faits à me reprocher ! Et je voulais savoir ce qui se passait dehors.

— On trouvera rien, dit Olog en cessant brutalement de s’agiter.

Les deux flics s’immobilisèrent pendant que j’interrogeais d’autres sources d’inquiétude.

— On aura été trahi, proposa l’un d’eux pour dire quelque chose qui soye pas trop con.

Olog s’impatienta.

— Vous voulez toujours aller à Shad City ? me demanda-t-il.

Qu’est-ce que j’en savais, si j’voulais ou si j’pouvais pas faire autrement ? J’avais besoin de réfléchir. Et pas le temps de le faire. Ça faisait terriblement mal. Les deux flics exprimèrent ensemble la pitié que je leur inspirais. Olog se laissa attendrir.

— Vous partirez demain, dit-il en se tapotant le ventre.

 

Qu’est-ce que je faisais sur le tarmac ? J’allais passer la nuit à me poser la question sans y apporter au moins un élément de réponse. Olog consentit enfin à exprimer la compassion qui lui venait à l’esprit en me regardant.

— On va vous choyer comme un bébé, dit-il en enfonçant une pièce dans un distributeur automatique de couches-culottes.

Les deux flics s’approvisionnaient en lait stérilisé et en céréales suractivées. J’avais pas un sou en poche. Ça sentait la choucroute et la bière. Trop mûr pour mon âge, voilà c’que j’étais.

— Vous partirez demain avec la cargaison, précisa Olog dans l’ascenseur.

J’savais même pas de quelle cargaison il s’agissait. Peut-être des éléments dissidents de la diaspora iranienne. Ça manquait d’Iranien à Shad City. Un ingrédient qui améliorerait le goût de la fombre qui manquait de sérieux sur le marché. Qu’est-ce que j’allais imaginer maintenant qu’il n’était plus question de finir sur le trottoir à Shad –1 ? Une nuit d’excès me porterait conseil. Les deux flics ne cachaient pas qu’ils en avaient aussi besoin. Olog, ou l’espèce de mécanique aléatoire qui s’adressait à nous pour nous empêcher d’exister à côté de nos pompes, hocha ce qui pouvait être le nœud de ses connexions sensorielles regroupées. Il était d’accord à condition qu’on finisse pas par vomir dans sa chambre. Les deux flics rougissaient depuis qu’il arrêtait pas de faire allusion au passé. Olog déverrouilla leur ceinture de chasteté et ils se mirent en route.

— Suivez-les ! pétilla-t-il en claquant des doigts.

Les suivre ? Suivre des flics qui en avaient voulu à ma probité professionnelle ? Fallait-il que tout se terminât provisoirement par la trahison chaque fois que je n’avais plus le choix ? Ils se dandinaient en se tenant par la main, secouant leurs fesses au rythme endiablé qui traversait les murs en attendant de les posséder.

— Faudra que j’dorme un peu, dis-je. Des fois queue que ça soye pas si facile d’atteindre Shad City par les temps qui courent.

— Faut pas vous inquiéter, John. On a tout prévu. Tout se passera comme sur des roulettes.

— À propos de roulettes…

— Fuyez, léger peigneur de comètes !

Il disparut sans doute parce que j’en avais marre de le voir. Au bout du couloir, des gens secouaient leurs branches, se donnant l’impression de danser au rythme des révélations que les mœurs imposaient à leur conscience d’employés toujours subalternes pas fiers du tout de trahir trop facilement des vérités que les substances emprisonnent dans la chair pour donner à voir l’improbable et la vraisemblance du flou artistique. La lumière tournoyait, révélant les poussières des fards et des sécrétions. Je m’immisçais en sourdine, espérant atteindre le comptoir où les alouettes contemplaient les brisures que les miroirs composaient à leur attention. Trouvant un tabouret haut sur pattes, je posai un coude sur le zinc et commandai un daïquiri fombré à mort. Le garçon considéra aussitôt que je manquais de précision :

— À mort certaine ou différée ? dit-il en comptant sur ses doigts.

Ça f’sait bien deux. On était d’accord lui et moi sur l’attitude à adopter en pareilles circonstances. C’était toujours mieux de différer. Ça avait l’avantage de donner beaucoup et de rien demander en échange. La mort n’agissait jamais autrement si on la remettait à plus tard.

— Je veux mourir de ma propre main ou dans un combat, dis-je parce que j’avais l’impression de m’adresser à une oreille digne d’écouter ce que la société devait ignorer.

— J’vous conseille les vioques-pognons, chuchota le garçon qui tenait pas non plus à devenir une vedette de l’actualité sur la base d’un aveu public.

— Zauriez pas aperçu quelque chose qui ressemble à ça ?

J’exhibais la photo froissée mais pas illisible de ma Sally Sabat. Le garçon ne put s’interdire un sifflet qui ameuta les chiens qui se trouvaient à proximité. On admira la force de ce corps destiné à d’autres missions. Sally Sabat était connue de tous, même qu’elle fricotait avec un cinglé qui s’prennait pour un ancien héros de l’Espace Itératif. Voyez l’genre, me confia-t-on. Qu’est-ce que je lui voulais à cette Vénus phocomèle ? Elle laissait pas que de bons souvenirs à Shad –1. Un poivrot exhiba les traces d’une morsure.

— Parlez d’un baiser ! J’avais rien d’mandé !

 

J’ai fini la soirée dans une poubelle. Il me restait plus que la nuit et un chat. Le chat parce que j’avais marché sur des sardines à l’huile. Et la nuit parce que j’avais pas payé mon loyer. C’est comme ça à Shad –1. Pas d’loyer, pas de sommeil réparateur. Des sardines que j’avais pas mangées, un chat. Et une poubelle pour limiter la casse. J’avais pas volé bien haut. Et j’étais pas allé loin. J’aime la solitude, mais pas à ce point. La nuit était noire entre les sommets où les pigeons roucoulaient chaque fois que la lumière de l’ascenseur éclairait les terrasses où je les imaginais l’œil ouvert et la patte tenace. Les porches étaient noyés dans une autre lumière qui était celle des systèmes d’alarme tournoyants. Pas une entrée sans ce genre de système pour empêcher le sommeil et ses grappes de rêves prometteurs. Avec quoi j’avais payé ce que j’avais bu ? J’avais pas arrêté d’parler, de moi et de ce que je croyais véritable, autant dire des autres et de l’imposture sociale. J’avais pas dû les amuser longtemps. Ils finissaient toujours par perdre patience. Je les avais sans doute suppliés de pas me laisser jouer avec l’argent que j’avais amené. Si c’était de l’argent, c’était pas le mien. Ils savaient bien à qui je l’avais volé et ils s’en foutaient. Mais je n’avais pas manqué de boisson ni de cristallisations à court terme. J’avais même dû me sentir heureux de pouvoir parler à quelqu’un. Ça n’avait pas duré, parce que j’ai l’art de mettre leur patience à rude épreuve, et j’avais fini par m’ennuyer et donc par cracher mon venin à la face du Monde. Ensuite j’ai volé par-dessus le trottoir et je suis entré dans une poubelle renversée pour me mettre à l’abri de la neige. Vous connaissez la suite.

 

J’ai toujours redouté d’être viré et de plus savoir rencontrer les autres. J’savais même pas si le jour se lèverait pour mettre fin à cette traversée du malheur à quatre pattes. Yavait vraiment rien à voir et personne à qui le dire. Et pas un endroit où entrer ne serait-ce que pour piller des boîtes aux lettres ou piquer la roue d’un vélo. Des murs de chaque côté et la chaussée équipée d’un système automatique de déneigement. Les rigoles allaient vite, se déversant dans les bouches d’égout avec un bruit de paroles confuses, comme si j’y étais et que j’avais rien d’autre à dire.

 

Pourtant, le soleil se leva et je me sentis alors parfaitement bien. Je pissai dans la neige des seuils en hommage à Gor Ur. Quelqu’un m’insulta, s’en prenant à ma déveine comme si j’étais que ça et qu’on avait tort de m’aider. Je ne vis pas ce visage. J’entendis la porte claquer, ou la fenêtre au ras du trottoir, un intérieur qui se referme après avoir vomi ses poubelles et son air saturé de chair et de sécrétions. J’attendais les gens, ceux qui sortent pour aller travailler ou se faire voir ailleurs. Ils n’allaient pas tarder à reconditionner les lieux pour confiner les profits ou simplement pour se faire plaisir en dépensant des sous sans demander la permission. Heureusement, Olog mit fin à cette attente qui était loin d’être merveilleuse. J’étais sur le point de tremper mon poignet dans la rigole pour le saigner. Il renoua mon cache-nez en débitant des conseils qui pouvaient pas m’aller droit au cœur. J’avais un mal fou à revenir d’où je venais pas. Il m’offrit ce que je supposais être un coude. Il frémissait tandis que nous commencions à compter les passants et à les diviser par le nombre de vitrines éclairées. L’odeur du pain nous arrêta. Il compta ses sous et me demanda si j’en avais encore. Pourquoi « encore » ? Que voulait-il me reprocher alors que j’avais du mal à respirer l’air que les autres trouvaient vivifiant ?

— Vous inquiétez pas, John, dit-il en me poussant dans la boulangerie. J’en ai assez pour deux. Vous avez passé une bonne nuit ?

Comme s’il le savait pas. J’avais pas cessé d’être connecté au système. J’avais sacrément enrichi ma banque de données. La boulangère m’offrit deux seins qui f’saient partie de son répertoire commercial. Je voyais pas ses jambes, mais je les imaginais moins faciles. On ressortit avec les baguettes dans les bras, comme si on allait nourrir Régal Truelle.

— Nourrir Régal Truelle ? demanda Olog qui couinait dans la neige des trottoirs.

— C’est une expression. Comme « aller chez m’sieur Garcia ». « Nourrir Régal Truelle », c’est encourager la parano au détriment de la schizo. La parano, c’est bien pour le commerce qui l’encourage et même l’enseigne. Tandis que la schizo, c’est la porte ouverte à la poésie et à tout ce qui se vend pas malgré le haut niveau d’humanité. C’est quand même plus rentable de donner le spectacle des dinosaures avec les moyens du cinoche que de ramasser leur os pour raconter des histoires vraies. Régal Truelle, c’est le Mac Guffin du sentiment de persécution qui pousse à l’achat. Le mec écrit pour ne rien dire et espère que ça va se vendre parce qu’il sait que c’est ce qui se vend le mieux. Mais il a pas toujours cette chance et on continue de le nourrir pour que ça continue, ce qui met la société à l’abri de tout ce qui coûte cher et ne rapporte pas grand-chose. Mieux vaut un cinglé qui se rebelle sans toucher à rien plutôt qu’un poète qui touche à tout pour se révolter sans retenue. Vous pigez la différence ?

— Je comprends, oui.

Il comprenait pas, mais il faisait pas semblant non plus, et je lui accordais ma confiance sur les questions sociales.

— C’est pour qui tout ce pain ?

Ça m’regardait pas, mais je suis curieux comme une voisine à la fenêtre.

— C’est pour Régal Truelle, dit-il.

— ¡No me digas !

 

Je le suivis au bout de la ville. J’avais plus rien à dire. Un panneau indiquait qu’on allait sortir du périmètre sécurisé. Au-delà, le système ne garantissait plus les calculs de trajectoire et on risquait de se prendre une bombe iranienne sur la tête. Je reculais même pas tellement Olog avait aiguisé ma curiosité, d’autant qu’il continuait de m’expliquer les choses comme si j’avais pas tout compris en regardant la télé.

— On appelle « bombe iranienne » toute bombe jetée sans déclaration de guerre, débita-t-il comme si on approchait d’un nœud vérificateur.

— Et comment on appelle la bombe qui leur a pété dans les mains ?

— La « bombe américaine ».

Il s’arrêta devant un abribus pour m’expliquer encore.

— Vous avez trop longtemps vécu à l’étranger, mon pauvre John. Tout a changé ! Vous ne comprendriez rien si un gosse vous adressait la parole. Tellement de choses ont changé ! Heureusement, je suis resté moi-même.

— J’ai pas changé beaucoup moi non plus, à part le cul et la queue. Vous savez toujours pas où se trouvent Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur ?

— J’aperçois la capuche de notre ami !

Ce qu’il voyait, c’était la tronche à deux faces de Régal Truelle qui pensait échapper à la vigilance du système en attendant la saint Glinglin dans un abribus. Il avait amené de l’argent pour payer le pain et il en agitait les billets comme s’il les avait gagnés à la foire aux aides sociales. Olog déposa les pains sur la banquette chauffante que les fesses du parano modèle venaient de quitter pour faire état de son crédit auprès de l’administration du Délire. Il agissait sans vérifications, comme si ce Régal Truelle était l’original et non un remplaçant. Ça me concernait plus. J’étais que le remplaçant d’un individu qui avait jamais été mon modèle.

— Ça fait combien ? demanda Régal Truelle.

— 12 multiplié par 40 ça fait 500, dit Olog qui tendit la main pour recevoir les billets.

Il savait pas compter, ni l’autre d’ailleurs qui lui remit 500 yuans comme s’ils lui avaient jamais appartenus. C’était de l’argent social, mais tout de même !

— Ya pas comme la fombre pour soigner la schizophrénie, se réjouit Régal Truelle.

Il ouvrit un pain et apprécia la couleur. C’était de la bonne, mais j’voyais pas comment cette merde pouvait faire du bien à un schizophrène vu que le type en question ne l’était pas, schizophrène. C’était qu’un banal dépressif paranoïaque capable de truander le système et la littérature ! Je m’énervais souvent pour des riens à l’époque, mais là, c’était pas rien que de confondre le torchon avec la serviette ! L’abribus était plein de boutons qu’on pouvait appuyer si on savait ce qu’on voulait. Ça m’donnait le vertige ! J’avais besoin d’un calmant.

— Ça f’ra 60, dit Régal Truelle en me tendant un pain.

— 60 ! Tu viens de les payer 40 !

— Tu sais pas calculer ! beugla le parano d’service.

C’était trop compliqué pour moi. Je lançais un regard désespéré à Olog.

— Vous avez l’argent ? me demanda-t-il. Sans argent…

J’en navet pas. Il pouvait le savoir. Avec quoi on paye quand on a pas de quoi payer ?

— Avec mon cul ! Oh ! Non !

— C’est pas c’qu’on vous demande, John !

Qu’est-ce qu’on me demandait pour que j’arrête d’avoir mal ? Je m’étais agenouillé devant une croix, comme ça, par hasard.

— Allez jusqu’à cet arbre et revenez, dit Régal Truelle.

Il me montrait l’arbre et je voyais un autre Régal Truelle. Olog m’encouragea avec une piquouzette au niveau de la prostate. C’était pas grand-chose, mais j’voyais plus clair. Il y avait un autre Régal Truelle un peu plus loin.

— Il y en a plusieurs, dit Olog. Cessez de le faire souffrir et faites ce qu’il vous dit. C’est pas difficile, Gor Ur !

Régal Truelle, celui qui se trouvait le plus près de moi, n’avait pas cessé de montrer l’arbre que je devais atteindre à tout prix. En regardant bien, il y avait même un chemin. Olog me tendit la clé.

— Fourrez-lui ça dans l’cul et on se tire !

Quand j’arrivai à la hauteur de l’arbre, je vis tout de suite le cul et j’y plantai la maudite clé sans obtenir de résultats. Je revins au point de départ sans la clé. J’avais pas tout compris.

— C’est rien, dit Olog. Vous avez bien joué. On y retourne.

— Bon jeu, les mecs ! lança Régal Truelle.

— Vous avez le pain ? me demanda Olog.

Je l’avais. J’y tenais.

— C’est le bon, dit Olog. Il s’est fait enculer onze fois.

— Par contre, j’ai plus la clé…

— Vous l’aurez !

On sauta dans l’premier taxi.

— Au Casino, dit Olog. K. K. Kronprinz nous attend.

 

Un quignon me ravigota. Olog paraissait satisfait. Il fumait un gros cigare de la marque cubaine Koli Panglazo. Je me sentais à l’aise malgré l’hermétisme de la situation. J’avais vraiment pas envie d’y réfléchir. Le jour s’était complètement levé, mais il neigeait tellement que ça se voyait pas et l’éclairage public balisait les trajets comme en pleine nuit. Je pouvais voir le profil inquiet de mon compagnon qui aurait eu un visage s’il avait été conçu pour ça.

— N’abusez pas, me conseilla-t-il. On va jouer beaucoup plus gros maintenant. K. K. K. joue toujours très gros. Vous aimez jouer, John ! Je vous l’ai même pas demandé. Un homme aime toujours jouer, pas vrai, John ?

— Des fois queue.

J’avais pas tellement envie de tout expliquer. La dernière fois que je me suis livré à ce jeu, tout a explosé en mille morceaux. Voyez l’résultat !

— J’vous offre un cigare, John ?

— Oh ! Des Koli Panglazo !

— Vous êtes un connaisseur, John.

— Papa y fumait qu’ça et pourtant il était pas riche !

La fombre plus la fumée d’un Koli Panglazo, ça vous fait tomber la nuit devant les yeux. J’voyais pas plus loin que la casquette du chauffeur. Il manquait plus qu’un verre de Rogrussel vieux de 18 ans. C’était possible, me confia Olog, mais pas sage du tout. Le Prinz aimait pas avoir à faire à des consciences troubles. J’aurais pas grand-chose à dire, mais valait mieux que je tienne droit au moment de serrer la pince à cet aristocrate du blues et du musette. Ça n’expliquait pas ce que je foutais à Shad –1. Ça n’expliquait rien du tout. J’en avais encore conscience. Ça m’donnait une petite idée de l’utilité des Cities –1. Et ça m’filait un sacré fou rire. Tellement que j’en bavais du goudron directement extrait de mes jardins pulmonaires. Le chauffeur actionna un moulin qui broyait le noir. J’en f’sais trop ou j’en manquais. Olog s’efforçait de ne pas se formaliser. Il en avait vu d’autres. Mais où ? Dans quelles circonstances ? J’étais pas assez branché pour le savoir et trop impliqué pour déchiffrer les signes. Il me semblait même que le taxi volait. J’en eu mal au cœur.

— Calmez-vous, John ! Vous ne l’avez pas tué.

— Avec la clé ?

— Avec la clé, John.

J’avais jamais habité aussi loin d’chez moi. On allait vite et j’étais lent. Peut-être même dans le sens inverse de la marche. Il habitait où, le Prinz ?

— À Shad –1, John. Il habite avec tout le Monde quand il n’est pas en tournée. Vous lui remettrez la clé.

— La clé ? Elle est dans le cul de ce…

— Je sais bien où elle est !

Oops ! Olog était de mauvais poil et pourtant il en avait pas. Qu’est-ce que je dirais au Prinz quand il me tendrait la main pour recevoir la clé ? J’aimais plus du tout mon côté saint Pierre. Un peu de fombre me ferait pas d’mal, mais Olog avait enfermé le pain dans un sac de plastique qui empêchait les communications sur onde courte. Restait plus de Rogrussel et le Koli Panglazo s’était éteint au ras des lèvres. J’avais plus qu’mes doigts pour pleurer. Je les enfonçais dans la matière métallique d’Olog qui gémit comme si c’était exactement ce qu’il attendait de moi. J’avais connu ça avec les femmes. Une de ses pinces cliqueta sur l’os iliaque que j’avais à vif depuis qu’on m’avait retiré mes enfants.

— Zêtes sûr qu’ya plus rien à se mettre en travers de la banalité quotidienne ? demandai-je à Toutazar.

— Il va être furieux quand il se rendra compte que vous n’avez plus la clé que je vous ai confiée. Vous ne connaissez pas ses colères !

— Mais c’est vous qui m’avez demandé de la foutre dans le cul de ce cinglé de Régal Truelle !

— Vous n’auriez pas dû. Je n’savais plus c’que je faisais ! Oh ! Oh ! Oh !

V’là qu’y chialait maintenant. On arrivait en même temps ! Le taxi roulait sur du gazon. On entendait les jets d’eau. Et des voix de femmes qui caquetaient :

— C’est John Cicada ! Je vous dis que c’est lui! C’est sa voiture !

Première nouvelle ! J’avais une bagnole et j’me croyais même pas possesseur d’un minivélo. En plus, Olog était bloqué. Il s’allumait même plus. Et c’que j’avais pris pour un chauffeur, c’était moi, mais en plastique, sauf la casquette qui était d’origine. La portière s’ouvrit. Il y en avait plus de cent. Elles m’attendaient depuis une heure ! D’où le bonhomme de neige qui bandait dans la froidure.

 

Le Prinz me reçut sans grandes pompes. Les admiratrices du système Cicada étaient restées sur le seuil, sagement assises sur les banquettes, mais le regard injecté de sécrétions internes. Derrière les carreaux de ce hall où j’avais eu l’impression de me livrer à une justice divine, le bonhomme brandissait un balai à merde, surveillant l’intérieur à peine grouillant que j’avais traversé en compagnie d’Olog. Le Prinz nous ouvrit lui-même la porte. On entra sans s’faire pousser, c’qui est rare dans mon cas, mais Olog avait l’habitude des lieux et c’est lui qui me proposa un siège avant que le Prinz m’invitât à l’occuper en toute franchise. Je dus me plier sous une lampe qui avait servi aux exécutions électriques du XXe siècle. J’entendis vaguement la légende d’un vieil oncle du Prinz qui avait été injustement condamné à cette mort par la bulle. Le Prinz n’en finissait pas quand il évoquait ce passé qu’il ne connaissait que de seconde main parce qu’il ne l’avait pas vécu. Il voulait donner à imaginer l’enfant qu’il avait été au contact des objets toujours conservés avec la même minutie rituelle. Il se déplaçait selon un itinéraire précis, parlant du piano dont il sut jouer à quatre ans mieux que son père qui s’y connaissait en critique musicale, revoyant avec une clarté de visionnaire le tableau où il figurait à la droite d’un seigneur du jazz, claquant la langue pour évoquer la première vibration d’amour et indiquant avec son gros doigt chargé de pierres précieuses l’endroit qui témoignait encore de cette substance orgasmique… Olog surveillait mes signes d’approbation, suçant le verre gradué que le Prinz lui avait servi avant même de me proposer de goûter aux mêmes saveurs concrètes. D’après lui, le Monde n’était qu’une concrétion de concrétudes. Il aimait exposer ses théories entre deux chansons ou, comme dans le cas présent, entre une évocation documentée et l’expression d’une réalité qui en représentait la tangente glissante. Il finit par s’asseoir dans un amas de coussins habités par des femmes dont le métier était de se donner sans partager. Il n’avait jamais connu l’amour, seulement des désirs fous. Et il me demandait si je survivais aussi aux exigences de la chair.

— John est le remplaçant de John Cicada, dit Olog qui voulait peut-être me sauver de la confession que le Prinz exigeait sans exception de ses invités « obligés ».

— Je sais qui est John !

Il m’en voyait ravi, d’autant que le liquide que j’étais en train d’absorber commençait à agir sur mon comportement. Une jambe de femme surgit des coussins et le Prinz la lécha longuement, me toisant comme s’il voulait en savoir plus.

— J’ai toujours été intrigué par cette passion pour la mort, dit-il, voyant la deuxième jambe croiser la première.

— J’éprouve aucune passion pour la mort, m’écriai-je comme si je devais à tout prix expliquer le sens de mes cotisations sociales. J’ai… je…

Il plongea un doigt entre les jambes. Les orteils frémissaient. Qui était-elle ?

— Je n’ai pas de remplaçant, dit-il. Et je veux mourir quand je serai mort. Un bel enterrement sera ma seule conclusion, car vous le savez

 

…parce que le cœur des chansonniers

S'est fondu dans l'âme populaire,

Les noms se sont perdus

En échange de l'éternité.

 

Vous connaissez la chanson ?

— Non, m’sieur. Pas très bien, j’veux dire…

— …pas aussi bien que vous voulez, mon ami. Car vous voulez, n’est-ce pas ? Moi aussi j’éprouve cette sensation. C’est comme commencer à maîtriser le sujet. Mais bien sûr : c’est insuffisant. Vous aimez les femmes ?

— J’en aime une, mais c’est pas vraiment la mienne, vu que je suis qu’un remplaçant…

— Elle a bien une remplaçante !

— C’est interdit par le Code des Sensations Primaires, intervint Olog de sa voix de crécelle.

Dans les coussins, la queue du Prinz grandissait, longue et humide. J’pouvais pas en dire autant. Je m’demandais seulement c’que je foutais là si j’y étais pas. C’est tout l’effet de l’éclairage au néon sur mon esprit quand on lui demande de réfléchir avant de l’ouvrir. Il y avait aussi des plantes vertes qui rutilaient dans l’ombre et un tas de petites lumières derrière les bouteilles et autres flacons du retour à la case départ. Olog sirotait, la langue dehors, impliquant à ses roulettes une vitesse que j’étais incapable de mesurer. Le Prinz retira son doigt, provoquant la paralysie des jambes qui se replièrent puis disparurent dans la mollesse des coussins.

— J’ai besoin de vous, John, dit-il.

Sa langue explorait le doigt, savante et presque vulgaire.

— J’sais pas si j’pourrai, balbutiai-je.

J’avais tellement besoin de revoir ma Sally ! Il savait à quel point il était difficile de traverser la zone qui sépare le point –1 du point zéro.

— Vous voulez parler de Shad ?

— J’sais même pas c’qui est arrivé à O. Carabos, m’sieur !

— Ça doit pas être difficile de le savoir. Vous avez besoin de ses services ?

— Il est équipé d’origine d’un Producteur d’Énergie Sensorielle recommandé par le corps médical.

— Je comprends.

La queue se dressa. Elle eût été blanche, on l’aurait confondu avec Frankie-la-queue que je cherchais aussi.

— J’dis ça des fois que vous en auriez entendu parler…

— J’ai rien entendu à propos de la queue de Frankie. Enfin, rien que tout le monde sache déjà. Il est entré dans la légende du sperme. Vous connaissez la suite.

— Ah ! Seigneur ! Si c’est pas Frankie, j’veux bien brûler en Enfer avec le Grand Révélateur !

 

C’était Frankie-la-queue, mais en noir ! Olog me fit signe de la fermer. Une giclée de sperme m’atteignit au visage, dégoulinant dans le verre que je destinais une minute plus tôt aux miroirs que le Prinz prétendait opposer à ma clairvoyance. J’étais encore lucide. J’voyais pas tout vert et il avait pas besoin de voir bleu. Olog gicla lui aussi, mais des volts, ce qui expliquait le casque de collection et l’aïeul qui en expliquait encore l’usage. Tétanisé, j’pouvais plus parler pour dire ce que j’pensais de la coloration qu’avait subie Frank-la-queue en rejoignant le camp ennemi. Le Prinz était métal et j’avais le cœur bouffé par les sentiments que m’inspirait Gor Ur. Il s’approcha, se lovant dans les coussins, appuyant sur mes genoux sa grosse tête de nègre farci aux as. Il voulait me sauver de la religion !

— Le Métal, mec, dit-il comme à l’encan, le Métal c’est la Philosophie. Faut qu’tu comprennes qu’ils te veulent du mal. Regarde de quoi tu as l’air !

Je m’voyais. Il manquait pas de miroirs, le Prinz ! Je m’voyais en autant d’exemplaires que j’avais de possibilités d’existence. Je voyais John Cicada plié sur une table, mordant le contenu de son assiette pour mettre fin à l’angoisse, et la femme qui lui tenait la main n’était pas Sally Sabat. C’était peut-être Alice Qand et dans ce cas, c’était pas une femme. Autour de lui, le bar était agréable, presque désert, avec un tas de souvenirs sur les murs comme dans un roman d’Hemingway. J’avais envie d’pleurer pour brouiller les couleurs de cette évocation crispée. Le Prinz gisait à mes pieds, humilié par mon intransigeance. Olog, à distance, ne contrôlait plus rien.

— Ce s’ra rien qu’un voyage où j’ai jamais été, en compagnie du type qui a été partout et qui s’en souvient comme si c’était hier, reprit le Prinz qui devenait brûlant en surface.

— Faudrait p’t-être en toucher un mot à l’original, proposa Olog sans cesser de tirer d’atroces bouffées de son Koli Panglazo.

— C’est une idée, dit le Prinz en se relevant. Comment ça marche ces trucs ? Ça s’éteint ? Où est l’bouton ?

Il explorait des replis de chair et d’os pour le trouver, tirant une langue d’écolier avec une goutte de salive qui contenait mon reflet. J’en profitais pour examiner la queue. C’était Frankie ou j’avais des visions rien qu’pour faire chier le Monde. Frankie en noir ! Sous les couilles, Bernie se marrait, rose et frais comme un premier verre le matin. Ah ! Il m’avait blousé le Prinz ! Et j’disais rien parce que j’étais pas sûr. On l’avait retapé avec le meilleur de la joie et du sexe. Du Cicada première pression ! Et c’était moi la victime pendant que Meûssieû exagérait avec les femmes ! Ah ! Si j’étais pas révolté, j’comprenais rien à la manœuvre. Et il me demandait de l’emmener au Paradis ousque j’ai des relations urinaires de classe. Pour kiki m’prenait, le prince du blues et de la salsa ? J’avais une tête d’enculé ou j’étais pas au courant ?

— C’est la manière, quoi ! me plaignis-je sans prendre aucun autre risque. Vous emballez ma queue et mon cucul. J’passe beaucoup d’temps sur les routes à rien trouver. Et maintenant vous voulez que ça r’commence ! J’suis pas une poire !

— J’ai pas dis ça ! J’ai eu un malheur avec le rideau d’scène qui m’est tombé dessus au mauvais moment…

— Ils ont relevé le rideau au lieu d’attendre l’ambulance, expliqua Olog qui avait l’air d’aimer cette conversation.

— L’ambulance aurait ramassé les morceaux avant qu’ce soye trop tard, continua le Prinz. J’étais en morceaux, Monsieur !

— Moi aussi j’ai été en morceaux ! Et j’ai jamais piqué les parties essentielles à n’importe quel gusse pour m’faire mousser ! Même que j’ai explosé, Môssieur ! Pis, tout bien réfléchi, pourquoi moi et pas un autre ? C’est pas c’qui manque, les pièces de rechange, dans c’te merde de pays que j’ai jamais voté !

— C’est une histoire d’amour, dit Olog.

Il pompait dur et sec, le nain de service. J’comprenais trop tard ce qu’il devait à Maëlzel.

— Je m’aime, avoua le Prinz.

Il avait l’air déçu par cet amour que je qualifierais d’ancillaire si j’avais la sensation éprouvante d’appartenir à la domesticité métallique. Il faisait presque pitié. Qu’en pensaient les femmes qu’il enfermait dans les coussins ? Elles devaient être aussi déçues que lui, mais avec la rage qu’on est en droit d’éprouver quand un prince descend de son trône pour chier par terre comme tout le monde. Je pouvais les voir se recroqueviller derrière le velours fin et l’usure de la soie.

— Évidemment, dit Olog qui avait tout prévu, vous ne sortirez pas d’ici vivant. Elles non plus.

Elles devenaient dures comme l’acier qui les fondait. Le Prinz avait l’air satisfait de l’avancement des travaux sur mon esprit. Il examina le fond de mon œil, des fois que je serais en train de transmettre. Mais c’était des rétines à la gomme. Les miennes. Pas celles de John Cicada. Fallait que j’explique encore que j’étais que le remplaçant et que je prenais jamais les décisions à la place de mon original.

— Si vous voulez savoir ce qu’il en pense, dis-je, emmenez-moi à Shad City.

Olog secoua la tête. Ça lui f’sait mal de s’être gouré de réplique. Ah ! J’étais vraiment pas la bonne ! Zavaient mis la main sur un exemplaire qui avait besoin d’être refait à neuf. J’allais leur coûter cher.

— J’sais pas si c’est une bonne idée, mon Prince, dit le robot. On devrait s’en tenir à Shad –1. Cet exemplaire fera l’affaire.

— Ni vu, ni connu ! exulta le Prinz.

 

J’étais coincé. J’allais pas rentrer à la maison parce que c’était ce que je désirais le plus au monde. J’avais pas choisi le bon métier. Mais c’est comme ça qu’on crève, de prendre au lieu d’laisser tomber dès le premier jet. En plus, j’avais plus rien pour aimer la femme. J’avais même plus de femme pour apprécier la panne.

— On vous en trouvera des femmes ! dit le Prinz qui voulait se montrer bon prince.

— Yen a qu’une, de femme ! m’écriai-je. C’est Sally Sabat. J’y peux rien. J’suis fait comme ça !

— Ils vous ont injecté la molécule de ressemblance, mec, dit le Prinz que cette constatation peinait vraiment. Ah ! Les pisseux du Pisseux !

— J’veux bien changer de camp, proposai-je, mais moi, le Métal, ça m’donne pas qu’des idées de peace. J’en veux pas une en acier zingué !

Qu’est-ce que c’est con et pénible de chialer devant des autres qui sont dans l’autre camp ? J’avais aucune chance de récupérer mes potes. Le Prinz m’écraserait dans un combat injuste, justifiant sa nouvelle possession par l’évidence de sa supériorité. Si j’étais un pion du Grand Architecte de l’Urine, j’étais pas fait pour briller au Firmament des Grands Baiseurs de l’Humanité. J’avais plus qu’à accepter. Je le dis sans bravoure, sans queue entre les jambes parce que j’en avais pas et avec une petite merde à la place du cul parce que j’avais pas besoin d’un cul pour chier. Le Prinz leva son verre à notre collaboration sans faille, du moins de ma part. J’étais prévenu. Pas d’illusions. Pas de rêves. Rien. De plus, personne n’avait besoin de savoir que le prince du blues et de la salsa s’était élevé dans l’adoration des peuples avec une petite queue et un cucul en plastique. Le prochain spectacle commencerait par cette exhibition rendue possible par la conquête du Bien, qui était l’œuvre d’Olog, et par ma Soumission qui devait demeurer un secret. Mais j’comprenais toujours pas pourquoi Alice Qand m’avait remplacé auprès de Kol Panglas.

— Zavez rien compris au concept de remplacement, mon pauvre John !

Une femme parlait sous moi. Qui étais-tu ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

 

Olog se leva le premier pour signifier que l’entretien accordé par le Prinz était arrivé à sa fin. Je me levai, fortement influencé par l’odeur d’urine que je répandais comme des parfums — encore un truc dont l’usage m’était désormais interdit. Fallait-il que je prouvasse ma fidélité par un premier geste qui conditionnerait tous les autres ?

— Maintenant que vous pouvez péter sans faire du bruit, dit le Prinz qui m’avait assez vu, vous n’avez plus rien à prouver. Préparez le vaisseau pour le plus grand voyage que l’homme ait encore à accomplir.

— Une espèce de mort, précisa Olog, de la part de quelqu’un qui rejette toute idée de Chirurgie Reconstructive Sans Échec et de Résurrection Post-Mortem.

— Je m’révolte, psalmodia le Prinz. C’est pour ça que le peuple m’aime. Vous trouverez tous ces thèmes dans mes chansons, même si je n’en suis pas l’auteur. Vous savez maintenant comment je me construis.

Sa main nous invita à quitter les lieux. J’étais désespéré. Jamais plus je ne reverrai mes potes.

— Vous exagérez, dit Olog. Le Prinz passe tous les jours à la télé. Abonnez-vous.

— M’abonner ? Avec quoi ? Je suppose que j’ai perdu mon emploi. Si ça s’fait, John Cicada n’est même pas encore au courant. On est toujours en différé, lui et moi. Il a pas pris l’option « en direct ». Ah ! C’que c’est con des fois la vie !

Le chauffeur avait réajusté sa casquette, tenant compte de mes critiques. J’voulais bien passer pour un plouc, mais pas au point d’en perdre la boule.

— Y font des remplaçants en plastique recyclé pour les pauvres, dit Olog en s’installant. De quoi vous plaignez-vous ? Vous avez un remplaçant alors que vous n’en avez pas les moyens. Qui sait qui paye ? Ça vous fait rien de savoir qu’on paye à votre place ? C’est du plastique, d’accord. Et en plus, ça se voit. Mais c’est mieux que rien, allez ! Chauffeur ! À l’hôtel. Monsieur le pauvre type crèche avec nous.

 

Je pouvais voir à quel point je ressemblais à la seule réplique que je me connaissais en attendant d’en savoir plus sur mon compte et sur ce que je lui devais.

 

J’avais retrouvé mes potes, mais pas au bon endroit. En plus, j’étais plus libre d’en penser c’que j’voulais. J’étais conduit par une copie de moi-même, en plastique et pas bavarde. Olog roupillait comme si plus rien ne pouvait le réveiller, secouant ses pinces dans un rêve dont le combat ne m’était peut-être pas si étranger que ça. J’savais où on allait si vite, renversant les étals des trottoirs sans provoquer aucune réaction de révolte, preuve que ce respect des taxis s’adressait à l’État et que j’avais plutôt intérêt à faire comme tout le monde, sauf que j’étais le transporté et que j’allais pas loin. Les oreilles du chauffeur étaient au rouge et son œil clignotait dans le rétroviseur. Si c’était mon remplaçant, le remplaçant d’un remplaçant, j’étais pas verni côté ressemblance, mais c’est lui qui prendrait les coups et c’est sur moi qu’on enquêterait. J’avais pas mal de choses à cacher et je m’sentais fébrile au moment même où ma vie retournait d’où elle venait, dans l’Espace Itératif que je connaissais comme ma poche. J’agitais les doigts en prévision du contact avec les commandes. J’étais heureux et angoissé, pas fier du tout et curieux de voir où ça allait me mener, moi qui n’avais jamais été nulle part en particulier et partout si mon existence (je veux parler de celle de John Cicada) était le composé de tous les détails qui donnaient un sens à mon sacrifice. Ce que j’avais perdu en créativité, la vie me l’avait rendu en exploits, de l’acte infime dont personne n’avait jamais parlé au coup du sort parfaitement en phase avec la crédulité populaire. Ah ! J’étais plus vraiment un mec sans ma queue et mon cucul, mais ma police d’assurance prévoyait des produits de remplacement conçus et fabriqués en Chine. J’avais vu à la télé la queue en peau d’canard et le trou d’balle garanti pur métal hydrogéné dans le cri. J’arriverais pas à grand-chose avec les femmes, avec les mecs non plus d’ailleurs, mais j’aurais plus l’air d’un pauvre ni d’un con au moment d’espérer. Le Prinz m’avait promis une clause de rechange si jamais le canard était un poulet et le métal du rayon d’bicyclette refondu avec des cris de joie interprétés par des cueilleurs de riz au chômage. Si c’était l’bonheur, ça, j’étais qu’un minus ingrat et rabat-joie.

 

— On y est, dit l’chauffeur. Monsieur descendra ici.

Il baissa la vitre pour désigner la porte que je devais prendre. Olog dormait toujours ou il était éteint. Le chauffeur sortit, m’ouvrit la porte, puis le hayon, et m’expliqua comment on faisait entrer Olog dans une valise qui ne le contenait pas autrement. Pour un type comme moi qui a toujours des problèmes pour mettre sa montre à l’heure, c’était pas gagné.

— Vous pouvez m’appeler John, dit le chauffeur. J’sais qu’la ressemblance est pas le top du miroir, mais c’est comme ça et j’y peux rien.

Il me lança un clin d’œil en soulevant un coin de son masque. Dessous, pour ce que j’en voyais, il me ressemblait encore moins. Il était noir, avec de grosses lèvres et une langue toute rose. J’comprenais pas la manœuvre.

— J’ai détruit l’original, dit-il. L’original en plastique, je l’ai cramé avec un briquet à essence. J’suis encore en chair et en os. Palpe, p’tit père !

Le bras, fortement musclé et peut-être même doué d’intelligence, était de chair, j’pouvais pas en douter.

— Tu veux qu’je viendre avec toi, mamour ? dit-il en m’enfonçant un coude dans les côtes.

Sous le masque, on pouvait pas la reconnaître. Si j’me fiais à la couleur de la peau, c’était Sally Sabat telle que je pouvais l’espérer au niveau Shad –1. Mais si je considérais l’entrejambe, c’était Alice Qand et du coup le voyage, malgré les promesses du Prinz, ne m’enchantait plus. J’allais pas tarder à vomir.

— Aide-moi plutôt à l’enfermer dans la valoche, dit le Masque.

C’était un truc compliqué à faire, plus dur que le pain et moins jouasse que l’amour. Mais Olog contenait à l’aise, sans rien qui dépasse ou qui pose question. Je refermai la valise. Il fallait aussi que je la porte. Je compris alors l’utilité des roulettes. Le Masque me montra aussi comment produire un effort sans embêter les autres avec mes gaz intestinaux. J’avais même la lumière pour me repérer. J’avais qu’à suivre. Ça lui f’sait quoi de passer du statut de chauffeur à celui de masque ?

— Quand saurai-je qui tu es ? demandai-je dans l’effort.

Il me précédait, suivant lui aussi le rayon lumineux qu’une optique complexe projetait par terre. Il ne répondait plus à mes questions. Les hanches pouvaient appartenir à Sally Sabat ou à Alice Qand. Je savais plus. Qu’en pensait Kol Panglas qui jouissait d’une semaine de vacances sans sa compagne de choix ?

— Tu f’rais bien d’arrêter d’penser, me dit le Masque. Tu vas plus avoir trop le temps. Pour l’amour, on verra plus tard. La Mission d’abord.

 

J’aurais dû me douter qu’on était en mission. On m’fait jamais rien faire si c’est pas pour que ça ressemble à quelque chose. Je poussais la valise pour qu’on s’intéresse à moi, y avait pas d’autres raisons. Quelqu’un finirait par m’expliquer ou par ne pas tenir ses promesses. C’était toujours comme ça que ça se terminait si j’avais pas d’chance. Par-dessus le marché, le couloir devenait étroit et presque obscur. On avait pas rencontré une seule porte. Rien que les murs qui se ressemblaient d’affiche en affiche publicitaire. Et le bruit des roulettes, l’acier sur le dallage, la tangente claquante du cerclage avec l’interstice noir. Le dos du Masque imposait des plis verticaux noyés de lueurs que je projetais au hasard avec ma lampe torche. À Shad City, le condamné cherchait son chemin avec la même torche, pressé d’en finir avec l’existence pour retrouver le sens de la vie. J’avais peut-être déjà vécu cela. Paraît qu’on se souvient de rien, comme dans la métempsychose. Mais je cherchais pas à en finir avec ce que je venais d’entreprendre. Je voulais au contraire trouver la suite et j’imaginais que c’était une porte et qu’il suffirait de l’ouvrir.

— Pauvre con ! dit le Masque. La clé, elle est dans le cul de Régal Truelle !

La clé ! J’y pensais plus. Avec quoi je l’ouvrirais, ma gueule, quand il s’agirait de mettre à feu les fusées de ma nouvelle existence ? Inutile de fouiller nerveusement des poches qui ne contenaient rien d’autre. Voilà comment commence le désespoir. Je redoutais d’avoir à en faire la confession au Prinz qui avait mis beaucoup d’espoir en moi. Il avait peut-être pas d’autres pilotes pour me remplacer. Et puis, il y avait peut-être un rapport entre son choix et ce qu’il m’avait honteusement volé sans m’en demander le prix.

— Doit bien y avoir un’porte ! s’écria le Masque.

Il palpait les murs et les affiches, cognant la surface dure et inerte avec l’index replié, la phalange ne trouvant pas le creux et le cerveau calculant des échappatoires rapides comme l’eau qui commençait à monter.

— Putain de flotte ! grogna-t-il.

Je suivais, me demandant si Olog pouvait respirer dans l’eau. La valise faisait des bulles et l’eau lançait de petits jets acides qui s’attaquaient à mes mains crispées comme des poulpes sur les poignées électrisées. On était peut-être pas sur le bon chemin. Mais j’avais pas de solutions à proposer à l’esprit du Masque qui tirait désespérément sur un Koli Panglazo de première génération, un qui pue et qui envahit l’auditoire. Je pouvais voir ses épaules puissantes soulever l’ombre.

— Yavait une porte et yen a plus ! beugla-t-il.

— P’t-être qu’y faut la clé pour trouver la porte…

— Ça m’étonnerait pas d’toi !

On avançait dans l’inconnu, ayant sans doute dépassé le point de non-retour. J’ai jamais fait mieux en cas de trouille extrême. Je la fermais aussi, des fois que j’en sache trop, ce qui en général déplaît fortement aux sous-systèmes qui agissent à cette profondeur du récit. Ah ! Si j’avais pas fourré cette clé dans le cul d’un parano qui savait même pas s’en servir tellement il était tributaire de ses plagiats !

— C’est plus l’moment de s’en plaindre, dit le Masque. Gratte-moi le cul pisque t’as une main libre.

 

La Mission devait être sacrément secrète. La valise passait juste, crissant contre l’émail des murs, et sous l’eau pour compliquer les choses. J’savais pas de quoi j’allais mourir. Ils en parlent pas avant. Mais après, quand le condamné constate que sa doublure a succombé à l’arrachement des circuits vitaux. Puis il sombre dans l’oubli et reprend les affaires comme s’il ne s’était rien passé. Il est dans la peau d’un autre. Le système doit être épatamment complexe et précis pour arriver à concilier la mort et l’oubli. On se l’explique tellement peu que Gor Ur fait figure de concepteur liquide alors que le Métal établit des fusions prémonitoires. Personnellement, j’ai pas cherché à comprendre au-delà du Brevet. Ensuite, j’ai avalé sans discuter dans l’espoir de trouver un bon boulot et la compagne qui va avec, acceptant d’avance les marmots qui vous ressemblent comme si vous les aviez faits vous-même. Il a suffi d’un défaut de logique et je m’suis retrouvé dans la situation que vous me connaissez, pas confortable et terriblement incertaine. Des fois, j’en ai marre de bouffer de la merde pour donner raison à ce qui m’arrive, histoire de pas trop en parler avec les autres. Mais je tiens sur un pied comme si j’avais toujours pratiqué le fil tendu entre la merde et les conséquences de la merde. Poussant ma valise, je pensais qu’à mes potes que j’aurais très vite l’occasion de fréquenter sans ameuter la Presse. Le Prinz refuserait pas que je me rince l’œil de temps en temps en le regardant bander avec des adolescentes pendant que Bernie se laisserait chatouiller par leurs petits doigts nerveux.

— V’là une porte ! s’écria enfin le Masque.

C’était une porte sans clé. Il se retourna parce qu’il n’y croyait pas. Restait plus qu’à la pousser. Ce qu’il fit. L’eau cessa immédiatement de monter. Elle coulait entre nos jambes aux pieds crispés dans le carrelage des murs.

— Entrez, merde ! fit Olog dans la valise.

Sur le coup, j’ai cru que c’était la valise qui parlait, mais c’était donner à l’incohérence ce que je pouvais prendre à la réalité. Je dis « non ! C’est impossible ! » et je poussais, je poussais comme un branque jusqu’à ce que les roulettes fussent au sec. Cette fois, le Masque me suivit. On entrait dans le noir, tiré par des forces qui exploraient en même temps nos secteurs de réserve. Je vis à quel point nous étions tributaires du façonnage numérique. La douleur promettait tellement qu’on fignolait le cri en prévision de la cérémonie marquant le début de notre collaboration avec les instances les plus obscures du système narratif dont on allait devenir les personnages principaux. Autrement dit, y avait plus grand-chose à faire pour connaître la suite et les péripéties que la chance aussi bien que le calcul réservaient à nos cerveaux traversés d’érections et d’assouvissements. Mais j’avais plus de remplaçants pour en profiter vu que le Masque, qui s’appliquait indifféremment à Sally Sabat ou à Alice Qand, ne pouvait plus rien jouer à ma place. Il jouait pour lui seul, afin de ne pas être démasqué. Ça se compliquait et ça me réduisait tellement que je redoutais de n’avoir plus rien à faire pour me distinguer. Le Prinz apparut alors, splendide et prometteur. Le vaisseau rutilait derrière lui. C’était le Projet Exemplaire dont parlait la Presse. Ce que c’est que la vie ! J’avais jamais espéré une pareille promotion. Qu’en savait ce vieux John qui végétait à Shad City en attendant que je renoue avec le plaisir ?

— Vous êtes en retard, John. On ne vous attendait plus. Vous avez amené un remplaçant. C’est bien.

 

La Salle de Tir était immense. Il faut dire que le Projet Exemplaire valait la peine de prendre toute la place possible dans l’imagination populaire. J’savais bien qu’on irait pas loin, mais l’illusion serait parfaite. J’allais appartenir à un mythe. Le vieux John aurait une dette envers moi.

— J’ai aussi un remplaçant, dit le Prinz, mais un modèle gonflable. Vous comprenez ? À cause de ma taille. C’est pas plus grand qu’un canot de sauvetage. Je le porte là !

Son gros index sirupeux désigna une poche revolver en effet un peu gonflée par le trépidant remplaçant qui attendait son heure. Il y aurait une heure pour tous les remplaçants et de quoi inquiéter le masque qui n’était pas entraîné pour remplacer. On en parlerait dans l’ombre après vérification de la portée des Vérificateurs d’Évènements Suspects. Mais pas de regard complice en ce moment crucial.

— Il vous suit tout le temps ? me demanda le Prinz.

Ce cortège l’inquiétait, mais il comprenait que j’avais pas de poche assez grande pour y fourrer une pareille armoire à glace. Pourquoi qu’il me ressemblait, mais en plus grand et plus menaçant aussi ? Il comprit que la réponse était contenue dans sa question. Il admirait presque. S’il avait su qu’il y avait de la Sally Sabat là-dessous, il aurait sombré dans l’érection, et s’il s’était agi d’Alice Qand, la comparaison l’aurait peut-être plongé dans la réflexion. Frank-la-queue avait d’la gueule, mais Alice Qand avait l’avantage de l’ambiguïté. Pour l’heure, on marchait vers le vaisseau à grands pas de conquistador et il n’était pas question de spéculer. Il s’était quand même rapproché du Masque, des fois queue.

— Vous connaissez le Projet Exemplaire, je suppose, dit-il sans cesser d’exercer sa main baladeuse des fois queue.

— J’ai la télé.

— Vous allez maintenant tout savoir de l’intérieur. C’est autrement excitant ! Vous commencez par votre remplaçant, des fois queue… ?

— Euh... ! Non. Je vais prendre les commandes moi-même.

— Alors je vais gonfler ma copie conforme, des fois queue !

La confiance régnait. On arriva au pied de la plateforme de lancement. La perspective était vertigineuse. Ça pouvait contenir un tas de Chinois, des fois qu’on en ramènerait avec d’autres conquêtes.

— Les Chinetoques sont associés au Projet. Pour faire chier les Russes. Vous savez que les Iraniens ont sauté sur leur bombe ? C’est passé à la télé. Je sais pas s’il faut y croire. J’travaille tellement avec la télé que j’ai tendance à me méfier de c’qu’elle raconte. Mais j’aime bien l’idée d’un Iran détruit à jamais. Ça f’ra un désert de plus pour les Amerloques qui s’y connaissent en désert.

 

Ça s’agitait autour de nous. Un employé en combinaison antistress me montra comment je devais m’y prendre pour ranger mon remplaçant en lieu sûr. Il voulait dire à l’abri des Chinois. Yavait des tas d’Chinois autour de nous, posant des questions sur la longueur de nos queues et sur les avantages de la longueur en cas de crise d’hystérie. Je plongeais une main fébrile dans le masque des fois queue. J’en sortis la queue d’Alice Qand, un peu déçu par l’info, mais elle tombait bien parce que j’avais besoin d’une queue pour clore le bec des Chinois. Ils reculèrent comme un vol d’étourneaux, profitant de l’occasion pour revoir leur leçon d’anatomie.

— C’est une berre queue, dit l’un d’eux. Je peux même dile que c’est ra queue d’Arice Qand.

— Vous connaissez Alice Qand !

— Arice Qand ! Oui !

C’était un petit Chinois en forme de cracker avec un trou au milieu, autrement dit une Chinoise. Elle s’approchait de la queue d’Alice Qand dans l’intention de continuer une leçon d’anatomie interrompue faute de matériel de démonstration. Heureusement, le Prinz détourna l’attention.

— J’vous présente Frank, dit-il. Tout le monde sait ce qui m’est arrivé. Mais le monsieur que vous voyez là [autrement dit mézigue] s’est sacrifié pour que le Prinz soit le Prinz ! J’vous présente aussi John Cicada, qui a perdu les mêmes attributs que moi dans d’autres circonstances et qui a consenti volontairement à me céder ce qui restait de Frank Chercos…

…cri d’admiration…

et de Bernie Beurnieux…

…hourras hystériques.

Ce pauvre John ne pourra plus enculer ni se faire enculer. Mais voici son remplaçant, dit le « Masque »…

…il arracha la tunique qui mettait le Masque à l’abri de la colère populaire…

Voici la queue d’Alice Qand…

…Arice Qand !…

…que vous connaissez déjà…

…Je vais vous montler ! Je vais vous montlé !…

…Poussez-vous jeune fille ! Et voici l’inattendu :

Le cul de ma Sally Sabat, géant et prêt à l’emploi dans un sens comme dans l’autre ! Mon cul de ma Sally Sabat qui me remplaçait au pied levé !

 

Qué tarasque! Le Masque était métopage. Sally Sabat et Alice Qand étaient soudées par le front, grimaçant dessous, en lutte constante contre l’effort que l’autre voulait imposer aux contraintes de sa dissymétrie. La douleur semblait s’appliquer avec une cohérence d’angoisse myoneurale. Le Prinz était fier de sa créature.

— Voici le Remplaçant que j’offre à votre malchance, John Cicada le Héros de l’Espace et de l’Itération. Voici comment je remplace ce que je vous ai pris parce que je dois être à la hauteur de ma légende. Je vais vous montrer comment on se connecte.

Il plongea sa main entière dans le con de Sally Sabat. Elle me lançait des regards furieux, comme si j’étais responsable de son destin et que le mien ne devait en aucun cas se séparer de lui. Toute la matrice dégoulinait dans le poing que le Prinz exhaussait devant un parterre d’étrangers que cette révolte métallique poussait dans les cordes pour casser leurs gueules de retardataires périphériques. L’autre main du Prinz ouvrait le crâne d’Alice Qand pour en retirer les méninges agitées de spasmes électriques. La bouillie aurait lieu à mes pieds que je devais joindre dedans selon un rituel scientifique que j’étais incapable de comprendre sans crier plus fort et plus douloureusement que la Chinoise qui se donnait en exemple. La queue d’Alice Qand, désormais la mienne, imposait une verticalité à sa constance d’image composite vouée au plan. En même temps, le cul de Sally Sabat était caressé par un consortium de mains habituées à contraindre les outils de production. Tout ça me montait au cerveau et le Prinz me demanda si j’étais pas trop déçu par l’échange. Dans l’affaire, je perdais quatre amis de longue date et même l’amour d’une femme, mais rien ne me venait à l’esprit pour confondre la monstruosité du prince du blues et de la salsa. Ils (les chercheurs de petites bêtes) avaient situé le lieu du plaisir derrière mon sternum, ce qui me rendait impropre à l’entretien télévisuel. On me connecta néanmoins avec les réseaux publics et je me mis à débiter les banalités d’un quotidien conditionné par l’orgasme fibrillateur et l’assouvissement antistress imaginé par DOC ou qui que ce fût de proche, voire d’intime, qui pouvait agir sur ma décision politique. Bientôt, je récoltai les fruits de mon aventure spatiale : de la merde et du sperme intimement mêlés à mes sueurs froides. Je m’écroulai au pied du Prinz pour le remercier de m’avoir rendu dépendant aux substances les plus destructrices que j’aurais jamais pu imaginer sans son aide désintéressée. J’étais vidé.

— On s’quittera plus vous et moi, dit le Prinz qui gueulait dans un micro.

— Je sais pas… je sais pas… !

Je savais vraiment pas. J’avais pas l’choix, mais je rêvais encore et l’horizon m’invitait à dire non, au risque de disparaître aussitôt dans l’Enfer que le système promettait aux rebelles à toute idée de renoncement. Je relevai une tête atroce à voir tant je m’étais vautré dans les mélanges utérus-méninges et merde-sperme. Utéringes et Mereerme ! gueulaient les installations acoustiques destinées à l’éducation des masses. Je devenais désinformant comme j’avais jamais été, même du temps où je tapais le carton en espérant gagner des gnognotes au tiercé.

— Laissez-vous faire, John, murmurait le Prinz dans mon oreille. Ce s’ra une fête de l’intellect comme vous en avez toujours rêvé. On jouera au poker si c’est ce qui vous manque…

— On jouait à la belote et on ramait dans l’anisette et le chanvre.

Je croyais tout expliquer en évoquant ces fins de journées après l’accomplissement du devoir nourricier. D’où je venais, les mecs, l’existence glissait sur les peaux de banane de l’économie globalisée, et on avait l’impression de travailler pour les siens, particulièrement pour soi. J’avais même interprété le rôle du niño dans une superproduction occitane, du berceau à la Croix sans passer par l’entrejambe et les nécessités hygiéniques. J’avais connu la précipitation amoureuse dans les chiottes et l’éjaculation discrète des réunions familiales. À la fin, je perdais la bourriche à cause des vieux qui avaient tout misé alors que je m’étais montré prudent à la tâche. Sur le Podium Municipal, je changeais les ampoules grillées, les doigts chargés de la graisse des brochettes et des papillons de l’angoisse hétérogène. Et dans les coulisses, je chiais les noyaux d’olives dans les bocaux du souvenir social. Il avait raison, le Prinz : si perdais au change, c’était parce que j’ouvrais pas assez les yeux et que la lumière des projecteurs contenait les images et le son de ce qui ne pouvait avoir de fin, s’interrompant aussi inexplicablement qu’une crise d’angoisse. J’avais plus qu’à me lever et à saluer le public venu nombreux.

— C’est compliqué, je sais, dit le Prinz, mais j’ai rien trouvé d’autre. Faut accepter les faits, Johnny ! Je les accepte depuis toujours et j’ai pas perdu un gramme de présence.

 

Les Chinois étaient heureux, selon ce que disaient leurs porte-parole. J’écoutais un type qui m’assurait que j’avais fait le bon choix. Pourtant, la vision du Masque métopage, alimenté de queue et d’anus, et la non moins désespérante inclusion de mes potes dans le système urinant, tout ça me donnait la nausée et j’étais sur le point de m’ouvrir les veines sans compter sur la pression de l’eau, à fleur de la douleur qui figure le cri. J’exhaussai la tripaille d’utérus et de méninges, excitant la liesse populaire à tel point que j’éprouvai un réel plaisir à n’être plus moi-même. Tout avait commencé par la faim, puis j’avais accepté de remplacer n’importe qui pourvu qu’on me donnât à manger, et maintenant j’entrais dans le système, court-circuité d’avance et voué à l’extase en dents de scie qui finirait par me rendre complètement obscur et incapable de comprendre le frémissement quand j’aurais l’occasion d’en savoir plus sur la nature féminine.

— Vous trouvez pas ça chouette ! s’écria la Chinoise au trou parfait.

Elle sentait le fromage et la coulure exogène, offrant des principes fondateurs à d’autres Chinois qui méconnaissaient les inconvénients de la pression acoustique. Son cucul ne contenait rien parce qu’elle était pas venue pour ça. Un chien-chien la mordillait agréablement, ponctuant les dialogues de langues sèches et de débris d’évidences. Elle se rapprochait comme si c’était son boulot de montrer à quel point la nature l’avait gâtée et pourquoi j’avais glissé sur la première flaque d’huile hydratante. Alice Qand n’en pouvait plus et Frank se surpassait, pendant que Sally Sabat se souvenait qu’elle avait été l’épouse constructive du vieux Bernie que le Prinz chouchoutait comme une peluche extraite de l’enfance et de l’inexplicable nécessité de l’adulte au travail du cercueil. Mon cerveau, nourri de fœtus et de neurones, concevait une histoire garantie pur lendemain qui chante. Et pendant ce temps, t’étais où ma Sibylle ?

— Mettez votre main ici, dit la Chinoise, et regardez là-dedans.

Ma main rencontrait des épaisseurs sous la peau, preuve que la matière de remplacement n’était pas au point, et j’avais du mal à reconnaître les visages qui se présentaient dans le kaléidoscope des barbes à papa. T’étais pas là, ma Sibylle, et j’avais peur de finir par m’ennuyer.

— Vous vous souvenez de la procédure, John ?

Je m’en souvenais. J’avais toute la check-list en mémoire suite à un traumatisme crânien événementiel. Ma langue était en réalité un connecteur optique mâle. Son pendant femelle clignotait à la base du vaisseau. Olog me transporta jusqu’au sas, activant l’oxygène et la vitesse sédimentaire. J’en avais assez vu. Au travail !

— Une fois connecté, dit Olog, réfléchissez et agissez !

 

Pourtant, ma langue ne rencontra que du connu, du probable et du circonstanciel. Je l’agitais dans le trou et la Chinoise gémissait comme si je lui faisais mal. J’avais la conscience tranquille et le trouillomètre au beau fixe. Je sentais ses jambes autour de mon cou. Elle n’arrêtait pas de parler de son enfance au pays des elfes. Et je lui envoyais des images du drame initial sans expliquer d’où je les tenais et comment on me permettait d’en faire usage dans les circonstances d’une expérience philosophique. Mes dents giclaient dans le boîtier.

— J’ai pas connu le bonheur auquel mon original se réfère quand on le sonde avec des moyens ordinaires comme l’injection métalle ou la pénétration urinotemporelle.

— Pareil pour moi ! dit-elle, appréciant la morsure et la torsion.

Elle avait du talent. Et on s’élevait dans la structure pendant que le Prinz donnait des instructions à des employés qui ne cachaient pas leur joie. Autour, comme l’écume des coquillages, les Chinois se préparaient à recevoir la plus intense des irradiations urinaires. Gor Ur palpitait dans leurs petits seins crispés sous la menace du Prinz qui exhibait le bâton de sa gloire pour faire mousser l’imagination dans les contraintes de la propagande globale. Le sas s’ouvrit automatiquement. La Chinoise me poussa sans entrer. Elle n’entrait jamais. Elle excitait puis se tenait à l’écart. Elle avait connu ainsi des masturbations inouïes. Elle pouvait plus s’exprimer sans donner le spectacle de ces éjaculations spontanées. J’étais toujours connecté, incapable pour l’instant de réagir à ses thèses. Le champagne pétillait sous mon nez.

 

 

Le faste ambiant me sidéra. C’était plus que ce que j’avais espéré. La Salle des Manœuvres contenait le compendium du pilotage intergalactique. Une connexion par la fibre épinière me communiqua l’ensemble des possibilités. Si on devait échapper à un désastre qui expliquerait la précipitation et les maladresses du Prinz, on avait toutes les chances de s’en sortir et même d’y prendre plaisir.

— En fait, dit Larra [l’ordinateur de bord], vous connaîtrez même de nouveaux plaisirs. Mais je n’ai pas l’autorisation de vous en parler maintenant.

— Qui donne l’autorisation ?

— Je n’ai pas l’autorisation de vous le dire maintenant.

— Sur quoi j’appuie pour obtenir une autorisation ?

— Vous ne devez pas le savoir maintenant !

— Qui est le Prinz ?

— Il vous le dira lui-même… Maintenant, prenez place dans cette structure vitreuse et regardez dans le premier trou. Vous verrez que vous n’avez aucune raison de vous inquiéter.

— Est-ce que j’ai parlé d’inquiétude ? Je suis tranquille comme Baptiste. Regardez mes mains ! Pas un tremblement. Vous m’prenez pour un minus autodidacte ?

— Vous êtes courageux et compétent, John. Personne ne dit le contraire.

— Vous avez dit le contraire, sinon je n’aurais pas réagi aussi vivement !

— C’est une réaction normale aux additifs.

— Quelle est la composition exacte du mélange ?

— Vous le saurez si c’est nécessaire. Que voyez-vous ?

— À part moi ?

— Parlez, John. Laissez parler vos ennemis.

En fait, je savais pas à qui parler une fois entré dans le trou. Je savais que ça glissait et qu’on arrivait quelque part, au cœur même du sous-système opératif qui agissait par intervalle prémonitoire.

— C’est ça, la vie ! dit Larra. Ça va vous changer de l’existence. Ça fait longtemps que vous existez, John ?

— Vous devez le savoir mieux que moi…

— Je vérifie les adéquations… veuillez excuser mon silence opératoire… j’atteins mes limites… ne déconnectez rien, John. Ce que vous voyez n’existe pas.

On en était à l’enfance heureuse de John Cicada, ce qui me distinguait nettement. Je vis son papa à l’œuvre. Il avait un bon coup de reins. Cette croissance ne me concernait pas. Je glanai cependant quelques détails utiles. Larra nota que je souffrais déjà de priapisme déformant. Ma petite queue aléatoire occupa tout l’écran. Des doigts, sans doute les miens, caressaient désespérément les souffrances intolérables du prépuce. Puis la séquence intégra d’autres plans qui m’étaient étrangers. On voyait John aux prises avec un bonheur inconcevable sans l’explication des substances trouvées sur la table de chevet parentale. Le film revenait sans arrêt aux flacons qui reflétaient la réalité sens dessus dessous, comme sur la plaque d’un appareil photo.

— Vous partirez seul d’abord, dit Larra.

— Sans ma queue et mon cucul !

— Corrigez !

— J’veux dire : sans Sally Sabat et Alice Qand que le Prinz m’a offertes pour remplacer Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur ?

— Corrigez !

— Sans rien ?

— Correction acceptée ! Le sous-système élocutoire redémarre à froid. Vous vous souvenez de la Sibylle ?

Si je m’en souvenais ! On est toujours assez malheureux pour se souvenir des moments où on a failli être heureux. J’en avais, des détails !

— En veux-tu en voilà ?

— Larra, ma chérie ! Je suis prêt à satisfaire votre curiosité si c’est ce qui doit me sauver de l’oubli ! Pitié ! N’effacez pas ce bonheur ! Je vous assure que c’est du bonheur !

— Vous sacrifieriez les instruments de la joie pour conserver les tangentes du bonheur ?

— OUI !

J’avais peut-être parlé trop vite. Larra me proposa de ne pas agir sur le terrain fragile de l’oubli. Je baisais ses petits pieds d’acier inoxydable. Elle avait frémi, mais je me souvenais pas d’en avoir tiré les conclusions. Il était trop tard, une seconde après, pour modifier le projet initial.

— C’est fini, dit-elle. Vous êtes prêt.

— Zêtes sûre que je dois y aller tout seul ? Quelque chose me dit qu’il y a un bug quelque part. Vous avez vérifié le système antispasme du Prinz ? Il agit peut-être sur les données spéciales.

— Il prépare un spectacle pornographique destiné aux enfants qui savent pas encore qu’on peut toucher le bonheur sans l’détruire.

— Avec deux queues et deux cuculs, ça promet !

— Vous partez sans rien ni personne, John. C’est un vol d’essai.

— Vous s’rez là, heureusement, ma chère Larra.

— Je suis peut-être un mec, John !

— O.K. pour le mec !

J’ai toujours aimé le rire en coin de Larra. Tout le monde connaît Larra qui vous accompagne dans les mauvais moments de l’existence, au moment de payer ses dettes ou de donner du fil à retordre au système de formation professionnelle. Elle appartient au mythe d’une communauté de la chair exposée intensément au soleil et recuite dans les convulsions de la nuit. C’était pas la première fois qu’elle me secondait, paisible et intransigeante. Je m’laissais introduire dans le trou où j’avais à boulotter le côté négatif de l’espoir.

— Vous voyez ce que je vois, John ?

J’essayais en tout cas. Je finirais par donner ma langue au chat, comme d’habitude, mais l’instant était propice au détail et je me concentrais sur l’apparition de la nouveauté. Je tiendrais pas longtemps parce que j’avais pas mesuré l’importance de la pliure dramatique, au moment où j’ai cessé définitivement de harceler les autres pour me contenter de leurs persécutions conjonctives. Pas facile de gagner sans les instruments du sexe. J’avais pas un cerveau capable de reconstruire les objets de l’arrachement inquisitoire. Je voyais rien qui ressemblât de près ou de loin à ce qu’elle voyait ou prétendait voir sous la pression extrasensorielle du sous-sous-système vaguement itératif que j’étais censé jouer contre la récompense d’une seule seconde de bonheur. J’entretenais un rapport ambigu avec l’enfant. Elle scinda l’enfant pour mieux me montrer ce qu’il n’expliquait pas. Et je ne ressentis aucune douleur, comme si je n’étais pas fait pour la douleur cassante, comme si quelqu’un en avait oublié le froid polaire à ma place et au nom de quelqu’un d’autre encore !

— Revenez, John ! Vous allez toujours trop loin ! Vous ne pouvez pas contraindre la vie à cette succession insensée d’existences qui ne vous concernent plus depuis que l’enfant que vous avez été a brisé le jouet maternel.

 

J’arrêtais pas d’passer à la télé. Et plus je passais, plus les revendeurs se plaignaient de manquer de stock. J’ai même été agressé par des fans à l’entrée d’une boutique parce que le racketteur qui la tenait m’avait désigné comme seul responsable de la pénurie. Le mec encaissait et dénigrait en même temps, assis au sommet de la montagne de fric qui s’amassait sur mon dos pendant que les cons achetaient en jalousant ma bonne fortune. Ah ! J’avais d’la chance et j’arrivais pas à en profiter !

— Zêtes difficile ! répétait Olog dans le micro. Mais on vous en veut pas.

Et tout l’monde se marrait en achetant l’urine qui portait mon nom. J’avais beaucoup voyagé dans mon existence de pilote de ligne interplanétaire, mais jamais comme ça, avec un stock à vendre au prix fort pendant que les croyants y zétaient pas encore mécréants parce que leurs cerveaux achetaient avant d’y penser. On a même été voir une corrida en Espagne et on en a redemandé parce que le sang améliore la saveur de l’urine. J’avais une bicyclette et un fanion pour ameuter les foules et quelquefois on me confondait avec un joueur de fous-le-bol qui portait le chignon et la Légion Donneuse. C’est ça, la chance, m’expliquait Olog qui conduisait quand j’étais ailleurs.

— T’es rien sans les corporations de voleurs à l’étalage.

Et les Chinois doublaient le prix du carburant sous la menace du Métal que le Prinz vendait aux faibles d’esprit et aux insoumis de la marche à pied dans les conditions du vol plané. Autant le dire tout de suite, j’en ai eu vite marre et le chiffre d’affaires a commencé à baisser à cause de mon comportement. J’arrivais plus à être gentil avec les cons. J’pouvais pas m’empêcher de leur montrer à quel point ils étaient cons et forcément, ça les encourageait pas à acheter de la pisse pour le prix de la merde. J’avais tendance à engueuler le candidat à la dédicace et le système recommandait l’injection sublinguale, des fois qu’il y aurait un rapport de cause à effet entre ce que je disais et ce que la Presse en pensait. Ça baissait, ça baissait et on parlait de décadence des adeptes des nouvelles technologies, comme si j’avais quelque chose à voir avec la division par zéro ou n’importe laquelle de ces conneries qu’on retrouve en filigrane dans le Koran et ses commentaires tellement le mec Mohammed il avait de l’avance sur son temps. J’avais qu’une envie : mettre la clé sous la porte et rentrer chez moi, c’est-à-dire d’où je venais.

— On a investi, me dit le Prinz, pour les gaver d’urine jusqu’à ce qu’ils aient plus soif. Ensuite, je métallise au blues et j’fais sauter la banque. Banco, John ?

 

Il était sympa, le Prinz. Il était le seul à pas me crier dessus, alors je le suivais encore un peu, et je retombais dans la mélancolie, même que des fois je m’croyais aussi utile que Hitler pour expliquer les véritables intentions de la civilisation occidentale. Mais c’qui m’faisait le plus mal, c’était l’indifférence des amis de toujours. Frank veillait à la propreté du prépuce avec des rites qui tournaient à l’obsession. Bernie, toujours un peu embêté par les hémorroïdes, soutenait ses confrères, leur trouvant des excuses et même un destin national, voire humanitaire. D’après lui, c’était l’Commerce qui allait sauver la Planète, tant de la pauvreté que de la destruction par le feu et la crasse. Alice Qand se laissait caresser, mais sans y croire autant que mon cerveau se crevait à la convaincre que le plaisir est au-dessus de tout soupçon. Quant à Sally Sabat, toujours disposée à se laisser enculer si on lui foutait la paix royale que son désespoir imposait aux compromis sociaux, elle me parlait à peine et toujours pour me rappeler que j’étais que le remplaçant du véritable John Cicada, ce qui me rabaissait au rang de domestique. D’après elle, j’avais pas idée de c’que c’était de s’aimer sans tenir compte de ce que le système exigeait de l’amour. J’avais pas idée non plus de ces exigences et, n’ayant pas les moyens de les vérifier, j’avais qu’à fermer ma gueule et jouer le jeu des intermédiaires et des spéculateurs. Je m’sentais écrasé par un tas d’erreurs contractuelles alors que j’aurais dû me révéler au Monde par une accumulation de responsabilités reconnaissables au degré de la douleur et de l’enfantement. En fait, j’assistais aux accouplements du monstre composé par le Masque Métopage (aime ! aime !) et par le Prinz hypermétallisé avec le composé humanovégétal que j’étais pour pas déplaire à tout le monde, ce qui amusait la Chinoise et irritait fortement Olog toujours en prise avec les propulseurs de rendement. On arrivait toujours à l’heure, quitte à s’immobiliser dans l’espace-plan qui précédait le temps réel. Les places publiques étaient bondées. La clameur m’atteignait en plein cœur et je me mettais à l’ouvrage de la vente compulsive en pétaradant comme c’était binairement écrit à la surface du corps que tout le monde voulait toucher douloureusement si c’était possible. Le monstre MMP me suivait de près, provoquant l’admiration et l’horreur dans le temps-instant du Contact visuel-chair. Sur les façades et au-dessus des toits et des terrasses, la publicité conseillait la prudence et la précipitation sans que personne ne trouve rien à redire aux discours repris par les vendeurs. Les échafaudages prévus pour nous recevoir craquaient sous nos pieds et la foule reculait pour mieux apprécier le danger. Je commençais toujours par me fourrer un câble télévisuel dans le cul et Sally Sabat, qui était mon cul, envoyait un message d’amour à Bernie qui répondait par des jets de sang — encorné par le cul qu’il était le Bernie parce qu’on revenait d’Espagne et qu’il avait pas eu le temps de se réacclimater. Ensuite, et ensuite seulement, le Prinz branlait les deux queues, m’arrachant des cris de joie qui frisaient le bonheur et je me mettais à débiter des trucs vocaux que j’inscrivais sur des bâtons avant de n’avoir plus rien à dire de sérieux. T’étais qui, ma Sibylle, si je me trompais pas de direction de vent ?

— Urinez dans la joie, chantait le Prinz et ils urinaient dans les boules de pétanque en poussant des hurlements de douleur tellement véridiques que les enfants se pointaient au portillon pour devenir adultes sans autre forme de procès.

Olog les encourageait en flattant leurs petits cuculs. Il avait toutes les mains qu’il fallait pour ça, en inventant de nouvelles si c’était nécessaire à l’imagination de ces petits êtres condamnés à la croissance si on les tuait pas tout de suite. J’avais pas réussi à me tuer à cause d’un mauvais dosage qui avait provoqué des vomissements jaunes où les flics avaient trempé leurs petites queues scientifiques avant d’accuser papa qui s’en était sorti parce qu’il était un héros national. C’est un oncle lointain qui avait morflé et on me l’a reproché toute la vie. En acceptant ce travail de remplacement sur le pouce, j’avais cru échapper à ces reproches. Mais le système injectait ces données chaque fois qu’il m’apparaissait clairement que l’homme est le prédateur naturel de l’homme. Et c’était le cas si le Prinz allait trop loin dans la séduction des masses hurlantes avant même de savoir ce qui les autorise à souffrir. Le Masque se détachait rarement à ce moment-là. Le Prinz le retenait par les couilles d’Alice Qand qui écrivait ce qui lui passait alors par la tête.

— Qu’est-ce que vous pensez de ce monstre scénique ? me demanda un jour un journaliste.

— Où vous voyez un monstre ? dit Olog avant que je prononce une connerie monumentale.

— Vous pouvez pas dire que c’est pas un monstre ! s’écria le journaliste.

— Vous pissez pas, vous ?

— Oui. Mais pas sur les gens !

— C’est parce que vous n’êtes pas une œuvre de l’esprit, mais simplement ce que vos parents ont pu faire de mieux sans perdre leur droit à la retraite.

 

En arrière-plan, on voyait ce qu’ils appelaient un monstre — qui n’était que le fruit défendu de mon imagination reconstructive à défaut d’une chirurgie digne de ce nom. Kitété, toi que je voyais dans le concert politique avec les instruments du luxe et de la volupté ? Kitété ?

— John ! Vous en faites trop ! dit Larra.

Elle (ou il) était connecté(e) en permanence à l’excroissance vaginale de mon cerveau. Le Métal traversait ma boîte crânienne sans la faire saigner. Alice Qand pissait à ma place sous la surveillance de Frank-la-queue qui alimentait en stress les hémorroïdes dont Bernie-le-frimeur avait la charge. Yavait qu’Sally Sabat pour pas apprécier la cohérence de ce qui était peut-être le premier niveau inférieur d’un système en phase avec LE système pour qui on bossait à l’œil — soit dit ten passant.

— Vous devez mesurer immédiatement après l’impact, continuait Larra. Vous n’avez droit qu’à une erreur sur dix. Sinon on vous remplacera !

Je savais ce que ça voulait dire ! Retourner chez mon vrai papa, dans la cambrouse ! Et sans ma maman qu’a déserté le foyer familial avec un collègue de travail qui justement n’avait pas ce genre de foyer à son actif. Paraît qu’papa trouve plus d’matière première derrière le rideau anxiolytique que les autorités pacificatrices ont tendu entre la rue, qui représente symboliquement l’Enfer, et le foyer même qui ne représente plus rien. Le fauteuil sur lequel il pourrit est en réalité un être extrait de la mort pornocinématographique. Si j’entrais là-dedans avec un diplôme de chômeur (vise un peu les deux chapeaux pointus !), papa y s’rait de tellement mauvaise humeur que j’me mettrais moi aussi à consommer des trucs que même les SLS n’en veulent pas ni pour se donner l’illusion d’avoir évité le SDF. La situation est vraiment trop réelle pour avoir envie de la vivre une seconde fois. Larra m’envoyait des images pour parfaire la démonstration shareware. J’en avais les doigts eczémateux.

— Bien, dit-elle (admettons une bonne fois pour toutes que si elle est assise, c’est sur autre chose que la queue qui manque à mon imagination). Ça va être votre tour, John !

Aussitôt l’angoisse de la p’tite crotte qui trotte au fond d’ma p’tite culotte ! Le rideau en frémissait au bout des lèvres du régisseur, un mec que j’ai jamais apprécié parce qu’il parlait tout l’temps de merde. Il avait un gyrophare dans l’cul lui aussi, réglé sur le méridien de Greenwich à la seconde près, et j’attendais qu’il se mette au vert comme j’aurais dû faire si j’avais eu un peu de gris dans la matière. Sur la scène, le Masque Métopage attendait côté jardin et côté cour, le Prinz prodiguait des conseils à Frank-la-queue et à Bernie-le-frimeur. J’arriverais à temps pour participer à l’assemblage final qui éberlurait la foule des spectateurs en transit itératif.

— N’oubliez pas le doigt dans le cul, me rappela Larra.

J’étais toujours sur le point de l’oublier, ce doigt dans l’cul qui marquait le début de la métatransformation hypotéticoreligieuse. J’étais tellement politisé que ma mémoire était malade du trou. Je dégoulinais de sueurs miraculeuses comme si j’étais condamné à éprouver le contact des femmes comme une prière adressée à la papauté romaine. Larra provoquait le reste des étincelles et j’avais pas envie de savoir de quoi il s’agissait. Aux balcons, les revendeurs côtoyaient les femmes du Monde qui miroitaient dans leurs dorures. J’voyais pas les enfants. Et ça m’rendait nerveux jusqu’à la parano, parce que les mômes, c’est tout ce qui reste quand il reste plus rien. Enfin, le rideau tomba, interrompant le discours aux praticiens de la vente forcée. J’entrai en scène derrière le rideau. Sally Sabat m’adressa un reproche cinglant, ce qu’on appelle une vacherie en terme extraconjugal. Et le rideau se leva sur les tronches à vomir d’un public qui me demandait pas encore pourquoi j’écrivais au lieu de compter les moutons. J’étais seul devant les feux de la rampe, et pas que seul, j’étais nu aussi, pour qu’on voit bien qu’yavait pas tromperie sur la marchandise. La pitié se lisait dans toutes les langues sur ces visages que j’aurais pas échangés contre mon malheur si on me l’avait permis.

— Le monstre va revenir, John, dit Larra.

 

Et il revenait. Il ôtait d’abord son masque et on voyait les deux personnages qui grimaçaient sous la douleur de la soudure frontale. Mais Sally Sabat serrait les fesses. On voyait qu’elle venait de chier parce que ça se sentait. Alice Qand, de son côté, priait Gor Ur pour que la queue légendaire se dresse dans les cintres pour se laisser caresser par le fantôme de l’Opéra. Et je parlais d’elle comme si je les aimais sans condition, exactement comme si j’étais John Cicada lui-même et que j’étais au cœur de son action contre la vieillesse et les arguments qui justifient la vieillesse pour sauver l’humanité de ses imperfections chroniques.

— Comportement sans reproche, dit Larra. Zaurez droit à un point de plus pour la retraite, mais attention John : une seule erreur et vous retournez au poste de pistoleur avec le risque aggravé de choper une maladie corrosive.

Les couilles d’Alice Qand en frémissaient. Si j’retournais à l’usine, ce s’rait pas sans elle. On peut pas m’imaginer en ouvrier spécialisé sans couilles et sans remède contre les maladies de l’amour. Ça rendait Sally Sabat aussi furieuse que l’enfant qu’elle avait été dans les moments de désirs inassouvis.

— O.K., Larra. Je continue sur le même ton.

 

Et je continuais. J’étais en bonne compagnie, mais ça allait changer avec l’apparition du Prinz. J’avais un avantage : Frank-la-queue refusait d’enculer Bernie-le-frimeur. Ils avaient pas pratiqué le plaisir contre-nature de leur vivant et voyaient pas d’raisons de commencer maintenant qu’ils étaient morts. Par contre, Alice Qand demandait pas la permission d’enculer Sally Sabat et ça m’faisait chier. Ça commençait toujours comme ça. Au lieu d’apprécier les avancées technologiques et leur incidence sur le comportement religieux, je m’démarquais, allant jusqu’à critiquer une situation que je changeais en merde médiatique.

— On va voir s’il recommence, disait Larra à ce moment crucial.

Les vendeurs étaient troublés. Ils se tenaient dans les allées, les mains dans les poches et un chapeau dans l’autre. Je pouvais voir à quel point ils étaient dans la préméditation. En plus, c’était une préméditation légale, licitement votée par le Parlement. L’ensemble de ces lois et des usages qui en découlaient formait une déontologie que j’avais pas intérêt de rendre obsolète par la pratique de la modernité et du bon sens, les deux mamelles de la créativité relative. J’excitai donc Alice Qand qui parut satisfaite par le résultat, d’autant que dans les cintres, le gotha de l’Urine explorait le champ des possibilités d’impact sur la mémoire populaire. Sally Sabat rechigna, refusa de desserrer ses fesses de championne olympique de la chiasse et détentrice du record Guiness de l’attente devant la porte des chiottes. Frank-la-queue et Bernie-le-frimeur, dans les couillisses, se marraient comme si le stade de l’enfance avait encore pour eux quelque intérêt prémonitoire. Olog suait à grosses gouttes.

— Depuis King Kong qui menaça l’équilibre précaire de la vente par correspondance, dit-il en secouant l’avertissement me concernant, jamais la Science ne s’est élevée aussi haut au-dessus des principes capitalistes qui fondent l’équilibre malheur-bonheur et le rendent vivable, voire nécessairement injuste pour les uns et jouissifs pour les autres. Voici ce que l’imagination de cet homme [moi] est incapable de concevoir dans la fourchette d’erreur qui nous est imposée par le système. Voici le Masque !

Et aussitôt le Masque se l’arrachait et je commençais à œuvrer dans l’improbable cohérence du Bien avec le Mal. J’étais tout excité ! J’en oubliais que le Prinz se préparait à entrer pour enculer tout le monde, ce que chacun considérait déjà comme le sommet de l’expression médiatique. Et ça arrivait. Pourquoi je supportais cette douleur télévisuelle sans m’en prendre virtuellement aux écrans qui la reproduisaient sans me verser mes droits d’apparaître aussi digne que j’étais infâme ?

 

On a même joué aux cow-boys et aux Indiens avec des militants d’extrême droite. On avait tellement envie d’jouer qu’on a pas regardé le prix qu’y fallait payer en nature. Moi, j’ai répondu oui à toutes les questions et on m’a expliqué après que j’avais pas assez regardé et que même c’était pas un jeu. Les flics qui sont venus m’interroger voulaient savoir si je comprenais la gravité des faits qui m’étaient reprochés par le magistrat. J’ai pas été surpris de voir s’amener Kol Panglas et j’étais même heureux de lui demander des nouvelles des vacances que j’interrompais malgré moi. Il m’envoya la fumée de son Koli Panglazo dans la gueule, histoire de contenir les sentiments qu’il éprouvait à l’égard d’un type qui avait l’art de mettre le doigt dans l’engrenage quand il en rencontrait un.

— C’est pas c’qui fait l’plus mal, dis-je en guise de commentaire laconique.

Il grognait parce que le tiroir voulait pas s’ouvrir. Il avait un repli de chair cramoisie derrière le cou. Ça changeait la couleur du col de sa chemise, gouttant comme une éponge qui vient d’essuyer les restes d’un gueuleton où tout le monde ne s’est pas forcément bien conduit. Du coup, je schlinguais aussi, mais en moins acide.

— J’croyais que vous étiez de notre côté, John, dit-il sans cesser de secouer la clé qui voulait pas tourner.

— Ya des fois que j’sais plus qui est qui et pourquoi, répondis-je parce que j’avais envie de rentrer dans le vif du sujet pour cartonner les nuisibles.

— Vous zécoutez pas les conseils des amis, John, et ça va finir par vous coûter cher. Alice Qand s’est enfuie comme une voleuse alors que le sildénafil commençait à faire son effet.

— J’m’excuse, patron. J’savais pas pour les problèmes de santé…

— J’suis en très bonne santé ! J’ai juste un p’tit problème physiologique avec certaines dames, vous comprenez ?

J’y comprenais queue d’alle. Il avala une pilule pour me montrer l’effet que ça provoquait chez lui au niveau de la marche à pied. Un flic le soutenait en pinçant une bouche qui autrement s’exprimait dans la critique sociale avec les moyens de la garde à vue. On pouvait pas avoir l’air plus con et il se surpassait pour prendre la place. Kol Panglas lui offrit un Koli Panglazo qui s’alluma automatiquement après plusieurs craquements. Je m’sentais seul sans mes nouveaux amis.

— C’est pas des amis ! gueula Kol Panglas. On vous confie une mission et vous faites joujou avec le Métal ! Qu’est-ce que vous voulez que j’en pense ?

Ça f’sait marrer le flic que j’me fasse engueuler à sa place. Heureusement, il n’appréciait pas les saveurs fortement goudronnées du Koli Panglazo qui s’éteignait lentement entre ses doigts qu’il devait entretenir avec de l’huile de vidange.

— J’y suis pour rien, moi ! dit-il en me jetant un regard de supplicié qui entretient l’espoir chez ses créanciers.

— J’étais aux anges, John ! couina Kol Panglas. Elle était… vous savez de qui je veux parler, John ?

— Vous m’avez laissé tomber comme un fils qui a choisi la carrière militaire parce qu’il n’y a plus d’autres solutions à sa débilité juvénile. Ah ! J’étais pas bien après ça !

Kol Panglas renifla dans sa manche pour s’empêcher d’pleurer. Il avait eu besoin d’un témoin et j’étais pas là…

— À qui la faute ? dis-je pour continuer de lui faire mal.

— J’sais bien, John ! Ah ! Si elle avait patienté un jour de plus ! On s’rait monté assez haut pour rien oublier, comme à Venise où elle s’était montrée patiente et même compréhensive. À l’époque, on se shootait au susucre trempé dans l’eau de vie. Et ça marchait, mec ! Ça marchait !

C’était pas l’plus heureux des hommes. Après un pareil fiasco, j’aurais opté pour la tentative de suicide sans mort qui s’ensuit, des fois que j’aurais de nouvelles chances à mettre sur le tapis de l’amour. Mais sans mes amis, sans le Masque Métopage et sans le Prinz, je voulais plus rien dire, même aux enfants qui peuvent encore comprendre ce que c’est de pas être convaincant quand on a envie d’se faire plaisir.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda le flic.

Le Koli Panglazo refusait de s’éteindre et fumait de plus en plus, histoire de le mettre mal à l’aise dans une ambiance vaguement puante et forcément envahie de volutes imprévisibles. Il essayait même d’écrire dans un carnet et ça le rendait soupçonneux. Il savait ce qu’on faisait d’habitude, seulement j’étais pas dans ses habitudes à lui, étant une relation professionnelle de son patron et le patron n’ayant jamais trahi un ami sauf pour le tromper avec une autre.

— Vous ne faites rien, recommanda Kol Panglas. Faut qu’je soye sur le tarmac à l’heure et au poil !

Il repartait, le veinard. Je le soupçonnais d’être prêt à tenir ses promesses aux dames qui demandaient à voir avant de toucher. Il arrêtait pas d’se gratter. Il en bavait, le vicieux ! Ah ! J’étais pas en mesure, sinon ! Le flic me plia le cou à l’équerre, un peu sur le côté et surtout devant, pour qu’je participe à l’élaboration du portrait-robot en mettant toutes les chances du côté de la Police Justicière. Il m’avait dévissé un œil pour ajuster la cohérence rétinienne. Ma langue jouait à cache-cache avec les électrodes qui sortaient de son système prostress. Il était équipé d’une sonde Dites-Moi-Tout-Ce-Que-Vous-Savez-De-Votre-Enfance-Et-Je-Vous-Dirai-Pas-Ce-Que-Ça-Va-Vous-Coûter-Quand-Vous-Serez-Assis-Sur-Le-Banc-Des-Accusés. J’avais un cheveu sur la langue pour compter les coups. Et une paire de gants pour me faire mal sans m’ouvrir. Un pareil luxe de précautions m’arracha des remerciements que je réitérerais devant un jury composé de cons et de salauds, avec tantôt plus de cons et inversement pour empêcher l’esprit d’en penser quelque chose de cohérent.

— Vous m’aviez promis ! s’écria Kol Panglas pour couvrir mes cris.

Je le sais bien que j’avais promis ! Mais j’ai pas qu’ça à faire pour profiter de l’existence. J’étais bien et tout avant mal. Une belle queue à sperme et à pisse, que demander de mieux à cette vie qu’on ferait mieux de pas recommencer avec les femmes ! D’où le cucul qui construisait des nids d’amour pour qu’on manque pas de poésie au moment de crier à quel point on se sentait des fois heureux ! Ah ! J’ai pas eu d’chance avec le Métal !

— J’vous l’avais dit ! cria Kol Panglas. Y fallait vous tenir tranquille et pas foutre la merde avec ce papa qui n’est que l’image incongrue de la bite et de l’érection. Zaviez qu’à pisser avec les autres dans les pissotières du pouvoir législatif. Mais vous avez grillé les feux pour voir si c’était pas mieux de l’autre côté ! Et méfiant avec les connexions parallèles et les situations aléatoires gérées par l’incroyance et le blasphème ! Et vous vous plaignez d’avoir perdu le fil tétanique qui épargne les jugements hâtifs et les sentences probatoires ! Ah ! Si zavez pa zété mon fifils ! Si zavez pa zu une mère androgyne ! Je m’sens tout retourné rien que d’en parler devant des étrangers !

 

Il était pas bien, le Kol Panglas. Le flic lui pressait le citron avec les restes d’une poire d’angoisse. Dessous, ça ressemblait à du yaourte avec des morceaux. Il arriverait pas à l’heure sur le tarmac où j’avais pas rendez-vous moi non plus. En prime, on entendait les essais de freinage des gros engins intercontinentaux qui partaient à l’heure et revenaient avec des retards inexplicables. Sur le tarmac, que je pouvais voir de la fenêtre avec laquelle j’avais pris contact pour observer les conséquences de mes erreurs de jeunesse, des employés se croisaient sans se rencontrer, éblouissant des passagers qui savaient plus où ils allaient, mais qui savaient par contre ce qu’ils voulaient revivre aussi intensément que l’année passée. Kol Panglas exhiba le billet sur lequel figurait mon nom. J’ouvris la bouche pour réclamer une douleur capable de me faire oublier que j’étais du voyage. Mais le flic recherchait Alice Qand sur les écrans et il voyait rien d’assez ressemblant pour vérifier ses thèses. Ça le rendait imperméable et susceptible. Il avait l’air d’une roue voilée dans une série de flaques d’eau qui s’annoncent comme la seule chronique et ça le décourageait, ce que je pouvais comprendre vu que la douleur qu’il m’infligeait par devoir n’impliquait rien de nouveau ni surtout de définitif. Il était sur le point de m’achever, mais tout ce mal pouvait être soigné avec du perlimpinpin qu’on vend dans les grandes surfaces au rayon frais. J’éprouvais rien qui ressemblât à la peur. Pas même une crampe ventriculaire, rien de giclant comme la dernière goutte d’air. Aussi, je lui parus impassible au bout de dix minutes et il s’en prit aux écrans avec la science d’un chien enragé. Alice Qand n’apparaissait pas. Kol Panglas écrasa un gros mégot dans un cendrier où j’avais déposé mes dents postiches.

— Cette salope l’emportera pas au paradis ! gueula-t-il dans le micro que le flic arrivait plus à tendre tellement ça devenait impossible à rejouer sans y laisser des traces d’incompétences.

Le flic aussi croyait au paradis. Il croyait à un tas de trucs pour demeurer un bon musulman aux yeux des chrétiens, ou l’inverse, je sais plus. Depuis des années, il suffisait d’être un bon pour pas avoir mal au cul. Les hémorroïdes sacrées allaient bon train sitôt qu’on sortait des sentiers battus de la politique. Je m’étais souvent soumis à des flagellations sanitaires pour pas dépasser la limite imposée par le bon sens des prophètes. Mais j’avais plus d’cucul pour me donner et pas d’queue pour tout reprendre sans rien payer. Ah ! J’en perdais, du temps, en réflexion entre les lignes ! Qu’est-ce qu’ils voulaient savoir de mon rapport au père ? Kol Panglas avalait les pilules, mais pas en public. Il cherchait même pas à m’isoler en sa seule compagnie que j’aurais vu aucun inconvénient à honorer de c’que j’savais de l’alcool de contrebande et des substances interdites même en pharmacie. On aurait trinqué sur le papier et tout rejoué en vrai sur le tapis. Même le flic y pensait. C’est pourtant pas grand-chose un flic. Ça fait du bruit quand ça pense. C’est pour ça qu’il arrive pas à écrire un bon polar. Et il y pensait, préparant le terrain de sa mise à l’écart en apportant des preuves de sa bonne foi, des fois que le magistrat penserait de son côté qu’ya rien de plus humiliant et de plus cher que de se faire enculer par un flic qui souffre pas des hémorroïdes et qui bande mieux que prévu quand c’est le moment de pas s’laisser distraire par les produits de consommation courante. On fait pas d’omelettes sans casser des zeux, dit la vindicte populaire.

— Heureusement qu’on était là ! dit Kol Panglas alors qu’on lui demandait rien.

Le flic accusa le cou et il avait peut-être raison. Kol Panglas devait souffrir d’un eczéma incurable qui rend la vie tellement difficile à partager qu’on garde tout sans dépenser autre chose s’il faut payer ce qu’on doit d’explications, voire d’excuses. Il saignait presque, évitant d’y toucher, ce qui était mieux pour ses mains et celles qu’il avait l’intention de serrer avant de retourner à Shad City.

— On va pas vous crucifier, m’assura-t-il.

Il était pressé. Bon, j’avais fricoté avec le Prinz qui était son ennemi et Alice Qand avait accepté de se donner en spectacle pour se faire un peu de fric. Mais pourquoi j’avais contraint Sally Sabat à se livrer à la débauche alors que c’était pas dans ses projets ? Le vieux Kol exagérait. J’en avais marre de pas dire le contraire pour pas recevoir des coups là où ça fait encore mal malgré l’expérience. Et je lui avouais que j’avais agi dans la seule intention de retrouver un bien perdu.

— Une belle queue qui sert à quelque chose de réel et un cucul qui s’en sert avec des airs de pas y toucher, criai-je dans le bocal, c’est tout de même pas rien ! Vouzêtes pas si regardant quand l’pharmacien est en rupture de stock ! Vouvouzy connaissait en marché noir ! Et pis ya pas d’New France sans la vieille !

— Vous savez c’qu’elle vous dit, la vieille ! s’exprima le flic.

Ah ! Si j’avais eu un monument aux morts sous la main, je lui en aurais fait voir des ritournelles patriotiques à ce gérant de l’ordre et des mœurs ! Il me menaçait avec les dents comme s’il avait envie de bouffer ce que j’avais à lui dire. Je m’contredisais, je l’savais. Et j’expliquais pas ce que j’foutais avec des extrémistes alors que j’en avais pas l’air ni la chanson.

— Il a jamais su chanter, soupira Kol Panglas.

Il maniait la burette d’antalgique sans passion. Il agissait à une seconde près. C’était une seconde de trop pour ma résistance, mais je suivais bien. J’ai un don pour suivre. On m’explique, je perds une seconde parce que ça fait mal, et je suis aussitôt, léchant la goutte qui m’enfile comme si j’étais pédé et que j’voulais pas le reconnaître devant les femmes qui ont, à un moment ou à un autre, espéré que j’étais le bon mec.

— Vous allez finir dans un dépotoir, John, dit Kol Panglas. Vous qui n’aimez pas la compagnie des remplaçants, vous s’rez pas déçu par le service après-vente. Ils ont mis au point un système de contention approuvé par le syndicat des mange-merde de l’administration sanitaire et sociale, un chef-d’œuvre d’animation en 3D ! Si c’est c’que vous voulez…

— J’veux rien ! J’veux même pas vouloir ! J’ai pas d’ambition. Rien qu’de l’amour et rien pour le faire, même en avalant les stocks d’intervention. Qu’est-ce que j’dois donner pour reprendre les affaires ?

Il était compatissant, le vieux Kol, mais pas en présence d’un témoin aussi gênant que le flic. Il me lança un regard presque désespéré. Il avait rendez-vous sur le tarmac et il savait pas avec qui. Un type qui le rencarderait sur le destin d’Alice Qand une fois les vacances terminées. Il en savait pas plus que ce que le flic pouvait comprendre sans avaler la dose maximale d’amphétamines. Est-ce que je pouvais espérer reprendre le cours de mon voyage homérique sans faire chier un fonctionnaire en congé de maladie professionnelle ?

— Si vous parlez d’moi, dit Kol Panglas, vous vous trompez de diagnostic…

— C’est pas moi non plus ! s’écria le flic.

Rien que des feignasses pour épargner de la gnognote en conserve ! Ah ! J’étais pas le plus veinard des guignards de service ! Kol Panglas consultait son oignon et le flic notait l’heure à la seconde près. Pendant ce temps, j’attendais que le PC scanne les endroits où j’avais laissé du fric avec ma carte de crédit.

— On finira par la trouver, dit le flic qui perdait pas espoir.

— C’que vous trouverez, pauvre con, c’est le Masque ! dis-je comme si je savais que le Masque était cloué sur mon visage.

— C’est vous qui zêtes trokon pour m’donner des leçons d’histoire sociale ! fit le flic en m’infligeant les volts qui m’allumaient sans m’éclairer.

On en était aux hors-d’œuvre. Et pas un écran pour se souvenir d’Alice Qand. Pas un moyen de comprendre pourquoi elle avait renoncé à baiser avec ce vieux Kol qui lui en voulait d’avoir rendu publique une humiliation qui sinon aurait constitué le meilleur prétexte pour devenir pédé et fier de l’être, même en compagnie des femmes qui rôdaient en attendant de mettre la main sur la perle rare.

— Vous allez y retourner, dit soudain Kol Panglas. Vous allez tout recommencer jusqu’à ce qu’on comprenne. Et ce, avant mon rendez-vous capital avec qui vous savez.

Le flic savait ! J’avalais l’huile usagée que ma langue produisait à la surface des rails qui avaient aussi leur mot à dire dans les courbes où je me tenais fermement à l’écart des conversations souterraines. Ça giclait sous moi, uniquement du son, et la pression acoustique devint vite intolérable.

 

Or, ici, le son, c’est forcément K. K. Kronprinz, le prince du blues et de la salsa. J’étais en train de chier à travers une prothèse en plastique et le métal devenait nerfs et fibre optique, là, sous moi, dans la cage en cristal de sélénium. C’était pas des vacances. On n’est pas, on ne peut être en vacances au niveau –1 de l’assistance sociale et de la récupération par le fond de la pensée shareware. Le Prinz se donnait à mort dans une émission subventionnée par les fonds destinés à booster l’alimentation de la main-d’œuvre étrangère dans les territoires réservés au travail clandestin. La voix, à la fois tonitruante et sirupeuse, me donnait des idées de suicide par apnée. En fait, je chiais quand c’était l’heure, avec interdiction de pisser sans la permission expresse du service de déontologie qui était tout ce que je pouvais savoir de l’activisme étatique au service de l’entreprise à portée globale. En même temps, j’écrivais les discours du préfet qui appréciait les donations du monde agroalimentaire et des corporations libérales. J’avais la plume facile si le Prinz m’inspirait la mélancolie et surtout la nostalgie des chemins bordés d’aristoloches. J’ai jamais dépassé le niveau de l’émotion et je signais « Roger Russel, préfet des shads et représentant officiel des forces électorales ». Roger Russel était presque un ami. Il me nourrissait d’éthanal et de tapas. Sa conversation tournait autour des sentiments à produire au nom de la Nation. Le Prinz gueulait comme si mes fréquentations urinaires contenaient l’oxyde qui menaçait son existence de métallo de l’expérience poétique. Rog se bouchait alors les oreilles et m’injectait des antidotes par voie rectale.

— La merde, disait-il, c’est du métal, John !

Je savais pas. Et j’oubliais tout entre les séances thérapeutiques inspirées de la pratique tournoyante des religions révélées. Chaque fois, il recommençait son explication, prétendant que la merde c’est pas la chair, mais le métal. Moi, on m’avait appris le contraire. Par contre, je comprenais très bien que le calice des Grandes Soifs Spirituelles contenait de l’urine et non pas du vin. En lisant le Koran entre les lignes, c’était d’ailleurs écrit. Et j’m’en privais pas. Ça sentait l’oxyde de fer et la marée. Et Rog Russel me montrait les cartes postales de ses voyages au bout de la réalité tangible, ramenant des carottes intermédiaires que le Réel poussait dans les rainures chauffées à blanc de la céramique et du papier cul où j’écrivais avec de la merde parce que j’étais pas parfait.

— Ça va, John ! disait le préfet de New Paris et des environs superflus. Vous êtes avec nous malgré les apparences qui jouent contre les remises à plat de la psychologie féminine qui influence vos méditations transcendantales. Ce que vous voyez est un échantillon de la matière fécale soumise aux fissions de l’urine du Gorille. Veuillez parler dans micro !

J’savais pas trop quoi dire au tribunal. Yavait qu’des Noirs aux visages peints en rouge avec des balais à chiottes. Le plus grand parlait ma langue sans me lécher le cul. Mais j’avais jamais voyagé aussi loin !

— Vous avez été jusqu’à l’île de Kinoro qui se trouve dans l’Océan Zizique, dit-il à l’auditoire. Vous pouvez pas le nier !

— C’est pas kjeni, dis-je sur le ton des excuses plates et de la monotonie accusatoire. Jeunipa, mais j’ai pas souv’nir d’avoir été aussi loin. Ils ont peut-être cherché à réduire ma tête. J’ai une sensation de chaud aussi, avec le sentiment de m’être laissé faire pour pas souffrir longtemps comme c’est prévu par le Code Criminel Kinorien.

— Vous connaissez le Code Kinorien !

— J’en sais ce que la télé en dit ! Pas plus ! Je l’jure sur la tête que j’ai pas ram’née dans mes bagages parce que j’avais pas les moyens de payer la taxe sur les objets qui témoignent de la pensée des autres.

— L’accusé avoue, monsieur le Préfet !

— J’avoue rien ! Je suis dans l’hypothèse de départ et j’suis pas encore arrivé !

— Vous venez d’affirmer le contraire !

Ah ! Y faisait chier, ce Noir aux joues rouges que c’était peut-être mon propre sang ! Je jetais la première éponge dans la loge des jurés qui ne bronchèrent pas. Roger Russel me donna une autre éponge.

— Ce s’ra la dernière, John, dit-il de sa voix si calme que j’en avais mon fantôme d’anus complètement pétrifié.

J’étreignis l’éponge sans la presser. Le Noir/Rouge me toisa. Après ma mort programmée, il toucherait mes godasses et mon gilet de pilote américain. Y laisserait aux autres que ma peau vidée de toute substance aléatoire. Rog Russel aimait pas ce genre de type, mais il pouvait rien contre les valeurs du Sud et ça le faisait chier en sourdine. Sur ce plan-là, il était plus discret que moi. J’avais qu’à l’imiter si ça m’plaisait pas de passer mes vacances en Reformation Professionnelle sur Décision JuridicoPolitique. Pendant ce temps, Kol Panglas sautait des femmes de hauts fonctionnaires en perdition sentimentale.

— Ça vous regarde pas ! dit Rog Russel.

Ça m’regardait un peu vu que le Masque Métopage c’était aussi ma Sally Sabat et que Kol Panglas en profiterait pour se la faire aussi.

— Mais nous ne savons pas où se trouve Alice Qand ! A fortiori votre… Sally !

— Kol Panglas a menti à la société ! déclarai-je comme si j’en savais déjà trop.

Rog Russel devint perplexe. Il avala un verre d’urine qui sentait le fœtus avarié. Sa grimace en disait long sur le plaisir qu’il éprouvait à le faire durer. On attendait un commentaire de sa part. En effet, c’était Kol Panglas qui signait les jugements au nom du peuple. Il s’essuya longuement les lèvres.

— Vous dites que Kol Panglas n’est pas en vacances ? demanda-t-il au Jury.

— C’est cette merde de John Cicada qui le dit, votre Bonheur ! s’écria le Noir qui était moins rouge quand les choses se compliquaient.

J’ai jamais aimé les Noirs et il m’donnait raison ! J’étreignis encore l’éponge qui cette fois goutta sur la sellette.

— C’est pas un procès ! que j’dis. C’est une exécution sommaire !

J’avais pas crié, des fois que j’me mette à chanter le blues et la salsa. Les facettes de ma merde renvoyaient les reflets changeants du Prinz qui chatouillait ses adolescentes expérimentées. Ya pas d’procès sans climax. La Presse frémissait dans son box et la Télé jouait avec mes gros plans significatifs. On me ramena dans ma cellule. Une boniche en sortit précipitamment. Elle laissait son odeur de fruit macéré dans l’alcool de mes printemps passés. Roger Russel me retira la connectique et la confia à un technicien qui me regardait de travers. Ça promettait.

— Vous savez où vous êtes ? me demanda le carabin de nuit.

Je savais pas. Kol Panglas m’avait abandonné sur un tarmac à la merci du transport aérien international, côté fret. Deux douaniers avaient poussé la charrette jusqu’à l’hôpital et le bloc des urgences mûres à point avait pris le relais d’une analyse que j’avais pas idée de c’qu’elle valait à mes yeux. J’ai suivi, comme je disais, prenant pas l’temps de m’envoyer les préliminaires dans un MacDoRéMiFa SolLaSiDo. J’avais encore l’envie de graisse animale dans la respiration. J’allais me mettre à clignoter comme un signal d’alarme.

— Bougez pas l’ptit doigt ! me conseilla une infirmière. Sinon ça va faire mal. Zavez pas droit au paraméçatol.

Dyslexique avec ça ! Elle me tritura longuement avant de trouver la veine.

— Zen navet pas, d’la veine ! plaisanta-t-elle pendant que la douleur rusait avec mes défenses sociales héritées de la lutte syndicale et des pratiques douteuses de l’enseignement public.

C’était comme ça que tout recommençait !

— Qui êtes-vous ? me demanda le carabin.

— Ici, précisa l’inmirfière, vous n’êtes pas John Cicada.

— Vous vous souvenez de quelque chose de précis ?

John Cicada avait eu une enfance tellement heureuse qu’il en était devenu con. J’étais pas con pour la même raison, mais mon enfance n’expliquait pas ma connerie.

— Il est vachement lucide ! fit l’inrimfière en secouant un doigt jazzy.

En tout cas, je lucidais pas sans douleur et l’enfant allait pas tarder à vagir. Elle prépara une injection et son double. Le carabin était pas optimiste. Il avait déjà vu un cas semblable, mais c’était pas moi. Il vérifiait parce qu’il craignait la récidive. Les remplaçants, ça récidive en principe, disait-il à l’inmièfire qui avait pas beaucoup d’études et l’expérience des autres s’ils étaient là pour la seconder, ce qui arrivait toujours la nuit quand elle s’y attendait pas.

— C’que vous allez faire, John…

— Je suis pas John…

— On vous appelle John par facilité…

— Comment je m’appelle quand je pense ?

— Cherchez pas la douleur, John ! C’est qu’une procédure. Vous avez eu un accident connectique inexplicable. Vous voulez qu’on l’explique sans en venir aux mains ?

— J’ai jamais été à Kinoro qui est un mythe inventé par l’enfant heureux. Le malheureux grillait des allumettes pour tenter de mettre le feu à l’haleine de papa.

— Vous le reconnaîtriez si vous le voyiez ?

— Vous voulez parler de papa ?

— Je parle aussi de maman. Vous étiez désiré ?

L’infirmière rongeait mes ongles avec le bout des dents. Sa salive descendait le long de ma jambe valide. Je pouvais voir le trou urinogénital anal.

— Ils vous poseront plus de questions si c’est pas bon pour votre santé, John, dit le carabin. Vous voulez guérir ?

 

Je passais alors en simultanée sur les chaînes nationales relayées par les publicistes chinois qui s’activaient avant que la crise touche aussi le secteur des petits plaisirs sans importance. Une poupée s’installait à la limite de l’incompréhensible pour donner le ton. J’avais un billet pour Shad City.

— On l’a retrouvé sur le tarmac, dit le carabin.

Il me montra le billet que Kol Panglas avait souillé avant de m’abandonner sur le tarmac à la merci des compagnies du fret international. Le comte Zeppelin témoignait d’ailleurs en ma faveur. On utilisait alors un photophone temps-durée qui consommait l’or du monde en faveur des déshérités de l’action sociale.

— Zêtes complètement dingue ! s’écria l’infrièmire.

Le carabin éprouva ma surface. Elle résistait bien aux attaques extérieures, genre fusées télétransportées par les flux fiscaux.

— Complètement dingue ! répéta la nonne en agitant ses croix.

Elle était pas spécialisée. Elle connaissait la routine de la douleur et de la mort, rien de plus. Son bassinet contenait des seringues et des fioles. Elle s’y connaissait un peu en comprimés grâce au langage des couleurs contenu dans un dépliant touristique. Le carabin parut désespéré pendant pas plus d’une seconde que je mis à profit pour réviser mon b-a ba du raisonnement récurrent. Il finit par me conseiller la nuit. Celle-ci était particulièrement favorable aux mythes.

— Si vous dormez pas avec la nuit, elle vous trompera !

Dit la nonne. Je l’savais déjà ! J’ai été un enfant, moi. Elle pouvait pas en dire autant. Elle était même pas née et ça la rendait amère quand un patient demandait à vérifier son code-barre.

— Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? me demanda-t-elle.

Elle était perverse. Par où qu’il entrerait le plaisir ? J’avais pas les bons trous !

— Je pensais à un p’tit verre, proposa-t-elle.

Je tendis mes mains comme pour recevoir les miettes de la religion nationale. Elle tenait un verre qui fleurait le bon temps passé avec les copains chez Bernie à Old Paris. Rien que d’la souffrance ! Je bus dans ses mains, sentant à quel point elle pouvait être femme au moment de mesurer la hauteur du plaisir. Ses cheveux me tombaient dessus comme la pluie des jours de printemps où Sally, qui tenait le comptoir, ressortait les vieilles bouteilles qu’on pouvait toucher qu’avec les yeux. On était rempli de sperme et de bonnes intentions, même que l’moment était bien choisi pour se déclarer. Mais qui j’avais épousé si j’étais pas John Cicada ?

— C’est la bonne question, dit le carabin.

— Me dites pas que vous avez perdu mon dossier !

— On l’a perdu, John. Vous permettez que j’vous appelle John ?

— Vous feriez bien de dormir, me conseilla la nonne.

C’était peut-être pas une nonne après tout. Je m’souvenais de papa qui délirait très mince dans les draps que des nonnes tiraient de chaque côté du lit pour le contraindre à attendre l’heure. C’est c’qu’elles disaient, attendre l’heure. Et c’était moi qui attendais, parce que le vieux, il voulait pas attendre sans retâter du goulot, des fois que l’heure arriverait en pleine lucidité très mince. Ça l’occupait tellement, c’te idée, que j’voyais Gor Ur et que je l’entendais se plaindre des hôpitaux où qu’on néglige les questions d’apparence et plus particulièrement celles qui concernent la conversation que papa y l’avait vraiment très mince si on lui soufflait l’herbe sainte et les traumatismes de l’habitude. Ça m’revenait comme ça, au hasard des répliques que la nonne elle en manquait pas pour me contraindre à raisonner avec elle et non pas avec les ombres que je projetais sur les murs de mon angoisse personnelle et peut-être même génétique.

— La nuit est une femme, dit-elle.

Je voyais la femme, mais pas la nuit. On s’en fout de la nuit, et même du jour, quand on a pas d’fenêtre pour vérifier que les gens libres et égaux se dirigent tous dans sa direction, même que ça fait du monde et qu’on se sent à l’étroit rien que d’y penser. Elle éteignit pour que je voye qu’au fond j’étais pas différent de ceux qui avaient causé mon malheur. C’était pas la nuit, elle le reconnaissait, mais ça y ressemblait si quelqu’un pouvait bander à ma place.

— Je sais que c’est difficile, continua-t-elle. J’en ai connu, des malheureux !

— Taisez-vous, Charlotte ! s’écria le carabin.

Il sortit en emportant l’escampette. Yavait pourtant mon étiquette collée dessus avec le code barre et tout et tout. J’poussai un cri de bête à l’abattoir. Charlotte me donna le sein.

— Vous êtes tellement malade que vous ne savez plus rien de moi, dit-elle en acceptant ma morsure d’édenté.

Elle giclait du sang et de l’albumine. C’était ça, la nuit ? Un bouton de rose sans le cucul qui va avec. Elle m’avait connu troubadour, disait-elle. Et j’avais été, toujours d’après elle, le meilleur troubadour qu’elle avait connu du temps de sa jeunesse folle. Elle s’était donnée pour savoir et elle y avait pris du plaisir. Paraît que j’étais pas difficile à convulser. Ça impressionnait la jeune fille qu’elle avait été avant de flétrir sa réputation avec des pratiques moins artistiques. J’avais toujours cette bouche douce-amère et ma voix n’avait pas changé.

— Vous revenez toujours la nuit, mon Popol ! Et je vous suis sans retrouver le plaisir. Nous sommes damnés vous et moi !

Elle devait confondre. J’avais jamais joué de la guitare ni même appris le solfège et les trucs qui vont avec. Mais j’voulais pas la décevoir alors que Gor Ur la traitait comme une Esclave Urinante. J’acceptais son baiser en amateur de nouveauté, incapable de lui dire que c’était elle qui me décevait. Le carabin revint sur ces entrefaites.

— J’ai oublié d’vous dire, John, psalmodia-t-il alors que ma langue recevait l’absolution… C’est pas la femme que vous croyez. J’dis ça des fois queue ! Du coup, le Prinz s’arracha un rif extrême qui emplit la cuvette d’une fusion limite.

 

Le concert eut lieu à Staten Island en plein hiver de la 1013e Intifada. J’faisais partie du Contigent des Empalés Prémonitoires. J’avais eu droit à deux billets à cause de ma double personnalité, mais John Cicada avait prétexté une Migraine Exomorphe, maladie à contagion limitée aux stocks des Aliments Basés sur le Profit. J’arrivais à bord d’un train de péniches remorquées par les ONG qui organisaient le Concert du Siècle d’Or qu’on était censé représenter au niveau publicitaire. J’étais seul, mais remonté psychiquement par un composé organique à l’essai. Bien sapé Dernier Cri Noir Arabe, je lançai la première pierre symbolique, pas trop grosse ni trop petite, sur les Lapidés de service, une flopée de tarés du terrorisme ambiant qui souhaitaient renouer avec la civilisation et ses bienfaits en eau courante. Un tonnerre d’applaudissements se déchaîna en même temps parce que le maire de New New York avait jeté la clé du mystère national dans les eaux troubles de l’Hudson. Mes collègues de travail, un plumitif qui avait emporté le Prix de l’Exactitude et un ramasseur de bribes, lui aussi primé par l’Académie des Remarques Pertinentes, s’accrochaient à nos bagages comme si on détenait à nous seuls la Vérité et ses passe-temps sommaires. Ma voix, qui s’essayait au Cri Universel avec peu de chance de convaincre, se perdit dans la clameur qui accompagna le maire jusqu’au trône symbolique dont les marches étaient composées d’enfants nus destinés à l’expérimentation méthodique de l’aveu judiciaire. Encore plus haut, une estrade inclinée dans le sens du glissement artistique déversait des slogans où tout le monde, et il y en avait ! reconnaissait les paroles des chansons que le Prinz offrait à l’Humanité en échange d’un traitement de faveur. On avait plus besoin de demander notre chemin comme à Old Paris. On se retrouva automatiquement installé sur les pals. J’observai avec tristesse que les queues se dressaient en contre-jour alors que ma réclamation n’avait toujours pas abouti à cause de complications administratives qui étaient étrangères à l’Organisation des Concerts du Siècle d’Or. Un député, qui enseignait l’art de se prendre à son propre piège dans un collège zoné d’avance, m’avait pourtant affirmé que j’étais dans mon droit et que l’erreur chirurgicale devait m’ouvrir droit à une indemnisation calculée sur le rapport plaisir/nombre de femmes à satisfaire dans l’environnement professionnel, dans mon cas : une. Ça donnait exactement plaisir, ce que personne pouvait me contester. Or, le Bureau des Vérifications était exempt de charges dues sur la sexualité. Donc, je pourrissais dans le désir le plus abject, sans garantie du Gouvernement et des Cons qui l’élisent comme on jette une paire de dés pour obtenir à tout prix un triple six. Mes deux larbins, usés jusqu’à la corde par l’abus d’anxiolytiques glandulaires, se prenaient pour les larrons de la Croix et me conseillaient des coups en Bourse pour me faire oublier que j’étais pas prêt d’être assouvi comme me le recommandait mon cerveau. Le Pré des Enculés était un succès incontestable et le maire en toucha un mot à ses électeurs qui consentirent à jeter un œil compassé sur nos existences verticales. Mon cri ne correspondait à rien de connu.

— V’là le Prinz ! hurla la foule dans les micros prévus à cet effet.

Il s’élevait, entretenant le mystère de sa lévitation tangente, tandis que l’orchestre jaillissait des eaux du fleuve. Une vague de noyés se répandit sur les quais, frappant de plein fouet le Verrazano Narrows Bridge. J’avais une faim d’enfer et je compensais par l’usage du klaxon à dépression paranoïaque. Les oreilles de mes larbins ne pouvaient rien entendre d’autre, mais leurs yeux se remplissaient jusqu’à la douleur provoquée par l’effet de contraste entre le plan qui évacuait les éléments du décor et le halo majestueux du Prinz qui remplaçait les structures de néons et de miroirs haletants que la machinerie politique concédait aux nécessités religieuses. Un bonhomme de neige orchestrait l’ensemble sans se laisser convaincre par l’adversité des Russes transformés en autant de tours Eiffel que l’île pouvait contenir de Métal. Je regrettais déjà d’être venu seul. Le Plumitif et le Ramasseur de bribes continuaient de cacher leur utilité. Le système les dénommait Plum et Ram, je savais pas pourquoi, alors que mon identité faisait l’objet d’une opacité inexplicable avec les moyens du divertissement. Ici, je devrais incruster la Marche au Sommet du Forum des Peuples Nationaux, mais la place me manque.

— C’est dingue ! dit Plum en grattant dessous. J’ai oublié c’que j’voulais dire.

— C’est pas dingue, dit Ram. C’est que d’l’imagination sans enfant derrière pour maîtriser l’expression.

— Ah ! Ouais ! fit Plum.

Je les entendais secouer le cornet à fric. Mais le pal était indigeste. J’étais au bord de la crampe d’estomac, acidifié jusqu’aux dents qui avaient en effet un rapport ambigu à l’enfance. Plum se souv’nait pas de l’enfant qu’avait été John Cicada. Ram avait pas fréquenté ce milieu de syndicalistes formés par la collaboration avec l’ennemi. J’avançais pas.

— Ya des fois qu’on ferait mieux d’êt’ pas né ! s’écria Plum.

 

Il ramenait des substances recommandées par le système sous-contingenté. J’y prenais plaisir, mais sans satisfaire mon cerveau, comme si j’avais besoin de guérir au lieu d’être plus prosaïquement réparé au contact des reliques apostoliques qui s’inséraient entre les pages de mon exemplaire du Koran. J’savais plus c’que j’disais quand je parlais arabe. Mais ça voulait dire quelque chose que personne ne pouvait expliquer sans ouvrir le parapluie sur l’usage abusif de la torture. Je coupais des enfants en deux dans le sens de la longueur, étripant le souvenir inaugural sans rien détruire de ses conséquences sur mon comportement d’usager du système. Ya rien sans communion, mec, et le micro dans lequel je parlais pour ne rien dire contenait des atomes de pulvérulence théologique. Ah ! C’était compliqué comme l’arrachement du poil cancéreux au milieu d’un tas d’autres poils qui protègent du froid et des regards indiscrets. Une seconde d’inattention, et j’entrais dans la souffrance terminale avec si peu de moyens de défense que je me métamorphoserais en bouddha constrictor. J’en avais mal aux genoux et je m’plaignais avec les pleureuses qui avaient d’autres chats à fouetter sur le tarmac où on leur expliquait que leur visa était caduc. Plum me versa un verre d’aguardiente. Ram préféra la chicha qui est un véritable tord-boyaux alors que l’influence de l’anis garantit une syntaxe parfaitement favorable aux élucidations protohistoriques. À défaut de système keuku, je profitais des soldes socioculturelles pour me refaire au niveau de l’engagement politique. Les mecs d’extrême droite qu’on avait décollés avec les affiches du parti social revenaient avec leurs thèses assourdissantes et je me laissais convaincre entre les gouttes de l’acide démocratique. L’un d’eux me montra comment on se servait du drapeau national pour chier dans les pompes du pouvoir en place. Plum se rebellait sans efficacité, chiant dans les pompes sans inquiéter personne. Ram, plus prudent, examinait les téléphones piégés sans s’adonner au vertige du MMS. Mes pieds touchèrent enfin le gazon du William A. Shea Municipal Stadium. La clameur correspondante était encore étrangère à ma joie. Le Président venait de faire son entrée par une porte dérobée. Le pal, lui, traversait mon modique cerveau. Et j’voyais aucun monstre à portée de ma surface sociale. J’étais clean, mais pas complètement sacralisé. Je me mis à tournoyer avec les mouches. C’était flippant ! Plum descendit lui aussi et me demanda si j’entendais la musique. Si c’était le cas, je devais allumer le briquet fourni avec la panoplie et l’agiter avec les autres pour montrer que j’étais communiant et que j’avais envie de continuer sur cette voie.

— J’entends quelque chose, que j’dis, mais j’ai pas l’ostie…

— Le briquet…

— J’ai beau chercher…

— Vous cherchez pas où qu’y faut, John. Laissez-moi faire…

Il se mit à fouiller. Ram compensait avec des giclées de sueur terminale, froide et acide, presque vivante ! Ils étaient descendus entre les jambes, renonçant aux bienfaits culturels du pal qui remplaçait la croix et ses malheurs.

— Zêtes pas coopératif, John ! rouspétait Plum. L’herbe pousse vite, mais pas à ce point !

Il éclaira le gazon en pleine croissance hivernale. Pas une douille, rien. Je m’étais pas posté à cet endroit pour tirer, trahissant le Métal que je portais en moi comme la dernière chance.

— Retirez le pal ! Ça fait un bien fou.

C’était le Prinz qui le disait. Ça n’avait rien à voir avec ma situation. Mais ils s’efforçaient de retirer le pal en me reprochant de toujours vouloir tout garder pour moi alors que je savais pas que le nombre de pals était fixé par décret en fonction des demandes d’exil.

— Ça en fait, du Métal ! s’écria Plum.

Il en avait jamais vu autant, même en Irak. Il contemplait le jeu hallucinant des reflets sous la chair. Les connexions étaient tellement protégées qu’il arrivait plus à me raisonner. Ram me trouva décevant. Il se contenta de visser ce qu’il avait dans la main, sans passion. Un arbitre se ramena. Le type était fier de manquer de finesse et d’à-propos. Il m’arracha la langue et l’inséra dans une fente.

— Zêtes pas John Cicada ! s’écria-t-il.

— J’ai jamais dit que j’l’étais ! grognai-je. C’est à cause de gens comme vous qu j’fais plus mon boulot correctement !

— On en fait quoi, du pal, une fois qu’on en a plus besoin ? demanda Plum.

— Zavez un billet à double-face ? dit l’arbitre.

Il était soupçonneux, ce mec, et il inspirait pas la pitié qu’on ressent généralement pour les fonctionnaires de l’éducation physique et morale. Plum lui montra les billets à double-face.

— C’est des billets à double-face, dit-il sans vraiment y croire. Ça vous donne droit à une prime de rendement. Applaudissez des deux mains, les mecs !

Et il se calta. Plum était toujours pas sûr que c’était des billets à double-face. Avec son œil de verre, ça y ressemblait pas. Ram le rassura en lui injectant un produit secondaire de la fission éducative. L’œil qui voyait s’éclaira aussitôt comme s’il avait jamais eu aussi mal depuis qu’il avait perdu sa relation à l’autre.

— Ah ! J’suis pas bien ! couina Plum en se tapant le ventre. C’était quoi ?

— Je mélange de la merde africaine avec des parfums d’Orient, dit Ram qui se marrait en attendant de s’faire pincer par les Brigades Internationales. Ça donne rien au premier plan, parce qu’on est en pleine lumière. Mais si tu avances encore un peu, l’ombre devient aussi transparente qu’un filet de bonne pisse urbaine. Tu la vois ?

— Avec un œil valide, dit Plum, j’ai tendance à pas me fier aux apparences.

Ram rit. Je ris avec lui malgré les cassures algiques qui me projetaient dans l’avenir sans trahir le décor de mes futures circonstances.

— On f’rait bien d’écouter, Dirham.

 

Les concerts du Prinz, c’est toujours un peu la même chose. On recommence. On avance pas. On revient même pas sur ses pas. On imagine à sa place et il prend des notes pour les soumettre aux fusions publicitaires soumises aux pares-feux de la conscience collective. Plum était venu pour préparer le terrain des futures instances du blues et de la salsa. Il s’y connaissait en communion des intérêts de chacun dans le concert des fringales acquisitives. Et Ram déclenchait les obturateurs de son cerveau parfaitement en phase avec les préliminaires amoureux qui attiraient les voyeurs et les partisans de la relation platonique. T’étais où, ma Sibylle, pendant que je merdais et qu’on appréciait mes dérivées hormonales reproductibles par contact épistolaire ?

— J’étais avec toi, Johnny, et t’en savais rien parce que le coma est un autre monde.

Couché dans le gazon qui sentait la salive de l’effort et des coups bas, j’écoutais la musique du Prinz, savourant la justesse du texte, la cohérence de la voix et les principes annonciateurs de ma soumission. Il avait raison, le vieux Mohammed, c’est sur le dos du Monde habité qu’il faut marcher, sinon ça glisse et on est plus rien. Il faut installer l’immensité et jeter la lumière par les fenêtres de l’angoisse. Le Prinz ne disait rien d’autre et on était des millions d’êtres à moitié vivants à moitié morts à expérimenter la paralysie faciale sur le gazon du Shea Stadium dominé par la nuit et ses feux de route.

— Quand vous aurez fini de souffrir, John, vous pourrez plonger votre main saignante dans ce paquet de pop-corn.

Ça sentait aussi la patate et le fritaillou de moelle. Qu’est-ce qu’on répond à la question de savoir si vous voulez danser ? Oui, je veux danser avec vous, ô merveille métallique, — ou non, je sais pas danser dans les flaques d’urine de la pensée décadente. J’avais aussi envie de barbe à papa, parce que c’était ce que j’avais offert de mieux à la caresse du temps d’aimer. Il y avait du milk-shake dans ma pensée et ça m’rendait parfaitement clair au moment d’expliquer ce que je fabriquais à un endroit prévu pour cet effet. Traversé de blues et de salsa, entièrement soumis à la fission métal/urine, je franchissais des distances de plaquette de voyagiste, écoutant l’hélium siffler dans les fissures et le ronronnement fascinant du gros Daimler qui revenait de loin, ayant lui-même franchi les sauts de l’Histoire et du recommencement.

— C’est salé, me dit Plum ou Ram. C’est vachement salé. Zavez soif, les mecs ? Ya pas d’échappatoire. Par ici la monnaie !

Les petites pièces noires de l’eurodollar convenaient parfaitement à nos dépenses superflues. J’achetais à mes amis les boissons qui rafraîchiraient leurs mémoires travaillées au couteau du capital variable. Les gens descendaient de leur pal si c’était ce qu’ils avaient dans le cul, sinon ils s’émerveillaient de pas souffrir en touche et le gazon fleurissait sous leurs pieds.

— Le Président ! Le Président !

On voyait que son reflet médiatique sur les écrans. C’était décevant, mais on savait qu’à force d’être déçu, on finirait dans la rigole ou pire encore dans les ornières du printemps bavant les eaux croupies de la contestation solaire. J’avais assez d’problèmes comme ça ! Je remontais en haut du pal qui s’appelait maintenant mât de Cocagne. C’est dingue c’que je m’sentais bien là-haut. Je pouvais voir le Président et la bonne société qui l’accompagne toujours dans ses déplacements médiatiques. Y avait même des enfants vernis jusqu’aux ongles dont ils auraient finalement besoin pour conserver leurs privilèges. Pour l’instant, ils s’en servaient pour s’empiffrer, se disputant les buffets ignoblement garnis de tout ce que les types comme moi pouvaient pas se payer pour compenser les frustrations de l’enfance ou liées atrocement à elles par effet de serre. Je criais que j’en avais envie et que j’étais riche à l’intérieur, ce qui devait bien compter si la mort est justice finale et recommencement des sorts balancés dans un temps forcément circulaire si j’ai compris quelque chose à ce sacré foutoir de Monde.

— Criez, John ! Criez ! m’encourageaient mes compagnons.

Le Prinz m’attrapa au vol, comme il faisait avec les papillons qui participaient à ses repas somptueux. J’avais la cote avec lui. On s’comprenait comme si on avait été frère et que l’existence en avait décidé autrement et à mon grand désavantage. Le Président s’approcha et me caressa les ailes, soulevant mes phosphorescences toxiques. Il agita son mouchoir en serrant les paupières comme des lèvres qui s’empêchaient de parler pour pas se salir aux commissures.

— Zêtes un brave type, John, me dit-il. Mais vous êtes un sacré emmerdeur !

 

Les mecs ! Les mecs Les mecs ! Je montais par cran. J’avais l’impression de m’laisser emporter par un escalator à la retraite. J’savais plus où j’étais, mais je pouvais voir à quel point j’y étais. Yavait d’quoi tripper jusqu’au bout ! Ah ! Les meufs ! Si j’avais eu des sous, j’vous en aurais arrosé rien qu’pour vous donner une chance de pas vous laisser embarquer par le premier con venu qu’a un boulot et un p’tit héritage pour avancer le fric à la banque. En plus, je voyais le plafond avec larbins qui fourmillaient, les mains dans le cambouis pour que ça marche comme sur des roulettes. Devant la bouche d’aspiration du Daimler, j’ai eu un malaise du type pied dans la merde à la hauteur des yeux. Je vomissais tout l’outillage dans la poche d’un mécano qui beuglait dans un porte-voix pour se faire entendre des salariés qui revenaient de la mer avec des érythèmes gazeux à la place des lunettes. J’étais pas chez moi, pour sûr, mais je jouissais des flaques d’huile usagée vertes miroitantes tandis que le soleil était progressivement remplacé par une lampe à ultraviolet. Ç’a été comme ça tout le long de la montée, voyant c’que l’homme peut donner à l’homme pour qu’on lui foute la paix et que ses gosses soyent nourris avec de la viande extraite des meilleurs raffinages du rapport femelle/hypothèque. Yen avait, des soutiers raccourcis par la perspective du ouikène ! Mais on était pas mieux verni. Derrière moi, les partisans de la résolution par la violence se pressaient sous les drapeaux noirs et rouges, poussant le voisin du d’ssus sans intention de passer devant, et les portraits des fous-l’bol-à-l’heure se prenaient les bras dans la mécanique qui engrangeait, engrangeait, engrangeait ! Qu’est-ce que j’foutais devant ? J’en sais rien. J’étais p’t-être arrivé le premier sur le tarmac et j’avais perdu l’temps à me tripper à la mousse en attendant que mon billet y soye tamponné par les machines à compresser les économies de bouts d’chandelles. J’étais arrivé à jeun, avec juste un degré au-dessus de zéro, des fois qu’on m’aurait pris pour un con gelé. Le Zeppelin tournoyait lentement dans un ciel gris à souhait parce que c’était la fin des vacances des minus qui s’arrêtaient à Shad moins quelque chose parce que leurs culs valait pas les tripettes nécessaires au Grand Voyage. Le Zeppelin les ramènerait à la case départ après avoir survolé Shad City au-dessus de quoi j’étais censé sauter dans le vide en visant une des cibles qui servaient de repère aux tirs iraniens. Je revenais chez papa en héros retrempé dans le Métal. J’en avais une en acier hydrogéné rezingué par fission et recalculé à l’aulne de la dimension idéale. Elle giclait de l’huile avant de s’adonner à l’éjaculation, redorant le vieux blason déchiré du vieux John qui voyait plus rien d’autre. Pour le cucul, c’était plus simple que la belote, mais j’y comprenais rien. C’était peut-être pour ça que j’étais devant, trempant la queue hypermétallisée dans la gueule grande ouverte des prolos qui se servaient de leurs yeux pour lire les annonces sécuritaires. En passant devant le Daimler, j’avais crié pour provoquer un écho, mais la turbine tournait déjà et mon cri passa inaperçu. L’échafaudage contenait une vibration viscérale parce que les voyages se terminaient pas toujours bien. On avait déjà assisté au saut dans le vide de types qui répondaient pas aux questions pour gagner l’estime de l’équipage au travail des vents contraires. J’sais pas si vous avez participé à l’épuration des dimanches du temps où ça avait un sens qui s’est perdu à cause de la baisse du pouvoir d’achat en Zone de Vente, mais ça y ressemble quand vous êtes devant et que personne vous explique à quoi correspond ce privilège. J’me sentais pas vraiment aidé par mes relations sociales, pas même resquilleur du handicap congénital, ça venait comme ça, presque naturellement, comme si le destin avait quelque chose à voir avec la chance et que la chance entretenait des rapports galactiques avec Dieu lui-même. Plum et Ram s’accrochaient à mes jambes après s’être disputés au-dessus du genou. Je les maintenais au niveau des chevilles, me servant de giclées métalliques portées au rouge par l’électrification sauvage de mon cerveau. J’arrivais plus à fermer la bouche tellement ça alternait. On en avait parlé avant de sortir du buffet où les autres pensaient gagner du temps en vidant des fonds de verre qui sinon auraient été perdus.

— Vise un peu le blimp ! s’était écrié Plum en serrant les dents de Ram.

C’était un bel engin, gonflé en plus, avec une passerelle qui prenait toute sa dimension au fur et à mesure qu’on s’en approchait. Les hommes qui en parcouraient la surface allaient vite à cause des fuites de lubrifiant. Ils enfonçaient des burettes rétroactives qui signalaient les trop-pleins en caquetant comme des poules qui viennent de passer la nuit à négocier avec l’amour pour qu’il leur coûte rien ou pas grand-chose. Des gosses glissaient le long des poutres en réclamant du feu pour river les tôles que le vent décollait malgré l’agitation de leurs petits doigts de fées. Le commandant était une gonzesse qui avait l’œil vérificateur des meneurs d’hommes. Elle craquait des allumettes pour maîtriser les fuites et répandait de la mousse à raser sur les pneus. De temps en temps, elle s’immobilisait pour apprécier le malt qui gouttait des bombonnes à oxygène remétallisé pour qu’on se sente chez soi en plein vol.

— Moi, dit Plum, j’ai confiance !

Ram toussa pour éjecter les produits de refroidissement contenus dans les mélanges gazeux réservés aux gonzesses. C’est comme ça qu’j’ai su qu’il était une fille et que Plum, qui n’était rien, était jaloux de cet avantage sur les hommes. Ils s’étaient disputés autour d’un verre de trop qui contenait l’antidote des voyages forcés. Ils venaient pas parce que c’était ce qu’ils voulaient, mais parce que je venais moi aussi. Ils avaient vérifié les sangles et les boucles autoéjectantes. J’étais pas vraiment à l’aise avec le minutage. Une série d’ouvertures devaient se produire indépendamment de ma volonté. Ils avaient testé les possibilités de malheur sans obtenir confirmation de la part du système. J’avais limité les ingestions de substances paralysantes aux contractures secondaires et on était sorti pour rejoindre le tarmac bleu qui finissait dans la nuit entre les feux de position qui bordait le gazon et ses petites fleurs inexplicables autrement que par l’imagination. On avançait et le Zeppelin grossissait, révélant des hommes arcboutés ou tendus, giclant de l’huile et du carburant, tandis que le Daimler commençait à ronfler, laissant échapper des gaz dans le noir de la nuit qui commençait comme un voyage alors qu’on allait inexorablement dans l’autre sens. Y avait pas d’Chinois dans les vols gratuits. Et c’était pas eux qui payaient. De temps en temps, l’hydrogène s’enflammait à l’horizon et tout le monde fermait les yeux des fois que ça d’viendrait sérieux.

— C’est la première fois ? me demanda le type qui me suivait.

— J’ai jamais sauté d’aussi haut.

Ça lui en bouchait un coin. Plum en rajouta :

— Il saute sur Shad City.

— Ben ça zalors !

Et je s’rais l’seul ! Yen aurait pas un pour m’imiter. J’connaîtrais le plaisir d’être seul à baver de plaisir dans la descente finale. John Cicada m’attendrait dans le hall des arrivées, impatient de toucher ma queue en acier hypersensitif pour en commander une imitation dès qu’on se s’rait envoyé en l’air pour vérifier qu’on était pas dans l’illusion. Ça prendrait du temps, mais on suivrait la procédure pied à pied pour pas prendre le risque de tout faire foirer. On était pas pédés, mais c’était comme ça que ça s’passait. Yavait rien à négocier.

— Et ça vous gêne pas de pratiquer la luge avec des skis ? me demanda le type qui me suivait.

J’ai jamais apprécié les sourires dans ces circonstances. Ouais ! Ça m’était déjà arrivé et j’en étais pas fier. Mais au moins, je survivais. Et ça s’rait comme ça chaque fois que j’aurais l’occasion de sauver ma peau et mon intégrité.

— Moi j’trouve que c’est pas cher payé, constata stoïquement Plum.

— Et l’plaisir en prime ! s’exclama Ram qui avait envie de se marrer.

J’avais pas dit qu’on en arriverait là, mais tout l’monde sait que quand ça sort, et même avant, on est plus maître de soi. Faut pas charrier quand même !

— J’ai déjà vu des types s’envoyer en l’air parce qu’ils pouvaient pas faire autrement, dit le type qui voulait pas passer pour un étonné.

— Et alors ? dit Plum.

— Et alors ça gueulait que c’était bon quand même !

On atteignit la passerelle. Le commandant nous attendait, prêt à gicler du môme entre les cuisses si on l’énervait.

— C’est vous l’premier ? me demanda-t-elle.

Elle me toisait comme si j’avais pas qu’ça à mesurer.

— Zavez pas r’vêtu la combinaison antistress, remarqua-t-elle. C’est obligatoire pour les types comme vous !

— C’est quoi des types comme lui ? demanda le type qui me suivait. J’pose la question des fois queue.

— Zavez pas d’questions à poser avant s’savoir pourquoi vous êtes ici, dit le commandant qui plaisanterait une fois qu’on aurait cessé de rigoler.

Elle caressa les têtes velues de Plum et de Ram.

— Vous pouvez emmener vos animaux de compagnie s’ils sont châtrés et vaccinés, dit le second qui arrivait aux seins de son supérieur.

— Zavez l’carnet ? me demanda le commandant.

Je lui tendis le carnet qui s’ouvrait sur une chouette photo où j’pataugeais dans une piscine gonflable en compagnie de Plum et de Ram. Elle apprécia la joie.

— C’est ma maison de campagne dans le fond, précisai-je.

— Elle est chouette vot’maison, dit-elle. Zêtes marié ?

— C’est compliqué… commençais-je.

Elle caressa aussi ma tête velue. Elle avait des doigts fins et longs.

— Vous savez c’qui arrive la plupart du temps aux types qui sautent sur Shad City sans entraînement ?

Elle serra les dents pour imiter l’écrasement que le corps fait subir au corps quand ça se passe mal.

— C’est pas au point, leur truc, continua-t-elle. J’vous souhaite bonne chance.

J’en avais pas, d’la chance ! J’en avais jamais eu !

— Vous en aurez, décida-t-elle. Vous avez tous de la chance si vous vous pissez pas aux culottes. Dressez-moi ça, jeune homme !

Elle actionna le mécanisme de l’érection et attendit.

— J’vois que vous êtes bien entraîné, dit-elle.

Plum faillit dire le contraire, mais Ram lui ferma la bouche avec sa pincette à secret bancaire régulé par les lois sous-jacentes des marchés. J’avais encore des tas d’choses à dire, du genre rapport chair/esprit dans le cadre des fusions involontaires. C’était peut-être un peu tard. Je consentis à me réfugier dans un silence significatif.

— Entre, mon bichon !

On entrait dans la salle à manger. Le repas était servi, fumant sur des tables couvertes de nappes aux couleurs de la Compagnie. Un type s’agita en même temps. Plum me poussa tandis que Ram s’occupait des formalités.

— Si vous vomissez, dit le type en plaçant la chaise sous mes fesses, appuyez sur ce bouton.

Il appuya et la table se renversa pour recevoir mes éventuelles régurgitations.

— C’est pas difficile, vous verrez.

Il était affable, ce type, et prévoyant. Il me montra comment on se servait du verre dans son pays.

— Madame ne vient pas ? demanda-t-il.

— Il a rendez-vous avec un monsieur… dit Plum.

— Alors n’attendons pas Madame.

J’la mettais où, ma queue bandée à mort ? À force d’excitation, j’allais passer pour un goujat ! J’étais pas désespéré si on me parlait d’intimité maintenant que j’étais assis à la meilleure table.

— Soyez-en persuadé, Monsieur.

Il ouvrit un sas assez gros pour contenir mon bras.

— Vous zen aurez pas besoin pour manger, Monsieur.

Je sentis la piqûre à temps pour prendre conscience que le voyage était hypothétique. Mon bras se mit à gonfler comme si on soufflait dedans. Je sentais cette bouche chaude et précise.

— Monsieur n’aura pas honte de se laisser absorber par les à-côtés de l’hallucination, dit le type qui ajustait des coulures franchement dégoûtantes.

Il me réexpliqua le système et le coup du bras pris dans la carlingue. C’était comme ça que ça se passait si on était pas accompagné par la dame assignée par le système des Concubinages Productifs. J’allais être projeté dans le présent alors que mon esprit se croyait en avance sur un passé qui, pendant une seconde infinie, était celui de l’être hypothétique que je remplaçais. Le type s’était installé à ma table, me faisant face pour examiner ma rétine sous l’influence des projecteurs obliques qui me fascinaient déjà. Il avait l’air satisfait et je ne voyais plus que lui. Il devenait étroit comme une porte qui se ferme. Aucune sensation de glissement, je n’étais pas happé non plu, je ne m’enfonçais pas, je demeurais intact autant que cela était possible sans le secours de l’imagination. Bref, ça allait pour moi aussi.

— Ça a le goût de l’écrevisse, me dit-il.

Il me proposait de goûter avec le bout de la langue, des fois qu’je soye allergique à un truc chimique qui sert de liant en période de crise.

— Le nom vous dira rien, Monsieur. Tirez la langue !

Il y déposa une molécule d’hélium pour préparer le terrain de la première sensation contre laquelle j’aurais à lutter.

— Qu’est-ce que vous ressentez, Monsieur ?

Je voyais. J’savais pas trop si c’était comparable à ce que j’savais déjà, mais ça entrait sans lumière et j’appréciais ce qui n’était pas de l’ombre. J’avais peut-être un peu peur. Rien de définitif. Y avait pas d’enfant pour jouer.

— Le type que vous allez rencontrer pour la première fois de votre vie est un original, alors que le type que vous êtes devenu en signant un contrat de travail est un remplaçant reproductible à la demande. Le choc est brutal. On est là pour vous y préparer. John Cicada ne ressentira aucune émotion en votre présence. Il sera incapable de mesurer votre désarroi, voire votre angoisse. IL N’A PAS ÉTÉ PROGRAMMÉ POUR ÇA !

— Maintenant que VOUS SAVEZ, redosez vous-même les conséquences. Vous allez être éjecté dans le Monde Réel, CELUI QUE VOUS NE COMPRENDREZ JAMAIS. Il est absolument nécessaire que votre cerveau enregistre toutes les informations. Sinon, TOUT SERA PERDU AU RÉVEIL !

— Une fois éjecté, vous descendrez selon les lois de la gravité. VOUS N’ÊTES PAS ÉQUIPÉ D’UN PARACHUTE. Le tarmac recevra votre bouillie de viande et d’os si vous tentez de revenir sans passer par la Procédure de Retour Imminent. Comprenez-vous qu’il est important de suivre les traces de votre prédécesseur malchanceux jusqu’au moment où sa trajectoire diffère de la vôtre ?

— J’comprends tout c’que vous me disez, les mecs !

— Préparez-vous à revenir, John, et acceptez nos plus plates excuses.

 

Treizième épisode

PAS DE TRANSE POR FA’ !

— Alors comme ça, le Zeppelin, y s’élevait dans le ciel crasseux de Shad –1 et y avait du monde pour applaudir parce que John Cicada était à bord. C’était sa dernière mission au service du Bureau des Vérifications. Il avait fendu la foule pour rejoindre les voyageurs sur la passerelle, mais on lui avait impliqué une force déviante qui l’avait conduit à la porte de la soute où deux soutiers l’attendaient. Plum et Ram qu’ils s’appelaient ces deux gars. Même qu’ils se connaissaient de loin parce qu’ils avaient participé à un combat contre l’Empire du temps où la morve leur sortait encore du nez. John Cicada les salua à peine. Il entreprit de monter dans l’ascenseur avec ses bagages. Il était vêtu de la combinaison des Parachutistes de la Dernière Heure et portait son parachute sous le bras. De l’autre, il tenait le nécessaire équipement de communication dont il éprouverait le besoin impératif une fois de retour sur la terre ferme. On était tous là à imaginer ce qui se passerait ensuite et les paris allaient bon train. Moi, je misais sur la rencontre fortuite, mais Sally Sabat me cognait la caboche avec son sac à main et je gueulais dans un verre que je voyais plus rien et qu’on ferait mieux de rentrer à la maison pour s’envoyer en l’air dans un pucier de ma fabrication. En plus, j’avais les genoux coincés dans les barreaux d’une chaise où Alice Qand faisait une démonstration de contorsion. Je voyais en coin, comme si le sol s’était plié à l’équerre et que ma gueule remontait vers le haut malgré des tiraillements qui ramenaient mes pieds en arrière pour former un arc et Sally Sabat s’exerçait à pas glisser avec moi, ce qui l’aurait privée du salut que John Cicada lui adressait à travers la grille de l’ascenseur. Il avait l’air assez heureux de recommencer ce qu’il avait jamais réussi, mais on sentait qu’il était sur le point d’abandonner une fois de plus. Plum et Ram s’accrochaient à ses chevilles, se disputant le dernier mot avant que la porte de la soute se referme peut-être à jamais sur le héros qui n’avait rien demandé à personne et qui recevait plus qu’il avait espéré du système et de la canaille scientifique. C’était à n’y rien comprendre. Moi, j’étais avec les deux gonzesses, prêt à les sauter si l’occasion se présentait, et mon remplaçant se caltait avec mes bagages sans que je cherche à l’imiter au moins par solidarité professionnelle. Mais je voulais savoir ce que ça donnerait. Le mec sauterait de 30000 pieds et son parachute s’ouvrirait automatiquement en fonction de la météo et des attaques imprévisibles de l’ennemi qui pouvait pas être l’Iran puisque l’Iran venait d’être rayé de la carte avec ses habitants et ses traditions millénaires. Mais les systèmes automatiques de représailles achetés aux Russes étaient encore capables de réduire à néant nos vieux rêves de domination héroïque. Les autres passagers du zeppelin ne sauteraient pas, mais ils seraient sacrifiés sur l’autel de l’imagination médiatique si c’était nécessaire. Avant de sauter sur le tarmac, John m’avait confié qu’il serait le seul à s’en sortir et que les autres, sauf Plum et Ram qui étaient ses compagnons d’armes, périraient dans le feu des hasards conjugués provoqués par une série d’évènements aléatoires dont il était naturellement question dans le Koran. J’avais pas lu cet abécédaire de l’élimination par l’exemple et mon esprit ne trouvait pas des raisons à la paix. Je savais seulement que le commandant du zeppelin, un certain Roger Russel, surnommé Rog Ru par son équipage fidèle, n’avait jamais perdu une bataille ni même manqué l’occasion de pisser sur ses adversaires du haut de son engin dont l’ombre effrayait les foules attaquées par l’acide et les compléments alimentaires rejetés par son organisme fortement impliqué dans les manœuvres de la cohérence au service du système. J’avais moi-même plié le parachute, me rendant ainsi responsable de la mission. Une fois au sol, je le replierais moi-même et creuserais un trou dans la terre d’Irak pour souiller la conscience des propriétaires chiites. Pendant ce temps, John Cicada se fondrait dans la nuit jusqu’à éprouver la sensation d’avancer. J’attendrais le dernier moment pour savoir si ma propre mission consistait à le suivre dans la même nuit, uniquement guidé par l’haleine de Plum et de Ram. On atteindrait alors l’asphalte d’une route et nos souliers provoqueraient des étincelles que les Amerloques prendraient pour un ballet impromptu de lucioles du désert. Pigé ?

— O. K., K. K. K.

 

Nous attendîmes. On pouvait même pas se parler à cause du silence radio qui gerbait avec les roses. Le zeppelin s’éleva à la hauteur de la tour de contrôle. Les types qui manœuvraient les treuils s’arcboutèrent sur les manivelles. La radio accompagnait leur effort commun et on suivait le rythme avec les pieds, parfaitement en phase avec les données cachées qui exerçaient sur nous l’influence du désir acquis pendant les périodes de formation volontaire.

— O. K., K. K. K.

 

Un écran se déploya dans le ciel pour ameuter les populations annexes. Il suffisait de coller son oreille contre les bornes WiFi pour apprécier la cohérence du voyage planifié par les Autorités Implicites. Le Masque métopage assistait lui aussi à cette espèce de cérémonie du départ annoncé. Derrière les barrières de sécurité alimentées par les croissances émergentes, les paranos brandissaient des pancartes et gueulaient des revendications légitimées par le droit d’être malade. Des flics en bras d’chemise arpentaient les marges où se garaient les véhicules venus de la campagne environnante chargés de filles aux grosses chevilles. Moi, je voyais ça comme si j’avais pris quelque chose qu’y fallait pas prendre à proximité d’un zeppelin sur le départ. John Cicada m’avait embrassé avant de sauter sur le tarmac et aussitôt les gens avaient pensé que j’étais de sa famille et que sans le gyrophare on aurait pu nous confondre et expédier le fils à la place du père dans une aventure qui était peut-être la dernière. Enfin, j’avais parlé dans ce sens à un journaliste de la télé, avec ce qu’il faut de différé pour laisser aux politiciens le temps de réagir avec une avance appréciable. J’étais pas contre. J’ai même eu droit à une minute de silence qui me concernait pas mais qui n’avait pas trouvé preneur.

— O. K., K. K. K.

 

Et je continuais.

— Vous savez que vot’papa y va sauter sur Shad City pour régler le problème ?

— C’est la seule solution. Vive papa et le comte !

J’étais photogénétique. Sally Sabat me fit remarquer que j’avais deux profils et qu’on pouvait me confondre avec l’ennemi. J’ai ri trop tard, hors antenne, et ça m’a porté préjudice. Qu’est-ce que vous voulez faire s’il est trop tard ?

— J’savais pas…

Papa était entré dans le sas et il recevait sans doute les instructions du Maître de Saut. La mission ne pouvait que se conclure par un succès qui serait un pied de nez aux Russes dans le cul des Américains. C’est ce que disaient les journaux. On avait besoin du pied de nez des Russes pour botter le cul des Américains et la croissance chinoise baissait d’un cran suffisant pour chatouiller le fantôme iranien. Pendant ce temps, papa prenait note de ce qu’il fallait pas faire et je m’demandais à quoi ça servait d’avoir été si intelligent si c’était juste pour sauter dans le plat.

— Vous le voyez à travers la transparence de la carlingue ? Il se penche sur une épaule pour mieux comprendre. Il a déjà le parachute sur le dos. Quelqu’un ajuste la pression des sangles. Une étincelle jaillit. Ce n’est rien. On n’a rien vu. On se tait. Peut-être que la minute suivante nous dira si nous avons eu tort de négliger cet incident accessoire. Maintenant, changez la couleur en appuyant sur le bouton qui vient de s’allumer. Que voyez-vous ?

— Je voyais le sas encore ouvert. Papa était éclairé par la lampe torche de l’instructeur qui examinait les réactions sous-jacentes du missionnaire, communiquant en temps réel avec le Central Exterminateur qui agissait aussi en bas et à droite de l’écran que je surveillais parce que j’étais chargé des paramètres sécuritaires. Qu’est-ce que je savais de l’environnement hostile ? Ce que savait tout le monde, à ceci près que j’étais en mesure d’interpréter la seconde de trop. Si je réagissais trop tard aux sollicitations qui brouillaient le regard de papa, les radars repéreraient le parachute et c’en était fini du papa qui avait donné son nom à mon malheur.

— Vous êtes qui, vous ?

— Je suis John Cicada et je ne suis pas en train de me préparer à sauter au-dessus de Shad City pour atteindre le cœur du système d’autodestruction qui m’a donné une chance de survivre au Déluge. Voici ma cathode indentifiante.Vous s’rez surpris par la qualité du matériel.

— Alors qui c’est le type dans la soute du zeppelin ?

— C’est papa. En fait, on s’est pas rencontré quand c’était le moment. On a perdu du temps avec des femmes, dont une est un homme.

— Vous voulez parler de Sally Sabat et d’Alice Qand ?

— C’est elles qui parlent en mon nom, m’sieur !

— Vous pouvez pas rester sur le tarmac. Remontez. Ils vont lâcher le premier taureau. J’aim’rais pas recoller vos morceaux. C’est c’qu’ils m’obligeront à faire si le taureau vous met en pièces. J’ai perdu la main, mec !

— DOC !

— Lui-même, mon p’tit bichon !

— Justement, j’avais besoin de…

— Vou zavez besoin de rien, John ! D’ailleurs, j’trafique plus depuis que j’ai connu la réalité des Prisons et de l’Hygiène. Vingt ans d’ma vie ! Ça a fait d’moi un assassin potentiel. Vous voulez que j’vous montre les plans ?

 

DOC et moi on était sur le tarmac, bavant sur les conditions d’existence qui font de nous des praticiens de l’instant au détriment de l’Histoire qui du coup a l’air d’un roman de gare. On s’tapait sur l’épaule pendant que le zeppelin envoyait dans la nuit des jets phosphorescents qui éclairaient les escadrilles de reconnaissance et de protection rapprochée. On avait rien à faire sur le tarmac puisqu’on était pas invité au voyage. Moi encore moins que DOC qui pouvait se prévaloir de sa connaissance du corps humain.

— Si vous voulez pas monter, nous dit un flic à travers la barrera, restez pas. Le premier taureau est lâché depuis une bonne minute. Y devrait pas tarder à arriver si on est au bon endroit. Oh ! Zavez vu le zeppelin ? J’en navet jamais vu zavant. Ah ! Ce que c’est beau vu d’ici !

— O. K., K. K. K.

 

DOC avait encore un peu de fombre à portée de la main. Le flic devait s’en douter à la couleur de mon nez. Il grimpa sur la barrera et s’accrocha à la tignasse d’une opposante qui avait amené des enfants pour pas parler dans le vide. On vit arriver le Masque métopage qui haletait du sang comme si le taureau n’était pas loin. Alice Qand m’étreignit au passage et je participais à l’effort pour se mettre à l’abri de la fureur de l’animal qui promettait beaucoup et tiendrait sans doute au moins autant. DOC voulait se rendre compte par lui-même. Il demeura un peu à l’écart, non sans s’exposer à un danger imminent qui piétinerait mon bien le plus précieux, un appareillage miniaturisé qui synthétisait la fombre sans l’intervention des Iraniens, une technologie mise au point in extremis avant la disparition de cette civilisation à qui je devais au moins la pratique obstinée de la joie.

— Mettez-vous à l’abri, DOC ! gueula le flic en arrivant au sommet.

Mais DOC n’avait pas l’intention de laisser passer une pareille occasion de saigner, d’être brisé et d’en souffrir atrocement. Mon témoignage ne suffisait plus depuis longtemps à satisfaire sa curiosité de scientifique tombé dans le piège du plaisir à exemplaire unique. On vit le taureau foncer sur lui sans s’laisser distraire et un jet de sang se répandit sur nous, brûlant comme la passion qui le justifiait. Je poussai un cri de détresse dans l’espoir d’attirer du secours, mais DOC était déjà dans le ciel, happé par le tourbillon des dépressions provoquées par le Daimler. Il entra directement dans la soute et salua aussitôt son ami John Cicada qui ne cacha pas son étonnement.

— Mais enfin, dit John Cicada, j’ignorais que les taureaux exerçaient sur vous ce genre de fascination !

— Vous m’connaissez mal, John, dit DOC en caressant les petites têtes têtues de Plum et de Ram qui s’agitaient dans la confusion la plus totale. J’ai plus d’un tour dans mon sac. John ! Renoncez ! La mort… !

— Je m’fiche de la mort, dit John Cicada. J’ai un remplaçant.

— Justement ! J’en viens ! Et je n’comprends plus !

John jeta un œil distrait dans la lunette pointée sur moi.

— Il a bien fait son travail jusque-là, dit-il d’une voix tranquille.

Il m’adressait de petits saluts que je recevais après analyse granulaire. Ça m’faisait même mal d’en apprécier les marques d’amour.

— J’vais sauter, déclara-t-il. Ya rien d’autre à faire. J’ai plus envie d’savoir ce qu’on pense de moi quand je cesse de penser aux autres. La météo est bonne.

Il montra les prévisions à DOC qui pointa son scalpel sur un détail gênant.

— On appelle ça un nuage de preuves, John, expliqua-t-il. Ils vont vous consteller d’accusations tangentes avant même que vous ne touchiez le sol. Je vous laisse imaginer…

— Ah ! Cessez d’imaginer à ma place et nourrissez mon double avec la meilleure hallucination possible. Regardez ! C’est rien qu’un employé. Il a même une identité quand il ne travaille plus. Il sait même pas ce qui va lui arriver… ce qui va M’arriver… Donnez-lui ce qu’il demande, DOC. Il est foutu et c’est pas à cause de cette cochonnerie !

DOC recula, mais pas plus loin que l’entrée du sas où s’étaient réfugiés Plum et Ram couverts d’étiquettes comme les bagages. L’air de la nuit le rendit soudain mélancolique et il confessa à voix basse qu’il avait lui aussi sérieusement pensé au suicide. Mais comment disparaître si les gens honnêtes ne disparaissaient plus au profit des personnages historiques ? Il avait aussi un remplaçant. C’était même un ami prêt à tout pour que ça se passe bien, comme c’était prévu par les Usages. Il avait pas vraiment envie d’en parler, mais il en parlerait forcément un jour, et alors il serait trop tard pour…

— Continez, John. Il vaut mieux que ce soit vous qui continuiez. J’suis pas doué pour ces choses qui sont comme qui dirait des choses de l’esprit qu’on a envie de raconter et d’expliquer même si c’est pas donné à tout le monde de passer à la télé pour que les autres se sentent moins seuls. Vous êtes John Cicada et vous allez sauter sur Shad City pour résoudre vos conflits internes.

Je suis John Cicada. Je sais pas encore si je vais sauter. Je sais même pas que quelqu’un ou quelque chose me poussera dans le vide si je trouve pas la force d’ouvrir les yeux dans le noir.

 

Vous êtes John Cicada. Vous savez que vous allez sauter. Vous savez que quelqu’un ou quelque chose vous poussera dans le vide si vous ne trouvez pas la force d’ouvrir les yeux dans le noir.

— O. K., K. K. K. !

 

Je voyais ! Je voyais ! Je voyais !

— Le commandant veut vous dire un mot, John. Rectifiez la position.

— O. K., K. K. K. !

 

— Mon cher John, dit le commandant, la Nation ne sait comment vous remercier d’avoir accepté cette mission que personne d’autre que vous ne peut mener à bien. Alors au nom de Tous, merci cher confrère !

J’reconnaissais à peine le vieux Roger Russel que j’avais connu en temps de guerre, mais il y avait si longtemps que j’avais perdu la saveur amère de ces combats contre les ennemis de la démocratie. Je crois qu’on avait gagné uniquement parce que ces ennemis se battaient aussi entre eux. Ils voulaient diviser le Monde en autant de particularités culturelles. Il ne leur restait donc plus qu’à détruire le Monde Démocratique où la diversité des usages et des mœurs confinait à l’obscénité et au crime. J’avais reçu cette leçon d’Histoire en plein combat contre les forces du Mal. Autant dire que je n’en avais retenu que les raisons de se battre et de grimper de plus en plus rapidement sur l’échelle des réponses disproportionnées. Roger Russel avait changé de camp sous l’influence du fric. Ça l’empêchait pas d’abuser du Métal quand il en avait besoin pour compenser les effets sournois de la vieillesse et peut-être même de la mort. Maintenant, il portait élégamment l’uniforme des Brigades Internationales, exhibant quatre galons d’or et d’argent sur la manche droite. Il me remit le message officiel écrit en kinoro encore vivant. Je déchiffrais difficilement depuis que j’étais plus ce que j’avais été avant d’accepter ce poste de remplaçant au pied levé. Ma pompe à merde se laissait influencer par un joint périmé au montage. Des acides remontaient jusqu’au cerveau et pouvaient plus redescendre à cause des métacircuits grillés au feu de bois comme si je devais mon apparence à l’imagerie chevaleresque coloriée par la canaille. J’arrêtais pas de demander au système de rectifier les données biographiques. Quelque chose m’empêchait d’aller au bout de mes raisonnements.

— Si vous arrivez pas à raisonner, disait le sous-système chargé des dysfonctionnements annexes, suivez le guide qu’on vous a remis à l’entrée, mais surtout PAS DE TRANSE ! PAS DE TRANSE POR FAVOR !

Aussi, j’évitais tous les sujets à transe, du genre « qu’est-ce que je fais demain si j’ai pas le pognon pour le faire ? » On était un tas de phénomènes contradictoires dans le trou aménagé pour observer nos attouchements sexuels et j’ai pris l’habitude de caresser les gosses où qu’y faut pas les caresser. Or, John Cicada n’était pas pédophile. Yavait donc souvent erreur sur la personne et je m’faisais taper sur les doigts pour souffrir à la place des véritables responsables des perversions qui affectaient ma pensée avant de foutre en l’air ma vie sociale et mes revenus vitaux. Ils étaient au courant de tout et malgré cette connaissance approfondie par la pratique de l’anus et du gland, ils revenaient pour me confier le sort parallèle de celui qui s’était appelé John Cicada avant même que j’ai su qu’on pouvait aussi parler avec la bouche. De fil en aiguille, je m’suis retrouvé en plein pétard au volant d’un engin capable de réduire Téhéran en poussière et ses habitants en fombre de premier choix. Je suivais le cul béni de Roger Russel qui décrivait des courbes dans le ciel saturé de combustions. De temps en temps, je l’enculais pour lui faire plaisir, fourrant mon radar dans sa chaudière, et c’était reparti pour un tour, entre la frustration à laquelle les décisions politiques nous réduisaient et les petits plaisirs inspirés par la mort qu’on voyait progresser malgré tout au cœur de la société iranienne. On se posait sur des porte-avions que des filles criardes envahissaient à l’heure des piquouses. J’étais le premier arrivé parce que Roger Russel, qui allait grimper bientôt sur l’échelle sociale, avait fait le choix de la discrétion et des explications préparatoires exigées par sa vocation de cul béni et de délateur zélé. J’avais jamais autant baisé et mon corps commençait à réclamer des compensations budgétivores. J’étais au bord de la faillite à cause de mes sens, sauf le sixième qui prévenait sans s’engager dans la merde sociale à quoi je condamnais les autres. Roger Russel m’a pissé une première fois en plein visage alors que j’allais me jeter à l’eau dans le sillage où les vedettes de la marine iranienne venaient crever comme des mouches dans un évier. Il m’avait retenu par la queue et je m’étais mis à chier parce que j’avais peur de mourir et que j’en avais besoin.

— De la peur ou de la mort ? me disait-il maintenant.

J’avais évoqué ni l’une ni l’autre. J’avais parlé que de succès, voire de victoire. J’étais même pas sûr de ce que j’allais foutre à Shad City. Pourquoi évoquait-on le temps passé ? Est-ce que ça allait recommencer ? J’étais censé avoir l’âge de la retraite plus pas mal d’années de jouissance du système compensatoire qui m’avait sacrément ramolli question prémonition. Il me trouvait assez bien conservé jusqu'à la ceinture, mais en dessous, j’étais plus à la hauteur des femmes que j’avais pourtant dépassées toute mon existence. Il me montra des photos de la première femme. Je reconnaissais les yeux, que je pouvais pas oublier parce que je les avais crevés. Le reste me disait rien. J’entendais mon cerveau qui voulait oublier même si ça faisait un bruit incongru qui aurait dû me faire honte.

— Vous n’avez pas répondu à ma question, John !

— J’ai peur de la mort, mec. Tout c’qu’ya d’plus normal.

— Vous deviez avoir mort de la peur, John. Quand donc arrêterez-vous de vous trafiquer sans connaissances médicales ? Je suis sûr que si je fouille vos poches, je trouverai…

— …l’estac, les boulons, une touffe de poils laissée sur une chaise par la mère de Sally et quelque chose que vous n’avez jamais vu parce que ça existe pas tencore !

— Sacré John ! Vous n’avez pas changé.

— J’ai changé, Rog ! Je m’reconnais plus tellement j’ai changé. Mais j’ai toujours ce truc que personne ne connaît. Tout le reste est bon à 90%, Rog.

 

Il avait amené un chien pour la soif. J’aime pas trop les boissons qui bavent sur les doigts. Une rondelle de saucisson me tranquillisa. Roger Russel ne buvait pas parce qu’il était de service. Il s’enfonça le saucisson dans le cul et me supplia de continuer de le couper en tranches aussi fines que possible.

— Nous arriverons au-dessus de Shad City dans dix heures, dit-il dans le micro. Surveillez le pilote automatique. C’est du chinois.

De l’autre côté de la paroi transparente, le Maître de Saut s’impatientait. Il m’avait juste demandé si j’avais déjà sauté.

— En urgence, répondis-je par le canal néphrétique. Seulement en urgence, mec. Jamais pour le plaisir.

— J’vous souhaite bien du plaisir, Monsieur. Mais j’en doute. Ces missions se terminent toujours mal.

— Pourvu qu’ça commence bien, mec !

Il sourit. Son baiser humide se posa sur la paroi, laissant une trace jaune qui se mit à couler. Aussitôt, son index inscrivit des signes dans cette matière. Roger Russel haussa les épaules.

— Ça veut rien dire, John, commenta-t-il. Mais je vous conseille d’écouter sa leçon. Il y est notamment question des courants d’air ascendants qui montent des endroits chauds de Shad City. Je m’suis fait piéger une fois. Et j’ai dû faire l’amour à un camé iranien qui contenait de la fombre à l’état naturel. C’est pas mon meilleur souvenir. Ça vous dirait de pisser ? On passe au-dessus d’une installation aquatique russe. Ils disent pas non si on a pas bouffé de l’oignon. Pissez, John ! Vous avez pas mangé de l’oignon ? Alors pissez !

Je pissai sous le regard froncé du Maître de Saut. En bas, les Russes poussaient des cris de joie, barbotant dans les piscines où sautillaient des poissons rouges. J’avais jamais vu autant de gueules ouvertes. Et tout ça, pour un peu de pisse que j’avais même pas eu la présence d’esprit de tartiner à l’oignon. Roger Russel m’encourageait, pressant à deux mains ma vessie, la queue bien droite entre mes reins des fois que j’aurais pas compris. Derrière la paroi, le Maître de Saut avait l’air complètement désespéré. Il affilait la tranche de son sabre avec sa queue.

— Bonne pisse ! gueula un Russe.

Il avait la gueule ravagée par l’abus d’acide. Il tirait une langue bleue que ses doigts charcutaient dans un vomi effervescent. À poil alors que tous les autres étaient fringués, il tentait de s’arracher la peau sous prétexte qu’elle lui faisait mal. Des écailles dures nous atteignirent en plein visage. Je craignais l’intoxication, voire la contagion, mais Rog Ru me rassura :

— Ça se mange ! couina-t-il.

Ça avait l’air bon. Le Russe m’envoya une poignée de son truc.

— C’est un produit similaire à la fombre iranienne, expliquait Rog Ru en se remplissant la gueule à pleines dents. Ça s’appelle du Temps. Ouais, ouais ! Du Temps ! Ils choisissent le plus gras d’entre eux et le plongent dans la pisse occidentale. Voilà comment ça se passe, hein les mecs ? De la graisse de gros Russe et du purin occidental, c’est du Temps !

— Ya pas comme le Temps pour être au top, mec ! gueula le Russe qui grimpait le long de la corde chargée de remonter les informations du sol où elle traînait, agitée d’étincelles électriques et toute tirebouchonnée au bout à cause des gosses qui s’amusaient avec.

Il avait l’air heureux, ce mec, après tout. On l’avait choisi. Moi aussi, on m’avait choisi. Il fournissait du temps, et bientôt il aurait plus assez d’énergie pour continuer ce métier de fou. Ses yeux en parlaient clairement et ça faisait pitié. Je savais pas de quoi parlaient mes yeux. De la même chose peut-être, mais en kinoro parce que nous, on était le peuple du kinoro, on parlait plus les langues mortes à force de déconner avec la littérature. Le kinoro, mec, c’est une langue qu’on parle pour dire les choses après. J’sais pas si tu saisis la nuance… Nous, on parle après. Jamais avant. Et pendant, on ferme nos gueules pour laisser parler les autres et sauver les langues mortes pour pas mourir imbécile. Le Maître de Saut frappa la paroi avec son index replié. Il avait quelque chose à dire à propos du saut que j’allais effectuer. Il se foutait pas mal que je saute pour le bien de Tous.

— Si vous voulez sauter au bon endroit, dit-il, je vous conseille de sauter avant.

— Avant quoi ?

— Avant d’sauter !

Il me conseillait la désertion à un moment où mon esprit voulait clarifier mes positions relatives au génocide auquel j’avais participé uniquement pour voyager à l’étranger. Roger Russel ne disait rien. Il donnait des ordres aux mécaniciens parce que ça sentait l’huile cassée. Une fuite d’hélium agaçait son oreille de mélomane. Une mouche de plus et il s’énervait à mes dépens.

— J’aimerais bien pisser encore, dis-je au Russe qui s’impatientait, mais j’ai plus envie…

— Les nouveaux zont des reins secs comme des raisins, constata-t-il.

Il avait presque atteint la porte de la soute. J’agitais la queue d’Alice Qand pour lui montrer que j’étais pas responsable des nouvelles méthodes d’engraissement des nations émergentes. Le Masque métopage s’ajusta encore à mon visage. Le Russe, qui s’était encore rapproché, ouvrit sa trousse à outils et en sortit un cadran analogique qui chauffait alors qu’il avait pas encore appuyé sur le bouton. Il revenait de l’Enfer, me souffla Roger Russel qui voulait m’aider.

— C’est un truc que je fourre dans le cul des ceusses qui m’paraissent suspects, dit le Russe sans déconner le moins du monde.

— Pourquoi qu’c’est-y que j’s’rais suspect ? criai-je dans le micro.

 

J’savais pas que les passagers regardaient le film, sinon j’aurais mieux joué. Je jouais mal parce que j’en avais marre de parler des langues mortes pour me faire comprendre, en un temps sans doute maudit où on causait mort ou encore vivant. Le Russe me montra comment ça fonctionnait. Derrière le masque que je portais un peu de traviole pour avoir l’air coquin, Sally Sabat accepta de donner son cul sans condition, ce qui m’étonna. Je dissimulai alors mes sentiments, toujours derrière le masque et malgré le poids du parachute et de la minicentrale de communication. Le cri qu’elle poussa me réveilla. Je dormais pas vraiment, mais je rêvais en marge d’une réalité obstinée. Le truc que le Russe se proposait de faire fonctionner avec l’aide consentante de Sally Sabat, c’était MON truc ! J’avais pas l’air con, mec ! J’te raconte ça comme si ça venait d’arriver, mais c’est vieux comme le Monde.

— Vous voulez plus sauter ? me demanda Alice Qand.

Elle voulait sauter avec moi, avec Tous ! Ils avaient recousu son prépuce avec une corde à sauter, bonne blague que le Russe apprécia. Il mit le pied dans la soute, admirant tout de suite l’intérieur hautement technologique dont Roger Russel décrivit les zones obscures avec l’arsenal de détails à débiter en présence de l’ennemi potentiel. Le Russe était noyé. Le Maître de Saut traversa la paroi pour le soutenir, profitant de l’aubaine pour arracher quelques écailles de Temps qu’il fourra dans sa poche. Il cligna de l’œil dans ma direction, mais j’avais pas l’intention de le dénoncer. Si ça arrivait, c’était sous la pression des systèmes qui agissaient en moi pour que je change pas à la première sollicitation des profils injectés par l’ennemi au sein même de ma pensée et des organes sécréteurs de l’instinct de conservation. J’en avais l’eau à la bouche.

— Maintenant que vous connaissez la maison, dit Rog Ru au Russe, vous prendrez bien le temps d’en profiter ?

Le Russe poussa un hurlement de joie. Plum et Ram ramassèrent les écailles et les mirent hors de portée du Maître de Saut qui grogna comme un chien. Était-ce le moment de sauter avant ? Il avait l’air de plus rien en savoir, le Maître. Il me tournait le dos pour rapprocher son bras droit du Russe dégoulinant de matière temporelle. Sally Sabat s’intéressait à toutes les choses nouvelles qui pourraient trouver place dans son cul. Elle minaudait, collée au front buté d’Alice Qand qui avait sommeil et bâillait à grande eau. Je réitérai ma question :

— Est-ce le moment de sauter avant ?

Ils étaient maintenant occupés par le Russe qui donnait sans compter et recevait sans retenue. Je pouvais voir la terre peuplée uniquement d’arbres. Les feux de camp russes avaient disparu. On entendait même plus les balalaïkas et les accordéons à bretelles. De temps en temps, la terre se rapprochait à l’occasion d’une colline surmontée d’un poste d’observation allié. On survolait une terre amie. Ça se sentait à la tranquillité des approches. J’étais pas vraiment confiant, mais ça allait, mec. J’allais bien parce que je voyais plus le mal et j’angoissais en profondeur parce que ça m’disait rien de continuer à éluder les vraies questions, celles qui revenaient à l’origine de ma souffrance et surtout celles qui voyaient à travers les murs de l’obstination et du désert. J’étais là, à des milliers de pieds de la terre ferme, au bord du vide et du noir complet, et je participais pas à la joie qui commençait à se communiquer aux ponts où les voyageurs se disputaient les hublots et les petits-fours.

 

L’Humanité festoie dans les zeppelins, disaient les journaux. C’était un peu vrai. Il restait douze heures avant le Grand Saut. Je festoyais avec des gens pressés, participant à des conversations brouillées par des émissions de pollens agoraphobiques et de semences terroristes destinées à la jeunesse. Ces réunions en vase clos m’ont toujours inspiré la pratique du sarcasme, voire de l’épigramme. Paraît qu’papa était poète quand il faisait pas autre chose. Ça plaisait aux dames et pas à maman. Elles s’en souvenaient encore et gâtaient joyeusement ma période de préparation au Saut. Le maître de Saut était d’ailleurs inquiet. Il me pinçait chaque fois qu’une de ces dames se souvenait brusquement d’avoir aimé ce gros patachon d’homme qu’avait été mon papa. J’étais sous le charme, mais le parachute m’interdisait la contorsion érotique au point que j’en concevais une amertume nuisible à la suite des opérations telles que le système partagé les avait définies depuis longtemps. Fallait que j’me fasse à l’idée que j’étais encore rien quand ils avaient planifié mon Saut et que j’étais devenu quelque chose à partir du moment où j’ai accepté de travailler pour eux. J’expliquais ça à des dames au nez passablement gris. Elles secouaient de noirs chapeaux et se dandinaient à l’approche des plateaux que des larbins en uniforme 18e siècle faisaient dinguer au cœur même d’une foule que la Direction du BV avait voulu dense et agitée de l’intérieur par mes propres idées. C’que j’buvais s’échappait aussitôt par des trous. Le gros Russe dégoulinait lui aussi, mais comme une motte de beurre harcelée par une chaude après-midi portée par le gazouillis des plumitifs et les errances harmoniques d’un orchestre qui écoutait en même temps les nouvelles à la radio. Mais les dames ne voyaient pas le temps passer et leurs nez piquaient le cadran de leurs goussets portés en collier sur des poitrines découvertes. Roger Russel avait demandé à des zélateurs de surveiller mon approche du festin. Ils étaient une bonne dizaine de Chinois casqués qui se tenaient à distance sans cesser d’exercer leurs corps à la détente. Une dame était montée sur mes épaules pour me communiquer ses impressions passagères. Le Russe lui envoyait des écailles de Temps pour pallier un ennui compréhensible quand on a un peu de jugeote. Et j’en avais. J’arrêtais pas de penser et je me voyais toujours pas les pieds sur la terre ferme de Shad City, douze heures avant que ça arrive comme c’était écrit depuis longtemps. Je m’sentais forcément seul. Le Masque métopage ne me quittait pas d’une semelle, mais je sauterais sans lui puisque qu’en bas, tout rentrerait dans l’ordre si j’avais été bien fabriqué comme ils le prétendaient. Je montrais mon gyrophare intégré aux curieux qui ne l’avaient vu que de loin à la télé. Ça en faisait des occasions de se taire ! Mais j’me taisais pas. Je parlais ! Je parlais ! Et les écrans de contrôle vérifiaient encore et encore les paramètres du Saut que le Maître contestait avec une vigueur de connaisseur des dessous de l’affaire. Il lui arrivait même de penser à ma place et j’arrivais pas à m’excuser auprès des Autorités. Qui c’était ce Russe dégoulinant de Temps Qui Passe ? La réponse se trouvait après. Et le maître continuait de me conseiller la désertion.

— Si vous sautez maintenant, me dit-il en aparté, vous sauverez une peau qu’ils sont en train de passer au peigne fin des connaissances biologiques contemporaines.

— Mais c’est même pas une peau, mec ! T’as vu Frankie-la-queue et Bernie-le-frimeur ? Sans eux, ya pas d’peau ! Je m’débinerai avant l’heure.

— Vous avez tort, mon ami. On peut très bien vivre sans kiki et sans qq.

— Vous vivez sans, vous ?

— Non. Mais j’ai pas beaucoup de souvenirs. Ça m’manque pas. J’ai même un boulot et un plan de retraite.

— Ah ! Les fonctionnaires ! Ça m’fait gerber chaque fois qu’j’y pense.

On était pas fait pour s’entendre. On parlait peut-être pas des mêmes choses. Dans le hublot, je voyais le temps passer, noir et pourtant facile à comprendre, surtout quand les loupiotes de la tentation s’allumaient sous l’influence du discours du Maître. Je pouvais voir les feux de camp et les adeptes qui s’y collaient, nus dans la nuit qu’ils crevaient et qui s’ouvraient pour laisser pisser sa lumière purement explicative des contentions auxquelles l’Homme présent se soumet parce que le choix se limite à la douleur et à ses crans.

— Vous avez-t’y sauté vous-même ? me renseignai-je auprès du Maître qui avait le droit de boire à condition de pas m’en donner.

— J’ai jamais eu le choix, mon ami. Ah ! Si j’avais cette chance ! Mais j’ai qu’une face et c’est celle que tout le monde voit.

J’étais pas aussi heureux que j’aurais dû d’avoir au moins deux faces. Les faces, ça vous transforme en girouette, en miroir aux alouettes, en fille de joie. En trente ans d’existence, j’avais fait le tour de rien et pourtant j’étais équipé pour ça.

— Vous êtes un con, dit le Maître.

— À qui qu’vous parlez, mec ? À ma personne ou au type que je remplace ? C’est kiki va sauter ? Qu’est-ce que vous buvez ?

— J’ai pas envie de vous donner le sein, John ! Y zont même pas besoin de me l’interdire. J’suis d’accord avec eux.

Il était prêt à s’arracher les seins et à les jeter dans une poubelle si étroite que j’avais aucune chance d’y entrer. Le Russe essaya la poubelle pendant dix secondes qui me parurent durer une éternité. Or, il me restait douze heures à vivre. À travers les barreaux, me retenant de chier pour me constiper volontairement, je m’évertuais à gratter le Russe dans le dos, là où il avait des boutons crucifères. Le Maître fignolait pourtant le trou avec une application de fillette qui s’exprime dans un cahier d’écolier au lieu de prendre le taureau par les cornes et de se laisser emporter dans les rues de Pamplona. J’avais connu une fille de ce genre. Elle avait de beaux genoux et des mains de pianiste. Ah ! C’était pas l’moment d’y penser. Et le Russe se retournait pour me confesser que jamais personne ne l’avait gratté d’aussi près. De loin, Rog Ru examinait les à côté de la scène où j’étais un figurant de trop. J’arrivais même pas à apprécier la douleur. J’avais trop d’choses à dire et pas assez de temps pour lécher l’objet que j’aurais pu chier si j’avais eu un cul.

— Ça va, dit le Maître de Saut. Ça va bien.

Il parlait du trou. Je savais qu’une partie de moi-même l’aidait à creuser, mais j’étais pas motivé pour sortir du zeppelin avec de l’hélium en fuite. La passerelle qui joignait la soute à la carlingue était déserte. Et celle qui reliait la carlingue au poste de pilotage semblait indiquer que des transparents étaient à l’œuvre. J’dis ça parce que Roger Russel s’y tortillait pour aller dans un sens ou dans l’autre. Il les évitait, quoi ! Donc, il les voyaient ! Il se passait donc quelque chose que l’Humanité était pas venue voir. J’étais encore le Témoin. Et j’avais pas la langue pour le dire parce que le kinoro n’est pas la langue de la langue. C’est juste un truc dont on se sert pour pas avoir l’air plus con qu’un élève du cours élémentaire. Ça faisait blblblblkrkrkr dans ma tête, preuve que j’allais pas bien et que j’arriverais en bas la tête la première. Le Maître de Saut apprécia la nuance, car je nuançais maintenant, à douze heures du point de chute que j’avais pas choisi sans me laisser influencer par les conseils éclairés du sous-système-sous-jacent. Le ciel était noir, presque inexistant, et dessous, c’était pareil. On était la seule lumière et on voyageait au-dessus de tout et entre les possibilités de retour. Et pas une seule de ces dames, car la tribulation n’était composée que de femmes, pas une de ces dames n’avait l’air de se soucier de ce qu’elle dirait quand je serais plus là pour la contredire.

— Je s’rai plus là moi non plus, dit le Maître de Saut.

C’était incompréhensible. Ça collait pas entre les faces. Et si je collais comme on m’avait appris, je reconnaissais rien, ça ressemblait à rien, c’était comme si je me regardais dans le miroir d’un autre et que c’était justement son intention.

— Prenez un verre d’eau gazeuse, John, me conseilla le Russe. Des fois, on y trouve des traces d’alcool. C’est un produit industriel, forcément avec des traces qui n’ont rien à voir avec l’eau ni avec le gaz kolokique. Appuyez sur le bouton après avoir inséré une pièce. C’est comme ça que ça marche, komrad.

 

Ils avaient oublié l’horloge. Paraît que j’en avais une interne. Je sentais rien question tic-tac. J’avais l’impression de glisser, sans intervalles de souffrance. J’étais peut-être déjà mort. En tout cas, d’après le prompteur, j’avais beaucoup pêché. J’voyais des poissons partout. Et ça m’donnait soif. Mais si j’avalais des choses pas catholiques, mes trous giclaient aussitôt dans les poubelles de l’Humanité et les dames me le reprochaient strictement en cessant de me sucer la bite.

— Zavez pas d’bite, komrad, dit le Russe. Zavez rien pour baiser. Y zappellent ça la castration chimique. Vous la voyez même plus. Et ce que vous touchez est un produit de votre imagination.

 

J’croyais pas qu’c’était compliqué comme truc magique au service de la survie et de la chance de se refaire. Je touchais rien, O. K., K. K. K. Et j’étais assis sur le plus gros trou que j’avais jamais pu imaginer. On peut pas s’imaginer un trou pareil avant que ça arrive. Vous savez rien à ce moment de ce que la mort signifie vraiment. Yen a qui crèvent en l’air, avant même de toucher le sol. Ils vous montaient illico le film de votre vie avec générique de fin et versement des droits aux pauvres qui vivent dehors comme d’autres meurent dedans. Une p’tite signature et hop ! vous vous retrouvez au bord du trou avec un rôle à jouer qui va durer 30000 pieds divisés par le rapport accélération/vitesse maximum autorisée. Ils m’avaient pas dit combien ça faisait, mais j’en connaissais le prix. Douze heures dans un zeppelin avec des dames en chaleur et un équipage aléatoire doublé de transparences extrêmes que des fois on se sent dingue d’y croire au profit des indices. Le Russe renouvelait ses encouragements au suicide toutes les dix minutes, mais le calcul était trop compliqué et j’arrêtais le temps en attendant qu’il passe par tous les trous que j’avais creusés avant de pécher.

— Vous v’nez encore de laisser passer une bonne occasion de pas mourir idiot, regretta lentement le Maître de Saut.

Yavait de la lumière en bas, dans le genre chaumière avec des enfants dedans et un trou d’cheminée que j’aurais pu m’enfiler en dehors de la nécessité d’aimer ce qui se laisse enculer sans déposer plainte. Je voyais les arbres de la clairière et le commencement prometteur d’un chemin dont la clôture étincelait. Ça aurait pu me faire rêver, pas à cause des gosses, mais parce que la femme en question était capable d’aimer. J’en avais la larme à l’œil. Le Russe bouchait mes trous avec des écailles de Temps. Et la douleur se précisait.

— Moi, dit-il comme s’il lisait la Bible, j’aimerais bien savoir combien de temps il me reste, mais j’veux mourir sans l’aide de la Maladie ni de la Justice. J’suis assez malin pour ça.

Il souriait comme s’il avait déjà gagné. Il m’offrit une clope et le feu qui va avec.

— C’est pas avec ça que j’vais m’suicider, dis-je en riant comme un bébé dans son bain. Et j’aurais pas l’temps d’attraper une maladie.

— Vous êtes déjà mort, dit-il.

— Que nenni ! s’écria le Maître de Saut. Vous verrez c’que c’est, Shad City, quand vous y serez !

— Mais j’ai déjà habité la City ! m’écriai-je à mon tour.

— C’est c’qu’ils vous ont fait croire, mon ami ! Mais c’était que la préparation d’un complot dont vous ne serez qu’un pion. Vous devriez normalement savoir ce qui vous attend. Seulement, voilà, vous êtes un optimiste !

— Ah ! Ça alors ! continuai-je de m’écrier.

Le Russe ralluma ma clope.

— La trempez plus là-dedans, komrad, dit-il en comptant les clopes dans son paquet de clopes qui contenait aussi des cartes postales.

Je m’pissais d’ssus comme une fillette en bas âge. C’que c’est d’avoir la trouille pour des riens !

— Mais c’est pas des riens ! s’écria le Maître de Saut.

— Et si c’que racontent les curés et les mollahs était vrai, hein ?

 

Qu’est-ce que je bavais pour pas avoir l’air con ! Le Russe haussa ses épaules graisseuses et refit le calcul des clopes. Une par heure, mec, voilà c’que je pourrais fumer au lieu de boire directement à la bouteille. Ils vous envoient au combat avec des armes, mais sans abuser sur les injections de remontant. Beaucoup d’armes et un peu de vin. Tout ça parce que beaucoup de vin c’est des armes foutues en l’air. Qu’est-ce qu’ils font des ceusses qui préfèrent le vin au combat ? Ils les enferment !

— C’est pas vrai ! s’écria le Russe qui voyait plus d’raison de pas s’écrier ensemble.

Il leva le nez vers le plafond, devinant des preuves de ce qu’il allait dire pour m’informer.

— Ils m’ont pas enfermé, dit-il, alors que je bois beaucoup de vodka.

Il avait l’air vraiment tapé à force de sincérité déviante. Combien il restait de clopes dans le paquet ? Et c’était quoi ces cartes postales ? Ils les avaient reçues ou il avait oublié de les envoyer ? Ça n’avait peut-être rien à voir avec l’oubli. Pourquoi je m’obstinais à penser que c’était à cause de l’oubli ? Il en savait rien. Je regardais mes trous pisser ce que j’avalais en vain. Sur la passerelle qui nous reliait au poste de pilotage, il se passait rien d’autre et Rog Russel me souriait sans chercher à m’encourager. Il paraissait plus jeune de loin et la nuit environnante le rendait mystérieux comme un conte à dormir debout. Il surveillait mes signes de révolte et craignait peut-être que j’en trouvasse les mots. J’en avais trouvé quelques-uns d’ailleurs et certains n’étaient pas étrangers à ma situation.

— Ça doit être super de pouvoir boire trop, me dit une dame qui avait passé l’âge des bonnes mœurs.

— C’est c’que c’est, m’dame, dis-je. Et vous pouvez en penser c’que vous voulez. Je m’rappelle plus à quel âge j’ai commencé. J’en ai jamais rien pensé.

— Il badine, dit le Maître de Saut. Il sait très bien pourquoi et pas grand-chose comment. Vous saisissez ?

Il disait ça parce qu’elle agitait ses pincettes. Elle trimbalait une quantité appréciable d’œufs empruntés à une autre pour jouer à la nounou. J’avais plus rien pour la féconder dans les règles.

— Et si c’est pas dans les règles, qu’est-ce que vous avez à me proposer, jeune homme ?

Elle m’interloquait…

— Si, si ! dit le Maître de Saut. Proposez ! Proposez !

 

Des fois, quand j’ai du mal à comprendre ce qu’on me demande, et que par conséquent je réfléchis, je me mets à imaginer ce que l’autre est prêt à donner en échange de la langue au chat. Ça prend un temps fou !

— J’suis pas pressée, dit la dame. D’ailleurs, nous le sommes toutes, patientes infiniment. Vous ne connaissez pas les femmes, jeune homme ?

J’étais pas si jeune que ça, les mecs ! J’étais même vieux si on voulait bien considérer mon expérience qui parlait pour moi et même pour d’autres ! Elle agissait comme si je lui devais quelque chose. Et elles étaient toutes d’accord avec elle. Bon, pour les plus jeunes, je dis pas. Mais toutes ces vioques qui me reluquaient, ça m’rendait mélancolique et c’était pas l’moment d’y croire.

 

— La question n’est pas de savoir où finit l’Univers, mais comment cela lui arrive, ce qui revient à poser à Dieu la question de savoir quand il finit.

Il était péremptoire, le Russe, et ça plaisait aux dames qui du coup me délaissaient. Je remplissais les verres pour pas me déconnecter du système que Rog Ru était en train d’installer dans le Grand Salon Empire du zeppelin de la Compagnie des Ôs. J’avais pas soif, mais je buvais. Le Maître de Saut me conseillait les mélanges.

— C’est bon pour le Saut, dit-il aux dames qui s’intéressaient encore à moi.

Elles voulaient tout savoir. Elles avaient jamais approché d’aussi près un remplaçant de la deuxième génération, celle qui n’a pas connu la Guerre Directe et ses conséquences sur le moral des troupes. J’étais pas mécontent de les renseigner, d’autant que j’avais tout retenu du baratin appris par cœur pendant le stage de Saut.

— Vous voulez dire du Procès ? dit une dame.

— Il a bien dit du Saut, Madame, coupa le Maître qui m’avait à l’œil question consommation illicite.

— Mais c’était un procès ! insista la dame en tirant une langue bleue.

— C’était un Saut ! gueula le Maître.

Il en avait la preuve dans sa culotte.

— En effet ! dit une autre dame sans convaincre la première.

— En effet quoi ? dit une autre.

— C’est compliqué… commençais-je.

Ça l’était, d’autant que j’avais pas encore sauté. J’allais pas recommencer juste pour les amuser. Le système m’encourageait pourtant à me laisser aller. Un chien perçait mon orteil pour diffuser le produit de mon imagination et des reliquats oniriques. Ça donnait zéro. Je pituitais dans les doigts du Maître qui ménageait pas ses efforts pour me rendre crédible. Il fallait que je le soye avant de sauter. Et j’avais une chance sur un million d’arriver en bas avec toute ma conscience.

— J’étais trop petite ! s’écria une dame.

Elle portait un loup au bout d’un fume-cigarette. Ses yeux pétillaient. Des volutes vertes sortaient de sa bouche, écrivant dans l’air. Le Maître soufflait savamment dessus pour corriger les erreurs de transmission télépathique. J’arrivais pas à déchiffrer. Pourtant, elle était lente comme si on l’empêchait d’aller plus vite. Le Maître brandissait le Sceau du Saut. Et il calculait vite, plus vite que sa langue qui tournoyait pendant que des Transparents traversaient le nuage d’écriture sans l’inverser. J’utilisais un autre miroir. Tes yeux.

— Maintenant, dit le Maître de Saut, nous les agitons dans le sens du traumatisme premier et nous remontons avec eux sur le fil du temps.

— Qu’est-ce que vous savez du Temps ? dit le Russe.

Il était amer comme les foies qu’il transportait à sa ceinture de chasse. Plum et Ram tiraient la langue pour capturer les perles de fiels et de sang noir. Ils étaient passés du côté de la Grande Russie, me laissant seul avec le Maître et les dames qui me regrettaient déjà. Le Russe éleva le Calice du Temps.

— C’est dans le Temps qu’il faut sauter, déclara-t-il cérémonieusement.

Les dames approuvèrent. Elles avaient pas mal sauté dans le Temps et s’y connaissaient en lifting. Le Russe leur proposa une substance qui n’avait guéri personne, mais avait fait la preuve de son efficacité sur la peau. Ils les retendaient au lieu de les plonger dans le Sommeil Réparateur. Le Maître ne voulait pas sauter dans ces conditions.

— On vous a rien d’mandé ! dit une dame qui pratiquait aussi le fil à plomb et l’extase.

— C’est dans le Temps qu’il faut sauter ! crièrent-elles toutes ensemble.

 

Moi, je regardais par le hublot qui condensait ma pensée du moment. Je voyais la nuit et elle semblait se nourrir de ma confusion. Pas facile de dialoguer avec le noir. Et c’était là-dedans que j’allais sauter !

— Avec une chance infime d’atteindre l’objectif si vous ne vous concentrez pas ! beugla le Maître de Saut.

Il étreignait les seringues au lieu de pistonner. Les aiguilles giclaient sous la chair et je pouvais voir que c’était la nuit qui agissait et non pas le Temps. Le Russe riait en se frottant aux chairs offertes en échange de la première douleur apaisante, celle qui inhibe les révoltes extérieures et confine l’intérieur au sein même de la critique de soi. Mon fauteuil, muni d’une ceinture de sécurité que je bouclais toutes les minutes pour observer les mains qui la rebouclaient obstinément, mon fauteuil accomplissait une rotation selon un autre rythme que j’arrivais pas à localiser tellement j’étais angoissé par la seule idée d’avoir à demander mon chemin au cours de la descente. Parler à la nuit était nouveau pour moi.

— Zêtes sûr d’y avoir jamais causé ? me demanda DOC qui revenait les bras chargés de cadeaux dont mes p’tits voisins n’avaient pas voulu parce qu’ils étaient en sucre.

— Sûr que ce s’ra la première fois, mec !

— App’lez-moi DOC !

Et ça tournait dans le sens inverse avec l’aide des mains qui savaient tout faire sans le faire. C’était qu’un exercice de descente, mais ça avait l’air si vrai que j’en perdais mon kinoro.

— Redéployez le miroir convexe !

La voix jaillissait du zeppelin et les spectateurs, cloués au sol parmi les confettis et les ballons gonflés à l’hélium, les spectateurs applaudissaient à l’allumage des missiles qui accompagneraient ma descente. C’étaient tous des Iraniens. La rumeur nous rattrapait. Rog Russel donna un coup de barre à tribord pour présenter le flan blindé à un ennemi qui visait un défaut publicitaire de la charpente. Une Hôtesse se pencha sur moi pour pisser dans mon verre.

— Buvez, me dit-elle pendant que je buvais. C’est bon pour…

 

Un premier impact m’empêcha d’entendre pour quoi c’était bon. Elle virevolta, m’enfouissant dans sa chevelure. J’eus à peine le temps de comprendre qu’elle servait l’ennemi. Rog Russel la désigna en pointant sa longue-vue. La lentille l’inversait. Ce que je touchais n’était pas ce que je croyais et je me mis à demander de l’aide à des types qui soignaient l’angoisse en appliquant des restes humains sur les plaies. C’était abject et je recommençais comme si j’avais pas compris qu’on me voulait du bien. L’Hôtesse ajusta le tir suivant en émettant un faisceau funambule que l’ennemi surchargea à outrance. Rien à faire ! Si je sautais pas maintenant, j’étais foutu ! Je m’promettrais une existence assise sur le cul avec des fioles au-dessus et des coulures d’autrui pour expliquer mon immobilité. À New New York, les flics m’avaient mis en garde contre l’abus de croyance thermique. Ils me contraignaient à visionner une boucle de violence conjugale. Le type s’enfermait dans le four à micro-ondes et on le voyait valser en attendant que quelqu'un appuie sur le bouton d’arrêt de la girouette sentimentale. Personne n’appuyait et finalement un flic hilare tirait dedans à la chevrotine et le générique de fin clapotait dans une marre de sang et de chair liquéfiée. Voilà comment ils m’avaient mis sur la route, les flics de New New York !

— C’était pas vrai ! dit une dame qui avait été témoin de mon interrogatoire.

— Pisqu’il dit que ça l’était ! s’écria mon avocate.

Elle avait raison sur toute la ligne, mais j’avais l’air d’avoir tort, alors on m’avait conduit dans le parking de l’Établissement et j’avais fermé ma gueule pour en finir en même temps qu’eux. Et ça avait marché, preuve que j’étais pas un si mauvais remplaçant que ça. J’avais même des godasses à ma pointure et un mouchoir qui avait connu l’anus de Sharon Stone ou de Faye Dunaway, je sais plus, mec !

— App’lez-moi DOC !

— J’vous appelle comme vous voulez si vous rectifiez un peu ma position dans le sens opposé aux escarres. Merci, DOC !

— Continuez !

— Le Maître de Saut me conseillait le Saut dans la nuit et le Russe prétendait que je ferais mieux de sauter dans le Temps, ce que les dames apprécieraient. P’t-être même qu’elles me suivraient, alors qu’il n’était pas question pour elles qu’elles me précédassent dans la nuit vu qu’elles ne savaient ni où ni comment éclairer cette descente aléatoire. Elles s’agitaient entre le Russe et moi et ça m’rendait marteau. L’Hôtesse continuait de régler les tirs.

— Le zeppelin ! Parlez-nous de l’état du zeppelin douze heures avant le Grand Saut ! Comment réagissait Rog Ru ? Quels étaient ses plans ?

— Il donnait des ordres sans s’énerver. On le voyait sur son petit nuage, un composé d’hydrogène sulfureux et de crise de bâillement. Il agitait un drapeau pointu au-dessus des têtes. On entendait pas ses commentaires à cause des combustions qui mettaient le feu au zeppelin. Des ouvriers têtus inondaient les coursives. D’autres projetaient la pisse gorurienne sur la membrane qui giclait en contrepartie. Le vaisseau venait de donner de la gîte. Ou de la prendre, qui sait ? J’avais planté mes ongles artificiels dans le verre incassable du hublot qui m’était attribué aléatoirement et l’Hôtesse n’avait pas cessé de m’informer comme si j’étais chargé de la retransmission. Si je trahissais mes amis, ça n’était certainement pas un fait exprès. Il y avait un angle entre le zeppelin et moi, et c’était celui dont l’ennemi avait besoin pour ramener l’engin dans une des zones de repli de la diaspora iranienne. De loin, Roger Russel me surveillait, calant ses propres angles sur le mien, ce qui était bien vu, mais pas étonnant de la part d’un Commandant qui m’avait commandé dans les pires moments de notre existence commune au service de l’Urine Extrême.

— Sautez maintenant, John ! cria le Maître de Saut.

 

Le sas était ouvert, absorbant les odeurs du combat. J’étais ivre de vengeance ou d’amour. Une main sur la poignée de départ, je me laissai pénétrer par le pal du système de guidage. Les connexions s’établissaient dans un bruit de télé qui neige sur l’imagination en attente. Rog m’envoya un message de paix. En bas, je procéderais méthodiquement à l’orgasme d’une queue métallique qui servait de monument aux morts à la population de Shad City. Ça se passerait dans la nuit, à l’abri des regards.

— Vous prendrez votre temps, mec…

— App’lez-moi John !

— Ce genre de queue peut partir au premier coup de langue, John. Essayez l’oxydation. Ça marche une fois sur deux. En cas d’échec, revenez au point zéro et cherchez la faille. Il y en a une. Écoutez bien avant d’agir.

J’avais compris que John Cicada m’attendrait au pied de la statue, ne sachant pas pourquoi je profanais le monument ni qui j’étais à ce moment de son existence où il se satisfaisait pleinement en promenant le chien que Sally Sabat lui avait confié avant de me suivre dans une autre aventure. Mais j’avais pas d’souci à m’faire, il recevrait en même temps un paquet d’explications valables et convaincantes. J’pouvais en être sûr, affirmait le Maître de Saut qui caressait les crânes rasés des dames que le Russe consolait dans le sperme des distributeurs automatiques. J’avais une fièvre carabinée.

— Aspirez un bon coup, John, et laissez-vous tomber comme si rien ne pouvait se passer à ce niveau de vie. Vous fléchissez, votre tête touche vos genoux, vous sentez à quel point ça ne peut que marcher et vos bras cherchent à étreindre le vide. Votre parachute s’ouvrira au bout d’une minute que vous ne verrez pas passer. Transformer la minute d’angoisse en minute d’extase avec Kubic, la substance qui s’adapte automatiquement à vos besoins, QUELS QU’ILS SOIENT !

 

Ils étaient ! Ça m’faisait mal aux côtes. Je respirais dans la réaction cutanée aux toxiques de la mort. Je pénétrai alors dans le dernier sas, celui du non-retur. Tout était décidé et j’y étais pour rien. C’est ce qu’on attendait de moi. On me passa un dernier film, celui de ma vie comparée à l’idéal conseillé par la Société Anonyme Kubic, la SAK qui finançait l’opération avec le fric des Africains tabagistes et des Asiatiques encore fervents admirateurs de la Régie de l’Opium boostée par Hitler lui-même depuis sa tombe creusée dans le désert de l’Oklahoma. Paraît qu’le mec s’est fossilisé au milieu de chefs-d'œuvre tombés dans l’oubli grâce à l’action corrosive des Banques et des États complices des financements de la Reconstruction Qui Explique Tout. Je voyais l’écran pendant que le sol se dérobait lentement. J’avais rien sous les yeux pour apprécier l’attente. Rien pour me souvenir des meilleurs moments dont pas un n’avait été exceptionnel. C’était un type ordinaire qu’on balançait dans le vide au nom de la Vérité faite Chair. J’suis pas vraiment du genre à dénoncer l’erreur dont je ne suis que la victime collatérale, comme tant d’autres ! tellement d’autres que ça fait pas plus mal qu’un coup de pied au cul, allez !

— Vous pouvez appuyer sur les boutons si ça vous plaît, John.

 

Ça m’plaisait pas vraiment, mais ils parlaient de quoi : du parachute, dont je maîtrisais pas vraiment les ficelles, ou du film qui s’autodétruirait à la fin pour que mes traces ne correspondent pas tout à fait à la mémoire que le système proposerait à ceux qui voudraient bien se souvenir de moi ? J’en savais rien. Leurs conseils ultimes désignaient aussi bien mon avenir proche (la chute dans la nuit vide) que mon passé (ma probable obscurité d’homme marqué par la malchance et les mauvaises rencontres).

— Essayez-les tous avant que… !

J’avais donc le temps et j’en profitais pas ! Qu’est-ce qu’on est con avant de crever !

— Celui-là, par exemple, vous donne la sensation de parler aux morts dont vous êtes une des résultantes. Appuyez !

J’appuyais pas. J’avais envie de rien. La nuit était glaciale, givrant mon visage d’homme redevenu enfant rien que par la magie de la mort. Je regardais en bas, des fois que quelque chose me reviendrait, comme si j’en avais balancé de ces choses qui reviennent une minute après qu’on y ait pensé. J’étais en train de ralentir le temps, acceptant le temps, me donnant à lui pour qu’il m’épargne du temps. Ya pas plus grand paradoxe, mec !

— App’lez-moi DOC, mec !

— DOC ! DOC ! DOC !

— Entrez !

Et j’entrais. J’entrais une fois par jour pour recevoir les résultats de l’analyse extrasensorielle. Le type qui me soignait alignait des chiffres sans m’expliquer qu’on avait pas besoin de les additionner ni de les multiplier par des facteurs externes qui d’ailleurs relevaient de la chance et de la pratique paranoïaque de la chronique tangente.

— Quand le film se terminera, vous serez projeté dans le miroir…

— C’est pas la nuit ?

— C’est LE miroir, John !

J’avais compris l’contraire ! J’insistai :

— C’est le miroir de la nuit, hein, mec ?

— DOC ! DOC ! DOC !

J’entrai pas. On y voyait vraiment rien. Je voyais la dernière bobine qui tournait par à-coups, comme si j’étais responsable du ralentissement. Le nerf me scia le cul. Je tombai ! J’étais dans la nuit, sans rien pour accrocher des étoiles ! Si c’était un miroir, il était concave. Je tombais la tête la première dans le traquenard de l’Histoire qui s’ouvrait pour la première fois depuis que j’étais informé des aléas qui pouvaient changer la vie au point de lui donner un sens. J’étais peut-être de ceux-là, mec !

 

Ya trois manières de sauter en parachute: dans le trou, dans la nuit ou dans l’tuyau. Et ya des mecs dans mon genre qui croient sauter dans la nuit pour éviter de sauter dans le trou et qui en réalité sautent dans le tuyau. C’est comme ça. Mais c’était le bon zeppelin. C’était aussi Roger Russel grand serviteur de l’UE. Et c’était moi, l’agent Adacic, transfuge de l’Empire albano-yougoslave, un mec que je jouais aux dés quand j’avais plus assez d’inspiration pour susciter l’imagination de mes employeurs. J’étais à l’entrée du tuyau, à 30000 pieds au-dessus du sol, sans papa ni maman pour me conseiller l’abstinence en cas de désir aléatoire. Et maintenant je voyais le jour comme un disque de lumière verte qui agitait du rouge en barillet. J’étais entré la tête la première et j’avais encore les pieds dans le sas. Sur quel bouton j’avais appuyé, j’en savais rien. La paroi était lisse comme un miroir, mais j’empêchais la lumière d’entrer et je me contorsionnai comme un lézard qui s’prépare à perdre sa queue. Ils étaient sans doute derrière moi, peut-être prêts à me suivre. Pourtant, mes pieds s’agitaient dans le vide, ne rencontrant aucune résistance amie. Je les entendais même pas. Ils se faisaient rares. J’en avais peut-être plus besoin. Je sentais l’odeur du lubrifiant. J’avais plus qu’à attendre. Je glisserais sans doute au bon moment et à la bonne vitesse. Le calculateur intégré indiquait que j’arriverais avant la nuit. John Cicada m’attendrait dans le jardin du monument aux morts. Il serait assis sous un réverbère et lirait un journal des fois que quelqu’un d’autre se mettrait aussi à attendre. Et si ce quelqu’un lisait aussi le journal, alors John Cicada se lèverait pour lire les instructions du monument aux morts. Etc. Possible aussi qu’il y ait foule. Dans ce cas, on communiquerait par les gènes, une méthode onéreuse que le Parti n’envisageait qu’en dernier recours. J’avais appris tout ça par cœur. Il était temps d’avaler toute cette paperasse et d’en chier immédiatement les fibres recomposées pour nourrir les oiseaux des jardins d’acclimatation. Pour l’instant — on était à douze heures de l’impact — tout marchait comme on avait prévu. Enfin… ils avaient prévu et j’avais étudié la question sous l’angle du pense-bête et de la sucette compensatoire. Une horloge, du lubrifiant et une check-list, il en fallait pas plus à Adacic l’Albano-yougoslave d’origine roumaine pour envisager l’opération sous l’angle de la réussite inévitable. Je m’demandais si je mettrais douze heures pour parcourir la longueur du tuyau ou si je commencerais à glisser dans douze heures pétantes. Un truc qu’ils m’avaient pas expliqué. Et à force d’y penser, j’ai fini par avoir la nausée. Ils avaient aussi prévu une pompe reliée au cerveau et elle pompait de la fombre liquéfiée par immersion dans l’urine. Je reconnaissais lala prévoyance de Rog Ru qui maîtrisait la mission du haut de son roof de commandement. J’entendais les mécanismes de direction calculer la trajectoire et la position des systèmes de défense à tribord. Rassuré, j’dirais pas, mais j’avais hâte de m’y mettre une bonne fois pour toutes. Cependant, une heure plus tard, on était toujours à douze heures du trou — le trou du tuyau — et je commençais à servir de godemiché à l’angoisse. Ça translatait à la place du cœur dans cette carcasse reconstituée, certes, mais privée des ressources sexuelles pour des raisons qui échappaient à mon cerveau et à ses sbires. Je disposais aussi de nourriture surgelée qui m’faisait mal aux dents parce qu’yavait rien pour la dégeler. Et pas un message d’amour pour s’excuser de me laisser crever de faim parce que j’avais trop soif pour comprendre où ils voulaient en venir. Le truc du zeppelin et du tuyau a été conçu pour les Jeux Olympiques de Pékin en 2008. On y distribuait les produits toxiques qui encore aujourd’hui servent à faire baisser les coûts. Seulement à l’époque, on savait pas ce qui se passait au bout du tuyau. On préférait l’ignorer, d’un côté comme de l’autre. Et du côté où la marchandise arrivait, des Chinoises en monokini donnaient des leçons de maintien à des fonctionnaires du Fond Minimum Intégré. On en parlait encore dans les journaux des sous-systèmes de Spéculation Prémonitoire. Paraît que j’avais écrit une chouette rédaction de cours moyen sur ce sujet aussi délicat que la pointure périphérique du champion du Monde en titre de course séminale sous l’effet des constricteurs de prostate en voie de guérison irréversible. À force de consommer et d’en vouloir encore malgré l’illisibilité des catalogues, les gosses devenaient plus savants que les publicistes viagrés à mort qu’on retrouvait en vadrouille entre les barges d’ordures au large de NNY. Yavait pas d’large à New Paris, mais on comprenait qu’on était en train de toucher le fond du système d’équilibre des flux économiques. La Seine transportait les corps reconstitués des fauteurs de trouble. Sous chaque pont, un faisceau de preuves les irradiait jusqu’à ce que ça serve de leçon aux enfants. Et ça m’avait servi, à une époque où je cherchais pas à comprendre pourquoi, ce qui m’aurait jeté dans la broyeuse judiciaire, mais comment se contenter de ce qu’on savait pas, ce que papa et maman appréciaient comme si l’avenir de leur enfant garantissait les vieux jours qui promettaient de les conserver intacts tant que l’Occident n’y verrait pas d’inconvénient. J’ai jamais été un enfant docile, mais je savais que l’existence qui ne ressemble pas à un tuyau est une proposition malhonnête. J’ai tuyauté dès mes premiers mots. Et ça rapportait des droits supplémentaires que personne de censé n’aurait refusé d’exercer sur son prochain. C’est comme ça que, de fil en aiguille, je suis devenu remplaçant. Et non pas, comme le prétendent certains anciens coreligionnaires, parce que j’aurais pas été taillé pour faire des études scientifiques. La preuve, c’est que j’ai tout de suite remplacé le meilleur de nos héros de l’Espace Itératif : John Cicada lui-même, un type qui n’avait jamais été malheureux et qui en brandissait les preuves en montrant les photos de son enfance choyée. C’était lui que le système me demandait de rencontrer pour la première fois alors que les lois sous-jacentes interdisaient les rencontres de ce type. Mais John Cicada enquêtait dans le cadre de l’affaire Régal Truelle et il avait mis le doigt sur un trafic d’interinfluences qui nuisait à la bonne réputation de l’Idéologie Remplacentaire. Il avait besoin de moi. C’était son idée : Vous me l’envoyez et je m’en charge, qu’il avait dit aux Autorités chargées de l’Industrie du Remplaçant Contre le Trafic de l’Imitation et des Résultantes. Personne ne pouvait mieux convaincre l’IRCTIR que ce vieux fou de John Cicada qui avait taillé une bavette avec Gor Ur lui-même au cours d’un voyage qui avait tourné à l’enfer touristique à cause d’une avarie des systèmes de croyances. Et j’étais celui qu’on avait choisi pour agir à sa place en cas de perdition des données parallèles. Et donc j’étais à l’entrée du tuyau, à douze heures d’atteindre l’objectif, et quelque chose ne fonctionnait plus comme on avait prévu pendant le stage préparatoire que j’avais, je le confesse, un peu trop arrosé tellement j’étais sûr d’y arriver sans l’aide des bouquins et de tous ces trucs qui vous gâtent le goût de la vie et le doré de l’existence. Alors, les mecs, dites-moi ce que je dois faire pour pas crever idiot à l’entrée d’un tuyau qui tient pas ses promesses !

 

— App’lez-moi DOC ! J’comprends plus ! L’parachute s’est pas ouvert ?

— Comment voulez-vous qu’un parachute s’ouvre dans un tuyau ! Ça devrait glisser, merde !

— On m’a parlé d’un parachute. C’est bien une chute dans la nuit, non ?

— Ya plus d’nuit, mec ! C’était qu’un tuyau et j’ai pas d’chance !

— Essayez de chier un bon coup des fois que ce soye le problème, John !

— Bernie-le-frimeur veut pas chier à ma place, mec !

— Bernie ! Bernie ! J’vous entends plus chier !

Mais Bernie ne répondait pas. Il était peut-être même plus à l’écoute. J’avais besoin d’un anus et on le trouvait pas, même au fond d’une poubelle où il pouvait bien aller se faire foutre s’il avait plus le sens de l’amitié. Qu’est-ce qu’on peut faire pour faire semblant de chier et que ça se voye pas comme le nez au milieu des odeurs ?

— Douze heures, c’est pas long, mec, dit DOC.

— C’qui est long, c’est d’attendre, DOC.

En plus, les émanations acides du lubrifiant me rendaient facile d’emploi si on voulait bien comprendre que je pouvais encore imaginer le plaisir, mais ça n’avait rien à voir avec le fait que c’était John Cicada qui attendait, pas moi. DOC renifla comme s’il avait compris. Il comprenait certains détails parce qu’il les reliait à ce qu’il savait de moi. Mais dans sa tête, j’étais qu’une hypothèse et ça l’amusait pas. Il cherchait désespérément un parachute qui n’avait existé que dans mon imagination.

— Imaginer un parachute, mec ! s’écria-t-il. J’vous crois pas capable de ça !

Il en savait pas assez. Il suffisait sans doute d’appuyer sur un bouton pour que tout se sache, mais à ce moment-là, on aurait ocissu pourquoi j’avais été choisi et pas mon copain berlinois qui aimait les chats pour attirer les femmes dans son traquenard génétique. Le Monde, s’il existait, ne devait me voir qu’à la place de John Cicada. J’avais assez de fombre pour ça, même que j’étais pas loin d’en synthétiser l’essentiel. Mais DOC me voyait pas en inventeur. Il enfonça quelque chose dans le trou que j’avais à la place du trou. Il atteignit rapidement une zone de malin plaisir et aspira tout de suite l’acide récurrent des aliments spirituels qui m’avaient mis dans la merde. Je me mis à vagir. J’arrêtais plus de vagir, prisonnier des circonstances.

— Gueulez pas aussi fort ! dit DOC. Ils vont nous entendre.

 

Ils vont nous entendre. Le vieux DOC me renseignait sans en avoir l’air. Ça me fit un bien fou parce que j’étais sur le point de céder à la tentation finale. Je retirai aussitôt le fil conducteur que je venais tout juste d’installer sous la première cervicale. J’entendais d’autres voix, comme la rumeur d’une foule qui cherche à comprendre pourquoi tout le monde est double sans effet de miroir. J’errais moi aussi.

— Vous voyez la ruelle ? demanda DOC.

Je la voyais, mais c’était pas une ruelle. Ça ressemblait plutôt à la devanture d’un marchand de sommeil. J’dis ça parce que j’avais sommeil. N’allez pas imaginer que j’ai peur de mettre les pieds dans une ruelle sans doute dangereuse pour l’esprit. Je tendis la main vers le trou. Mes doigts étaient tout irisés de lueurs vertes, mais rien ne venait.

— Vous serez seul un jour, John, dit DOC qui voyait lui aussi. Vous savez ce qui se passera alors ?

J’en savais rien, mais j’me doutais que ça allait pas m’améliorer. D’ailleurs, qu’est-ce qui m’a amélioré depuis que je respire par les trous d’nez ? Cherchez le parachute !

— Je reçois une série d’ordres contradictoires en ce moment, John. Qu’est-ce que vous ressentez ? Je vous ai perdu !

J’avais un peu glissé, mais pas assez pour me réjouir d’avance. Yaurait pas eu cette odeur d’huile chauffée à blanc, j’aurais respiré l’air de mes poumons jusqu’à épuisement de l’oxygène.

— Dites pas ça, John ! Vous méritez de vivre.

Je l’méritais ou on faisait tout pour que je serve enfin à quelque chose en rapport avec le destin de la Nation et peut-être même du Monde. Ah ! Il était jouasse le Adacic ! Se regarder dans un tuyau, c’est pas comme de se voir sans un miroir. Le miroir reflète un envers qu’on a vite fait de remettre à sa place. Un tuyau, surtout quand ça glisse pas, c’est la nuit avec une lumière au bout et on n’est pas prêt de se réveiller.

— Vous n’êtes pas Adacic, John. Cessez de tout chambouler. Vous vous faites mal et vous nous empêchez de faire notre travail. Je vous encule pour vous démontrer que vous avez tort de vous révolter à un âge où vous feriez mieux de cotiser dur en vue de votre enterrement…

— Mais on meurt plus, mec ! Vous êtes vous-même l’inventeur de…

— Les remplaçants meurent, John. Il se trouve que vous êtes un remplaçant…

— Mais je suis le remplaçant de John Cicada !

— Impossible, John ! On a déjà essayé. Ça colle pas. Et ça remplit le trou de mauvais esprit. Vous y croyez, John, au mauvais esprit ?

— J’ai jamais consommé du ME, mec ! J’sais pas c’que c’est que de s’regarder en face sans possibilité de voir l’autre en même temps…

DOC soupirait à chacune de mes propositions d’attitude à adopter devant l’inévitable. Mes jambes, que je sentais plus, devaient sacrément s’agiter dans le sas où ils étaient peut-être tous à m’observer pour me sauver de la coupure espace-sidéral. J’avais jamais réfléchi à ça. Et ça me manquait maintenant que j’avais plus rien à dire pour me faire aimer au moins une fois encore avant de me mélanger à la crasse universelle. Pourquoi j’avais rêvé d’un parachute alors que j’étais en train de me préparer à passer douze heures de ma vie dans un tuyau ? Le zeppelin était peut-être aussi un rêve tellement fou qu’on pouvait se demander si j’avais pas perdu la boule. Mais DOC me remettait sur les rails de la conscience et je revenais sans les pieds. Un vrai tour de magie ! Le zeppelin était RÉEL. Le trou était réel. Le tuyau servait d’ascenseur magnétique aux inventions des Amerloques qui émerveillaient encore le Monde alors que leur rêve appartenait à la légende. Je sentais les vibrations communiquées par leurs engins à sustentation magnétique. Ils arrivaient donc au zeppelin pour le nourrir. Ouais, c’était comme ça qu’on alimentait l’équipage, les Daimlers et tout le système de navigation. Des carcasses pleines d’hélium en fusion remontaient à heures régulières le long d’un tuyau que j’allais descendre de l’intérieur parce que John Cicada avait besoin de moi. Je connaissais le jardin du monument aux morts à Shad City. J’ai grandi dans un feuilleton télévisé sériel à souhait. Paraît même que je pratiquais la masturbation à distance alors que rien de tangible ne me séparait de la réalité retransmise par les réseaux hertziens. Je buvais trop de Loca Loca. Et je voyais le Monde Futur comme si je l’avais poussé moi-même dans les cordes du Ring où je combattais contre le père. J’sais pas pourquoi j’vous parle de ce temps alors que je suis sur le point de rencontrer enfin quelque chose de vraiment définitif, pas soignable par-dessus le marché, un truc comme j’en ai toujours rêvé pour épater les autres et les précéder dans la maîtrise du Saut. J’ai jamais eu l’âge qu’on me donne, un peu comme si ma ruse existentielle consistait à déplacer le temps des conversations dans le champ des possibilités de commentaire. Je commente avant ou après et personne n’est là pour souffrir de ma lucidité. Je suis une espèce de pythie, mais sans le corps reptilien, à l’opposé de toute imagination cinématographique. Je procède par images contondantes, certes, mais je suis toujours innocent. Voilà pourquoi selon mon évangile un parachute est un trou dans un tuyau et non pas un tuyau dans un trou.

 

J’arrivai à Shad City au jour et à l’heure prévus. J’étais bien dans le jardin du monument aux morts. La nuit battait. Et le type qui m’attendait était John Cicada lui-même. Il souriait en secouant un journal. Il venait de se lever du banc où il s’était assis comme convenu. Il avait assisté à ma sortie du trou. Je n’avais pas eu besoin de son aide. J’étais chauffé à blanc à cause du frottement à l’intérieur du tube. Je sentais l’huile cassée et la pisse de chat. Le journal annonçait mon arrivée en première page sur cinq colonnes. Avec mon portrait en couleur et la photo d’un des lieux de mon enfance. John paraissait content du contenu textuel. C’était vraiment pas mal pour un article écrit par le système qui possédait tous les talents, me fit remarquer le héros. On avait toute la nuit pour y réfléchir. Mon arrivée aurait lieu au même endroit, mais à une heure où les badauds descendent de leurs immeubles pour casser la graine avec les pigeons. La Presse serait fidèle au rendez-vous.

— Vous déposerez une gerbe au pied du monument, dit John Cicada.

Il désigna le monument. La lumière oblique et latérale en augmentait la tragique épreuve. « À nos enfants victimes de la guerre, » disait le marbre nu. En soulevant une dalle, on avait accès à la fombre déposée ici sous verre blindé. John m’expliqua comment il avait été lui-même contraint de gratter les murs du quartier historique pour extraire cette ombre particulière qui donna à Omar Lobster l’idée de créer la Substance Tout Va Bien ICI, invention définitive qui instaura le post-mortem dans la vie même. La jalousie de DOC à l’égard d’Omar Lobster date de cette époque mouvementée où il fallut en même temps repousser fermement les avances commerciales de la Chine Copulaire. John débitait ces données historiques sans cesser d’admirer notre ressemblance impeccable. Il me caressait le haut du crâne pour exercer des pressions sur les centres somnambuliques d’un cerveau forcément différent.

— On n’est pas pareil à l’intérieur, dit-il d’une voix profondément atteinte par les pratiques spirituelles du raisonnement, parce que vous êtes vous et que je suis… moi. Voici le système capable de créer l’illusion que vous et moi ne faisons qu’un.

Il projeta dans l’air des gouttelettes du produit de l’imagination des scientifiques gardiens du progrès et des réserves ecclésiastiques de la Justice. La phosphorescence n’était qu’un habillage chargé de situer le nuage de probabilité afin qu’on y pénètre ensemble. Les gens qui m’accueilleraient demain à l’heure du pouce n’y verraient que du feu. Il fallait y croire, m’expliqua John Cicada en agitant le flacon pressurisé.

— Mais j’y crois, maître ! m’écriai-je comme si on venait de me pincer pour me réveiller.

Il apprécia la nuance. Un gros cigare remplit ma bouche, aussitôt allumé. Devais-je tousser ? Le système, par l’entremise de Larra, m’invita à appuyer sur le bouton qui scintillait au bout du tuyau.

— C’est sophistiqué, ces machins, admit John Cicada.

— Vous êtes John Cicada ! dit Larra.

— C’est qui, lui, alors ?

— Adacic le Yougo, votre remplaçant. Vous propulserez le contenu de ce flacon quand le jour se lèvera. Vous ne serez alors plus qu’un !

— Ça alors ! s’écria le type qui m’avait accueilli à la sortie du trou.

On se regardait comme deux chiens qui se demandent si c’est pas une question génétique qui les réunit en marge du monde moderne.

— La différence entre vous et moi n’est pas qu’intérieure, dit le type qui me remplaçait.

— Ah ouais ?

— Nos destins diffèrent, continua-t-il.

— Et la pointure de nos arpions, constatai-je.

Il se pencha religieusement sur cette différence énorme. Je m’inquiétais, mais il mesurait sans éprouver la moindre émotion. Ses nougats poussaient encore alors que les miens sentaient le moisi. Une erreur du système de remplacement ?

— Essayez le Kubic, mon vieux ! dit-il en crachotant. On vous a dit que si quelque chose foirait de toute évidence, il faut alors utiliser Kubic, la solution à tous les problèmes d’épargne !

— Mais c’est pas une question d’pognon, mec !

— App’lez-moi DOC comme tout le monde, John !

Il nous aspergea. Je sentais moins mauvais et il prenait de la graine. Larra nota une légère incompatibilité.

— Vous n’avez droit qu’à un orgasme quotidien, John, rappela-t-elle.

Elle agissait sur la zone cérébrale correspondant au fantôme de Frankie-la-queue. J’avais déjà abusé dans la journée, piratant le compteur, mais j’avais été fait comme un rat à cause d’une erreur de casting. Il était pas minuit. M’fallait attendre le jour suivant. John Cicada me conduisit vers l’endroit du jardin où je ferais mon apparition comme l’annonçaient les journaux. Les gens voudraient voir le tuyau, objectai-je en voyant le monticule destiné à mes lattes.

— Ils n’y penseront pas, dit John qui répétait sans doute ce que Larra soufflait dans son oreille aux aguets. Ils pensent jamais à ce genre de choses, ICI.

— Ici ? On est où, mec ?

— Et pourquoi ils sont pas déjà là, hein ?

J’voulais l’savoir, ouais !

— Ils n’ont pas le sommeil assez profond, dit John sur le ton de la leçon apprise sous la contrainte.

Je devais me contenter de cette explication. Les gens n’arriveraient pas avant midi. On avait plus de douze heures pour se préparer à n’être qu’un. C’était plus qu’il n’en fallait pour faire de la place à nos différences. Pour les panards, c’était pas la perfection. Il faut toujours que quelque chose cloche. John apprécia mon fatalisme. Ses doigts de pied étaient peinturlurés. Il savait pas pourquoi. Il savait même pas si c’était dans sa nature ou si quelqu’un les avait peints pendant son sommeil. J’avais moins d’arguments pour expliquer mon odeur de munster. Il projeta encore un nuage de Kubic, la solution à tous vos problèmes sentimentaux. On était assis sur le monticule et on se regardait les pieds en commentant les changements qui les affectaient à intervalles réguliers. C’était des intervalles de quoi, ces intervalles ?

— C’est du temps, dit John comme s’il récitait le meilleur du Koran. Ça peut-être que du temps ! J’suis déjà à la retraite et j’ai aimé personne comme moi-même ! Le temps est divisible, mec ! S’il ne l’était pas, vous seriez complètement différent de moi.

— C’est du temps avarié, mec. Vu les pinceaux et la généalogie. Sans compter la période de formation. Ya pas d’temps dans ces conditions, ou alors c’est du foireux à pas conseiller à ses propres spermatozoïdes.

C’était l’ultime différence : ne pas être d’accord ni sur la même longueur d’onde. Le système prenait des risques avec la télé et les micros. On s’rait p’t-être deux finalement à ce rendez-vous avec la Foule et la Presse.

— N’imaginez pas ce genre de truc, mec ! Kubic ne peut rien pour vous en présence de l’Imagination Créatrice.

— Votre IC doit se situer en dessous de 100, John.

— Mais je suis pas John !

— Alors vous êtes au-dessus du maximum autorisé. Une ablation s’impose. Avalez ça.

Kubic forma précipitamment un comprimé de substance ablative. Il lui faudrait plus de temps pour l’enrober d’un produit retardateur. Kubic agit au cœur de vos intestins pour vous aider à digérer vos excès festifs. J’ouvris la bouche malgré moi.

— Le mec préfère les seringues, dit quelqu'un.

— Faites-lui croire que c’est une seringue.

— Rien d’plus facile, DOC ! Et une seringue, une !

John Cicada me remonta ensuite sur le monticule.

— Vous avez glissé, expliqua-t-il.

— Je glisse tout l’temps ! Veuillez me pardonner. Il n’y aura plus de glissade.

Il parut satisfait par ma détermination. J’avais de nouveau un cigare dans la bouche et je pompais sans retenue, envahissant l’air noir qui devenait gris. Du haut du monticule, on pouvait voir les façades bleues de la nuit. Quelques fenêtres étaient éclairées. De grands arbres montaient vers elle, fantomatiques et tranquilles. John me communiqua sa mélancolie. Il souffrait de mélancolie depuis qu’il était à la retraite. Il avait été un enfant si heureux ! Et un professionnel si respecté ! Pourquoi n’avais-je été moi-même absolument rien de tout ça ? C’était la même mélancolie, étreinte douce et profonde, douloureuse en y songeant et terriblement exacte à tous les rendez-vous de l’enfer. Nous essuyâmes la même larme sucrée.

— Vous ne m’en voulez pas ? me demanda John sans me regarder.

— Pourquoi que j’vous en voudrais, mec ?

— Je vous ai choisi sur catalogue. J’aurais pu…

— ¡No pasa nada, man !

 

Il aurait pu se passer des tas de choses dans mon existence de terrifié si j’avais été le remplaçant d’un grand poète, mais les poètes de notre temps ne consultaient pas les catalogues de remplacement. Ils naissaient tous avec un remplaçant à la place du cerveau. Le hasard des consultations de catalogue aurait pu aussi me situer dans la lignée de mes ancêtres combattants. Ou bien dans celle des larbins qui ont servi pour pas crever de faim ou de solitude. John Cicada avait découpé mon descriptif et l’avait transporté dans son portefeuille pendant longtemps avant de se décider. Vu de son côté, c’était presque une histoire d’amour. Il n’avait tremblé que devant la perspective de l’intervention chirurgicale qui ferait de moi un remplaçant digne de la déontologie pratiquée sans faute par la Compagnie des Ôs. Il avait perdu le bout de papier et ça lui faisait mal parce qu’il n’avait plus de preuve à me soumettre pour justifier son geste, celui qui avait consisté à assurer son existence contre les dégâts du sommeil paradoxal.

— Vous m’en voulez, continua-t-il. Vous m’en voulez parce que je vous prive du meilleur de l’existence. Ces orgasmes intracérébraux ne vous satisfont pas. Vous avez besoin de l’érection et de la chair turgescente qui l’appelle et la contient. Sans compter qu’un petit cucul vous ferait le plus grand bien. Je me trompe ?

Il se trompépa. Yavait qu’moi pour me gourer d’endroit et d’heure. Même que des fois j’arrive pas à dire merci à Larra qui fait non seulement ce qu’elle peut, mais ce qui doit arriver si je ne dois pas devenir fou.

— Hé ! Yougo ! Tu vas pas chialer devant les meufs ?

Yavait pas d’meufs si on était des mecs. Mais ça m’travaillait de l’intérieur, comme si j’étais pourri depuis toujours et que j’avais tenu l’coup uniquement parce que j’avais assez d’imagination pour ça. Je m’accrochais, mec, et je m’rendais compte que c’était pas mon truc, que j’avais autre chose à faire avant d’y penser. Seulement voilà, j’y pensais pas, pas avant, et ça revenait pour me donner en spectacle alors que j’étais timide et pudique comme un ange gardien. Notre père qui êtes au pieu, n’imaginez surtout pas que ça va durer et que vos enfants mâles en sauront assez pour vous sauver de la poubelle.

— Calme-toi, mec ! Il est minuit.

On entendait vaguement l’horloge universelle faire trembler imperceptiblement les murs de la ville, les vieux comme les nouveaux. On attendit que ce frémissement sidéral s’éteigne sous les couches anecdotiques de l’Histoire. Je connaissais tous ces monuments et la crasse tympanique qui les couvrait sous mes ongles d’enfant terrorisé. Voilà une chose que John Cicada n’avait pu connaître, sinon il eût été l’enfant le plus malheureux de sa génération. Une minute venait de s’écouler, le temps pour un jet d’eau de disparaître brusquement parce qu’une vanne venait de se fermer automatiquement. À Shad City, la nuit, les bassins se vident aussi promptement que le jour les comble de jets d’eau aussi précis qu’indispensables. Je savais cela aussi. Quant à John, il ne semblait rien savoir d’autre que ce qui concernait les techniques d’acclimatation de sa biologie cinétique aux particularités météorologiques de Shad City. Comme ces pluies foudroyantes. Je me souviens de fuites diagonales sous le feu qui tombait perpendiculairement comme si rien ne pouvait influencer ses trajectoires assassines. Des hommes devenaient poussière sur les murs qu’on abandonnait au fur et à mesure que la température augmentait. Tout le monde portait des masques et papa expliquait que c’était pour nous empêcher de manger la fombre qui était nuisible aux rêves qu’il voulait partager avec nous.

— J’étais là avant vous, dis-je.

— C’est une révélation ! s’écria John.

Il s’empêcha de crier. Il ne respirait plus. Ses yeux tournoyaient sans me voir. Il voyait dans le passé et il était heureux à l’endroit même où j’avais souffert.

— C’est insupportable ! dit-il enfin.

Il était rouge autour des yeux et de la bouche. Il montrait des dents entraînées à mordre la poussière pour en saliver la force de revenir à des combats circulaires qui le vivifiaient. Un enfant heureux devient forcément un héros si l’existence prétend lui faire payer son bonheur. Il avait appris ça de la vie. S’il n’avait appris qu’une chose, c’était savoir se servir de la moindre énergie vitale pour revenir intact auprès de l’enfant qui avait rêvé de devenir cet adulte-là. J’en étais baba, philosophiquement.

— Mais maintenant, ajouta-t-il, j’ai besoin de quelqu’un pour prendre les coups à ma place. Je suis vieux et vous êtes parfaitement jeune…

 

La Lune se leva sur ces mots. Kubic vous rend heureux si vous êtes fait pour le bonheur et il vous apprend à l’être si le bonheur est fait pour les autres. Les statues nous contemplaient, à peine porteuses d’ombre. Des allées disparaissaient sous elles. On venait de ratisser les graviers humides et les gazons noircissaient encore, plantés de réverbères éteints et d’arbres omniprésents agités d’insectes bleus. J’étais vraiment pas bien.

— J’crois qu’je vais retourner dans mon tuyau, mec.

— Ya plus d’tuyau ! Pas d’tuyau, pas d’trou. Pas d’trou, pas d’…

Kubic peut beaucoup si vous ne pouvez rien, et tout si vous si vous n’êtes plus rien. John me retenait par la chaussette. On avait pas d’chien. Il nous fallait un chien. Je savais pas d’où je tenais cette idée. John faisait éclater les pustules de mon mollet. Je scrutais la nuit pour y trouver un chien que je savais à ma portée. Ses yeux brilleraient dans l’ombre comme ceux des chats, mais ce serait un chien.

— Pourquoi un chien ? demanda John. Si on allait à l’hôtel ? Votre chambre jouxte la mienne. On pourra se parler à travers la porte si vous voulez. Et demain, on sera à l’heure pour que les gens qui vous attendent ne soient pas déçus.

— On pourrait passer la nuit ici, pas trop loin du trou…

— Il n’y a plus de trou, mec ! Pas d’tuyau…

— J’entends quelque chose !

 

Mais rien. Rien que lui et moi. Et la nuit qui devenait obsédante, sans oiseaux, sans enfants, sans rien qui pût me distraire de l’angoisse.

— C’est peut-être le zeppelin, dit John en levant le nez.

Mais ce n’était rien. J’ouvrais la nuit avec la lame d’un couteau à nuit. John parut effrayé parce que je travaillais au monticule maintenant.

— Faute de trou… dis-je.

C’était pas prévu. Il consulta l’écran que Larra proposait. Son visage se crispait dans la lumière verte. Il y avait quelqu’un dans le monticule. Et ce n’était ni lui ni moi. C’était quelqu’un qui avait envie de parler et qui attendait depuis des heures qu’on lui donne la parole, même si la nuit avait peu de chance de satisfaire la compagne qu’il avait amenée avec lui et qui se plaignait déjà d’avoir été enlevée et même violée.

 

— Zavez pas vu ce mec et sa meuf ?

Ilavépavu ! Il avait cette idée de retourner à l’hôtel d’où il était venu pour m’accueillir à la sortie du trou. Je venais de constater que quelqu’un habitait le monticule et que la femme qui vivait avec lui avait été violée selon ses dires.

— Selon ses dires ?

— Ouais. Selon Cédire.

Il marchait à grands pas et je le suivais, me repérant au bruit du gravier qui grinçait comme mes dents dans un rêve prémonitoire dont je n’arrivais pas à me réveiller sans doute parce que j’étais overdosé depuis le départ. Je lui parlais du sas du zeppelin et que j’avais même causé à Roger Russel qui m’avait répondu que j’avais pas à m’soucier de ce qui allait m’arriver malgré moi.

— Roger Russel vous a dit ça ?

— Il me l’a dit, mec !

Il se retourna, exposant son visage noir à la lumière de la Lune. Il me parlait et je l’entendais plus ! Puis il finit par lâcher clairement :

— Vous voyez des choses que je vois pas. C’est sans doute prévu dans la procédure de remplacement. Parlons d’autre chose, si ça vous gêne pas.

— Mais ça me gêne de pas parler du type qui est sorti du monticule ! Et de la femme qui…

— Il est sorti ? Yavait une femme avec lui ? Qu’est-ce que vous savez que je ne sais pas ? Je vais pas dormir cette nuit.

Il reprit sa marche forcée dans la nuit. On croisait des statues à peine phosphorescentes…

— Il y a un tas de choses ici qui se signalent par la phosphorescence, expliqua-t-il. Regardez derrière vous !

Le type du monticule nous suivait. La femme n’était pas avec lui, ou alors elle n’était pas phosphorescente.

— Vous le voyez !

— C’est le type du monticule. Je l’connais pas. J’connais pas la femme non plus.

— Vous la voyez ?

J’marchais à reculons. Le type me faisait des signes.

— Il cherche son chemin, dit John Cicada. Ces types ne connaissent pas la ville. Ils se fient à des étrangers dans votre genre. Ils ont tort.

J’pouvais pas dire le contraire. Il faisait jour quand je l’ai habitée, cette ville ! Sans doute au poste de combat d’un simulateur de situations désespérées. Mes doigts retrouvaient la saveur d’un clavier simplifié à l’extrême pour ne pas compliquer le calcul de la trajectoire.

— Vous vous souvenez de ça, Yougo ? dit John Cicada.

Sa voix trahissait une mélancolie de perdant qui a survécu à des circonstances tangentes. Il ralentissait maintenant, permettant au type qui nous suivait de se rapprocher de notre conversation et de finir par y participer lui-même.

— C’est ce que vous voulez, hein ? dit-il amèrement.

Je voulais rien ! Ça le déphasait pas, ces deux types qui sortent l’un d’un tuyau, l’autre d’un monticule ? Qui était la femme ? Pourquoi ce type l’avait-il violée ?

— Il l’a pas violée, dit John Cicada. C’est moi qui l’ai violée.

— Vous avez violé une gonzesse !

— Ouais. Et vous m’avez remplacé. C’est à vous que ce type en veut. Pas à moi.

Je passais aussitôt devant, soulevant la nuit comme un nageur. Il m’empoigna par le colbac, mais sans me ralentir. Il appréciait peut-être cette accélération constante.

— Il suit mal parce qu’elle traîne, constata-t-il.

 

Qui était elle ? Je m’souvenais pas d’avoir violé une femme pour porter le chapeau à la place du héros. Mais yavait un tas d’choses que j’avais oubliées. C’était même un défaut que je m’reprochais tous les jours. J’avais peut-être assassiné, qui sait ? Mais j’voyais pas John Cicada en assassin et sa victime en sujet à caution. Le viol d’une femme était plus facile à reconstituer, d’autant qu’on pouvait la violer encore.

— Vous violerez personne si ce type n’est pas d’accord, dit John Cicada qui trottinait sans perdre le rythme de ma réflexion.

Je réfléchissais. Ça tournoyait dans ma tête comme si j’avais pas été prévu pour ça ou tout simplement parce que je prétendais prendre une initiative qui n’intéressait plus celui que je remplaçais sans savoir vraiment si c’était un aussi bon boulot que je croyais encore. Mais je voyais pas la femme.

— Vous violerez ce type si c’est ce que j’ai l’intention de faire, dit John Cicada.

D’habitude, le remplaçant ne sait rien de ce qui va se passer une fraction de seconde avant que le remplacé se décide à passer à l’action. John Cicada me prévenait maintenant. Quelque chose venait de changer et ça m’angoissait.

— J’violerai pas un type devant une femme ! plaisantai-je.

C’était pas moi qui plaisantais. C’était lui ! Et ça l’enchantait. Mais il me retenait pas. Au contraire, de petites poussées m’encourageaient à continuer, crevant la nuit avec les bras, la tête la première dans les feuillages, évitant les statues de justesse. Mais rien n’arrivait, surtout pas cet instant magique où l’attente cesse de fomenter l’instant attendu. Même les toits avaient disparu. On n’entendait que le frémissement des oiseaux. Peut-être aussi la coulée d’homme aux prises avec le sommeil baladeur des sans domicile.

— Cette femme vous adorera si vous le violez, dit John Cicada. On en parlait souvent elle et moi. Et il traversait les murs pour nous séparer. C’était d’une violence inouïe. J’avais rompu avec cette espèce de bonheur immobile qui me vouait à la curiosité scientifique et aux considérations esthétiques aléatoires. Personne ne me remplaçait à cette époque. Mais ils vont ont greffé cette mémoire tremblante. Faites un effort, mec ! Avant qu’on arrive à l’hôtel !

 

On n’y arrivait pas. La nuit semblait promettre d’interminables péripéties. Nous courions presque. Le type nous suivait sans perdre une seconde, mais je maintenais la distance qui nous séparait encore de lui et de son destin. Pourquoi on voyait pas la femme ? Qui était-elle si je l’avais violée pour ne pas manquer à mes devoirs professionnels ? Combien y avait-il de statues dans ce jardin de monument aux morts ? J’avais jamais risqué ma vie, même depuis que je remplaçais John Cicada dans les situations difficiles que rencontrait sa nouvelle existence de retraité du système voyage-oubli. On tournait peut-être en rond. J’identifiais les statues sans les reconnaître. John me communiqua alors sa peur. C’était insoutenable. Au-dessus de mes forces. Impossible à comprendre sans plier la réalité à angle droit. Il y avait une fombre nouvelle dans la fibre exogène qui nous reliait. C’était ça, le progrès, et il en savait plus que moi sur le sujet, parce que j’étais trop vieux pour l’avoir connu enfant.

— Faut s’manier si on veut arriver avant la fermeture, s’inquiétait-il. J’ai pas envie de dormir à la belle étoile. Vous le violerez ensuite.

— Après quoi, John ? Après quoi !

Je regardai en arrière. Rien n’avait changé. Et la femme n’apparaissait pas. Il n’y avait peut-être pas de femme.

— Il n’y en a jamais eu, dit John Cicada.

— Vous ne l’avez pas violée ?

— VOUS l’avez violée, Yougo !

C’est fou c’que j’oublie ! Et le type nous courait après comme si rien ne le menaçait. John trafiquait mes circuits ajoutés. Il manipulait l’acide base avec une dextérité qui n’appartenait qu’à DOC, le type qui m’avait sauvé la vie dans des circonstances aussi peu claires que véridiques.

— MAIS JE SUIS DOC MEC !

Il était ce qu’il voulait au moment où le système allait procéder au remplacement en un tournemain. Les signes avant-coureurs de multiples cross-over me rendaient sournois. Je rusais même avec la nuit, sans aucune chance de la tromper, mais elle boulottait en haletant, comme si j’étais pas loin et que je maîtrisais au moins le sens à donner à ses pitreries comportementales.

— Arrêtons-nous ! cria enfin John Cicada.

Je stoppais net, provoquant une apnée de la nuit.

— J’en peux plus ! dit-il en crachant des glaires.

Il avait quelque chose à me dire, mais c’était pas lui qui le dirait. Le type s’était arrêté à quelques mètres…

— Combien ? Dix ? Vingt ?

— J’sais pas. C’était difficile de le calculer en pleine nuit. Je pouvais voir son visage serein, mais traversé de douleurs respiratoires. On souffrait ensemble. John souriait entre deux spasmes. J’étais le seul à saisir le tragique de la situation. Mon contrat garantissait fermement que j’étais à l’abri de la mort si John venait à mourir. Mais rien sur le type qui revenait de quelque part. Rien sur la femme non plus. Le trou de mémoire parfait. Un crime contre la tranquillité des jours de repos où j’étais moi-même remplacé des fois queue. Qu’est-ce que ce type avait à voir avec mes dimanches ? Il claquait des doigts pour maintenir la femme à distance. J’hallucinais par intermittence, croyant la voir puis reconnaissant aussitôt mon erreur à voix haute, comme si je lui devais quelque chose, à ce type qui sortait de nulle part, mais qui était exactement à sa place.

— Vous avez au moins compris quelque chose, murmura John Cicada.

Il m’offrit une main secourable et me tira de la nuit qui chuinta comme un égout. Nous ne faisions qu’un maintenant.

— Vous allez me trouver importun… commença le type.

Pourquoi ne finissait-il pas cette phrase qui avait un sens de toute façon ?

— C’est pas elle que j’vais violer ! m’écriai-je brusquement.

— Je sais, dit-il tranquillement.

Il m’agaçait déjà. Il commençait par cette attitude nonchalante qui détruit mes assises. Je vacillais, ivre de plaisir avant même d’avoir touché à lui.

— Avec quoi me toucherez-vous ? demanda-t-il.

Avec rien ! J’avais rien pour toucher ! Même dans le noir obscur de la nuit ! Il savait ce que je savais ! John aussi savait et il ne se manifestait pas. J’étais seul et elle m’observait. Mes liquides suintaient.

— Vous êtes vraiment un pauvre type, John ou qui que vous soyez! dit-il.

Qu’est-ce qu’il attendait pour me faire des reproches et finir par me menacer d’un procès ? Je voulais voir la femme. C’était p’t-être pas elle après tout !

— C’est elle, mec, dit-il encore. Ça d’vait finir comme ça…

— Comme quoi, man ! ¡Dímelo !

— Ya longtemps que j’dis plus rien si c’est pas franchement utile, mec. Ça t’f’rait chier de savoir qui je suis-je, hein ? T’en sais rien parce que t’es que l’remplaçant et que j’vois aucun inconvénient à m’expliquer avec le remplaçant de celui qui est la cause de mon malheur…

— Ya plus d’malheur sur cette Terre, mec ! Yen a plus !

— C’est pas un produit d’mon imagination, mec. C’est la réalité. Tu m’violeras pas parce que Frankie-la-queue finit ses jours dans un bocal à des années-lumières de la réalité. Et j’t’enculerai pas parce que Bernie-le-frimeur est allé se vendre ailleurs que dans cette merde d’existence. Pas d’queue, pas d’viol ! Et pas d’cucul, pas d’enculade réciproque ! On est mal barré tous les deux. Mais si tu veux, je peux la forniquer et même l’enculer sans que ça change rien à ce qui va s’passer ensuite si c’est ce que John Cicada a décidé d’infliger à nos existences de minables au service de l’inutile et du recommencement. Tu piges, mec ?

 

J’pigeais. Il avait même pas besoin de la tirer de la nuit comme d’une manche qu’il aurait jouée à pile ou face avec un malade de l’idée du chômage comme moi. Mais elle apparut, nue et ficelée selon le kinbaku, trottant à la verticale sur la pointe des pieds, prête à accepter l’épreuve que j’avais conçue pour elle du temps où je remplaçais personne. Elle n’avait pas changé, la Sibylle.

— T’es qu’un sale Yougo ! lança-t-elle.

Je l’étais. Même que j’m’en souvenais. Mais j’ai jamais été musulman.

— Elle a pas dit ça, dit le type. Elle est à moi maintenant.

— Je suis à lui, confirma-t-elle.

Pisque j’étais plus concerné, j’pouvais retourner à l’hôtel, non ? Je fis un quart de tour pour pas les perdre de vue. Une statue ruisselait dans mon dos. La Sibylle s’approcha, seins tendus à l’extrême.

— T’as pas changé, mon John, dit-elle.

Elle sentait l’herbe verte.

— Qui c’est, ce type ? lui demandai-je comme si on s’était jamais séparé et qu’yavait pas d’enfants entre nous.

— Un type, dit-elle. N’importe quel type. Peut-être le mâle de tes enfants.

— Merde ! C’est dégoûtant !

Mais elle n’était pas là pour parler du passé. J’étais au service de l’Urine Extrême et elle était Métal. Je sortais d’un tuyau et elle avait habité la terre en attendant que je devienne quelqu’un. Elle était en fusion blanche si on regardait bien entre les jambes.

— Pauvre Johnnie ! dit-elle en caressant mes trous. Ils t’ont pas raté. Qu’en pense Sally Sabat ?

— Elle sort plus la nuit.

— Avec qui sortirait-elle si tu n’es plus rien ? Imagine qu’elle ne dort pas en ce moment…

— J’imagine rien, Sibylle ! Pas avec toi.

Le type renifla comme s’il avait maintenant besoin qu’on s’occupe de lui.

— Il t’a violée ? demandai-je.

— C’est tous des minables, dit-elle.

Ma main parcourait les nœuds d’un karada qui atteignait la perfection parce qu’elle était faite pour ça. C’était pas juste qu’un jeu avec elle.

— T’as pas idée, dit-elle. Qu’est-ce qui te fait le plus souffrir ? Comme d’hab ?

Elle m’entraînait dans la nuit. Nous finirions seuls dans un endroit secret. Mais le type nous suivait, marmonnant parce qu’il était pas d’accord. De temps en temps, j’apercevais les lumières de la ville et il se retournait pour ne rien perdre de mon angoisse machinale. La Sibylle se laissa écarteler dans l’ombre, alors que je ne voyais plus rien d’elle ni des nœuds qui tourmentaient sa conscience. Le passé revenait par ondée chaude et acide. Je rencontrais des lèvres sans reconnaître les siennes.

— C’est bien, dit le type. Continuez, John. J’aime ça.

 

Et je continuais. J’avais tout perdu en quelques secondes d’inattention. Il n’y avait plus que la nuit et le glissement à l’intérieur du tuyau. J’allais bientôt recevoir la terre en plein visage, enfin prêt à en mordre les saveurs digitales. Mais le tuyau se resserrait. J’étais au bord de l’asphyxie. J’eus une crise de claustrophobie qui me déchira comme un cri. J’appelai !

— Hé ! Mec ! Pas si fort ! On va nous entendre !

John était revenu de je-ne-savais-où. Il enfonçait la corde dans sa poche.

— C’est rien, mec ! On s’amuse, c’est tout !

Il me montra le porche de l’hôtel. Un type nous attendait. Il portait un uniforme aux boutons parfaitement astiqués.

— J’ai retrouvé votre petit chien, me dit-il en arrivant sur nous.

Il connaissait même pas la race hyperconnue de ce petit chien-chien qui réclamait son no-nosse en su-sucre comme tous les soirs à cette heure.

— J’suis désolé, m’sieur Cicada, mais Madame lui a marché sur la patte et j’sais vraiment pas c’qu’on fait aux chiens-chiens dans ce cas.

— Elle est partie ?

— J’crois bien qu’oui, m’sieur…

— Elle est partie, dis-je à John Cicada.

Il le savait déjà.

— C’est kiki ce chien-chien ? demanda-t-il.

— C’est Régal, dis-je en déposant la bête sur le parapet couvert de fleurs qu’il se mit à renifler.

— Régal Truelle ?

— Lui-même.

— Je croyais queue…

Il ne termina pas. Le sas contenait d’autres humains farcis de chiens. Ce qui impliqua d’autres conversations anodines.

 

Pablo Montalban nous attendait dans le hall de l’hôtel. Il pouvait être une heure avant le lever du soleil. Avant d’entrer dans le sas de sécurité, John Cicada avait reniflé l’air acide de la cité, remarquant que les combats s’éloignaient depuis une bonne semaine. Il déposa un mollard sur l’enjoliveur d’un char d’assaut, voyant Pablo Montalban assis dans le petit salon carré qui jouxtait le bar américain.

— Ils sont fortiches, les Amerloques, question bar, dit-il dans le sas.

Il bifurqua brusquement avant que la voix de crécelle de l’Espagnol nous parvînt comme une invitation à remettre le sommeil à plus tard. J’avais déjà commandé un machaquito et mes fesses venaient de se poser sur un tabouret. Mes genoux se calèrent contre le bar en cuir de rhinocéros. Le serveur m’indiqua que l’Espagnol attendait depuis deux bonnes heures. Il avait lu les nouvelles du jour en anglais et fumé deux cigares cubains.

— Qu’est-ce qu’il a bu ? demandai-je.

— Comme vous, mais du dulce. Moi aussi je préfère le dulce.

John Cicada prit place en face de Montalban, calant ses grands pieds sur la table où les verres de l’Espagnol côtoyaient une boîte de cigares et une paire de lunette à grosse monture noire. Ce dernier parlait sans provoquer de grimace sur le visage impassible de l’Américain.

— Il est américain, ce héros ? demanda le serveur sans cesser d’essuyer ses petites cuillères qui tombaient l’une après l’autre dans un panier d’osier tressé.

Je commandai un autre verre. Sur l’écran, un magicien faisait apparaître des cartes dans les poches d’un lapin déguisé en horloger. J’avais plutôt envie de roupiller et ça m’aidait pas vraiment de siroter de l’anis étoilé. J’avais envie d’un de ces cigares. Le serveur me proposa des cigarettes en papier russe ou chinois, il savait plus. Une caisse était tombée dans la cour de service de l’hôtel et le patron avait eu cette idée de revendre le contenu aux clients de l’hôtel qui se plaignaient du manque de petits plaisirs. C’était pas les vacances, mais l’hôtel était plein de types comme moi qui attendaient quelque chose, mais on savait pas quoi.

— En tout cas, dit le serveur, c’est pas des femmes qui s’font attendre.

Il semblait regretter ce commerce, plongeant ses mains dans l’eau bouillante qui moussait dans l’évier. Son regard me questionnait au sujet des femmes.

— J’suis venu avec une femme, dis-je pour mettre fin à ses illusions.

— Ah oui ? Laquelle ?

Il devenait indiscret, le larbin. Je lui rappelai que j’étais le client de la chambre 1954. 19e étage, 5e couloir, porte 4, juste à côté du monte-charge qui f’sait un bruit d’enfer chaque fois que mes yeux se fermaient. Se souvenait-il de ce type qui n’arrêtait pas de se plaindre pour des « riens » comme disait la direction de l’hôtel ?

— Tout l’monde se plaint, m’sieur !

— Vous vous plaignez, vous ?

— J’aime pas l’hiver.

J’avais oublié le froid et ses effets sur mes joues. Mais à l’intérieur de l’hôtel, la nudité me gênait pas tant que les fillettes jouaient pas à cache-tampon. Je portais en collier les perles noires de la Compagnie des Ôs. J’étais John Cicada le Yougo, le remplaçant du seul et véritable John Cicada qui s’entretenait avec un flic espagnol dans le petit salon carré éclairé de côté par l’ambiance feutrée du bar américain. Je savais rien d’autre, pas même où était Sally Sabat ni avec qui elle était, si elle se contentait d’être au lieu de profiter des circonstances que j’imaginais fascinantes.

— Les filles ne manquent pas, précisa le serveur.

— Sauf si on a plus les moyens de compter, dit un client.

Je reconnus Kol Panglas. Il était tel que l’imaginaient les journaux de l’époque : court sur pattes, carré aux hanches et étroit d’épaules, le bras court et le nez gras, quelque chose de pas clair dans le regard et une langue qui n’arrêtait pas de lécher les ombres qui l’approchaient.

— J’ai paumé ma carte de crédit, raconta-t-il d’une voix rapide. Mais j’suis connu ici. On m’fait confiance…

— Pour sûr, m’sieur Panglas ! s’écria le serveur comme si on venait de lui marcher sur les orteils.

La connivence consistait en une série de doubles scotches servis dans des ballons que le magistrat reniflait en expert.

— Vous êtes le Yougo ? me demanda-t-il. J’ai entendu parler d’vous…

Et il ajouta en pinçant les lèvres :

— Comme tout le monde.

Je m’inclinai deux fois. Il me salua avec l’index et retourna dans son verre. Le serveur haussa les épaules et me montra l’ardoise. Il y avait longtemps que Kol Panglas avait perdu sa carte de crédit. J’ajoutai un zéro du bout d’un doigt trempé dans l’anisette.

— Faites pas ça, mec ! s’écria silencieusement le serveur.

Il approcha sa trogne dégoulinante de sueur :

— C’est sérieux, les dettes, mec ! Tout l’monde paye pas cash comme vous, m’sieur !

J’en profitai pour augmenter ma facture et commandai un cognac espagnol en hommage discret à Montalban qui continuait d’expliquer des choses que John Cicada semblait prendre au sérieux. Y avait-il la guerre en Espagne ?

— C’est pire qu’ici, dit Kol Panglas. J’en viens. J’peux vous en parler si vous voulez. On s’est pas déjà vu quelque part, vous et moé ?

Je fis signe au serveur de lui offrir un cigare de ma part. Du coup, le magistrat se déplaça pour me toucher d’aussi près que le permettaient mes prothèses briquées à mort. Il en caressa le métal, doutant déjà que j’étais un adepte fiable. Je sentais trop la pisse. Il inspecta mes poches directement reliées aux reins. J’en avais une de chaque côté et l’urine suivait des chemins compliqués de coupe-circuit électromagnétiques. Il cherchait la marque, des fois que ça soye du Chinois. Mais c’était du Russe amélioré au Venezuela par la diaspora iranienne. Il apprécia.

— J’ai pas les moyens, dit-il en allumant le cigare qu’il n’avait pas cessé de palper entre ses doigts gras d’olives et de tortilla.

— Faut cotiser à la Compagnie des Ôs… commençais-je.

— Vous avez remarqué le calme de John Cicada qui semble apprendre des choses sans la moindre surprise ? Que sait-il que nous ne savons pas ? J’ai été chercher cet excellent limier en Espagne. Il le fera parler…

— Pour l’instant, il n’a pas dit un mot, constatai-je. Je venais de sortir du trou…

— Il a toujours cédé à ce genre de pression…

— Je sais pas quoi penser du retour de la Sibylle…

— Chut ! Écoutez ! gémit Kol Panglas.

J’entendais les battements de son cœur. Le type souffrait d’une sérieuse arythmie. Il sentait le goudron et le fond de verre. Mais il portait des fringues de qualité et son parfum n’était pas étranger au bon goût. Il me relâcha.

— Vous avez entendu comme moi ! s’écria-t-il.

Il prenait aussi le serveur à témoin, serrant ce poignet qui refusait pas l’offrande. John Cicada ne m’avait fait aucun signe depuis qu’il était entré dans le petit salon carré. Pas un regard, rien. Je montrai ma poignée de terre au serveur qui me demanda ce que je comptais en faire. Kol Panglas souleva sa manche pour régler le volume. Son avant-bras saignait encore. La greffe était fraîche. Une veine palpitait dans l’appareillage. J’avais aussi un truc de ce genre, mais beaucoup moins transformant. Le serveur limitait ses achats à la décoration symbolique de ses zones érogènes. Il pouvait pas tout montrer, parce qu’il était en service, mais, comme il me proposait de le constater, il mettait le prix.

— J’ai pas envie de me foutre de ma propre gueule, expliqua-t-il.

 

De temps en temps, le sas de sécurité s’ouvrait pour laisser le passage à une patrouille en armes qui inspectait les lieux avec des torches électriques. Un sergent m’examina longuement à cause de la motte de terre. Il y enfonça un doigt prudent, laissant à son cerveau le temps de comprendre ce que le doigt comprenait en ne trouvant rien de suspect. Il acheva son exploration par un sourire engageant.

— Vous reboucherez l’trou, me dit-il.

Je me mis à repétrir la terre qui perdit encore une part de son humidité relative. Les soldats revenaient satisfaits de leur tournée, ramenant des restes de repas dans une écuelle et quelques fonds de verre et de bouteille dans un bidon-don-don.

— C’est-y pas John Cicada que j’vois là ? demanda un soldat en me regardant d’aussi près que le lui permettait les usages.

— C’est pas John Cicada, dit le serveur, mais c’est tout comme !

Il pointa son doigt mousseux vers la baie vitrée qui nous séparait du petit salon carré. Montalban nous voyait dans un miroir. Et on le voyait aussi. Seul John Cicada s’adonnait à des exercices de tranquillité bornée par la prudence et la crainte. Son cigare grésillait dans le système d’écoute à distance que Kol Panglas déclarait au sergent dans le secret d’un message codé. Le serveur avait aligné les verres correspondant au nombre d’hommes de la patrouille moins un qui buvait pas parce que la soif foutait la pagaille dans son système urinaire. Il se contenta d’aspirer une bouffée en pointant ses lèvres mouillées que le cigare approcha deux fois avant de revenir sur son support publicitaire.

— Vous êtes un sacré type ! clama le sergent après une gorgée qui pétilla un moment sur sa langue avant de disparaître dans les acides.

— Qui ? Le Yougo ? fit le serveur.

Le sergent se frotta le nez avec le dos gris de son index.

— On sent tous la graisse de nos fusils, ici, dit-il en me flattant le cou. Ça vous gêne, c’te odeur qui sent aussi le feu et l’acier chauffé à blanc ?

— Vous aimez pas les Yougos ? demanda le serveur.

Il s’amusait de mon tremblement. Le sergent recula la culasse et me fit constater que les douilles étaient en fer ordinaire, celui dont on fait les pelles. Je lui parlai aussitôt du trou dans le tuyau…

— Un trou dans un tuyau, scanda-t-il, c’est un tuyau percé !

Il comprenait pas. Le serveur se marrait. Kol Panglas affinait la réception, tenant un petit bouton rotatif entre ses gros doigts.

— Nous avons fait le voyage ensemble, dit-il sans cesser d’écouter ce que disait Montalban derrière la baie vitrée saturée de plantes vertes.

— Vous avez voyagé avec lui ? me demanda le sergent.

Je répondis que oui parce que je supposais que Kol Panglas avait parlé de moi. Il releva la tête sans laisser paraître son étonnement.

— Ya un zeppelin au-dessus de la ville, dit le sergent au cas où on soye pas zau courant.

On entendait pas les Daimlers parce que le sas de sécurité ne laissait rien filtrer. Le sergent nous imposa pourtant une minute de silence pour se rendre compte de l’efficacité du système Intérieur-Extérieur. Kol Panglas baissa promptement le son, mais nous eûmes le temps d’entendre Montalban qui proposait à John Cicada de visiter le Musée des Faits Majeurs de l’Histoire Récente. La minute s’acheva par un toast aussi assourdissant que joyeux. J’avais plus envie de rire et ma soumission idéologique n’en parut que mieux vécue. Kol Panglas s’en félicita bruyamment.

— Il a eu le mal de l’air là-haut, dit-il en me piquant les seins avec une substance importée d’Andalousie.

— Vous avez voyagé en zeppelin ! fit le sergent en grimaçant.

— Comme vous l’dites, mec ! s’esclaffa le serveur.

Le sergent se redressa pour vaincre sa timidité maladive. Il confessa que les voyages en zeppelin lui filaient la mélancolie.

— Faut dire que chaque fois que j’suis monté là-dedans, c’était en mission et que j’avais du souci à me faire vu que j’montais à pied comme tout le monde et que j’redescendais en parachute par l’intermédiaire d’un tuyau…

Kol Panglas pressa sa main contre ma bouche, comme si j’étais sur le point de vomir sur le comptoir. Mais j’simulais comme il me le conseillait.

— J’étais tellement groggy, continua le sergent, que j’voyais des mecs sortir de terre la bite à l’air et bien brandie ! Seulement voilà, j’trouvais pas la femme !

— Le mouton est un animal… !

— À poil laineux ! À poil laineux ! À poil !

C’était parti pour une fin de nuit arrosée à l’huile de vidange. Kol Panglas me fit signe qu’on avait plus rien à foutre ici. Je le suivis. Il marchait devant moi. J’entendais la voix de Montalban, mais on pouvait plus voir John Cicada. On monta.

— Tapez 1954, dis-je. Le calculateur se trompe jamais.

— Pffffuiiit ! fit Kol Panglas en voyant le palier s’éclairer automatiquement à l’ouverture des portes de l’ascenseur.

Cette fois, il me suivit. La chambre 4 est équipée du système HD de protection des témoins. J’attendais depuis des mois…

— Des années ! dit Kol Panglas.

Il entra le premier et se servit dans le minibar. Sa bouche s’ouvrit toute ronde en expirant les bulles glaciales qui se déposèrent sur mon visage.

— C’est pas un jeu, dit-il.

J’savais pas bien s’il s’adressait à moi ou à ces correspondants. Il continua :

— Quelque chose a foiré quelque part. On sait quoi et où. On sait un tas d’choses sur ce sujet délicat. On sait même ce que ça peut coûter en crédibilité.

J’acquiesçai comme si j’étais qualifié pour apprécier le traumatisme social et économique. Il poursuivit :

— Dans un an, la moitié de la population sera atteinte. Il restera plus que l’autre moitié pour trouver une solution. Un an de plus et ce sera 80% de contaminés. Et 20% pour y penser. Dans trois ans, il ne restera plus personne pour y réfléchir et on continuera d’aspirer au bonheur sans se douter qu’on sera tous en train d’agir pour le malheur de tous. Savez-vous de quoi je vous parle, Yougo ?

— De Régal Truelle ?

— Bingo, mec !

Yavait plus qu’à trinquer en attendant que le jour se lève.

— Vous verrez que c’est que de la poussière, dit Kol Panglas. Le vent nous en amène quelquefois et on ouvre la fenêtre pour en prendre un peu comme tout le monde. C’est une maladie chronique. Vous êtes malade, Yougo ?

— J’ai jamais été malade, m’sieur. C’est pour ça que j’suis passé devant tout l’monde à la Compagnie des Ôs. Même que…

— Tout l’monde est malade ! J’suis malade moi ?

— J’sais pas, m’sieur…

— Ya un moyen de l’savoir, mec.

Il ouvrit la fenêtre. La nuit était encore tranquillement posée sur le dos de la ville.

— Vous reniflez pas l’odeur du sexe assouvi, Yougo ?

J’reniflais rien, à part l’odeur des poubelles et celle de la crasse du tramway, mais j’étais pas un chien, moi.

— Ya trente ans que j’renifle, dit Kol Panglas. Vous connaissez des filles ? J’veux dire : plus de deux prêtes à s’laisser faire sans appeler la police ?

J’en connaissais qui s’laissaient faire. Mais des qui s’plaignent pas, j’en connaissais qu’une. C’était peut-être la même.

— C’EST toujours la même, Yougo !

Elle était dans le lit. Dans MON lit. Même qu’elle était pas seule.

— Pisque j’te dis qu’Alice Qand est un mec, mec ! dit Sally Sabat qui émergea des draps.

Elle voulait dire que si c’était un mec, elle commettait rien contre le Koran et la Bible réunis. Mais moi je lui disais que le mec, ça aurait dû être moi. Et le mec qui était dans mon lit continuait de lui proposer l’amour comme si j’étais pas là.

— Tu vois ? dit-elle. Tu reconnais toi-même que t’es pas là où tu devrais être…

 

La lumière s’éteignit. Un néon extérieur éclairait le visage endormi de Kol Panglass. Il avait l’air serein. Je voyais pas le lit et ce qu’il contenait. J’étais assis dans un fauteuil connecté au système par un liquide. Je communiquais avec des tas de gens qui s’intéressaient à moi parce que je portais un fardeau que rien n’expliquait à part la nécessité de gagner ma vie pour pas la rater complètement. L’écran avait du mal à contenir ces effervescences. Des hologrammes à bon marché remplaçaient tout ce qui manquait à mon corps pour être celui d’un homme parfaitement ordinaire, mais avec des capacités sexuelles presque hors du commun. J’hallucinais un max grâce aux nouveautés du catalogue mis en réseau par les marchands de sommeil éveillé. J’étais de ceux qui avaient réglé leurs comptes avec le somnambulisme et autres parasomnies de l’émergence pharmaceutique. Mais j’étais seul, mec ! J’sais d’ailleurs même pas pourquoi je m’adresse à toi et pas à elle. Elle, je la connais, tandis que je sais pas d’où tu sors. Et puis pourquoi un mec ? Kol Panglas avait peut-être raison : j’étais une tante ou plutôt je l’étais devenu à force de me branler devant l’écran géant du Mado’s, un trip à la noix qu’on pouvait pas rater si on roulait un peu pour se désénerver. Mais cette nuit-là, on était presque à la fin du voyage rêve-temps et je surveillais l’apparition du soleil entre les tours dont les baies vitrées commençaient à s’éclairer. J’ai toujours eu un mal fou à me réveiller de l’insomnie. Ça m’fait mal aux doigts et je peux plus rien attraper sans casser quelque chose. Les gens s’évanouissent dans leurs photos, les mots se coupent comme des mains, j’entends des voix qui me conseillent d’en finir et le soleil se met alors à cracher comme un lama sur tout c’qui bouge. Dehors, les mécanismes de la survie reviennent imposer leurs idéaux aux doubles que je vois descendre la rue avec un empressement et une exactitude d’insecte au travail de la terre. Je descends pas. J’attends qu’on ouvre. Ou qu’on montre son gros visage encore rêveur entre le drap et le coussin. C’est toujours comme ça qu’elle réapparaissait, qu’elle me revenait.

 

— T’es vraiment pas à ta place, Johnnie ! dit-elle en s’étirant. Ça sent même pas l’café !

Elle se lève pas, s’enroule encore dans le drap, mord le coussin avec une joie contenue. J’ai pas bougé de mon fauteuil. Kol Panglass dort comme si rien ne commençait à arriver. Je vois aussi Alice Qand qui enfile du caoutchouc et me propose le fouet en exhibant sa chair entre les jambes.

— Te gêne pas, Johnnie, dit Sally Sabat qui s’enfonce dans le lit. J’aime ce mec comme si je l’avais imaginé pour toi. Réveille le vieux avant qu’il claque dans son sommeil.

La queue d’Alice Qand explorait les possibilités de plaisir sans amour. Je secouais Kol Panglas pendant qu’il en était encore temps.

— On a un rendez-vous avec le BV, dit-il sans vraiment sortir du rêve. Habillez-vous, John. On a plus beaucoup de temps.

Je m’arrachai aux liquides, provoquant ce bruit de succion qui fait dire à Sally Sabat que tous les matins, j’air l’air d’un bonbon collant qu’on dépiaute. Alice Qand rit joyeusement sans cesser de tremper sa queue dans les liquides qui bornent mon existence d’homme foutu d’avance.

— Vous allez manquer votre RV, Kol ! crie-t-elle dans le micro.

Il se redresse en étirant ses gros bras vers le ciel. Une odeur de cigare envahit les lieux. Où sommes-nous ?

— Aidez-le à choisir des fringues pas trop voyantes, dit-il aux « femmes ».

Elles se rencontrent devant le paravent et se félicitent d’avoir trouvé le sommeil en même temps. Je suis arc-bouté sur le levier du percolateur. Rien ne sort, à part la vapeur qui mouille mon visage et mes mains.

— T’as pas mis l’café ! s’écrie Alice Qand qui recommence à jouer à la petite fille qui a mal au cul à force de pénétrations mécaniques.

Je mets l’café en riant. Elles rient aussi. Kol Panglas ne rit pas et déplie ses vêtements pour en examiner les plis.

— L’une de vous veut-elle bien repasser mes fringues sans multiplier les plis ? dit-il en s’approchant du percolateur.

Il me branche tout de suite au tuyau. Il est toujours bienveillant si je râle pas à cause de la montée en puissance des caresses. Je lui sers une tasse brûlante. Il y trempe des lèvres nerveuses comme des ailes de mouche.

— On a rendez-vous, John et moi, avec le patron du Simulateur d’Ego. La journée sera longue, mes amies. Ne nous attendez pas pour déjeuner. On mangera sur le pouce en pensant à vos p’tits avantages !

Il les tripote et elles se marrent.

— Vous êtes prêt, John ?

 

Pas prêt. Je frotte ma chair au percolateur qui m’vaporise. Je me sens sale tous les matins au lieu d’enfiler mes bottines et de courir retremper mon acier dans les forces du travail et de l’emploi. J’ai pas d’avenir. J’en ai jamais eu. J’ai une crise et personne s’en aperçoit.

— C’est du vent tous ces trucs qu’on leur donne pour qu’ils aient l’air de pas en vouloir à tout le monde, dit Sally Sabat.

Kol Panglas sait bien que c’est du vent ! On leur fait des trucs aussi. On fait pas que leur donner des trucs ! C’est compliqué, la guérison à tout prix, alors qu’ils pourraient vivre simplement en marge du système qui intégrerait leur coût dans le budget de ceux qui ont la chance de pouvoir cotiser aux Pompes funèbres. J’étais d’accord avec eux, mec.

— Qui c’est, ce mec ? demande Alice Qand.

Elle le sait bien, qui sait ! Elle minaude parce qu’elle a échappé à la pendaison en Iran du temps où elle soignait les arpions des mollahs.

— Arrête ton char ! dit Sally Sabat que j’amuse malgré tout.

Pourquoi on a pas dormi ensemble cette nuit ?

— Parce que t’étais pas là ! rit-elle.

— J’suis arrivée avec à peine une minute de retard, hein, chérie ! minaude encore Alice Qand.

Kol Panglas attend qu’elle finisse de repasser le dernier pli, celui qui donne à son cul des allures de façade dorique. Il a de petites jambes craquelées avec des gros genoux dont les rotules se font face. Comment il peut marcher avec ça ?

— Vous préoccupez pas, jeune homme ! Je marche parce que je sais où je vais. Prenez-en d’la graine !

 

Il avait raison, le vieux Kol. Je savais pas où j’allais parce qu’on me demandait d’aller où allait John Cicada et ce, depuis le début des hostilités, 24 heures sur 24, pas une de moins. J’étais connecté à mort avec quelqu’un que je connaissais pas et qui refusait de m’en dire plus. Il avait eu une enfance heureuse. Moi pas. C’était peut-être un problème à soumettre à la Compagnie des Ôs… Une incompatibilité a vite fait de vous mettre sur la paille. C’était lui ou moi que Kol Panglas amenait au Centre des Simulations Possibles ? Le vieux secoua une tête fatiguée. Il avait dormi sur le mauvais côté et sa circulation sanguine avait du mal à reprendre le sens de la verticalité ambulante. Il s’exerçait contre le mur, étirant un dos qui refusait de se déplier. Les filles se marraient en trempant leurs biscottes.

— T’as assez pris d’caféine ! dit Sally Sabat.

Elle parlait d’moi. Alice Qand prenait pas d’caféine à cause de son priapisme programmé par erreur en pleine prise d’hormones féminines. Elle aimait pas en parler. Paraît qu’c’était incurable et qu’elle en mourrait si elle se ménageait pas des combats politiques entre les parties de plaisir.

— C’est ça ! dit Kol Panglas. Filons !

 

On descendit. Dans l’ascenseur, et en présence de femmes qui allaient prendre un bain aux Thermes Jouissance-Mort, il s’appliqua à ajuster ma tenue aux circonstances. Elles comprirent qu’on sortait, mais la légèreté de mon péplum les étonnait et elles se mirent à parler des conséquences des différences de température ambiante sur le moral des amants d’un soir. Kol se contenta de les remercier parce qu’elles s’écartaient pour nous laisser passer. Elles descendaient au sous-sol, précisèrent-elles. Le hall nous accueillit dans un air brûlant parcouru d’agitations glacées provenant du sas qui n’arrêtait pas de s’ouvrir et de se refermer dans l’affluence. Le Centre des Simulations ouvrait à dix heures. On avait déjà un quart d'heure de retard. Kol s’impatienta devant la foule que j’hésitais à pénétrer dans le sens de la sortie. Accoudés au bar, Montalban et John Cicada continuaient de se renseigner mutuellement sur des sujets dont j’avais pas idée. Le serveur nous fit signe qu’on avait oublié quelque chose la veille. Qui ? Kol ou moi ? John Cicada se retourna pour nous saluer et la main de Montalban nous invitait à prendre place sur deux tabourets qui avaient accueilli des filles. Ils étaient encore chauds. Nous entrâmes dans le bar américain.

— Vous avez l’air tout à fait bien, me dit Montalban.

— Il l’a toujours été, dit Kol sans cacher l’irritation que provoquait chez lui ce genre de remarque qu’on attend pas d’un étranger.

— Le Yougo est un bien précieux, fit John Cicada.

Il était légèrement gris et se tenait la tête, les coudes sur le zinc, les soulevant chaque fois que le serveur essuyait sa bave frémissante.

— On est pressé, dit Kol sans s’asseoir sur le tabouret dont Montalban tenait le petit dossier métallique. On est en retard si ma montre n’avance pas. Vous venez, John ? Le Yougo vous remplacera.

John leva sa triste carcasse et se laissa pousser dehors. Montalban avait émis un petit rire narquois. Rien de probant, mec, mais ça me faisait froid dans l’dos. Kol et John disparurent alors dans la foule au-dessus de laquelle le sas tournoyait sans arrêt. Ils devaient être dehors quand Montalban cessa de se marrer à mes dépens. Il finit par dire :

— Drôle de mec, ce Cicada.

Puis il approcha son visage graisseux :

— Vous en savez peut-être plus que lui, hombre…

J’en savais rien, moi, si j’savais plus ou si j’valais pas l’déplacement.

— Paraît qu’vous vivez avec deux femmes… continua-t-il.

— C’est elles qui vivent avec moi.

— Ça doit pas être facile tous les jours. J’veux dire : deux gonzesses sous le même toit et rien ailleurs pour changer d’air…

— Qu’est-ce que vous en savez ?

J’étais pas à la hauteur. J’me fatiguais pour rien. Cette manie que j’ai de chercher à lutter alors que je pourrais très bien aller voir « ailleurs », justement. Mais il avait raison, l’Espingouin : j’avais rien ailleurs, à part ceux que j’avais pas envie de revoir parce qu’ils avaient foutu ma vie en l’air à force de penser que j’en ferais rien. Je m’sentais fatigué de nouveau. J’arrivais pas à sortir du trou, mec, parce que j’avais pas le bon tuyau. Montalban me proposait des miettes de pain comme à un oiseau. Je reluquais le verre de John Cicada comme si j’y avais pas droit. Le serveur me regardait d’un air inquiet. Il quittait pas la proximité du téléphone, une antiquité à cadran rotatif qui m’donnerait le temps de faire ce que l’endroit et les gens m’inspireraient quand j’aurais plus rien à espérer.

— J’enquête sur un meurtre commis par votre ami Frank Chercos… commença Montalban.

Il était bourré d’olives et de fèves. J’voyais pas qu’avec lui on était forcément en Espagne et qu’il était maître des circonstances parce que le système soutenait ses thèses judiciaires dans les Universités ibériques. Il avait pas l’air d’un taureau, plutôt d’une chèvre qui monte dans les arbres pour en bouffer les dernières feuilles. J’étais cet arbre, mec, et ça m’enchantait pas.

— Frank Chercos n’est pas mon ami, dis-je en acceptant quelques gouttes tombées d’un verre que je venais de fracasser dans l’énervement et la paralysie. On raconte que c’est vous qui l’avez flingué sur un quai de gare. C’est le fifils à John Cicada. C’est pas moi qui vous tuerais, caracol !

Il aimait les insultes, ce type. Les gouttes de sueur de ses sourcils lui tombaient directement dans la gueule. Il la rentrait, cette langue ! Elle semblait capter mes hormones à distance. Je pouvais pas voir les yeux à cause des lunettes noires où la sueur laissait en tombant des traces verticales et cristallines.

— Vous en savez plus que moi, dit-il.

 

Comme si c’était possible. À l’époque, je jouais à la marelle avec des filles de mon âge parce que leurs pieds nus m’inspiraient des désordres mentaux qui allaient, selon les responsables de mon éducation, me jouer plus d’un tour au moment de décider comment je me sortirais de ces situations délictuelles.

— J’suis qu’un remplaçant, insistai-je. J’suis même pas programmé. J’ai qu’ma mémoire et mes emmerdes. Rien d’autre, poli !

— Vous êtes programmé pour le sortir de toutes les situations qui pourraient changer le cours de son existence ! Pour qui me prenez-vous, pato !

Il avait frappé le zinc du plat de la main. Le serveur se contenta d’un « ¡olé ! » qui fit sourire l’Espagnol. J’avais jamais vu autant d’Espagnols de ma vie. En fait, j’en avais jamais vu.

— Et papa ? Hein ? Et papa ? Il était pas espagnol, papa ? Il l’était ! Et vous pouvez rien changer à ÇA !

— Pour remonter, me dit le serveur qui m’en voulait pas que je sois con à ce point, il vous faut un remontant.

Il me servit une prune premier choix. La Compagnie des Ôs payait rubis sur l’ongle. Il exagérait pas, mais ne se privait pas non plus.

— Buzinesse is buzinesse, mec.

— Buvez, me dit Montalban. Vous allez en avoir besoin. Vous avez déjà vu un cadavre ?

— Des tas ! mentis-je en avalant une gorgée qui m’incendia.

— Dans ce cas…

On se mit en route. J’avais pas la force de résister. Le serveur versa tout le contenu du verre dans mon orifice comportemental et je ne vis aucun inconvénient à suivre sans résistance inutile cet espagnol qui prétendait me renseigner… enfin.

— Faites pas l’con, Yougo, me conseilla le serveur.

J’avais pas l’intention de le faire. D’ailleurs, je faisais rien que suivre. J’avais pas idée de ce qui allait se passer. Il s’était toujours passé quelque chose dans ce genre de circonstance. Des choses que je regrettais ensuite comme si je les avais commises. J’avais jamais rien fait avec un Espagnol. Il manquait une jambe sous lui. Comment l’avait-il perdue ? Il avait participé à des combats dont j’avais pas idée. Qu’est-ce que j’avais perdu moi-même dans des combats dont il savait peut-être tout ?

— Ça alors ! m’écriai-je en franchissant des obstacles. Frank a été assassiné. John m’aurait raconté des histoires…

— Il vous a raconté des histoires ?

— Des tas maintenant que j’y pense !

— Lesquelles ?

Ah ! Il manquait pas d’air, le Montalban qui écrivait des histoires policières que tout le monde connaissait mieux que les Psaumes. Mes histoires ! Celles que m’a racontées John Cicada quand j’étais pas au mieux de ma forme avec Sally Sabat ! Et Alice Qand qui me triturait le bourrichon avec des trucs appris dans les livres et sur des terrains où ne survivaient que les fous et les simulateurs.

— J’vous veux pas d’mal, dit Montalban. Quelque chose s’est détraqué. On sait pas quoi. Vous l’savez, vous ?

 

Nous arrivâmes au Centre des Simulations avec un retard de plus d’une heure, ce qui nous valut les remontrances de la secrétaire aux Litiges. Kol Panglas eut beau exhiber son badge de représentant de la Loi, elle ne démordit pas tant que le flot ses remontrances ne fût pas complet et parfaitement compris. J’étais pas pressé de simuler, aussi je me contentai d’écouter et de regarder, ce qui me donnait un air idiot, j’en conviens, mais j’avais pas l’intention de me mélanger à des discussions administratives qui ne me concernaient pas puisque j’étais un employé du privé.

— Vous êtes John Cicada ? beugla la secrétaire.

Elle avait bien cinquante piges et elle était sèche et fendue comme une souche. Une grosse paire de lunettes pendait sur sa poitrine. Je me voyais dedans.

— Mon ami John Cicada les aime bien mûres, grogna Kol Panglas.

Il étala tout le dossier me concernant. Elle en feuilleta les pages, s’arrêtant sur les photos pour me dévisager comme si j’étais pas moi. Elle souleva ensuite le combiné d’un vieux S63 et se mit à gémir comme si j’avais le pied sur son accélérateur. Elle raccrocha ensuite sans commentaire. On pouvait y aller.

— Filons ! dit Kol Panglas.

Il répandit un nuage de fumée avant d’écraser soigneusement le bout de son cigare dans un cendrier où des mégots attendaient le retour de leurs propriétaires. Il y laissa aussi le sien avant de prévenir la secrétaire que c’était un Koli Panglazo qui lui avait coûté la peau du cul. Elle nota.

— Ces chiennes ne servent plus à rien, maugréa-t-il dans l’ascenseur. Surtout à l’âge qu’elles ont.

On atteignit le 19e étage en compagnie d’Alice Qand qui avait revêtu sa blouse de médecin par-dessus une tenue de soirée qui ne cachait que son nombril et une partie de son cou. On la suivit tandis qu’elle nous parlait de la procédure d’admissibilité au test de simulation.

— Il faut d’abord s’assurer qu’on a bien affaire avec l’original. Au début, on s’est fait piéger par des remplaçants sans scrupule. On soupçonne la CÔS de les avoir encouragés à la supercherie. Mais les temps ont changé, Messieurs. Veuillez vous déshabiller et jeter vos fringues dans cette poubelle à fragmentation. Ensuite, nous entrerons dans la salle des tests préliminaires. Seul le candidat sera examiné. Vous, monsieur le Juge, vous vous tiendrez à l’écart et vous la fermerez. Ici, le souverain, c’est moi. Vous êtes filmé et votre voix est enregistrée. Signez ici pour accepter les conditions qui vous sont imposées.

 

On entra dans la salle en question. Alice Qand m’installa dans un fauteuil et m’enfonça tous les fils qui étaient nécessaires aux tests. Je pouvais crier. Personne ne m’entendrait. Kol se contenta de serrer les dents. Il en était pas à son premier témoignage en matière de simulation. De toute façon, j’avais pas le choix. C’était la simulation ou les aveux. J’avais choisi la simulation parce que c’était moins douloureux et que ça laissait pas d’traces. Vous ressortez de là à peu près intact, alors que l’aveu, surtout s’il est complet, vous colle à la peau pour toute la vie et continue de vous faire souffrir comme si le pardon n’existait pas. Kol Panglas avait apprécié mon choix avec une grimace dubitative. Il prévenait : si la simulation ne suffisait pas, il faudrait passer aux aveux. Mais j’avais confiance. On commença à midi par les tests d’admissibilité.

— Vous tortillez pas ! rugissait Alice Qand entre les secousses fragmentaires. Pour l’instant, je ne vois aucune raison de lui autoriser une simulation, disait-elle ensuite à Kol Panglas.

— Je l’ai prévenu qu’on allait peut-être perdre un temps précieux, fit Kol Panglas.

— J’ai jamais compris l’utilité de ces simulations, dit Alice Qand .

— C’est dans le Code, ma chère. Vous prenez vos congés d’Hiver ?

— Vous avez prévu quelque chose, vieux cochon ? Ça s’est pas trop bien passé, la dernière fois…

Kol rougissait chaque fois qu’elle faisait allusion à sa panne érectile. Il comprenait toujours pas. Il s’était bourré de sildénafil jusqu’à vomir d’écœurement. Ces vacances-là avaient un goût d’ordures. Il voulait effacer ce souvenir. Alice Qand le comprenait comme si ça n’était jamais arrivé.

— Que voulez-vous dire…

— Il sait bien ce que je veux dire, lui !

J’étais en train de sucer sa grosse bite. Elle me nourrissait de temps en temps quand j’allais pas aussi bien que c’était prévu au programme. Un mélange de sperme et de kolok. Elle se trémoussait sur la pointe des pieds. J’étais prêt pour le test. On allait bien voir si j’étais admissible à la simulation. Ensuite elle me montrerait le simulateur. Je l’avais jamais vu.

— Mais si que vous l’avez vu, Johnnie !

Quand et pourquoi ? J’me souvenais vaguement d’avoir soufflé dans l’alcootest retour de vacances. Il y avait des cocotiers dans ce vague souvenir d’avoir été heureux avec elle. Elle refusait d’en parler, se laissant sucer à fond pour mettre toutes les chances de mon côté. Sur l’écran, ça dinguait. Elle frôlait les boutons avec la même prémonition. Kol Panglas sifflotait en cherchant des anagrammes au mot sildénafil. Ça la faisait marrer, mais elle préférait qu’on l’appelle « monsieur » quand elle était d’service. Elle me tirebouchonna l’oreille en riant. Ça faisait partie des épreuves de la douleur. Ensuite, un cri horrible vous perçait les tympans et vous n’entendiez plus que les battements de votre cerveau contre les méninges. Elle cherchait quelque chose au centre géométrique et le trouvait en laissant échapper un cri joyeux de sa bouche avec ma langue. J’en pouvais plus. Et on en était qu’au début.

— Avant, expliqua-t-elle à Kol parce qu’elle pouvait pas s’empêcher de parler quand elle commettait des actes de routines, avant on avait que de l’Amerloque. Maintenant, on chine ! Et c’est du toc. Enfin… on a fait disparaître l’Iran de la surface de la Terre. C’est déjà ça.

— Ya la diaspora, dis-je entre les dents. Vous oubliez la diaspora.

— Voilà ce qu’elle te dit, la diaspora !

Je plongeais dans son cul la tête la première, vagissant comme au premier jour. J’allais pas tarder à me retrouver dans la merde.

— Sortez-le d’là ! bougonna Kol Panglas. Il va s’imaginer des choses. Allez donc savoir quoi !

— Il va rien s’imaginer si je serre pas les fesses !

Elle les serrait. Je voyageais toujours pas.

— Qu’est-ce que je vous disais ! jubilait le magistrat en y fourrant aussi ses mains.

Alice Qand entrait encore des données avec la souris. Je commençais à réagir dans le bon sens. La preuve, je tirais la langue pour recevoir les gouttes de l’urine bénite des propres mains de Gor Ur.

— C’est bon signe quand ils se mettent à parler du Gorille, dit-elle.

Elle me mordilla le nez. Sa morsure était légendaire.

— Tu veux t’amuser, coco ? gicla-t-elle dans mes narines.

Mais j’étais pas à la fête. Les liquides venaient de faire un tour complet, ramenant au cerveau des informations qu’elle allait utiliser contre moi. Yavait pas de test sans ce combat. Kol s’approcha pour témoigner plus tard. Elle lui montra la partie du cerveau qu’elle allait forer avec les moyens du bord. Pour nous en tout cas, le rêve américain était retourné d’où il était venu : dans le cul immonde du Gorille Urinant.

— Vous voyez ce chip ? demanda-t-elle à Kol Panglas qui voyait pas sans son binocle.

— J’vois quek choz, mais c’est pas net…

— Il lui ont enfoncé ça dans l’crâne quand il avait pas plus de cinq ans. Ils avaient besoin de pilote à l’époque…

— La guerre avec la Caïda !

— Ouais, mec !

Elle continua d’enfoncer la sonde éclairante. C’était du visuel pur, avec de l’ombre et de la lumière, et des effets de trous. Je m’voyais me voir. Et ça faisait pas mal. J’avais mal aut’ part. Très mal.

— Ce circuit lui donnait des facilités sexuelles un peu au-dessus de la moyenne, poursuivit Alice sans cesser de serrer ses adorables fesses. Ça compensait le temps perdu aux commandes. Au début, il s’en est donné à cœur joie. Elles l’adoraient. Et il dépensait sans compter. C’était le but, mec !

Ça, je l’savais pas. J’avais dépensé sans quitter des yeux le solde de mon compte en banque, mais j’avais jamais consulté la liste des opérations.

— Ce mec s’est jamais trop posé d’questions, expliqua Alice. Il a vécu en parfaite harmonie avec le système. Il en demandait pas plus. Mais fallait bien que ça s’arrête.

 

Ça s’était arrêté sans prévenir avec l’âge de la retraite. J’avais été le premier surpris, surtout par le montant de la pension qui m’était allouée. Mais c’était qui qui arrondissait mes fins de mois en travaillant à la Compagnie des Ôs ? Le Yougo ou moi ? Là, j’étais dans le noir. Et j’arrivais plus à réfléchir sans penser à autre chose. Alice acheva la scission du cerveau à la main, pompant à mort dans la kolok que je vomissais comme une fontaine. Kol Panglas était admiratif devant le travail chirurgical.

— Ouais, dit-elle. Pour un mec qu’a jamais été aussi loin, c’est pas mal en effet. Vous m’aidez à reconnecter les interruptions accidentelles ?

— Je veux !

Il était bien joyeux, le Kol, sans son Koli Panglazo payé avec l’argent du contribuable parque c’était ce qu’écrivaient les toubibs sur les ordonnances qu’Alice Qand ratifiait en échange d’une enculade réciproque. Ils se mirent à gicler de l’étain en fusion, pompant les gouttes qui grésillaient dans les marges. Mais c’était ailleurs que je souffrais et j’arrivais pas à me souvenir pourquoi. D’après la joie du magistrat, j’étais en voie de réussir le test d’admissibilité. Le prochain épisode se passerait dans le simulateur. J’avais aucune idée de ce que j’allais simuler, ou alors on simulerait pour moi, qui sait ? Je reconnaissais déjà plus les lieux !

— Mauvais signe ! dit Alice Qand qui s’attristait en même temps, preuve qu’elle m’aimait comme jamais un homme m’avait aimé.

— ¡No me digas !

— Il s’agit peut-être du remplaçant, continua-t-elle. On va l’savoir.

Pardine ! J’allais savoir qui j’étais à ce moment crucial de mon existence. Et comment que j’la recevrais cette nouvelle de l’au-delà du cercle intime ? Avec des cris de haine ?

— C’est quasiment recousu, constata Kol Panglas. Ça saigne ici.

— Pompez, merde !

 

C’était quoi, cette chambre minable qui sentait l’encaustique et le romarin ? J’avais eu une enfance heureuse, moi. Yavait pas d’miroir dans ma chambre d’enfant. Qui j’aurais regardé à part moi ? Et pis j’ai jamais joué aux osselets ! J’ai jamais mouché dans un mouchoir aussi grand ! Mais je m’sentais comme chez moi. Ah ! J’étais mal barré si j’étais le Yougo ! Mais comment expliquer tous ces souvenirs de voyages itératifs ?

— Vous pouvez pas être les deux à la fois, c’est sûr, dit Kol Panglas qui commençait à douter de ce qu’il disait pour ne pas rien dire.

— C’est l’effet de la perte de matière cérébrale sur la lame qui a servi à l’ouvrir, tapait Alice Qand sur son clavier multilangue.

L’effet ? J’étais dans l’effet maintenant ! C’était même plus moi qui parlais. Le regardais les traces rouges sur la lame du scalpel. Elles noircissaient vite sous l’effet de l’oxydation. C’était du Métal, mec ! Preuve que j’avais pas couché que dans le lit des gonzesses célèbres du show-business. J’avais eu des amours ancillaires ! Un vieux rêve d’enfant en voyant papa s’emmerder quand maman était pas là pour l’emmerder !

— Mon Gor ! s’écria Alice Qand. Il s’exprime comme le Yougo ! Vous vous êtes bien gouré, Kol !

— Mais alors avec qui j’ai passé la nuit, moi ! s’écria le magistrat en me palpant sous la chair.

— Avec moi, dis-je sans rien expliquer.

— Avec lui ! s’étonna Alice.

 

On me laissa tomber pour expliquer et s’expliquer. J’avais froid au cerveau et je m’en plaignis sans obtenir de réponse. Ils se chamaillaient parce que l’un avait sombré dans l’infidélité et que l’autre avait perdu du temps à se branler en pensant à lui. C’était peut-être pathétique, mais j’en souffrais et c’était pas le genre de souffrance qui facilite la reconnaissance et l’admissibilité aux tests préliminaires. Le canon à électron cafouillait sous son épaisse couche de plomb. J’appuyai sur un bouton au hasard.

— Vous recommencez, John ! dit Larra qui venait pas à mon secours si j’allais trop loin dans le récit de mes impressions intranettes.

Je m’rebiffais.

— J’ai quand même droit à un minimum de respect, merde ! hurlai-je dans le micro.

— Je dis pas ! Mais vous n’auriez pas dû me demander d’intervenir. Le docteur Alice Qand est compétent…

— …compétente…

— …compétente… si vous voulez… et je ne vois pas de raison d’intervenir en votre faveur auprès d’un système qui doute…

— Qui doute ?

— John ! Vous devez annuler cette frappe !

— Sinon ?

— Sinon je signale cet incident aux autorités…

— Larra ! Ne m’abandonnez pas à ces charcutiers d’un autre temps !

— C’est la Sibylle qui vous parle…

— Sibylle ! J’en peux plus ! J’ai tellement envie de simuler !

— Tu simuleras rien si tu continues de te comporter comme un gosse ! Regarde-les bien. Ils se disputent pas. Ils essaient de se mettre d’accord sur un détail qui constitue maintenant le véritable enjeu de ce que tu es en train de jouer sur le terrain de la… crédibilité.

— C’est pas croyable ! Dites-leur que j’abandonne. Ou plutôt que je reviendrai demain. J’ai besoin d’une bonne nuit de sommeil…

— Il faut attendre, John. Ils vont se décider quoiqu’il arrive.

— Mais qu’est-ce qui peut arriver encore si je ne peux pas bouger !

 

La Sibylle était en train de creuser un fossé de silence infranchissable avec des moyens ordinaires comme ceux que m’autorisait le règlement de la CÔS. Je pouvais rien faire contre ça. Ils avaient pris la décision de se protéger de mon influence. La Sibylle en creusant, et Alice Qand suçait les pores de Kol Panglas qui oubliait ainsi pourquoi il était venu et comment il se trouvait là. Son air idiot en disait long sur son état physique du moment. Le canon à électron péta comme vieux dans un asile de nécessiteux.

— Sibylle, je t’en supplie !

 

Je la voyais creuser dans le virtuel. Pendant qu’Alice Qand enculait le magistrat. Et pendant que tout allait à la dérive du côté de l’écran. En agitant mes bras dans une crise de désorientation qui m’arrachait les tripes, j’avais rencontré les gros boulons hexagonaux qui retenaient ma tête dans un bridage sur mesure. Je trouvais pas la clé. Mes doigts glissaient sur le métal serré à bloc. Je les suçais pour leur donner du courage. Mais yavait rien à faire. J’étais attrapé par le crâne. Je voyais en coin ces attelages d’acier. Et les barres de flexions qui contenaient ma transe. J’avais vraiment aucun souvenir de ça. Mais le système insistait, ce qui laissait à Alice Qand tout loisir pour s’envoyer en l’air avec le vieux Kol qui recrachait les comprimés en beuglant comme un pendu. Et la Sibylle installait les conditions de la séparation, minutieuse comme elle avait toujours été. Elle accumulait des causes sans rechercher les effets correspondants. Sa construction prenait du sens, mec. Ça finirait par vouloir dire quelque chose. Puis le Métal me traversa en punition. Je voyais plus rien. J’entendis Alice Qand jouir sans scrupule à un mètre de mon cerveau qui reçut le message ;

— Détendez-vous, John ! Vous êtes admissible. Préparez-vous à entrer dans le simulateur. Vous saviez que vous réussiriez, hein, vieille fripouille !

— Je savais qu’il n’y aurait pas de prochain épisode sans une bomme simulation, mec !

— Il veut dire « stimulation », DOC. J’suis pas mécontente que ce soit fini. Je rentre me « recoucher ».

— Avec qui ?

J’avais p’t-être prononcé un mot de trop, mais elle avait plus envie de jouer avec moi. Elle reviendrait pour la… simulation.

— Il est dingue, ce mec ! murmura-t-elle en sortant.

Kol planta un Koli Panglazo dans la bouche que j’avais ouverte pour signaler à la Sibylle que je revenais à l’amour en vainqueur.

— Tu crois ? fit-elle sans cesser de creuser dans les marges où elle avait des chances de trouver quelque chose à mettre sous la dent de la justice conjugale.

 

Quatorzième épisode

SPIELBERG & CIE !

— Avez-vous eu, oui ou non, une enfance heureuse? Répondez D’ABORD à cette question !

— Je… je sais pas. Je voudrais…

— Répondez !

— Je suis John Cicada. J’ai eu une enfance heureuse…

— Vous n’êtes pas John Cicada. Vous êtes Yougo Adacic. Votre enfance…

— Il y a pire, DOC !

— Ne m’appelez pas DOC !

— Je sais pas ! Mon père travaillait dans l’acier. Il sentait le feu… Maman disait…

— Quelle était votre part de bonheur ?

— J’y pensais pas. Je vivais au jour le jour. Sans projet. À part mon vélo et ma console. J’étais tout l’temps à la recherche d’un écran. J’allais dans les cafés où les vieux se souvenaient du bon temps. Je faisais pas comme eux et ça les inquiétait. Ils en parlaient avec mon père. Ça sentait le machaquito et le tequila. Le citron aussi, pressé à mains nues sur les sardines grillées au bord de la fenêtre. La rue était chaude et tranquille. Je demandais si je pouvais me servir de l’écran pendant la sieste. Deux ou trois polios se joignaient à moi.

— Des polios ou des tubards ?

— Des tubards. J’étais tubard moi aussi, mais je m’soignais pas. Papa ramenait des vapeurs d’acier dans sa bouteille et je les respirais pour pas aller au sanatorium.

— Vous vous rendez compte que John Cicada a eu une enfance heureuse ?

— J’vous crois, mec doc ! J’crois tout c’que vous voulez pourvu qu’vous m’empêchiez d’parler yougo ! J’ai trouvé ce boulot en regardant les annonces sur les panneaux du Monda Venir. J’y allais tous les matins.

— Vous aviez cette foutue console… !

— J’l’ai toujours eue ! J’ai jamais pu m’séparer de c’que papa appelait un jouet pour pas jouer. Il voulait dire que j’jouais pas avec les autres ou alors seulement pour les tuer. Il y en avait toujours deux ou trois. Des tubards comme moi et ils amenaient leurs consoles dernier cri. Le problème, c’était l’écran. On entrait chez les gens pendant qu’ils dormaient. On retenait nos cris grâce à une balle de ping-pong. Mais c’était le corps qui nous trahissait et on finissait par se cogner la tête contre les murs. Ils se réveillaient toujours avec le même cri de colère et on fuyait, traversant la rue hostile qui se réveillait aussi, et on allait le plus loin possible en soulevant la poussière des chemins. Là-haut, on branchait nos consoles aux éoliennes et on jouait sur l’écran de contrôle de la Compagnie des Ressources Énergétiques jusqu’à l’arrivée du gardien qui nous tirait dessus avec du double zéro. On quittait pas les lieux sans cracher notre sang sur les poignées du système de maintenance. Il nous poursuivait jusqu’à la fonderie. On s’cachait dans les jambes des forgerons. Papa avait de grosses jambes marquées au fer. Il avait plus un seul spermatozoïde à mettre sur le marché et les Chinois lui proposaient des pieds momifiés avec des femmes au bout, pantelantes et inoffensives. Dans les salles d’observation, ils montraient tous leurs queues molles à des carabins qui s’en saisissaient pour les remplir de métal en fusion. On les voyait sur l’écran de surveillance et on diffusait les images sur le réseau des boniches en colère. En même temps, on jouait à gagner. Je sais plus si j’étais heureux dans ces moments-là. Je l’étais peut-être après tout. Mec, ça m’amuserait plus maintenant que j’ai compris qu’il faut aussi jouer à perdre si on veut comprendre la nature humaine. Ensuite, on rentrait chez nous et on s’amusait avec des filles de notre âge qui pensaient qu’à rire et à se moquer sans avoir à payer le prix de leur insolence. J’avais ma queue devant un miroir et je m’disais que je pouvais pas accepter le destin de papa sous prétexte que j’en avais pas d’autre.

— Qu’est-ce que tu boufferas ? m’disait le vieux.

Toujours la même question. Si tu bouffes pas, tu crèves. Et si tu crèves pas, tu deviens inutile, voire dangereux. On citait tonton Ferguson en exemple à pas suivre les yeux fermés. Mais justement, je les fermais, les yeux, et j’voyais tonton Ferguson en train d’arnaquer des vacanciers en leur vendant des substances capables d’attirer les poissons et les sirènes. J’sais plus si tonton Ferguson était le frangin à maman ou l’contraire. Il avait laissé une console à double face et je savais que les vieux y jouaient pendant la nuit. J’avais peut-être des sœurs. En tout cas, je parlais à des ombres qui jouaient elles aussi devant la fenêtre. J’entendais les pions claquer sur l’échiquier. Mais c’était l’heure de cracher le sang et j’avais des soucis avec l’air que j’respirais.

— Et Dieu dans tout ça ?

— Ça m’rendait heureux de penser qu’un mec avait été capable de foutre l’humanité dans la merde qu’il avait créée pour pas s’emmerder lui-même. Je m’souviens vraiment pas d’avoir rencontré John Cicada au catoche. Il a peut-être jamais habité la Yougoslavie. J’savais même pas qu’il était heureux.

— Ya vraiment quelque chose de fêlé dans votre cerveau, Yougo ! On saurait p’t-être jamais de quoi il est question…

— J’étais chômeur et j’votais pour des cons qui avaient trouvé un emploi surpayé. C’est la Sibylle qui m’a conseillé de m’adresser au Service de Remplacement. J’ai pas choisi John Cicada dont le papa s’appelait Joe. C’est d’ailleurs la raison qui m’amène ici, mec.

— Expliquez-vous pendant qu’on vérifie.

— John et moi on savait pas qui de nous deux allaient entrer dans le Simulateur de Circonstances à Modifier. On a jamais joué avec le temps ni l’un ni l’autre. Il avait été heureux et continuait de l’être dans un certain sens. Mais j’attirais le malheur comme une mouche les ennuis. J’avais été un asticot pendant les longues années de mon enfance, bouffeur de charogne et effrayé par les hameçons. J’avais tout raconté dans un micro et John écoutait avant de donner son accord. Il comprenait qu’il avait pas le choix, vu la mise de fond qu’il pouvait se permettre, si vous permettez le pléonasme. Oui… je sais… vous en avez vu d’autres.

— Continuez !

 

— Il a pris le temps d’étudier mon malheur, la longue série de malheurs qui ont changé mon existence en autant de raisons de pas continuer sur la mauvaise voie. Je voyais rien à travers le miroir sans tain. Mais je savais qu’il m’observait et qu’il allait prendre une décision qui, dans un sens comme dans l’autre, changerait radicalement mon way of life. J’arrivais pas à me concentrer. Les fibres optiques me communiquaient des traductions de ce que je savais déjà de moi-même et de ceux qui m’avaient pas aidé. J’essayais de suivre une cohérence qui reposait entièrement sur ce que le système judiciaire avait inscrit dans mon dossier de survie conditionnelle. Mais le récit de mes malheurs était conforme à ce que j’en pensais quand j’y pensais, ces nuits d’angoisse sale jusqu’à la négligence.

— Quand a-t-il pris la décision de vous employer comme sous-ensemble du système de retraite ?

— Il était décidé avant même d’assister à la mise à nu de mon enfance. Il avait exigé, et ses moyens le lui permettaient, de se confronter en permanence avec l’enfance malheureuse de n’importe quel pauvre type qu’il n’avait eu aucune chance de rencontrer sur son chemin durant toute cette vie qu’il avait consacrée au voyage itératif. Il était venu simplement pour vérifier que j’étais CE malheureux. On s’était croisé dans le couloir et il avait refusé de me serrer la main parce qu’elle était moite. Je sentais le bassin de trempage. C’était là que je travaillais les dimanches pendant que les autres tentaient d’oublier que le travail les rendait seulement utiles, pas agréables du tout, et remplaçables à tout moment. Le dimanche, je f’sais la queue pour balayer les clinkers dans la cour des Grands ou ramasser des débris humains dans les centres d’essais du Temps d’Avance Nécessaire au Lendemain Si On Veut Gagner du Temps et Même s’en Passer. Mais ce dimanche-là, j’étais convoqué pour un entretien d’embauche et la DRH m’avait montré de loin le type qui avait payé d’avance pour être remplacé en cas de pépin. Il avait l’allure d’un campeur qui a perdu la boule en jouant avec des enfants. Le crâne bien coiffé, il se promenait en attendant la première révélation, celle qui enfoncerait une aiguille dans la poupée de ses bonheurs relatifs. La DRH m’expliqua que j’avais qu’à m’laisser faire par les fibres. Le faisceau était particulièrement étudié pour mon cas.

— Vous pouvez m’faire confiance, me dit-elle en bouclant une ceinture antistress autour de ma taille de guêpe.

— Et qu’est-ce que j’aurai à faire ensuite ?

— On anticipera pour vous, dit-elle. Vous en faites pas. On sait tout une seconde avant que ça n’arrive. Le client est toujours satisfait.

— Un homme heureux peut pas avoir d’ennemis, énonçai-je comme si je pensais le contraire, mais sans posséder les arguments du doute.

— Zêtes pa zen situation d’négocier, dit-elle en me poussant.

 

J’entrai dans la zone de contamination. Immédiatement, mon esprit se mit à tournoyer, mais j’voyais encore.

— Vous savez c’que c’est, ce truc ? me demanda la DRH.

J’savais, mais j’en étais pas sûr. Elle parut satisfaite.

— La Sibylle s’ra là ? demandai-je des fois que j’aurais d’la chance.

— Elle est en voyage. Vous ne la verrez pas. Pas vrai, DOC ?

— Pour sûr, M’dame !

J’avais pourtant besoin d’elle. On avait ce point commun, John et moi : elle agissait sur les circonstances de nos changements. Mais le moment était mal choisi pour en parler. J’entrai dans une enfance heureuse juste pour voir c’que c’était. DOC jubilait en giclant. La DRH me caressait la queue pour me retenir, sinon je s’rais parti tellement c’est différent de c’que j’ai connu et su, l’enfance heureuse. Paraît qu’derrière la vitre, John Cicada se demandait pourquoi elle m’excitait. Elle dirigeait mes ressources humaines et il était incapable d’apprécier. Enfin, il était du bon côté et j’m’apprêtais à morfler. Elle s’arrêta une seconde avant et me poussa dans le gouffre de l’enfance. J’avais jamais autant hurlé, entre le plaisir interrompu et l’angoisse inspirée par un usage de l’enfance que je connaissais pas. Je tombais comme un sac. Les fibres se connectèrent aussitôt, interdisant la rébellion que j’ai vu passer comme un personnage qui s’est trompé de roman. Et ça a commencé.

— Qu’est-ce qui a commencé, Yougo ?

— Il prenait des notes. Un programme comparait mes données avec les siennes, se limitant aux circonstances de l’enfance. Je voyais l’écran, mais sans parvenir à analyser les conclusions provisoires qui succédaient à l’énoncé des paramètres hypothétiques. Sa respiration formait des ondes éphémères sur la vitre. La DRH n’avait pas oublié de coincer ma queue dans le distributeur automatique qui répondait aux demandes exogènes de mon cerveau. Donc, je suffoquais dans un autre système où il n’était pas prévu queue je comprenne. Il comparait et je m’délitais rapidement au contact des petites réalités secondaires d’une enfance dont les vieux n’avaient pas voulu parce qu’elle compliquait le sens de leur travail au fil de la consommation des biens que la rue proposait à leurs sexes par voie intraveineuse. Qu’est-ce que ça voulait dire, bordel ! et à quoi ça servait, merde ! Mais j’arrivais pas à poser ces questions lancinantes. Je débitais des données circonstancielles sans porter de jugements qui auraient au moins soulagé ma conscience de citoyen en recherche d’emploi rémunérateur. Je m’voyais dans une file d’attente chez le boulanger, bavardant avec des femmes qui sentaient le jasmin des toilettes et l’herbe rase des jardins d’agrément. Je coupais des parts sur une table occupée par des êtres qui me remerciaient et jouaient à m’envoyer des boulettes de pain avec leurs petites cuillères. Une fenêtre recevait les ballons rouges que des gosses renvoyaient obstinément à je ne savais quel reflet têtu. Ma langue recherchait les saveurs acidulées aux parfums fruités. C’était le bonheur de l’enfance tel que John Cicada l’avait vécu, sauf que j’étais projeté dans l’avenir et qu’il appartenait au passé.

— Voilà une chose qui n’a pas échappé à son attention, dit la DRH. Continuez !

 

Et ça recommençait dans la guimauve des petites culottes qui jaillissaient des buissons pendant que les rires s’éloignaient. Je tournais autour des bassins à poissons qui crevaient les reflets bleus d’une eau tremblante où je me voyais moins pertinent. On arrivait au bord d’une rivière. Les pêcheurs de carpes étaient debout dans leurs barques, houspillant les nageurs qui se plaisaient gaiement dans l’alternance des seins nus et des fesses qui s’ouvraient pour recevoir des doigts agités de spasmes. Je m’frottais les yeux désespérément.

— Vous ne pourrez plus rien contre ces insertions, Yougo. Je vous conseille de vous y faire dès maintenant. Vous disposerez d’une seconde pour remplacer votre client. C’est en général le temps qu’il faut au système pour analyser la situation et prendre la décision à votre place. Personne ne s’est jamais plaint, Yougo ! Vous entendez : Personne !

— Avez-vous eu une enfance heureuse, Yougo ? Répondez !

— Maintenant que vous le dites, j’ai envie de servir à quelque chose…

— Nous servons tous à quelque chose ! Sinon, à quoi sert tout ce système qui coûte si cher en marge de manœuvre ? Répondez !

— J’veux dire, M’ame, que j’ai l’impression que je s’rai pas inutile…

— Tout le monde est utile !

— Mais tout le monde n’est pas aussi heureux que vous allez l’être, Yougo !

— Heureux… ? Moi… !

Je l’étais déjà. Et je le serais chaque fois que John aurait besoin d’être remplacé pour une raison que j’aurais pas les moyens d’apprécier, certes, mais qui s’ajouterait à mes propres raisons de croire encore au bonheur quitte à me contredire en permanence.

— Bien, dit DOC, vous êtes guéri, Yougo !

— J’étais malade… ?

Pour accélérer ma compréhension des choses, la DRH m’envoya un message de malheur. Pendant une seconde, j’ai cru que j’y étais, en Afghanistan ou ailleurs sur un terrain de combat qui m’arrachait les jambes parce que j’étais un enfant imprudent. Un gros visage me sermonnait.

— Vous voulez guérir ? me demandait-il.

— Oui, m’sieur !

— Et ben on guérit pas des jambes quand on en a plus !

— Ça fait mal ? me demanda la DRH à travers l’écran des simulations méthodiques.

— Si ça vous fait pas mal, ajouta DOC en sourdine, on recommence jusqu’à ce que ça vous fasse vomir les tripes.

J’pouvais pas dire le contraire : ça faisait très mal. Et au premier pet. Mon visage reflété dans la vitre sans tain en témoignait assez. J’en avais le sourire aux lèvres. Un nain me tabassa avec une prothèse. Il surgissait de mon enfance, me dit-on. Qu’en pensait John Cicada qui évoquait la mort de son père dans la marge d’une grande feuille numérique déjà noire d’hypothèses ? Il n’y avait pas de nain dans son enfance, mais il en avait inventé un parce qu’il avait un jour souhaité ne plus grandir. Un désir qui avait passablement obscurci ses rapports affectifs. Il se souvenait de la douleur lointaine, mais aucun incident n’avait émaillé cette traversée du doute et peut-être d’une angoisse assez poreuse pour ne pas passer pour des salades inspirées par une mauvaise lecture.

 

On se précipita dans la bibliothèque pour humer les livres dont l’un au moins contenait cette larme séchée par évaporation non sans un épanchement dû à la porosité du papier.

— Vous m’auriez remplacé si j’avais su, s’écria John Cicada qui apparut en même temps dans la salle où je finissais de me confesser à une machine conçue pour se passer de l’arbitrage humain.

 

— Vous aimez le cinéma, Yougo ?

J’ai jamais déambulé dans la zone des tournages. On pouvait se faire un peu d’pognon dans les marges du système objectif-sujet. Mais il fallait que je traverse à pied les studios de plein air pour me rendre au Centre des Simulations Aiguës. Je rencontrais toujours les mêmes larbins à qui l’Industrie du Divertissement et de l’Information confiait des petits transports de marchandises annexes destinées à boucher les trous du décor ou de l’attente. J’aimais pas l’cinéma, mais j’étais un bon film. Spielberg me l’avait dit. Il avait amené des visiteurs dans la salle où je m’habituais lentement à vivre deux passés à la fois. J’étais assis sur la machine, le cul rempli de substances amies, et le mec parlait de moi comme si on se connaissait depuis toujours. En fait, John Cicada et lui avaient eu une enfance heureuse et ils se rencontraient de temps en temps dans le cadre d’un jeu en réseau. Alice Qand lui expliqua que j’étais pas un sujet d’expérience, mais un professionnel qui se préparait à remplacer un retraité de la fonction V. Le mec ricanait en observant ses possibles commanditaires. Il me touchait sans me pincer. Je ruisselais sous l’effet des chocs électriques. Le mec me voyait à travers un viseur et tous ses potes voulaient voir aussi.

 

— Vous aimez le cinéma, Yougo ?

J’allais pas lui dire que j’aimais pas ça. Autant se risquer à critiquer le pain du boulanger qui sert la famille depuis trois générations et autant de guerres en territoires musulmans. Maintenant, ils me reluquaient de près et le mec Spielberg mesurait la lumière des zones d’ombres avec l’œil d’un cobaye qui lui avait servi dans un mélodrame inspiré de la réalité d’un fabuliste passé à l’Histoire avec une anecdote de plus à ajouter aux péripéties du sens.

— C’est pas que j’l’aime pas… commençais-je.

— Il l’aime pas ! murmura le mec.

Il continuait de chercher une raison de reproduire mes effets lumineux sur un écran où il serait question d’autre chose. Les commanditaires en puissance sentaient la choucroute et la bière. Alice Qand leur enseignait l’art et la manière de bander pour la beauté du geste. Pendant ce temps, la machine gerbait dans mon cul et j’étais pas loin d’en faire autant dans celui de Spielberg qui traçait des croix sur l’écran virtuel qu’il était en train de créer sous nos yeux. On ne mit pas longtemps à se connecter. J’avais l’avantage des fibres spécialisées dans l’exploration des traces d’enfant.

— Laissez-vous faire, me dit Alice Qand.

Je fermais les yeux. Ça commençait toujours par cette sensation de bien-être. J’étais ni l’un ni l’autre et personne. Alice Qand refermait sa blouse et plongeait son stéthoscope dans mes entrailles. J’ouvrais à peine un œil pour observer ses changements. Cette fois-là, ils avaient pas amené de caméra. Spielberg et ses compagnons avaient accepté de la fermer et de se tenir tranquilles et à l’écart. J’allais pas tarder à chier dans le bocal. J’avais un mal fou à me concentrer et pas envie du tout de me réveiller.

— Vous ne dormez pas, John, dit Alice Qand.

La DRH surveillait le voltmètre qui donnait le dénominateur commun à appliquer à toutes les fonctions pour calculer l’heure exacte de la représentation. Elle avait pas l’intention de laisser des trous dans son rapport. Spielberg lui posait des questions en sourdine et elle répondait en installant des douleurs inexplicables là où j’en avais jamais eu. Le mec n’avait toujours rien compris, obsédé par le fric qui moussait dans les mains de ses invités du jour. John Cicada était parmi eux.

— Le Yougo n’est pas encore employé, dit Spielberg. Ils leur font subir une série d’épreuves avant de les accepter dans leurs rangs. C’est du sérieux, la Compagnie des Ôs.

— C’est quoi exactement un remplaçant ? demanda un des invités.

— Le concept de substitute n’appartient pas exclusivement à notre civilisation, dit le mec sans cesser de viser mes photos aléatoires.

— Les Chinois détiennent la majorité du capital de la CÔS.

— Ça promet !

John Cicada ne disait rien. Il avait assez de fric pour investir à la fois dans la CÔS et dans un film grand public. Pour l’instant, il avait pas appuyé sur le bouton de stop. Au contraire, il réfléchissait et posait un tas de questions sur moi en se servant des moteurs de recherches auxquels il avait accès en tant qu’actionnaire minoritaire du système.

— On peut dire que c’est un entretien d’embauche, admit Alice Qand.

— Sauf que le demandeur d’emploi ne dit rien…

— Rien qui vaut la peine d’être entendu, précisa Spielberg.

Il était venu pour foutre la merde ou bien il tournait dans le vif parce que ça l’inspirait, mais chaque fois que je mettais le doigt dessus, Alice Qand faisait appel à la science de DOC pour m’inspirer des pensées religieuses. J’avais besoin de ce boulot !

— Encore un qui crèvera pas de faim ! s’écria Spielberg.

Les autres riaient. Sauf John Cicada qui s’approchait comme s’il était déjà venu.

— Vous avez un œil de verre, mec ? s’étonna-t-il sans excès de dégoût.

J’en avais un, mais pas vraiment de verre, avec une bulle de gaz optique à l’intérieur. Il le toucha avec le bec de la canne. Il avait une canne-cane. Il s’était jamais posé la question de l’œil. Il me montra le sien. Il en avait pas encore besoin. Il en aurait peut-être jamais besoin.

— Si jamais vous perdez le vôtre… je sais pas… dans une bagarre… je vous prêterai le mien. C’est un modèle de haute technologie de la vision en coin-coin.

Il éclata de rire.

— On peut savoir pourquoi ? demanda Spielberg.

Alice Qand poussa le fauteuil de John Cicada contre le mur. J’étais moins marrant à distance. Personne n’avait encore compris pourquoi le client se marrait en s’approchant du remplaçant mis en examen d’embauche. La question troubla tellement Spielberg qu’il arrêta de jouer avec mes photons.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il enfin à John Cicada.

C’était la question que les commanditaires s’étaient posée en entrant dans la salle. John Cicada leur envoya des coupures de journaux où ses exploits étaient relatés dans la langue servile des commentateurs de l’actualité relative. Ils se concertèrent pendant que j’entrais dans la douleur. Je me souvenais exactement de cette douleur. Elle n’appartenait pas à John Cicada qui n’avait souffert d’aucune douleur autre que celles dont on tire un enseignement favorable à la poursuite du bonheur et de la chance. J’ai toujours eu une relation insensée avec le mal dans la peau. Les deux côtés de l’existence étaient couverts d’épines d’acier qui n’avaient pas de noms définitifs et ma dérive consistait à reconnaître mes erreurs, voire mes fautes.

 

— C’est quoi, votre film ? demanda John Cicada.

Spielberg prit le temps de répondre. Les commanditaires attendaient dans une espèce de paralysie qui déformait sensiblement leurs éructations. On aurait dit un dialogue de sourds. John appréciait les dessous du trouble qu’Alice Qand ne parvenait pas à m’attribuer malgré la science de DOC qui fumait des cigarettes d’eucalyptus parce que j’avais été tubard.

— Vous étiez polio, Yougo, pas tubard. Comme John.

Celui-ci acquiesça. Il avait l’air triste maintenant. Il exhiba un mollet décharné. Ça aurait pu être une source de malheur, et ben non, il avait été heureux avec des parents qui produisaient le bonheur comme d’autres n’arrêtent pas de chier dans l’existence précaire de leur progéniture. Du coup, je m’contorsionnai pour examiner mes propres traces. C’était quoi, cette amyotrophie ?

— C’est rien, dit DOC. Je vois des traces d’hémoptysie dans les mouchoirs de votre enfance, comme quoi vous n’êtes peut-être pas ce que suppose votre fiche de position.

— C’est qui, ce mec, DOC ? fit Alice Qand.

John Cicada avait sursauté en entendant le bruit des crachats dans le mouchoir qui traversait l’écran au beau milieu d’une scène de combat religieux. Il s’attendait pas à entrer dans la peau d’un tubard pour l’essayer avant de l’utiliser.

— C’est contagieux, les tubes ? demanda-t-il sans cacher la panique que lui inspiraient les idées de contagion.

Son pantalon retomba sur le mollet qui l’avait rendu heureux pendant que je perdais mon souffle dans l’attente de jours meilleurs, avec ou sans l’approbation paternelle. Il me considéra longuement. On se taisait pour pas l’influencer. Il pouvait encore reculer. Spielberg n’en perdait pas une miette. Il clignait de l’œil en direction des commanditaires. C’était ça, la joie comme initiation au bonheur.

— Des fois, expliqua Alice Qand, le système superpose deux personnalités contradictoires qui se combattent dans le virtuel jusqu’à ce que quelqu’un gagne le gros lot. Heureusement, on agit encore à l’instinct dans ce domaine d’application des sciences conditionné par l’appât du gain. Comment vous sentez-vous, Yougo ?

— C’est à moi qu’vous parlez ? fit John Cicada.

P’t-être que sa guibole excitait sournoisement ses récepteurs de la douleur, qui sait ? J’avais bien mal, moi, et personne ne s’en plaignait. Alice Qand ajusta le flux vertébral sous la direction de DOC qui consultait l’almanach des jurisprudences. Spielberg changea d’optique. Il avait besoin d’un plan large avec tous les participants dedans et un décor significatif de l’enjeu. John accepta de montrer sa patte folle. On avait le même ADN mitochondrial et ça lui avait posé question d’entrée de jeu. Il avait demandé une contre-expertise et l’avait obtenue de Kol Panglas parce que l’aviateur spatial fumait lui aussi des Koli Panglazo fumés à l’urine de combattants de la paz. Spielberg jubilait.

— Et encore, dit-il, c’est que l’début !

 

Ça promettait toujours ! Tant mieux d’ailleurs si ça promet, songeai-je sans dépasser la limite du supportable. J’avais tellement besoin de ce job de merde !

— Ça fait deux jours que vous bouffez de la choucroute, dit DOC. On pourrait peut-être s’intéresser au menu, non ?

La DHR avait accepté de prendre le son. Erreur de casting, mec ! C’était une spécialiste du son. Dans la version grand public, tout le monde mangerait des hambs et je serais le seul à pas pisser dans le bon tuyau.

— D’accord pour les hambs, dit un des commanditaires. C’est d’chez nou zaussi !

Ils commençaient à s’amuser. John regrettait peut-être d’avoir accepté la proposition de Spielberg, mais quand on a besoin de fric, on regarde pas bien dessous et on finit pas se sucer les doigts entre les prises pour paraître propre et entretenu. Il me lança un regard désespéré avec des sentiments dignes d’un bildungroman à héros interchangeables. Mais j’étais déjà là, mec, et j’comprenais plus vraiment à quoi je servais ni si j’avais intérêt à continuer. Ça circulait en moi comme si j’avais aucune chance de pas finir par trouver de quoi bouffer et entretenir des dépenses pas forcément justifiées par mon train de vie. C’est l’choix des minables congénitaux : suicide ou travail. Mais j’avais jamais essayé le crime. J’avais même jamais assisté à une Cour Criminelle. J’avais voté pour des cons mieux payés que moi, mais le crime m’avait pas inspiré autre chose que le goût de l’énigme et de la sentence aléatoire. Et voilà que j’étais à deux doigts de jouer dans un film de Spielberg !

— Yougo ! Vous avez besoin de ce boulot et j’ai besoin de vous. On est fait pour s’entendre. Arrêtez cette ridicule mise en scène !

C’était John qui parlait dans le tuyau pour pas être entendu par les autres. Il utilisait mes canaux auditifs comme si c’étaient déjà les siens ! Mais j’y étais pas, moi, dans ce futur où je prendrais sa place pour qu’il s’épargne les coups du sort qu’il méritait peut-être. Je savais rien de ce mec, moi, à part ce qu’en disait la rumeur publique. Et puis j’aimais pas la télé !

— Putain de mec ! s’écria Spielberg. Il aime pas l’cinoche ni la télé ! Vous êtes sûr de vous, John ! Vous avez une tête de malade. Maquilleuse !

John recula. Il hésitait et ne parlait plus dans le tuyau.

— Si vous changez le casting, Steven, dit la DRH, ces messieurs devront attendre encore. Je ne sais pas si leur patience…

Les commanditaires avaient reculé aussi, rejoignant John Cicada qui consultait l’oracle giclant de sa console. Alice Qand, déçu, coupa le jus. Je me sentis vidé instantanément.

— Vous aurez pas c’boulot, murmura DOC dans le seul tuyau qui me reliait encore à la réalité.

On sait aujourd’hui que je l’ai eu, mais on sait toujours pas après quelles péripéties mentales que j’ai dû subir pour ne pas sombrer dans la mélancolie.

 

John réclamait maintenant un passe. Il avait besoin de réfléchir et l’intention de revenir quand il se sentirait à l’aise avec toutes ces complications techniques qu’il arrivait pas à intégrer. Spielberg rembobinait pour voir s’il avait perdu son temps précieux avec des ploucs. DOC envisageait une refonte du récit, mais la complexité des enchaînements lui interdisait toute application systématique, ce qui réduisait son influence à néant.

— J’sais pas, disait Alice Qand. Ce type (moi, le yougo) à l’air de correspondre exactement à ce qu’on recherche…

— Attendez ! gueula John Cicada. C’est moi qui recherche ! Ce type recherche aussi ! (un boulot) Il a jamais été question que des scientifiques…

— Tu sais ce qu’il te disent, les scientifiques ?

DOC était furieux. Il écrasait tout ce qui lui tombait sous la main. Alice Qand l’encula pour le tranquilliser, mais c’était sans compter avec la pudeur du vieux savant qui s’était jamais livré à la Presse féminine sans élever le concept de femme au-dessus de tous les autres. Pourtant, elle limait, Alice, et Spielberg regardait dans le viseur sans oser déclencher le moteur.

— Je sais pas moi non plus, avoua John Cicada. Qu’est-ce que vous en pensez, Yougo ? J’peux vous laisser la jouissance de ma maison à Saint-Trop’. Vous embaucherez des gens et je vous paierais pour ça. La Sibylle vous secondera. Elle adore Saint-Trop’. J’ai aussi quelque chose dans le Pays basque, mais vous n’aimez peut-être pas la pluie…

 

J’aimais tellement d’choses, connard, que j’étais prêt à tout pour me les payer ! Seulement voilà : j’avais pas un rond et rien pour en recevoir légitimement. Est-ce que quelqu’un dans l’assemblée savait que j’avais envie de travailler honnêtement ? En tout cas, personne n’avait l’air d’y croire comme je le croyais.

— J’y crois, moi, haleta Alice Qand. J’y crois dur comme fer.

— C’est dans la boîte ! s’écria Spielberg. Vous revenez demain, Yougo ? Pour moi, c’est O.K. avec vous, mec. Vous avez le duende !

Les commanditaires et leur odeur de pet le suivirent dans le corridor des sorties inadmissibles. John n’avait pas bougé. Il se tenait à la portée de mes mains.

— Pourquoi que vous le retenez pas, Yougo ?

— Vous avez retenu Spielberg ?

— C’est pas pareil ! Vous êtes de mauvaise foi !

John me caressa le museau et les oreilles. Il regrettait pour la convocation et les espoirs qu’elle portait. Il était sérieux pour la maison à Saint-Trop’. Il en faisait rien, alors si je décidais d’en faire autant, on pourrait se revoir là-bas.

— Sans rancune ?

— Sans rancune, mec, mais je vais avoir besoin de temps pour reboucher les trous.

Il savait même pas comment on retirait les faisceaux de fibres une fois que le système avait reconnu les organes destinés à recevoir les informations de remplacement.

— J’sais vraiment rien, Yougo, et j’vous demande l’impossible. On fait comme ça, mec ?

 

— T’as trouvé du boulot Yougo?

Ça, c’était mon voisin d’palier, un gros Noir qui chômait parce qu’il avait plus d’jambes. Il les avait perdues dans un concasseur au bord d’une jolie rivière où il allait pêcher des truites quand c’était la saison. Sinon, il se baladait en fumant des blondes à la menthe et observait les écrevisses sans y toucher. Il était revenu avec deux jambes en moins au bout de trois ans et avec des histoires qu’il trouvait belles parce qu’yavait des femmes dedans et qu’il en avait aimé une à la folie. J’avais trouvé un boulot et ça le rendait fou de joie : je pourrais lui rembourser ce que je devais à sa générosité de paumé qui refuse rien aux autres sous peine de vivre carrément seul avec ses bras. Il roulait aussi avec les bras. Il avait de gros bras nus qui sentaient la musculation intensive.

— Dis-moi pas qu’t’as accepté d’travailler pour eux, mec ? gloussa-t-il sur le palier.

Toujours ce problème pour trouver le trou d’la porte dans la seule zone d’ombre de ce couloir que j’avais jamais parcouru jusqu’au bout. Il voyait la clé rutiler dans le seul rayon de soleil rendu possible par un vasistas haut perché. Il fumait toujours ces blondes mentholées et ça m’faisait tourner la tête.

— Remarque, dit-il, paraît qu’ils payent bien à la CÔS. Qu’est-ce que tu risques ?

— J’en sais rien, répondis-je tandis que la porte s’ouvrait sur une autre obscurité. J’en sais vraiment rien. Le type a l’air content. Mais rien de sûr pour l’instant.

— Il t’arrivera rien, mec. Il m’est rien arrivé non plus. Tu m’amèneras à la pêche dimanche ?

On y allait tous les dimanches parce que les guinguettes étaient ouvertes. On buvait de la bière chinoise avec des femmes qui s’amusaient pas en semaine. Leurs grosses mains jaunes témoignaient assez de leur chance aux jeux de société.

— J’sais pas c’qui s’passera dimanche, mec, dis-je en entrant dans ma merde.

Il me suivit.

— Faudra bien qu’tu les ouvres, ces fenêtres ! dit-il. Tu vas travailler, mec ! Tu vas toucher du fric ! Tu vas t’acheter…

 

Des rideaux. J’aurais ouvert les fenêtres s’il y avait eu des rideaux pour épater les passants. J’aurais aimé les voir lever la tête pour apercevoir mon nez mutin et mes yeux récidivistes. Mais j’avais pas d’rideaux et pas envie d’en avoir tant que le malheur demeurerait sur le seuil de chez moi, attendant qu’je me décide à foutre le nez dehors pour entrer dans l’existence des autres et les faire chier jusqu’à ce qu’ils consentent à me donner de quoi bouffer.

 

— Tu sais rien faire, mec, dit-il. T’as jamais su rien faire. T’aurais pu glisser dans le concasseur à ma place, le monde n’aurait pas changé d’une pilule, mec. Qu’est-ce que t’as foutu pendant ces trois ans ?

— À chercher du boulot ? Je sais pas. J’ai l’impression qu’j’ai fait pas mal de choses, mais c’était rien à côté de la solitude et de l’angoisse.

— T’as trouvé un job, Yougo, et tu sais pas c’que tu risques. Ça c’est dingue, mec ! Mais doubler un vrai héros dans un film de Spielberg, ça c’est dément !

— C’est pas un film, mec…

— C’est quoi alors ?

 

À l’époque, j’habitais dans la zone contaminée de New Paris. Je vivais seul dans un container au premier étage d’un Monticule à Loyer Expérimental. J’crevais pas vraiment, mais j’avais la trouille. L’Armée n’avait pas voulu d’moi parce que j’avais pas la forme requise, ni l’cerveau d’un domestique. J’aidais à la manœuvre partout où on manœuvrait dans la merde, mais pas trop loin non plus, parce que j’avais des guiboles en plastique importées de l’Ancienne Russie où le froid est encore un instrument de torture au service de la Vérité Révélée. J’avais perdu mes dents dans un choc frontal avec le manque de vitamines et ma peau pelait sous l’effet des agents nettoyants que la pluie colportait de zone en zone au hasard des vents provoqués par les champs de bataille et les extractions de matières premières. J’avais une télé connectée aux bonnes nouvelles et une radio qui pourvoyait des cris de révolte pas chers à l’achat. Et pas un rond pour rendre la monnaie. Quand le Noir est revenu sans ses pattes, je l’avais oublié. Il avait des airs de héros et l’habit qui va avec, une espèce de djellaba avec des pompons et une ceinture dont l’étui était vide. Au mur, il avait punaisé des photos de chevaux. Pas une femme. Ça m’avait choqué alors que moi-même je fréquentais aucune femme. Les p’tits cuculs de mon existence pouvaient appartenir à n’importe qui ou quoi, mais pas à des femmes. J’avais une trop haute opinion de la femme pour accepter l’idée que j’avais encore les moyens de pas m’branler dans l’ombre comme un résistant de la dernière heure. C’était tellement bon marché que j’en abusais et personne m’avait dit l’contraire jusqu’à que ce Noir m’emmène à la pêche aux poissons dans le canal où j’avais déjà noyé tous mes chagrins. Il montait à la force des bras en haut de l’écluse et il se jetait dans l’eau tourbillonnante qui m’avait si souvent donné le vertige. Les gosses lui lançaient des pierres, mais des petites, pas assez grosses pour blesser sa grosse gueule de vainqueur de retour au pays natal. L’éclusier lui demandait alors poliment de remonter, toujours à la force des bras, et j’applaudissais avec les autres. Plus haut, l’eau était calme comme la joue d’un enfant endormi et on lançait nos lignes sous les arbres. J’aimais pas cette attente, mais il s’en nourrissait et paraissait parfaitement joyeux, même quand la pluie se mettait à tomber et que les gens se dispersaient sur le chemin de hallage. On attendait alors que la pluie cesse et on pouvait voir les poissons agiter la surface sous le regard des canards qui se tenaient silencieux sur la berge à l’abri des bancs publics. Si c’était ça, la vie, j’en voulais pas.

 

— Ils les ont foutues où, tes jambes ?

Il savait pas. On enterrait pas les jambes comme chez Maupassant. On devait les jeter, mais pas n’importe où. Il était persuadé que personne ne lui avait manqué de respect. Mais il s’était pas renseigné. Il y avait pensé, puis l’idée lui était venue que c’était pas bien correct de poser des questions gênantes à des mecs qui supportaient la misère humaine sans vocation mystique. Il attendait de recevoir des jambes artificielles. Il attendrait le temps qu’il fallait. Combien de temps avais-je attendu moi-même ? Impossible de répondre. J’avais oublié !

— J’ai connu un mec qui avait travaillé pour la CÔS, dit-il en refermant le rideau. Il ne lui est jamais rien arrivé.

Il cherchait à m’encourager, mais j’avais pas la force d’écraser les mouches qui se nourrissaient de mes sécrétions adipeuses. Je jouais avec la flamme d’un bec de gaz. Ça sentait la poussière brûlée comme quand les services d’hygiène venaient mettre de l’ordre dans la crasse. Qu’est-ce que j’attendais pour retourner là-bas ?

— Où tu crois que t’es, Yougo ?

 

Et je continuais de simuler, suivant le fil du récit qui me collait à la peau comme si je l’avais réellement vécu, sauf que les conseils d’Alice Qand ne me parvenaient plus et que DOC n’était pas là pour injecter le métal qui avait fait le malheur de papa. Ya des fois, comme ça, dans l’existence, où la moindre substance prend une importance phénoménale pour atteindre les hauteurs de la révélation et de l’intime conviction. Le Noir n’avait jamais existé.

— Pourtant, j’suis là, mec ! Et j’te cause ! Tu veux une cibiche ?

Personne dans le lit. C’était l’moment que j’attendais pour me coucher, même si je me réveillais jamais seul. Le Noir pensait comme moi à ce propos : on devait servir à quelque chose mais on savait pas quoi. C’était inquiétant ou rassurant selon les moments du fric. En avoir ou pas. Le vieil Hemingway pétait dans les chiottes et tout l’immeuble se plaignait de cette promiscuité.

— J’fume plus depuis le cancer de maman, mec, dis-je en frimoussant ma gueule de tapé d’la kolok. Tu d’vrais arrêter, mec. T’as déjà perdu deux jambes à c’petit jeu !

— Tu les as perdues comment, les tiennes, Yougo ?

 

Un jour que j’étais pas là pour assister à l’amputation.

 

— Si ça s’fait, mec, ajoutai-je pour frimer, tes guiboles sont en Chine avec des couilles chinoises entre les deux et une petite queue vachement efficace question démographie extrême. J’en sais rien de c’qu’ils en ont fait ! J’ai été payé et j’m’en plains pas.

— C’est du toc, déclara mon compagnon.

Ça l’était. Et après ? Le corps appartient à celui qui l’a reçu en héritage. Et puis ils les avaient appréciées, mes guiboles en plastique, les examinateurs du Centre des Simulations ou Rien. Même que John Cicada, qui n’avait jamais rien vendu parce qu’il était payé pour autre chose, en avait éprouvé les performances et même goûté le style olympique. Il en avait bavé sur sa liquette, le héros itératif !

— Faut qu’tu soyes à l’heure tous les jours, dit le Noir. C’est quelque chose d’appréciable et d’apprécié, la ponctualité. Le mec dont je te parle était toujours à l’heure. Même que jamais rien ne s’est passé. T’as une horloge interne ?

— Pas qu’je sache. Mais j’ai beaucoup donné, mec.

— Tant que ça !

— J’suis vachement reconstitué, mec. J’sais pas si John Cicada sera encore d’accord demain. Ils veulent mesurer mon intelligence.

— T’es si intelligent que ça !

— J’peux même plus rêver d’être aussi con que toi, mec !

— ¡Qué barbaridad !

J’étais tellement intelligent que j’savais même pas à quelle heure ils viendraient me chercher. Ils n’aimeraient peut-être pas me trouver endormi. Et j’savais pas avec qui je me réveillerais.

— Complique pas ! dit le Noir. J’vais t’prêter ma tocante. Tu t’la fous dans l’cul et tu attends. Ça marche à tous les coups. Quand j’pense que t’as fini par trouver un job, mec ! Tu vas bouffer des trucs que j’ai plus idée. Et j’parle pas des femmes !

 

Ça m’faisait rêver moi aussi et j’avais envie de dormir pour pas déranger mon imagination. Mais qui m’branlerait pour m’aider à trouver le sommeil dans un endroit où il paraissait impossible de s’imposer au silence ? Le Noir huilait la tocante avec son sperme. Il s’appliquait comme au temps où papa avait commencé à vendre des choses qui m’appartenait pour améliorer les fins d’mois. Le Noir servait de chirurgien à l’époque. Tout était écrit dans un livre. Yavait qu’à suivre, comme en cuisine. Et j’étais pas contre l’anesthésie. Mais j’regardais pas. Je sentais rien et je regardais plus pendant des jours, jusqu’à ce que ça cicatrise sous le fond d’tain. Papa était heureux quand il revenait de la Banque avec des ronds en papier qui subiraient l’épreuve du métal avant de n’être plus rien. Il était utile, ce Noir. Il en voulait pas aux Chinois. Il en voulait à personne. Même pazapapa qui lui prêtait sa fille pendant que j’en cherchais une pour ressembler à tout le monde. Voilà d’où il venait, ce Noir.

— Je peux m’en aller maintenant ?

J’posais la question des fois queue.

— Que savez-vous de l’enfance de John Cicada ?

— J’en sais rien. On en parle jamais dans les journaux ni à la télé. On voit beaucoup d’enfants autour de lui, mais des enfants comme vous et moi, ni plus ni rien. Je suppose que ça fait partie de l’ambiance et de ce qu’on est censé en penser une fois que la table est mise sous l’influence de la publicité. J’sais rien d’plus, DOC. Y va où, Spielberg ?

— Pisser. Mais j’ai bien écouté tout c’que vous avez dit. Vous êtes un film, Yougo, et j’m’y connais en rentabilité !

 

Pendant que Spielberg y pissait où y voulait sans que ça gêne ses commanditaires, Alice et moi on interrogeait le Noir qui était venu spécialement de New New York où des mecs plus savants que lui voulaient en savoir plus sur les circonstances de ses amputations. Il était pas contre l’usage de la force.

— J’ai tellement raconté de conneries dans ma vie que plus personne me croit, commença-t-il fort et grave.

— Vous habitez chez le Yougo ? demanda Alice Qand.

— Je rhabite à deux pas mais pas chez lui, M’dame.

— Que pensez-vous de ce mec qui s’est jamais rendu utile ?

— Il était utile quand son père me faisait le découper en morceaux pour subvenir aux besoins des bourges qui avaient perdu quelque chose en route, M’dame ! Il était vachement utile aux siens, parce que les bourges, M’dame, c’est des nôtres si on réfléchit bien.

— On vous demande pas de réfléchir, mec. Vous chômez ?

— J’attends des guiboles qui doivent arriver de Sibérie, mais j’ai pas d’nouvelles. Je suis concassier, M’dame. Mais avant, j’étais chirurgien et j’acceptais tous les p’tits boulots qui font plaisir aux parents.

— Vous lui auriez coupé les couilles si on vous l’avait demandé ?

— J’ai coupé des tas de couilles, mais son papa y voulait pas que les y coupe parce qu’il voulait un petit-fils, un vrai, pas un dont il aurait pa zété fier, M’dame.

— Avec qui dort-il la nuit ? Avec vous ?

— Lui dites pas, M’dame.

— Vous êtes en manque de meufs ou simplement pédé ?

— J’paye ma dette envers un p’tit gars que j’aurais pas dû charcuter comme je l’ai fait parce que c’était la guerre et que tout l’monde se démerdait comme il pouvait. L’Histoire se répète. On peut pas dire qu’on savait pas.

— Vous avez déjà remplacé quelqu’un ?

— J’ai même pas essayé. J’ai ma pension et des à-côtés pas mal rémunérateurs. Mais j’vais y penser, promis.

— C’est pas un personnage, dit Spielberg en sortant des chiottes. Ce mec est aussi réel que vous et moi, ma chère Alice.

C’était un scoup pour personne, sauf pour moi parce que je gémissais entre la douleur et l’assouvissement. Après les entretiens d’embauche, les épreuves. Ils vous passaient à la moulinette et ne perdaient rien des détails que les témoins aidaient encore à affiner. Pourtant, dès la fin du premier jour, John Cicada avait approuvé le choix du système et s’apprêtait à se connecter pour être remplacé à tout moment. Il avait même sorti son stylo pour signer le contrat. Mais DOC n’était pas sûr de m’avoir bien compris. Le Noir avait jeté le doute dans son esprit. Il m’avait serré la main en sortant. J’étais couvert d’une sueur tavelée de gouttes de sang.

— Revenez demain, John, avait-il dit. Je suis sûr qu’on signera demain.

 

Et quand je suis arrivé au pied de mon monticule, le Noir s’est montré au vasistas du palier pour me féliciter d’avoir trouvé du boulot, même que d’après lui c’était un boulot à ma hauteur. Mais j’étais pas sorti grandi de cette épreuve. Quand je suis arrivé sur le palier (j’habite au premier étage), le Noir avait encore sa sale gueule d’enculé d’sa mère dans le vasistas. Ses bras étaient gonflés à bloc. Ses mains puissantes étreignaient les barreaux. Je m’suis annoncé par un couic digne d’un oiseau des branches. Il souriait de toutes ses dents chinoises. Il redescendit lentement comme s’il avait attendu ce moment pour montrer à quel point j’avais de la chance d’être aimé.

 

— Je pars! dis-je sous le vasistas.

Il secoua la tête pour dire non.

— Tu peux pas partir, dit-il. On a un concours de lancer dimanche. Tu partiras plus tard.

— Je vais à Saint-Trop’ avec l’équipe de tournage.

— Ils se sont foutus de ta gueule, Yougo ! J’ai un nouveau Mitchell. Un Avocet III Gold. Il m’a coûté la peau. Monte voir !

Y m’faisait chier le Noir avec ces concours au bord de l’eau. J’allais à Saint-Trop’ que ça lui plaise ou non. On était jeudi. L’arrivée sur la Côte était prévue vendredi dans l’après-midi. On f’rait le voyage ensemble, John et moi. Mille bornes pour faire connaissance. On pourrait discuter sans perdre le contrôle du véhicule puisqu’on avait un chauffeur employé de la Dreamworks. La CÔS fournissait la bagnole, une vieille Crevault équipée d’un confort limité à la boisson et au sport. J’expliquai tout ça vite fait à mon Noir qui commençait à critiquer la filmographie de l’Amerloquain. Pendant ce temps, je soignais mes bagages des fois que j’aurais à coucher avec quelqu’un.

— C’est quand même bizarre qu’on t’offre des vacances avant même que j’ai commencé à bosser. C’est pas clair, ton truc. C’est quoi l’sujet du film ?

— J’ai pas eu l’occasion de demander. Tu voudrais pas retirer ce que j’ai dans le cul ?

— C’est quoi ce truc ? Je tire ?

Je le vis mordre le bout de sa langue puis écarquiller les yeux en voyant ce que c’était. La chose disparut aussitôt. Il me montra toutes ses dents.

— Tu sauras jamais c’que c’est, mec, me dit-il.

Il avait honte, mais il pouvait vraiment pas me dire ce que c’était. J’y tenais pas non plus, sinon je lui aurais fait avaler son Mitchell. De toute façon, c’était pas propre et j’avais faim. On se mit à tremper des tartines dans le café en fumant des clopes russes qui imitaient la saveur mentholée et crachaient comme des usines pharmaceutiques. Il avait des doutes et il se mit à chanter, ce qu’il faisait merveilleusement parce qu’il avait hérité de la voix suite à une erreur de partage. Il aimait pas évoquer ce passé, mais ça lui arrivait si je le rendais malheureux, ce qui était le cas ce jour-là. Je l’emmenais pas. Il pouvait pas croire que j’avais le cœur aussi dur. Il me donna un 38 des fois que je tomberais dans un traquenard.

— Tu peux pas faire confiance à des milliardaires, dit-il en pleurnichant sur le bord de ma tasse. T’as même pas vu tous les films de ce connard.

Ils les avaient vus, lui, et plus d’une fois. Ils les avaient pas aimés. D’après lui, ça sentait l’utilisation du pauvre type à des fins capitalistes. Je f’rais bien de m’méfier.

— C’est bon, dis-je en vidant les miettes humides de ma tasse.

— C’est pas bon, dit-il.

Et il me confia une boîte de munitions qui forma une bosse sur ma fesse droite. À gauche, j’avais pris mes papiers. J’oubliais rien que ma tête. Il vérifia le nombre de chaussettes. Divisé par deux, ça donnait le nombre de jours qu’il allait vivre sans moi.

— Tu veux pas voir mon Avocet ?

Je voulais pas, des fois que ça m’retienne ici dans la crasse. Dans le miroir, je me vis en train d’ajuster un béret qui m’donnait des allures de guerrier vidéo. Le 38 formait une autre bosse sur mon cœur, avec une tâche de graisse qui s’épanchait dans la poche. J’avais jamais été aussi loin. En fait, j’avais jamais été nulle part.

— N’oublie pas ton lihium, mec, dit-il.

 

On redescendit sans croiser personne. Sur le trottoir, il héla un taxi.

— Va pas t’user avant de leur montrer c’que tu sais faire, mec ! dit-il en tendant une poignée de billet gris au chauffeur qui les empocha en grognant.

— J’suis jouasse, mon amour, dis-je.

Le chauffeur grogna encore, engageant une vitesse qui claqua comme un avertissement.

— Tu vas être en retard, dit le Noir. J’te téléphonerai pour te dire au sujet du concours. Ah ! J’vais pas aimer être seul et sans toi !

— N’oubliez pas d’refermer la portière de cette sacrée poubelle ! grogna le chauffeur. J’ai pas envie d’avoir des ennuis.

— Tu vas en avoir si tu la fermes pas, minable ! rugit le Noir qui poussait la portière pour que je cherche pas à faire chier le monde alors que j’étais pressé.

Le taxi me conduisit directement dans les locaux princiers de la CÔS. John Cicada faisait les cents pas entre les plantes vertes. Alice Qand était en grande conversation avec Kol Panglas qui agitait les autorisations. DOC se vissa.

— Pas d’armes, coco ! On n’emporte pas d’armes pour faire peur à Steven qui a d’autres chats à fouetter.

Il enfonça sa pince puante dans ma chemise. Et une antenne dans mon froque.

— Il est armé ! s’écria-t-il.

— C’est un dingue, dit Alice Qand.

DOC poussa un soupir.

— C’est Spielberg qui décide, marmonna-t-il.

John m’envoya un sourire complice. Je compris que je pouvais la fermer sans passer pour un plouc à ses yeux. Mais j’étais pas d’accord pour qu’on me souffle mon pétard et ses consommables.

— Vous pensez tout de même pas qu’on va vous laisser faire ! couina Kol Panglas.

Il m’envoya la fumée de son Koli Panglazo dans la gueule. Y m’cherchait alors que j’étais sur le point d’accepter de travailler pour les autres.

— C’est bien le problème ! dit-il.

— C’est quoi l’problème ! gueulai-je une bonne fois pour me faire comprendre.

Je m’accrochais au 38 comme si je lui avais donné le jour et la lumière pour que la nuit lui soit moins blanche. DOC sentait la marée tellement il suait. En même temps, son œil glauque me proposait un choix de substances à emporter. Il savait qu’entre la pizza aux quatre fromages et le Saint des Saints, mon choix donnerait l’avantage à la Science. Mais John me faisait signe de pas céder à la tentation. Je m’faisais violence, ce qui fait mal quand on se sent seul. Je repoussai l’offre de DOC qui me regarda comme si j’étais pas moi. John s’approcha.

— La voiture nous attend, dit-il. J’ai hâte de vous présenter mon papa.

— Il est pas mort vot’ papa ? J’aime pas beaucoup les tours de passe-passe, mec !

— Vous inquiétez pas, monsieur Adacic. C’est de la simulation pur sucre. Vous pouvez me faire confiance. Vous reconnaissez la voiture ?

Je la reconnaissais pas et j’en avais même jamais conduit. Mais je savais que Crevault fabriquait des poubelles et que ses clients manquaient de goût s’ils n’étaient pas institutionnels. Yavait un chauffeur dedans, avec des gants et des bottes. Devait-on se méfier de ses extrémités ? Qu’est-ce qu’il portait au bout d’la queue ? Il me salua d’un coup de bouc, invitant ma carcasse à se loger dans les plis d’un siège qui avait servi à transporter des aliènes gluants et acides.

— Faites pas attention, me dit John Cicada. Il est très pointilleux question protocole. Vous devez vous asseoir là-dedans, monsieur Adacic.

— Appelez-moi Yougo, monsieur Cicada.

— John… Vous pouvez m’appeler John tout court.

— O.K. m’sieur Toucour.

Ça schlinguait l’extraterrestre pris de panique.

— On s’arrêtera pour prendre papa, dit John.

— Pour le prendre en photo, précisa le chauffeur.

Tant qu’yavait rien à comprendre, je m’tenais tranquille. On avait même pas parlé de la paye. Et des avantages sociaux dont j’avais un besoin impératif. J’avais pas mal de pièces à changer. Yen avait pour du fric, mais c’était rien à côté d’la générosité, pas vrai les mecs ?

 

Alice Qand retenait DOC et Kol qui prétendaient me donner une leçon de cinéma avant que j’entre dans le studio préféré de Spielberg. Mais le chauffeur répondit à la sollicitation de John par une accélération qui me cloua dans le glauque. John eut le temps de me confier qu’on ne tarderait pas à arriver à l’heure. J’en demandais pas plus. Les voyages me font chier.

— Ne dites pas ça à papa !

— J’y dirai c’que j’voudrais, merde !

Le chauffeur ricanait parce qu’il me trouvait vachement spontané comme mec. Il ralentissait parce qu’on traversait des zones de combats.

— Zayez pas peur, mec ! dit-il en serrant le volant qui résistait à sa volonté. J’ai l’expérience et l’intelligence. Il n’est jamais rien arrivé. Ça vous fait quoi de jouer dans un film ?

— J’savais même pas qu’c’était un film ?

— Vous connaissez K. K. Kronprinz ? C’est lui qui fait la musique.

— Et qui la chante, précisa John qui somnolait en s’enfilant des cristaux entre les yeux.

— Des fois, dit le chauffeur, Steven me confie le volant.

 

Qu’est-ce qu’il m’avait confié à moi ? De quoi John avait-il une peur si bleue qu’il avait besoin d’un remplaçant ? J’avais même pas la force de me le demander. Dans la vitre, je pouvais voir les champs de blé en herbe. Les coquelicots se plaisaient dans les fossés et sur les talus. À l’horizon, les volcans fumaient tranquillement. Il s’était jamais rien passé. Et un tas de gens rejoignaient la Côte parce que c’était l’endroit idéal pour s’embarquer après avoir fait le plein de conversations. Je savais même pas ça, mais j’allais l’apprendre.

— Vous apprendrez un tas d’choses que vous savez pas, mec, dit le chauffeur. C’est ça, l’cinoche. Ah ! J’m’y f’rai jamais !

J’avais cette sensation moi aussi, de jamais réussir à intégrer ce qui fait avancer les autres dans un sens qui ne semble pas en avoir. J’avais oublié ma brosse à dents.

— Ce s’rait grave si vous en aviez, dit John. Ils vont donneront aussi des dents. Comment ça va du côté de la queue, Youyou ?

Ça allait. Je m’enculais quotidiennement sans l’aide de personne. J’en étais pas aussi fier que j’en avais l’air.

— Ils vont vous donner un tas d’choses, mec, gloussa le chauffeur, même des trucs que vous pouvez pas imaginer. Ah ! Ça me manque… !

— Qu’est qui vous manque, merde ! m’écriai-je comme si je commençais à flipper.

— La gloire, mec ! La gloire et le fric !

— Vous avez été une star ?

— Jamais de la vie ! Mais si j’avais le fric et la gloire, je m’rendrais utile et même agréable. Au lieu de ça, je suis docile et consentant.

— Papa vous expliquera, dit John. Il a toujours tout expliqué…

D’où le bonheur dont l’enfance abuse sans un regard critique sur les promesses du futur. Qu’est-ce que je comptais faire du 38 ?

— J’en sais rien, John. J’en sais vraiment rien. Steven m’expliquera. J’suis pas doué pour les explications. Dimanche, on a une compét’ de lancer. Mon pote y s’est payé un Mitchell avec son RMI. En principe, on gagne pour gagner, mais des fois on peut toucher à la marchandise et on s’photographie pour une utilisation prochaine dans le cadre des pratiques secrètes de l’amour à soi seul. Ah ! C’est tellement compliqué que j’arrive pas à m’enlever cette idée d’la tête !

— Quelle idée, mec ?

— La série. Un truc que vous pouvez pas comprendre. On recommence parce que c’est de plus en plus facile jusqu'à tant qu’on ait assez de matos pour plus avoir besoin d’recommencer…

— Putain ! J’comprends pas… !

— J’sais jamais c’que j’ai dans le cul et comme je veux pas voir non plus, c’est quelqu’un qui met la main dedans. Mais cette fois, mon pote y m’a pas dit c’que c’était…

— C’que c’était quoi ?

— C’que j’avais dans l’cul ? Un truc que j’ai pris dans le simulateur. Pourquoi qu’il a pas voulu me dire c’que c’était ? Ah ! J’en bave !

— Arrêtez de secouer ce flingue, Youyou! Vous allez m’asperger.

On avançait pas et pourtant c’était l’heure. Si j’avais pas su, j’aurais cru à une réalité vue à travers le cul d’une bouteille. Mais on était dans le meilleur simulateur du monde et tout allait comme ça devait aller. Spielberg nous envoyait des messages sur l’avancement des repérages. Une photo le montrait au volant d’une Crevolet rouge qui laissait sa double trace d’escargot sur une plage de sable blanc. Il conduisait avec les pieds et filmait avec les mains. Ça épatait John.

— J’crois bien qu’on arrivera avant la nuit, les mecs, dit le chauffeur qui consultait le fichier prévisionnel aléatoire.

 

On avançait et ça m’donnait des chaleurs. Si j’avais pas eu le cul trempé par les déjections d’un extraterrestre, j’aurais même pensé à autre chose.

— On aimerait savoir, Youyou. Dites-nous ce que papa doit ignorer.

Je rougis. Jamais de ma vie je m’étais autant confié à des inconnus. Ce boulot me donnait une chance et je m’en servais pas. J’avais pas l’habitude de travailler. Ça les amusait peut-être. La route était tellement réelle que le temps passait. Ça n’avait rien à voir avec l’illusion ou le mirage. Je me sentais en route et celle-ci avait un sens si je me mettais à croire en moi comme je croyais en Dieu quand j’emmerdais. Ah ! J’avais chaud. John me proposait un Locacalo glacé à la neige carbonique, un truc à péter les lèvres pour t’obliger à t’exprimer avec les mains.

— C’est bon, hein, ces voyages immobiles ? dit-il en écrasant ma gueule contre la vitre ouverte. Coupez ! Je vous dis de couper !

 

Mais ça tournait. C’est étrange de voir le film de l’autre côté. En plissant les yeux, je pouvais voir ceux de Spielberg qui élaborait les séquences parallèles sans cesser de confier à son micro les impressions qu’il ne tarderait pas à remettre sur le tapis pour avancer vers la scène finale. Mais je tenais pas la distance. Je perdais le fil et John me parlait de son papa pour que j’en sache assez au moment de lui demander de se taire une bonne fois pour toutes. Yavait rien d’autre sur l’écran que l’air secouait en circulant. Je m’efforçais de comprendre, suant dans la crasse de l’aliène qui s’exprimait encore pour me mettre sur la voie de l’interprétation.

— Ne coupez pas ! Il est bon ! s’écria Spielberg.

Je cherchais la lumière pour y placer mon visage. Qu’est-ce que je foutais dans ce film ? Qui étais-je si c’était moi ? John m’enfilait du Locacalo, ouvrant la vanne du compresseur selon une courbe calculée d’avance par les scénaristes.

— Tout doux ! fit le chauffeur. Faites entrer l’accusé !

— Ça manque de détails ! regretta Spielberg. On a perdu notre temps. Combien ça va nous coûter, David ?

— Laissez-vous aller, Youyou ! disait John sans cesser de pomper le Locacalo qui me tranquillisait doucement. Ya jamais eu aucune violence. Vous avez imaginé la série d’un bout à l’autre. Vos pratiques sont innocentes, Youyou. Innocentes !

Il avait peut-être raison après tout. Qu’est-ce que je me reprochais ? On arrivait sur la Côte au beau milieu du crépuscule. Des gens nous saluaient sur le bord de la route comme si on avait été des champions cyclistes.

— Mais t’as gagné plusieurs fois le Tour de France, Youyou ! Et le Giro ! La Gran Vuelta et la Folie des Grandeurs!

— ¡No me digas !

— Si, si, Youyou! T’es un champion! Un vrai vainqueur de l’Homme !

Et Spielberg qui fendait la foule pour nous rejoindre ! Il haletait comme un petit chien. Il atteignit les barrières de protections sous les lampions et les képis. Il gueulait qu’on n’avait plus le temps de s’amuser. Il fallait passer aux choses sérieuses. En même temps, le budget publicitaire explosa.

 

— Où qu’il est papa? Où qu’il est papa ?

John perdait patience. Il avait même gueulé dans l’oreille de Spielberg qui trouvait ça énigmatique. DOC était plus tranquille :

— Je m’demande à quel moment on a raté le glissement sémantique de « John » à « Yougo », disait-il aux journalistes.

Une caméra qui n’appartenait pas à Spielberg s’interposa entre le public et moi.

— Vous étiez un inconnu, monsieur Adacic, et vous voilà en train de tourner dans le dernier Spielberg. Que savez-vous de ce nouveau succès commercial ?

— Faut d’mander à John, les mecs. Moi je suis que l’remplaçant.

— Vous voulez dire la doublure ?

— On dit remplaçant quand le danger est imminent, mecs.

— John Cicada est donc en danger ! Parlez-nous de ce danger.

— Y m’ont pas encore dit. On est encore dans la zone préparatoire de l’embauche. J’ai pas signé. Mais j’suis vachement content d’être à Saint-Trop’ ! C’est la première fois. J’vais enfin voir des riches de près !

— Va vous falloir traverser la foule qui vous VEUT !

En effet, mes admirateurs formaient un rempart de l’autre côté de la rue. DOC me fit signe que non. J’m’étais trop avancé. Qu’est-ce que j’devais attendre ?

— Faut d’abord vous retirer le truc que vous avez dans l’cul, me dit un technicien. Vous pourrez jamais leur expliquer ce truc. On va vous en mettre un autre plus facile à expliquer et que même vous en aurez pas honte.

— Mais ils m’ont déjà enlevé un truc… !

— Il en rentre un chaque fois qu’vous vous asseyez, mec ! Vous vous êtes assis où la dernière fois ? C’est vert et ça colle ! Ça sent la pisse !

Il me poussa sous un arbre. DOC s’amena lui aussi suivi d’une cohorte de journalistes qui voulaient savoir si j’avais des couilles. Il fallait en avoir pour sauter d’aussi haut. J’en avais déjà mal !

— Les écoutez pas, Youyou, dit DOC qui m’auscultait l’anus. C’est John qui sautera. E c’est pas si haut qu’ça ! Vous voulez sauter pour vous rendre compte ?

On était au bord du trou. J’en voyais pas l’horizon, preuve que j’étais loin de tout. Un courant d’air ascendant me caressait la queue. Qu’est-ce qu’ils attendaient ?

— On attend rien, dit Alice Qand. On est à Saint-Trop’ et on a envie de s’amuser avec nos nerfes. Mettez-les à vif, DOC ! J’en peux plus !

L’endomorphine suintait sur ses joues. DOC se mit à cogner sur le métal avec son marteau sans maître. Le trou contenait le clou du spectacle. Une corde tendue en travers m’invita au funambulisme qu’on attendait de moi.

— Qu’est-ce que j’ai dans le cul, papadoc !

— T’as rien que d’la merde ! Tais-toi et penche !

 

J’étais sur la corde à une dizaine de mètres du bord du trou. John était revenu et il semblait se demander ce que j’étais en train de fabriquer à poil sur une corde qui traversait un trou sans fond et sans limite. Je gueulais pour qu’il m’entende, mais ma voix ne portait plus, comme en pleine mer. Il commença à s’agiter. Si j’comprenais bien, il trouvait papapa. Est-ce que ma situation me rapprochait de ce papa ou étais-je tellement grisé par le succès que j’en oubliais que personne n’avait encore signé ? Il semblait me menacer et je pensais que j’aurais mieux fait d’essayer l’Avocet de mon pote dans la cour carrée des HML où mon destin me montrait un cercueil descendant les escaliers sans l’aide de personne. DOC tenait la main d’Alice Qand pour pas la lâcher. Un pied sur la corde, il tentait de communiquer en morse en tapotant le chanvre tendu à mort. Je pouvais pas m’empêcher de regarder en bas, imaginant le fer en fusion blanche et la moisson d’esprits privés de leurs corps. Y m’avait jamais donné du plaisir, mon esprit, alors que mon corps avait une longue expérience de la volupté. J’avais pas envie de m’en séparer juste parce que j’avais besoin d’un boulot pour vivre. Ça sentait la rouille et le hammam c’te mort prochaine au bout du fil de l’histoire qui était la mienne, exactement celle que Spielberg voulait cinématographier avec les moyens de l’industrie et du talent. DOC tenait Alice Qand par le petit doigt. Il démontrait à quel point il était mon ami et comment j’arrivais pas à comprendre.

— On peut pas faire plus vrai ! déclara Spielberg.

Il était protégé par un écran de forces contradictoires et une nuée d’agents du fisc distribuait des bouts de chandelle qui tombaient des chars fleuris. Dessous, deux cents types qui y croyaient dur comme fer s’échinaient à transporter les éléments cruciaux du décor dans un lieu tenu secret pour l’instant parce que Spielberg n’était pas sûr de l’angle de prise de vue ni de la focale. Il avait pas envie d’en parler tellement ça le faisait chier. Son visage suait à grosses gouttes qui fusaient en direction du public. Les journalistes, pris de vertige, racontaient n’importe quoi pour pallier le manque d’informations.

— Le type que vous découvrez sur les écrans géants de l’Hôtel de Ville s’appelle Yougo Adacic. Il est encore au chômage. Demain, il travaillera si vous votez pour lui au lieu de vous laisser enculer par Le Pen comme on se fout un doigt dans l’nez.

 

Ça grondait dans les marges, à la limite du cordon de sécurité qui frémissait d’angoisse et de plaisir. On m’avait proposé ce job au début que j’étais chômeur, mais j’avais pas fait d’fautes à la dictée et le brigadier-chef qui examinait pour le compte de l’État m’avait soupçonné de les avoir planquées quelque part. Éliminé pour sournoiserie incompatible avec le devoir social. Mais j’avais eu l’temps d’observer les minables qui avaient toutes les chances d’obéir sans discussion et de s’amuser quand même en vacances pendant que leurs gosses les reniaient dans une simulation sociale qui ressemblait à ma duplicité d’anticonformiste. Je voyais pas les gosses, c’est tout.

— Youyou ! Donnez-moi la main et arrêtez de faire le con !

DOC me tendait sa petite main molle de toubib avec une seringue qui faisait l’affaire. Je touchais l’aiguille sans me piquer. Au bord du trou, risquant l’asphyxie à cause des vapeurs toxiques qui montaient, John me priait de pas jouer avec le feu des entrailles de la terre. Il avait gonflé son visage avec un troupeau de clostridiums offert par la maison. Je pourrais en faire autant si j’acceptais de collaborer sans manquer de respect aux autorités. Il y avait une place pour moi dans la vie sociale partagée par une majorité démocratiquement représentée en haut lieu. Pourquoi que j’faisais que faire chier le monde avec une minorité d’emmerdeurs qui n’avaient aucune chance de participer aux pouvoirs exercés sur le comportement de chacun ?

— Vous êtes même pas capable de répondre à une pareille question !

 

Et il continuait d’avancer sur le fil, noué par le menu à Alice Qand qui criait qu’elle avait mal au cul à force de se dévouer au bien commun. J’avais encore avancé dans l’autre sens, moins vite mais avec minutie. Le trou paraissait sans fond parce que je voyais rien pour inspirer mon imagination. Et au large, rien n’apparaissait que les tentatives d’hologramme que les flics s’efforçaient de stabiliser au ras de l’imagination populaire. Spielberg affirmait que ça faisait partie de son film, mais on voyait bien qu’il en savait rien. C’était la première fois de sa vie qu’il improvisait.

— J’y suis presque ! dit DOC.

Il me touchait, m’excitant par électrostimulation. Alice bandait à mort, la gueule ouverte comme si quelque parole définitive allait en sortir, renseignant le public venu nombreux sur les phénomènes complexes qui expliquent que la chair prime sur l’esprit. Un butt plug me renseignait aussi.

— C’est fini, dit DOC. Vous vous sentez parfaitement détendu. Vous avez échoué au premier test sérieux, Yougo. J’vous promets plus rien.

John ne cachait pas sa déception. Il avait l’air de sortir de prison avec une jambe en moins.

— Jepatrouvépapa, avoua-t-il.

Il était épuisé. Il avait couru tout Saint-Trop’ sans trouver la moindre trace de son papa. Spielberg en avait trouvé, lui, mais il se rappelait plus où. DOC me poussa pour que je cherche dans les quartiers populaires. Papa avait un goût prononcé pour l’ouvrière et la domestique.

— Dites « papa ».

Je le dis. John avait ouvert la bouche pour m’aider. Il confirma que j’étais bien le type dont il avait besoin pour retrouver la virilité. DOC en doutait.

— Ce type est complètement dingue, dit-il en parlant de moi. Putain qu’il fait chaud !

Mais John insistait. Il m’offrit un Koli Panglazo pour me témoigner sa fidélité. Après tout, c’était moi la vedette du film.

— Vouzavez pa zencore signé, dit David.

 

La foule commença à se disperser sous la pression policière. Une rue apparut alors et les terrasses se peuplèrent. À une table particulièrement bien placée, Spielberg continuait d’informer la Presse assise sous les arbres. DOC avait raison : il faisait vachement chaud. Ça changeait de Shad City. J’en parlai à Alice. Elle avait connu l’amour en pratiquant le ski, mais elle préférait la natation, même sans amour. Je l’invitai à des agapes sous les mûriers. Elle commença tout de suite à se battre avec les mouches. Au-dessus, des guêpes s’engluaient dans un piège. Un gosse filmait la scène, indifférent à tout ce qui se passait ailleurs, y compris dans la rue où des flics tabassaient des innocents parce que c’était dans le scénario.

— Pourquoi pensez-vous que je suis une femme ? me demanda Alice Qand. Parce que j’ai l’air d’une femme ?

— Vous avez l’air d’un homme, répondis-je en suçant mes doigts trempés dans la tapenade. J’aime les femmes qui ont l’air d’être des hommes quand on cherche pas à savoir vraiment.

— Zête zun pervers ! Youyou!

Elle me plaisait bien dans le rôle de la compagne qui sert pas à grand-chose question sentiment, mais qui promet de pas trop poser de questions sur la chair. J’avais d’ailleurs pas beaucoup de réponses à lui donner entre les « coups trop tirés ». DOC s’était joint à nous pour servir de ciment social.

— Y s’sent plus, le Spielberg ! dit-il entre les dents. Vous croyez qu’il a un scénario ? J’veux dire : sérieux ? On dirait qu’il compte sur vous pour le sauver de la faillite créative, Yougo. Il vous regarde comme s’il avait l’intention de mieux vous payer que la CÔS. Qu’en pensez-vous, Alice ?

Elle en pensait rien. Elle s’en foutait même. Elle se croyait en vacances et se demandait ce qui attirait les hommes chez elle : sa queue ou le reste. C’était des fois son intelligence, mais alors ça s’terminait au cinoche avec un Spielberg à la clé. Kol Panglas n’avait pas agi autrement cet hiver à Shad City.

— Vous avez foiré le premier test, répéta DOC comme si j’avais pas compris que je jouais désormais sur les clous.

— Vous avez besoin de cet emploi, Youyou ! dit Alice. Je suis là pour vous aider. Et puis arrêtez de vous empiffrer sous mes yeux !

Elle m’interdisait de tapenade en plein pastis ! Sur quoi j’étais assis ?

— Vous avez pris place à l’endroit même où Orson a signé le contrat du Procès, Yougo.

Il y avait de l’amertume dans sa voix. Elle voulait me sauver, mais pensait toujours que Kol Panglas ferait mieux l’affaire. DOC éclatait des crevettes sans ménager l’expression de sa joie. Une fillette pressait le citron, saisissant les pépins quand il en tombait un sur les carcasses entrouvertes. Elle sentait elle aussi le citron et DOC appréciait toujours une remarque judiciaire sur le sujet. Je l’avais jamais vu aussi près de la mise en examen. Spielberg avertissait les autorités dans son petit téléphone étreint sous l’effet de l’horreur contenue. John nous rejoignit pour traduire les propos délateurs du cinéaste.

— Il sait pas où est papa, commenta-t-il. Il avait pa zenvie d’aller se faire chier à Shad City. Il nous a amenés ici à cause du soleil. À cause du soleil, mec !

Il me secouait le colbac comme si j’aimais le soleil au point de trahir les miens, bavant sa sauce meunière sur ma langue pour que je comprenne mieux sa déception. Il fallait d’après lui retourner à Shad City quitte à se les geler. Là-bas, Sally Sabat saurait ce qu’il fallait faire.

— J’sais pas trop, dit Alice Qand. Youyou a du boulot ici…

— …il a pas signé !…

— Il fait si beau, les mecs !

Alice avait été femme si souvent que la confusion était toujours possible, mais elle avait jamais été aussi loin dans l’interprétation. J’en étais coupé de la réalité. John insista :

— Il est pas ici, j’vous dis ! Pas une trace, rien ! On est p’t-être même plus dans le simulateur !

— Et où qu’on serait alors ! gueulai-je.

J’étais de nouveau la proie d’une angoisse existentielle sans précédent dans les anales.

— J’en viens, de Shad City !

— Vous étiez à – 1 ! Commencez pas à faire chier alors que j’ai pas encore signé !

— J’en ai plus besoin de vot’ boulot à la con ! J’vais signer avec Spielberg !

— Mais Spielberg a signé avec moi, minable de chômeur incapable de trouver un travail digne des autres !

 

Ah ! J’étais furieux. Et John Cicada m’en voulait à mort maintenant ! On s’était jamais chamaillé et on commençait fort. De toute façon, Alice Qand n’avait pas l’intention de renoncer au soleil et aux avantages sociaux de Saint-Trop’. DOC prenait pas partie. Il avait une petite préférence pour le soleil et savait pas skier. Mais ça l’engageait pas. Il se tartina les doigts pour les sucer et s’occuper les oreilles pendant que John et moi on s’envoyait des reproches sur des sujets qu’on avait pas eu le temps d’approfondir pendant la formation présimulatoire. Alice retrouva sa voix d’homme pour nous mettre en garde contre les indemnités que Spielberg était en droit de nous réclamer si on faisait les cons au lieu de les jouer. Il en fallait pas plus pour calmer John. J’étais plus réticent à toute intrusion dans le champ de mes intentions copulatoires. Ma vésicule séminale eut une contraction désuète qui n’impressionna personne.

— Tu t’économises pas assez, remarqua Alice qui minaudait de nouveau.

— Il a p’t-être pas tort, le John, dit DOC qui recueillait mes habitants.

— J’ai raison ! On va pas m’faire croire que ce type à des intentions honnêtes. Il est amoureux de votre apparence, Youyou ! Il vous jettera comme un mouchoir quand il aura fini de pleurer sur ses incontinences créatives.

— Le soleil, regretta Alice, c’est quand même chouette…

— Et comment qu’on va rentrer sans bagnole ? dit DOC sans cesser d’exiger encore plus de citron et moins de pépins. J’ai pas d’budget. Et des gambettes sans expérience de la route. Vous me porteriez sur votre dos, Youyou ?

Nos rires attirèrent l’attention de Spielberg. Il déplaça sa chaise pour se mettre à portée de voix et croisa deux genoux rachitiques.

— Vous êtes des dingues en vadrouille, dit-il sans s’énerver. J’commence à m’fatiguer d’vos pitreries psychodramatiques. Ce mec a la gueule de l’emploi (il parlait d’moi !). S’il se tient comme il faut, il laissera ses traces sur le trottoir. Dites quelque chose, Yougo Adacic !

 

J’avais pas grand-chose à dire. Un boulot, c’est boulot. Le fric plus la dignité, c’est quand même mieux que la crasse et l’humiliation. Ça, tout l’monde le sait. Mais c’est pas facile de s’décrasser sans donner clairement les signes d’une révolte tangente à la fois au suicide à petit feu et au bonheur par petites touches. J’avais la queue entre le choix et l’attente.

— On refuse pas un job offert par le Dieu incontestable du cinoche universel ! s’étonna DOC en distillant des liquides propulseurs.

— J’sais pas, mec ! grognai-je. Au début, j’avais faim et j’étais mal fringué. Maintenant, j’ai envie d’vomir et j’suis déguisé en extraterrestre. J’ai pas l’impression d’avoir gagné au change…

— T’as gagné du fric et t’es propre comme un sou neuf, mec ! minauda Alice Qand. Tu vas pas faire le con sous prétexte que t’as besoin de réfléchir à des choses que tu savais même pas qu’elles existaient !

— C’est vrai, mec ! Tu pourras te payer des choses rares et tu s’ras fréquentable comme un homard !

— J’ai pas dit non !

J’avais simplement un reflet dans les yeux. Ça venait de l’autre bout du port. Kol Panglas exhibait ma Rentaley à des ouvriers de chez Crevault. J’étais assis dans l’osier d’un fauteuil qui me soulevait les jambes pour que Sally Sabat elle-même, revenue de loin chaussée d’après-ski, s’en donne à cœur joie question préliminaire. Alice Qand avait renoncé à lui expliquer qu’elle se trompait de mec. Le ciel de Saint-Trop’ était blanc au-dessus de la mer, piqué de voiles et de jolies jambes. Kol Panglas se mit au volant de la Rentaley. On entendit les portes claquer mollement et le moteur se mit à ronronner, tractant la carcasse verte sur le quai où on s’émerveillait de la chance que j’avais d’avoir été choisi pour ce rôle. J’savais même pas que c’était un rôle. J’allais signer pour un contrat de remplacement et j’étais pas foutu de comprendre que j’étais né pour ce travail élitiste. John Cicada était un personnage de pellicule. Et Sally Sabat me prenait pour c’que j’étais : un veinard. Elle allait pas manquer le train parce qu’Alice Qand était jalouse de ma réussite. La Rentaley s’arrêta entre mes genoux. Le pare-chocs surmonté d’un phallus rutilait dans la demi-lumière de la terrasse où on sifflait des Roggies Russes avec une curiosité de chiens errants pour la vitesse d’exécution. Kol descendit pour ouvrir le capot. Ça rutilait dedans aussi. Un jet d’huile intermittent suivait les indications d’un témoin lumineux. Alice se pencha, montrant son cul au passant chaussé de sandalettes en peau de vache. J’avais pas encore vu l’intérieur parce que Sally Sabat n’en finissait pas d’m’étonner. Kol répandit la fumée de son Koli Panglazo en attendant.

— Seriez dingue de pas accepter ce boulot, Yougo, dit DOC qui sirotait un fond de machaquito au lithium. J’ai pas eu vot’ chance, moi, quand j’avais l’âge d’étonner le monde avec mes prouesses métaphysiques. J’ai pas réussi à convaincre Orson que j’étais le meilleur pour interpréter K. K. K. Vous avé zune heure pour vous décider. Passé ce temps, j’vous ramène à l’hosto et j’vous pique pour dix ans, le temps pour moi de réfléchir à votre avenir professionnel.

On pouvait pas être plus clair.

 

— Elle vous plaît, la Rentaley ? demanda Spielberg qui se tenait à l’écart.

— Il en est tout retourné, dit Kol Panglas. On laisse faire Madame et on revient dans la course, maître.

Spielberg apprécia. Yavait pas d’porno dans son film. D’l’amour ouais, mais avec prudence.

— L’amour doit inspirer l’amour, dit-il.

Tout l’monde était d’accord avec lui. Seule Sally Sabat avait cessé de s’intéresser à la philosophie. Elle trouvait le temps long et salivait à outrance. De temps en temps, elle vérifiait la tension de l’engin entre le pouce et l’index et m’envoyait un sourire de félicitation. Autant dire qu’elle en avait marre de sucer un truc qui devait avoir perdu du goût à force de s’en servir.

— Prenez l’volant, me conseilla Spielberg.

— Ça vous dit pas d’aller faire un tour avec le maître ? me demanda DOC qui tenait à achever le boulot avant que Sally Sabat me donne le coup de grâce au bout d’une langue qui n’en pouvait plus de se frotter à un sens que je devais pas avoir comme les autres.

Je m’grattai le nez pour montrer que j’étais pas complètement parti.

— Le maître veut faire un tour avec toi, dit Alice Qand en m’enculant.

— P’t-être que ça ira plus vite, espéra Sally Sabat.

 

Ça allait vite maintenant. Un spasme me projeta dans la Rentaley. J’avais les pieds sur des pédales et le cul dans la guimauve d’un aliène qui parlait pas ma langue. Spielberg s’installa lentement sur le siège du mort. Il boucla sa ceinture en me recommandant d’en faire autant. Mes mains étreignaient un volant qui répondait par des secousses électromagnétiques appliquées par réflexe à des zones que je découvrais en même temps que la route. Les ouvriers de chez Crevault applaudissaient au passage du carrosse. L’un d’eux me félicita en montant sur le marchepied. Son gros visage humide rayonnait de joie.

— Ça c’est du moulin, mec ! exulta-t-il.

J’y allais par petite touche.

— Tu m’emmènes pas ? dit Sally Sabat que je voyais pas.

— Emmenez-nous ! fit Alice Qand.

— Ça va, les filles ! dit Spielberg. On s’revoit sur le plateau. Nous, on va bouffer des coquillages.

Il décevait beaucoup, le Spielberg. Tout le monde s’écarta pour laisser passer la Rentaley.

— Ya la clim’, dit Spielberg. Mettez la clim’, John. Vous aimez le vin blanc avec les coquillages ? On mangera du pain trempé dans la sauce, John.

Il me regarda comme si j’étais sur le point de lui sauver la vie et que je pouvais pas savoir de quoi je le sauvais. En plus, il me prenait pour son personnage. On était en répét’, quoi.

— J’aime pas ces gens, dit-il. Et ils ne peuvent pas vous aimer. Vous avez déjà été dans l’espace ? Moi pas. Mais j’ai mon billet. On peut rêver, non ?

On rêvait pas. J’y allais doux question accélération. Le moteur s’emportait à la moindre sollicitation. Nous roulions tranquillement sur un chemin de sable, croisant des touristes nus qui s’enduisaient les uns les autres.

— C’est ça l’amour, dit Spielberg en reluquant les cuculs qui s’frottaient à la carlingue. J’peux pas montrer le mien parce que les gens penseraient que c’est pas d’l’amour. Vous me montrerez le vôtre pour que je me fasse une idée, mais d’abord on va manger des coquillages et boire un p’tit blanc que vous m’en donnerez des nouvelles. Tournez à gauche.

 

On était sous les pins. L’air bougeait au rythme des vagues qui renaissaient sur le sable. Un endroit de rêve pour mourir à l’aise au cours d’une sieste passée en bonne compagnie. J’avais pas faim. Spielberg me montra la terrasse sous les pins. Elle était bondée, mais nous, on allait encore plus loin parce qu’on était des privilégiés. C’était la première fois d’ma vie que je passais au-dessus des autres sans les saluer. Même au-dessus des poubelles que j’avais servies la veille avec un entrain de paluche au service des vieux. On peut pas avoir été mal payé et apprécier de l’être trop. Quand j’étais chômeur, je travaillais au moins à nettoyer les alentours pour pas sentir plus mauvais qu’un chien. Maintenant que j’étais sur le point de renseigner les paparazzi, je sentais bon comme un parterre de fleurs interdit aux chiens et aux cuculs. Spielberg avait connu ça. Il avait pas pu s’empêcher de pleurer en donnant le premier billet durement gagné au commis d’un drive qui sentait la patate et la chair brûlée.

— Ça sent bon la chair brûlée, dit-il. Ya qu’dans les films qu’ça sent mauvais parce qu’on la fait trop cuire. On est arrivé !

 

Yavait moins d’monde. Les femmes portaient de jolies robes avec des échancrures ici et là. Les mecs tenaient un verre à la main et ils en observaient les reflets dans une lumière de toile blanche que la brise soulevait dans les branches. Un type en tablier bleu nous conduisit à la « table de Monsieur ». Je m’assis, tournant le dos à une fontaine qui chuintait sur le ventre d’un poisson mort. Une aubépine masquait des mains stylisées qui se croisaient dans la pierre. Un rouge de cinabre ou de bauxite environnait la scène. Spielberg me demanda si j’avais lu Poe. J’avais lu Popo, mais pas Poe. Il connaissait pas Popo.

— C’est un fils que mon fifils a partagé avec les institutions psychiatriques de mon pays, la Franchouille.

— Ah lala ! fit-il. Vous avez eu des malheurs vous aussi !

— J’en ai eu et j’suis pas devenu cinéaste !

Ça l’faisait pas rire. Il consulta la carte avec une attention de militaire coincé entre le devoir et le plaisir.

— On ne devrait pas concevoir un film sans au moins une scène franchement porno, dit-il sans cesser de parcourir la carte avec un index acheté dans un Primulti chinois.

Ça m’étonnait pas de la part d’un type qui se contentait de satisfaire les p’tits plaisirs pour laisser aux grands le champ du possible.

— Vous avez choisi ? me demanda-t-il sur l’air de celui qui veut savoir si vous avez des goûts différents, des fois qu’ça pourrait s’arranger en négociant le détail conflictuel.

— J’sais pas lire, m’sieur !

— Mon personnage sait lire, mais vous n’êtes pas obligé de lui ressembler en dehors de l’écran. Ce qui m’attire en vous…

Il se passa la langue sur les lèvres comme si j’étais un fruit de son imagination. Le poisson mort n’arrêtait pas de s’retourner sous l’effet du filet d’eau qui tombait des lèvres de la morte. Je supposais…

— Vous supposez mal, mon ami. Ah ! Voilà le serveur. Il va nous conseiller…

C’était un serveur nu jusqu’à la ceinture, avec un collier de perles noires et un foulard noué autour du cou. Je reconnus tout de suite Lorenzo de los Alamos que j’avais vu dans « La rotule au-dessus du genou ». Sa grosse queue frémissait sous la flanelle du pantalon.

— Une zarzuela pour ces messieurs qui semblent avoir très faim de se rencontrer, dit-il d’une voie joyeuse.

Spielberg me toisa. Il toisa ce qui dépassait de la table, mes bras nus couverts de conneries qu’un pote tatoueur avait testées sur ma peau en échange d’un surdosage euphorisant, ma poitrine crevée d’autres essais, métalliques ceux-là, le cou qui revenait toujours d’un torticolis hérité d’un bondage circulaire, et ma face de rat effrayé par la chronique de l’actualité, toujours prête à exprimer le risque épidémique, les modes éphémères et les nouvelles sans contenu. J’avais des cheveux aussi et une manière de les peigner pour me distinguer du chien qui m’accompagnait quand il était pas mort.

— Zêtes vraiment le type que je recherchais ! s’écria-t-il tandis que Lorenzo lui montrait une photo de la zarzuela.

J’aurais pu être fier de plaire à quelqu’un qui prétend me sortir de la merde uniquement pour ça. Lorenzo ne put s’empêcher de pousser un petit cri d’admiration.

— Y sait mêm’pas qu’il est beau ! fit-il en se frottant les couilles contre le rebord de la table.

Je les voyais rouler sous la flanelle, exactement comme si j’y étais. Il me l’avait dit, mon pote le Noir (Non, c’est pas lui qui m’a tatoué) :

— Tu f’ras gaffe à pas d’venir pédé, mec…

Yavait des tas d’fontaines dans cet endroit de rêves, avec de l’eau qui tombait sur des poissons vivants ou morts, ou sur des algues noires ou vertes, avec de la pierre verticale pour capter les ombres et en reproduire la tristesse discrète.

— Ça vous plaît ? demanda Spielberg.

J’avais commandé la même chose. Lorenzo avait frémi :

— De toute façon la zarzuela c’est pour deux. Un p’tit blanc comme d’hab’ ?

Il avait l’air de se plaire ici, le Steven. Il avait sorti de sa poche un tas de notes et il cochait les points communs pour me donner une idée de la ressemblance. Du coup, je m’inquiétais pour les fois où j’étais plus conforme au modèle. Spielberg s’amusait de mes frissons d’interprète qui n’a pas encore signé et qui se rend compte qu’il aura du mal à cacher les différences. Il me rassura finalement :

— C’est psychologique, la ressemblance, mec. John n’est pas tatoué. J’ai un échantillon de sa peau. Vous voulez toucher ?

 

Une femme s’approcha. Elle confia à l’oreille de Spielberg que John était allé se promener sur la plage ou dans les bois, elle savait plus. Spielberg parut irrité par cette nouvelle qui pouvait être bonne (la plage) ou mauvaise (le bois de pins).

— J’m’excuse ! dit la femme.

Qui était-elle ? J’avais abusé d’la sauce. Mes yeux multipliaient les hypothèses sans laisser à mon cerveau le temps nécessaire aux reconnaissances. Spielberg expédia le dessert en vitesse.

— Vous, dit-il, sur la plage ! Et moi dans le bois ! Vous venez avec moi, Sibylle ! dit-il à la femme.

Lorenzo supprima mon assiette. Fallait qu’j’aille vite si j’voulais boire le fond de mon verre pour le laisser à personne. Je vis Spielberg s’éloigner sous les pins avec la Sibylle qui se dandinait en se retournant de temps en temps pour me voir.

— La plage, c’est par là, dit Lorenzo.

Je passais entre les fontaines, croisant des êtres qui montaient de la plage avec des coquillages pleins les mains. Je ne mis pas longtemps à repérer le dos carré de John Cicada qui se penchait au bord de l’eau pour enfoncer son index dans le sable. Je le rejoignis sans difficulté. Il ne s’étonna pas de me voir.

— Je vous attendais, Youyou, dit-il.

Son index ramena un haricot.

— J’ai jamais dérangé personne, dis-je. J’peux m’en aller…

Il secoua une tête joyeuse.

— C’est m’sieur Spielberg qui m’a dit de…

La bouche s’ouvrit sur une bouchée de petits animaux qui vivaient encore.

— Monsieur Spielberg vous emploie-t-il définitivement ? dit John Cicada.

— On signe cet aprèm’…

— Il sera trop tard, mon ami. Regardez !

J’ouvris grand mes yeux pour voir ce qu’il me montrait. C’étaient des vaisseaux chinois qui s’étaient posés sur la mer.

— J’en ai jamais vu autant, dit John Cicada. Vous avez quel âge, jeune homme ?

 

Je savais pas quel âge j’avais, mais j’avais pas envie de mourir pour la patrie.

 

— Il les a sans doute vus par-dessus votre épaule, dit-il, et il s’est échappé par les bois.

— La Sibylle…

— Je connais la Sibylle. Connaissez-vous ses projets ?

— J’sais même pas qui elle est pour vous… pour les autres…

— Regardez !

Qu’est-ce qu’il me montrait pendant que les Chinois nous observaient ?

— C’est un haricot de mer d’un genre nouveau, Youyou. Regardez de plus près !

Il enfonça son aiguille de service dans la coquille. Il en sortit un circuit dernier cri.

— Surtout ne criez pas, Youyou !

Il remit le circuit dans la coquille et la laissa tomber sur le sable.

— Caltons discrètement ! dit-il.

Il semblait glisser sur le sable. J’étais moins efficace. Il était complètement dingue, ce type. Enfin, nous étions sur la plage et Spielberg m’avait bien précisé que c’était une bonne nouvelle pour la production. Je lançais un regard complice au Chinois qui nous suivait au flair, trottinant sur nos traces.

— Je vais jeter un coup d’œil sur la comptabilité, Yougo. On a des doutes. On a beaucoup de doutes. Montrez-moi le chemin.

 

— Vous n’aviez pas encore signé ?

— Et mes chances de signer ce sacré contrat s’amenuisaient au fur et à mesure qu’on se rapprochait de John Cicada et de la Sibylle qui traversaient le bois de pins en direction de la route. Le Chinois marchait devant moi à vive allure. Comme il était pas grand, il tricotait dur, peinant comme un haleur dans le sable mou sous les pins qui empestaient l’endroit tellement il faisait chaud. J’avais noué ma chemise autour de la taille, mais impossible de se déchausser à cause de la température du sable et des aiguilles qui jonchaient les chemins.

— Vous avez bouffé des coquillages ? me demanda le Chinois d’une voix aigre.

Ce qui, dans sa langue, signifie que je traînais la patte et qu’il avait les moyens de me faire parler. Je me hâtai du coup et je l’enfourchai presque. Il portait un uniforme antistress datant de la Première Guerre du Golf. Je sentis le métal noir d’un Norinco encore chaud. Le type prétendit s’être battu avec un requin au large de la Capitainerie. On s’amusait pas tous les jours dans la Grande Armée Chinoise, surtout depuis que le réchauffement climatique changeait la donne.

— Qu’est-ce qui avait changé, Yougo ? Qu’est-ce que vous en saviez ?

— Vous avez raison. Un minable comme moi peut pas savoir ce genre de chose. J’existais sous perfusion télévisuelle. En plus, la perspective d’un bon job dans le cinoche, ça m’rendait nerveux au point de pas faire la distinction entre un Chinois et un Russe. Maintenant, il se cachait derrière les arbres et m’ordonnait d’en faire autant. Je venais d’être recruté par la GAC. Ou la GAR. Allez savoir…

— Vous perdez un temps précieux, Yougo ! Le simulateur donne des signes d’impatience numérique. Je vous conseille le style télégraphique.

 

— John s’est alors arrêté au bord de la route. Il en scrutait les horizons comme s’il s’était attendu à y trouver ce qu’il cherchait et que quelqu’un était en retard. La Sibylle se tenait à l’écart dans la broussaille, ne laissant que sa tignasse rouge et le cuivre de ses épaules. Il se mit à arpenter un lopin de l’autre côté de la route. Cette fois, on aurait dit qu’il prenait les marques de ce qui pouvait être un terrain d’atterrissage. Le Chinois prenait des photos, vérifiant chaque fois son écran de contrôle. Il paraissait satisfait. J’avais des renvois gastriques. Il craignit que John nous repère. Si j’avais des renvois, il en avait lui aussi.

— Zétait pas frais l’coco, dis-je pour déconner un peu.

— Zavez jamé zété sérieux ! fit le Chinois.

Comme je me souvenais pas d’avoir déjà bossé pour l’Empire, cette remarque acide me fila des angoisses. J’étais pas loin de paniquer, espérant que la Sibylle viendrait à mon secours pour m’expliquer pourquoi ya des types qui signent des contrats comme ils se torchent et comment yen a d’autres qui merdent au dernier moment quand on manque de temps pour apprécier le coucher du soleil. Le Chinois me menaça avec son Norinco.

— Si tu la fermes pas, grogna-t-il, je t’arrache les dents avec ma culasse. On a bien de la chance s’il nous a pas repérés. Je vais les flinguer aussi. Ensuite je retournerai dans mon pays pour servir de bras à la justice. On peut pas m’en demander plus !

 

On peut fermer les yeux à la demande, mais cesser de bander parce que le cerveau se trompe de femme, c’était trop demander à un chômeur qui venait d’accepter la défaite une fois de plus. Je hélais la Sibylle, serrant les fesses pour supporter la douleur de la pénétration. Il avait enfoncé son canon entre mes omoplates. Ça m’chatouillait pas comme j’aurais voulu avant de mourir en combattant occidental. J’aurais pas fait grand-chose de mon existence et j’aurais été payé avec des clopinettes et un certificat d’études primaires avec la mention « peut conduire une bagnole si vous en trouvez une à sa taille ». J’étais en train d’uriner sur mes pompes en acier quand j’ai compris que John avait tiré le premier.

— Heureusement qu’il a eu le bon réflexe, Youyou, sinon il vous aurait emmené avec lui. Allez donc savoir où ils vont les Chin’toques ! Les muslims, on sait et ça donne envie de prier avec eux, pas vrai Youyou !

Il flanqua un petit coup de pied au visage souriant du Chinois qui donnait des signes de mort dans sa tache rouge qui brillait à l’endroit des aiguilles.

— Ça sourit tout l’temps, ces mecs ! continua John Cicada.

La Sibylle fit craquer la gorge sous son pied d’acier trempé dans le sperme des Titans.

— Y respirera plus ! fit-elle.

John coupa l’émetteur biosphérique qui palpitait encore sous la peau.

— Ces merdes sont équipées de tout l’confort, expliqua-t-il. Comment ça va Yougo ? Les cocos y z’étaient pas frais? J’arrête pas d’péter.

Il avait l’air de bonne humeur en tout cas, mais il expliquait pas grand-chose. J’avais envie d’en savoir plus, des fois que le boulot promis par Spielberg soit pas aussi dangereux que ce que je craignais maintenant que j’en savais sans doute trop.

— Ils nous ont bernés les berniques ! dit John en rotant.

— Crache un bon coup ! fit la Sibylle en lui tapant dans le dos.

— C’est quoi c’terrain d’atterrissage ? demandai-je sans réfléchir à la portée viscérale de ma lucidité.

John repoussa fermement les avances de la Sibylle et se planta devant moi comme si j’étais en mesure de comprendre ce qu’il allait me dire.

— Zen avez d’la jugeote, Youyou ! rit-il. Mais c’est juste un parking de covoiturage. J’vérifiais si j’pouvais y garer ma Kiadilac avec toutes les provisions dont on va avoir besoin si on on veut traverser le désert de Tabernas sans être obligé d’s’asseoir sur un figuier pour goûter à l’aventure. Zêtes prêt, Yougo ?

— On est en train de tourner ?

 

Le plus inquiétant, c’était qu’en plein été yavait pas une caisse sur la Route des Plages. Pas un parasol en vadrouille, rien. C’était un décor vide qui semblait pas avoir déjà servi à amuser les grands sans faire chier les petits. Spielberg était pas là lui non plus. Le destin me sucrait un contrat en or alors que mes doigts venaient d’accepter de le signer sans le lire.

— Zavez pas d’bol, Youyou, fit la Sibylle.

— J’aurais interprété ça avec passion ! dis-je.

J’étais chevillé par la passion depuis que je savais qu’un minable peut devenir une star dans un firmament démographiquement sur le point d’exploser comme l’Univers au meilleur de sa forme. C’était la première fois de ma vie qu’on me donnait à apprécier l’épaisseur d’un doigt.

— Il vous servira encore à doser les contenus de vos verres, Youyou. Me dites pas que vous renoncerez aussi à la boisson !

— J’ai renoncé à rien, mec ! J’suis pris entre la colère et la faignantise, comme la majorité de mes potes humains. J’arrive pas à croire que j’suis passé à un doigt du bonheur d’enculer mes contemporains en jouant la comédie. Ah ! Ça m’aurait plu d’avoir ce pot ! On en fait quoi du Chinetoque ?

— On le bouffe, dit la Sibylle. Vomis tes coquillages et prépare-toi à bouffer de la viande crue avec des gènes chinois dedans. Ça t’changera pas les idées, allez !

— Elle est où, vot’ Kiadilac ?

— Nulle part, mec. Allume le feu.

— Ici ! Dans le bois ! Tu sais combien ça coûte la pyromanie ?

— Tais-toi, Youyou. Et creuse !

 

Il s’agissait d’abord de récupérer tout le matériel informatique qui remplaçait les organes du Chinois. La Sibylle suça les os qui contenaient le métal en fusion. Sans cette fusion constante, les Chinois ne tenaient plus debout. Je triais les entrailles en vrai merde pendant que John tentait une connexion au Réseau des Constantes Patriotiques. Il jouait avec les doigts du Chinois qui donnait encore des signes de vie et parlait dans son sommeil comme si le rêve était encore possible à cette profondeur de la Mort Probable. Où était la caméra ?

— Occupe-toi plutôt d’enterrer la merde sans bousiller le reste ! fit John que la communication rendait nerveux comme une feuille morte sous la pluie.

J’avais des tas d’questions à poser. Et une sacrée envie de me sortir de la merde que le Chinois avait emportée avec lui dans la précipitation. D’habitude, c’étaient des mecs clean que nous envoyaient les sous-marins de l’Avant-Garde Nationale en Eau Trouble. Mais celui-là n’avait pas eu le temps de se vider et sa merde envahissait mon existence à un moment que j’aurais plutôt choisi pour me la couler douce dans le vomi des coquillages que j’avais avalé avec un plaisir de riche savourant en même temps la chance et le bonheur.

— J’pourrai le lire, le contrat, comme ça, juste par curiosité…

— Vous lirez rien si vous savez pas lire, Youyou…

— Ah ! Si j’avais su j’aurais habité en Chine pour profiter des retards technologiques qui font baisser les prix !

 

Une fois la merde enterrée à un mètre sous le sable et entre les racines, je jetais un œil profane sur ce qui restait du Chinois : des fils, des puces, des trucs qui grésillaient et d’autres qui fondaient comme des fromages. Mais John avait pas l’air déçu. La Sibylle rangeait les pièces dans ses boîtes d’allumettes. Elle avait un tas de boîtes d’allumettes et elles étaient vides avant de les jouer sur le tapis d’aiguille de pin que les mains de John ratissaient quand ça faisait désordre. J’avais jamais autant travaillé !

— Tout arrive (tout t’arrive), Youyou ! dit John sans perdre une miette du sérieux de l’opération.

— Si c’mec avait chié avant d’aller au combat, dit la Sibylle, sûr que j’aurais manqué de boîtes d’amulettes.

— Heureusement qu’il a pas chié, ajouta John qui s’appliquait comme si ma vie était en jeu.

Ah ! Ces angoisses ! Ça veut rien dire et ça m’arrête en plein raisonnement vital. J’arrive même pas à accuser les autres comme faisait papa quand ça tournait au caillé. Je m’en prends qu’à moi-même et j’fais tourner mon Mitchell à vide, sans cuillère, sans hameçon, sans rien.

— C’est pas compliqué, dit John.

Il referma la dernière boîte pleine. La Sibylle rangea celles qui demeuraient vides par chance. Ça pesait rien. Et ça sentait rien non plus.

— Spielberg sera content d’apprendre qu’on était au bon endroit au bon moment. C’est la règle numéro un du ciné, Youyou.

 

J’savais pas grand-chose du ciné. Je l’avais jamais vu que sur le petit écran. Avec un son de merde et des effets stéréo brouillés par la conformation des lieux, une bien grande expression pour signifier ma piaule à trois murs avec fenêtres sur le voisin. J’avais qu’une chose à faire maintenant : apprécier et fermer ma gueule. D’autant que j’avais peut-être une chance de signer si j’avais rien compris entre les lignes. En tout cas, j’avais pas faim : des coquillages avariés plus un Chinois de merde, c’était tout ce que j’avais pu avaler. Par pitié, me demandez pas de boire un verre avec Spielberg pour finaliser. J’arriverai même pas à fumer une light. Greffez-moi quelque chose pour imiter ma signature. Mon cerveau commence à s’intéresser à autre chose, à des trucs qui sentent la merde des petits matins sans avenir professionnel et la pisse des négligences sentimentales.

— Montez ! fit John Cicada.

 

Heureusement, c’était pas un vaisseau spatial. Je reconnus un modèle bas de gamme de chez Crevault. Le levier de vitesse s’enfonça dans mon cul et j’actionnai aussitôt les essuie-glaces avec la langue. On revenait à l’endroit même où je m’étais pris les pieds dans la robe d’une administratrice de Dreamworks. Mais je m’en souvenais pas. Elle me prit par le bras et me recommanda de bouffer tout ce qui me plaisait sans avoir honte de me trouver pour la première fois de ma vie dans cette situation assez cocasse pour changer les rêves d’un camé iranien.

— Je vous donnerai le sein quand vous aurez pris un bain, monsieur Youyou Adacic ! Et je vous laisse en compagnie de cette chère Sally qui suspend la procédure de divorce parce qu’elle a pitié de vous. Roucoulez !

Elle se cassa sans sa robe à laquelle je tenais beaucoup. J’avais jamais vu une vioque à poil. Qu’est-ce qui lui manquait de ce que je savais des femmes ?

— On divorce plus ? demandai-je à Sally Sabat.

— Où qu’t’étais passé, Johnnie ? On a vu la tourelle du sous-marin chinois au large. La trouille de notre vie ! Toi, t’as rien vu bien sûr.

— Un peu que j’ai vu ! Et j’ai même touché !

— Johnnie ! T’es complètement dingue ! Comment veux-tu que j’accepte de vivre avec un barjot ? Qu’est-ce que c’est qu’ces mouettes ?

J’avais dû mal enterrer la merde du Chinois ou alors j’avais mis les pieds dedans. Une mouette se posa sur le dossier d’une chaise que j’avais rapprochée pour y déposer le sac à main de Sally Sabat. Alice Qand revenait avec des boissons. Sa queue pendait dans l’échancrure de son paréo. On voyait bien qu’elle venait de s’en servir. Elle fit « ouste ! » pour faire fuir la mouette qui monta très haut au-dessus du môle. Sally appréciait toujours un Locacalo noyé dans la glace pilée.

— Ils sont si près qu’on peut sentir leur odeur, dit-elle entre deux lampées.

— J’en ai marre de la télé, dit Alice.

— On en a tous marre.

— J’ai pas signé, avouais-je dans la foulée.

— T’as pas signé !

— J’attends une prothèse ! Comment je signerais avec ça ?

J’exhibai mes doigts, les écartant pour souffrir parce que sans cette souffrance j’aurais pas pu leur mentir sans en souffrir.

— J’ai passé la commande ce matin même, précisai-je. C’est prévu sur le contrat. Paraît qu’une ordonnance m’interdit de signer quoi que ce soye avec mes propres mains. Mais on pourra commencer à tourner en attendant de recevoir la prothèse. J’crois que j’vais avoir de la chance si j’y pense plus. Dans la première scène, je nettoie la merde laissée par un Chinois qui espionne la Côte. On sait pa zencore kilatué, mais on me voit arriver dans le bois de pins avec l’attirail pour nettoyer la merde, que c’est pas facile dans le sable brûlant d’une après-midi.

— T’avais qu’à pas bouffer les coquillages avec la coquille, connard !

— J’savais pas c’qu’y fallait bouffer dans cette assiette de merde ! J’ai eu des vertiges et on m’a perfusé à mort pour que je sèche pas.

— T’es vraiment con, Yougo ! Dis à cette conne de mouette d’aller chier ailleurs !

— Tu l’as tournée cette scène oui ou pas !

J’savais pas. J’étais encore malade. La mouette s’en prenait à mes pieds et le serveur du café où je voulais me déstresser avec Alice et Sally me demandait de quitter les lieux sans faire d’histoire. Une boniche attendait avec un seau et un balai. Il y avait aussi d’autres gens, mais je les avais pas vus avant, alors je les comptai pas. Le serveur me souleva, m’empoignant sous l’aisselle comme on avait toujours fait avant de me battre.

— T’es dingue, John ! disait Sally Sabat. Ya vraiment rien à faire ! Et j’en ai marre de passer pour une conne auprès des gens intelligents que j’fréquente quand t’es pas là pour les emmerder.

On me conduisit en dehors de la zone réservée aux cartes de crédit. Le serveur me demanda si j’avais d’quoi m’payer un taxi. On m’expédiait ailleurs. Aussi loin que j’avais de kopecks. Et j’en avais des tas depuis que je voyageais à l’œil.

— Non, non ! s’écria le chauffeur en cours de route. Pas là ! C’est la maison de Steven Spielberg ! Vous, c’est pas là ! Donnez-moi un nom de rue, merde !

 

La bagnole filait dans une nuit douteuse. Le type avec qui je voyageais sentait la merde. Il avait le nez collé à la vitre et se plaignait d’une douleur que l’air vif, selon lui, avait le pouvoir de calmer. Je tentai d’ouvrir la vitre, mais sans succès. Le chauffeur, derrière la grille, m’expliqua que pour des raisons de sécurité il était impossible de descendre la vitre dans le compartiment passager. En me tournant aussitôt, je vis qu’on avait aussi pris le soin d’emporter ºnos bagages. Je reconnaissais les miens au ruban de cuir rouge. Les autres ne m’appartenaient pas, mais je trouvais qu’il y en avait beaucoup pour un seul compagnon de voyage.

— C’est les valoches de monsieur Spielberg, me dit mon compagnon sans cesser de peser de tout son poids sur la manivelle.

Il me regardait toujours pas, mais je le voyais dans la vitre et mon reflet fouillait sans honte dans son abondante chevelure. Un projecteur discret éclairait la scène.

— Silence ! On tourne ! dit la voix de Spielberg.

 

On l’avait pourtant pas embarqué ! Sa voix sortait d’un haut-parleur qui titillait mes oreilles parce que sa membrane était poilue comme une carcasse d’insecte. Dans l’autre vitre, celle qui était de mon côté, on ne voyait que le talus qui défilait à vive allure, y compris dans les virages que le chauffeur négociait en tirant une langue bleue sur laquelle Spielberg écrivait à distance à travers le réseau pédophile des Scénaristes Disponibles Pendant les Vacances d’Été. Était-ce Saint-Trop’ que je voyais au-dessus du talus dans un horizon de bites bleues qui oscillaient comme les blés sous le vent ?

— C’est les mâts des goélettes, dit le chauffeur.

— C’est pas que des goélettes, murmura mon compagnon.

— Fermez-la, Yougo ! Et respectez le dialogue !

C’était Spielberg qui braillait parce que j’étais pas dans le coup depuis le début, alors forcément je savais pas trop où en était la présentation de l’énigme.

— Ya pas d’énigme ! gueula Spielberg dans le haut-parleur qui agitait ses pattes. J’fais un nouveau ciné sans énigme. Donc sans flic. Vous comprenez ça, John : vous n’êtes pas le flic de la série !

Mon compagnon se mit à chier, grognant comme si les hémorroïdes en profitaient pour saigner.

— Caressez-lui le cul, merde !

Au ciné, on pose jamais ce genre de question. Il arrive qu’on se renseigne un peu, mais c’est pour mieux comprendre et du coup se mettre à la portée de tous. Sans énigme, on était mal barré. Dans mes films d’un soir, yavait toujours un flic et j’entrais dans sa peau pour faire plaisir à Spielberg. Dans la réalité, c’est-à-dire dans cette bagnole qui dépassait la vitesse autorisée, yavait pas d’flic parce qu’il yavait pas d’énigme. Ou alors j’avais rien compris. Spielberg hurlait dans l’insecte :

— Dites « Je t’aime » et fermez-la !

 

Pendant une courte seconde, mon compagnon se retourna pour me visser son regard dans le mien. Kitété ?

— Vous dites « Je t’aime » sans y mettre du mystère, rugissait Spielberg. Vous n’êtes pas flic et ya pas d’énigme…

— Vous voulez dire qu’ya pas d’cadavre ?

— Ya pas d’cadavre, mec ! s’impatientait le chauffeur. Ya juste deux amoureux enfermés dans une bagnole qui va nulle part parce que c’est la fin. Compris, Youyou ?

— On est déjà à la fin du film ?

Ça m’étonnait. On commençait par la fin, comme dans la vie réelle. Ensuite on remontait…

— On remonte pas, Yougo, dit enfin mon compagnon. Quand c’est fini, on descend et on s’casse pour nourrir sa famille. T’as pas d’famille ?

J’en avais pas. J’en avais plus.

— Qu’est-ce que t’en as fait ? me demanda celui que je devais aimer sous peine d’être viré.

Je savais pas. Mais c’était pas le sujet du film. Ce qui était arrivé à ma famille, c’est une énigme policière que personne n’avait résolue parce que je fermais ma gueule. Personne me ferait parler. Pas même Spielberg que le Bureau des Vérifications Sommaires employait pour mettre fin à un des plus grands mystères de notre temps. J’avais seulement amené des photos que le maître avait trouvé « dégueulasses ».

— « Je t’aime ! » dis-je dans le micro.

— Non ! gueula Speilberg. Pas « Je t’aime ! ». C’est Je t’aime. Coupez pas ! Youyou, repeat again !

Mais j’pouvais pas dire ça à un mec que j’connaissais pas et qui sentait la merde parce qu’il me chiait dessus ! En plus, j’étais assis sur les restes d’un aliène qui était parti sans sa substance.

— Déconnez pas, Yougo ! rit le chauffeur. C’est d’la menstrue ! On nettoie pas entre les scènes. Ça fait plus vrai.

Il avait compris la leçon du maître.

— Ça va ! dit celui-ci en baissant d’un cran le volume. Vous dites Je t’aime et tout le monde va se coucher. Repeat again !

— Vous disiez donc que vous savez pas ce qui est arrivé à vot’famille… recommença mon compagnon. Pouvez-vous nous en dire plus ?

La p’tite loupiote rouge s’alluma. Mon compagnon se gratta la gorge avec énergie et reposa la question en impliquant au micro une force que je voulais annuler en répondant à côté. Mais c’était la vérité qui coulait sur mon menton :

— J’en sais rien, mec ! J’étais pas là…

Spielberg referma son siège brusquement :

— C’est pas c’que vous m’avez dit à l’audition, grogna-t-il. Pourquoi faut-il que j’me laisse enculer par des cons à qui il n’est rien arrivé ?

— Mais il m’est arrivé quelque chose, mec !

— C’est seulement qu’il sait pas pourquoi c’est arrivé, dit le chauffeur.

— Pas du tout ! Pourquoi, je sais ! Comment, sans doute aussi. Mais de là témoigner alors que je pêchais la truite avec mon pote, j’peux pas franchir cette limite de l’honnêteté !

— Vous ? Honnête ! s’écria Spielberg.

Ah ! Ça lui sortait directement du cœur après un détour dans le gros intestin. Dire qu’on avait pas encore signé. La bagnole stoppa. La lumière devint jaune, avec du bleu dans l’ombre. L’endroit paraissait tranquille.

— Une dernière fois, Yougo : dites Repeat again !

— Il veut dire Je t’aime.

— « Je t’aime ! »

Spielberg apparut derrière le pare-brise. Il se laissa couler sur le capot avec une fille qui buvait avec joie. Elle riait en se léchant les dents de devant. Je reconnus Alice Qand à la queue qui montait en même temps. Sally Sabat devait pas être loin. Elle nous observait dans la lunette que John ne quittait pas quand ça bardait et que tout le monde se cassait par les jardins pour rejoindre le môle et ses feux d’artifice.

— Si vous sortez d’là sans dire Je t’aime, sûr que papa Steven signera pas avec un type qui comprend pas c’que c’est d’aimer et d’être aimé.

Il parlait bien, le chauffeur. Il étreignait le volant comme s’il allait m’emmener au bout de ce monde moitié vrai moitié bu. J’étais fatigué à force d’y penser. J’étais capable d’amour. Ça, tout le monde le savait. Mais personne m’avait dit « Je t’aime » comme j’avais envie qu’on m’aime. Mon compagnon me jeta un regard qui en disait long sur les sentiments que je lui inspirais.

— Vous prenez tout ça trop à cœur, dit Spielberg qui écrivait un autre scénario avec la queue d’Alice.

Elle déchiffrait à voix haute les traces sur le pare-brise. Chaque fois que ça se passait, les gens s’exprimaient dans une langue que j’avais aucune chance de comprendre puisque j’avais pas l’expérience de l’autre. J’veux dire : de la chair qu’on a l’autorisation de toucher même si l’amour n’y est pas. Je me fichais de l’amour que j’avais pas reçu, mais j’espérais recevoir celui qui correspondait à mon exigence de bonheur.

— C’est dingue ! s’exclama le chauffeur.

Spielberg eut un spasme ciliaire. Alice le pénétrait avec une fougue d’animal au travail de la reproduction. La main de Sally contrôlait la saillie, précise et maternelle.

— Signez là ! fit mon compagnon.

Il trempa le petit bout dans la merde et me demanda de signer avec ça. Il exhaussait un contrat dont personne ne connaissait la teneur. Son prépuce frémissait. Je le saisis entre le pouce et l’index.

— Signez, compagnon ! C’est la chance de votre vie, mec !

— Signez avant qu’il se mette à bander ! dit le chauffeur qui nous voyait dans le rétro.

 

Alice finissait d’éjaculer. Maintenant, Spielberg comprenait et le disait à DOC qui était monté sur le pare-chocs pour voir la scène. Il avait jamais aussi bien compris. Dans ma main, la queue de mon compagnon avait pris des proportions inquiétantes. Et je la caressais sans le vouloir.

— C’est c’que j’faisais quand c’est arrivé, avouai-je.

— Tu pratiquais la masturbation ?

— Avec quelqu’un que je connaissais pas. Quand je suis rentré à la maison, elle fumait encore. Tout de suite, le policier m’accusa d’y avoir mis le feu…

— Par négligence ?

— Non. Intentionnellement. Il avait même le plan détaillé de la préméditation…

— Pas d’énigme, mec, dit Spielberg.

— Yen avait pas ! C’était joué d’avance et j’avais plus qu’à la fermer !

— Si j’avais su… dit tristement John.

Il était dans les bras de Sally Sabat, à quelques pas de la bagnole qui nous servait de décor. Il avait pas l’air mécontent d’avoir retrouvé la vigueur que Sally exigeait avant de se laisser aimer. La grimace d’amour qui déformait le visage d’Alice était aussi à la hauteur de ses exigences de lutteuse.

— Qu’est-ce que vous n’auriez pas fait si vous aviez su, John ? demanda Spielberg qui écrivait.

— J’aurais pas cherché à emmerder ce mec qui n’a jamais eu d’chance.

— On vous l’avait dit qu’il avait eu une enfance malheureuse.

— Sans doute. Mais de là à…

— À quoi, John !

 

Ça, c’était le filet de ma voix contrainte par la cordelette qui nouait ma queue. Je souffrais des deux côtés du Monde, mais sans larmes, sans raison apparente et sans moyens d’expression.

— Signez ! dit mon compagnon.

Je traçais alors ce que je savais de ma complexité intérieure. Il parut satisfait et montra la signature à Spielberg qui approuva d’un signe de tête.

— J’vous aurais enculé sinon ! dit ce compagnon qui ouvrait la porte en même temps.

J’aurais dû m’douter que c’était lui qui avait la clé. Le chauffeur fit une remarque sur ma naïveté. Tout le monde rit avec une joie contenue.

— J’aime cette scène, dit Spielberg. Supprimez la nuit !

En sortant de la bagnole, je mis les pieds dans le soleil. Ils applaudissaient. Ils étaient peut-être sincères. Je sentais vraiment mauvais. Ils se cotisèrent pour m’envoyer en l’air. Je retombais parmi les poissons du môle.

— Comme un poisson… !

— Dans l’eau !

 

Des fusées n’étaient pas parties. Des gosses récupéraient des copeaux incandescents, poursuivis par des flics qui bavaient sur les rochers éclaboussés de pisse et d’humeurs moins secrètes. Je nageai jusqu’au yacht, presque fougueux dans la brasse. Une petite embarcation contenant des filles joyeuses s’approcha. Le mec qui godillait n’était autre que Spielberg. Sa Rollex rutilait comme une preuve. Il me tendit sa rame tandis que les filles maintenaient l’embarcation à distance des rochers, épuisant leurs minces bras dans un effort commun. Je m’agrippais, fou de joie. Jusqu’où j’avais été ? Est-ce que j’avais souhaité me noyer devant tout le monde ?

— Vous faites jamais rien comme les autres, Youyou, dit Spielberg qui m’accueillait contre sa poitrine. Alors on sait pas. On peut pas savoir vraiment ce que vous faisiez. C’est bon pour le ciné !

Il me souleva à bout de bras au-dessus de l’équipage hurlant.

— Voilà la future star que Dreamworks propose à l’avenir de l’industrie cinématographique. Ce mec est un concept, les mecs ! Personne ne descendra ce concept en dessous de la ceinture. Du pur amour et du sexe en chair et en os !

 

Les admirateurs se déchaînèrent sur le môle. Même les flics cessèrent de poursuivre les gosses qui en profitèrent pour jeter des cailloux aux filles. Je savais pas ce que j’avais espéré de l’eau. J’avais jamais rien sur des endroits où je m’étais pourtant réfugié pour en finir avec le jugement des hommes. Je revenais toujours avec cette mémoire trouée qui provoquait des commentaires joyeux. Cette fois, DOC me piqua en plein cœur et m’envoya ensuite une décharge qui me paralysa pendant dix maudites secondes. Ils avaient monté une tente sur le môle. Et pas si loin que ça, on pouvait voir le sillage laissé par le sous-marin ennemi, sans qu’on puisse dire si c’était du chinois ou du russe.

— J’t’enculerai demain, Youyou, me dit Alice Qand. J’suis vanné !

Ça l’empêchait pas de faire son boulot. Elle portait un tablier blanc surmonté d’un stéthoscope. Une ribambelle d’infirmières la suivait, poussant la civière sur laquelle je me sentais appartenir à ce Monde et non pas à l’ombre qu’il projetait sur la politique. Sally Sabat avait quitté les bras de John Cicada pour me poser un tas de questions dont j’avais pas les réponses si on me les soufflait pas :

— C’est vrai que t’as tenté de te suicider, John ? me demandait-elle.

— Poussez-vous, Madame ! gueulaient les infirmières.

 

Ça avançait. Les portes giclaient de l’inconscient. On se penchait sur la fusion métallique que j’avais provoquée en tentant de mettre fin à mes jours. J’avais pas l’impression d’avoir tenté le diable. J’avais nagé en direction du sous-marin sans intention de me sacrifier pour les besoins du tournage. J’m’étais un peu agité dans le sillage du périscope, mais sans plus. J’avais avalé quelques tasses de cette eau acide dont on se sert pour meubler le décor quand l’action donne des signes de fatigue narrative. Rien de plus. Ils s’inquiétaient pour rien. Ils avaient tort de parler aux journalistes. C’était délirant comme star-system.

— Tenez bon, John ! disait un responsable de la CÔS. Le système a un peu foiré, mais c’est une question de minute, pas plus !

J’étais le remplaçant et j’arrivais pas à faire mon boulot. Il y avait quelques minutes d’angoisse entre John Cicada et moi. Ça, c’était pas du cinéma. On était en plein dans un Réel qui réagissait mal aux erreurs du système. Le responsable de la CÔS n’était autre que Kol Panglas. Il me suivait partout, mais cette fois, il savait plus qui j’étais : le remplaçant ou la victime.

— Victime de quoi ? m’écriai-je.

Personne m’avait parlé de l’angoisse du remplaçant. En principe, elle durait pas plus d’une minute, le temps d’arriver sur les lieux et de procéder au remplacement. Le client avait pas l’temps de se morfondre. Sauf…

— Sauf en cas d’suicide, admit Kol Panglas.

Il me regardait comme si j’allais crever en même temps que John Cicada. Il expliquait ainsi ma propre ambiguïté dans la flotte et cette obsession du chinois qui m’avait mené très loin derrière les vagues, en plein cœur d’un courant glacial qui m’aurait tué si John Cicada n’était pas venu à mon secours.

— C’est compliqué, admis-je. Mais j’veux pas comprendre. Vous pensez qu’on arrivera à temps, Kol ? J’ai mal au cœur…

— Rien à voir avec la douleur du remplaçant !

 

On arriverait après la mort de John Cicada et Sally Sabat m’arracherait les yeux ! Je voyais pas les données sur l’écran et Spielberg continuait d’affirmer qu’yavait pas d’mystère : John avait tenté de se suicider, ce que le scénario ne prévoyait pas, et j’avais eu une vision que la caméra n’avait pas enregistrée : John venant à mon secours tandis que j’émettais un message d’alerte niveau 10 sur l’échelle de Gor Ur qui en comporte 10. Autant dire que Spielberg était désespéré et que son opinion à mon sujet relevait maintenant de l’événement à ne pas manquer sous peine de passer pour un con. Il courait plus vite que les autres.

 

La Cellule Anti Suicide était planquée quelque part dans le Complexe du Bureau des Vérifications. Spielberg installa ses caméras dans le jardin d’agrément, ce qui dérangea le personnel affecté aux Services du Secret et de l’Aveu, le sinistre SSA auquel tout le monde a affaire un jour ou l’autre et particulièrement les minables de mon espèce. DOC eu beau m’expliquer qu’une star de cinéma ne peut en aucun cas relever des paramètres qui conditionnent l’existence du raté, j’en ramenais pas large en entrant dans cet enclos où je me sentis tout de suite inutile et même dangereux pour moi-même et pour les autres. Je lui racontai rapidement qu’un juge pour enfant m’avait clairement voué à l’échec sur tous les plans de la vie. DOC insista lourdement pour que je me frotte au décor et à ses senteurs d’oranger. Les employés étaient consignés à l’étage sans accès à la galerie occupée par les éclairagistes. Spielberg avait fait installer des dattiers en PVC du meilleur effet, avec des singes dans les branches et de vraies dates pour nourrir leur patience semi-consciente. Ça sentait aussi l’oxygène éthéré et une macération dans l’eau de vie, mais je savais pas laquelle, des figues de Barbarie peut-être ou le chirimoyo des déserts. Des tuyaux étaient pris de spasmes, pulvérisant à intervalles réguliers une eau coupée de cristaux qui formaient des couleurs pirouettant dans l’air. On m’apporta une chaise et je compris en la dépliant que j’étais pas à ma place : sur le dos était inscrit à l’encre verte le nom de John Cicada, le type que j’étais censé remplacer s’il attrapait un rhume. Je demandais si je pouvais vraiment m’asseoir à la place d’un autre, ce qui énerva le dos étroit de Spielberg qui le gratta plusieurs fois avec sa main d’ivoire aux doigts strictement ongulés d’acier trempé.

— Vous n’êtes pas la seule vedette sur le plateau, me dit DOC.

Il était chargé de prendre soin de mes forces. J’allais en avoir besoin dans la scène qui se préparait. Mais j’savais absolument pas ce qui était réservé aux suicidaires dans ce genre de production. DOC s’appliquait à coordonner les diodes liquides qui remplaçaient mes ganglions pour des raisons de sécurité. J’en avais le cerveau secoué d’informations contradictoires, mais on me demandait pas de juger, seulement d’accepter les faits.

 

— Désormais, dit DOC, vous porterez la barbe et vous vous torcherez avec les doigts. On vous a trouvé un petit rôle dans un film porno pour expliquer votre nudité. On est en train de chercher le moyen d’expliquer les traces d’acier aux endroits stratégiques de la mort. Si on n’explique pas tout, on a aucune chance de convaincre que les gosses peuvent participer sans inspirer l’érection et ses conséquences désastreuses pour l’imagination. Vous avalerez ce truc toutes les heures (il me donna le pilulier qui ne contenait qu’un comprimé). Vous avalez et une demi-heure plus tard vous chiez et vous récupérez la bête. Vous l’avalez de nouveau une demi-heure plus tard. Le tout doit se passer entre les prises de vue. Spielberg est impératif : vous arrêtez de faire chier la production avec vos péripéties psychotropes et stupéfiantes ! Vous êtes ici parce que la CÔS soupçonne le personnage principal de préparer son suicide et de chercher à le maquiller en assassinat prémédité par un autre personnage qui n’a aucun espoir d’éviter la Cour Criminelle Aléatoire, la terrible CCA qui est le pendant organique du SSA. Vous comprenez c’que j’vous dis, Yougo ?

— Faites-lui lire l’Évangile de Thomas s’il résiste, conseilla Spielberg sans se retourner.

Il scrutait les écrans de contrôle de son œil de maître, découpant la scène en plans sécants qui correspondaient à un scénario musical qui avait subi l’épreuve d’Alzheimer dans une vie antérieure. C’était un grand professionnel reconnu même par les couches inférieures de la population cinématographique. Si t’avais pas compris ça, t’étais bon pour la poubelle psychique et le monde des schizophrènes te tombait dessus comme le ciel des gogos. J’avais vraiment pa zenvie de crever sur le bord de la route, la gueule ouverte dans le fossé sous le regard intermittent des agros du secteur. Je me disposais pour la première fois de mon existence à obéir à des impératifs industriels, acceptant l’arrachement des dents au profit de l’implantation métallique et le remplacement au pied levé des prothèses russophones par des prolongements mieux étudiés pour garantir le succès en salle.

— Ça va ! dit DOC. Vous comprenez lentement parce qu’on vous explique pas tout…

— J’aurais bien apprécié des explications complètes…

— Le temps nous manque, Yougo. Vous avez tellement déconné cette nuit sur le môle qu’on se voit maintenant contraint d’aller vite et directement.

 

J’avais pris une fusée en pleine gueule à cause des gosses. Les filles avaient passé une bonne partie de la nuit à effacer les traces de métaux qui avaient investi mon corps aux dépens de son utilisation pornographique.

— Maintenant vous arrêtez de penser à ces conneries et vous révisez votre texte ! couina Spielberg qui avait renoncé à me voir.

— J’ai une érection, confessai-je.

— N’éjaculez pas avant, Yougo, ni après !

Le plateau se dérida. DOC m’encouragea à bander et me fit lire la notice d’emploi. Une heure, une demi-heure, c’était 2.

— Deux choses à pas oublier, Yougo. Vous avalez, vous chiez. C’est comme la balançoire : un coup tu entres, l’autre coup tu vises.

— Ah ! Ouais, con ! J’ai déjà joué dans ce film!

— Vous n’avez jamais joué dans un film, Youyou ! fit Spielberg.

Il transmettait des paramètres via le Réseau Porno Intégré aux Sociétés Prometteuses. Il portait des espadrilles fabriquées en Euskadie avec des bérets recyclés.

— Tout c’qu’on vous demande, Yougo, c’est d’éjaculer au bon endroit et au bon moment. Vous comprenez ? C’est comme la bombe atomique : on a droit à un coup. Le suivant, si vous déconnez, c’est dans votre propre cul que ça se passera. Une bonne grosse queue comme vous n’en avez jamais reçu en grandes pompes. Est-ce que vous comprenez que vous finirez par vous donner la mort parce que c’est écrit au dos de toutes les cartes que l’existence vous a données sans jamais atteindre le jeu complet ? Mettez-vous dans la tête que ce type veut votre mort. Et vous savez pourquoi ? Parce que c’est dans son intérêt !

— Vous voulez dire que John Cicada, le fifils à son papa Joe, est un fils de pute et que cette pute c’est ma mère ?

Spielberg se retourna enfin. Il mâchait du chorizo. Il dit :

— C’est comme ça que je complique les existences trop ordinaires, mec. On verra rien, mais les spectateurs imagineront que vous êtes en train de violer la loi et les mœurs. Positionnez-vous derrière ce dattier !

 

Je fus alors reçu par les singes qui bandaient eux aussi. Mais pas selon le même processus. En fait, ils étaient reliés électriquement à un système antidouleur. On voyait pas les fils parce qu’yen avait pas. J’attendis un trou avec une impatience de gosse qui croit au papanoël. DOC m’avait promis que l’ajustement à la meule abrasive se ferait sans douleur. Et j’entendais le disque siffler dans la broussaille. Une pulsion électrique constante m’empêchait de fermer les yeux. Je verrais tout !

— O. K., dit Spielberg. Faites entrer la seule raison de se suicider sans que la morale s’en mêle.

Sally Sabat sortit de la broussaille avec la meuleuse dans les mains. Les singes se préparèrent à inonder le plateau d’un sang artificiellement conçu par le Laboratoire des Évènements Cruciaux À Prendre Avec Des Pincettes Si Jamais Ça Arrivait Qand Même. Et ça arrivait, manifestement. Sally Sabat positionna ses pieds nus sur les marques tracées dans le gazon. Elle faisait face à la caméra. Elle commença :

— J’aime ce mec comme si je l’avais inventé. Chaque fois que je trahis sa confiance, j’ai un orgasme fulgurant. Y veut pas comprendre.

— Mais vous mesurez l’importance de l’amour, dit la voix off.

— Sans amour, je me sentirais inutile et fragile.

— Donc, on peut en conclure que vos déviations vous garantissent l’utilité et la force ?

— C’est exact, mec. Et c’est la raison pour laquelle je vais pousser cet autre mec, qui n’est qu’un employé, à se donner une mort qui constituera le meilleur divertissement jamais imaginé au cinéma.

Elle s’approcha de moi sans me voir. Elle voyait que ma queue et s’apprêtait à ajuster le diamètre à son trou.

— J’crains pas les longueurs excessives, dit-elle.

Le sang gicla en même temps. C’était que du cinoche. J’avais pas à en douter parce que ça faisait presque mal. J’allais pas devenir la victime de mon imagination parce que je croyais ce que je voyais. Des domestiques zélés protégeaient Spielberg de la pluie de sang qui tombait en alternance avec mes vraies gouttes de sueur froide. Et Sally Sabat prenait soin de mes couilles en les tenant à distance des effets abrasifs dont elle n’avait pas, malgré le scénario, la totale maîtrise. Spielberg mit fin à la scène par un claquement de doigts trouvé dans les entrailles annexes de ma mémoire. Sally coupa la meuleuse. J’entendais la lente décélération du disque qui s’arrêta sur un hoquet mécanique. Spielberg leva un pouce :

— Super, Yougo! Préparez-vous à la scène suivante : l’éjaculation.

Les singes me montrèrent les marques. Une petite masturbation me ferait le plus grand bien. mais tout doux, Yougo ! S’agit pas de décevoir le Maître !

— Quand elle entrera, me dit le Roi des Singes, vous vous mettrez là (il pointa un doigt tremblant vers les marques correspondantes). Vous attendrez qu’elle ait fini de parler…

— Qui est-elle ?

— Appuyez ici pour éjaculer et là pour hurler de plaisir…

— Si j’savais qui c’est…

— C’est le personnage que vous interprétez qui sait qui et ce qu’elle est, mec. Vous avez dix secondes pour réfléchir. Ensuite, le type que vous êtes laisse la place au personnage. Elle est au courant.

Ya ceux qui ont le temps et ceux qui n’ont pas cette chance. Elle entra.

— Sibylle ! m’écriai-je.

Spielberg se dressa comme un jet provoqué par une hémorragie.

— On vous a dit de la fermer, Yougo ! Ça tourne toujours.

Elle sortit et entra de nouveau. C’était la même !

— Sibylle !

— Coupez, merde !

Spielberg entra dans le champ. Il était en forme :

— Yougo ! On vous a pas dit de vous comporter en flic ! Vous ne dites rien ! Laissez-moi amener la scène comme je la vois !

— J’la vois aussi, mec ! C’est la Sibylle. Me dites pas que c’est elle qui…

Elle me regardait en souriant. Elle avait l’air heureux de me retrouver ailleurs que dans la rue et sous les ponts. Spielberg s’interposa.

— Ce sera la Sibylle quand je l’aurai décidé, Yougo ! Pour l’instant, vous éjaculez dans le trou…

— La Sibylle et moi, c’est du platonique, mec ! Jamais…

— Je me fiche de ce que c’était avant que je me mette à tourner ce fucking movie qui représente un tournant dans ma carrière de jeteur de sort ! Vous éjaculez dans le trou comme si vous y étiez ! Compris, mec !

La Sibylle haussa discrètement ses épaules de cuivre. Elle était d’accord pour tourner cette scène comme si c’était possible maintenant que je savais. DOC se ramena en traînant la patte.

— Vous êtes vraiment dingue ! dit-il en ajustant la pression des injecteurs. J’garantis plus l’éjaculation. Vous f’riez bien d’penser au numérique, Steven…

— J’en veux pour mon pognon, grogna Spielberg.

 

DOC m’expliqua encore à quoi je devais m’en tenir si je voulais toucher l’argent du contrat. J’avais besoin de ce pognon pour changer d’existence. Sans lui, je continuais dans le remplacement, m’exposant au suicide qui faisait l’objet des recherches esthétiques de ce fucking movie. Mais Spielberg parlait de l’homme et non pas de ce qu’il savait de moi. Il visait l’universel alors que j’étais dans l’intime. La Sibylle m’envoya un message codé : qu’est-ce que je vaudrais aux yeux de mes contemporains quand l’heure serait arrivée de mettre fin à cette existence épisodique qui n’avait aucune chance de marquer mon époque autrement que par un exemple choisi parmi tant d’autres que c’était perdu d’avance, la reconnaissance ? Elle avait raison : c’était qu’un jeu. Et je connaissais pas les règles. Elle s’ouvrit comme une moule. Le plateau se plongea dans un profond silence. On entendit à peine le Maître :

— Va piano, Yougo ! Elle a le temps.

Elle a le temps. J’arrêtais pas d’y penser. DOC m’encourageait en secouant une seringue et une pipe. Chose promise, chose due ! semblait-il dire. Et ma queue s’enfonça dans le noir. J’étais happé par un autre monde dont j’avais pas idée. La caméra s’approchait de mon visage. Pour le spectateur, tout se passerait dans ces yeux que ma mère vouait à l’observation des marges de l’existence où selon elle tout se jouait. Elle avait exercé mon regard à ces transes. Mais j’avais rarement anticipé et elle m’avait jeté à la rue pour que j’y acquière ce qu’elle appelait de l’expérience. Il n’y eut jamais la moindre trace d’expérience dans mes jeux avec les coups du sort. Et je n’ai jamais été que le spectacle de ce qui se passait à l’intérieur de mon cerveau, alors que mon corps pirouettait avec les autres, sans musique, sans rythme pour justifier la convulsion et sans amour dans les intervalles de réalité. La Sibylle pouvait en témoigner.

— Elle témoignera plus tard, Yougo, dit DOC dans mon oreillette. Dans 30 secondes, vous éjaculez sous l’emprise de la chimie qui vient d’occuper votre cerveau aux endroits stratégiques du bonheur. Du bonheur, mec !

— Laisse-toi aller, John, dit la Sibylle. On n’est pas là pour dire ce qu’on sait du malheur et de ses tragédies monumentales.

Mais j’étais pas prêt à mentir, même par jeu avec l’argent dont j’avais un besoin vital. Ma vésicule séminale palpitait. Ma queue était ailleurs. Tout ce que j’avais à faire, mec, c’était de donner à mon visage les proportions qui correspondaient au plaisir joué pour donner un sens à l’histoire que Spielberg avait envie de raconter devant tout le monde, certes, mais avec le corps de ceux qui jouaient pour gagner.

— 20 secondes, dit DOC. Votre visage commence à jouer avec ce qui se passe réellement dans votre cerveau. Vous pouvez feindre si vous estimez que c’est le mieux !

 

C’était maintenant qu’il disait ça ! À deux doigts de la mort ! Yavait une chaise vide derrière la caméra. Et John Cicada n’était pas assis. Il attendait dans l’ombre d’un pilier, grignotant des trucs qui font grossir. Il aurait pu m’envoyer un message pour calmer la douleur, mais non, il se taisait et j’avais envie de crier à sa place.

— Ouais ! s’écria Spielberg. Un cri ! Un cri de mec au bord de l’extase ! On va tout reprendre avec le double de caméras ! Je sais maintenant exactement ce qu’il faut faire pour réussir cette scène sans laquelle mon film n’a plus aucun sens. Yougo ! Retenez le flux ! C’est pas l’moment de tout donner !

DOC injecta aussitôt une substance paralysante, du bromure de pancuronium. J’avais déjà pas mal apprécié le thiopental sodique. J’étais aux anges, mais DOC veillait à ce que je parte pas par inadvertance pendant l’installation des caméras supplémentaires exigée par la surdose d’inspiration dont le Maître était légalement la victime expiatoire.

 

J’ai du venin dans mon cerveau

Et plus d’av’nir avec ma femme

J’en pense rien, pas d’état d’âme

J’suis enfin monté au créneau !

 

À l’heure de la pause, j’étais pas aussi clair que j’aurais dû l’être si j’avais signé un contrat conforme aux exigences syndicales. DOC s’est penché sur moi parce que je venais de tourner de l’œil et que la volonté divine contrecarrait ses projets me concernant. Il y avait foule derrière lui, mais on était seul dans la cage. Spielberg avait construit la cage avec des canettes d’alu. Les caméras, dont le nombre venait d’être doublé, ronronnaient sous les micros. Chacun mordait dans son hot-dog sans renoncer à assister aux répétitions. Ils étaient assis à même le sol ou sur des chaises si leurs rangs les y autorisaient. DOC était arrivé par les airs, suspendu à un fil invisible. Je sentais à peine le souffle des pales.

— Il va falloir tout recommencer, Yougo, dit-il en posant ses pieds sur le sol grillagé. Ce s’ra p’t-être plus facile… En principe, c’est toujours bon au deuxième essai. Pisque vou zêtes réveillé, vous prendrez bien une petite collation avec mi…

Mais ma mâchoire se débridait pas. J’pouvais pas répondre clairement et affirmativement ni l’ouvrir pour recevoir le pain et le vin. Il injecta quelque chose dans la gencive et attendit.

— Ça s’ra un sacré film, Yougo ! continua-t-il. Jamais Spielberg n’aura été aussi loin dans l’analyse des phénomènes autodestructeurs.

 

Je revenais au Monde après l’avoir quitté pendant peut-être une minute ou deux. J’avais sombré dans un sommeil dur comme l’acier dont il était trempé à mort, puis la paralysie m’avait écrasé de tout le poids d’une angoisse nouvelle pour moi, car elle ne promettait plus rien. Quelque chose s’était alors brisé, ou déchiré, je saurais pas dire comment ça m’arrivait, complètement en dessous de la réalité que je percevais encore malgré les changements chimiques qui affectaient mon sang. J’étais à peine lié, presque libre, retenu par une extrême douceur à la croix sous-jacente qui avait l’odeur des vieux cuirs briqués de mon enfance. Je savais pas ce que je quittais. J’arrivais pas à me faire à l’idée que je quittais tout à la fois, sans croissance du mal ni fragmentation de l’oubli. Maintenant que le hot-dog fumait sur le grill, j’avais un désir insoutenable de raconter ce que je venais de vivre parce que la procédure létale avait foiré comme cela se passait une fois sur deux. DOC ajouta la moutarde avec précaution, des fois que son action sur le thiopental sodique finisse par me donner le droit de vivre sans l’Aide sociale promise à mes héritiers collatéraux, des gens dont j’avais pas idée tellement je les avais pas fréquentés en dehors de l’office du dimanche. Il huma le hot-dog avec une grimace jouée à la fois sur la gourmandise et dans l’acédie. Il se mit à péter et montra des signes évidents de turgescence phallique.

— Celui-là, dit-il en minaudant, je l’ai pas inventé. Je vous assure que j’ai scrupuleusement respecté la tradition culinaire qui l’impose à toutes les œuvres d’imagination dès qu’il s’agit d’offrir au lecteur un moment de répit. Yougo, vous allez goûter aux délices de la chair et des céréales, avec de la fleur et des acidités pour couronner l’assouvissement alimentaire que je vous propose parce que vous m’êtes sympathique.

Il en avait les seins pointus. Mais j’pouvais pas ouvrir la bouche. Il prétendit le contraire.

— La moutarde vous montera au nez et vous serez de nouveau avec nous. Il fait beau sur le môle.

Un écran géant montrait le môle et l’équipe de football qui signait des autographes dans un nuage de gosses hyperactifs dont les cris étaient censurés.

— J’en veux un moi aussi ! réussis-je enfin à articuler.

Aussitôt, la moutarde me monta au nez. C’était vraiment pas le moment de jouer avec Satan. Mais je perçus mes orteils derrière la douleur, puis les genoux que DOC pliait dans une autre douleur, et enfin Spielberg démontra que mon érection ne devait rien à Priape. Je sentais mauvais à cause des gaz.

— On reprend la scène depuis le début, Youyou ! s’écria Spielberg.

— Le début de quoi, Maître ? fit DOC qui préparait déjà un autre chien.

 

La fin de la pause s’annonça par les applaudissements du personnel tenu à l’écart dans les étages. Chacun reprit sa place et DOC s’enfila le hot-dog qu’il venait d’arroser de ketchup. Un laborantin tenait les trois seringues, plutôt des pompes à piston intégré, qui contenaient les trois substances idéales : le sommeil, la paralysie et la mort. Le sommeil blanc, la maladie verte et la mort rouge. J’étais tellement réveillé que je pouvais apprécier la vraisemblance du simulacre nécessaire à une bonne interprétation de l’idée qui trottait dans la tête de Spielberg. À la différence que j’étais pas cloué sur la croix et qu’elle était pas en bois. Si le symbole de la croix, les jambes de la Vierge, demeurait évident, le remplacement du bois (allusion au métier de Joseph) par le cuir demeurait une énigme malgré tout. Mais Spielberg affirmait que le papa était sellier dans un cortijo andalou et non pas charpentier comme le prétendait une légende tenace. Il commençait à s’énerver à cause de toutes ces questions pendantes. Je l’encourageais du regard parce que j’en avais rien à foutre de ce qui l’inspirait à mes dépens. J’avais hâte de voir les rushes. Les spectateurs apprécieraient ma douleur au degré d’érection dont la pelloche ne montrerait que l’ombre transparente et fraîche comme une après-midi passée sous la bruyère avec un verre d’anisette dans la main et le sein d’une adolescente dans l’autre.

— D’accord, fit Spielberg. Vous faites comme vous le sentez. N’oubliez pas que c’est un suicide, pas une exécution judiciaire. Vous éjaculez quand la led rouge s’allume. Elle est verte pour le moment. Comme la kolok que vous avez tellement appréciée dans votre enfance. Répondez à cette question : Quel sentiment éprouviez-vous à leur égard quand il vous ont arraché un œil ?

— J’avais pas d’sentiment, mec ! J’avais même pas mal ! Et j’préférais qu’on s’en prenne à mon regard que les filles se jalousaient dans le sang plutôt qu’à mes capacités de reproduction dont elles ne savaient rien parce que j’étais vierge comme ma mère. Mon papa n’était pas sellier, mais ouvrier dans une fonderie, mec ! Ma croix serait en acier ou ne serait pas !

— On n’a plus le temps de modifier le scénario, Yougo. Mais la symbolique est la même. Convenez-en. Pourquoi vous punissaient-ils ? Qu’aviez-vous fait à leurs filles ?

— Ils s’imaginaient qu’en me supprimant la vision stéréoscopique, ils me privaient des rondeurs qu’elles n’hésitaient pas à découvrir dans l’ombre des eucalyptus. C’était l’heure de la sieste et elles savaient que j’étais en proie au vice. Moi, je croyais que l’anisette les avait plongées dans un sommeil aussi profond que la nuit qui les sauvait de l’enfer.

— De quelle nuit parlez-vous ?

— La nuit des comptes à rendre une fois Bobonne arrosée de sperme et d’urée.

— Me dites pas que vous aussi… J’avais quatre ans quand c’est arrivé. Bobonne riait aux éclats parce que le mec qu’était mon père venait de se prendre la queue dans un dédale de pensées religieuses.

— J’sais pas quel âge j’avais et j’ai aucun souvenir que maman ait perdu sa virginité dans de pareilles circonstances…

— Mais vous admettez qu’elle a finalement perdu sa virginité, ce qui explique la croix…

— J’suis pas un créateur, moi ! Qu’est-ce que j’en sais de ce qui arrive aux mères si papa est encore là pour en témoigner ! Il revenait du boulot avec cette poussière tenace sous les ongles et dans les rides de son visage fatigué. Quand elle faisait couler l’eau tiède dans ses cheveux, il fermait les yeux et semblait jouir d’un ailleurs dont on avait pas idée tellement on ignorait pourquoi il avait pas tenté l’aventure ailleurs et sans nous.

— C’est bon, ça ! J’vois la scène ! Ça vous embête si j’utilise des crayons de couleur comme Jerry Lewis… ?

— Rien me dérange si je demeure maître de ma mort, mec !

— Je note. Quelqu’un vous donnera la réplique pour approfondir le sujet. Vous devez d’abord mourir. Le film commence par votre mort. On sait pas si vous vous la donnez ou s’il faut expliquer la présence de DOC par une procédure judiciaire. Vous éjaculez à la fin du générique. Comme un rideau qui tombe !

— J’vais tâcher de retenir la force de l’image. Ça m’aidera sans doute.

— Laissez-moi faire, Youyou. J’ai vachement de l’expérience dans le domaine du spectaculaire qui prend tout son sens quand le rideau tombe provisoirement dans l’attente d’un supplément de frisson. Vous disiez : le sommeil, la paralysie et la mort. Le sommeil blanc, la maladie verte et la mort rouge. J’vois ça d’ici. On tourne !

 

La Sibylle revint alors placer son cul dans la mire. J’eus aucun mal à pénétrer dans sa merde. Je dormais déjà. Je voyais plus rien…

— Vous êtes sûr qu’il dort ? demanda John Cicada.

— Vous pouvez prendre sa place dans le champ. Attention au décor. C’est du papier. Ce que vous voyez est produit par la lumière. Et ce que vous entendez sort de votre bouche. Moteur !

— J’ai fait exactement ce que m’a demandé Spielberg. Je me suis retrouvé dans le film. DOC me signala le commencement de la paralysie. Je jouais bien, à en juger par le sourire satisfait du Maître qui traçait des lignes de force sur l’écran.

— C’était pas un suicide alors ?

— Comment imaginer qu’un remplaçant se suicide à la place du personnage que vous interprétez devant des millions de témoins hallucinés ! Non, c’était pas un suicide. Quelqu’un avait remplacé l’anisette par du penthiobarbital de sodium. Preuve que les Chinois étaient dans le coup. Et si je tremblais comme une feuille vierge, c’était parce qu’ils s’étaient trompés de cible et m’avaient confondu avec mon remplaçant. Il était déjà mort quand Spielberg, intrigué par la perfection de l’interprétation, s’est demandé si j’étais pas tout simplement en train de crever pour de bon. DOC s’est précipité dans la cage, détruisant les effets de trou. Il prit le pouls du Yougo. yavait rien à discuter : il était mort. Il renifla alors les seringues qui auraient dû contenir un produit inoffensif et il énuméra : thiopental sodique, bromure de pancuronium, chlorure de potassium. C’était un coup des Amères Loques ! D’après lui, les Chinois étaient nos amis. Spielberg eut une crise de vomissement. Dire qu’il avait refusé son indéniable talent aux Chinois Olympiques !

— J’en peux plus ! hurla-t-il. Coupez !

 

Mais ça tournait. Je m’en chargeais. Puis je courus sur le môle, bousculant la foule, et je sautai sur les rochers les plus hauts : le sous-marin s’éloignait à toute vitesse, laissant la trace de son périscope.

— Putain ! m’écriai-je. Vous en avez pas marre de courir après un ballon ? Vou zavez pas quelque chose de plus sérieux à faire dans la vie ? Vous sentez pas cette odeur de penthiobarbital de sodium ? C’est des Chinois !

— Vous êtes sûr de c’que vous dites, mec ? me demanda le nº 10.

— Si j’étais pas sûr, je tournerais pas dans un film !

Le mot qu’il faut dire à des cons qui vont pas plus loin que le direct à la télé, comme des chiens écrasés. Ils ne mirent pas longtemps à gravir les rochers pour regarder la trace du sous-marin.

— Et si c’était un des nôtres ? demanda un gosse.

Il avait les poches pleines de reliques footballistiques et une gueule sans avenir scientifique. Sans parler du cul cousu comme un ballon.

— Les Chinois viennent d’assassiner Yougo Adacic, la star du cinéma et vous restez là à vous caresser les uns les autres au lieu de vous aimer ? gueulai-je comme si j’allais changer le Monde.

Ils hésitaient.

— Vous êtes qui, vous ? me demandèrent-ils.

— Je suis John Cicada, le héros de l’espace. Spielberg tourne un film sur mon existence itérative…

— Ite quoi ?

— Ite misa est !

Zavaient envie de rigoler, pas d’faire la guerre. J’avais aucune chance de les convaincre. Je retournai sur le plateau. Spielberg avait fini de vomir. Il avait compris que DOC était un agent ennemi. Depuis le temps que je me tuais à le dénoncer par lettres anonymes ! C’est bien du penthiobarbital de sodium. Yavait pas d’doute ! Les seringues de DOC sentaient l’anisette comme c’était prévu. Alors comment le Yougo avait-il été intoxiqué au penthiobarbital de sodium ?

— J’voudrais bien l’savoir, fit Spielberg qui donnait des signes d’inquiétudes.

En même temps, il téléphonait à la production pour avoir des détails sur le casting. Il fallait à tout prix que je trouve comment les Chinois avaient inoculé le poison. La Sibylle me conseilla la discrétion. Le Yougo avait pas eu le temps d’éjaculer et, comme elle était chienne dans l’amour, elle laissa la queue glisser entre ses fesses divines et le Yougo se pencha sur le côté. DOC était à l’affût, maugréant :

— Il est dingue, ce John Cicada que vous avez retrouvé dans un asile de vieux croûtons bons pour la casse. Il est pas content du scénario et veut maintenant écrire à la place de Dieu lui-même. On vient de perdre un sacré comédien del arte avec ce Yougo qui connaîtra pas la gloire de son vivant. C’est un coup de la C.I.A. ! Comment ne pas penser que Spielberg n’est pas complice de cette exécution réelle ? Saisissez-vous de ces agents du Mal ! Ne les laissez pas échapper à la vengeance que mérite Yougo Adacic !

 

J’avais plus d’avenir à Saint-Trop’ ni dans le cinéma hollywoodien. La Sibylle avait raison : on se cassait sans musique d’accompagnement ou on était livré à la vindicte populaire. Ce Yougo était beaucoup plus populaire que moi. Il avait même pas eu le temps d’interpréter mon rôle jusqu’au bout. Le peuple demanderait des explications à Spielberg qui avouerait n’importe quoi sous la torture. On n’avait sous la main que la première scène du film, et encore ! sans montage. On y voyait John Cicada sur le point de se suicider et au lieu de conclure à l’abandon de cette idée stupide et cruelle, on avait assisté à son exécution sans procès par une justice américaine trahie par ses propres substances létales. Voilà ce que savait le peuple. Il n’en démordrait pas, même devant l’évidence de l’erreur de casting. On voudrait maintenant savoir pourquoi John Cicada avait commencé sa vie par une tentative de suicide (c’était une tentative parce qu’il avait survécu pour éblouir le Monde avec des exploits fascinants) et pourquoi le type chargé d’interpréter son rôle cinquante ans plus tard crevait d’assassinat par les services secrets des États-Unis d’Amérique. J’avais vraiment aucune chance de convaincre. Ma vie avait bien commencé par une tentative de suicide, j’avais survécu, j’avais gagné et j’avais, au bout de la vie, désiré ce film que Spielberg avait accepté de tourner parce que le Yougo avait du talent.

— Filons, dit la Sibylle, pendant qu’il en est encore temps !

Mais où aller pour échapper aux paparazzis ? Sally Sabat venait d’obtenir le divorce à son avantage, j’avais perdu de vue la plupart de mes amis de toute la vie et ceux que je pouvais joindre demanderaient sans doute à réfléchir avant de se compromettre avec un fugitif recherché par la curiosité populaire. La Sibylle ne possédait qu’un corps et le désir de s’en servir à des fins purement récréatives. J’hésitais.

— J’ai aucune raison de fuir, mon John, dit-elle de cette voix qui, un jour de grand malheur, m’avait sauvé du suicide et de ses retombées malveillantes.

— C’était pas dans le film, ça !

— Spielberg avait choisi de pas en parler…

— Pour quelles raisons ?

— Dans son esprit, le héros que j’allais devenir devait se sauver tout seul.

— Yougo Adacic était-il au courant de ce détail primordial ?

— Le Service de Remplacement n’est pas tenu de mettre en scène ce que vous appelez improprement des détails. Il s’agit plutôt d’accessoires qu’on laisse dans l’ombre pour affiner le projet dithyrambique qui a séduit la production. Maintenant qu’il s’est passé ce qui s’est passé sans possibilité de changer la réalité, maintenant que rien ne fera revenir à la vie ce Yougo Adacic qui eut la malchance de me remplacer parce qu’il sombrait dans une marginalité tout aussi dangereuse pour sa survie, maintenant on peut imaginer ce qu’on veut comme on le souhaite, sans que la vérité soit systématiquement recherchée avec les moyens de la science et les méthodes d’une philosophie axée sur la pratique et le pragmatisme.

— Vous avez donc fui Saint-Trop’ en laissant une belle note de frais à Dreamworks qui vous poursuit en justice…

— On ne me poursuivra pas à Shad City où je suis revenu pour pratiquer plutôt les sports de glisse et respirer l’air des sapins qui est le meilleur que je connaisse après celui du désert.

— Vous aimez le désert à ce point, monsieur Cicada ?

— Appelez-moi Régal Truelle et vous aurez tout compris !

— Quoi ! Cette arnaque à l’assurance ? Vous ?

— On va tout vous expliquer, dit la Sibylle.

 

Quinzième épisode

TU POURRAIS ÊTRE MON FILS

Alors je me suis mis à fuir. Il neigeait. Les enseignes grésillaient dans la tourmente. J’étais prisonnier des vitrines. Je courais vite, soufflant comme une locomotive, incapable de m’arrêter. Des factotums balayaient la neige, poussant des monticules gris dans le caniveau où des gosses se ravitaillaient hardiment. De l’autre côté, ils élevaient un monument au Père Noël. J’entendais pas leurs cris, mais je voyais que les passants se bouchaient les oreilles en riant. Je les voyais dans les vitrines scintillantes, les uns amoncelant les mottes de neige sur la palette déjà munie de deux pieds trop grands pour être vrais, les autres trottinant avec leurs sacs remplis de victuailles. J’entendais le glouglou des bouteilles. Ils avaient un regard pour moi, mais ne me reconnaissaient pas. J’avais cessé d’intéresser leur intelligence en revenant sans le film que je leur avais pourtant promis dans un de ces discours qui les rendaient impropres au raisonnement. Et sur qui je tombe au bout du trottoir ? Sur ce gros lard de K. K. Kronprinz qui me vole la vedette.

— Le bruit court que je suis une réincarnation de Michael Jackson, dit-il en me poussant dans un café.

Il règne ici une chaleur de corps qui cherchent des compensations aux problèmes de sensation. Le Prince désigne une table et le garçon, nu malgré des signes de turgescence, nous conduit dans cette ombre que le Prince compte mettre à profit pour me ramener à la raison. J’aime cette main moite qui me tient fermement. Le Prince s’assoit dans un frémissement de voiles qu’il enroule autour du dossier de la chaise voisine. Le garçon me plie et m’ajuste dans une autre chaise qui sent la femme.

— Tu pourrais être mon fils, dit le Prince.

— Qui ? Moi ? minaude le garçon.

— Qui d’autre que toi, ma poule ?

On était mieux dehors. Sous la capeline de visons et à proximité des bonshommes de neige qui arpentent l’avenue commerciale en liesse. Mais le Prince veut me tirer de cette merde qui me sert de lit quand je trouve pas le sommeil.

— Deux pintes de Kolok Loca, dit-il.

Le garçon s’éloigne à regret. Je le vois disparaître dans la fumée qui environne le bar, le bar avec ses jambes nues et ses mains qui tremblent au fil des verres.

— C’est un bon film, dit le Prince. Tu as tort de pas participer. Ils m’ont pris pour Michael Jackson à cause de l’obésité. Spielberg est furieux…

— J’ai rien demandé ! Et j’ai rien reçu. Je suis libre…

— Libre de quoi ? T’as pas un rond et t’es malade ! Où tu crèches ?

— Je crèche pas ! Je vis dans une poubelle, comme Diogène.

Le Prince soupire comme dans un micro. Il trempe ses lèvres dans son verre, sans absorber les mythes. Il attend. Mais j’ai fini mon verre et j’en redemande pas. Il me toise comme si j’avais changé.

— Tu peux pas vivre seul après avoir vécu avec tant de monde, mec ! s’écrie-t-il.

— Je peux…

C’est ce que je me raconte depuis que je suis revenu à Shad City. La Sibylle, qui m’accompagnait pour que je me perde pas, est retournée d’où elle était venue, je savais pas où et je m’en foutais.

— Tu peux pas t’en foutre, mec ! C’est des femmes qui comptent dans la vie d’un homme. Des femmes avec des gosses et des âmes de lutteuses. Je m’souviens quand Sally Sabat esquintait des mecs dans ce cirque pourri qui la payait en billet d’avion. T’étais qu’un gosse à cette époque. On te reconnaissait à tes rêves. Elle avait décidé de t’aider à devenir un homme. Des hommes, elle en massacrait dix par jour. C’est dingue, cette idée de perdre un combat contre une femme qui est faite pour gagner. Elle surgissait dans leur existence, nue et couverte de cette huile que les vaincus frottaient sur ses épaules sans permission de toucher aux seins et encore moins entre les cuisses. Ils bandaient tous dans la douleur, gouttant comme des lys, se mordant la langue pour ne pas exprimer leur désir de mourir à cet instant même qu’elle choisissait pour leur mettre un doigt dans le cul. Toi, tu attendais la nuit…

— Je m’souviens pas…

— C’est dans le film, mec !

Ça l’épatait que je me laisse pas influencer par Spielberg et ses assistants. Le tournage avait duré six mois et je me souvenais de rien sauf de la Sibylle qui me surveillait pour que je sorte pas du scénario. Elle connaissait ma joie au moment de provoquer l’inattendu. Elle me prenait pour un pervers.

— Ça t’dirait de retourner à Saint-Trop’ ? dit le Prince du blues et de la salsa.

— Spielberg me crevera les yeux !

— Pas si Sally Sabat l’en empêche !

— Alice Qand l’enculera et on oubliera que je me suis mal comporté si on considère qu’un acteur doit se comporter comme un acteur et non pas comme un double. Qui c’était, ce type que j’interprétais ?

— C’était toi, mec ! Il y en avait pas d’autres ! Personne d’autre que le grand John Cicada, fifils de Joe qui est mort à cinq milliards de kilomètres d’ici, assassiné ou suicidé, la justice n’a pas encore tranché cinquante ans après les faits.

— Quelle merde !

Yavait des filles pour détourner le regard. L’une d’elle me frotta avec son dos. Le Prince bandait à ma place. C’est fou ce qu’il était compatissant ces temps-ci. Il retourna un verre sur le gland démesuré et elle le fit tinter, donnant le la d’une mélodie qu’elle enchaîna aussitôt. Le Prince accepta de faire la basse, clignant de l’œil dans ma direction. Je riais en remplissant mon verre au petit robinet que le garçon me tendait entre ses fesses rebondies.

— Pourquoi le verre ? chantonnait la fille sans changer un mot à la chanson.

— Parce que c’est toi, baby ! grogna le Prince.

Il changeait rien lui non plus. L’orchestre se mit en sourdine pour écouter le cristal. Le gland du Prince en tirait des harmonies pleines du mystère de la mort de Michael Jackson qui faisait encore la une des journaux dès qu’il était question de la beauté cristalline des petits garçons trouvés en marge des zones de guerre. On avait tellement oublié qu’on était en guerre ! Le Prince laissa couler une dernière goutte avant que la fille retourne le verre. Elle l’exhaussa comme le Saint-Calice. Le sperme du Prince avait des scintillements de pierre précieuse. Elle le boirait si on la forçait. Qui la forcerait ?

— John-nie ! John-nie ! John-nie ! John-nie !

Le Prince me tordit le poignet :

— Tu peux pas t’défiler c’te fois ! grogna-t-il.

La fille s’approcha. Elle dégoulinait de sueur. Ses strass m’arrachèrent un peu de peau. Elle tira sur le prépuce pour me faire mal. J’avais très mal et ça me rendait gor. Qui était-elle si j’étais rien pour elle ?

— Ça t’regarde pas, mon chou. J’fais mon boulot. Me gâche pas la soirée !

Je tordis un sein sans conviction. Elle gueula comme si je lui avais arraché un œil, clignant de l’autre pour m’encourager.

— John-nie ! John-nie ! John-nie ! John-nie !

 

La foule croissait. J’en ramenais pas large. Je m’souvenais pas d’avoir pratiqué en public. J’avais même jamais filmé, même pas avec Spielberg du temps où je couchais dans son lit pour imiter la voix de Michael Jackson.

— Wanna be startin' somethin'! susurrai-je pour participer.

Je devais pas avoir la conviction. J’ai jamais été fort en variété.

— Keep hope alive, John-nie!

 

Le Prince désespérait en silence, reluquant sa semence qui était peut-être celle du King. La fille avala sans s’vanter d’avoir éprouvé des sensations. Elle se fourra ensuite le verre dans le con et me regarda comme si j’avais mal fait. C’était quoi, ce lieu de permissivité sans limites que le fric ? J’avais plus qu’à me rasseoir. Le Prince apprécia de son œil noir. J’avais besoin d’un autre drink, avec de la fumée cette fois, précisa-t-il au garçon, comme dans The nutty professor. C’était peut-être ce qu’il cherchait, à me transformer au rythme de The Way You Make Me Feel. J’étais passablement gris et je pensais aux voyages qui m’avaient été épargnés pour que je survive le plus longtemps possible au bonheur de l’enfance. Le film commençait par cette scène à la limite du porno. J’avais mal joué parce que j’avais honte. Et Spielberg m’avait fait greffer une bite en mousse de polystyrène pour que ça ait l’air vrai. Il m’a plus jamais reparlé de son enfance. On parlait d’un tas de choses qui avaient leur importance relativement au film, mais son enfance était devenue un secret et ses gardes du corps me frappaient durement chaque fois que j’abordais le sujet.

— J’savais pas ! dit le Prince.

Il savait pas ! Tout l’monde savait !

— J’t’assure que j’savais pas ! Sinon… !

— Sinon quoi ?

Il avait plus envie de parler d’autre chose, le John-nie. Il était pas rev’nu à Shad City simplement pour se les geler et pratiquer les sports de glisse.

— Ça va, Johnnie ! Calme-toi ! On va t’trouver un job à ta mesure.

J’mesurais plus beaucoup depuis qu’j’étais rev’nu sans femmes pour me troubler l’esprit au moment où j’en avais besoin pour mettre au point mes derniers instants. En agissant ainsi, je savais que j’accréditais la thèse du suicide de papa qu’était mort en laissant le mystère planer sur les circonstances de sa mort. On disait même qu’il avait assassiné son coéquipier avant de se donner la mort ou d’être assassiné à son tour par une coéquipière que personne ne s’attendait à trouver là, à cinq milliards de kilomètres d’ici. Le film prétendait faire la lumière sur ces évènements aujourd’hui d’un autre temps. Mais Spielberg avait pris la précaution d’actualiser, avec l’aide des meilleurs décorateurs, les équipements intérieurs du vaisseau que papa conduisait sciemment à la catastrophe. Il y avait eu cette scène de l’éjaculation dans un verre et le Prince l’avait parfaitement rejouée devant un parterre de connaisseurs. J’étais rouge de honte, et pas seulement aux endroits que la fille frottait avec ses strass. De quel boulot parlait le Prince ? Et comment que je l’perdrais si j’étais destiné à une retraite agitée ? J’en savais rien et ça m’faisait baver.

— Mec, on va s’amuser ! boulota le Prince sur le dos du garçon qui mimait Minnie Mouse aux prises avec Donald Duck.

Dehors, les vitrines rutilaient à la surface des trottoirs mouillés. La neige s’accumulait dans le caniveau où des gosses s’activaient comme des malades. On me reconnaissait. On me tendait des photos de Spielberg que je paraphais avec une rage contenue. Le Prince me suivait, le verre à la main.

— Laisse-toi faire, John-nie ! psalmodiait-il en exhaussant le verre contenant les reliques séminales qu’il proposait sur le marché de l’enfance. Ya rien comme la gloire pour attirer les faveurs des bonnes étoiles qui se font rares en temps de crise. Ils me prennent pour Michael parce que j’ai perdu du poids et que j’suis pas loin d’ressembler à un cadavre tellement j’ai faim ! Signe comme si t’étais Tom Hanks et ferme cette putain de gueule qui t’a coûté la gloire du temps où t’étais assez jeune pour en profiter pleinement. À ton âge, il va falloir négocier avec la pédophilie et les vasodilatateurs périphériques. Ah ! J’aimerais pas être à ta place, mais c’est plus fort que moi : je t’envie, un cran en dessous, mec !

 

On remontait une avenue peuplée de consommateurs fébriles. C’était comme ça que commençait le film. On voyait un mec égaré parmi les siens et on sentait bien que c’était le malheur qui guidait ses pas vers un destin figuré par la complexité croissante de la foule, des véhicules et de tout ce qui bougeait dans un sens ou dans l’autre. Par plans sécants, son visage se mettait à ressembler à celui que le commun des mortels s’efforçait de maintenir au meilleur niveau de bonheur et d’attentes sans importance, sans influence sur ce qui reste à faire pour ne pas mourir complètement détruit. Je suivais des pas, rencontrant des admirateurs qui reconnaissaient le Prince pour ce qu’il n’était pas et j’entendais son rire tonitruant de gloire sur le déclin. C’était ça, le film, au début. Puis il y avait eu une période de bonheur parce qu’Alice Qand m’avait enculé devant tout le monde. Spielberg avait apprécié, espérant que j’étais de son avis, sinon on recommençait la scène sans Alice. Mais on avait continué jusqu’à ce que l’inspiration, qui est source de toutes les bonnes fortunes, donne des signes de facilité et d’équilibre précaire. Il fallait alors rebondir et Spielberg plongeait dans la mer, s’éloignant du môle où Alice Qand et Sally Sabat me prodiguaient des caresses interminables, Je finissais dans une autre scène où l’action consistait en une victoire sur un adversaire surgi du fond des âges et de la nature. Mes nuits se peuplaient de réponses aléatoires.

— On aimerait en savoir plus, monsieur Cicada. Vous interprétiez le rôle discuté de votre propre père… ?

— J’avais jamais été d’accord pour ça. J’avais proposé un autre personnage. C’était l’histoire d’un Yougoslave qui venait tenter sa chance en terre occidentale. Il avait eu un fils que je rencontrai sur le plateau de tournage. C’était un bon début, mais Spielberg voyait pas ce qui pouvait arriver ensuite. Il avait pas envie de faire un film sur l’homosexualité sans Antonio Banderas. J’avais même pas son talent polymorphe. Je ressemblais zapapa, et point ! Et puis Dreamworks avait planifié un film sur un mystère à la fois policier et stellaire. C’était un sacré filon.

— Spielberg vous a envoyé un verre à la figure…

— Il aime pas les blagues du Kronprinz.

— Vous avez quand même attendu la dernière scène avant de vous évader de cette prison. Pourquoi Shad City ?

— J’y ai connu des jours heureux. Mais je veux vivre seul désormais. J’ai pas envie qu’on interfère. Je vais où je vais. Et je sais pas où.

— Il savait où il allait, vot’papa ?

— Demandez à Spielberg.

— John-nie ! John-nie ! John-nie ! John-nie !

 

La foule de mes admirateurs s’épaississait. Je ralentissais de force. Le Prince s’éloignait aussi, assailli par des filles en jupette qui cherchaient clairement ses gros doigts paraît-il doux comme la tête d’un bébé. De temps en temps, je croyais reconnaître Alice Qand dans une grosse queue ou Sally Sabat à l’homme mort qu’elle continuait de piétiner malgré l’absence de cri. Dans les vitrines, la Sibylle suivait les enfants de mon sang, en quête de nouveaux lieux pour répandre son silence d’or.

— Quel est le titre du prochain film ? Cronenberg est intéressé par votre personnage. Il vous a proposé un scénario. Vous n’avez pas dit non… !

Si ça n’avait pas chlingué autant la pâtisserie fine et le confit, je s’rais resté avec vous, ô admirateurs de mon mythe ! Mais vous puez tellement et vos enfants sont tellement coriaces que j’suis monté dans le dernier tram en direction de ma poubelle. Oui, je vis dans une poubelle. C’est pas pour jouer au pauvre, mais j’veux être tranquille au dernier moment, en compagnie de mes excréments et des restes de mes repas. J’aurais une pensée pour les vrais pauvres avant de penser à pas m’rater.

 

C’était ça, le film, et Spielberg avait tout remonté pour que K. K. K. ressemble à Michael Jackson et que moi-même j’ai l’air de Neil Armstrong tel qu’il apparaissait dans la Presse en juillet 69, un peu avant d’entrer dans l’Histoire alors qu’à la même époque j’en sortais par la petite porte à cause du règlement intérieur qui interdit la consommation de substances grises. Voilà ce que ça donne, en clair :

 

cor.jpg

 

Le mec à gauche, c’est le Prinz revu à la Javel par Spielberg, et celui de droite, c’est mézigue sans qu’on sache exactement ce que j’ai dans le slip.

 

J’en avais vraiment marre de passer pour un con qui accepte de jouer dirty en échange de la tranquillité sociale. Par contre, le Prince voyait pas d’inconvénient à descendre d’un ton, quitte à tomber dans le mineur au point d’ouvrir la porte à des fans tout juste en âge d’aller au pot. Cela dit, le film avait du succès. On était même venu me cadrer dans ma poubelle, à deux pas de Wall Street. Mais les pisse-copie s’intéressaient plutôt à mes rapports sexuels avec Madoff que j’avais supposément poussé à truander les autres pour le piéger dans mon lit. Voilà à quoi je ressemble maintenant :

cor2.jpg

Habillé à la poubelle, dépourvu de dentier et les mains dans les poches à cause d’un eczéma allergique qui me bouffe aussi le cul et les environs. J’arrête pas d’me gratter quand j’suis seul. Et qui qu’je trouve en arrivant ? DOC lui-même qui m’propose un cristal tout nouveau qui a l’avantage d’améliorer les capacités cognitives en plus de son action purement hallucinatoire. Il a trouvé ça dans les poubelles de la NASA quand il était encore carabin au service de la Mort.

— À l’époque, dit-il, j’écrivais une BD dans le genre goréen et j’ai eu des ennuis avec les autorités féministes. C’était ça ou devenir pédé.

— On devient pas pédé, mec, sauf à se prostituer.

— J’sais bien…

Le cristal pesait pas un carat. Il avait des reflets bleus alors qu’on s’était culturellement habitué au vert de la colocaïne. Ça file un choc, mec, de changer d’opinion sur les choses alors qu’on s’attendait à respecter les normes en matière de reconnaissance. Le cristal rutilait au fond d’une cuillère à café, sans le café bien sûr. DOC s’était rapproché du mur pour profiter de la lumière qui giclait par intermittence d’un soupirail.

— Tu mets ça sous la langue et tu attends, expliqua-t-il.

— J’attends quoi, mec ?

— J’sais pas… Quelque chose dont j’ai pas idée parce que j’ai pas essayé. Le mec qui a essayé à ma place est mort d’autre chose, dans le genre hémorragie nasale avec épanchement de salive sous la langue et surproduction de cire dans les oreilles.

— Il avait pas un eczéma ?

— Pas que je sache.

— J’en ai un, moi, et j’voudrais pas que ça soye pas compatible. Des fois que j’me mettrais à crever sans assurance sociale.

Il insistait. Comparé à tous ceux qui en étaient morts pour des raisons étrangères à cette chimie substantielle, j’étais sain comme un oiseau tombé du nid. Il avait un instrument de mesure pour quantifier la dose minimum de douleur à accepter.

— J’savais pas qu’il fallait souffrir pour profiter des réactions en chaîne !

— T’es tellement habitué que tu te rends pas compte de la douleur. Mais elle est nécessaire, mec. Sans la douleur…

J’arrivais à peine, moi. Je sortais d’un film dont papa était la vedette si j’étais aussi bon acteur que le prétendait Spielberg. J’aimais pas assez le fric pour éviter les poubelles de l’existence. J’disais que j’avais trouvé celle-ci, comme si un agent immobilier avait piloté mon vaisseau dans le quartier qui correspondait exactement à mes moyens. J’avais pas senti la douleur. J’avais même apprécié son absence. Mais DOC affirmait que j’avais souffert et qu’il en avait la preuve irréfutable : une série de photos où je grimaçais pas de joie. Un autre film, saccadé comme une colonne vertébrale à l’agonie, avec des jets de substances sur les murs et un cadavre de femme dans les draps, la gueule ouverte pour me dénoncer avant que je me mette à appartenir à la légende. Le cristal contenait tout ça et bien d’autres choses encore.

— Avale, mec ! dit DOC.

D’habitude, je me f’sais piquer par les mouches gonflées à la kolok. Mais c’était un cristal soluble que dans l’acide.

— Tu voudrais tout de même pas que j’t’injecte de l’acide sulfurique ! s’écria DOC.

Non, je voulais pas. On m’avait acidifié une fois quelque part dans le Nagaland au cours d’une mission aussi secrète que l’existence de plusieurs dieux sur le même trône. C’est comme ça qu’a commencé mon eczéma. P’t-être que le cristal était exactement ce que je recherchais pour ne plus me gratter devant tout le monde, suggérait DOC. Il me montra comment le cristal résistait au feu. Je voyais bien qu’il me racontait pas d’histoires. Ça f’sait tellement longtemps qu’il s’occupait de moi, un sujet qu’il connaissait mieux que quiconque m’a un peu fréquenté pour avoir un avis sur la question. J’étais fasciné.

— Ça suffit pas, fit DOC. Faut avaler avec un grand verre de c’que tu voudras.

J’pensais à un grand verre de lumière, pas difficile à trouver si on souffre pas d’insomnie, ou à un mazagran de nuit avec des cassures de blanc de l’œil cristallisées sur les bords. J’arrêtais pas d’penser et DOC s’impatientait. Il jouait avec les reflets bleus qui se multipliaient sans cohérence, mais avec une force que je reconnaissais à ses angles.

— Tu s’ras l’premier à pas en crever, avoua-t-il.

— T’as vu le film qu’on s’est fait avec Spielberg ?

— Me dit pas que tu penses retourner à Saint-Trop’ uniquement pour refaire les scènes de cul !

— T’es pas sympa, mec ! J’arrive plus à me souvenir si c’était Alice Qand qui m’enculait ou si j’avais encore la force de défoncer le cul de la Sibylle. C’est dingue c’que ma mémoire est naze en ce moment où tu me parles !

— Sûr que t’as oublié de quoi on parlait, John !

— J’ai oublié, DOC ! C’est l’influence de la poubelle. On peut pas vivre dans une poubelle sans risquer d’y perdre la mémoire. Je m’souviens même plus si j’ai déjà vécu dans une poubelle avant de vivre dans celle-là. Tu t’rends compte ? J’pense qu’à l’instant suivant. Et c’est qu’un instant, mec, pas une histoire complète avec péripéties qui accrochent l’auditeur entre les jambes. On s’est vraiment fait avoir en acceptant tout ce fric.

— T’en as pas mal dépensé sur le Môle. Tu chiais du fric comme si c’était les résidus d’un autre empire.

— J’étais la proie d’un désir de finir en beauté avec un tas de dettes qui obligeraient mes héritiers à continuer sur la même voie. Mais j’ai pas d’descendants. Tout va à l’État. J’vais finir dans le ventre des fonctionnaires, dilué à mort jusqu’à l’invisibilité. J’sais vraiment pas quoi faire de tout ce fric avant que ça n’arrive. J’ai quelques idées de dépenses somptuaires, mais rien d’sérieux.

— Ya pas assez d’filles pour ça, mec ! Et ya pas qu’les filles. Ya aussi l’action dans les territoires où le fric se reproduit plus vite que les morts. Tu devrais penser aux poubelles des plages dorées et des hôtels de luxe.

— J’vais m’acheter un yacht et j’en ferais une poubelle en moins d’deux !

— Y s’trouv’ra toujours un ministre de la culture assez traditeur pour vanter ton génie de la comédie et l’universalité de ton influence sur les cons qui payent cash le droit d’entrée dans vie sociale par le biais des regroupements sectaires.

— J’te crois, mec ! T’as pas cent balles ?

— J’ai ça, John. J’t’envoie en l’air une dernière fois. T’auras jamais été aussi loin dans l’Espace Itératif. Et sans quitter le plancher des vaches. Juste par effet de ricochet sur les murs de l’enfermement. Tu t’en vas sans revenir. Garanti par le gouvernement, mec !

— C’est vrai que j’ai jamais été aussi loin que le bout du chemin. Et je revenais, par habitude, mais surtout parce que j’avais rien d’autre à faire. Des femmes à en perdre le compte, des orgasmes que je conseille à tout le monde, et des envies à couper le souffle deux doigts avant de s’y mettre. J’ai connu ça, mec, et ça me convenait parfaitement. J’ai commencé à déconner avec l’âge. J’voulais aller plus loin, au-delà non pas du possible, mais de ce qui est autorisé par l’incroyable magma d’usages, de règles et de dépassements qui forme le lit de la pensée et de ses conséquences sur le droit au bonheur. J’voyais autre chose que du sidéral dans mon viseur ionique. J’voyais pas Dieu non plus. Je savais pas ce que je voyais, mais c’était quelque chose qui me devait une explication. Je perdais de précieuses minutes d’attente sur les quais interstellaires et je les rattrapais dans les courbes qui formaient le temps à la place du simple tic-tac qui résonnait dans ma tête. C’est pas dans le film, tout ça, parce que c’est un film porno que Spielberg a conçu d’abord pour satisfaire ses admirateurs. J’ai beaucoup donné, mec, entre les plans, mais rien de ce qui motive encore ma curiosité et par conséquent ma survie. Qu’est-ce que je vais faire de ce cristal qui impose le bleu alors que la norme est le vert ? J’aurais compris le rouge et sans doute n’aurais-je pas ergoté en ta présence, acceptant l’aumône d’une crise endomorphinique sans chercher à en discuter les possibilités de marges.

 

DOC et moi on était au bord d’une poubelle. Ça puait la poubelle et le mec qui l’habite, un mélange de détritus d’origine empathique et de ressources internes voire inconnues. Pour amuser mon compagnon, je m’étais coiffé d’un sac-poubelle qui sentait le yaourt et il avait mis dans ma main le sceptre d’une fourchette qui avait perdu une dent dans la peau d’une femme mal mariée. J’avais pas joué ça non plus dans le film de Spielberg. Mais j’avais été ce personnage pittoresque dans l’invention de l’enfance. J’avais tout inventé à l’époque et le suicide officiel de papa m’avait inspiré des scénarios révélateurs d’une contestation que personne autour de moi ne pouvait accepter même sous le couvert de la fable. J’élucidais pas le mystère imposé par l’empressement des pouvoirs publics à plonger papa dans les mythes suggérés par le suicide. Je posais ouvertement la question de son assassinat par un de ses compagnons de voyage, un homme ou une femme qui serait revenue secrètement et qui serait donc encore de ce monde, à portée de ma conversation et peut-être même de ma vengeance. Ou bien cet assassin avait-il ou elle été assassiné par le système lui-même pour effacer toute trace de meurtre et imposer cette idée de suicide, avec peut-être l’assassinat des autres membres de l’équipage, à travers un faisceau de signes capables d’inspirer une vérité judiciaire difficilement contestable avec les moyens de la conviction. La version officielle faisait de papa un assassin et un suicidé. Le mobile était conçu avec les éléments d’une analyse psychologique construite au moment de son recrutement par le système. Papa aurait été jaloux et capable de développer la jalousie comme d’autres évoluent dans le cancer ou la psychose. En me proposant de jouer le rôle de mon propre père dans un film qui m’appartenait de droit, Spielberg avait joué sur cette ambiguïté, manipulant

ce qui restait de la mémoire de papa dans les circuits du Système Internationnal de l’Emploi

ce que j’étais capable de jouer dans un esprit contradictoire fair-play

et ce que l’image de Neil Armstrong renvoyait au spectateur pour le contraindre à réfléchir à des enjeux moins nombrilistes.

De même, en plans sécants,

le Prince luttait contre l’influence de Michael Jackson, surtout au niveau de l’apparence

la pédophilie, sans être encouragée, renvoyait au passé

la race devenait une question d’aspect et de reconnaissance du modèle gagné sur l’Histoire

et l’analgésique remplaçait l’aphrodisiaque dans les cas irréversibles de changement de personnalité.

Ce qui, visiblement, n’atteignait pas DOC. Il avait d’autres soucis en tête. Notamment, il tenait à me ramener au bercail, il voulait dire au bercail de mon existence actuelle, car les lieux où j’avais prévécu ne valaient pas la peine d’être reproduit en arrière-plan. Le cristal bleu avait ce pouvoir : tout rentrait dans l’ordre et je continuais de baiser avec la domesticité sans m’attirer les foudres de la Justice toujours aux aguets dans la bouche d’égout qui recevait mes déchets triturés et prêts à l’emploi. Mais je voyais plus la différence entre une poubelle qu’il faut retourner par temps de pluie et un neverland incrusté d’enfants aux fesses blondes. DOC me proposait-il une dernière chance avant que le système procède à mon effacement ? Même si j’avais pas vraiment peur de mourir, une destruction par anéantissement des données me paralysait devant le mur alternatif que mes mains projetaient dans le futur par pur effet aléatoire. C’était p’t-être plus le moment de réfléchir, mais j’arrivais pas à m’arracher à une espèce de rêve qui devait rien à mes connexions internes et tout à ce qui se resserrait pour former le trou par lequel je sortirais du monde sans laisser au moins un cri d’honneur.

— Le jour où t’hésiteras plus devant la nécessité, dit DOC sans se mordre les lèvres, le monde ne sera plus un monde pour toi, mais ce qui donne un sens à ton monde.

 

J’pouvais comprendre ça à défaut d’avoir les capacités minimums requises pour entrer à l’Université. Il se mit à pleuvoir et on retourna la poubelle. DOC resta dehors sous la pluie qui battait la tôle avec insistance, un peu comme si quelqu’un frappait à sa place. Je l’entendais vanter les mérites du cristal bleu qu’il tenait dans la conque de ses mains dans une eau qui en explorait les angles sans parvenir à les attaquer. Dans la poubelle, il faisait sombre en attendant que la nuit l’environne. J’attendrais la nuit pour expérimenter les aléas du cristal bleu. Il contenait peut-être une femme comme j’en avais jamais connu. DOC apprécia cette nouvelle nuance. D’après lui, j’évoluais dans une psychose d’un nouveau genre. J’allais peut-être à moi tout seul expliquer les aventures de l’esprit dans les marges de la tranquillité. J’entendis mon carrosse sur le pavé. La poubelle s’anima d’un mouvement de translation qui laissait supposer un glissement. Dans le film, il arrivait à mon personnage, donc papa, quelque chose de similaire. La poubelle se renversa dans le coffre à bagages et le hayon se referma bruyamment. J’aperçus alors la tête de DOC. Il était désolé. D’habitude, le coup du cristal bleu marchait avec tous les fils à papa. Il en avait ramené des tas à la maison et ils se faisaient tous enguirlander par des pères ou des veuves de père qui détenaient un pouvoir définitif sur les conditions du bonheur à éprouver en famille.

— Je le croyais sur parole, ne cherchant pas à contester sa connaissance du terrain ni d’ailleurs la pertinence du cristal bleu qu’il m’invita à manipuler comme s’il se fût agi d’une pierre précieuse.

— C’est quand même dingue d’en arriver là, mec !

— Mes admirateurs avaient formé un barrage devant la propriété. Je m’demandais tout de même qui représentait l’autorité paternelle. C’était pas précisé dans le film. Spielberg se mordait la langue d’y avoir pas pensé avant de tourner, ce qui, disait-il dans un entretien accordé à Truffaut, aurait carrément changé la donne.

— Qu’est-ce qui aurait changé, monsieur Spielberg ?

— Imaginez ce type dont le père a disparu non seulement dans des circonstances tragiques, mais aussi et plus certainement politique…

— Vous affirmez que Joe Cicada, le papa de John, a été victime d’un complot familial ?

— Je dis que la famille a servi une politique visant à détruire Joe Cicada dans le but de faire disparaître en même temps les preuves d’une faillite du système des voyages. On en était au début des voyages sidéraux et seuls quelques héros avaient pu éprouver la fascination résultant de la distance et de l’angoisse du non-retour…

— On comprend bien ce que vous voulez dire, monsieur Spielberg… Vous êtes bien monsieur Spielberg… ?

— Identité garantie par le système de reconnaissance neuronique…

— Bien. Nous parlions de cet… acteur qui trouble sensiblement la campagne de promotion de votre film. Il vous accuse clairement d’avoir occulté les meilleures scènes au montage…

— Ce n’est pas ici que je vais l’accuser de mentir, n’est-ce pas ? Nous avons, mes collègues de Dreamworks et moi-même, neutralisé les effets de son imagination sur l’interprétation stricte qu’on attend toujours d’un acteur…

— Alors il a fui ?

— Quelque part, il écrit :

 

Alors l’Homme se met à fuir, à fuir et à parler, à parler

Et à tuer autant qu’il peut le temps qu’il lui reste à vivre.

 

Pensez-en ce que vous voulez. Je prends le public à témoin que je n’ai jamais écrit de pareilles inepties. Nous avons dû le canaliser et, ma foi, le résultat est assez convaincant. Si j’en juge par la fréquentation des salles que cette œuvre a provoquée dans le Monde entier.

— La régie m’annonce qu’on l’a retrouvé et qu’il arrive sous bonne escorte…

— DOC a dû lui proposer son fameux cristal bleu. Personne ne résiste, paraît-il, car je ne l’ai pas essayé sur moi, aux effets dilatateurs de ce cristal à ma connaissance métallique. Je vois sur l’écran de contrôle qu’il a amené sa poubelle. Ça promet !

 

 

 

Image

Image

Image

Image

Image

Image

 

 

Pour les novices, je signale la double perspective de ce film encore unique dans l’œuvre universellement reconnue de Steven Spielberg qui est, comme chacun sait, un descendant direct de Steven Spielberg par les femmes. Tout le monde aura compris que, par les hommes, il s’agit de Steven Cicada, le célèbre policier qui travailla au service de l’Islam par l’intermédiaire des couches de protection virtuelles organisées par les périphériques d’ambiance du système central. Le lien de parenté avec papa est clairement exposé au générique. Mais personne ne saura si maman avait fauté avant de me donner le jour pour mon plus grand bonheur d’enfant. Il fallait que ce soit dit, sinon je prenais le risque d’être mal compris, notamment par les femmes qui ont accéléré la décomposition de mon système sexuel apparent.

 

Pour commencer, le film s’ouvrait sur ces cartons, façon cinéma muet, sans musique, sans personne, dans le silence des frottements et des grattements qui conditionnent le fonctionnement des caméras personnelles branchées au système par interfaces. J’avais refusé de participer à la première et je m’étais jeté dans une poubelle où j’avais surtout vomi. Un domestique de bal masqué m’avait confisqué la poubelle sans ménagement malgré les conseils de DOC qui craignait une tragédie. Le Maître attendait dans le hall d’entrée de Xanadu, traversant le cercle central en évitant le centre marqué par les invocations infernales qui avaient ouvert son premier film à succès. J’étais tranquille comme un christ en bois une seconde avant l’orage. DOC me poussa en me confiant que le Maître supportait pas les microbes des autres. Pendant ce temps, le Prinz avalait des cocktails, agitant ses doigts boudinés devant un nez chargé d’odeurs et de promesses. Il avait arraché son masque de Michael Jackson, si bien qu’on ne pouvait plus le confondre avec Spielberg qui lui-même portait mon propre masque.

— Approchez, John, dit-il de sa douce voix saturée de clips vidéo.

J’approchais parce que DOC me poussait, secouant la verge d’acier dans mon cul. Spielberg me reçut à bras ouverts.

— Vous nous avez manqué, John, roucoula-t-il. Sans vous, rien ne pouvait arriver. Mais ce fut un franc succès, mon ami. Nous avons utilisé votre remplaçant. Par malheur, il a eu une crise d’angoisse. Ce qui ne vous ressemble pas, cher cousin.

Qu’est-ce qu’il savait de ce à quoi je ressemblais quand j’avais les foies à cause de la menace terroriste qui pesait lourdement sur l’avenir de Dreamworks ? J’acceptai de m’asseoir sur ses genoux pour jouer à dada. Qu’est-ce que ça me rappelait ? J’avais connu ce bonheur dans les poils d’une nounou.

— Vous avez évoqué une double postulation de ma part… ? dit Spielberg.

DOC dressa ses oreilles, l’œil vif comme la moelle d’un os.

— De quoi s’agit-il ? demanda Spielberg.

— J’ai dit ça comme ça, sans intention.

— Il veut dire, commença DOC, que le film emprunte deux chemins qui doivent se croiser à un moment donné si on veut se mettre à la portée de tout le monde…

— C’est en effet ce que je veux ! s’écria Spielberg.

— Le contenu est à la fois narratif, ce qui assure, sinon la compréhension, du moins la jouissance — et explicatif, ce qui vous rapproche, en tant que créateur, de cette partie du public qui véhicule votre image de rassembleur. D'une part, vous racontez l’histoire de John Cicada et d’autre part vous nous dites pourquoi vous la racontez. Et c’est en nous disant pourquoi que vous la racontez. En quoi est-ce pornographique ?

— Et papa dans tout ça ? demandai-je comme si je venais d’arriver.

Le Prince me jeta un regard désapprobateur, continuant de sucer les doigts qu’il trempait à intervalles réguliers dans les sauces.

— Pourquoi que vous n’êtes pas venu à la Première ? me demanda Spielberg.

Il roucoula.

— Sans vous… mais je l’ai déjà dit ! Ce fut un désastre… sentimental.

Il se mit à lécher mes tétons avec une ardeur que je ne connaissais pas aussi bien que le supposait mon CV.

— Youyou s’est comporté comme une fille à l’annonce de votre nom, continua Spielberg. Il n’a pas pu se lever. Le public s’est tu pendant une longue minute d’abstinence. On aurait cru que quelqu’un était mort.

— Michael Jackson venait de mourir, Maître, et on apprenait la nouvelle…

— J’avais prévu une interruption après les cartons style années vingt, dit Spielberg. Je voulais saisir le bruit de la salle pour le réinjecter en plein drame, vous savez : au moment où papa est censé devenir un assassin selon la thèse officielle…

— Papa est un assassin, dis-je. Il ne se passerait rien sans cet acte inadmissible. Si papa était simplement mort en mission avec son équipage, je serais pas devenu un héros de l’Espace Itératif et vous seriez pas en train de promouvoir un film qui marque un tournant dans votre carrière de Grand Amuseur Universel. Tout repose sur ce crime dont nous sommes vous et moi les héritiers. Permettez que je vouvouvoie ?

DOC piqua une première fois au bon endroit, ce qu’il convient d’appeler la troisième couille, c’est-à-dire le cerveau. C’était d’ailleurs le titre du film de Spielberg. La pub disait : Michael Jackson est la troisième couille du Monde après le capitalisme et la religion. Ça m’faisait vraiment pas bander, ce genre de porno, mais le public de la Première avait apprécié l’hommage discret au génie du Gardien de Nerverland. De loin, je voyais ma poubelle dans le vestiaire sous les vestes et les fichus. Alice Qand la surveillait de près sous l’œil jaloux de Sally Sabat. Je leur fis signe de nous rejoindre, ce qui allait contre le protocole imposé par le staff de communication interdésirdebase. Qu’est-ce qui arrivait à John Cicada dans ce film ? Et pourquoi Spielberg tenait à expliquer pourquoi il l’avait tourné ?

— En fait, dit-il dans le micro, je le tourne encore. Non pas parce que ce serait une boucle, mais parce que John Cicada est toujours vivant malgré la fin tragique qui l’arrache au film pour le replacer dans sa réalité quotidienne qui est celle, je crois, d’un paisible retraité de la Compagnie des Voyages Cook. Ce n’est pas une mort que je vous propose à la fin, mais une réflexion sur l’opportunité de mettre fin à la fois au film et à son héros…

— Mécépapa le héros… ! m’écriai-je en plein crachat télépathique.

— Cépapa ! Mécétoci vous, mon cher cousin ! Vous êtes le héros parce que vous êtes sur les traces de papa pour que justice soit enfin rendue. Si on imagine assez bien que cette aventure est pleine de péripéties et de frissons, on ne peut guère en conclure que papa est innocent, car alors on s’égare à l’autre bout d’une thèse officielle qui a déjà construit le récit psychologique, à la française, lequel a détruit votre enfance — alors que je passais la mienne à m’amuser d’un rien pourvu que les autres continuent d’apprécier mon approche de l’instant crucial. Voilà tout mon secret enfin révélé au Monde et toute la nostalgie qui vous caractérise quand vous jouez le rôle que vous avez toujours voulu jouer dans mon film !

— C’est compliqué ! fit DOC, ce qu’il ne fallait pas dire devant témoins, et il n’en manquait pas.

Le Maître se leva sans ménager ma chute. Il était furieux, mais sans désigner DOC qui s’empressa de maîtriser les flux qui parcouraient mon apparence à ce niveau de la conversation.

— Je vous présente le vrai John Cicada, psalmodia Spielberg. J’ai raconté son histoire. Et j’ai dit pourquoi. Que demander de plus quand on n’a pas le cerveau d’un universitaire ? John Cicada savait que Dieu existait et il connaissait son nom : Gor Ur ! C’est donc par hasard qu’il s’est retrouvé sur la piste de son propre père, le célèbre et oublié Joe Cicada qui assassina tout un équipage pour aller au bout de sa psychologie. Je ne vous raconte pas la suite. Vous saurez ce qui est alors arrivé à notre ami en sollicitant une place dans les meilleures salles et ce, dès ce soir ! Car Saint-Trop’ est en fête. Rendez-vous sur le Môle pour la tombola ! Il y aura des billets gratuits pour certains et des réductions pour d’autres. Ici, il n’y a pas de malchanceux : les perdants verront aussi le film s’ils ont payé comptant ! Courez, mes amis ! De Pueblo de Nuestra Señora la Reina de Los Ángeles del Río de Porciúncula à Saint-Trop’, la Compagnie des Voyages Cook prévoit un arrêt à Sainte-Hélène pour les admirateurs de Napoléon et ceux qui ne l’ont rencontré que dans les hôpitaux psychiatriques made in US. Une carte postale à l’effigie de Longwood House est offerte à ceux qui n’ont vraiment aucune idée de l’importance de ce personnage historique et de son influence sur le cinéma hollywoodien.

La foule qui occupait nonchalamment les jardins de Xanadu se déplaça mollement vers les guérites où s’agitaient les casquettes des vendeurs de billets. C’est DOC qui m’annonça que j’étais désigné pour piloter la navette chargée de ces voyageurs blasés. Ils le seraient jusqu’à la simulation d’une catastrophe aérienne que je n’aurais même pas à diriger puisque le système prendrait automatiquement le commandement du vaisseau peu après le décollage sur la piste de Jamestown. Je comprenais pas…

— La com, dit Spielberg en riant doucement, c’est vraiment pas votre truc, cousin ! Faites ce qu’on vous dit et fermez-la pour une fois !

Il plaisantait pas. On apporta la combinaison de la NASA.

— Mais c’est un costume de scène, boss ! m’écriai-je comme si on était en train de tourner une scène avec des moyens que la production n’avait pas prévus.

— Et alors ? dit Spielberg qui se frottait les mains parce que tout marchait comme prévu, même moi qui parlais sans micro parce que le casting avait jugé ma voix trop réaliste et que j’étais doublé par le cadavre momifié de Michael Jackson équipé d’un système de lecture MP3 prêté par Amazon.

Les p’tits fours prirent le chemin des congélateurs qu’ils avaient quitté quelques heures avant le début de la réception. On s’émerveilla quand la navette se posa dans les jardins de Xanadu, portée par un Shuttle Carrier Aircraft qui vrombissait comme un insecte un jour de printemps. Spielberg monta sur une chaise pour voir le spectacle de la foule qui retenait les chapeaux et les foulards. La navette, c’était pour la frime et aussi pour le souvenir d’une grande époque de l’Histoire des États-Unis d’Amérique. En fait, je f’rais semblant de piloter le Pathfinder au-dessus de Huntsville où Dreamworks se chargeait des projections holographiques. Personne me disait qui était aux manettes du Shuttle. Je redoutais le pire, d’autant que la catastrophe prévue devait à tout prix faire des morts. On les avait même choisis. J’en faisais partie !

— C’est bien c’que vous voulez, non ? Mourir pour ne plus être de ce Monde…

— J’pensais plutôt à une pendaison sous l’effet d’une dose mortelle de morphine…

— Cessez de penser à ma place, cousin !

L’idée que ce clown allait me survivre me réjouissait pas. Mais le désir de foutre le camp sans laisser de trace me séduisait. J’acceptais le plan de vol en me marrant parce que j’avais pas l’intention de passer pour un type sain d’esprit aux yeux de ces voyageurs dont la plupart ne connaissait de Napoléon que le palais de Versailles et le Concorde. Je sortis sur la terrasse et sous les projecteurs. J’étais la victime propitiatoire d’un Empire sur les sens, l’Alliance graphique d’une défaite qui valorisait l’entreprise parce qu’elle me sauvait de l’enfer promis par ma désinvolture : est-ce qu’on se lance à la recherche du Dieu Unique si on n’est pas capable de résister aux attirances familiales ? La Presse empoisonnait la foule. Et je vomissais dans les balcons fleuris avec les fleurs de mon enfance, un détail que Spielberg connaissait parfaitement puisque c’était lui qui les plantait en creusant la terre artificielle des pots avec sa queue. Les micros formèrent un bouquet sous ma langue. C’était la Télé qui voulait savoir. Je cherchais du regard les caméras qui allaient témoigner de mon engagement spirituel dont Spielberg avait capté le côté désespéré sans tomber dans la tragédie où j’allais justement mettre mes pieds de suicidaire pour imiter la version officielle qui voulait que papa se soit suicidé après avoir assassiné l’équipage de son vaisseau expérimental. J’avais assassiné personne, mais un plan sécant bien placé pouvait suggérer le contraire. J’étais d’accord. J’acceptais aussi une dernière éjaculation sur les fesses de Sally Sabat qui n’y voyait pas d’inconvénient pourvu que je disparaisse enfin de son existence. Alice Qand se contenta de baiser mes lèvres fiévreuses et enfila aussitôt les vêtements masculins qui étaient les siens en temps ordinaires.

— Voulez-vous qu’on se souvienne de vous, John ?

— J’ai encore l’espoir de rencontrer la femme qui me donnerait une raison de vivre sans me demander ce que je fous sur cette Terre de merde. La dernière seconde, je la consacrerai à cette observation douloureuse.

— Donnez-nous une idée de votre souffrance…

— On vous a déjà arraché les couilles ?

— Jamais !

— Vous pouvez donc pas savoir ce que ça fait de les perdre dans un combat que vous avez engagé contre l’Administration qui estime que vous avez produit trop d’enfants pour être crédible. Il m’ont laissé la queue et les oreilles, mecs !

— Merci pour l’info, mais on mesure toujours pas le degré de souffrance, mec !

— J’ai jamais autant souffert que dans cet Espace Démasculinisant. J’étais pas prêt, vous comprenez ? J’arrivais avec la convocation écrite sur du papier bleu. Je revenais à peine de mon Grand Voyage. J’savais pas que j’avais autant d’enfants, sinon j’aurais pris des précautions, vous pensez ! Spielberg venait à peine de me proposer de jouer dans son film. Je lui ai demandé si j’pouvais envisager la castration sans compromettre la crédibilité du film. Pour bander, je bandais, mais c’était peut-être parce que j’avais encore des couilles. J’en avais jamais manqué dans toutes les occasions de me battre contre l’adversité. Ça le laissait perplexe. On fit un essai de simulation sur l’écran qui recevait toutes les propositions de participation à ses propres créations. Il tenait vraiment au côté porno de sa nouvelle trouvaille. En plus, il avait jamais tourné avec un eunuque aussi bien bâti. Il était fier d’être mon cousin et me demandait d’être le sien. Il était compliqué, ce mec. J’suivais pas tout.

— C’est un document officiel, dit-il en relisant la convocation au Centre des Solutions par la Mutilation. Il n’y a rien que je puisse faire pour vous. Alice Qand vous remplacera si vos érections n’inspirent pas l’image. On reste cousin de toute façon, hein, mec ?

Il s’était montré diligent, mais sans impatience. J’appréciais le choix d’Alice Qand parce qu’il me flattait et me donnait une chance de pas paraître trop minable du côté d’la queue malgré la preuve par l’enfant qui m’en supprimait les rouages essentiels. Je retournais donc au CSM et cherchais tout de suite la porte du service qui me concernait. Une star du porno me reçut dans un petit salon où elle entreprit d’examiner mes organes qui pouvaient poser des problèmes s’ils étaient directement connectés au système.

— Ça arrive, dit-elle. Les mecs savent même pas qu’ils sont connectés. Et cette connexion prend un sens qui réduit l’émasculation à l’anecdote. Mince ! se dit le mec. J’étais connecté et ça avait un sens. Qu’est-ce que j’vais devenir sans le système ? Il faut alors diagnostiquer une psychose connectiviste et attendre que le mec se suicide ou accepte son destin. Vous n’êtes pas connecté. En tout cas pas par les couilles. Vous allez tourner avec Spielberg ? Géniale cette idée qu’il a eu de donner un sens moral au porno. Mais j’ai raté mon audition. Une dernière érection complète avant le grand saut ? J’vous promets pas une éjaculation morbide, le top du top, mec, mais c’est pas à la portée de tout le monde. Par ici la monnaie !

 

— Ça va, Johnnie ! Le public adore vos délires, mais c’est pas dans le film. Papa délirait pas. C’était un super professionnel.

— J’suis d’accord, mec ! J’suis complètement O.K. avec ça. J’ai pas tout compris, mais je marche.

— Alors rangez cette poupée dans votre sac de voyage, mec. On va pas loin. Va falloir expliquer pourquoi vous zétiez pas à la Première et pourquoi le Yougo a fait vomir du monde parce que pour la première fois de sa vie, il vous ressemblait plus autant que c’est prévu dans le contrat.

— C’est quoi, ça !

— Un parterre de journalistes. 50 % du budget, pas moins, mec ! On parle de nous-mêmes dans les endroits où ils zont aucune chance de voir le film dans sa version commerciale. On fait circuler des extraits buggués au bagle. Histoire d’emmerder le Monde. Ça l’fait parler à la télé. Ya qu’la télé qui nous intéresse. Appuyez là !

J’appuie et j’m’électrise.

— Qu’est-ce que vous voyez ?

— Un mec qui dégonfle ma poupée ! Ah ! Le fils de… !

— Non ! Regardez dans le trou. Qu’est-ce que vous voyez maintenant ?

— Spielberg me prépare un Gibson avec des p’tits oagnons frais…

— Regardez au centre, merde !

— J’vois le symbole d’une connexion électrobiologique. La poupée est équipée d’un système capable de reconnaître les versets sataniques avec une marge d’erreur de 2%…

— Imaginez ce que ça donne en plein ramdam.

— Énorme !

— Maintenant, dites-leur que vous êtes d’accord.

— Avec qui ? Avec quoi ?

— On a pas zenvie d’se faire baiser en justice à cause d’un vice du consentement. Vous êtes le témoin capital.

— Témoin de quoi ?

— Zavez vu l’film ?

— Mais j’y étais, mec ! Même que j’ai écrit le scénario !

— Alors dites-leur que rien ni personne ne vous a poussé à trahir le père. Et surtout pas Dreamworks !

— J’ai trouvé la poupée dans la poubelle, mesdames, messieurs et les autres. D’où le titre du film : Une poupée dans la poubelle.

— C’était pas La troisième couille ?

— Non ! Ça, c’était avec Michael Jackson interprété par mon vieil ami K. K. Kronprinz. C’était avant la découverte de son testament. Spielberg a eu des problèmes avec la famille Jackson parce qu’il voulait tourner mon film et non pas celui que les fans rassemblés à Los olivos voulaient qu’on tourne à la place du mien avec le budget approuvé par David. J’vais vous dire une chose, les mecs et les meufs : j’y crois pas, moi, à tout c’qu’on raconte au sujet de papa. Alors j’écris des scénarios et Spielberg les propose à son Conseil d’Administration. Il se trouve que c’est par un glissement purement financier que K. K. K. s’est retrouvé dans la peau de Michael Jackson. Vu son obésité morbide, il était pas fait pour ce rôle autrement délicat que les émanations de sulfure d’hydrogène que les salles propulsent dans la rue pour attirer le gogo en quête d’un nouveau style porno.

— Putain, mec ! T’es au top de ta forme. Elle t’as sucé ?

— Qui ?

— La pute qui a épargné tes couilles…

— J’étais pas connecté. Yavait aucune raison de me couper les couilles. La production avait eu chaud. Sans cette paire de couilles mythiques héritées de papa, j’étais plus crédible. On a commencé à tourner dans ce climat de suspicion. Spielberg a alors installé deux caméras : une pour voir ce que je disais et l’autre pour témoigner de ce que je faisais en réalité.

— Et ça marche, mec ! C’est un sacré bonus ! À part la poubelle et la poupée, et ces deux couilles qu’on pourrait appeler des bonbons pour attirer les gosses, à quoi ressemblait le vaisseau de papa. À celui-ci ?

Une image du Pathfinder était projetée dans les hauts plafonds de Xanadu. Un essaim de filles nues dansait sur les ailes du Shuttle Carrier. J’savais toujours pas qui était aux commandes. Le Shuttle Mate-Demate Device était en place. On attendait plus que moi. J’étais impressionné par la perspective d’une manœuvre jamais entreprise par les systèmes publicitaires. Mais pourquoi une catastrophe aérienne qui endeuillerait les familles les plus fidèles ? Et pourquoi que j’devrais finir comme ça, peut-être brûlé vif en attendant de m’éteindre dans l’océan Atlantique ? J’comprenais pas et Spielberg n’expliquait rien. Je le voyais parler dans le micro derrière la baie vitrée qui nous séparait. Ce s’rait un suicide avec du monde autour, mais il resterait pas un seul témoin à part les vidéastes chargés de connecter la réalité à son rêve relatif.

— Ouais, dis-je. Vous m’direz que l’Pathfinder c’est qu’un décor, pas un vrai Shuttle comme on a zenvie d’en voir au moins un dans sa vie. C’est la raison pour laquelle le Carrier le transporte sur son dos. J’sais pas qui pilotera le Carrier. J’voudrais bien savoir, mais Spielberg veut pas que j’emporte ce nom dans ma tombe, si jamais on retrouve mes morceaux et des fois que d’autres morceaux viennent changer le sens de ma mort. Moi, j’serais aux commandes, si on peut dire, du Pathfinder qui est comme qui dirait un gros jouet avec lequel faut pas jouer si on connaît pas les règles. Alors que se passera-t-il ?

Soit c’est l’ensemble Shuttle-Carrier qui sombre,

soit le Shuttle est largué, le Carrier retourne à la base, et comme le Pathfinder est un faux Shuttle, c’est lui qui emporte au Diable son contenu et ses machines.

C’est pas un beau film, ça ?

— Ça l’serait, mec, s’il y avait des survivants…

— Yen aura ! Après les cartons style années vingt dont j’vous ai parlé plus haut, c’est l’épisode du Pathfinder qui pose les conditions de la suite du film. Vous m’voyez dans la flotte en train de me demander pourquoi je m’suis laissé berné par la NASA qui m’a fait croire — et j’étais pas tout seul ! — que le Pathfinder était un Shuttle et non pas une maquette mise au rencart parce qu’on avait plus besoin de simuler des vols spatiaux.

— Vous allez donc reproduire cette scène en vrai avec des fans à bord et peut-être même une partie des actionnaires de Dreamworks dont Spielberg veut se débarrasser.

— Sauf que dans le film, je survis et que dans la réalité qui se profile à l’horizon publicitaire, je m’suicide.

— C’est donc vous qui allez provoquer cette catastrophe aérienne qui fera date dans les annales du tourisme de masse ?

— Justement, j’en sais rien ! J’ai besoin de m’suicider. J’peux pas vivre ces derniers instants sans cette idée.

— Et ça vous fait pas chier de faire crever des innocents ?

— Pas qu’des innocents, mecs ! Qui pilotera le Carrier ? Et qui décidera s’il rentrera à la base avec un équipage saint et sauf ? Je veux savoir qui est le mec qui le pilotera !

— Qui c’était dans le film ? J’me souviens pas de l’avoir reconnu…

— Personne ne s’en souvient, mec, parce que c’était un Mac Guffin !

— ¡No me digas !

— Tel père, tel fils!

— Vous prétendez ne pas avoir vu le film jusqu’au bout, Yougo ?

— J’suis pas Youyou ! Je suis…

— John Cicada, on sait ! Mais c’est qu’un personnage…

— Et qui croyez-vous qui pilotera le Carrier ? Un mec en chair et en os ou un interprète ? Vous êtes vraiment con quand vous pensez qu’à faire mousser l’info !

Je venais de jeter un froid dans l’assistance. Il y eut un silence réprobateur que je mis à profit pour demander à DOC un supplément d’orviétan. Il s’approcha, dissimulant sa gueule dans l’ombre d’un chapeau à large bord. La seringue m’atteignit en plein cœur. Je suffoquais, ce qui inspira la pitié. Le bruit se mit à courir que si je racontais des conneries, c’était dû en partie à mes vices. Je me rendis compte que depuis mon retour de Shad City, personne n’avait songé à me prêter des fringues. L’idée même que j’étais allé jouer avec ma queue dans un établissement de Shad City ne poussait pas mes détracteurs dans mon camp. Il faisait chaud sur le Môle. Spielberg s’amusait à arroser les filles en épargnant la terrasse où je répondais aux questions légitimes de la Presse. On était peut-être aussi dans les jardins de Xanadu. C’était le troisième épisode du film. Je rappelle pour les distraits

que le premier épisode, c’est celui des cartons style années vingt,

que dans le deuxième, c’est la catastrophe,

et que le troisième c’est la première du film et ses retours publicitaires sur la place publique, sauf dans certains territoires où le prétexte du film sert à diffuser des substances destinées à multiplier le facteur de reproduction des populations médiévalement organisées autour des chefs de tribu.

— Alors en quoi consistait le quatrième épisode, mec ?

— Spielberg aurait du mal à s’en sortir. On lui avait pourtant conseillé de pas s’embringuer dans le scénar que je lui avais proposé uniquement pour faire savoir au Monde que le lien de parenté qui nous unissait civilement était d’origine ancillaire.

— ¡No me digas !

— Ouais! Imaginez son embarras. D’abord, je prévois un épisode qui indique clairement

qu’on va suivre les aventures de John Cicada parti à la recherche de son papa sous la surveillance divine de Gor Ur, le Gorille Urinant ;

et que Spielberg va nous expliquer pourquoi il tourne ce film sans ruiner les efforts de communication des producteurs.

Ensuite,

on assiste à la Première,

et on jouit à mort des images d’une catastrophe aérienne qui transforme tout le système endocrinien des spectateurs,

Puis

on apprend que je suis allé vivre dans une poubelle du côté de Los olivos et que DOC m’a aidé chimiquement à revenir sur les lieux du tournage, Xanadu, où se tient une conférence de Presse dans laquelle je révèle qu’une catastrophe est prévue pour éliminer des actionnaires en désaccord avec la ligne pornographique que Spielberg veut exploiter avant que quelqu’un lui pique une idée qui en réalité m’appartient.

 

Arrivé ce point du récit, Spielberg se rend compte que sans mon imagination, il est incapable de résoudre l’incohérence nécessaire au début du film pour intriguer le spectateur et le contraindre à un assouvissement qui ne peut avoir lieu sans une certaine cohérence. Le film doit basculer dans la réalité extérieure au film lui-même. Le principe de l’identification ne suffira pas cette fois, Spielberg en est conscient. Mais alors, pourquoi a-t-il accepté d’entraîner Dreamworks dans une production dont il ne maîtrise pas la solution ? C’est le quatrième épisode. On voit Spielberg jouer carrément les trois premiers épisodes devant le Conseil d’Administration. Je suis assis sur le window sit, la queue sucée par Alice Qand et le dos fouetté par Sally Sabat qui menace tout le monde de le détruire si on augmente pas son cachet. Spielberg a l’air de se montrer convaincant. Les administrateurs sucent des pastilles à l’eucalyptus et boivent une version light de Kolok Loca, ce qui les pousse pas bien loin dans l’hallucination, mais leur donne le pouvoir de décider selon leur intime conviction. Voilà ce que j’avais mis dans le quatrième épisode. Spielberg y trouvait forcément de quoi expliquer pourquoi il tournait ce film, quelles étaient ses raisons profondes d’impliquer à sa carrière universelle un virage aussi aigu que risqué. Ce fut la première fois qu’il me désigna comme son cousin. Il n’en savait pas plus. Il ignorait complètement comment se terminait ce quatrième épisode pourtant crucial quant à l’avenir du film. Il acheva sa présentation par des chiffres qui s’attaquèrent aux yeux des administrateurs et de leurs conseillers. En sortant de la salle du Conseil, il me confia qu’il avait confiance.

— J’les ai toujours convaincus, mec, me dit-il. Pourquoi pas cette fois ?

Je répondis pas. J’avais besoin de ce film avant de disparaître dans le néant auquel je croyais. Et il avait besoin de moi pour l’achever dans le cadre flou de la pornographie qu’il proposait au marché sans défriser les puritains. Mais la partie n’était pas gagnée d’avance. S’il emportait l’adhésion de la majorité du Conseil, il savait que l’épisode de l’assassinat collectif de la minorité ne dépareillerait pas dans le scénario. Il me croyait assez habile pour introduire cet élément étranger à la fois à ma pensée et à la nature même du cinéma. Je ne dis rien. J’attendais sur un autre window sit, le dos collé à une vitre figée dans le spectacle des gratte-ciels et des rues et le cerveau presque entièrement occupé à parfaire la crédibilité de mes personnages. Je savais pas moi-même comment je retomberais sur mes pattes après un tel saut dans l’inconnu. C’était peut-être le sens de mon suicide de ne pas installer d’abord le filet de sécurité et ensuite de penser à l’utiliser pour entretenir chez le spectateur la foi dans le frisson et la reconnaissance dans les faits. On attendit une heure, puis la porte s’ouvrit. C’était le Président lui-même qui tenait à annoncer la nouvelle :

— Vous avez le feu vert, Steven !

Ils se congratulèrent. Avant d’entrer dans la salle du Conseil où je n’avais plus ma place, Spielberg me confia :

— C’est chouette, mec ! On aura pas à zigouiller une majorité, seulement une minorité.

— En effet, dis-je, qui les regrettera ?

On tenait le quatrième épisode. Je descendis alors par l’ascenseur, accompagné par un type qui en avait vu d’autres depuis qu’il vieillissait de cette manière. On eut aucune conversation.

 

Une heure plus tard, Spielberg et moi on boulottait au scénario. Il avait collé aux murs les éléments graphiques de chacun des épisodes :

1) Les cartons style années vingt, avec ma propre histoire entre dieu et papa ;

2) Les images de la catastrophe, sans que je puisse savoir comment ça se passait, si le Carrier nous lâchait ou si on sombrait avec lui, ce qui posait l’énigme du pilote du Carrier d’une façon comme de l’autre ;

3) Le reportage, caméra sur l’épaule, tourné par des anonymes pendant la Première du film au cours de laquelle j’ai perdu la tête pour me jeter dans une poubelle ;

4) La soumission du début du scénario (épisode 1 à 3) au Conseil d’Administration de Dreamworks et la joie enfantine de Spielberg à l’annonce de l’approbation sans condition ;

5) Spielberg en train d’essayer de m’arracher par la ruse la suite du scénario après l’épisode 4 et moi préparant ma disparition sans me soucier de ce qui peut arriver après ma mort.

 

On en était là. Le public commençait à râler parce que ça n’avançait pas. Avec le temps, et sur les pas que Spielberg avait enfoncé dans leurs crânes, ils avaient acquis une certaine maturité et les débuts difficiles étaient plutôt reçus comme énigmatiques, conçus pour installer l’énigme et la soif de solution. Spielberg me conseilla la prudence. Si je voulais continuer dans le sens d’un suicide qui n’avait aucune chance de passionner le public, p’t-être que je pourrais arrêter mon cinéma et donner la clé à la production qui trouverait quelqu’un d’autre pour achever le scénario et préparer le terrain autrement prometteur du tournage. Il avait souvent procédé comme ça vu que le créateur de l’idée servait plus à grand-chose dès qu’il s’agissait de pas aller plus loin que les spectateurs. Je comprenais cette théorie, j’avais même de l’admiration pour les types qui savent aplatir la création pour la rendre aussi digeste qu’une tortilla, mais ça, c’était quand j’étais encore vivant, pas à moitié mort d’impatience de couper moi-même le fil de ce qui n’avait jamais eu l’allure d’un film, mais plutôt d’un album de photos prises par les autres pendant les cérémonies de la croissance glandulaire.

— Laisse-toi faire, mec, disait Spielberg avec son accent du Middle West. Tu verras pas le film de toute façon. On coupe ici !

Et il désignait l’instant présent avec un index pointu comme une pointe de flèche. Ça m’faisait mal d’y croire. Et je m’projetais dans l’épisode suivant sans en avoir la moindre idée. Il était temps que j’me demande comment ça venait quand ça venait et pourquoi ça venait pas quand j’y pensais avec méthode. On a pas mal bu ce soir-là, dans un motel sur la route de Cincinnati. C’était qui, ce fleuve qui coulait entre les installations portuaires ? Spielberg me parla longuement de la Cité des sept collines. Il voulait noyer le poisson de mon angoisse, se rendant compte que j’étais en train d’écrire l’épisode suivant en me basant sur ce qu’on était en train de vivre dans ce motel minable qui sentait la moisissure des lavabos. Je sortis pour me rafraîchir la gueule sous une fontaine. Je vis un kiosque à musique, puis une enseigne qui vantait les perfections du corps de la femme quand elle prend soin d’elle. On avait bu du tequila de Guanajuato. Les images qui naissaient de cette fatigue étaient fascinantes de simplicité et d’importance. Je retournais dans la chambre pour en parler avec le Maître, mais il dormait. Il avait plus l’air d’un enfant, mais d’un homme qui mordait dans le rêve à pleines dents. Je l’ai regardé pendant une bonne dizaine de minutes, me demandant si j’avais jamais su faire autre chose que de me poser des questions sur les types qui se sont mis dans la tête de se servir de moi jusqu’à ce que je serve plus à rien. Je suis ressorti. J’avais encore cette idée de trouver la femme de ma vie, un truc idiot qui pouvait m’empêcher d’en finir avec les salades de l’existence. Heureusement, c’était la nuit et la route était aussi peu fréquentée que le chemin du Paradis. Elle paraissait grise sous la nuit, comme tuée à la fin du jour, avec de temps en temps un pick-up qui traînait son ombre sous les arbres qui la bordaient juste le temps de passer devant le motel. Je voyais un horizon de toitures. Je savais vraiment pas où on était en train de tourner une scène capitale, déterminante pour la suite du film qui semblait perdre le fil de son récit sans s’égarer au-delà des propositions qui l’avaient fait naître dans mon esprit. Je me heurtai à un bidon. Il sentait l’huile cassée des carters où une partie de mon enfance avait connu la joie des démontages suivis d’une panne définitive des moteurs amoncelés dans la cour du voisin.

— O.K., dit Spielberg d’une voix éraillée.

Il venait de sortir pour se laisser aveugler par l’enseigne qui papillotait.

— J’ai pas envie d’lutter, avoua-t-il comme si ce simple aveu pouvait le défatiguer au moins jusqu’à l’aube où on reprendrait notre chemin. J’ai vraiment pas envie de passer pour un con au premier rapport exigé par la production.

— J’suis pas irremplaçable…

— Tu l’es ! J’ai rien trouvé après la joie éprouvée à l’annonce de l’approbation du budget par le Conseil. J’ai mal dormi et j’ai envie de reprendre la route tous feux éteints. Je mourrai dans l’accident et tu survivras. Qu’est-ce que t’en penses comme sixième épisode ?

— Ça s’rait con que tu fasses remplacer par Zemeckis. J’ai pas aimé son Cast Away. On fait pas de bons films en les commentant sans arrêt.

— Tu sortirais de la carcasse de la bagnole à l’aube, continua Spielberg. Tu vomirais après avoir constaté ma mort. Autour, un désert et pas une âme à l’horizon. On a même pas vu la bagnole sur la route, ni l’accident dû au sommeil, le tien ou le mien, j’sais pas encore. Et justement parce que je suis mort et que le film peut pas s’passer d’moi, un flash-back promet au spectateur de tout lui révéler. On élimine tout de suite la thèse de la relation gay par une scène où je refuse le mariage contre nature. On reste plus flou en ce qui te concerne. On te sent suicidaire. C’est alors qu’interviennent les cartons style années vingt. Mais les lettres sont des pochoirs et on voit ce qui se passe derrière les cartons, les allées venues dans l’espace et les intérieurs cossus du vaisseau transsytème. On assiste aux disputes étrangement violentes de papa avec des passagers qui exhibent leurs galons et les médailles qui rutilent dans la lumière des tubes. Qu’est-ce que t’en penses, cousin ?

Il avait l’air sérieux, Steevy. Il avait pas beaucoup dormi, mais il avait été inspiré par la peur de déplaire, à commencer par le Conseil dont il n’avait convaincu qu’une étroite minorité. Il sentait le tequila et la fumée du mescal.

— J’ai rien noté, dit-il. Je laisse pas de traces si je suis pas sûr. En vérité, j’ai tellement besoin de toi que j’en perds la boule au point de plus savoir si tu existes pour me permettre de dépasser le porno ou si t’es qu’une illusion qui s’en prend à l’équilibre démesuré que j’ai trouvé entre mon existence et celle de tous les autres sans exception. Dire que j’ai failli organiser le décorum des jeux Olympiques de Pékin ! Ah ! T’aurais rigolé si t’avais été là. Mais j’avais pas encore idée de ce porno qui va changer mon image et mon existence. T’as déjà eu des enfants ?

— J’ai participé…

— C’est chouette un gosse. C’est chouette parce que ça s’émerveille sans avoir pratiqué l’émerveillement pendant tant d’années que c’est devenu inutile et parfaitement ringard de s’émerveiller.

— J’ai eu une enfance heureuse…

— Je sais. J’peux pas en dire autant. Mon bonheur, qui existait réellement, était constamment traversé d’angoisses telles que j’en devenais compliqué au moment de faire la fête. Rien n’existe sans ces fêtes. J’imagine pas un seul instant que j’aurais survécu à une existence seulement bornée par les travaux. Il y avait des fêtes et je jouais avec les autres pour dissimuler les pensées… pornographiques.

— Je comprends…

J’comprenais rien, mais il était au bord d’une crise de nerfs qui servirait pas le récit qu’on tentait de remettre sur le chemin du spectateur après avoir prudemment entraîné ce spectateur dans les marges de la création artistique. J’retrouvais plus mon souffle tellement ça allait vite entre lui et moi. Et la nuit qui nous harcelait à chaque passage d’une bagnole qui ralentissait pour s’approcher de l’enseigne où les tarifs clignotaient.

— Rentrons, dit-il. On y arrivera pas. À quoi tu as pensé, toi ?

— À rien.

— Tu charries ?

— J’ai rien pensé. J’avais envie de trouver le sommeil et j’m’étais imaginé que c’était plus facile si j’trouvais un coin bien frais pour dégueuler…

— T’as dégueulé… !

J’avais. Et j’en avais pas honte. Qu’est-ce qu’on foutait dans l’Ohio ? J’étais bien loin de mes Pyrénées natales. À l’époque de ma jeunesse, les vieux pratiquaient encore le sifflet. On montait pour les écouter et un autre vieux nous traduisait des messages parfaitement utilitaires. Merde, me disais-je, c’est pas ça la langue ! Ça peut pas être ça ! Et je montais dans les estives pour ne plus les entendre. Là-haut, le téléphone portable marchait à merveille. Un vrai plaisir.

 

On était donc, Spielberg et moi, dans une période creuse. Arrivé au cinquième épisode, ça devenait intellectuel. On poussait le spectateur à réfléchir alors qu’il ne demandait qu’à être poussé. Et yavait pas d’sixième épisode ni de refonte totale du projet. On était en panne. Il se retourna toute la nuit pour faire grincer les ressorts de son lit. Moi, j’expérimentais une paralysie douloureuse. Qu’est-ce qui allait arriver au prochain rapport ? On le craignait, mais c’était pas encore arrivé. Je me mis à compter les heures. Et le jour s’annonça par un bris de glace. Un vieux con à la retraite venait d’emboutir notre bagnole.

— Ah ! Si ç’avait été un vrai pick-up au lieu de ce truc de ciné, yaurait pas tant d’dégâts ! couina-t-il tandis que j’ameutais les témoins de la scène.

Je tenais une vieille squaw par la tignasse. Spielberg admira mon esprit d’initiative. Il posa sa main tremblante sur l’épaule du vieux et demanda combien ça allait lui coûter si c’était pas trop cher. Le vieux se rasséréna. Il reconnaissait son interlocuteur.

— Vous bien plus aimable qu’on le dit ! siffla-t-il. Comme vous le constatez, mon pick-up s’honore d’une éraflure de plus, pas grand-chose par rapport à ce qu’il a infligé à votre imitation. J’comprends qu’au cinéma, on veut pas dépenser plus qu’il n’en faut…

— Coupez ! fit Spielberg.

Il tourna le dos au vieux comme si ce dernier n’avait jamais existé que dans son imagination. L’ingénieur du son fit signe que tout était dans la boîte. Un tas d’autres types l’imitèrent, Spielberg demeurant imperturbable parce que tout s’était bien passé. On coupa les lumières. Le soleil parut moins présent. J’étais resté à l’écart pour ne pas fausser les incidences de la scène tel que Spielberg l’avait tournée aux antipodes de ce que j’avais pourtant écrit. Il faisait ce qu’il voulait après tout, mais ça commençait à ressembler à l’existence et ça partait dans tous les sens.

— Vous voudriez tout de même pas que je tourne dans l’ordre des scènes telles qu’elles apparaîtront sur l’écran ! dit-il quand il se fut assuré que personne ne pouvait l’entendre.

— J’croyais qu’on était seuls ce soir-là, vous et moi dans un motel sans avoir rien à expliquer aux autres…

— Vous vous trompiez.

— J’espère que la prochaine scène est porno. Ça me distraira un peu de toutes ces complications narratives. J’ai besoin de simplicité après une pareille nuit…

— Taisez-vous !

Il me fermait la bouche avec une main intense comme une saucisse dans la moutarde. Je suffoquai.

— N’en parlez jamais à personne, grogna-t-il. Nous couchions dans deux lits séparés comme l’indique la facture…

— Filmez cet intérieur si vous voulez que le spectateur vous croie !

— Vous ajoutez des épisodes sans penser à leur incidence sur le budget. Vous ne réfléchissez pas sous prétexte que je vous paye pour ne pas réfléchir. Préparez-vous pour la prochaine scène. J’vais picoler un peu pour pas voir les défauts techniques.

 

Ils avaient changé le décor. Des chicanos passaient devant l’objectif sans se soucier de l’effet qu’ils produiraient des mois plus tard à Saint-Trop’ où le film serait projeté en première. Je sifflais les femmes sans discrétion et les hommes rougissaient de fierté. Il y avait aussi des enfants qui venaient de voler dans les roulottes sans se faire choper. J’aimais leurs regards complices. J’avais jamais rien volé dans mon enfance, mais j’avais l’excuse de l’innocence qui m’poussait à croire que j’avais de la chance de pas avoir besoin de voler pour épater papa.

— Hé ! John ! On tourne dans une minute !

Une minute de bonheur avant de faire le con pour me nourrir. C’était pas grand-chose. Spielberg revenait avec un hot-dog dans une main et un chronomètre dans l’autre. Tu fais pas d’cinéma sans ces deux instruments. Tu pourrais en faire rien qu’avec ces deux instruments. Réféchis.

— Il y aura un chien sur le plateau, dit-il en passant. Veillez à ne pas l’exciter. Je veux une scène glamour. Il y aura une fontaine. Dites ce qui vous passe par la tête…

— Et papa ?

— On verra plus tard.

Le mec avait changé ou je m’trompais d’film ! Un domestique m’apporta un maillot d’bain à rayures qui allait bien avec les rochers où grouillaient les crotales que j’étais censé vaincre dans un combat sans merci sous les yeux d’une gonzesse que j’connaissais pas vu qu’elle était pas dans mon scénario. J’étais en train de m’faire avoir par la production et Spielberg se montrait de plus en plus évasif. J’enfilais le maillot. La fille me demanda si c’était moi le mec qui avait eu une enfance heureuse.

— Grassapapa.

— C’est chou !

On cala nos pieds sur les marques. Elle sentait la cuisine chinoise. Un crotale menaça aussitôt son beau visage. J’avais plutôt pensé à ses chevilles, qu’elle avait fines comme des pieds de verre en cristal. Spielberg s’ébouriffa. Il m’entraîna encore dans l’ombre.

— J’sais pas c’que vous leur avez raconté, mec, dit-il sans le moindre signe d’énervement, mais on jase beaucoup de puis cette nuit qui n’était, je vous le rappelle, qu’un essai pour voir ce que ça donne !

— J’ai rien vu moi !

— Vous dormiez, môssieur !

— Ah ! Ben ça alors !

Ils avaient examiné les rushes de la nuit pendant mon sommeil. D’après Spielberg, la scène n’avait pas convaincu. Mais ils avaient tous aimé l’ambiance et les couleurs. Spielberg avait proposé de la refaire sans moi. Et il n’expliquait pas en quoi une gonzesse le ferait mieux que moi. C’était peut-être cette poupée de verre qui me remplacerait !

— J’y songe, dit Spielberg et il se cassa sans me laisser le temps de pleurnicher.

 

6) L’épisode du motel. J’avais pas vu les rushes à cause d’une nuit plombée par un sommeil artificiel. Spielberg m’en reparla sur la route. On avait été trop loin dans l’ambiguïté de notre relation sentimentale au détriment de sa volonté affichée d’expliquer pour quoi il tournait ce film à la croisée du divertissement virtuel et d’une pornographie qui allait changer le cours de son existence de veinard. On roulait vers Saint-Trop’ à bord des véhicules loués par la production. Il avait accepté de se taper le cul dans une Crevault. Et j’occupais le siège du mort, un bras sorti côté talus, sentant l’herbe fraîchement tondue et la terre noyée sous le maïs. La méditerranée s’annonça par le maquis où fleurissait le romarin. Spielberg, qui conduisait, bifurqua pour monter au sommet d’une colline où trônait comme une cerise une demeure d’un autre temps. Il semblait connaître les lieux. La Crevault bondissait dans un chemin de terre. Il n’y avait que des ifs et pas d’cimetière. L’odeur du chèvrefeuille me rendit malade et une abeille me piqua au front, comme si j’avais besoin qu’on me défigure alors que Spielberg exploitait mon talent en abusant du gros plan et du détail. Il arrêta la bagnole, en descendit comme un enfant qui veut se rendre utile avant que les autres aient l’idée d’en faire autant, et se mit à arracher des plantes sous un soleil d’acier trempé. De grosses gouttes perlaient sur ses joues. Il revint avec un pied de colocaïnus proliferus.

— Sens ça, mec ! C’est unique au Monde. C’est la Dame, là-haut, qui m’a appris cette existence secrète.

Il gratouilla la racine. Une perle verte glissa sur son doigt. Il l’appliqua soigneusement sur ma piqûre.

— Les gens du pays l’appellent le guéritou, dit-il en impliquant à son doigt un mouvement circulaire et centripète.

— Je m’sens mieux, avouais-je. J’en avais mal aux yeux. Ça tombait mal, hein… ?

Mais il avait encore la solution. Il estima alors que j’étais guéri et reprit sa place au volant. Une embardée style Crevault et on se projeta vers les grilles noires de la demeure où il prétendait m’halluciner. C’était de grandes grilles d’un acier poli par le vent, sans une trace de rouille, et du liseron aux fleurs blanches sur les piliers. Elles s’ouvraient sur une allée bien entretenue au bout de laquelle la demeure paraissait endormie dans un écrin d’hortensia. Les pneus crissaient et des insectes agités de spasmes visitaient nos cheveux humides. La Sibylle nous attendait tranquillement dans l’ombre d’une terrasse couverte de vigne.

7) J’attendis pas l’arrêt complet de la bagnole pour sauter à terre et prendre dans mes bras celle qui m’avait tant de fois sauvé des griffes de l’infortune.

— Sibylle ! Sibylle ! m’écriai-je sans pudeur.

Elle me caressa la nuque comme avant.

— Avant quoi ? demanda Spielberg qui reçut la main de la Sibylle comme une pierre précieuse.

— Il n’y a pas eu d’avant, dit la Sibylle. John est un homme du futur qui nous rend visite de temps en temps.

— Il est retraité maintenant, dit Spielberg avec une pointe de jalousie. Il tourne dans mon film. Vous voulez tourner vous aussi ?

— Comment c’est-y qu’vous vous connaissez avant ? rouspétai-je sans vergogne.

Je devais avoir l’air d’y croire, à cette possibilité d’amour qui croissait dans mon propre cœur, car mes mains jaillissaient sur les seins de la Sibylle, au point qu’elle les saisit pour les contraindre à ne plus rien exprimer. J’avais pas l’intention de compromettre quoi que ce soit d’étranger à mon désir. Mais dans quelle langue se parlaient-ils ? Nous nous assîmes dans une ombre particulièrement agréable, propre peut-être si j’étais pas trop sale.

— Les décapotables Crevault vous empoussièrent, dis-je en secouant ce qui restait de ma chevelure.

La Sibylle nous servit une collation rafraîchissante de pastèque et de citrons. J’engloutissais, peu soucieux du contenu de la conversation qui ménageait des silences lourds de conséquences. Les yeux de la Sibylle cherchaient à me voir, mais je n’existais que pour les insectes véloces qui tournoyaient dans un rayon de lumière horizontal que la poulie d’un puits renvoyait dans la broussaille isolant la terrasse d’un jardin que j’avais observé en arrivant. Il contenait une géométrie de pierre et de verdure jonchée de fleurs jaunes et bleues. Une petite fille, sans doute un automate dont je ne pouvais pas de pas connaître le concepteur, manipulait un seau qui produisait un son de xylophone. La Sibylle écarta quelques feuilles pour que je puisse me délecter de ce spectacle. Spielberg exulta :

— Formidable ! s’écria-t-il.

Il filmait avec une super 8. La Sibylle arrangea quelques mèches agitées par la brise salée qui provoquait mes frissons avec une certaine exagération que Spielberg filma aussi. Il était censé savoir ce qu’il faisait. De là-haut, on pouvait voir notre caravane et ses logos animés. Elle ne tarderait pas à disparaître dans le ventre d’une autre colline couverte d’un maquis au vert si dur que la terre en était noire. Spielberg apprécia la notation et répéta la prise autant de fois que je connaissais de variations. La Sibylle, tranquille, se comportait en hôtesse exigeante et rappelait les domestiques sous prétexte de petites perfections auxquelles elles tenaient parce que je n’en percevais pas la délicatesse et le sens profond.

— C’est bon ! fit Spielberg.

Il nous égratigna du sourire satisfait du créateur qui a plus que l’impression d’avoir saisi l’essentiel dans le massif tellurique des sentiments partagés à travers la vitre du temps.

— Je suis heureuse de vous recevoir, cousins, dit la Sibylle, dans cette grande maison où il faut inventer l’ombre pour survivre à l’ennui proposé par cet interminable soleil qui conditionne aussi les nuits. Faites-vous bon voyage ? J’ai vu le reportage sur le tournage dans le motel. J’avoue que ces couleurs de la nuit m’ont intriguée. J’ai hâte de connaître la suite…

— C’est bon signe ! dit Spielberg en se frottant les mains.

— J’suis pas impatient de recevoir l’Oscar, dis-je. Les gens m’applaudissaient alors que j’avais encore rien dit.

— D’où les cartons style années vingt, précisa Spielberg qui ne perdait jamais le fil de sa création en cours.

Des domestiques valsaient sous les arbres, environnés de nappes blanches qui se soulevaient, semblant repousser les avances du vent. Les servantes s’approchaient avec des cruches remplies d’un vin si frais qu’elles en frissonnaient, découvrant des poitrines d’enfant où rutilaient des coquillages bruyants. Spielberg tendit un verre saisi par le pied comme s’il s’apprêtait à en observer le contenu en expert. Je me montrais plus distant, laissant à la Sibylle le soin de remplir le mien. Elle se contenta de quelques grains de raisins qui « remontaient de [sa] propriété ». Mais ses yeux n’avaient pas changés. Ils conservaient cette âpreté que je leur avais connue quand nous nourrissions des enfants jetés comme des dés sur les rivages de nos aventures.

— Comment ne pas se souvenir ? dit-elle.

L’ombre était si transparente que j’en ressentis la douce chaleur de ventre. Spielberg s’éloigna pour filmer la table mise sous les arbres. Qui étaient ces figurants ? La Sibylle se montra évasive.

— Il m’a appelée ce matin à l’aurore, dit-elle. Il était si nerveux à cause de la scène tournée dans le motel !

— La troupe a débarqué à Donostia dans une confusion totale ! J’ai tout de suite perdu mes espadrilles. Je marchais sur la pointe des pieds pour les protéger de l’agitation. Le sol brûlait. Nous avons bu du vin d’Irulegui. J’étais presque joyeux. Tu me connais…

— Cette maison… commença-t-elle.

 

Je redoutais un comte, jeune ou vieux. Un de ces Audois qui conduisent des Mercédes sans aucune connaissance du Code de la route. Elle en avait ramené quelquefois à la… maison. C’était une autre maison et j’aspirais encore au bonheur, doublé d’enfant. D’un regard qui trahissait mon trouble, je cherchais un chapeau, une casquette de tergal, un béret militaire… mais rien n’apparaissait pour me donner raison. Elle était si peu loquace que j’en conçus de l’amertume, mais je me taisais aussi, heureusement.

— Nous serons ce soir à Saint-Trop’, dis-je pour décliner d’avance son invitation à passer la nuit dans sa demeure.

— J’ai lu que vous tournez dès demain la scène du meurtre, dit-elle.

Je savais même pas qu’il y avait un meurtre dans ce film. J’avais rien écrit de tel, mais Spielberg voulait me devancer, comme si je finirais irrémédiablement par le rencontrer, sombrant dans la tourmente de ses procédés commerciaux finalement acceptés, malgré la touche porno, par ses admirateurs électrisés. Quand cela se passerait-il ?

— La Presse ne connaît que des bruits, ma chère, dis-je pour changer de sujet de conversation.

La limonade se réchauffait. Je crachais quelques pépins dans une jardinière qui contenait des petits cactus en fleur, m’apercevant aussitôt que ces fleurs étaient artificielles et qu’elles étaient traversées d’aiguilles strictement métalliques. La Sibylle n’avait pas renoncé à sa passion létale. Ça sentait le métal à plein nez. La chaise d’osier craquait sous elle, révélant un étayage étudié pour amortir les positions probables de son corps secoué de désirs que j’avais mis à profit pour grandir. Je m’attendais maintenant à un déploiement dans l’espace. Elle finirait par laisser la place au cyberclone qu’elle contenait pour ménager le Monde entre des crises qui devaient avoir lieu de toute façon. Elle devina mon angoisse, comme d’habitude.

— Vous ne mangez pas, mon ami ! fit-elle.

Elle surveillait l’agitation de Spielberg qui se laissait aller à des caresses faciles.

— Ce ne sont que des enfants ! s’offusqua-t-elle. Je ne lui connaissais pas ce… ce… cette tendance.

Elle ne voyait pas aussi clairement que moi qu’il était question de papa, qu’elle avait connu. Non, non ! Cette scène n’était pas dans le film. On était simplement venu lui rendre une visite d’amitié et peut-être d’amour si elle en acceptait l’opportunité. D’ailleurs, j’étais même pas au courant…

— Il a changé l’itinéraire de la caravane, dis-je.

Je pensais expliquer alors que cela n’avait plus aucune importance. Qu’est-ce qui avait de l’importance ? Elle me montra une ride minuscule au coin de l’œil.

— Votre œil, John ! Pas le mien !

Elle riait, troublant les repérages de Spielberg qui avait trop bu et pas assez mangé, selon le commentaire d’une des petites servantes. J’observais ce petit oiseau. Il pépiait avec un art consommé de l’effet à produire à l’intérieur des hommes. Un sein ridicule se frottait le téton contre la bretelle d’une chemise qui semblait arrachée à un rêve de liberté. Sa cruche contenait encore du vin.

— Nous les remplissons dans la cave. dit-elle.

Elle me montra l’ouverture au pied de la muraille.

— Nous sommes ravies de vous accueillir, messieurs !

Elle chantait avec des déplacements de ton qu’une enfant de son âge ne pouvait avoir inventés. Voilà ce qu’elle faisait de ses filles, la Sibylle. Mais je ne lui reprochais rien. J’appréciais, même, proposant d’autres couacs dans cette cacophonie soigneusement étudiée pour pousser au commentaire et à la pratique. D’autres filles la rejoignirent, puis les larbins que vieillissait grotesquement un maquillage brouillé par les écoulements anarchiques de la sueur. Spielberg remonta en se plaignant qu’il n’y avait plus rien à filmer. Il était rouge d’épuisement et de vin. La Sibylle se moqua gentiment de sa chemise. Elle collait à une peau fragilisée par le soleil.

— Coupez ! dit-il.

— Non, non ! Surtout pas ! Continuez ! cria la Sibylle dans mon oreille.

Pourquoi la mienne ? Spielberg remonta patiemment le ressort. Il souriait en jetant un œil joyeux sur ce petit monde électrique.

— Qui est le comte ? dis-je dans son oreille.

Elle était connectée au cerveau de la Sibylle, ce que je n’aurais pas dû ignorer. Elle répondit :

— Vous connaissez Fabrice de Vermort… ?

Je le connaissais. C’est lui qui a envoyé papa dans l’espace qui lui a coûté la vie et l’honneur… Spielberg jubilait. Il avançait dans la connaissance du scénario.

— La Sibylle n’est plus la Sibylle, dit-il.

Elle sourit. Elle avait tant de choses à m’apprendre pour achever en beauté ce scénario qui scellait mon existence par le suicide et l’Oscar. Spielberg redoutait un inachèvement et pressentait la catastrophe financière. Elle ouvrit la bouche pour dire non. Son visage, toujours serein, exprimait un refus qui désespéra Spielberg. Il avala le contenu d’une cruche d’un trait qui me parut si long que je me mis à craindre une nuit passée ici à ne pas dormir. Il se jeta sur une chaise en fonte grise. Ses poches étaient gonflées de bobines. Il avait tourné en 24 images/seconde. Il multiplia pour calculer la durée des rushes. On passerait une bonne partie de la nuit à discuter la pertinence de ces scènes que les spectateurs n’apprécieraient qu’à la condition d’une certaine dose de porno. La Sibylle écarta ses cuisses de cuivre nervurées à l’acier encore blanc. Dehors, les domestiques desservaient la table sans cesser de taquiner les filles chaudes jusqu’à la fusion. Spielberg craignit de rompre le ressort de sa super 8. Il y allait doux, comme un enfant qui a vu son papa remonter sa montre une fois par jour, du temps où elles étaient mécaniques, et à qui le même papa vient de lui demander de la faire à sa place parce qu’il s’est cassé un ongle dans les barreaux du lit en faisant l’amour avec sa femme légitime. Dans ces occasions de mesurer le silence, tout est conforme à l’extérieur et rien n’est encore acquis à la surface. À l’intérieur, les organes et les glandes se préparent au changement. Spielberg m’avait expliqué ça à propos d’un moulin à poivre. Je change le personnage pour pas l’impliquer dans mes raisonnements hâtifs. Le ressort buta.

— Faites vite ! s’impatienta la Sibylle.

Je bandais comme un taureau. La pénétration me sidéra. J’étais plus amoureux. Je pensais qu’au plaisir et je le voulais intense et barbare. Spielberg me demanda si c’était bien nécessaire. Il voulait dire : si c’était dans le scénario.

8) C’était dans le scénario. On avançait sur des pistes périlleuses question commerce. Il me proposa le coitus interruptus. Le tout en deux minutes parce qu’il tournait en 24 images/seconde. Je pouvais faire comme je voulais dans les limites des deux minutes et d’un coitus interruptus. La Sibylle m’encouragea en provoquant des douleurs de chaque côté de la colonne vertébrale. La vigne tombante caressait mon cucul. J’entrais dans la lumière avec un carnet d’bal. J’entendais le ronronnement de la caméra et les grésillements d’un halogène. Mais rien de vraiment pointu pour me distraire. Rien de rouillé pour me menacer de tétanos à la minute et demie consacrée à une éjaculation externe. Spielberg aurait le temps de retourner la bobine. Cette fois, il s’emmêlerait pas les pinceaux pour m’accuser ensuite d’avoir tout fait pour l’empêcher de maîtriser cette scène déroutante à cause de la personnalité de la Sibylle qui aimait tout le monde à la condition de n’être aimée par personne. À la fin, elle se laissa embrasser sur la bouche, repoussant d’une main précise les insectes qui s’approchaient des gouttes de sueur et de ce que le jet séminal avait tagué sur ses seins. Spielberg s’était affalé :

— Coupez ! Et me demandez pas pourquoi je tourne ce genre de connerie.

Dehors, toute l’équipe de tournage commençait à monter les installations que la nuit conseillait.

 

9) À une plombe pétante de la nuit, le comte s’amena, tenant sa monture par le bridon comme dans une ode de Claudel. Il avançait entre les tentes rougeoyantes, portant dans l’autre main la torche finissante qui l’avait éclairé dans le chemin depuis la grille. La Sibylle se décolla, laissant à la nuit le soin de ma chair tétanisée. Voilée comme une Afghane, elle marcha dans l’allée à la rencontre du comte. Spielberg filmait, tremblant comme une feuille. Il attendait cette scène depuis des années et elle arrivait comme il l’avait prévu, à l’improviste d’un tournage parfaitement organisé. Il sentait la sueur tiède des avancées dans le noir. DOC m’injecta un antidote pour me préparer à une rencontre dont je désespérais encore.

— Poussez pas, DOC ! J’veux d’abord voir mes mains !

Elles ne touchaient rien. Mais j’sentais que j’étais sur le point.

— Sur le point de quoi, merde ! fit Spielberg qui ménagea le ressort jusqu’au dernier clic.

— On peut pas vivre et exister en même temps dans ce genre de configuration, expliqua DOC. Me dites pas que vous comprenez, vous !

J’comprenais rien, mais j’agissais. Le comte se plaça dans la lumière crue des projecteurs de sécurité. Sa jument frémissait en me regardant. La Sibylle flattait le haut de la jambe avec une énergie de praticienne. Le comte lâcha la bride. Il avançait vers moi sans hésiter. Spielberg giclait sous la pression. Le ronron de la Kodak m’inspirait pas. Pourtant, je m’accrochais à mon rôle de fils à papa qui a eu une enfance si heureuse que ça se voit sans lunettes.

— Très heureux de faire votre connaissance, John, dit le comte.

Son haleine sentait la fraise et l’encens.

— Ça fait si longtemps, fiston ! ajouta-t-il sans emphase.

DOC m’envoya un coup dans la cheville avec un supplément de seringue encore chaude. Qu’est-ce que je devais comprendre ? Le comte posa un pied sur la murette qui nous séparait. Je vis alors que tout le monde était sorti des tentes pour observer la scène. Spielberg s’ébroua.

— On tourne, souffla-t-il. Le son ?

— C’est bon !

— La lumière ?

— On maîtrise, patron !

Qu’est-ce qu’on attendait de moi ? Le comte attendait. Ils attendaient tous. Il m’avait appelé « fiston » et pourtant cétépamompapa. Qu’est-ce que j’avais raté en jouant avec les filles ? DOC me rassura :

— Cépavot’papa.

— Il veut dire que si tu la fermes, fit Spielberg, le spectateur comprendra que cette scène est nécessaire à la suite du film.

— C’est ça, fit DOC, fermez-la !

Comme il n’avait plus rien dans les mains, le comte s’appliquait à rester dans le champ. Quand Spielberg immobilise la caméra avec des élastiques qu’il a toujours dans la poche, on a plutôt intérêt à pas s’laisser distraire par le partenaire. Surtout si c’est moi le partenaire, de retour et pas frais.

— J’ai connu vot’papa, dit le comte comme c’était prévu. Et comme je constate que vous avez oublié la réplique, je réponds à vot’place que c’est même moi qui l’ai envoyé dans l’Espace Itératif où il s’est perdu à jamais.

— Rappelez les faits, Fab, souffla Spielberg.

— Il veut dire que le comte cétontonton, dit la Sibylle.

La jument renâcla dans la conque de ses mains.

— C’était une chouette époque, dit le comte.

Il attendait sans doute que j’approuve. Mais j’avais rien à dire. J’étais qu’un Yougo qui jouait un rôle un peu au-dessus de ses possibilités. Ce qui me rendait impropre aux retrouvailles par l’intermédiaire d’un point commun que j’étais censé partager.

— Coupez ! cria Spielberg.

Le plateau applaudit. Tout le monde avait senti que mon visage avait joué le jeu. C’était un plan qui resterait dans l’histoire du cinéma commercial. Moi, un simple Yougo trahi par les siens. DOC referma ma braguette.

— C’est peut-être beaucoup pour une première rencontre, dit le comte…

— …Fabrice de Vermort, murmura DOC dans mon oreille droite, la seule qui peut entendre ce genre de choses sans se rebeller contre le bruit. Il était Directeur du Pas de Tir à l’époque. Votre père et lui, c’était le bingo de l’équipe qui gagne. Fabrice au sol et Joe dans l’espace, étirant ce fil narratif repris par toutes les gazettes d’une époque qui n’en manquait pas.

Le comte approuva. Devais-je l’appeler tonton ? Il franchit la murette et du même coup mon impatience.

— Là, expliqua Spielberg le doigt sur la gâchette de la Kodak, tu redeviens l’enfant heureux que papa Joe amenait sur le Pas de Tir les dimanches quand il faisait soleil. Tu navépa deux mamans comme les autres enfants, notamment ceux de Dogson qui ne cachait pas ses sentiments à l’égard de papa Joe. Tu ne savais rien du malheur ni de celui-là en particulier. Tu t’approchais des systèmes de secours à cause de la phosphorescence des pompiers de service. Il y avait une odeur que tu n’identifiais pas. C’était comme si tu venais de te couper la peau au-dessus de la rotule en tombant de vélo. Il y avait toujours une fille pour se moquer de ta technique de la danseuse. Il y en avait aussi à Cap Canaveral, ces dimanches que tu mettais à profit pour parfaire ta connaissance de la combustion et même de la disparition totale et sans possibilité de retour à la matière. Papa Joe flattait les filles en te désignant celle qui était mûre, mais tu parlais avec des pompiers engoncés dans leurs scaphandres avant-gardistes. Il n’y avait pas d’autre solution.

— Tu aurais pu me rencontrer si la fille l’avait voulu, parce que c’était la mienne, fiston ! Tu t’souviens de Dogson ? Tu jouais avec ses enfants, prenant un malin plaisir à les vaincre sur le terrain des connaissances utiles. Tu sais ce qu’elle est devenue ?

J’pouvais pas savoir. J’étais qu’un Yougo…

— Tu as toujours voulu savoir, dit la Sibylle. Tu parlais pendant ton sommeil et j’écoutais parce que je me renseignais sur le type avec qui je vivais.

— J’savais pas… J’étais qu’un…

— Bref, dit DOC, cétontonton. Il est peut-être temps de se coucher sur cette bonne pensée que Gor Ur ne nous reprochera pas si on l’achève dans l’alcool et la bonne humeur inspirée de l’assouvissement de la chair.

Il dut répéter plusieurs fois avant que Spielberg se déclare satisfait par la prise. Quelques tentes s’éteignirent comme des lucioles qui s’endorment derrière une feuille. On ne distingua bientôt que la lueur des cigarettes au bec. Nous chuchotions.

— Maintenant qu’on ne tourne plus, dit le comte, on peut se parler sans retenue.

— C’est ça ! fit la Sibylle. Parlons pour ne rien dire.

On ne voyait que ses yeux dans le voile. Elle formait des plis blancs dans l’ombre où elle s’était mise à l’abri du désir qu’elle inspirait encore à cette heure particulièrement angoissante. Je léchais les dernières gouttes sur la table métallique.

— Je suis le Yougo, dis-je entre les bulles. Vous faites bien de m’expliquer la psychologie du personnage. J’suis pas un acteur professionnel. J’ai jamais appris l’illusion comique. Est-ce que je décrocherais l’Oscar ?

— Tu décrocheras rien du tout si tu te couches pas, fit la Sibylle.

— Nous étions de vrais amis, continua le comte. Joe avait l’avantage du courage. Il en faut pour accepter l’idée du voyage itératif. Dogson était un inconscient. Il ne mesurait pas les enjeux. C’était un ambitieux.

— Papa a eu raison de le tuer ?

— Personne n’a raison lorsque quelqu’un en est mort, fiston.

— Pourquoi a-t-il eu tort de le tuer alors ?

— Il n’a eu ni tort ni raison. Il l’a tué sans raison et il n’avait pas tort.

— C’est ce qu’on dit aux enfants de l’assassin, tonton. Mais vous, qu’avez-vous pensé sur le coup, une fois que l’information vous est arrivée en primeur ?

— J’ai pensé que tu n’avais pas de chance et qu’il fallait que je t’aide. Tu as continué d’être heureux. J’y veillais. Ça te fais quoi d’être un Vermort ? Moi, j’ai toujours su que je l’étais.

— Faudra demander au vrai John Cicada, tonton. Dans mon pays, c’est l’Islam qui complique les rapports humains, pas le mensonge.

— Parlez en tant que personnage, Yougo ! grogna Spielberg qui prenait des notes en vue du tournage du lendemain.

— On est déjà demain, bâilla la Sibylle.

On l’était. Mais c’était toujours ce qui se passait quand j’avais pas sommeil. Je pouvais les voir attendre que je finisse de m’expliquer. La question était de savoir pourquoi je prenais tant de plaisir à jouer le rôle d’un type que j’avais pas connu et qui était le papa de celui qui aurait dû jouer à ma place si le destin s’en était pas mêlé. C’était pas vraiment compliqué comme situation, mais Spielberg doutait que le Conseil d’Administration de la Dream accepte cette opportunité de voler un peu moins bas que d’habitude. Il commençait à se morfondre, répandant une sueur sucrée qui se figeait sur les joues de la Sibylle. Le comte me toisait. D’après lui, j’avais le standard Vermort. DOC acceptait de le confirmer par des méthodes approuvées. Il commençait même à m’arracher des échantillons douloureux.

— Moi, déclarai-je avant d’aller plus loin, j’ai jamais été heureux. J’connais pas le bonheur comme si j’l’avais reçu en héritage pour pas trop me plaindre de l’existence et de ses personnages contradictoires qu’il faut bien confondre avec la réalité si on veut pas devenir fou. Ah ! J’ai tort de m’expliquer, merde !

— Non ! Non ! Continuez, fiston ! Je suis là pour ça.

— Ah ouais ?

Ça m’en bouchait un coin. Il était là pour ça. La Sibylle ne trahissait pas son embarras. DOC et Spielberg parlaient d’autre chose, luttant contre le sommeil qui promettait les grandes réparations de l’espérance. Le comte veillait à ne rien troubler de cet ordre. Dans l’allée, la jument se servait des fleurs pour cacher son ennui.

— Nous parlerons de l’héritage, dit le comte comme s’il prononçait un jugement en sa faveur. Ce château, par exemple…

— J’ai pas envie de posséder un château, m’insurgeai-je. J’en ai jamais eu et ça m’a pas manqué.

— Vous m’étonnez !

— J’ai l’sens de la comédie, mec. J’veux dire : mectonton.

— Vous changerez d’avis quand…

— J’ai jamais changé d’avis, sauf en cas de douleur, mec. Et j’ai jamais tant souffert que quand j’ai su que j’étais musulman.

— Vous ne serez pas le premier Vermort musulman, fiston ! Mon ancêtre, qui était aussi le vôtre, était… noir !

— Vous faites bien de le dire, mectonton. J’commençais à douter de mes origines. Prenez encore un peu de ça.

Il secoua le doigt pour tempérer mon offre. La bouteille se vida sous l’emprise de la clairvoyance qui l’éclairait. Je buvais pour trouver le sommeil. Et lui, qu’est-ce qu’il faisait pour la même chose ?

— Je me promène à dos de jument, avoua-t-il. La Sibylle est témoin que jamais je ne…

— Je suis témoin, confirma-t-elle.

Après tout, elle jouait bien quand elle faisait l’amour que le personnage est censé faire devant tout le monde.

— Boire, dit le comte, c’est admettre que la soif n’est pas le moteur de la connaissance.

Il levait son verre pour qu’on approuve. Yavait plus grand-chose à faire pour nous sauver. DOC remua le jack qui grésilla en même temps que mon cerveau. Qu’est-ce que je savais que je savais pas encore à ce niveau de la conscience collective ? Je venais de parfaire mon rôle à jouer dans ce sacré film que Spielberg allait signer de ce nom pour me traduire en justice. Ça m’faisait quoi d’être un Vermort que j’avais jamais été parce que j’étais un Yougo musulman sans avenir ? Spielberg avait beau me promettre d’autres rôles aussi lucratifs que celui de John Cicada, j’avais peur de jamais pouvoir me sortir d’un personnage qui n’avait pas ménagé ses efforts pour me convaincre que j’étais son meilleur atout. Je l’voyais comme s’il était devant moi à se faire passer pour l’un ou pour l’autre sans me donner la clé de ses métamorphoses. Yavait bien dix bonnes minutes qu’on se parlait plus. On buvait à peine. Je pouvais voir la jument dans l’allée, jouant avec les fleurs pour pas se faire remarquer. C’était mon attention qu’elle visait. Elle reluisait dans la demi-lumière de la Lune, montrant un arrière-train panaché comme un chapeau de mousquetaire. Le silence colportait d’autres silences, des moments contraints par la prudence et des paralysies de prédateurs qui formaient l’essentiel de la nuit. J’étais vraiment seul avec les autres. Je les comprenais pas. J’avais plus envie de tourner comme j’en avais rêvé en faisant la queue dans les couloirs de l’agence de casting. Dire que d’autres personnages m’enviaient au point de souhaiter ma mort dans ce même silence où les proies sont aussi discrètes que les doigts de la main qui les contient toutes. J’arrive pas à me raisonner, mec. J’aurais voulu dire ça à un papa, à une maman, mais ces deux-là lisaient le Koran pour y trouver des lois à l’héritage et on me reprochait de lire entre les lignes. Il n’y a pas d’enfant heureux et pourtant, le Johnnie, il avait baigné dans le ketchup et la gelée à la menthe.

— Ça va, Yougo, soupira Spielberg. On sait déjà.

C’était bien ce que je lui reprochais ! Il en savait tellement à propos de ce personnage que j’avais honte d’écrire le scénario d’un film qui parlait aussi de moi sous prétexte de divertissement moral.

— Ça va, John ! grommela DOC qui en savait trop, ce qui ne le marginalisait aucunement.

 

10) La jument avait disparu. Elle était là. Mais je la voyais pas. D’où la disparition. Je guettais les feuillages. Les tentes frémissaient dans cet air duveteux qui avantage les crispations au détriment de la paraplégie. J’en avais mal aux yeux. Puis elle réapparut, montée par un personnage que je connaissais pas, du moins de loin. Je devais la laisser s’approcher, étant peut-être le seul à voir ce que je voyais. Le comte se retourna lentement :

— C’est mon valet, fit-il. Bosse-de-Page, le singeur que j’ai déniché dans les brouillards intenses de la paranoïa. Vous savez que j’ai été médecin après l’aventure spatiale que je n’ai vécue, hélas, que de loin comme vous le savez, fiston. Ah ! Si je l’avais vécue d’assez près pour sauver vot’papa de la criminalité ! Mais vous n’étiez pas encore né et je manquais cruellement de repères familiaux.

— S’il était pas encore né, dit Bosse-de-Page, comment peut-il être encore le fils à son papa ? Expliquez-moi ça, monsieur le Comte…

Il était juché sur la jument, se tenant les hanches avec les poings qu’il avait pointus comme les navets de son existence de singeur. Et blancs aussi, parce qu’il les serrait pour contenir sa colère de valet mal traité par son seigneur.

— Il y a, monsieur Régal, que vous m’agacez à ne pas tenir votre rôle qui se résume, littérairement parlant, à ce « Ha Ha » qui en dit long sur votre utilité ancillaire.

— Et moi monsieur je vous dis que jamais rien ni personne ne domestiquera ma saine passion pour le dictionnaire médical et les assertions que je copie pour leur donner un sens. Ainsi : on ne dira pas « Toute l’écriture est de la cochonnerie » mais : « Les mots sont chiés ». Car, dans ma lande baignée des égouts du tourisme et de la crasse locale, quand on dit de quelqu’un qu’il est chié, c’est pour dire qu’il est tellement raté qu’on l’admire. Je vous remercie de comprendre ce que je n’ai pas dit. Et vous, monsieur le fiston musulman, sachez que le singe papion (cynocephalus bipolarus) a appris à parler, car le vingtième siècle s’est écoulé sans que vous le sachiez.

— Il est complètement dingue, ce type, dit la Sibylle. Mais c’est un assisté social et on veut pas perdre ce fric.

 

Ça méritait une explication, saine si c’était encore possible. Le valet s’était posté dans le chèvrefeuille, l’œil moite et la langue entre les dents. Le comte se leva pour le piquer au creux du bras.

— Il est marié, dit-il en mesurant la pression sur le piston. Et il a deux gosses.

— Merde ! fit DOC.

Spielberg approuva. Il voulait pas d’ça dans son film.

— C’est pourtant comme ça qu’on a commencé Sally Sabat et moi. Ce plouc…

— Vous n’êtes pas John Cicada, Yougo.

— C’est qui alors ce mec ?

— Mon valet, dit le comte et il cessa d’injecter sur un signe de DOC qui referma le flacon.

— ¡No me digas !

Le valet était sous le choc. Il éructa puis se posa doucement dans l’herbe. La jument se mit à lui lécher le cul. Spielberg tentait d’effacer ces détails dans ma mémoire vive. Il dit :

— La scène 10 se passe dans un château. Tu s’ras le héros…

— Je m’souviens, dit le comte avec une émotion mal contenue.

Il souffrait. La Sibylle m’expliquait un tas de choses par télépathie, ce qui m’faisait souffrir aussi. Quelle avait été l’influence de ce valet sur mon existence ? Pourquoi ne le laissaient-ils pas parler ?

— Parce que c’est un malade dangereux. Vous l’auriez pris pour un lâche et vous l’auriez descendu…

— Mais je suis pas John Cicada !

— Ya des moments où vous l’êtes, Youyou. On n’y peut rien.

— C’est un sacrément bon comédien, dit Spielberg au comte.

Mais celui-ci en doutait. Il avait connu Joe Cicada, le papa de John, et ça c’était mal terminé. Il prétendait que je pouvais pas comprendre ça.

— C’que j’comprends pas, dis-je, c’est pourquoi vous avez embauché comme valet un type qui est, à ma connaissance, toujours recherché par la Compagnie des Ôs. Vous feriez bien d’vous expliquer, Vermort !

Spielberg coupa.

— J’ai pas dit qu’on en parlait pas, hein, mon youyou ?

J’étais sur le point de lui casser la gueule, mais j’pensais à l’Oscar et ça m’rendait tordu comme un roseau. Je serrais des poings bourrés de flashes, jusqu’à cette lucidité qui empoisonne la vie comme la couleur révèle une tache de sang là on on avait de l’ombre en noir et blanc.

— Ça va, John, calmez-vous… !

— Sally Sabat et moi on lui courait après et on ne rencontrait que des remplaçants tellement ressemblants que…

— Que quoi ? fit Spielberg.

Il recommença :

— Jusque-là, le scénario est bon comme le pain. Continue avec moi, Yougo. Et cherche pas à résoudre une énigme qui n’est qu’un effet secondaire des pratiques antiterroristes.

— Tu m’avais dit qu’on faisait un film sur le terrorisme, avec des Arabes et des arabisés…

— Ha Ha ! fit le valet Régal Truelle dans son sommeil.

Ce qui m’surprenait pas. Je pouvais voir la jument la langue dans ce cul acidifié qui sentait la merde et les sécrétions vaginales. J’insistais pourtant :

— Sally Sabat et moi on était sur une piste. Ce mec est un fraudeur de l’Argent Public. Je m’demande ce que j’préfère : l’Oscar ou une Prime de Reconnaissance ?

— L’Oscar, dit Spielberg, c’est ma promesse.

Il s’adressait aux autres. À quelle heure de la nuit le comte enfourchait-il sa monture pour hanter la forêt et ses clairières ?

— Quand j’étais môme, dit-il, j’étais tout l’temps à jeun. Et j’ai pas profité de ce temps béni. J’aurais pu le mettre à profit pour m’inventer le métier de poète. Au lieu d’ça, j’ai perdu ce temps précieux à hériter de la chronique du Bien des Vermorts. J’ai même pas connu l’amour. Régal non plus n’a pas connu l’amour…

— C’est quoi c’te histoire de fric d’assisté social ? demanda négligemment Spielberg.

Il voyait ! Il voyait ce que je voyais ! Mais non ! Il me retenait pour que j’aille pas plus loin. D’ailleurs, Sally Sabat jouait plus dans le film.

— Je m’fais du fric avec ces tarés qui s’prennent pour Napoléon ou pire Onuma Némon. C’est des magouilles, mecs, et ça rapporte un max. Ils sont pas enfermés et servent toujours à quelque chose. Celui-là avait envie de s’essayer à la domesticité pour donner le la à sa modique participation aux Lettres de France. Le genre de type qui se nourrit de citations pour étayer la thèse de son importance. Un tissu de contractions qui favorisent la désassimilation et finalement le rire des vainqueurs par le texte. Dites-moi si je deviens obscur.

— On s’en fiche, fit Spielberg. Ce s’ra pas dans le film de toute façon.

Le comte parut déçu. Il se contenta d’un spasme si discret que je fus peut-être le seul à le percevoir.

— Si j’avais pas connu vot’papa, continua-t-il comme si on l’avait pas interrompu, voilà de quoi je vous aurais parlé. Vous en auriez nourri vos scénarios comme on s’habitue au nourrissement des animaux.

— De quels animaux s’agit-il ? Je pourrais le filmer des fois queue. Une fois j’ai filmé un dinosaure parce que mon papa il en avait un. Vous savez comment ça s’est terminé…

— Ça va, John ! Vos insinuations me…

— Vous voulez voir mes fous ? demanda le comte.

Un frémissement nous agita.

— Tu savais, toi, que c’était un asilium ? grognai-je en direction de Spielberg.

Il le savait. Il m’avait amené ici en parfaite connaissance de la terreur que m’inspirent les fous. J’avais jamais joué d’fou et j’évitais soigneusement d’en créer les interprétations. Il savait ça, Spielberg, et ça l’avait pas empêché de me mettre le nez dans ce social qui rapportait encore du fric à la famille de Vermort. Je m’adressai alors à la Sibylle qui savait que j’étais incapable de mentir sur ma nature profonde. Elle enfouit son regard dans le voile arabesque qui l’éloignait de l’ombre.

— Sibylle ! gueulais-je comme si ça tournait.

— Ça tourne, dit Spielberg. Continue sans t’occuper des conséquences sur la suite du film.

— On comprend toujours pas pourquoi c’est pas le fifisse à son papa que j’ai connu au début de l’aventure de l’infiniment petit, ce que les journalistes appelaient le Voyage à l’envers.

— Faut bien nourrir le peuple si on veut lui reprendre l’argent qui a servi à fabriquer ses aliments, dit Spielberg l’œil collé au viseur de la Kodak.

 

On avait aucune chance de réveiller Bosse-de-Page. Il ronflait dans un texte issu de tout ce qui l’émerveillait encore malgré l’enfermement relatif auquel l’avaient condamné les services sociaux. J’aurais pas apprécié, moi, d’en être réduit à servir une jument qui avait connu Pinel. Elle me regardait comme si elle avait envie de jouer elle aussi. Avec elle, le comte ne dépassait jamais la limite du premier village où il avait des habitudes et des mœurs ancillaires. Qui était la comtesse ? Spielberg perdit patience :

— Merde, Youyou ! C’était bien parti ! On s’y croyait. Faut toujours que tu gâches ton talent.

— Ha ha, fit le valet dans son sommeil.

— Il a écrit une espèce de livre qui s’intitule « Ha ha ! », expliqua le comte. Je vous en lirai quelques extraits si vous ne trouvez pas le sommeil…

— On était sur la piste, Sally Sabat et moi….

La jument recommença son cirque. Les preuves s’accumulaient sur sa langue. Elle consentit enfin, sur la proposition de la Sibylle, de déposer ces témoignages sur la murette vaguement éclairée par les lueurs du cigare que Kol Panglas, autre témoin de la scène, portait au blanc d’une fusion qui nous fascinait. Il résidait au château depuis quelques jours. Notre conversation l’avait tiré d’un sommeil aussi peu réparateur que conditionné par des exigences érotiques hors de prix. Il sentait le musc derrière l’écran infectieux du pétun arrosé de brandy. Son crâne rutilait dans les reflets du chèvrefeuille.

— Un peu de psychologie criminelle ne fera pas de mal à votre film, conseilla-t-il à Spielberg qui secoua la main.

— Ya des limites à la profondeur, dis-je sans m’adresser à quelqu’un en particulier. Passé la sensation agréable de la découverte, on s’égare et personne ne comprend plus rien.

— Il ne se passe plus rien, constata DOC en roulant ses yeux fragiles.

— Et tout s’éteint, fit Spielberg.

Il avait la gueule du mec qui débande brusquement parce que l’odeur de sa partenaire a le sens de l’imprévu. La Kodak cessa de grésiller. Il replia le bouton d’armement. Je m’étais approché de la jument, m’attendant à ce qu’elle me propose d’aller faire un tour sans le comte. La nuit m’y invitait, mais j’avais jamais posé mon cul sur une bête et je redoutais le ridicule de la chute.

— Quel bon vent vous amène, Frank ! dit Kol Panglas.

Spielberg souleva un sourcil agité de questions tangentes.

— C’est pas Frank, Kol. C’est John.

— Ah, oui ?

J’avais encore ce bonheur dans le regard, signe incontestable que je descendais des Chercos, tribu de fanatiques agricoles qui sévissaient encore dans le sud de l’Espagne où…

— …Frank est mort sur le quai d’une gare, dit Kol qui parut satisfait de constater que j’avais conservé la partie essentielle de ma conscience au monde.

Mais la Sibylle s’interposa comme un papillon au milieu d’une conversation qui n’est que la diversion provoquée par le contenu d’une autre conversation commencée dans la légèreté de l’être. Ses voiles finissaient dans l’ombre. Elle était maintenant vêtue d’une blouse blanche et portait le stéthoscope en sautoir sur des épaules qui monopolisèrent l’attention.

— Il est temps d’aller réparer nos excitations, décréta-t-elle.

 

On était tous d’accord là-dessus, mais avec qui couchait-elle ? Elle rit, de ce rire qui m’avait tant de fois bercé d’illusions. J’en étais encore malade. Spielberg regretta pour le silencieux. Je l’avais oublié dans la tente, car nous n’étions pas invités à coucher dans le château. Le comte ne tenait pas à ce dérangement qui aurait d’imprévisibles conséquences sur la journée prochaine. On était à deux heures du lever du jour. Kol Panglas étira des membres craquants comme un feu aux sarments de vigne. Les pensionnaires de l’Action Sociale sur le Mental n’avaient pas accès à cette façade. Le campement improvisé de l’équipe de tournage passerait inaperçu de l’autre côté. J’en tremblais. Le comte botta le valet et lui passa le bridon. La jument s’éloigna. Spielberg me proposa de me porter sur son dos. Kol Panglas apprécia le geste et disparut dans l’ombre de ce qui me parut être un escalier dérobé.

 

Dans la tente, dans l’attente, dans la tante. Spielberg jouait avec les mots. Au passage, nous surprîmes le perchman en pleine fumerie de substances interdites même sur le plateau.

— Mais on n’est pas sur le plateau, Steevy !

— Chut ! Vous allez réveiller le chien.

— Il y a un chien ?

— Seulement dans la réalité, Youyou.

On entra dans la tente. La veilleuse s’était éteinte malgré une programmation calculée.

— T’as rien calculé, Youyou ! C’est éteint parce que la pile est morte.

Le duvet me parut moite et désagréablement odorant. Les jambes de Spielberg étaient froides.

— Tu vas rêver ? me demanda-t-il uniquement parce que je parlais si le rêve m’en donnait l’occasion.

Il voulait rien savoir des contenus qui m’agitaient à la surface du sommeil. Je redoutais cette incapacité à me réveiller pour mettre fin à la souffrance héritée de l’enfance. Je me préparai à cette suée en me tournant sur le côté au bord du lit, à la limite de la chute qui serait encore une occasion manquée de résoudre MA question du sommeil. Il dormait déjà et déjà reposé. En s’endormant, il venait de se placer dans la perspective du réveil. Je ne savais tout de cette technique parce que j’en ignorais les superstitions. Il a toujours manqué une seconde à mon temps. Voilà ce que je cherchais sans apprécier les autres trouvailles. On en était où du scénario ? La Kodak reposait sur une chaise. Il avait oublié la protection de l’objectif. Je me levai.

— Ça va, John ? dit le perchman à travers la toile de la tente.

Je trouvais la protection dans la poche de la chemise.

— Il sent bon, Spielberg, hein ? dit le perchman.

Je savais pas. La protection fit clic. Je donnai un quart de tour et un autre clic amusa le perchman. Il fumait toujours. Il était passé à côté du sommeil une heure plus tôt. Il regrettait pour le dérangement occasionné par cette persistance inadmissible de la conscience. Il avait pas grand-chose à faire sur le plateau, mais ça lui prenait tout son temps.

— Paraît que c’est un palais des fous ici, mec. Ça m’inspire pas. Le bruit court qu’on va rester quelques jours, le temps de quelques scènes qui seront finalement coupées, comme d’habitude. Vous l’savez bien, vous…

— Je sais rien, dis-je le plus doucement possible, m’approchant encore de la toile que le perchman humidifiait de son haleine.

— Oh si que vous savez !

— Je sais rien, mec. J’attends et j’ai pas sommeil…

— Vous avez peur vous aussi ?

— C’est pas la peur, mec, mais j’attends et ça m’donne pas envie d’rêver.

J’avais peut-être raison. On était complètement sorti du scénario et cette nuit, c’était pas avec Spielberg que couchait la Sibylle.

— Ça vous intéresserait de l’savoir ? fit le perchman.

Si ça m’intéressait ! J’étais pas venu parce que j’avais voulu, mais maintenant que j’y étais, je voulais tout savoir. C’est ce que Spielberg me reprochait. Pourquoi en parler avec ce perchman dont je ne saisissais pas l’utilité.

— J’ai une de ces envies d’aller jeter un œil ! dit-il.

— Vous oubliez la jument, mec.

— Il y avait des tas d’juments dans mon enfance. J’saurais quoi faire.

La pointe de son petit couteau apparut dans la toile grise. Elle commença à suivre le fil. J’aperçus un œil, puis la main.

— Vous êtes dingue ! m’écriai-je aussi silencieusement que possible.

— J’en ai marre de m’faire avoir juste à la fin du film, grogna-t-il dans le même silence. Ya une autre solution. Je la connais !

— Vous la connaissez ?

Il avait sans doute vécu la guerre ou des circonstances qui autorisent l’esprit à parfaire la réalité. Je l’enviai, tremblant comme une bête qui n’attend plus que le pire. Le petit couteau atteignit le sol, giclant de minuscules mottes de terre qui sentaient l’automne. C’était tout ce que ça sentait, après tout. J’avais pas d’raison de m’inquiéter. Je sortis par cette issue alors que j’aurais pu emprunter l’ouverture fermée par le velcro, imaginant le velcro dans la nuit et les questions de Spielberg qui m’aurait traité d’emmerdeur. Sous mes genoux, l’herbe glissait à peine.

— Vous vous sentez mieux, mec ? me demanda le perchman.

— Je m’sens comme si j’avais dormi dans une bouteille pleine…

— Donnez-moi le couteau. Il vous servira plus.

— Mais c’est vous qui… !

Le soleil se levait. J’avais le petit couteau dans la main et je prétendais qu’il ne m’appartenait pas.

— J’sais pas, mec, dit le perchman. Vous avez…

— J’ai quoi, merde !

— On va l’savoir, dit Spielberg qui débroussaillait ses cheveux en montrant ses dents.

La jument me regardait. Je compris qu’elle avait été la complice consentante de cette nuit insensée. Sa robe portait les traces de la course et le comte examinait les blessures.

— J’sais pas comment j’arrive à franchir de telles distances sans laisser de traces…

— Vous en avez laissé des traces ! dit le comte.

Il exhibait un mouchoir tâché de sang et de chlorophylle. La jument ne souffrait visiblement pas.

— Ha ha, fit Bosse-de-Page.

Et ce fut tout. Je perdis connaissance.

 

Nous prîmes le petit-déjeuner sur la même terrasse. D’un côté, les mêmes petits domestiques frétillants, leurs fou-rires dans l’ombre et cette croissance du blanc que le soleil levant agitait de pliures rapides, comme si mon regard venait de projeter l’essentiel de ma confusion sur l’écran du vert rompu aux exigences de l’automne. Plus loin, les tentes que nous avions montées dans la bonne humeur, exagérant la difficulté parce que nous souhaitions nous connaître avant de se laisser tromper par les effets de clarté d’un sommeil que, pour ma part, je redoutais toujours lorsque les circonstances me prévenaient d’une confusion encore plus impérative. Bosse-de-Page, tenant toujours la jument par le bridon, tentait de passer de l’autre côté, chez les fous où le comte prétendait qu’il n’avait pas sa place, car il le considérait comme un fraudeur de l’Assistanat Français. Nous le croisâmes tandis qu’il tentait de franchir la haie transparente d’un labyrinthe qui m’avait pourtant inquiété lorsque j’avais vu les petits domestiques y jouer en criant à travers la broussaille soigneusement taillée. Le valet nous supplia à voix basse, mais je pouvais voir le comte de l’autre côté, prêt à repousser son valet sans ménagement malgré votre présence intriguée. Nous passâmes notre chemin, suivant le plan que nous avait confié la Sibylle. Le manège du comte et du valet l’amusait. Elle nous en fit le commentaire ironique. Spielberg l’écoutait tandis que je m’efforçais de trouver un sens à ce que je voyais en diagonale. Puis la jument s’éloigna au trot dans l’allée, portant le valet qui criait « Ha ha » sans que personne s’interpose. Il disparut à la faveur d’une courbe bordée de deux troncs monumentaux. Spielberg parlait à vois basse parce qu’il savait que mon esprit préparait une scène sans doute fondamentale. C’était peut-être le cas, mais je n’entendais rien, j’étais plongé dans un silence de relations rompues par une intolérable attente. Le comte revint, se frottant les mains.

— Ce diable d’homme veut à tout prix se faire passer pour ce qu’il n’est pas. Savez-vous qu’il correspond aux sept critères caractérisant la paranoïa ? J’ai fait savoir à l’Administration du Mental que je trouvais ça plutôt louche. Ce type est en parfaite santé. Il faut simplement le réduire à la domesticité pour lui donner la leçon de l’existence. Comment allez-vous, mes amis ?

Il était jovial ce matin. Il avait sans doute bien dormi. Je rétorquais que je n’avais pas trouvé le sommeil à cause d’une brèche dans la toile de notre tente.

— Un animal sans doute, fit-il en prenant place.

 

Le café fumait devant mon nez et je venais de tremper un doigt dans la confiture. Spielberg luttait contre le rougissement de son visage d’ordinaire si pâle au réveil. La Sibylle avait eu le temps de le préparer aux civilités de rigueur dans cette « maison de France ». Personnellement, j’avais jamais entendu parler des Vermort. J’aurais plutôt ri à entendre ce patronyme. J’en demandai l’origine au comte qui retint sa respiration le temps de fomenter une réponse qui m’inspirerait peut-être :

— La verte mort sans doute, dit-il cérémonieusement. Ou bien : vers la mort. Ou tout simplement : verre mors, car la légende veut que la jument du premier ancêtre était de verre. On n’a pas élucidé cette énigme.

— Tu peux mettre ça dans le scénario ? dit Spielberg.

— J’ai peut-être mieux que ça, jubila le comte.

Après Frank Chercos, John Cicada et moi-même, il réclamait sa part de récit. L’idée de m’arrêter dans la campagne française me découragea tellement que j’acceptais de la fermer une bonne fois pour toutes.

— Vous êtes sûr que vous ne m’en voudrez pas, John ? dit le comte.

— Puisque je suis un Vermort. J’ai sans doute beaucoup de choses à apprendre de l’héritier en ligne directe…

— Ah ! ça, pour être un bâtard, vous êtes un bâtard !

Spielberg redouta l’incident cinématographique. Il posa une main légère sur mon bras, celui qui agitait ses doigts dans la confiture et le pâté de foie. Mais j’étais beau joueur. Je pouvais désormais user de ma salive uniquement dans l’interprétation. Le comte avait plusieurs scénarios dans sa besace de chasseur accompli.

 

C'est arrivé pendant l'hiver, commença-t-il. La chasse était ouverte depuis longtemps. Anaïs venait de poser nue pour un artiste ou pour un autre, à Paris, qui est la poubelle du monde. L'artiste, si c'était lui, avait partagé toutes les approches possibles du plaisir. Anaïs n'avait pas aimé cette manie de l'approximation. Je l'ai croisée dans un couloir, elle s'est étonnée de ne pas me surprendre, et une semaine plus tard, elle a prétexté une vague nostalgie pour me traîner pieds et poings liés dans les lieux magiques de son enfance. Son père, vieux et fatigué, y vivait encore.

Ce matin-là, le premier de ce grotesque retour au passé, monsieur Adacic, le père en question, était en train d'écorcher un lapin dont l'œil crevé dégoulinait doucement maintenant. Je venais à peine de me lever et jouais à observer l'orbite sanguinolente à travers une longue-vue trouvée sur une étagère. Anaïs dormait encore, ayant replié ses jambes contre sa poitrine ; j'avais entrecroisé les volets et c'est avec une discrétion de voyeur que je parcourais la chair saignante de la bête à travers mon insoupçonnable lentille grossissante.

L'œil avait été arraché par souci d'hygiène, ce que j'avais beaucoup de mal à comprendre. La peau glissa de haut en bas et monsieur Adacic la jeta sur la margelle du puits. Le chat n'osa pas s'approcher, mais il fit jouer ses griffes sur la pierre. C'est le chien qui avait mangé l'œil.

Anaïs s'étira longuement, mêlant ses doigts vibrants aux fers du dosseret :

— Qu'est-ce que tu regardes ? fit-elle.

— Ton père est en train d'écorcher un lapin.

— On mangera donc du lapin.

— C'est un lapin qu'il a tué ce matin ; j'ai entendu le coup de fusil ; s'il y avait eu une horloge dans cette chambre, j'aurais pu savoir l'heure ; j'ai tellement mal dormi cette nuit !

— Mais j'ai si bien dormi !

— Il faisait nuit noire quand il est descendu ; il était pieds nus dans l'escalier ; c'est dans la cuisine qu'il a chaussé ses bottes. Les bottes, je les ai vues hier au soir près de la cheminée, et au-dessus le fusil et la cartouchière qui pendait au mur.

— Que fais-tu avec cette longue-vue ?

— Elle a dû lui manquer. Crois-tu qu'il s'en serve pour chasser ?

— Il a un chien qui s'appelle Tonnerre.

— Tonnerre ? Quel drôle de nom pour un chien !

— C'était le nom d'un cheval avant.

— Avant quoi ?

— Avant de devenir le nom du chien.

— Tu aimais le cheval ?

— Adacic l'aimait.

— Et alors ?

— Et alors rien.

— J'ai entendu le chien dans la cour. Il n'osait pas aboyer à cause de nous ; enfin, je veux dire qu'il l'en a empêché. La crosse a cogné le montant de la porte, il s'est énervé ou c'est le chien qui a grogné. Je crois qu'il a laissé la porte ouverte et le chat est entré pour voler un morceau de pain. Il a pris le sentier qui descend vers le lac.

— Il est allé chasser comme tous les matins.

— Je suis descendu dans la cuisine et j'ai effrayé le chat qui s'est enfui ; je n'ai pas allumé, je ne voyais plus le chat, mais le chat m'observait ; j'ai pris la longue-vue hier soir ; il a dû la chercher ce matin ; je ne sais pas pourquoi je l'ai prise ; je l'ai posée sur le bord de la fenêtre ; le ciel était sans étoiles, pas de lune ; je n'ai pas pensé un instant à regarder le ciel ; je me suis couché contre toi ; tu dormais déjà ; j'ai oublié la longue-vue et ce matin, en descendant dans la cuisine, j'ai pensé à cet objet emprunté sans raison ; je me suis dit qu'il devait y avoir une raison, mais que sans doute il n'était pas utile de la connaître ; il fallait bien qu'il se passe quelque chose. Si je ne restituais pas la longue-vue, il poserait la question — ou il ne la poserait pas ; de toute façon, il y aurait une question et j'y répondrais — ou pas ; et si cette absence de longue-vue n'attirait pas son attention, j'en parlerais — ou je n'en parlerais pas ; mais peu importait ce qui se passerait ; la longue-vue est entre mes mains et je me rapproche de cette chair saignante.

— De quelle chair parles-tu ? Es-tu devenu fou ? Ah ! le lapin. C'est ce que tu regardes là-dedans. C'est un peu dégoûtant, non ? Quelle drôle d'idée !

— Demain, j'irai à la chasse avec lui ; c'est moi qui tuerai le lapin ; c'est moi qui le saignerai ; c'est moi qui le dépiauterai et c'est toi qui regarderas dans la longue-vue.

— Je ne trouve pas ça très amusant.

— Je n'ai pas dit que c'était amusant.

— Alors pourquoi ce sourire quand tu en parles ?

— Ce n'est pas la même chose rire et sourire. Si je riais, il entendrait ce que j'ai dans ma tête quand je pense à lui et à son lapin mort. À table, je ne cesserai pas de sourire ; je mastiquerai lentement sans cesser de sourire et je parlerai d'un sujet parisien, n'importe lequel pourvu qu'il soit parisien, et il faudra que tu m'écoutes et il ne dira rien comme d'habitude.

— C'est la dernière fois qu'on vient ici ensemble.

— Pourquoi ne pas recommencer ? Je me plais bien ici ; j'aime bien la compagnie de monsieur Adacic.

— Il n'aime pas la tienne je crois.

— Peu importe qu'il l'aime ou non ; la campagne nous avale encore une fois ; il faut séjourner dans son estomac d'herbe et de boue ; n'aimes-tu pas les arbres et le claquement du fusil, l'arrachement de l'œil qui libère les toxines, la cuisson lente et tiède qui donne faim et la cheminée qui crachote des gouttes d'eau en feu ? Il veut à tout prix que je boive du vin.

— Bois et mange, mon amour, bois, mange et baise, c'est ce qu'il y a de mieux à faire à la campagne, et puis arrête avec cette longue-vue ; en a-t-il terminé avec ce maudit lapin ?

— Il le décroche maintenant ; tout le sang et les tripes sont tombés dans le puits ; le chat est de très mauvaise humeur, d'autant que le chien est en train de manger la peau.

— C'est dans le puits qu'on jette les bêtes mortes ; le chat et le chien y passeront un jour ; chacun son tour d'y passer pour y pourrir ; moi, quand j'étais petite fille, j'y jetais des cailloux et comme il n'y a plus d'eau depuis longtemps et que le fond est absolument indéfinissable, le caillou disparaissait sans bruit au moment où la lumière cessait de l'éclairer et puis il parcourait l'ombre, jusqu'à quelle profondeur ? Mais c'était pareil pour les chats morts. Ce doit être un puits très profond.

— Il est entré dans la cuisine ; le chat jette un coup d'œil dans le puits ; il se pose une question qu'on devine ; il y a de l'injure dans son comportement ; oublions qu'il existe et écoutons ce qui se passe dans la cuisine.

— Que veux-tu qu'il s'y passe ? Monsieur Adacic a jeté la carcasse saignante dans l'évier ; il passe le couteau sous le robinet et le nettoie avec soin sous le regard du chien et puis il tranche la tête d'un coup et il la jette dans la gueule du chien qui étire son cou, la tête craque. Monsieur Adacic referme le robinet, l'eau cesse de siffler, il ouvre le placard gris et en sort la gamelle noire ; il ouvre l'armoire noire et en sort la bouteille grise ; c'est toujours comme ça que ça se passe ; dans un quart d'heure, l'odeur du vin cuit et de l'oignon va nous arriver ; je demanderai : tu fais la cuisine, Adacic ?

— C'est exactement ce que je fais, dira-t-il. Il m'a coûté trois cartouches ce fumier !

— Et une bouteille de Bourgogne, ajouteras-tu.

— La bouteille ne me coûte rien, dira-t-il.

Le couteau fait des rondelles de carottes ; j'en cueille une au passage et je la croque.

— Vous aimez ça vous aussi ? dira-t-il sans cesser de trancher.

— Qui donc en est aussi friand que moi ? dis-je.

— Quelle curieuse façon de poser la question ?

— Comment l'auriez-vous posée vous-même ?

— J'aurais dit : Qui d'autre aime ça ? Mais chacun parle comme il veut parler ; s'il y a quelque chose qui ne se discute pas, c'est bien la façon de parler qu'on a chacun ; enfin, c'est ce que je pense.

— Vous pensez bien, diras-tu. Je le pense aussi.

— Vous pensez comme moi ?

— C'est possible que je pense comme vous ; s'il y a quelque chose qui se partage sans discuter, ce sont bien les idées qu'on peut avoir sur les choses.

— Je le pense aussi, dira-t-il.

— Vous ne serez pas d'accord sur tout, dirai-je en remontant l'escalier.

— Exact, dira monsieur Adacic en secouant son couteau ; je ne suis pas d'accord avec votre façon de coucher ensemble ; et non contents de faire ces cochonneries chez moi, il faut aussi que vous manquiez de discrétion.

— On fera attention la prochaine fois, diras-tu en souriant.

— Vous ferez ce que vous voudrez, dira monsieur Adacic ; il y a deux raisons pour que vous ne m'écoutiez pas : d'abord, je suis d'une autre époque, ce qui n'est grave que pour moi, et puis cette maison n'est pas la mienne, c'est celle de Anaïs depuis la mort de sa mère. Mais c'est ici que je veux crever, ici et pas ailleurs, nom de Dieu ! et je ne suis pas d'accord du tout avec vos cochonneries, on dirait deux bêtes à l'étable.

— On est arrivé hier soir tard dans la nuit ; il n'a pas tout de suite compris qu'on allait coucher dans le même lit.

— Mais où donc que j'vais vous couchez vous ! disait-il en remuant la soupe fumante.

— On dormira dans le même lit. C'est plus simple. Tu sais exactement ce qu'il faut dire à monsieur Adacic. Du coup, il n'a rien mangé.

— Il pense qu'on a fait l'amour.

— Comment peux-tu savoir ce qu'il pense ?

— Je sais tout de monsieur Adacic ; il n'a pas dormi de la nuit ; il a bu une bouteille de vin et ce matin, il a plongé sa tête tout entière dans l'évier rempli d'eau glacée en prenant bien soin de ne pas souffler dans l'eau de peur de nous réveiller et puis il a mangé comme un chancre, il a appelé son chien pour lui donner des restes, des morceaux de jambon qu'il ne peut pas mâcher à cause de ses dents qu'il a en mauvais état, il a tapé le museau du chien pour que le chien cesse de gémir et de cogner sa queue contre la table. Ensuite, il a enfilé sa grosse veste de cuir, jeté sur une épaule la cartouchière et sur l'autre le fusil et fourré dans sa poche un morceau de pain ; il est sorti sans faire de bruit, tapotant encore une fois le museau du chien dont la queue faisait vibrer les vitres de la porte et tous deux se sont glissés dans la pente et ils ont disparu d'un coup ; la porte est restée ouverte, la lumière allumée ; il y avait des miettes de pain sur la table, les traces de coups de langue du chien sur le carrelage ; tu descends l'escalier sans le faire craquer, exactement comme je faisais quand j'étais petite, mesurant la pression de chaque pas et alors je pouvais voir monsieur Adacic debout près de la fenêtre, ayant pratiqué une ouverture dans la buée, tenant un verre de vin, le chien contre sa jambe ; il demeurait parfaitement immobile et si je faisais craquer la dernière marche, il se retournait en souriant et je pouvais voir dans ses yeux l'ombre de maman qui retournait dans sa tombe.

— C'est toi, petite ? disait-il. Tu m'as fait peur, tu sais !

— Je ne recommencerai plus.

— Bien sûr que tu recommenceras.

— Non, je ne veux plus recommencer et je recommençais chaque fois de la même manière pour revivre chaque fois la même chose, me demandant pourquoi ; la tête de monsieur Adacic était la véritable tombe de maman, parce qu'on la visitait souvent la tombe où il prétendait qu'elle reposait, moi je savais qu'elle n'y existait pas ; je savais qu'elle était un squelette hideux, qu'elle avait de la terre dans la bouche et que ce n'était pas elle ; j'arrangeais les fleurs comme il voulait ; je grattais la terre doucement de crainte de découvrir une main ou peut-être son cœur, la terre où l'herbe n'avait pas le temps de grandir et tu me vois aujourd'hui telle que j'étais alors ; je crois toujours aux mêmes choses inquiétantes, mais je sais où repose le cadavre de ma mère, le véritable cadavre, l'image exacte de la mort et non pas cette pierre qui retient les os dans la terre, les os et les planches et ce qui reste de vêtements ; on ira demain matin au cimetière ; n'est-ce pas que tu viendras avec moi ?

— Celle-ci porte le même prénom que toi, diras-tu.

— Et celui-ci le même que toi, répondrai-je. Voici la tombe de ma mère au bord de l'allée ; c'est cette pierre noire et grise ; c'est cette croix faite de sphères de marbre et ce sont ces gerbes de fleurs multicolores. Ils soulèveront cette pierre encore trois fois : une fois pour monsieur Adacic et deux fois pour Joe et pour moi, ou dans l'ordre inverse bien sûr si les choses ne se passent pas comme elles devraient se passer. Approche-toi et touche la pierre ; je l'ai gravée moi-même à cet endroit, plus tard, bien après sa mort ; ne veux-tu pas savoir ce que j'ai écrit ?

— J'avoue que j'ai du mal à lire ; ce n'est pas écrit dans notre langue ?

— Non, c'est écrit dans la nôtre ; cela veut dire : Qui peut me dire si tu m'aimes encore ?

— Une question qui restera sans réponse.

— Bien sûr que non !

— Tu vas encore me parler de Dieu !

— Je ne t'en parlerai pas si c'est ce que tu veux, mais en tout cas voilà la question par laquelle j'affirme l'existence de Dieu.

— C'est ce que tu me diras ?

— Il faudra bien que je réponde à ta question.

— Si on descendait dans la cuisine ; je crois que le lapin est en train de cuire.

— Non, dit monsieur Adacic sans nous regarder. Vous ne mangerez pas de lapin si c'est ce que vous craignez. Vous serez partis quand il sera à point.

— Tant pis, fis-je en m'écroulant dans le fauteuil et tout d'un coup je pensai à la longue-vue et elle me pressait l'épaule sans doute parce qu'elle pensait à la même chose que moi.

— J'ai perdu ma longue-vue, dit-il. Je faillis lui répondre qu'il n'en était rien et je m'apprêtai à remonter l'escalier pour aller la chercher dans la chambre mais elle se jeta sur mes genoux et m'embrassa.

— Quelle longue-vue ? dit-elle avec cette apparence d'innocence dont les femmes sont le savant produit.

— Une longue-vue vieille comme le monde, répondit-il sans lever la tête ; je m'en sers quelquefois pour regarder les montagnes.

— Tu regardes les montagnes ? dit-elle.

— Non pas pour compter les arbres, tu penses ! et il se mit à rire en me regardant, continuant : ce n'est pas le genre de chose qu'on fait à la campagne pour se désennuyer ; est-ce que tu crois que je deviens fou ?

Il ne fallait pas répondre à cette question et elle ne dit plus rien à propos de la longue-vue. Je l'interrogeai du regard et je compris qu'elle avait l'intention de se l'approprier : après tout, ce n'était pas mon affaire.

— Et que mangerons-nous ce midi ? dit-elle après un moment de silence qu'il avait occupé à rassembler les miettes sur la table.

— Je vous invite au restaurant, fit-il d'un ton triomphant, mais Anaïs ne parut pas goûter cet instant de triomphe.

— Au restaurant ? dit-elle en me regardant. Tu vas encore te saouler.

— Qui ? Moi ? fis-je en me montrant du doigt.

— Non, moi, dit monsieur Adacic, c'est de moi qu'elle parle bien sûr ; je ne peux pas répondre pour ce qui vous concerne.

— Je ne bois pas, affirmai-je d'un coup.

— Alors vous n'avez rien compris à la vie, dit-il.

— Et toc ! fit-elle.

— Ni aux femmes !

— Et toc ! résonnai-je.

— On mangera du lapin, dit-elle et elle remonta dans la chambre pour s'habiller.

— Alors ? fit-il en cessant de gratouiller la table de la pointe de son couteau.

— Alors quoi ?

— Elle vous plaît, Anaïs ?

— Je l'aime.

— Vous connaissez bien sûr sa situation ?

— Je la connais.

— Mariée à ce stupide écrivain qui écrit de la pacotille pour être publié, ce qui ne le guérira pas de son épouvantable maladie... etc.

— Pour ce qui est de son mariage, je suis au courant et j'aime bien les deux enfants. Par contre le etc. ne m'interroge pas plus que ça.

— Oh ! mais c'est que ça ne veut rien dire. Enfin rien qui vous regarde directement. Une histoire de famille en quelque sorte.

— Je préfère ignorer ce genre d'histoire.

— Ce n'est pas toujours facile d'ignorer ; j'ai essayé d'ignorer moi aussi, mais je n'ai pas tenu le coup et il a fallu que ça me dégringole dessus.

— Mais de quoi parlait-il ? demandai-je plus tard à Anaïs.

— Monsieur Adacic délire quelquefois, tu sais ? Il n'y a aucune histoire de famille, tu sais ? Il est issu d'une vieille souche paysanne et sans autres histoires que de maigres héritages ; quant à ma mère, elle a laissé son histoire dans sa Pologne natale et je ne crois pas que monsieur Adacic en connaisse quoi que ce soit.

— Et toi ?

— Deux ou trois choses, pas plus !

— Des histoires juives ?

— Une histoire juive, bien sûr, il faut qu'il y en ait une sinon ma mère n'existe plus.

— Et pour le reste ?

— Rien qui peut t'interroger, je t'assure.

Il était allé chercher la voiture dans la grange ; il avait l'air très heureux de manger au restaurant.

— En voiture ! lança-t-il de la porte où le contre-jour m'empêcha de voir son visage.

— Il est un peu tôt, non ? demanda-t-elle en rajustant la chemise que j'avais entrouverte.

— Si vous avez encore des choses à vous dire, dit-il sans bouger, je peux attendre. Je vais couper le moteur.

— On parlait de maman.

— Ah ? Et bien, continuez sans moi mes enfants ; je vais m'occuper un peu pendant ce temps.

— Ce serait bien si tu nous en parlais.

— Pas aujourd'hui, dit-il en nous tournant le dos ; peut-être tout à l'heure, si j'ai trop bu.

Au restaurant :

— Tu avais dit que tu boirais pour nous en parler !

— Ah ! Tu exagères, Anaïs. Je n'ai jamais dit que je me saoulerais uniquement pour pouvoir parler de ta mère avec toi et devant cet étranger !

— Fabrice n'est pas un étranger, Adacic !

— Je n'ai jamais dit une chose pareille ! En tout cas, je ne me saoulerai pas en sa présence.

— Je ne bois pas, Monsieur.

— Et bien moi non plus, enfin, pas aujourd'hui.

— Parle-nous de maman, s'il te plaît.

— Mais de quoi veux-tu que je te parle ? De notre première rencontre ? Je ne m'en souviens pas.

— Ce n'est pas vrai, dit-elle en lui embrassant les mains ; on se souvient toujours de la première rencontre, n'est-ce pas, Fabrice, que tu te souviens ?

— Je me souviens de l'Hôtel des Saules, dis-je doucement.

— Qu'est-ce que c'est que ça l'Hôtel des Saules ! dit-il en éclatant de rire. Vous vous êtes rencontrés dans un hôtel ? En voilà une joyeuse rencontre !

— Ah ! Ça te va bien de te moquer ; l'Hôtel des Saules est un bel hôtel sur les bords de la Marne, le plus beau que je connaisse, n'est-ce pas, Fabrice, que c'est le plus bel hôtel que je connaisse ?

— Je connais un bel hôtel à Beyrouth, murmurai-je, secouant le verre de vin que je ne buvais pas.

— A Beyrouth ? Vous avez été à Beyrouth ?

— Cela m'est arrivé, Monsieur.

— C'est vrai qu'avec votre fortune vous pouvez vous permettre tous les voyages. Et c'est à Beyrouth qu'est le plus bel hôtel du monde ?

— Je n'ai pas dit cela, Monsieur, je ne l'ai même pas supposé ; je ne connais pas le monde aussi bien que vous dites.

— C'est un beau souvenir alors, hein ? demanda-t-elle en m'empêchant de jouer avec le verre.

— Tu veux parler d'une femme, Fabrice ? reprit-elle après un moment de silence.

— C'est possible, dis-je en essayant de me souvenir, mais ma mémoire n'avait rien retenu de cette histoire, sinon le nom de l'Hôtel et le premier bombardement de ma vie, la deuxième nuit de notre arrivée à Beyrouth, car la première avait été si douce, si lente, tellement inachevée, mais un plafond de l'Hôtel s'était écroulé dans l'aile qui prolongeait la nôtre en angle droit et une vingtaine de personnes avaient été tuées.

— C'est terrible la guerre, dit monsieur Adacic dont le regard se remplit de souvenirs mélangés.

— Sans la guerre, dit Anaïs, tu n'aurais pas connu maman.

— Qui sait si elle ne serait pas arrivée d'une autre manière ?

— Comment est-elle arrivée ? demandai-je car le vieux était prêt à nous raconter sa vie.

— À pied ! fit-il en remplissant son verre et l'avalant d'un coup qui fit rire Anaïs — à pied ! elle est arrivée à pied et elle avait un nom à coucher dehors ! Le maire a demandé à mon propre père de l'héberger... on se doutait un peu, mais va savoir !

— Que fallait-il savoir ?

— Il ne fallait pas le savoir, nom de Dieu ! Il en a toujours été comme ça avec ta mère : il ne fallait pas savoir et on ne savait rien.

— Ne dis pas n'importe quoi, Adacic !

— On a attendu la fin de la guerre pour se marier. « Elle est juive ou elle est pas juive ? » gueulait mon père et le maire ne savait toujours pas quoi répondre et pourtant dix ans avaient passé et tu jouais à la marelle dans la cour de l'école. « Va savoir, disait le maire, et puis après.  — Et puis après, rien ! » dit mon père en tapant du poing sur le bureau magistral. Mon fils est un vrai con si elle est juive comme je le pense. Mais la guerre est finie et maintenant les Juifs ils ont un pays à eux. — Bon, dit le maire, c'est ta famille après tout. Ce n'est pas un problème communal. Il n'y a donc pas lieu d'en débattre. — Sacré nom de Dieu d'salopard ! C'est qui qui les a mariés. C'est-y moi ou c'est-y toi, couille molle ! Et ce disant mon père lui envoie une formidable châtaigne et le maire s'en va traverser la vitrine où il collectionne des figures en plâtre et badacrac ! la vitrine explose en morceaux et tous les plâtres se répandent par terre et un sacré putain de morceau de ferraille lui rentre dans l'œil tout entier ! Va donc savoir ce qu'il faisait là ce morceau d'ferraille ! et mon père était en prison quand tu as fait la communion.

— Je me souviens de ton père quand il est revenu de la prison. Un taxi l'a déposé sur la place et le maire avait ordonné qu'on fermât le cabaret et toutes les fenêtres étaient fermées aussi et tu avais garé la voiture devant la mairie, il n'y avait que nous dans la rue : ton père qui tirait sur sa moustache, toi (maman qui n'avait pas voulu venir parce qu'elle était la cause de tout).

Plus tard, dans la maison de monsieur Adacic, Anaïs continue : et moi, j'ai sauté dans ses bras vigoureux et je n'ai pas vu quand il a giflé ma mère et Adacic n'a pas osé dire quoi que ce soit.

— Il n'a pas dit grand-chose à ce propos.

— Il n'en dit jamais rien. C'est ça que tu voulais savoir ? Toi tu n'as rien dit de l'hôtel à Beyrouth.

— Et toi rien sur l'Hôtel des Saules, il aurait tant voulu savoir.

— Il a oublié la première rencontre. En fait, il n'y a pas eu de première rencontre. Il ne s'est rien passé avant le premier mot.

— Que veux-tu qu'il se passe avant le premier mot ?

— Je ne sais pas, dit-elle tout près de moi ; il y a toujours quelque chose avant les mots. Pour nous, il y a l'Hôtel des Saules.

— C'est un mot comme un autre.

— Non, ce n'est pas un mot, c'est une idée et il n'y a pas de mot pour la dire ; c'est comme ça qu'on commence notre mémoire.

— Tu veux toujours mourir de la même façon ?

— Je ne veux pas mourir du tout.

— Si on lui rendait la longue vue ?

— Non, je la garde ; je l'emporte avec moi à Paris.

— Mais que vas-tu en faire ?

— Rien, je la poserai sur une table, mes amis la regarderont, me poseront des questions et tu seras là avec ton inépuisable imagination pour leur raconter une histoire à laquelle ils croiront.

— Il faudra que je leur mente : les histoires auxquelles on croit sont des mensonges ; il faut ne pas croire pour écouter la vérité.

— Par exemple, tu leur parleras des lapins et des coups de fusil dans la forêt et ils ne sauront rien sur la véritable nature des rapports que j'entretiens avec monsieur Adacic.

— Mais s'ils voient la carcasse saignante à travers la lentille qui les en rapprochera, alors ils sauront tout de monsieur Adacic et de toi.

— Ils sauront ce que tu sais déjà.

— Ce que ta mère savait. Et qui lui a coûté la vie.

— N'en parlons plus, s'il te plaît, dit-elle.

Il arrivait avec un autre lapin fusillé :

— Encore à vous dire des choses à l'oreille, fit-il en balançant le cadavre dans l'évier ; vous ne vous fatiguez donc pas ?

Je regardai la marmite noire sur la cheminée où le lapin du jour précédent achevait de mariner dans un bon vin de Bourgogne.

— Celui-là, dit monsieur Adacic en sortant un couteau de l'énorme tiroir qui se cachait sous la table, celui-là on le fera rôtir et vous aurez le plaisir de manger du lapin, du vrai lapin de la campagne et non pas de ces lapins traficotés qu'on vous envoie dans vos villes crasseuses parce qu'il faut bien qu'on vive, non ? Allez hop ! Tonnerre ! Au puits ! Et tout a recommencé comme depuis le début :

je suis monté dans la chambre ; j'ai ajusté la longue-vue entre les volets et j'ai mis au point l'image tremblante :

— Tu ne vas pas encore regarder ça !

— Pourquoi ne pas regarder ?

— Parce que tu l'as déjà vu hier !

— Hier c'était hier.

— Mais c'est la même chose aujourd'hui.

— Ce n'est pas le même lapin.

— C'est un lapin qui ressemble à l'autre lapin.

— Celui-là on le mangera.

— Ce n'est pas la différence.

— C'est quoi la différence ?

— C'est toi qui n'est plus le même.

— Tu ne m'aimes plus ?

— Si, si. Je t'aime. Mais tu as changé.

— Tu ne veux pas regarder dans la longue-vue ? Le chien se lèche les babines et le chat est dans une colère terrible ! Il faudra jeter un coup d'œil dans le puits.

— Tu es fou !

— Pas plus que toi et pas dans le même sens.

— Il n'y a rien au fond de ce puits que de la boue et de la pourriture.

— Tu ne dis pas ce qu'il n'y a pas. Je regarderai avec la longue-vue.

— Il n'y a pas assez de lumière.

— Il faudra éclairer d'une manière ou d'une autre.

 

Voilà pourquoi je suis descendu dans le puits. J'ai trouvé une corde solide dans la grange et je l'ai fixée à une pierre de la margelle. C'est comme ça que je l'ai fait. J'ai pris soin d'emporter avec moi la longue-vue.

— Tu ne vas pas faire ça, Fabrice !

— Bien sûr que je vais le faire.

— Je vais l'avertir de ta folie.

— Tu ne le feras pas si je te le demande.

— Et comment saurai-je s'il ne t'est rien arrivé ?

— Tu poseras ta main sur la corde et tu en vérifieras la tension, c'est tout.

— Tu parleras, tu me diras ce que tu vois !

— Je ne dirai rien par souci de silence total.

— Tu es fou, Fabrice, tu es fou !

Je voyais le disque de lumière au-dessus de moi ; elle serrait la corde dans sa main tremblante, mais je ne distinguais rien de son visage, d'autant que le contre-jour augmentait au fur et à mesure que je descendais. Puis, je constatai que la nuit était tombée ; il n'y eut plus de lumière au-dessus de moi et pas un bruit qui me parvînt de là-haut. J'ignorais si elle était toujours là à serrer la corde dans sa main tremblante ; elle n'avait plus son visage pour me parler. Quant à moi, je ne touchais toujours pas le fond, je glissais lentement le long de la corde, balançant mes pieds sur le mur circulaire ; je devais progresser très lentement, car j'avais toujours les pieds dans le vide. Ce serait mes pieds qui toucheraient le fond ; j'avais ôté mes chaussures et remonté mon pantalon sur les genoux et je glissais doucement, poignée après poignée, ne remontant jamais ; il y avait de la sueur sous mes bras et sur mon ventre, mais je ne manquais pas de force ; je n'ai jamais manqué de force durant cette descente ; j'étais aveugle, j'avais froid, j'avais peur sans doute aussi, mais toute ma force m'appartenait, je sentais bien la corde dans mes mains et aux chevilles et si je m'arrêtais de temps en temps, c'était pour toucher la muraille circulaire dont la pierre était de plus en plus humide aux interstices de terre froide et molle et je lui avais demandé de ne pas parler ; je voulais être seul avec ma longue-vue et c'est ce qui m'arrivait ; j'étais seul, complètement seul ; la longue-vue ne m'était d'aucune utilité puisque son principe était la lumière ; mon principe à moi était dans ma respiration et je suffoquais maintenant, n'ayant rien touché qui semblât être le fond.

 

— Mais pourquoi as-tu fait ça ? me demandait-elle en m'essuyant le visage.

— Mais quel fou peut-il être ! grondait monsieur Adacic en rangeant les outils derrière la porte.

— Pas si fou que ça ! lançai-je, car j'avais des choses à dire et il fallait qu'il les entendît.

— Tu parleras plus tard, dit-elle. Maintenant, il faut aller se coucher. Promets-moi de ne plus recommencer.

— Espèce de fou ! Espèce de fou !

 

Ce n'était pas la première fois que je descendais dans un puits. La première fois, c'était à cause de mon père. À la suite de ma tentative périlleuse, il avait fait boucher le puits et depuis, je n'ai pas eu l'envie de le faire vider. Ça, c'est le puits de mon père ; c'était il y a longtemps, au château (nous ne parlerons pas du château : hors sujet !...). J'étais enfant et l'envie de descendre dans le puits avait été plus forte que tout et j'étais descendu de la même façon le long d'une corde dont j'avais éprouvé la solidité, vérifiant chaque nœud avec une attention chaque fois accrue au fur et à mesure que les nœuds pénétraient dans la profondeur du puits. Maintenant, il y avait le puits de monsieur Adacic ; ce n'était pas le même puits ; ce n'était pas le même château d'ailleurs ; ce n'était pas un château ; c'était une ferme grotesque dans une campagne grotesque et monsieur Adacic avait un sacré mauvais caractère et il n'arrêtait pas de m'asticoter, alors vous comprenez ! il fallait que je fasse quelque chose et l'idée de descendre dans le puits m'est arrivée comme depuis mon enfance et je me suis fichu cette idée dans la tête et ça ne lui plaisait pas du tout, mais alors pas du tout. Je descendais, je descendais, je descendais, j'avais cette sacrée idée dans la tête, descendre jusqu'à toucher le fond ; je m'attendais à m'enfoncer dans quelque chose de boueux, de puant, mais j'avais beau descendre et descendre et descendre encore, rien ! je ne touchais rien et je vérifiais la présence de la muraille circulaire autour de moi et elle était là, gluante et froide et il fallait bien qu'elle s'arrêtât quelque part, non ? Alors j'ai fini par perdre la tête ; je me suis dit que ce n'était pas possible ; que je devais me tromper quelque part ; et je me suis mis à mordre la corde tendue, à la mordre jusqu'à me faire saigner les gencives ; et quand je suis remonté à la surface, quand elle a vu ma bouche en sang et mes yeux écarquillés par la lumière de la lampe torche que monsieur Adacic braquait sur moi disant : enfin ! vous voilà ! Espèce de fou ! (il disait cela en haussant les épaules et elle s'est mise à crier ; je me disais : voilà ce que tu as fait, voilà ce que tu as fait à ta maman). Mon père avait dit cela aussi, il y a longtemps ; je me souviens qu'il me frappait rudement sur la tête, me bottant le derrière jusqu'au château et le fermier lui faisait des excuses, disant :

— Faut m'croire, monsieur le Comte, j'avais pas vu le bambin faire des siennes, ce sacré puits il faut le boucher avec de la pierre, il disait ça comme s'il était entendu que si on ne le bouchait pas j'y retournerais un jour ou l'autre ; et moi j'étais sûr de ne jamais recommencer ; d'abord parce que j'avais eu très peur quand je me suis rendu compte que j'avais épuisé toutes mes forces et que par conséquent j'allais tomber au fond pour y mourir de la plus atroce façon ; et puis, j'avais d'autres raisons de ne pas recommencer et voilà que je recommençais et elle criait encore plus fort et lui me traitait de fou en riant, secouant le jet de lumière sur mon visage ; le lapin finissait de cuire dans la cheminée ; il fallait que je mange ; d'abord me laver ; ensuite, faire l'amour ; parce que j'avais envie de coucher avec elle, il fallait que je couche dans son lit, il fallait que ça se passe comme ça et il se bouchait le nez avec une pince à linge, riant et se renversant dans le fauteuil ; il disait qu'il n'en croyait rien, que ce n'était pas possible à son avis, jamais personne n'était descendu dans le puits, sauf le puisatier, mais c'était il y a bien longtemps et alors le puits fonctionnait encore, mais depuis que son père y avait jeté le cadavre de sa belle fille, autrement dit de sa propre femme, depuis qu'on l'en avait sorti à l'aide d'un treuil qui appartenait aux pompiers et que les pompiers avaient gracieusement mis à la disposition des gendarmes, depuis que son père avait eu la tête tranchée un beau matin du mois d'avril, depuis qu'on ne parlait plus de tout ça, personne n'était redescendu dans le puits où il jetait maintenant les ordures de la maison et il riait en se tapant les cuisses ; moi, je puais considérablement et j'avais terriblement envie de coucher avec elle et je me suis mis à rire moi aussi et ça l'a fait rire encore plus fort et il a sorti une bouteille de l'armoire noire, il a fait sauter le bouchon en riant et elle a été la première à tendre son verre parce qu'elle maîtrisait bien la situation maintenant et qu'elle savait exactement ce qui allait se passer.

 

Nous descendîmes ce petit chemin jusqu'à l'étang ; elle me parla de l'eau puis elle se tut et ne me regarda plus. Je regardai sa main longue et étroite ; elle avait l'air gantée et un bracelet noir en découpait le fragile poignet ; je tentais d'y déposer un baiser, mais elle l'écarta de mes lèvres et par dépit, j'embrassai l'écorce moussue, ce qui la fit sourire un peu ; je souris moi aussi ; monsieur Adacic nous surveillait avec sa longue-vue.

— Si tu me coiffais, me dit-elle en me tendant le peigne noir et blanc qui retenait sa chevelure sur le front.

— Te peigner ? Pourquoi pas ? Je désirais simplement un baiser de tes lèvres. Je peux embrasser tes cheveux ? non ? Monsieur Adacic me verra les coiffer avec soin.

Et je détachai une première mèche dont la longueur me caressa les doigts ; je frémis à la pensée que monsieur Adacic pouvait parfaitement observer ce détail ; elle baissa la tête et je descendis vers la nuque.

— J'ai vraiment envie de t'embrasser, dis-je en arrêtant le peigne dans le cou. Monsieur Adacic ne saurait apprécier à cette distance si je t'ai embrassée ou simplement coiffée.

Elle me regarda en souriant :

— Coiffe-moi avec ta bouche. C'est exactement ce que je veux et je veux qu'il le voie, si c'est ce qu'il veut voir maintenant ! maintenant, te dis-je !

Je mordis dans sa chevelure avec passion et bouclant chaque mèche qui me touchait la langue, j'atteignis la chair triomphante de son cou.

— Ce qu'il voit n'a pas d'importance, murmurai-je en parlant de monsieur Adacic dont la longue-vue était braquée sur nous.

— Et qu'est-ce qui a de l'importance ? dit-elle en me prenant les mains.

— Ce qui est important, c'est que ça commence vraiment entre toi et moi, entre moi et toi, entre tous les deux

— Ah ! fit-elle doucement. Il ne peut pas entendre ce que tu me dis.

— Ce ne sont pas des mots ordinaires, mais ce sont les mêmes chaque fois.

— Peu importe ce qu'il s'imagine.

Elle me laissa alors lui ôter sa longue robe et nous fîmes ce que nous avions envie de faire. Au bout de sa lorgnette, il vit sans doute ce qu'il y avait à voir et quand nous remontâmes elle et moi ce chemin qui retournait entre les arbres à la maison de monsieur Adacic, tandis qu'elle arrangeait les plis de nos habits, tournant autour de moi comme un oiseau, elle me dit soudain qu'elle avait tout oublié, que c'était chaque fois ce qui se passait : elle le faisait et puis elle oubliait, elle ne savait pas pourquoi. Nous entrâmes dans la cuisine ; il était assis devant la cheminée, réglant le feu du bout du pied, cognant les bûches sans calcul et les flammes montaient dans le conduit.

— Tu vas mettre le feu à la cheminée, lui dit-elle sans le regarder.

Je m'assis dans son dos, lui tournant le dos, la longue-vue était appuyée contre le montant de la fenêtre, je souris à l'idée de ce qui avait vraiment pu se passer et elle me vit sourire et elle me demandait sans rien dire de tout lui expliquer, nous sortions de nouveau et nous l'entendîmes jurer en secouant les bûches.

— Est-ce que tu m'as vraiment fait l'amour ? me dit-elle comme nous nous assîmes près du puits.

— Je crois que c'est comme ça que ça se fait. Est-ce que tu voulais que ce soit autre chose ?

— C'est comme ça que je l'ai toujours fait, me dit-elle sans me regarder ; il y avait un reflet de lune sur sa bouche ; je le cueillis du bout des lèvres. Mais elle ne me rendit pas mon baiser.

— Je ne sais pas ce qui se passe dans ma tête !

— Je veux toujours recommencer, affirmai-je comme si je répondais à une question sur ma virilité en jeu.

— On recommencera, c'est sûr.

A l'intérieur de la maison, il éteignit toutes les lumières ; nous demeurâmes elle et moi dans la cour éclairée par la seule lune qui se levait.

— Si on allait se coucher ? proposa-t-elle.

— Dans le même lit ? demandai-je.

— L'un à côté de l'autre, dit-elle. Chacun son rêve, ne crois-tu pas ?

Je ne savais pas ce que je croyais. À la fenêtre, je déplaçai la longue-vue de quelques centimètres ; elle me regarda faire sans rien dire ; j'avais simplement touché ma propre image.

Dans le lit, elle ne voulut pas se dénuder, mais elle se blottit contre moi et s'endormit ou feignit le sommeil, les yeux à peine éclairés. Je regardais la fenêtre géométrique, la fenêtre symétrique droite, la fenêtre divisible, la fenêtre multipliée par son unité ; et Anaïs dormait, doucement agitée par je ne savais quels rêves où j'étais peut-être.

 

Le lendemain matin, j'entendis monsieur Adacic descendre l'escalier et entrer dans la cuisine en faisant beaucoup de bruit. Elle se réveilla longuement et je baisai sa bouche entrouverte.

— Qu'est-ce que tu fais, Fabrice, arrête ! murmura-t-elle sans m'interdire toutefois de continuer à agacer sa bouche lente.

— Est-ce que monsieur Adacic est levé ? demanda-t-elle ; je l'invitai à en faire autant, mais elle se déclara incapable de sortir du lit tant la température à l'extérieur paraissait hivernale.

— L'hiver n'est pas loin en effet, dis-je en me levant.

— Dépêche-toi de t'habiller. Tu vas attraper froid dans cette tenue.

— Mais quelle tenue, ma belle amour !

J'entrai donc sans elle dans la cuisine, l'abandonnant à la chaleur des draps où elle avait décidé de se rendormir. Monsieur Adacic me salua à peine d'un coup de tête ; je dis « bonjour » et autre chose de matinal, mais il ne répondit pas et sortit aussitôt. Je l'entendis casser du bois dans la grange ; j'imaginais sans peine les sentiments qui l'animaient ; j'avais choisi Anaïs sans lui demander son avis et ça le rendait inapte à la conversation. Le dialogue était mort d'avance. Je ne cherchai pas à le ressusciter. À quoi bon puisque je ne l'aimerai jamais ; il se passa une bonne heure avant que je songe à manger quelque chose. Je tailladai nerveusement le jambon qu'il avait laissé sur la table entre un morceau de pain frais et une bouteille de vin blanc ; je ne me privai pas et une fois ravigoté par ces rustiques agapes, ayant constaté qu'il ne massacrait plus son bois, j'entrepris une promenade près de l'étang, non sans m'émouvoir quelque peu en foulant l'endroit même où nous avions fait l'amour ; je n'avais pas l'habitude d'une telle humidité et je ne restai pas longtemps au bord de l'étang ; je trouvai un chemin pour m'en éloigner et bientôt, ayant traversé un bois très sombre, tremblant à cause de l'humidité qui me traversait, je m'arrêtai près d'une vieille clôture derrière laquelle un taureau m'interrogeait. Je suivis la clôture jusqu'à la maison, ne détaillant rien de l'horizon peuplé d'arbres ni de l'étroite vallée où s'éparpillait un modeste village. Les volets de sa chambre étaient encore fermés ; elle devait dormir de tout son soûl ; j'eus l'idée de jeter des cailloux contre les volets, mais au moment où je m'apprêtais à le faire, monsieur Adacic surgit de l'angle de la maison et me regarda d'un air presque absent tandis que je manipulais les cailloux humides.

— Si c'est un oiseau que vous voulez choper, me dit-il d'une voix sans relief, j'ai un fusil qui vaut bien mieux que ça. Est-ce que vous savez tirer au moins ?

Je ne sais même pas ce que tirer veut dire ; l'idée d'un fusil entre les mains de ce type me donnait froid dans le dos ; je laissai tomber mes pierres froides, renonçant à l'idée de m'en servir comme je voulais et :

— Je veux bien un fusil, dis-je. Si vous voulez bien me prêter le vôtre. J'ai vu les traces de beaucoup de gibier en bas. Est-ce là que vous chassez habituellement ?

Je dis encore un tas de choses relatives à la chasse et il m'écouta sans rien répondre ; il avait un fusil et il me le prêtait : qu'est-ce que je pouvais demander de plus ? Il disparut d'un coup dans la maison et revint avec un magnifique Winchester ; je sifflai d'admiration, mais il ne prêta aucune attention à ce fraternel sentiment, il me fourra dans la main une poignée de cartouches et me poussa sans ménagement dans le chemin qui descendait vers l'étang moite et lumineux.

— Vous ne venez pas avec moi ? demandai-je.

Il ne répondit pas, ce qui voulait sans doute dire non ; je m'engageai donc seul dans le chemin boueux et je me retrouvai encore au même endroit où elle prétendait douter de notre amour ; l'herbe était encore couchée, relevée par endroits, mais il n'y avait aucune certitude quant à l'usage qui en avait été fait. Je m'assis un instant, le fusil entre les jambes, n'ayant pas l'intention de tuer quoi que ce fût de mangeable. À vrai dire, je n'ai pas l'âme d'un chasseur ; il faudrait piéger, débusquer, viser, tirer, non, ce n'est vraiment pas de cette manière que je me nourris et puis la campagne ne m'inspirait rien du côté de la mort violente... Je demeurai prostré avec mon inutile fusil et cette croissante humidité qui dévorait mon âme de citadin. Pour un peu, j'eusse souhaité remonter dans le wagon et poursuivre mon chemin jusqu'à la prochaine station. Au lieu de ça, cliquetaient les oiseaux au-dessus de ma tête ; les herbes soulageaient le vent à peine au ras de l'eau, des ondes se succédaient dans les racines des saules, au loin l'autre berge se peuplait d'autres oiseaux, le ciel y reposait son incroyable blancheur où le gris auréolait seulement les nuages. On peut rester comme ça des heures à mettre des mots sur un paysage : le gibier y rature les ombres passagères. L'inutile fusil trempait sa crosse dans l'humus et je flattais le canon muet et froid ; ce que je voyais passer dans mon ciel, c'étaient de noires libellules aux ailes bleues ou bien c'étaient les ailes bleues d'un vague oiseau ; il possédait le charme des oiseaux de passage : il déréglait le temps qui pourtant paraissait inchangé ; mais son passage n'est pas l'eau, ni les joncs qui bougent à l'envers ; il y a au fond d'un paysage une seule solitude et c'est celle-là qu'on choisit sans le vouloir ; enfin, je faisais des phrases pour peupler la froidure ; les oiseaux existaient avec le ciel et je poursuivis en effet ce chemin d'herbes folles, me retournant chaque fois que je croyais pouvoir apercevoir au moins un angle de la maison. Un reflet vert trahissait la longue-vue ou bien je voyais les volets fermés de la chambre d’Anaïs et j'attendais leur soudaine ouverture qui bien entendu ne se produisait pas. Une fois j'eus la tentation de tirer un lapin ; la bête se léchait le nez entre deux racines et je fis le geste de l'ajuster avec les mains, laissant le fusil pendre dans mon dos ; je ne sais pas ce qui a provoqué sa fuite, un reflet dans mon œil meurtrier ou la chute d'un gland parmi les feuilles mortes, en tout cas il a détalé d'un coup, oubliant peut-être son ombre incertaine ; le soleil s'élevait vers midi ; je calculai l'heure comme je savais et sûr de mon fait, je décidai de rentrer, bredouille certes, mais la conscience tranquille. À l'approche de la maison, je sentis une présence inamicale ; je portais le fusil sur mon épaule ; il n'y avait pas de risque pour que je m'en servisse ; c'était monsieur Adacic, ou Anaïs elle-même ou peut-être une jument égarée, c'était le lapin qui voulait s'assurer de ma neutralité, en tout cas je n'étais pas prêt à tirer et d'ailleurs je ne me souvenais pas d'avoir chargé le fusil.

— Je ne vous ai pas entendu tirer, dit monsieur Adacic en tendant les bras pour que j'y accrochasse son fusil.

— J'ai visé un lapin, mais sans le tirer, dis-je pour expliquer ma conduite.

Il ne me demanda pas d'autres explications et je le suivis dans la cuisine où il remit le fusil dans le râtelier.

— Je ne m'en sers plus beaucoup moi-même, ajouta-t-il en manière de conclusion.

Je n'osai pas le contredire tant mes préoccupations ne le concernaient plus. Je remontai d'un pas allègre dans la chambre où elle n'était plus d'ailleurs ; je me laissai tomber dans le lit encore chaud, un peu ému par tant de chaleur et j'attendis qu'elle revînt pour peut-être l'embrasser comme elle voulait. Elle ne vint pas ; je la cherchai dans toutes les pièces, je fis dix fois le tour de la maison, je descendis jusqu'à l'étang, remontai plusieurs fois le chemin ; il fallut bien qu'au bout de ces vaines recherches j'accepte d'interroger monsieur Adacic pour savoir où Anaïs se cachait, si elle se cachait et si c'était pour longtemps. Je le trouvai derrière la maison en train d'ajuster une roue à une charrette ; il sifflotait d'un air qui me parut allègre ; je n'osai l'interrompre tant il paraissait en train et j'attendis le moment favorable pour poser ma question, c'est-à-dire le moment où il me regarderait ; il se demanderait ce que je faisais là à le regarder sans rien faire, moi qui faisais toujours quelque chose chaque fois que je le regardais ; il remonta la roue, la fit tourner à vide, secoua l'autre roue puis, ayant fait le tour de la machine, il la poussa sans grincement sous l'appentis où il entreprit de la charger de bois ; pas un instant il ne tourna la tête dans ma direction ; je jetai un coup d'œil vers la maison, eus un instant l'idée d'y retourner pour m'assurer qu'elle était bien envolée et c'est à ce moment-là que je l'entendis me dire :

— Elle est partie hein ?

Je fis oui de la tête.

— C'est toujours comme ça avec elle.

Je ne comprenais pas.

— Elle s'en va aussitôt que c'est fait.

Il parlait d'elle et je voulais l'écouter.

— Vous ne pouvez pas rester ici.

Je m'en doutais un peu ; je ne resterais pas ici une minute de plus. Je retournai d'un coup dans la maison, escaladai l'échelle de meunier jusqu'à la chambre, et sur la chaise je récupérai mon maigre bagage ; en traversant la cuisine pour sortir, j'avisai la longue-vue et m'arrêtai ; j'allai m'en emparer lorsqu'il entra ; il vit ce que je regardais et il s'interposa entre moi et la porte.

— Je crois que vous emportez un bien qui ne vous appartient pas, dit-il sans toutefois émettre aucune menace.

Je tournai plusieurs fois la longue-vue entre mes mains et, la portant à mon œil pour regarder dedans, je vis son œil incroyablement grossi.

 

Seizième épisode

RIEN POUR BLESSER

— ¡No me digas !

— C’est ainsi, monsieur le Comédien.

— Ouais, dit Spielberg, mais c’est un autre film. Le Yougo et moi on était sur une autre longueur d’onde…

— Fallait pas venir ! Il savait lui (moi) ce qui arriverait une fois de plus à son mental s’il revenait ici !

— T’es déjà v’nu, Yougo ? Réponds, merde ! Ça change tout !

— Ça change rien, Steevy. J’suis toujours ton scénariste préféré.

— J’dis pas, mais…

— Ya pas d’mais ! Le fils de Joe, à l’époque, n’était pas un bon comédien. Il était même pas comédien du tout. Mais on me l’avait conseillé parce que…

— V’là une chose que vous pouvez pas raconter…

— C’est là que vous vous trompez, John. Je n’ai rien oublié. J’ai pas oublié, fils de Joe.

— Mais enfin merde ! Dans vot’scénar, j’deviens cadavre ! Or, j’suis bien vivant. Pas vrai, Sibylle ?

— C’est Yougo (John) Adacic (Cicada) qui est mort. Vous, John (Yougo) Cicada (Adacic), vous êtes bien vivant et Steven Spielberg vous fait confiance.

— Même que j’aurais un Oscar !

— Peut-être deux, dit la Sibylle.

— Mais je m’laisserai pas insulter par un hobereau de province qui a connu papa dans des circonstances encore mal élucidées par la Presse. Qui était Bernie Beurnieux ? Frank Chercos est mort en emportant ce lourd secret dans la tombe des Morts Pour De Bon…

— Les fameux MPDB dont la l’Administration est gardée secrète par le moteur du système lui-même, c’est-à-dire par une poignée d’Héritiers qui ont trouvé le moyen d’abolir le hasard en abandonnant l’idée simplette du coup de dés des flambeurs.

— Vous avez peut-être raison, DOC, mais tout ceci appartient à la Fable. Moi, je vous parle d’une Chronique dont nous sommes sans doute en train d’écrire le premier épisode : la Chronique de Gor… Ur.

— Parlez pour vous, Steevy. Ce mec sait exactement de quoi et comment est mort mon papa. Il était Directeur de Mission à l’époque, branché 24 heures sur 24 avec le vaisseau infiniment petit de mon papa qui filait dans le mauvais sens et qui s’en était aperçu trop tard. Qu’a-t-il laissé dans les réseaux pour dénoncer ce crime odieux ? Qui est Bernie Beurnieux, monsieur le Comte qui avez connu mon papa dans des circonstances que votre interface sociale interdit au Grand Public.

— Vous n’êtes pas John Cicada ! Vous êtes le comédien Yougoslave Yougo Adacic engagé par la Dreamworks pour jouer le rôle de Joe Cicada que son fifisse ne peut pas interpréter parce que… vous l’avez tué !

— J’ai tué personne ! John Cicada est mort dans d’autres circonstances. Racontez-leur, Fabrice ! Racontez-leur comment vous avez tué John Cicada vingt ans après avoir odieusement assassiné son papa Joe au cours d’une mission scientifique qui a coûté dix mille milliards de maravédis américains. Ah ! Elle a bon dos, la jument !

— Qui est Bernie Bernieux ? Et pourquoi ont-ils interdit la RPM à Frank Chercos qui méritait mieux de la Patrie ? Monsieur le Comte, vous nous devez des explications, foi de Kol Panglas.

— Vieux pédé de procureur immature ! Tu sais bien ce qui s’est passé puisque tu étais là !

Le comte désigna l’escalier dérobé, ce qui ne manquait pas d’hermétisme. Nous montâmes. Puis entrâmes dans ce qui paraissait être une bibliothèque, avec des livres comme dans le passé. Ça sentait le sous-bois et l’animal furtif. Au mur, de chaque côté d’une cheminée éteinte, figuraient les portraits à l’huile de papa Joe et de son fifisse John. Sur le linteau, une estampe représentait la troisième victime du comte : Frank Chercos lui-même en habit de parade de la Conciergerie des Commissariats de la Police de New Paris. Le comte avait récemment ajouté celui de Bernie Beurnieux, qu’on reconnaissait à son tablier et à ses bras velus. Kol Panglas s’était dissimulé derrière un monstera. Spielberg couvrit mon visage tendu de baisers brûlants.

— T’as un sacré génie, mec ! disait-il. Allez hop ! On refait la 10.

Pendant que l’équipe de tournage se mettait soigneusement en place, le comte se disposa à expliquer la mort de John Cicada. La Sibylle pleurait en songeant à ses enfants.

— Surtout ne coupez pas ! dit Spielberg.

 

10) — Vous avez déjà tué quelqu'un ? dis-je, reprit le comte.

— N... non, fit-il. Et vous ?

— Cela m'est arrivé. Un peu sans faire exprès.

— Ah ?

La voiture cahotait. C'était le comédien que j'avais engagé. Je m'explique : j'avais écrit une pièce, trop longue et trop écrite. Un ami me conseilla d'en discuter avec un comédien. J'en discutais avec plusieurs. Je les trouvais stupides. Et ma pièce continuait d'être longue et écrite. Enfin, je tombai sur celui-là. Il ne jouait rien à ce moment. Il n'avait pas joué depuis longtemps. Il n'y avait rien de prévu dans son emploi du temps. Il accepta les quelques billets que je lui tendis et monta dans ma voiture. Je l'embarquai comme une fille. Il ne se fit pas prier et écouta ma conversation avec patience et application ; aussi, quand je lui révélai que j'avais tué quelqu'un — cela voulait bien dire que j'avais supprimé la vie à un être humain —, il ne me posa aucune question pour en savoir plus. Il parut se satisfaire de l'incomplet rapport que je lui faisais. Exactement le type qu'il me fallait. Il n'avait jamais tué personne et il se laissait conduire au fin fond d'une obscure province par un hobereau meurtrier qui comptait sur lui pour parfaire sa littérature et sa connaissance des lieux du théâtre.

— Et ça ne vous étonne pas ? demandai-je.

— N... non, dit-il sans rien laisser paraître de son émotion.

— Vous mentez, fis-je. Vous ne comprenez rien à ce que je dis.

— Je comprends qu'on peut avoir tué sans faire exprès.

— Merci pour cette aimable attention.

Il n'en disait pas plus. Il avait gardé son imperméable et gratouillait du bout du pied une sacoche de cuir noir tandis que ses mains manipulaient les boutons.

 

À l'entrée du château, il ne s'étonna pas. Je donnai de la trompe pour avertir Spielberg et c'est Muescas qui s'amena en aboyant. Je dus descendre de la voiture pour ouvrir la grille. Muescas me lécha les bottes. Le comédien, derrière la vitre, lui jeta un coup d'œil inquiet. Muescas avait une tête de chien qui mord.

Au moment où je remontai dans la voiture, Spielberg se mit à klaxonner. Il arrivait dans l'allée bordée de chênes à bord de sa vieille 203 et couinait tant qu'il pouvait, secouant un bras par la portière. Il fonça sur nous, bloqua ses roues dans le gravier qui gicla, braqua tout à gauche, et repimponant de plus belle il nous guida dans l'allée vers le château, tandis que Muescas cherchait à lui mordre les pneus.

— Qu'en pensez-vous ? dis-je à mon hôte en lui montrant la coquille Saint-Jacques que je fis pivoter pour dévoiler le trou.

— C'est un trou, constata-t-il.

Il caressa en expert le dos des crocodiles de pierre qui descendaient de chaque côté de l'escalier, reculant encore pour admirer la porte qui avait fait l'orgueil de mon père. Le mâchefer grinçait sous ses pieds. Spielberg tenta de lui arracher sa sacoche noire, mais il s'y opposa avec fermeté, lorgnant toutefois du côté de Muescas qui grognait en le regardant.

— Je sens que je vais aimer ces lieux, dit-il en remontant l'escalier.

— Je ne vous le demande pas, fis-je, regrettant qu'il ne prêtât pas attention à la coquille Saint-Jacques de marbre que je fis pivoter de nouveau pour cacher le trou dans le mur.

— Un château, c'est toujours un peu mystérieux, dit-il sans se référer toutefois à la coquille Saint-Jacques qui étonnait pourtant tout le monde. Spielberg poussa la porte et entra le premier en s'excusant. Le comédien le suivit. Je restai un peu dehors avec Muescas reconnaissant.

Muescas, c'est le chien de ma vie. C'est sans doute l'être que j'aime le plus au monde. Et pourtant, j'ai une femme. J'ai aussi un fils. Un fils vite fait. À la première étreinte. Trop vite fait. Il n'a pas grandi. C'est un nain. J'embrasse le nain sur les deux joues. Il est toujours content de me voir. Et je ferme la porte, le laissant avec Muescas sur le seuil. Un peu plus tard, je verrai mon épouse. Une belle femme très sensuelle. On fera l'amour dans la nuit, tandis que le comédien regardera le plafond grotesque de sa chambre en se demandant ce qu'il est venu foutre dans cette histoire de château.

— Il a un drôle de regard votre chien, me dit-il en enlevant son imperméable crasseux que Spielberg jette négligemment sur le dossier d'une chaise ancestrale.

— Il a envie de vous mordre, dis-je. Méfiez-vous quand vous vous promenez dans le parc. Ce sacré chien surgit d'un coup et vous mord les mollets avant toute chose.

— Je ferai attention.

— Il fera attention ! dis-je à Spielberg qui pouffa.

 

Spielberg, je l'aime. C'est ma seule femme. Il pouffe parce que le comédien ne sait pas ce qu'il dit au sujet de Muescas. Comment surprendre Muescas dans son propre domaine — les arbres, l'herbe haute, le taillis opaque, l'humidité qui sépare l'écorce, les vapeurs de l'humus — non, on ne peut pas surprendre Muescas sur ce terrain-là. La nature est toujours du côté de Muescas. Et Spielberg le sait, Spielberg dont la belle queue s'étire entre les miroirs de nos jeux érotiques. Le comédien ne sait rien de tout cela. Il ne saura jamais rien. Il arrive, il voit le chien, il voit le serviteur, il voit le nain, il n'a pas vu la femme, et il ne sait rien de l'amour des uns et des autres. Il ne pense pas à l'amour. Il ne sait rien de ma pièce. Il ne demande pas à savoir. Il attend que ça arrive. Il aime le château, c'est tout.

— Je sers un alcool, je crois ? dit Spielberg en ouvrant les portes d'un bar.

— Pas d'alcool, dit le comédien un peu sèchement.

— Pas d'alcool ? De l'eau ?

— De l'eau avec quelque chose dedans ?

— Oui. De la glace.

— De la glace ?

Il s'installe dans le fauteuil qu'on lui désigne. Il a toujours le nez en l'air. Il regarde les plafonds, les frises en haut des murs, les linteaux aux sentences hermétiques. Par terre, ses pieds sont immobiles. Il se maîtrise.

— Qui est ce nain ? demande-t-il soudain.

Maintenant il sait quelque chose d'interne. Je lui souris pour montrer ma peine. Il a l'air dégoûté. Il plaint la mère.

— Je ne suis pas encore mort, dis-je en me levant, ni ma tendre épouse non plus, grâce à Dieu !

C'est toujours à un diable qu'on confie l'existence des ponts qui enjambent nos rivières.

— Dois-je comprendre quelque chose  ? fait-il.

— Voulez-vous voir le caveau que j'ai fait construire pour nos futures dépouilles ?

— Drôle d'idée !

Il s'amuse. Il oubliera que le chien est un chien, et il se fera mordre. Enfin, il me suit.

 

C'est une vaste pierre tombale au pied de l'autel dans la chapelle de notre vieux château. Je me suis fait représenté nu aux côtés de ma femme qui d'un double geste pudique qui la définit tout entière tient une main entre ses jambes et l'autre sur mon sexe dont la postérité ne saura rien.

— Approchez-vous, dis-je au comédien, et touchez. Cette pierre a été moulée sur nos propres corps. C'est une matière très fidèle. Caressez-la. Le moindre pore y est représenté. N'avez-vous pas la sensation de caresser une chair vivante ?

— En effet, dit le comédien qui ne peut cacher son trouble.

Il caresse l'épaule de ma femme, l'épaule blanche car nous avons voulu cette blancheur, elle et moi. En effet, répète-t-il et je l'engage à continuer. Il caresse les seins, descend le long du bras, s'arrête sur la main, c'est vrai, dit-il, c'est vrai. Un peu macabre tout de même ! Il se relève, se tient les hanches en se dandinant et regarde autour de lui l'autel, le retable, le chemin de croix, les vitraux et au bout de l'allée le balcon qui s'avance. Il ne pose aucune question. Le balcon l'inspire autant que la coquille Saint-Jacques. Ou alors il ne veut rien savoir. Je lui dirai tout.

— Monsieur mange avec Monsieur ? demande Spielberg d'une manière très ordinaire et le comédien trouve cela extraordinaire et il me regarde en hochant la tête.

— J'ai une petite faim, dit-il en se tapotant la barrique.

Je ris et on suit Spielberg dans un petit salon que j'ai ramené d'Égypte.

— Vous me donnerez votre manuscrit, bien sûr ? me demande le comédien entre deux gnaques.

— Il faudra que vous le lisiez, c'est évident !

— C'est tout ce que je voulais savoir.

On achève le repas en tirant la langue dans une verte gnole et on s'approche de la cheminée qui crapouille avec Spielberg dans le rôle du souffleur. Muescas se couche en grognant.

— Votre chien ne m'aime pas.

— Il n'aime pas grand monde.

— Il vous aime vous sans doute.

— Je vous dis qu'il n'aime personne. C'est un chien qui aime surprendre. Il déteste qu'on se cache.

— Hein ? fait le comédien.

C'est une question. C'est comme ça chaque fois que je dialogue aimablement entre deux verres dont le premier n'est pas encore bu. Le comédien finit par oublier cette question dont je ne comprends pas le contenu ni l'opportunité et, reniflant ce qui reste d'armagnac, il choisit le silence. Je n'ai pas répondu à la question.

— Vous savez ce que c'est ?

— Non.

— On écrit, on écrit et ça reste de l'écriture. Or, il fallait de l'oral. Et c'est irrémédiablement écrit. Donc, peu jouable.

— Je vois.

— Lisez-la d'un bout à l'autre, juste pour éliminer le sens. C'est en relisant que vous devez commencer à jouer.

— Je sais ce que j'ai à faire.

— Et bien faites-le.

Il va faire quoi exactement ? Certainement pas ce que je lui dis de faire. J'ai peur de perdre mon temps, mais il me rassure. Il sait jouer, c'est d'ailleurs tout ce qu'il sait faire. Il jouera jusqu'à ce que ce soit jouable pour tout le monde !

— On n'a que le tort d'écrire. Et vous avez raison de le jouer, dis-je pour conduire notre entretien.

Il ne pose donc aucune question et on entre dans nos pyjamas respectifs. Spielberg a tout prévu.

 

Je l'ai trouvé chez la baronne.

— Vous cherchez un comédien ? Pas pour jouer ? Pour écrire ? En voilà un qui ne joue plus ? Peut-être acceptera-t-il d'écrire. Je vous le présente ? Un grand type brun et pâle avec de longues mains qui manipulent le manuscrit au gré d'un regard immobile qui sonde le dialogue. Je lui tends une main humide qu'il secoue sans me regarder et il replonge sa main dans les feuillets craquants de ma seule nourriture. J'introduis une explication critique des défauts de l'œuvre. Il secoue la tête pour en apprécier la justesse. Moi je ne fais que répéter ce qu'on m'a dit de mon œuvre. Tout le monde est d'accord là-dessus. Il faut tout rejouer. Veut-il jouer avec moi ?

 

— C'est une expérience qui ne me déplaît pas, finit-il par dire. Je veux bien essayer, mais je ne vous promets rien.

— Je ne vous demande pas de promettre. Contentez-vous d'éclairer ma lanterne. Je reste le seul auteur.

— Bien entendu, dit-il en fourrant le manuscrit dans la sacoche qui ne le quitte pas.

— Vous viendrez au château pour travailler.

— Au château ?

— Bien oui quoi ! Au château ! Il a un château ! s'écrie la baronne en lui secouant le coude.

— Vous commencez à lire dans le château.

— Ah !

Et il me restitue le manuscrit que je balance sur une console. On se met d'accord sur la date du départ. Il est d'accord sur tout d'ailleurs. Il aimera le château. Il en a entendu parler. Il s'est intéressé naguère à l'astronomie. Il jettera un coup d'œil dans le télescope. Il n'a jamais regardé dans un télescope. Il n'a aucune idée de ce qui arrive au regard quand on regarde l'univers dans un télescope. Une chance que mon père ait été un amateur d'astronomie et qu'il ait eu l'idée d'installer cet observatoire dans le château. Et il s'imaginait que toute cette machinerie se trouvait dans une des tours, le plus près possible du ciel. Il n'en est rien, lui expliquai-je, ce qui explique la coquille Saint-Jacques.

— La coquille Saint-Jacques ! fait-il en éloignant le verre de ses lèvres.

— Celle que je vous ai montrée à l'entrée du château. Celle qui pivote pour libérer ce trou qui aurait dû vous intriguer !

— Je n'ai pas prêté attention à ce détail.

Je lui remontre le mécanisme : Regardez dans le trou. Vous ne voyez rien qui réveille votre sens du mystère ? Venez. Et je lui révèle doucement le secret, commençant par lui faire mesurer l'oblique du trou dont nous suivons la trajectoire à l'intérieur. Exactement de l'autre côté du couloir, il y a une autre coquille Saint-Jacques et je la fais pivoter pour lui montrer un autre trou pareillement oblique. Il s'émerveille d'un coup. Il n'a rien compris. Nous passons de l'autre côté de ce deuxième trou, descendant un escalier humide qui aboutit à une salle où je fais de la lumière. Il voit la troisième coquille et il se précipite vers elle en tendant le doigt. Il me regarde d'un air amusé pour me demander s'il peut la faire pivoter. Je lui fais signe que oui. Et la coquille pivote doucement pour laisser apparaître un troisième trou oblique. Nous traversons le mur pour nous retrouver de l'autre côté. Cette fois, la coquille est posée par terre dans une pièce étroite et nue. Faut-il la faire pivoter. Que va-t-il se passer ? Il la caresse un moment, force un peu sa résistance et elle cède, tournant autour de son axe. Le trou est vertical. Je lui montre le miroir qui rejoint l'oblique du troisième trou. Il comprend ce simple problème d'optique. Le télescope est sous nos pieds. Nous descendons. Un astronome ébouriffé est en train de suivre du doigt une colonne de chiffres qui défile sur un écran. Je lui fais signe de ne pas s'occuper de nous. Il salue à peine. Le comédien lui fait une courbette rapide et, abandonnant toute idée de dialogue, il rassemble ses moyens perceptifs autour de l'objet de son émerveillement : le télescope.

— Allongez-vous, lui dis-je. Il faut s'allonger pour regarder. C'est très confortable. Nous avons soulevé toutes les coquilles. La nuit est claire. Vous devriez apercevoir quelque chose.

Il s'allonge sur le tube et colle son œil dans la lentille qui s'ajuste avec exactitude.

— Vous voyez quelque chose !

— Je vois une tache blanche. Ça n'a pas grande signification pour moi. Mais je suppose qu'elle en a, une de ces terribles significations qui nous font regretter d'être mortels.

— Il faudrait en effet pouvoir mesurer, mais cela dépasse mes compétences.

— On pourrait demander à ce monsieur…

— Chaque fois qu'il ouvre la bouche pour répondre à une question, il ne peut s'empêcher de tout compliquer à tel point qu'on regrette toujours d'exister en même temps que lui.

Le comédien sourit. Il a l'air d'un enfant quand il sourit. Il n'y a pas d'enfant dans ma pièce. Il faudra l'empêcher de sourire. Le pyjama s'est entrouvert entre ses cuisses. Sa petite queue frémit doucement devant le spectacle de l'éternité. Elle se dressera au bon moment sans doute.

— Voilà un mystère de résolu, dit-il en se relevant. Quand je pense que nous autres, roturiers, nous habitons de sommaires appartements où il est impossible d'installer même un simple mystère. Ce genre de chose n'est possible que dans un château.

Il a admiré l'éclatante blancheur du caveau qui se répand sur les ors et noirs de la chapelle.

— C'est une œuvre digne d'attention, déclame-t-il. Je vous envie d'y demeurer pour l'éternité. Où serai-je mis pendant ce temps ?

— Je n'en sais rien, dis-je pour augmenter sa détresse.

— C'est ça qui est terrible, vous ne trouvez pas ?

— Et le balcon, dis-je, vous avez vu le balcon ?

— Le balcon ? Non. Quel balcon ?

— Le balcon qui donne dans la chapelle.

— Je regrette de ne pas l'avoir vu.

— J'aurais dû vous le montrer.

— J'étais captivé par les gisants, pardonnez-moi…

— Ah oui, les gisants...

On ne parle plus du balcon et on entre dans la bibliothèque où Spielberg ajuste des verres autour d'une bouteille.

— Je crains d'avoir trop bu, dit le comédien. Je ne dormirai pas si j'ai trop bu. La boisson me rend mélancolique.

— Elle fait de moi un homme halluciné.

— C'est différent, c'est vrai. Mais ne vous privez pas de boire. Vous me raconterez vos hallucinations.

— Je les raconterai à Spielberg.

 

Spielberg et moi on a le même pyjama. Lui porte le haut et moi le bas bien qu'à mon avis on devrait faire exactement le contraire. Car c'est mon cucul qui l'intéresse. Mais il préfère me baisser sauvagement le pantalon qui m'empêche d'écarter les cuisses pour le recevoir. Le comédien dort tout seul dans son pyjama.

— Évidemment, tout le monde ne peut pas avoir un château, commente-t-il. Et tout le monde ne peut pas s'y éterniser. Tout le monde ne peut pas avoir ce que tout le monde veut. Voilà la mélancolie qui m'arrive. Je ne dormirai pas ce soir.

— Il fallait vous mieux pourvoir mon ami. Je veux parler d'une femme. Vous aimez les femmes au moins ?

— Serais-je vivant si je ne les aimais pas ? À votre avis ?

— Elles vont vous manquer cruellement. Il n'y a pas de bordel au village et je ne crois pas qu'il y ait une seule femme de disponible, hein Spielberg ? Un homme peut-être, mais ça ne vous dit rien. Vous vous branlerez, mon vieux !

— Je vais travailler plutôt. Et mieux connaître le château, si vous me le permettez bien sûr.

— Demain je vous montrerai le musée. Une autre idée de mon père, toute à sa gloire bien sûr. Il a bien vécu. S'il fallait construire un musée en souvenir de moi, qu'y exposerait-on ? Je n'ai connu qu'une femme, que je ne vous ai pas présentée d'ailleurs. Je n'ai eu qu'un fils, nabot et obsédé par-dessus le marché. J'ai écrit une pièce pour le théâtre, mais elle ne vaut pas grand-chose et vous prétendez me tirer d'affaire. Voulez-vous voir la lionne que mon père a abattue d'un fameux coup de fusil quelque part en Éthiopie ? C'est une des belles pièces du musée. Elle sent un peu mauvais et elle a perdu beaucoup de la violence de son regard. On voit très bien la blessure. Impressionnant.

— Vous m'impressionnerez demain je crois. Je vais tomber, mais pas dormir. C'est par terre que l'angoisse est la plus terrible.

— Je vous crois !

Le nain s'est arrêté sur le seuil de la porte. Il déteste cette odeur de vieux bouquins. Il me regarde pour me demander s'il peut entrer. Et il entre. Il m'embrasse sur le front, tout droit sur la pointe de ses pieds. C'est sa tête que je déteste le plus. Sa grosse tête, son regard asymétrique et sa lèvre gourmande. Il me fait peur. J'ai terriblement peur de ce fils anormal. Mais je n'en veux qu'à sa mère de l'avoir imposé à ma propre existence.

Le nègre paraît lui aussi. Il cherchait le nain. Il a eu peur de ce qui arrive chaque fois que le nain échappe à sa surveillance. Ma femme le bat comme on a toujours battu les esclaves dans sa famille. Ce nègre est un peu de mon sang. Mystère de famille. Elle le bat quand même avec sa canne. Le comédien assistera peut-être à une bastonnade. Il s'en écœurera comme tout le monde fait chaque fois que ça arrive, ignorant l'obsession incroyable de ma femme pour le long sexe noir qu'elle sait caresser en mon absence. Je sais tout cela. Peu importe.

Ce qui importe maintenant, c'est ce comédien qui entre dans ma vie par la grande porte, celle que j'ai ouverte avec amour et qui ne peut être que celle de mon cœur. Il sourit béatement en regardant les êtres qui peuplent la bibliothèque, moi y compris.

— Je dois connaître tout le monde maintenant, dit-il en tendant le verre que Spielberg fait déborder sur son poing fermé. Madame exceptée. N'est-ce pas ?

— Madame s'est endormie, dit le nègre en souriant.

— Nous ne la saluerons donc point, dis-je en m'enfonçant encore un peu dans la moiteur du cuir.

— Elle était très fatiguée, ajoute le nègre pour l'excuser.

Comme si elle était excusable. J'ai tenté de la faire soigner, mais elle a échappé à toutes les sciences. Si elle était peintre, elle peindrait des queues. Mais elle n'est qu'une femme et elle s'amuse à étirer la longue queue noire dans sa main caressante chaque fois que je manque de lui accorder toute mon attention. Il la prend sans ménagement et elle ne s'intéresse pas à son plaisir de serviteur. Mais où est mon plaisir ?

— Couchez-le, dis-je au nègre en parlant du nain.

C'est le prix qu'il doit payer pour me tromper sans réveiller ma sauvagerie. Le nain dort avec lui, il mange avec lui, ils se lavent ensemble et ils ont les mêmes jeux. Le nain n'aime pas quand il s'approche nu et glissant du lit de sa mère qui s'amuse à le chatouiller jusqu'à qu'il se jette sur elle en poussant des grondements de bête sauvage. Le nain n'aime pas ça, il sait que je sais, il voudrait que je n'aime pas ça et que je le lui dise. Mais je n'ai aucune envie d'établir une quelconque relation avec ce fils débile. Et je n'en aurai pas d'autres. Ce que le comédien n'a pas à savoir.

 

Le nègre et le nain sortent de la bibliothèque, Spielberg lui-même s'approche de la porte dont il secoue le bouton avec mon accord, et le comédien et moi on se retrouve face à face de chaque côté de la cheminée qui cabote vivement. Il ne voit pas son érection qui s'éclaire de jets de flamme. Il regarde le linteau où mon père a fait graver une sentence qui était la première des siennes du temps où il régnait sur l'Éthiopie. Il ne me demande pas de traduire. Il laisse son regard aux courbes de l'écriture arabesque. Il y a un masque sur son visage. Un masque qui grimace. C'est le moment de grimacer. La nuit secoue son hochet. Il faut arrêter de penser à vivre.

— Quand pourrai-je commencer à lire votre œuvre ? me demande-t-il.

— Je ne sais pas. Quand vous voulez. Prenez le temps de devenir un habitant du château. Ce n'est pas si facile.

— Vous croyez ? Difficile de rêver d'éternité ? Je regrette qu'il y ait déjà un aboutissement à notre relation. Pas vous ?

— S'il s'agissait d'amour, je pourrais vous en parler, par expérience. S'agissant de littérature et de théâtre, je n'en sais rien.

— Quel aveu terrible que cet aveu d'impuissance !

Il se laisse aller entre les accoudoirs, renversant le verre sur les tapis. Il y a tellement de choses qu'il ne sait pas et il faudrait qu'il en sache tellement pour comprendre le premier de mes mots !

— Puis-je avoir le manuscrit ? Je ne dormirai pas ce soir. Je vais rester près de la cheminée si vous le permettez.

Il voit son érection noire et blanche et il croise les jambes. Je lui tends l'épais manuscrit.

— S'agit-il d'aimer ce que vous allez lire ?

— S'agit-il de lire ce qu'on aime seulement ?

— En fait, il ne s'agit pas de lire mais de jouer.

— Je ne jouerai pas ce soir, croyez-moi.

 

Je l'abandonne à sa soudaine nudité et ferme la porte qui coupe le silence. Je sors. La chapelle est éclairée. Ses vitraux font de la publicité sur les murs du château. Elle est en prière. C'est sa foi qui est en jeu. Je regarde les couleurs qui s'éparpillent sur le gravier. Elles n'ont pas la forme des yeux qu'elles jouent dans le verre. Et elle est debout sur le balcon, vêtue de son éternelle chemise de nuit, les mains posées sur la balustrade, regardant ce que Dieu a fait de son fils, le regardant et murmurant la seule prière qui est la sienne. Derrière elle, la porte à deux battants s'ouvre sur sa chambre où le lit est défait.

Elle ne comprendra pas ce que je demande au comédien. Elle acceptera de le voir, le saluera tendrement, mais elle n'écoutera pas mes explications. J'écris parce que je veux qu'on m'écoute. Et le comédien s'imaginera que je ne sais pas aimer comme il faut.

Je longe le mur du château jusqu'à la porte de la chapelle. La porte est fermée à clé. J'entrerai donc par sa chambre, m'arrêtant avec elle sur le balcon où elle est en prière. Mais la porte est fermée. Je frappe doucement. Elle ne répond pas. Je frappe plus fort. Elle ne répond toujours pas. Il faut que je la voie. Il faut que je lui parle. Je ne dormirai pas avant de lui avoir dit ce que je veux lui dire. Je sais exactement ce que je lui dirai. Maintenant je parle à voix basse contre la porte. M'écoute-t-elle ? Elle ne dit rien. J'entends le grincement des solives du balcon. Elle a décidé de ne pas m'ouvrir. Chaque fois que je reviens vers elle, elle augmente le temps de son indécision. La dernière fois, il s'est passé une heure entre mon premier cri et l'ouverture de la porte. Cette fois, la nuit est presque achevée et je ne l'entends plus.

Et puis soudain elle actionne la serrure, mais elle n'ouvre pas. D'habitude, c'est elle qui ouvre. J'attends. Elle est retournée sur le balcon. J'ouvre. En effet, la chambre n'est pas éclairée. Elle est debout sur le balcon, appuyée des deux mains sur la balustrade. La chapelle est remplie de lumière. Je m'approche. Elle ne se retourne pas. Je l'appelle. Mon amour, que t'arrive-t-il ? J'ai attendu si longtemps. Elle ne répond pas. Ne se retourne pas. Je pose mes mains sur ses épaules. J'entre dans sa chevelure parfumée. Je respire dans son cou. Elle ne dit rien. Alors je regarde dans la chapelle, je m'attends à voir le fils de Dieu et c'est le comédien qui m'apparaît dans son pyjama entrouvert. Il est immobile près des gisants. Il regarde dans notre direction. Il ouvre la bouche pour dire quelque chose, mais il ne parvient qu'à émettre une sorte de râle. Il quitte son regard pour rencontrer le mien.

— Je... je voulais voir le balcon... dit-il en s'approchant dans l'allée... je ne savais pas...

— Mais depuis combien de temps êtes-vous là ?

— Je ne sais pas...

— Et toi ? Que regardes-tu ?

Je la contrains à me regarder et j'entends le comédien qui bégaie : Comment savoir, je vous le demande... ? Comment savoir... et bien sûr je ne sais rien...

— Vas-tu me dire ce que tu regardes depuis des heures ? Est-ce que c'est ce comédien dont tu ne sais rien ? Est-ce cela qui s'est passé entre vous cette nuit ?... Dites-le-moi, vous !

Le comédien me montre ses mains en signe d'innocence.

— Qu'est-ce que je peux savoir, moi, de ce qui se passe ici ? Je ne suis pas venu pour ça, pour comprendre ce qui ne me regarde pas. J'ai trop bu et je n'ai pas lu le premier mot de votre œuvre. Que dit-il, le premier personnage ?

J'actionne l'interrupteur et toutes les lampes s'éteignent. Une fois fermées les portes qui donnent sur le balcon, la chapelle est obscure et sans limites. Ou bien tout s'éclaire et le monde se limite à sa propre solitude. Il se met à hurler et on entend son corps tomber sur les dalles froides de l'allée qui ne rejoint plus l'autel.

— Qui est-ce ? me demande ma femme tandis que j'allume une lampe de chevet. Et je lui donne les exactes raisons de la présence de ce comédien dans les entrailles du château.

 

*

 

— Vous allez sans doute vous ennuyer, dit ma femme au comédien qui secoua la tête pour dire non.

Il avait troqué le jean pour le pantalon de velours côtelé et remplacé son hideux imperméable pour une de mes vestes de cuir qui se ferment toutes à l'aide de boutons. Il y avait des lacets à ses chaussures et il les avait noués soigneusement en pensant à ce qu'il venait de quitter pour une nouvelle expérience.

— C'est la campagne ici, lui dit ma femme. Vous verrez, on s'y ennuie. On finit toujours par s'y ennuyer.

— Je voudrais vous croire, mais c'est difficile, dit le comédien en frémissant. Je n'ai pas du tout l'intention de m'ennuyer. Par contre, je vous promets de ne plus boire.

— Vous m'avez fait une de ces peurs hier au soir ! N'est-ce pas mon amour que j'ai eu très peur !

— Le mystère n'est toujours pas éclairé, dis-je sans lever la tête du journal que je ne relis pas.

— Je vous assure qu'il n'y a aucun mystère ! fait le comédien. Et la porte était ouverte. Comment aurais-je pu entrer dans la chapelle, sinon par la porte ? Je vous le demande.

— C'est en effet la seule issue, si l'on considère que le balcon ne peut en aucun cas être considéré comme une issue. Dans ce cas il faudrait vous soupçonner d'être l'amant de ma femme, et elle votre maîtresse ce qui me paraît peu probable. Je veux dire que je ne crois pas qu'elle puisse être votre maîtresse. Vous l'amant, je veux bien. Mais elle votre maîtresse, non.

— Tu vas le gêner avec tes plaisanteries.

— C'est un jeu, dit le comédien. Moi aussi j'aime jouer. Je suis d'ailleurs ici pour ça. Voulez-vous commencer votre instruction ?

— Pourquoi pas demain ? dis-je en froissant le journal. Aujourd'hui je vous amène chasser le lapin. Qu'en dites-vous ?

— Je n'ai même jamais tiré un coup de fusil !

— Tonnerre ! Le premier que j'ai tiré a tué quelqu'un !

Ma femme rit.

— Mais trêve de confidences, allons nous armer !

Et comme chaque fois que je la quitte, elle fait un signe de la main et le nègre rapplique aussitôt. De loin, je la regarde recevoir cet infâme baiser dans la bouche. Le comédien fait semblant de ne rien voir. Il joue avec les reflets sur le canon de son fusil.

— Et votre femme s'intéresse à ce que vous écrivez ?

— La vôtre s'y intéresserait-elle si elle existait ?

— J'épouserai peut-être une comédienne.

— Dans ce cas, vous n'écrirez jamais. Allons-y.

Je siffle. C'est Muescas qui s'amène. Il reluque les mollets du comédien, il attend un signe, mais je me mets à marcher en direction du bois où je compte bien débusquer un lapin sans son aide et l'ajuster comme il faut et l'arrêter dans sa course pour lui ôter la vie.

— Si je vous énerve, dit le comédien, je ferai autre chose. Ne vous souciez pas de mon emploi du temps.

— Faites attention, il est chargé !

Il regarde le fusil avec inquiétude. Ce qui est chargé va sortir par là et Dieu sait où ça ira se loger. C'est comme ça que ça s'est passé la première fois. Mon père marchait devant moi. Il s'inclinait sous les branches. Ma future femme avait à peu près ma taille. Aujourd'hui, elle est plus grande que moi. Moi je n'ai pas changé. Chaque partie de moi-même s'est normalement augmentée et j'ai atteint ma juste proportion d'adulte. Elle était un peu boulotte. Elle s'est étirée comme le verre. J'ai assisté à cet étirement année après année. J'ai vu les poils pousser entre ses jambes, j'ai senti sa poitrine prendre toute l'importance qu'elle a maintenant pour moi et un jour ses longues jambes se sont ouvertes et je lui ai fait ce satané fils qui me mange la vie !

— Il a quel âge ce chien ? demande le comédien.

— Je n'en sais rien. Il est le dernier rejeton d'une longue lignée qui a connu tous les Capet.

— Je dis ça à cause de l'odorat. On dit que les chiens perdent leur odorat en vieillissant. En effet, je viens de voir un lapin et ce pauvre cabot n'a même pas soulevé une oreille.

— C'est votre faute, pardi ! Il ne s'intéresse qu'à votre chair. Vous avez l'attrait des grandes villes.

— Je ne suis pas sûr de faire un bon chasseur en effet !

Il a bon nez, Muescas. Seulement, c'est un filou. Il n'y a que les femmes qui reçoivent l'hommage de son respect. Il leur renifle le derrière, ce qui les surprend toujours. Mais quand elles aperçoivent cette aimable truffe, elles lui flattent le crâne et il se couche à leurs pieds, en jurant son entière et éternelle fidélité. Avec les hommes, c'est autre chose. Il veut mordre d'abord. Et il veut qu'on le morde. Il veut se mesurer en mordant. Les hommes sont des chiens. Il en est persuadé. Il ne changera pas d'avis.

— Quelle drôle de plaisanterie ! fait le comédien. Vous devriez écrire des comédies. Est-ce une comédie que vous avez écrite ?

— Je ne crois pas non.

— Réécrivez-la dans ce sens.

— Écrire pour faire marrer le peuple ! Vous plaisantez. Je veux bien écrire pour le faire chier, mais il n'est pas obligé de me lire. J'écris pour les gens de mon espèce, les châtelains !

Visiblement, le comédien n'est pas un bon marcheur. Il se prend les pieds dans les ronces, croit qu'elles font exprès de le faire trébucher et me fait constater le complot qu'elles préparent contre lui.

— Regardez celle-là, me dit-il en me désignant celle qui lui paraît la plus menaçante, regardez comme elle se déplace dans le sens que je vais emprunter. Regardez !

Et il se prend les pieds dedans et cette fois se couche d'un coup dans un massif de cinglantes orties. Muescas s'approche, gueule ouverte.

— Merde ! dit le comédien que j'aide à se relever. Il vaut mieux rentrer. Vous avez vu comme il me regarde ?

Muescas éternue et détale d'un coup. Il bifurque à cent mètres, soulevant un parterre de girolles, parcourt cent autres mètres qui s'effeuillent et revient droit sur nous, augmentant sa vitesse chaque fois qu'il s'arrache à la terre. Le comédien recule contre un arbre. Muescas s'arrête à ses pieds dans un soulèvement d'humus qui tachote le visage blême du cabot.

— Je ne joue plus ! dit-il. Je ne joue plus avec ce chien qui me fait une peur bleue chaque fois qu'il s'intéresse à moi. Si je tente de le caresser, que croyez-vous qu'il se passera ?

— Devinez ! fis-je, et je les laisse en tête à tête.

 

Quand j'arrive au château, ils sont assis l'un près de l'autre sur la margelle du puits, ma femme consentante et le nègre qui lui parle dans les cheveux. Je les vois, lui nu et brillant comme un objet, elle pâle et rugueuse sauf aux endroits où sa main huileuse l'a caressée. Mais ce n'est jamais comme cela que ça arrive. Elle est bien la maîtresse et il est le serviteur impeccable à qui elle confie sa détresse. J'ai envie de les déshabiller. Je m'approche, exhibant le lapin qu'il fera cuire pour nous.

— Un seul coup ! Regardez l'état de sa tête. Pan !

— C'est un peu dégoûtant mon chéri.

— Ça l'est !

Et je jubile encore un moment avant de lui lancer la dépouille qu'il reçoit d'une main ferme. Il ne dit rien. Elle le regarde sans rien dire non plus.

— Va-t’en, dit-elle enfin, et il s'éloigne en emportant ma chasse aux cuisines.

Elle reprend le livre qu'elle lisait avant qu'il ne l'interrompe.

— Tu ne vas pas lire maintenant ! dis-je.

— Pourquoi pas maintenant ?

— De quoi parliez-vous ?

— C'est moi qui parlais.

— Ah !

Que lui disait-il qu'elle buvait avec cette attention qu'elle ne m'accorde jamais ? Je le siffle, et il revient. Je lui balance fusil et cartouchière. Il n'aime pas ce geste de mépris, mais il me méprise autant que je le méprise. Où est le nain ?

— N'appelle pas notre fils ainsi, dit ma femme. Il a un nom.

— Pour moi il n'en a pas. Les nains n'ont pas de nom. Le nègre non plus. Est-ce que les comédiens ont un nom ?

— Je ne sais pas, Monsieur. Je vais lui demander.

— Insolent ! Reviens si je t'appelle !

Ma femme ferme le livre.

— Il n'a pas répondu à ma question, ce bâtard !

— Je peux y répondre si tu veux. Notre fils prend un bain.

— Dommage que Muescas ne soit pas là. Il adore se baigner avec le nain et je crois qu'ils s'amusent bien tous les deux à éclabousser le nègre qui rouspète en les frappant avec une serviette.

 

Et v'là le comédien qui se ramène en boitant. Il secoue un morceau de tissu. Il ne porte pas le fusil. Je crains le pire.

— C'est Muescas. Il m'a mordu. Regardez !

Il exhibe un morceau de chair sanguinolente au niveau du mollet. Est-ce qu'il est vacciné contre la rage ? Non bien sûr. Il est devenu fou quand j'ai voulu le caresser. Regardez ce qu'il a fait de ma main. Il y a quelque chose de cassé dedans. C'est tellement compliqué une main ! Je ne sais même plus où est le fusil. Je n'ai même pas songé à m'en servir contre cette bête sauvage.

— Est-ce que vous vous en serviriez contre un nègre !

— Je ne comprends pas ! Je ne comprends rien à ce que vous dites. Je me plaisais tellement ici. Vous comprenez, ce château, la chapelle, la pierre tellement exacte des gisants (pardon madame elle rougit) et cet extraordinaire observatoire astronomique. J'ai cru que l'inspiration serait plus forte que la peur que me donne ce chien. Regardez le résultat ! Je saigne. J'ai mal, quelque chose est cassé et je suis peut-être infecté !

— Vous n'avez pas assez bu ! diagnostiquai-je avant de vider le contenu de mon verre. Vous êtes triste alors qu'il s'agit d'avoir des visions. Vous n'avez pas suivi mon conseil.

— Mais si je l'ai suivi ! Mais si je l'ai suivi ! Mais le chien m'a mordu et j'ai perdu tous mes moyens.

Il se met à pleurer, cognant son front inspiré contre la table, ce qui fait vibrer la vaisselle.

— Je ne sais pas quoi faire, dit ma femme. Je ne sais même pas de quoi il s'agit ni à quel jeu vous jouez !

— Mais on ne joue pas Madame ! Le chien m'a mordu réellement RÉELLEMENT  ! ! !

— Tout est possible, dis-je, à partir du moment où rien n'est joué !

— Oh ! vous, ne commencez pas avec vos âneries ! éclate soudain le comédien que mon non-sens n'amuse plus. Tenez ! le revoilà qui arrive bien décidé à recommencer. Faites quelque chose !

Arrêter Muescas en pleine course n'est pas facile. Et puis il risque de me mordre. Il ne fera pas détail en cas de colère et il est dans une colère terrible. Je ne m'interpose donc pas et l'autre mollet du pauvre comédien vole en éclats de sang et d'os sans compter l'insaisissable cri par quoi il commence à mourir. Muescas veut alors lui mordre le visage, mais ma femme lui assène un fameux coup de son livre sur le crâne. Il regarde le livre pour en identifier le possesseur, aperçoit la fine main qui ne le retient plus et le lance contre son œil qui se déforme, lui arrachant un aboiement pitoyable qui met fin à la bagarre. Le comédien bave entre ses dents, étouffant le cri qui l'empêcherait de jouir de l'aboiement douloureux de son agresseur qui ne se retient pas, augmente le volume de sa plainte, frottant désespérément l'œil blessé contre l'herbe guérisseuse qui tarde à prouver son efficacité. Le comédien, entre deux spasmes, jubile.

— Quelle horreur ! s'écrie Spielberg qui arrive avec un parapluie qu'il brandit comme une épée.

Le nègre, plus avisé, ajuste la bête dans le viseur de son fusil.

— Mais tirez ! tirez donc ! crie le comédien qui se met à marcher sur ses genoux comme sur des moignons.

Je cajole Muescas avec prudence, mais il souffre trop pour retrouver son agressivité ancestrale. Il accepte que je le conduise à l'écart de cette réunion. Près de sa niche, je lui prodigue mille soins et il pelotonne sa grosse tête sous mon bras. Muescas, c'est un enfant en matière de violence. Il s'est trompé de jouet. On ne joue pas avec ma femme.

 

Alors bien sûr moi je n'ai pas lu Artaud. J'ai lu Racine et ça me suffit. Et j'écris dans ces lignes là. Ni plus ni moins.

— Oui, mais enfin, me dit le comédien qui connaît PHÈDRE par cœur, depuis Racine, vous comprenez, et surtout depuis Artaud... eh bien oui, voilà. J'avoue mon innocence. Je ne suis pas coupable. J'ai écrit pour ce que je croyais être le théâtre. Ce n'est plus le théâtre ? C'est un peu comme si je n'avais rien écrit. On peut recommencer. C'est que je me plais moi ici.

Il est vrai que j'ai attaché Muescas. Il ne comprend pas. Il regarde la chaîne d'un œil morne. Il n'a plus envie de mordre. Je passe de longues heures avec lui, tandis que le comédien nous donne des extraits de son talent. Il est persuadé que c'est la raison de l'indifférence de Muescas qui ne songe plus à le mordre. Qu'est-ce qu'il connaît des songes de Muescas ? Il rêve toujours d'être le lion qu'il aurait pu être s'il était né sur une autre terre. Et maintenant le voilà attaché à cette terre, par la faute d'un comédien qui ne sait plus ce qu'il dit. Pauvre Muescas ! Enfin, le comédien s'est remis de ses blessures. Ma femme a entouré ses pitoyables mollets de bandelettes de soie imbibées d'une potion de sa composition. Il s'essaie à marcher dans le parc à l'aide de béquilles. Il veut rester. Il n'exige même pas qu'on attache Muescas. Il dit s'intéresser à la pièce que j'ai écrite et qu'il détruit un peu plus chaque jour au grand amusement de ma femme qui n'a jamais cru à mon génie de dramaturge. Le comédien la distrait de son ennui. Elle n'exigera rien d'autre. Le nègre impose son royaume et je ne surprends rien de leurs rapports. Je n'en fantasme pas moins chaque fois que je m'écarte de leur influence. Je ne sais vraiment pas qu’en penser. Je suis passé à côté de tout. Et Spielberg m'encule sauvagement dans la bibliothèque qui est devenue notre chambre nuptiale. Et tandis que sa queue pleine de merde se ramollit doucement, je le quitte pour rejoindre ma femme qui ferme le livre en souriant, le pose sur les draps où j'essaie d'installer ma nudité de poète, puis s'endort sans commenter la frémissante flaccidité qui continue d'humidifier sa cuisse.

 

Mais ce soir-là, Spielberg ne m'encule pas et je ne monte pas dans la chambre. Je m'attarde dans la bibliothèque. J'ai besoin de réfléchir. Je dois réfléchir si je veux que ça s'arrête. Je sens que je suis sur le point de passer à côté de tout. Peu importe le nanisme d'un fils qui de toute façon n'aurait rien alimenté, peu importe les enculades de Spielberg, les morsures de Muescas, les érections du nègre et les exaltations de ma femme. Peu importe ce que j'ai écrit et ce qu'en pense le comédien. Tout ça, c'est de la merde à raconter. Et c'est ce soir que ça m'arrive. Tandis que Spielberg se demande pourquoi et que le nègre, misant sur sa patience, supporte les coups de pied du nain qui rêve dans son lit. Je n'ai pas parlé de l'astronome. On ne le voit guère dans la journée. Il s'amène pour dîner, ne répond à aucune question le concernant, en pose deux ou trois qui concernent le temps, et il finit sa soupe en rotant comme un Arabe. Puis il disparaît dans le long couloir au bout duquel il ouvre une porte qui doit être celle de sa chambre. J'aurais pu parler du musée et de l'impression qu'il fit sur le comédien dont je n'ai pas dit s'il était jeune ou vieux ou éternel. C'est que les choses arrivent quand on ne les attend pas. La vie est ce qu'elle est. Je vis très mal la vie. J'ai rêvé de théâtre. Je me rends compte que j'ai rêvé en dormant. Le comédien restera le temps qu'il voudra, ou bien je lâcherai Muescas à ses trousses et on ne le reverra plus dans les parages.

Spielberg pousse un soupir de découragement en fermant la porte. Il n'a rien dit et moi non plus. Le nègre m'a embrassé sur le front et je lui ai rendu son baiser. Il a trouvé ça étrange. Je lui ai demandé s'il avait quelque chose à dire. Il m'a répondu que non et il est sorti avec le nain. L'astronome a toussé dans sa chambre et ma femme a trouvé une page dans son lit. Je me demande ce que fait le comédien. Il descendra peut-être dans la bibliothèque et il voudra parler de ma pièce et de ce qu'il en pense. J'ai du mal à comprendre ce qu'il me dit. Je manque d'éléments. Des mots m'échappent, qui sont des termes techniques, et du coup je perds le fil de sa pensée et je retrouve le mien qui ne m'a mené nulle part et sur lequel il n'a exercé aucune influence à ce jour. Il fait ce qu'il peut pour mettre du théâtre dans ma pièce et je vois bien que c'est inutile. Ma femme en rit doucement, mais elle ne dit rien de définitif.

 

Je vais boire ce soir. Je vais vider une bouteille. On verra bien ce qui se passera. Et je la vide. La nuit est bien avancée lorsque j'avale la dernière gorgée. Je vois encore. Je n'ai pas assez bu. Quand j'ai bien bu, je ne vois plus rien. Je deviens aveugle. C'est la nuit. J'avance dans le noir. Je ne trouve plus mon lit. Voilà ce qui m'arrive. Et ma femme me mord l'oreille pour tenter de me sortir de mon néant. Et je saigne dans sa bouche inutilement. Elle mord les draps par désespoir, elle me griffe le dos, me donne des coups de pied dans les cuisses, mais je ne sors pas de mon obscurité, je m'enfonce lentement jusqu'au moment où le monde disparaît d'un coup. Au matin, j'ai l'impression d'aimer la vie et je souris en ouvrant les fenêtres. Elle me regarde tristement, mais ne me pose aucune question. Elle ne veut pas savoir où je suis allé.

Mais ce soir-là, je ne suis allé nulle part. J'ai regardé la bouteille d'un air incrédule, j'en ai interrogé le vide sans y croire et je n'ai pas trouvé de réponse à sa douloureuse présence.

J'aurais tant voulu que ma pièce fût une œuvre de qualité ! Il n'en est rien malheureusement. Et ce pauvre comédien n'y est pour rien. Je me suis assez moqué de lui. Je suis injuste. Il a rêvé non pas parce que je suis un auteur, mais parce que je suis riche et châtelain. Il continue de croire à son mensonge. Les morsures de Muescas ne l'ont pas réveillé de son rêve trompeur. En tout cas, je n'y crois plus. Je dois me résoudre à crever comme un homme. Pas un comédien n'acceptera de jouer pour moi. C'est fini. Le rideau est tombé. Derrière, ma vie. Devant, la mort. Je sors avec les autres puisque le spectacle est terminé. Dans la rue où les néons s'éteignent, je suis un homme comme les autres. Je n'ai jamais rien écrit.

 

Voilà dans quel état d'esprit je me trouvais ce soir-là. Et comme chaque soir, avant de me coucher, je fis le tour du château en compagnie de Muescas afin de vérifier toutes les fermetures. J'agitais ma lanterne pour effrayer les oiseaux et Muescas allait et venait dans la limite de la lumière, n'osant franchir l'ombre que je créais pour lui. Nous nous amusâmes longuement de la solidité de la serrure de la chapelle, qui était de loin la plus fragile, parce que la plus vieille. Nous inspectâmes chaque angle afin que l'ombre n'y dissimulât rien. Je jetai de la lumière dans les allées qui s'enfonçaient dans l'ombre. Muescas eut quelques soupçons que rien ne justifiât toutefois. Plusieurs fois il toucha l'ombre du bout de son museau, mesurant le grognement par lequel il comptait atteindre l'objet de son inquiétude. Mais rien n'alarma sérieusement nos sens et nous retournâmes dans la bibliothèque près de la cheminée où Muescas s'endormit paisiblement. J'avais un peu mal au crâne d'avoir trop bu ou pas assez. J'entrepris de fumer un long cigare noir qui pouvait durer toute la nuit et m'aider à rassembler mes esprits pour penser aussi justement que j'en étais capable. Des bruits indéfinissables troublaient mon repas. Quelqu'un toussait, des solives craquaient, le bois d'un lit jouait avec ses mortaises, des chuintements qui pouvaient être à l'origine des voix finissaient comme des vagues non loin de moi. Seuls le feu et les ronflements de Muescas ne me perturbaient pas. J'essayais de penser à la pièce que je voulais récrire malgré tout. Je n'en voyais plus l'architecture, sans doute parce qu'elle n'en avait pas. Des personnages disparaissaient derrière l'utilité que je leur avais trouvée. Je ne savais plus très bien où commençait l'action ni où elle finissait, en tout cas jusqu'où j'avais voulu la conduire. J'y avais travaillé pendant des années. Je l'avais préférée à tout. Je lui avais donné ma préférence. Rien ne comptait plus. Et j'avais rêvé de gloire. Et le jour où j'en donnai lecture dans une de ces stupides réunions qu'on n'appelle plus des salons et que les regards m'en avaient dit long sur ce qu'on en pensait, mon rêve s'est écroulé, mais pas d'un coup, pas à la manière d'une catastrophe ; les pierres de mon édifice fragile rejoignaient une à une le dictionnaire d'où je les avais tirés avec tant de soin et, croyais-je, d'à-propos. Je me retrouvai nu comme la page blanche que je regrettais soudain d'avoir écrite de ma meilleure écriture. Le meilleur de mes amis me conduisit à l'écart de ce monde et, au bord du précipice où il fut le seul à ne pas me pousser, je reçus son sentiment, qu'il partageait avec tout le monde, en pleine figure : ma pièce ne valait rien en tant que pièce ; en fait, ce n'était pas une pièce ; ce n'était d'ailleurs rien de définissable ; la littérature m'avait tourné le dos et je devais me demander pourquoi. Personne ne répondrait à cette question à ma place. Et effectivement, chacun se plaît à reconnaître son indifférence. J'avais raté ma vocation.

 

Et voilà qu'on recommençait ! Muescas a senti quelque chose enfin quelque chose est venu le chercher dans son sommeil un bruit est venu titiller son inquiétude endormie ! Il me regarde comme si mon regard l'aidait à mieux concentrer son oreille sur l'objet de son attention. Eh oui Muescas j'ai entendu moi aussi : quelqu'un a manipulé l'interrupteur dans la chapelle ! C'est elle qui fait joujou avec Dieu en pleine nuit ! Elle éclaire l'objet de sa douleur ! Elle croit que c'est son fils qu'on crucifie ! Et elle allume les lampions de la veilleuse qui éclaire vaguement les pas au ras du sol à la lampe à arc que j'ai fait installer derrière l'autel pour illuminer le retable où tout se répète de la même manière depuis des siècles !... le néon qui descend en rond sur les gisants a des allures pop'art qui ont inquiété l'Inquisition !... car il a bien fallu consacrer ce local !... et même la pointe de ton sein, provocante, rieuse, obscène, noire ou blanche, la pointe de ton sein qui défie le plaisir s'éclaire de la lumière artificielle que j'ai prévue pour la nuit !... Allez hop ! Muescas, on va voir ce qu'elle fabrique à cette heure de la nuit... et Muescas et moi on s'engage dans le couloir on grimpe l'escalier au bout et on arrive devant la porte de sa chambre. Je tourne le bouton, la porte s'ouvre, je vois le lit défait d'un côté, les draps pliés en angle droit, un coussin au milieu du lit. Les portes à deux battants qui donnent sur le balcon sont ouvertes mais elle n'est pas sur le balcon. Je jette un coup d'œil sur le prie-Dieu, le lavabo, l'armoire, la fenêtre, elle n'est pas dans la chambre, elle n'est pas sur le balcon, je crains le pire. Je me précipite sur le balcon, je m'attends à la trouver gisante sur les dalles, mais non ! Il n'y a rien sur les dalles que l'ombre frisée des jointures ; elle n'est pas morte de cette façon. Muescas renifle sous le lit. Il comprend que c'est elle que je cherche soudain il tombe en arrêt. Il regarde entre les barreaux de la balustrade. Elle est assise près des gisants, sur les genoux d'un saint Gabriel dont le bronze a canonné au service de la France. Elle regarde la pierre blanche qui lui ressemble. Le néon fait des ronds couleur fraise juste au-dessus de sa tête. Elle le déplace du bout de sa canne. Et c'est alors que j'aperçois le visage souriant du comédien. Il se tient debout près d'un chandelier en forme de porte-plume autour duquel un néon rose et bleu fait des franges de crème. Il parle. Je ne sais pas ce qu'il dit. Il parle. Elle l'écoute. Je retiens ma respiration. Muescas me souffle dans l'oreille. Il a envie d'aboyer, mais il sent que je tiens au secret de notre présence et on recule doucement dans la chambre, chacun derrière un battant épiant la scène. Que va-t-il se passer ? Je me sens tout tourneboulé et Muescas se met à puer de la gueule. Du coup, mon regard se trouble, j'ai envie de vomir, je me souviens que j'ai bu. Je sens que je vais crier. Que se passera-t-il si je crie ? Est-ce que ma vision s'envolera dans les plafonds pour disparaître à jamais ? Muescas m'observe, ayant posé sa truffe humide sur le plancher. Il voit que je me sens mal, que je vais manquer de discrétion, il a un regard désespéré qui en dit long sur ma situation. Ma femme s'entretient avec un comédien dans le royaume de Dieu. C'est obscène. Intolérable. C'est plus que je ne peux en supporter. Mon Dieu, faites que ce ne soit pas vrai. J'ai trop bu et je ne sais plus ce que je vois. Si on retournait dans la bibliothèque ? Ils discutent aimablement. Je terminerai le cigare que j'ai commencé et tu retrouveras le sommeil qu'ils ont dérangé. Si tu veux, on ira jouer avec les couleurs des vitraux dans le gravier. Ça t'aidera à retrouver le sommeil. Et puis les chauves-souris s'accrocheront à la braise de mon cigare sous l'œil étonné du hibou qui loge dans le clocher. Ne détourne pas ton regard. Ce que je dis vaut la peine d'être écouté. Je n'ai aucune envie de les déranger. C'est vrai. Je n'avais vraiment aucune envie de déranger les répliques que je ne connaissais pas. Je n'avais d'ailleurs pas idée du fond de leur dialogue. Ils avaient trouvé à parler de la même chose dans ce décor de chewing-gum. Que m'importait le sens de la scène ? J'en connaissais les acteurs. Je pouvais deviner le sujet de leur conversation. Je pouvais en inventer un. Mais je n'arrivais pas à me détacher de leur immobilité. Il fallait qu'ils se mettent à bouger afin de secouer mon indécision. Un moment, j'implorai Muescas pour qu'il renversât quelque chose. Ils auraient levé la tête vers le balcon et j'aurais eu le temps de déchiffrer le sens de leur inquiétude. Mais Muescas demeura définitivement silencieux. Il devint le parfait complice du silence qui m'obsédait. Je les revis donc l'un et l'autre, elle jouant avec le rose néon pour éclairer son visage et lui clignant des yeux pour éviter l'aveuglement qu'elle tentait de lui imposer. Mon regard les définissait dans la même lumière. Quelque chose en moi, qui avait percé ma conscience, cessait de s'agiter comme le pantin que j'étais peut-être. J'atteignis un grand calme qui devait être celui qui précède l'acte créateur. Il me manquait de quoi écrire. Je devais les confier à ma mémoire. Ils y entrèrent sans le savoir, car je me tenais bien dissimulé derrière l'un des battants de la porte. Au plus fort de l'action, je pourrais bien me glisser sur le balcon, qui risque de faire craquer l'inévitable solive qui était à la fois l'objet de leur crainte et le sujet de mon énergie créatrice. Mais les choses ne faisaient que commencer. En fait, le rideau ne s'était pas encore levé. J'étais toujours le même spectateur, mais cette fois le rideau s'était levé à ma demande, ce qui fait tout de même une sacrée différence. Il n'y avait personne pour assister à mon triomphe. Je ne m'en désolais pas. Je recommencerais de toute façon. Je recommencerais chaque fois que j'en aurais envie. Je frapperais les trois coups pour avertir ceux que je voudrais étonner et le rideau se lèverait sur le même décor de marbre et de crème qui faisait le style incroyable de cette chapelle. Le Saint Gabriel était équipé d'un mécanisme d'horlogerie chargé d'animer un sourire sur ses lèvres articulées. À distance il m'était difficile de mettre en route ce singulier automate. C'était pourtant l'envie que j'avais. Faire sourire cette mécanique comme pour illustrer le sens de mon propre sourire. Mais elle jouait avec le néon et il commençait d'être agacé. Il leva la main pour protéger ses yeux. Et puis leurs mouvements se sont ralentis. Ils se donnaient à observer. Je devais être minutieux désormais. Chaque seconde était remplie d'une infinité de mouvements que la seconde suivante compliquait d'une autre infinité. Je me donnai le temps d'observer chaque détail pour pouvoir en décrire l'utilité. Je ne regrettais pas d'avoir résisté aux premiers sentiments que m'avait inspiré cette scène. Maintenant je pouvais savourer les fruits de ma victoire sur la nuit qui avait failli être la mienne. Désormais, ils la partageaient avec moi, et je savais exactement pourquoi. Mot pour mot.

 

*

 

Il ne nous restait que la parole. Tahar avait été le dernier écrivain, le dernier artiste même, puisque le dernier peintre (conceptuel) avait été supplicié quelques jours après le dernier musicien.

Tahar avait été un bon écrivain. Il avait été apprécié. Il était mort sans commentaires. Ni de sa part (on avait vu des écrivains tomber en criant « vive la littérature ! » et des musiciens le chanter) ni de la part des spectateurs de sa mort. Les balles lui arrachèrent le visage (noir et rouge : Tahar était un nègre d'Afrique). Il ne s'était rien passé sur le visage avant la salve. Rien pour exprimer le sentiment qui devait l'étouffer. On ne meurt pas de cette façon sans éprouver ou de la haine ou de la peur ou du mépris ou je ne sais quel sentiment qui se joue de notre sphincter anal. L'anneau de chair ondule.

Le sang fit une tâche ovale sur le mur blanc. Il s'écroula d'un coup, jambes sciées. La poussière tombée du mur secoué l'assaisonna.

L'officier qui avait commandé le feu s'approcha en extrayant son revolver. Les hommes qui avaient tiré regardaient le ciel. La foule frémissait. L'officier constata le bris de la tête et il regarda tout le monde pour excuser la maladresse de ses hommes. Le monde recula. Enfin, je crois que ce fut tout. Il ne nous restait plus que la parole.

On pouvait encore se parler, dire ce qu'on avait sur le cœur. L'humanité est une ignominie, ça oui. Mais qu'est-ce qu'on peut y faire quand on est un homme ? Rien n'est-ce pas ?

Moi j'aime la femme que j'aime et je parle peu. Qu'est-ce que je pourrais dire ? Je mange à ma faim. Je n'ai ni peur ni froid. Je suis aimé par une femme qui s'abandonne comme il faut quand c'est le moment. Je vais bientôt vieillir et je ne sais rien de la mort. Je mesure un mètre soixante-dix. Je suis un peu gros. J'ai le regard oblique. Ma femme ne s'est jamais plainte de la taille de mon pénis. Il mesure plus de quinze centimètres, ce qui me situe dans une bonne moyenne. Je m'excite pour un rien plusieurs fois par jour. C'est que j'aime ma femme. Je crois en elle. J'en ai connu quelques-unes avant elle. Elles ne lui ressemblent pas. Elle ne leur ressemble pas. C'est du moins ce que je crois. J'ai vécu plus de la moitié de ma vie. Maintenant je mesure tout. Et je me tais. Ma femme parle pour moi. Ils la tueront le jour même où la parole nous sera supprimée. Ça semble impensable. Autant ne pas y penser. N'y pensons pas.

Je suis resté un peu sur le parvis, tandis que tout le monde s'égaillait. Les soldats sont partis les premiers, suivant leur officier qui continuait de s'excuser en secouant son inutile bull-dog. Les juges aussi avaient des suiveurs, mais je n'ai pas pu les identifier. Étaient-ce de simples secrétaires ? Je n'en sais rien. On est resté seul sur le parvis, un peu hébété. C'est si vite la mort. Le condamné arrive mains dans le dos entre ses tueurs et cette fois c'est l'officier qui suit. En fait, ça se passe exactement à l'envers. Il est encore vivant. Il peut gonfler ses poignets dans l'étreinte de la corde. Fermant la marche, fiers et butés comme ils aiment à se définir par le port unanime du nœud papillon et de la moustache, les juges poussent des greffiers qui croient aux vertus de l'avancement automatique.

Puis l'officier accompagne le condamné vers le mur où il s'adosse sans qu'on le lui demande. Il s'imagine que c'est comme ça qu'on meurt. On peut très bien mourir les pieds en l'air. Ça n'est pas plus difficile. Mais quand on va mourir par exécution, on reste classique. On ne déborde pas. On s'adosse. On a les mains liées. On n'y peut plus rien. On est totalement impuissant. Ce sont des hommes qui vont tuer. Rien à faire. Il va mourir et être enterré et sans doute oublié. On lui bande les yeux. Il ne dit rien. Est-ce que son cœur bat encore ? La chemise est entrouverte sur sa tranquille poitrine qui ne bouge pas. Il ne respire plus. Il a craché le mégot. Un relent d'alcool lui picouille les yeux. Il est déjà dans la nuit. Il sent le tabac et l'alcool. Il pense à son sexe. Il ne veut pas y penser. Le sexe c'était juste pour le plaisir. Et puis ce n’est pas important quand on va mourir. Il y a tellement de choses plus importantes. Il pense à la bouche de sa femme. Aux yeux de sa femme. Il devrait penser à la littérature. Il s'en fout. Ce qu'il a écrit a été détruit par les hommes pour qui il avait mis tant de cœur à écrire. Seule sa femme l'a compris. Il va mourir sans elle. Il la laisse seule, mais ce n'est pas de sa faute. Qu'est-ce qui est de sa faute d'ailleurs ? Il n'a même pas opposé la littérature aux cochonneries judiciaires. Il n'a rien opposé. Il pensait à sa femme. Il se savait aimé. L'officier a mis une balle dans chaque culasse et il a ordonné à la foule de reculer. Les juges ont approuvé et la foule a fait quelques pas en arrière.

J'ai reculé moi aussi. J'étais au premier rang. Je voyais la scène de profil avec côté cour les tireurs et côté jardin le supplicié immobile. J'ai regardé le visage, la bouche entrouverte, et le bandeau derrière lequel les yeux étaient sans doute fermés. Et j'ai vu comment ça s'est déchiré, d'un coup, tout un côté de la tête se transformant en nuée rouge et la nuée traversant le mur blanc et s'arrêtant en coulures noires dans le sens du corps d'un coup tombé.

C'est fini.

Cet homme ne fait plus partie de l'humanité. Il n'a jamais existé.

Comme je suis seul sur le parvis, un brancardier vient chercher le corps. Il tire les pieds pour l'aligner et il regarde autour de lui. Je me mets à penser qu'un brancardier, ça ne suffit pas. Et au moment où je sens venir une réponse à ma question, il me fait signe de le rejoindre. Je fais non de la main. Il me menace avec son fusil.

Que faire ? J'obéis et je m'approche. Je prends les mains moites, je soulève, les viscères ballottent librement à l'intérieur et le brancardier donne l'ordre de poser. Je pose. Il m'arrache les mains du mort. Il les croise sur le ventre mou. Et sur son ordre, je brancarde avec lui. On traverse le parvis jusqu'à l'enceinte de la prison dont la porte gigantesque s'ouvre d'un battant. Et je suis sans rien dire. Que dire d'ailleurs ? La mort fait de petits bruits. Le sang s'est figé comme de l'émail. Beau rouge. Les dents déchaussées, brisées font des taches blanches. Beau blanc. On monte un escalier, on en redescend un autre, on parcourt toute la longueur d'un étroit couloir, une porte s'ouvre, se referme, quelqu'un cherche à faire de la lumière. J'entends le clic de l'interrupteur, mais j'ai fermé les yeux. J'ai déjà vomi.

On me colle une casquette sur la tête, et un pompon multicolore sur chacune de mes épaules. Les chaussures me font mal aux genoux, j'ai le droit de porter une montre-bracelet à mon poignet. Je ne m'en prive pas. J'ouvre la bouche pour aspirer la même fumée. Quelle tête fera ma femme quand elle verra ça ? Le brancardier (l'autre) rit :

— Tu verras, dit-il en s'enfilant un verre de pastis, on s'y fait. Il faut juste ne pas être seul. Alors plus rien n'est possible. Mon collègue s'est pendu ce matin. Avec les lacets de ses chaussures. Pourquoi ? Je ne sais pas. On s'en fout. Il s'est accroché au plafond de sa chambre, juste au-dessus de son lit. La solitude, le manque d'amour et un métier dégueulasse. C'est ce qui arrive à tout le monde et tout le monde supporte. Lui, non. Il a fallu qu'il en finisse avec ce sacré machin qu'on appelle la vie. Je me souviens d'un vieux copain d'école qui disait mort à la place de vie et vie à la place de mort. C'était très drôle chaque fois que quelqu'un mourait. On lui disait : Untel est mort. Et il répondait : Mais non, il est vivant ! Mais qu'est-ce qu'il a bien mouru ! Il trouvait ça marrant, cette manière d'emmerder les vivants avec des histoires de morts. Ou l'inverse. Je ne sais plus. Il n'y avait rien d'autre à dire. Pas facile de se marrer dans ces conditions. On a le droit de changer la place des mots, mais il est interdit d'en changer le sens. Il y a de quoi devenir fou. Crois-tu pas ? Tu t'y feras, mon vieux.

Je peux me faire à n'importe quoi. Je veux vivre. Je cultiverai le cliché, le non-sens éculé, la parole inutile, le bavardage éreintant. Je ferai ce qu'il faut pour ne pas crever de cette manière. Je veux mourir un jour inattendu et sans le savoir, que je meurs et qu'on ne pouvait pas le prévoir. Ma femme dit que je suis un égoïste ; je suis gentil, c'est tout.

 

Qu'est-ce que je faisais avant d'être brancardier ? Ah ! oui, j'enseignais la topographie à des élèves qui préféraient l'enseignement de la littérature. Je n'ai jamais eu d'histoires, ni avec mes élèves, ni avec mes supérieurs. Ça non. Sauf le jour où je me suis fait voler le théodolite. Quelle histoire ! Je laisse l'appareil deux minutes sur un talus pour répondre à une question dont je ne me souviens même pas, je remonte sur le talus : le théodolite a disparu. J'ai cru mourir sur place. On ne l'a jamais retrouvé. Mais fort heureusement, on ne m'a jamais soupçonné. Un de mes collègues a dit que j'étais trop lâche pour cela (voler), il voulait dire que ma lâcheté, ou ce qu'il supposait être ma lâcheté et qui était en fait de la prudence intelligemment calculée, m'interdisait de voler un matériel appartenant à la communauté, ce qui limitait la sanction. Je n'ai rien répondu à cette insulte. Il n'y avait d'ailleurs rien à répondre. Ma lâcheté n'existe pas plus que le théodolite qu'un personnage haut placé dans la hiérarchie a effacé des listes des objets appartenant à tout le monde. Je ne l'ai donc pas volé. Je ne l'ai pas perdu non plus. Qui peut juger cela ?

Ma femme allait me faire mille questions. Est-ce qu'un brancardier gagne autant d'argent qu'un professeur de topographie ? Je n'en sais rien. Et que vont dire ceux qui attendent de moi ce stupide enseignement qui n'intéresse personne ? Je n'en sais rien. J'ai le droit d'être brancardier n'est-ce pas ? Ce droit-là, qui me le contestera ?

Et puis à quoi bon toutes ces questions ? Un brancardier gagne de quoi vivre décemment, je suppose. Et je ne suis pas irremplaçable dans mon poste d'enseignant la topographie. Ce n'est pas une question d'argent.

Il m'a fallu apprendre à brancarder. Cela demande moins de qualités intellectuelles que celles qu'exige la connaissance de l'art de la topographie. Et de meilleures jambes aussi et des bras à la hauteur de la tâche. Je m'y suis fait. Tout le monde s'y fait. Et j'ai vécu de merveilleux moments. Évidemment, chacun de ces moments est limité par la mort brutale d'un homme ou d'une femme à qui tout le monde reproche le même crime et que la loi fait tomber face contre terre dans une bulle de sang. Bien sûr. Mais il y a si peu d'exécutions de nos jours. Si peu d'esprits hors du commun. On fusille deux ou trois fois par an, ce qui est peu et donne une image exacte de la profonde adéquation de l'humanité avec l'idéologie qu'elle a choisi de respecter. Mais deux ou trois fois par an, il se trouve un homme, ou une femme, pour contester tel ou tel aspect de l'idée commune et il est ordinairement jugé qu'il est plus facile de la supprimer que de l'écouter. Alors, on lui exprime le sentiment que tout le monde partage et on le ou la condamne à une mort prématurée, mais pas mal du tout, ce qui témoigne de notre humanité. Là-dessus, tout le monde est d'accord. C'est tout de même plus facile, même si c'est prématuré, d'avoir la tête fracassée par une pluie de balles que de mourir lentement, même à son heure, dans des souffrances que rien ne peut apaiser ALORS QU'ON EST PARFAITEMENT INNOCENT — là-dessus, tout le monde est d'accord. À tel point — tout le monde est d'accord à tel point qu'on peut se demander s'il ne faut pas tout remettre en question au sujet de cette partie du Code pénal. Mais serait-ce humain ?

Je venais d'assister à la mort du dernier écrivain et certains estimaient qu'on aurait dû le torturer avant de le mettre à mort. C'était une minorité certes, mais il ne fallait pas en négliger l'importance. C'est important, ces titillations de l'idéologie, très important. Il faut en tenir compte. Mais maintenant qu'il était mort, à quoi bon en parler. Et depuis, nous n'avons jamais torturé personne. Je suis témoin.

 

*

 

Ne pas dérouter le lecteur, putain !

 

Putain ! Putain ! Putain !

 

Ce matin, devant le miroir, l'eau glougloute dans la tuyauterie sous le lavabo. Souvenir littéraire. Je me souviens toujours parfaitement de ce genre de chose. C'est la littérature qui donne forme à ma vie. Je peignais mon abondante chevelure dans le peigne de nacre, goûtant la fraîcheur de la faïence contre mon ventre. Et mon incroyable chevelure retombe sur mes épaules où le poil de ma virilité prend naissance. Je peux jouer avec mes muscles, en extraire mon sexe vibreur d'amers mensonges par le passé ne déjouant ce qui avait été faux par manque de sentiment véritable. J'ai menti à la deuxième. La première savait tout, enfin tout ce que je savais. J'ai menti à la deuxième à cause de l'offrande de ses seins. La première ne donnait rien. Elle promettait. Elle avait l'espoir de vivre longtemps pour satisfaire à toute sa longue et impénétrable curiosité de mante à moitié religieuse à moitié sorcière je l'ai aimée d'un coup c'est pour ça que les seins de celle qui a suivi je les ai pris dans mes mains je les ai longuement caressés ils semblaient croître sur sa poitrine et elle me disait qu'elle aimait ça ensuite j'ai menti à tout le monde.

Je n'ai pas menti à la Comtesse. Elle aurait été baronne sinon, mais beaucoup plus riche et moi beaucoup plus pauvre. Je lui ai dit la vérité et j'ai tout de suite eu son estime elle ne savait pas faire l'amour elle n'imaginait pas ce que ça pouvait être de se caresser comme ça sur le lit à jouir des caresses de l'autre et ne pas pouvoir en faire autant de l'autre enfin on a fait l'amour la première fois dans le jardin, entre un massif de rosiers et un autre de laurier, sans oublier l'ombre d'un citronnier sans citron et le cassis qui pendouillait au moindre vent ventouse.

Elle trouva que le banc était froid à ses fesses nues blanches elle sentait un peu la merde. Je me suis agenouillé entre ses cuisses j'ai pénétré dans son sexe odorant elle a dit qu'elle me faisait confiance ou quelque chose comme ça enfin j’ai fécondé sa matrice imparfaite oh un petit plaisir rien de plus je n'en voulais pas tellement que ça. Elle a rougi.

Elle savait maintenant tout de l'acte d'amour. Elle ne savait rien de la manière dont on fait les enfants c'est peut-être pour ça enfin on a eu ce nabot triste laid lourd flasque adipeux puant peau grêle cheveux tout le temps hirsutes les ongles sales je me suis promis de le violer (sexuellement) dès qu'il serait en âge de l'être. Mais il n'a jamais atteint cet âge. C'est sa mère qui lui caresse la queue. Il lui fait dans la main elle tend le bras (voilà c'est fait !) vers le dossier du fauteuil où il est en train de tourner de l'œil tellement ça l'a envoyé en l'air elle prend la serviette blanche et elle essuie ses mains son sexe encore gigantesque (de qui le tient-il ?) elle essuie entre ses cuisses difformes elle répète : c'est fini... et il faut accepter ce genre de réalité sans rien dire.

Mais je dirais quoi si je pouvais ? Je dirais : c'est dégoûtant, je ne peux pas le supporter — mais à voir comme ça le calme et son comportement devant les filles. Si elles savaient tout de ce sexe gigantesque. Elles doivent s'imaginer qu'un nain est pourvu d'un sexe minuscule comme les singes. Mon fils a le sexe d'un cheval, c'est un poteau pour immoler son vieux comte de père qui ne veut pas partager la responsabilité de son infirmité avec sa folle (je dis folle parce que c'est vrai) de comtesse de mère qui s'imagine que le plaisir c'est un instant à répéter autant de fois que c'est nécessaire. Chaque fois qu'il se met à bander, le nègre fait un signe à ma femme ; elle pose sa couture ou sa peinture ou le livre qu'elle lit ; elle ouvre le pantalon, fait sortir cet incroyable vertige pour un pauvre père comme moi et elle le caresse et le nègre rigole en me regardant. Celui-là, je le tuerai un jour. En rêve bien sûr, car je suis incapable de violence. Et puis cette longue tige retombe entre ses cuisses. Elle se réduit lentement et se fige dans une broussaille de poils qu'elle continue de gratouiller comme si ça ne suffisait pas il faudra lui trouver une fille une dévergondée qui fait le ménage et les bêtises de ce genre elle ne dit pas ça devant lui. Pour elle, c'est de la bêtise. Elle a fini par trouver une fille comme il faut et ils font l'amour dans la position du missionnaire ce qui ravit ma femme. Je ne vous souhaite pas d'avoir un nain pour fils.

L'eau dans le lavabo faisait exactement le bruit prévu, mais une langue que je ne connaissais qu'imparfaitement (d'où la nécessité — littérairement parlant — d'une langue universellement littéraire pour tout le monde un point c'est tout). C'est à ce moment-là que l'araignée s'est posée sur mon épaule. Je dis posée parce qu'elle a fait cela comme un oiseau, avec toute la science qu'un oiseau est capable de mettre en jeu chaque fois qu'il se pose sur un être qui n'a pas sa chance. Elle s'est posée, en fait, elle est tombée du plafond car aucun fil de soie invisible ne pendait du plafond d'où elle est tombée en fait. Elle s'immobilise sur mon épaule, j'ai peur de son agressivité naturelle. Mais non.

Elle redescend sur ma poitrine le long de mon ventre, ma cuisse, s'arrête sur le pied que je ne bouge pas et tranquille disparaît derrière les tuyauteries du lavabo où l'eau continue de glouglouter sans qu'il y ait un lien entre ces deux événements : l'eau et l'araignée. J'ai eu un peu peur c'est tout.

Dans mon dos, elle m'a frôlé, jeté sa cape négligemment sur la cuvette du W.C. et plongé dans l'eau brûlante du bain qui n'avait pas fini de couler. Une odeur de savon remonte jusqu'à moi. Son corps est couvert d'écume.

— J'ai vu que tu as entrepris un nouvel ouvrage, mon chéri, dit-elle entre les bulles.

— Il n'en est rien mon amour. Je n'ai rien commencé de nouveau. Ce comédien a tellement barbouillé mon manuscrit qu'il m'est venu à l'idée d'utiliser ses notes. Je les ai incluses dans le texte original. Ne crois-tu pas que c'est une bonne idée ?

— Il devient le coauteur, quoi !

— Mais non, pas du tout. Je me contente de l'absorber.

— Tu triches !

— Je triche toujours avec les femmes.

— Mais ce n'est pas une femme !

— Qu'est-ce que tu en sais ? Ah oui ! tu le sais. Tu sais tout de la sexualité de ce cabot qui se prend pour un écrivain.

— Il se prend pour un amant, c'est tout. Il n'y a rien à faire pour en changer les dimensions.

— Et bien qu'il participe à l'augmentation du texte.

Et elle disparaît dans l'amas de bulles. Sans un cri. Je jette un coup d'œil sous le lavabo. Aucune chance pour que l'araignée reparaisse. Dommage. Araignée du matin...

 

Une fois costumé (c'est comme ça tout le matin : il faut qu'on se costume ; moi je change de vêtements tous les jours, car je ne fais pas la même chose chaque jour ; un exemple : lundi, je vais à la banque, je m'habille en client distingué de la banque, c'est à dire beaucoup plus richement que le banquier ; mardi : je passe la journée avec ma maîtresse ; mes habits sont pratiques, faciles à enlever, faciles à remettre, ils sentent bon la rose et le vin de Provence ; mercredi : je chasse ; culotte de cheval, tige (et non pas cravache !), bottes noires brunes aux reflets bleus et rouges ; je veux être plus beau que le sanglier qui va mourir ; jeudi : je passe la journée avec mon épouse (il faut bien) ; pyjama que j'ai trempé dans ses odeurs, robe de chambre à l'odeur de mite, je passe la main sous sa robe, elle frémit, elle a, c'est vrai, le plus beau sexe du monde ; vendredi : je vivrai nu le vendredi, mais ce n'est pas possible il faut recevoir demain c'est samedi : costume d'un autre temps, pour faire plaisir aux gardiens de la tradition ; je souffle dans une tuyauterie que je n'ose appeler instrument de musique ; nous soufflons, car nous sommes plusieurs, on s'entraîne pour la sortie de la grand' messe du dimanche onze heures : on souffle, on vibre, on fait semblant de tirer, de chasser, de tuer, de dépecer, de manger, de caresser les chiens ; monsieur le Comte a vraiment beaucoup de gueule ; ça, c'est ma petite amoureuse du dimanche après-midi qui le dit, elle n'a pas la langue dans la poche, un autre temps je vous dis) et comme il y aura une après-midi à ce dimanche ensoleillé, je me gargarise de vin d'Italie et je descends l'escalier en chantant. Spielberg me tapote les fesses tandis que je cours devant lui. Il a sorti sa petite bite en forme de tire-bouchon et il la secoue de l'autre main. On croise le comédien qui s'est encore perdu dans le labyrinthique château que j'occupe.

— Encore perdu ! fais-je négligemment tandis que Spielberg a du mal à faire rentrer sa petite bite dans le pantalon. Il faudra que je vous fasse un plan.

Le pauvre Spielberg a vraiment beaucoup de mal à réintégrer sa culotte. Le comédien fait semblant de ne pas voir, ça ne lui coûte pas cher de faire semblant, à lui.

— D'accord pour le plan, dit-il d'une voix mal assurée. Mais sans vous obliger.

— Puisque c'est moi qui propose. Alors ?

— Alors quoi, Monsieur ?

— Que pensez-vous de ma femme ?

— Elle est charmante. J'aime sa conversation.

— Fichons-nous un peu de sa conversation. Je vous parle de cul.

— Je lui en souhaite, dit le comédien sans se démonter.

Merde, qu'est-ce qu'ils sont bons les comédiens cette saison !

— Et ma pièce ? questionnai-je en laissant Spielberg dans l'escalier.

— Je crois avoir résolu pas mal de problèmes.

— Il faut les résoudre tous.

— Il y a ceux qu'on n'attend pas.

— Cachez-les !

— C'est le public qui décidera, si bien sûr cette pièce est jouée.

— Vous pensez qu'elle le sera ?

— Elle sera jouable en tout cas.

— Ça sera grâce à vous.

— Vous devriez apprendre le métier de la comédie.

— Je ne joue la comédie qu'aux femmes, et encore c'est pour leur mentir. Il n'y a aucune chance.

— Il faudra peut-être vous informer, si vous devez continuer à écrire pour le théâtre.

— Je n'écris pas pour le théâtre, monsieur le Comédien. Ni pour la comédie, ni pour ceux qui la jouent. J'écris pour une femme.

— C'est gentil pour elle.

— Mais ce n'est pas une question de gentillesse. C'est purement sexuel, rien de plus.

— On peut être gentil avec le sexe.

— Pas avec le mien, Monsieur, pas avec le mien !

Le comédien ne sait plus quoi dire, enfin il ne dit rien si quelque pensée lui est venue à l'esprit. C'est comme ça que j'ai le dernier mot, ce qui m'enchante toujours. Il n'ose pas parler de mon sexe. Il ne parle d'ailleurs jamais de sexe et si j'aborde la question de celui de ma femme, il la trouve charmante et ne va pas plus loin dans l'expression de l'analyse dont on voit pourtant bien qu'il se nourrit depuis qu'il vit au château, amant probable de ma femme, ce qui déplaît au nègre. Le nain s'en fout, maintenant qu'il a sa crapouillotte !

 

— Existe-t-il des comédiennes ? dis-je à brûle-pourpoint alors que nous sommes en train de vider une bouteille de bon vin d'Espagne.

— Beaucoup plus de comédiens, Monsieur, répond le comédien qui s'est habitué à mes dialogues.

— Que d'amour hein ? Cela fait vraiment beaucoup d'amour.

— Quoiqu'à une certaine époque, les rôles de femmes étaient tenus par des hommes.

— Comme au Japon, je sais. Mais j'aime l'homosexualité, moi. J'aime bien qu'elle existe aussi au théâtre. Est-ce que vous êtes homosexuel, vous ?

— Non, monsieur le Comte. Ni en tant qu'homme, ni en tant que comédien. J'aime les femmes.

— Vous leur mentez alors. Il faut mentir aux femmes si on n'aime pas les hommes comme on les aime. Vous voyez ce que je veux dire ? Qu'est-ce que vous leur racontez comme mensonge ?

— Tout pour enlever leur désir ! s'exclame le comédien qui a l'air d'avoir fait l'amour plus sur les planches que dans un bon lit particulier.

— Ce qui compte pour vous, c'est de les foutre à poil !

— C'est un peu ça.

— Vous avez la vue un peu courte, mon vieux (old sport !).

— Pas plus courte que la vôtre. Vous êtes violeur ou quoi ?

 

Encore une vérité qui se fait jour.

 

*

 

L'après-midi (de ce dimanche ensoleillé), l'araignée et la petite amante aux cheveux courts et aux mains de pianiste que j'ai choisi d'aimer tant qu'elle le voudra. Sa chambre est bien éclairée, simple comme elle sait l'être. Elle se promène toute nue, elle sent bon, elle s'avance dans les draps que j'étire vers elle ; la petite araignée de l'après-midi sur mon épaule ; pas d'eau qui glougloute. Elle n'a pas de nom. Elle s'appelle mon amour. Elle n'a pas d'amour non plus. Elle aime trop l'argent. C'est l'argent qui la rend douce, attentive, savante. Elle sait exactement ce qu'elle fait. Je l'aimerai toute ma vie. Je n'ai pas peur de la maladie. Elle me fait boire des sirops de sa fabrication. Ils ne contiennent pas d'alcool, seulement des herbes qui font bander, des herbes qui vous transportent au fond de son sexe qui est lointain, long ou infini, je ne sais pas. Il faut des herbes pour jeter sa semence au fond du trou de son corps. Elle les mélange avec science, avec amour, en silence son corps nu penché sur la gamelle qui glougloute, et elle étend ses huit pattes de faux insecte dans les draps où j'ai déjà répandu ma sueur d'homme mal-aimé et oublié. Mais il n'y a pas que les liqueurs aux herbes émouvantes, il y a aussi les tangentes qui effleurent son corps, qui traversent les murs de ma solitude, qui me rappellent l'odeur de ma chair, sa durée, ses limites, ses courbures, des lignes droites s'en vont loin d'elle pour capturer mon plaisir. Il faut que je vous parle d'elle. Elle mélange l'amour et l'argent comme d'autres mélangent l'amour et le bonheur et elle se sert de l'argent pour être heureuse. C'est comme ça qu'il faut dire ? Il faut savoir le dire si on veut l'aimer de toute son âme. Mais ce dimanche est rempli de soleil, comme ma coupe. Elle jouit presque en silence. Elle a vibré pour moi.

 

*

 

Retour au château (par ce dimanche ensoleillé) après avoir joui de l'amour de la plus belle femme du monde (celle qu'on aime et qui ne vous aime pas). J'arrive en voiture dans l'allée vers le portique où nos initiales s'entrecroisent amoureusement. Sur la butte, à droite entre les arbres, j'aperçois le nègre debout, presque nu comme à son habitude, coiffé de ce ridicule chapeau qui le fait ressembler à un jardinier. Il est occupé à regarder dans une longue-vue. Qu'est-ce qu'il mesure ?

Je gare la voiture entre les crocodiles qui me rejoignent. Il regarde toujours dans son instrument grossissant. J'essaie de situer le point de chute de sa visée. Mentalement, je trace la ligne droite, de la lentille au mur du château où elle aboutit, traversant la chambre de Napoléon III. Le nègre est d'un naturel jaloux. Je sais bien ce qu'il reproche à la nature en ce moment. J'ouvre la porte dans la porte, en haut de l'escalier le nègre de bois porteur de la lumière est éteint. Je trébuche dans les marches, je glisse comme une ombre le long du couloir. La porte de la chambre de Napoléon III est ouverte. Je m'approche. J'entends la voix du comédien qui dit : de l'ébène ! d'une voix qui trahit sa surprise et son admiration. Puis la voix de ma femme qui répond en écho : de l'ébène, oui.

Il est en train de caresser une colonne du ciel de lit et elle est assise sous les pompons qui retombent. Eh oui, c'est de l'ébène, du vrai, dû en bois d'ébène d'Afrique, sans tricherie, sans rien d'autre que sa beauté sculptée de main de maître. Napoléon III a failli coucher dedans. Le comédien n'en revient pas de son étonnement. Il y a tellement de belles choses à voir dans ce château d'un autre siècle !

— Surpris dans l'acte d'amour interdit ! criai-je en entrant dans la chambre sans frapper.

— Tu vas finir par y croire, dit ma femme sans frémir.

Le comédien ne dit rien. Il arrête de caresser la colonne d'ébène. Il me fait un signe avec le pouce en direction de la fenêtre au milieu de laquelle on voit nettement le nègre et son instrument optique se détacher d'un noir massif de laurier. Ma femme rit un moment en se cachant le visage dans les mains puis elle sort après avoir fait un signe de la main vers la fenêtre. Le nègre disparaît d'un coup. On entend sa course dans le gravier de l'allée, la porte secouée, les marches de l'escalier qui résonnent sous ses jambes puissantes puis le soupir de ma femme qui interrompt cette course vers le plaisir et installe le silence dans l'incroyable solitude qui est la mienne.

 

*

 

Ce soir, l'araignée c'est Spielberg. Araignée du soir...

En fait, j'ai fait le mort. L'après-midi touchait à sa fin et nous avait réunis dans le jardin sous un parasol. Je pensais aux liqueurs de ma petite amante de chair et d'os. Le nègre essayait un théodolite sur la butte, mesurant je ne sais quelle distance entre le ciel et la mer. Ma femme feuilletait un livre à l'envers. Muescas grognait. Le comédien et moi discutions fermement la possibilité de supprimer le ridicule rideau qui ne cachait rien des défauts de la pièce. Spielberg répandait les boissons. C'est alors que j'ai eu l'idée de faire le mort. C'est une idée de femme, je sais. Elles perdent connaissance, attirent l'attention, retrouvent la connaissance, jouissent de l'attention jusqu'à ce qu'elles se retirent et remiment la même comédie autant de fois que la vie la rend possible. Évidemment, il y a les périodes de deuil, tristes à souhait puisqu'il n'y a rien à faire à l'endroit du mort qui se retourne pour montrer son cul à l'humanité qui n'est plus la sienne, mais qu'il tourmente encore de son impalpable imparfait. Moi j'ai eu l'idée de faire le mort. C'était la première fois de ma vie que je faisais une pareille chose. Un mensonge de plus. Mais d'habitude, je ne mens qu'aux femmes. Cette fois, j'avais l'intention de mentir à tout le monde.

Je retiens ma respiration, je contrôle ma couleur, je m'évapore un peu et vlan ! je me couche par terre sans un cri. Je suis mort. J'ai gardé les yeux grands ouverts non pas pour faire plus vrai mais surtout pour ne rien perdre du spectacle. L'herbe moelleuse a amorti ma chute. Ce n'est pas en enfer que je tombe. Une femme crie, la mienne. Le chien arrête de miauler. C'est le nègre qui pose son énorme tête noire et dure sur ma poitrine inanimée. Il vit encore, dit-il. Encore ? C'est donc que je vais mourir.

— Mais qu'est-ce que vous racontez mon vieux ! dit ma femme qui n'a pas tardé à retrouver sa maîtrise. Transportez-le dans sa chambre (celle de Napoléon III, en ébène, oui monsieur !) et faites-lui une compresse d'eau froide. Il a trop bu. Ce n'est rien. Demain il chantera aussi faux !

Ce qu'elle peut raconter comme salades, mon épouse, quand je suis dans l'autre monde !

— Il a ouvert les yeux ! s'exclame le comédien. Vous allez bien ? Vous nous avez fichu une sacrée trouille !

Je ne réponds pas. Je suis mort. Le nègre écoute mon cœur, me met de l'eau froide sur le front, me secoue la poitrine, me triture les mains avec l'instrument de ses mains. Je ne suis pas mort. Ce sont les herbes. C'est la première fois que ça m'arrive. Elles me sortent par le nez. Je sens leurs odeurs suaves. Le nègre aussi sent dans mon nez. Il me met sa langue dans la bouche et il trouve que j'ai un drôle de goût. C'est l'Afrique sur ma langue. Il la reconnaît. Ma femme s'arrache la chemise pour me donner le sein. Je suce tout son lait. Le nègre presse les seins d'une main puissante. Elle crie de douleur, mais elle ne s'arrête pas. La douleur me rentre dans la gorge. Je la sens dans la merde de mon ventre. Je reviens à la vie.

— Pauvre monsieur le Comte, fait Spielberg.

Nous sommes seuls lui et moi dans la chambre de Napoléon III. Il a voulu fermer la fenêtre pour m'éviter le spectacle de la conversation du comédien et de ma femme qui font semblant de ne pas se connaître. Spielberg sait aussi de quoi il retourne. Spielberg c'est un pédé. Il sait tout avant tout le monde. Il lit dans les lignes de la main. Ce sont les herbes, dit-il.

— Trop d'herbes cet après-midi, dis-je.

— Il faudra vous méfier la prochaine fois.

— La prochaine fois, c'est dimanche prochain mon vieux Spielberg, dis-je en me frottant les mains.

— Si vous êtes encore vivant à ce moment-là.

— Ne dis pas de bêtises, Spielberg.

Spielberg me lèche la bouche pour se faire pardonner. Sa langue n'est pas une langue de femme.

 

— Qu'est-ce qu'ils se disent ? fais-je en regardant par la fenêtre.

— Des choses sur le théâtre, dit Spielberg.

— Tu te mets à mentir, mon amour.

— C'est que je ne sais pas comment le dire.

— Et tu n'es pas jaloux.

— Je le suis. Terriblement.

— Tue-la.

— Vous êtes fou.

Le comédien secoue les mains en parlant. Ma femme l'écoute en baissant la tête. Elle semble regarder les quatre pieds immobiles. Un, deux, trois, quatre. Quatre c'est le chiffre de l'amour. Le comédien s'excite. Si c'est d'amour qu'il parle, elle ne pourra rien dire s'il la viole.

Mais pas un baiser, pas une caresse, pas un effleurement de peau ni de regard. Ils sont chacun de leur côté. Peut-être savent-ils qu'on les observe.

Spielberg règle le théodolite devant la fenêtre. Je regarde dedans. On voit la tête de ma femme qui ne bouge pas. Puis Spielberg descend lentement mon pantalon, il humidifie le trou de mon cul et met sa grosse bite dedans. Ses mains étirent mon sexe entre les pieds de l'instrument. Tu crois qu'elle l'aime ? Depuis combien de temps l'aime-t-elle ? Et lui, quel jeu joue-t-il ? Tu es pédé, mon amour. Ne pense pas aux femmes de ta vie. Ne pense pas à la petite amante noire et blanche qui te trompe pour te faire plaisir, ni à l'épouse rose et bleue qui te gâche ton plaisir à force de tromperie. Je suis Spielberg et je t'aime d'un amour d'homme à homme. Regarde dans la lentille. Il ne se passe rien. Il ne se passera rien. Je vais jouir dans ton cul et toi tu vas jouir dans mes mains. Ils n'auront pas ce plaisir dans l'angle que tu mesures. Ils n'auront rien de ce plaisir que j'arrache à ta condition d'homme.

Lime mon cul, serviteur imbécile. Sers-moi ce sexe impeccable sur un plateau d'argent. Aussitôt dit, aussitôt fait. Mon sexe ne pénétrera jamais ton cul. Simplement parce que je suis la femme et que tu es l'homme. Caresse ma bite pour me le rappeler. Il faut que j'oublie la petite amante qui s'éloigne de moi chaque fois qu'un dimanche finit. Ce sont ses herbes qui me rendent malade. Je suis malade tous les dimanches soirs. Malade de jalousie parce qu'elle me trompe avec des nègres échappés de l'Afrique aux comédiens qui ne brûlent pas les planches. Même un nain de sa propre chair. En fait, je la hais. C'est pour ça que je l'aime. Il me faudra un esclave pour me servir sa mort entre les deux couilles parfaites que j'offre à l'humanité peuplée de nains et de putes.

Tourne la monture, la vis micrométrique qui cadre avec précision. Il faut de la précision si on veut mourir de jalousie. Il faut bien mesurer ce qui sépare l'acte du non-acte. Or, je ne sais rien. Je ne vois rien. Et pourtant, il faut bien qu'ils s'aiment, qu'ils me trompent, l'un trompant ma confiance, l'autre mon amour.

Fais pivoter la tablette magique. Au point de rencontre des azimuts, le cœur de ma femme est un trou hideux dans ma mémoire d'homme. Ce n'est pas un nain qui sortira de ton ventre. Il faudra qu'il te donne un géant de sa semence de traître au véritable amour. Mais que veulent dire les mots qu'il parle et que tu écoutes ?

C'est ça, mon vieux Spielberg. Éjacule dans ma merde. Pisse-moi dans les tripes. J'ai besoin de tes mains. Un homme peut donner ou prendre la vie. C'est là sa liberté. Tout le reste est une imposture. Il faut que je m'effondre dans les pattes de l'instrument tandis que tu m'arraches le plaisir qui n'est pas celui de la femme que tu voudrais que je sois.

 

*

 

Muescas :

Moi, monsieur, mon plaisir c'est de mordre. J'aime les femelles quand c'est le moment. Je fais alors ce que j'ai à faire. Avec plaisir, c'est vrai. Mais c'est un peu une commande. La nature fait ce qu'elle veut. Elle m'a donné une gueule pour me défendre. Je n'étais pas censé y prendre du plaisir. C'est en tout cas comme ça que je l'ai découvert, ce plaisir, ce seul plaisir à part ce que demandent les femelles comme la nature le veut. C'était d'abord en me défendant, oui. Mes amis, quel plaisir ! D'arracher une touffe de poils, ou le cuir même, peut-être la chair. De sentir la pression dans l'articulation des mâchoires, peut-être même de la douleur, sait-on ? Et puis j'ai songé à l'attaque. Après tout, je me défendais contre des attaques. C'est donc que ce plaisir existait avant que j'y songe. Il m'arrive la même chose que tout le monde. Maintenant, je suis agressif. Agressif par plaisir, ce n'est pas gratuit. Et j'ai travaillé cette agressivité. D'abord les muscles, qu'il m'a fallu développer pour m'assurer de faciles victoires. Je ne recherche pas la difficulté. Je n'en tirerais aucun plaisir. C'est peut-être pour ça que j'ai décidé de m'attaquer aux hommes.

Aux hommes, je dis, et non pas aux femmes. Les femmes, je les laisse tranquilles. Non pas que je n'en tirerais pas un plaisir certain. Mordre une femme est un grand plaisir. Mais je préfère leurs caresses. Ça me rapproche de l'odeur de leur cul. De leurs mains jusqu'entre leurs jambes, les odeurs se mélangent jusqu'à l'ivresse que j'aime autant, je dois le dire, que le plaisir. Mais ce n'est pas la même chose. L'ivresse est un transport d'un lieu à un autre, d'un lieu ordinaire à un lieu pour le moins fantastique. Et c'est tout. On reste là le temps que ça dure, ivre jusqu'à l'os. Et lorsque c'est fini, on vomit parce que le monde ordinaire est vraiment dégueulasse.

Le plaisir, c'est autre chose. Je parle d'un plaisir mâle, puisque je suis chien. C'est un coup d'épée dans l'eau de l'éternité. On est resté les pieds sur terre, la bite dans le con ou le cul, et on se retrouve exactement au même endroit, sauf qu'il s'est passé quelque chose de nécessairement physique. C'est cette nécessité qui donne de l'âme au plaisir. Ouah !

Moi, ouah ! ouah ! je mords. Je mords les hommes. J'ai dit pourquoi je ne mords pas les femmes. Je mords les hommes pour les mêmes raisons. Leurs mains sont dures et il ne fait pas bon en recevoir une sur le museau. Ça non ! Alors je cherche à mordre le sexe. Je sens l'odeur que la peur leur inspire. Un chien qui montre les dents, il faut au moins s'en méfier. Je m'intéresse au sexe. Je tends ma truffe pour guider mes dents. En fait, je n'ai mordu un sexe d'homme qu'une seule fois. Toutes les autres fois, il m'a fallu me contenter de la cuisse ou du mollet, quelquefois d'un poignet qui se voulait protecteur et que je brise d'un coup de dent avec un plaisir infini.

Une seule fois que je l'ai mordu, ce sacré sexe d'homme qui se nourrit de sang comme les assassins. Une seule fois je l'ai senti s'écraser entre mes dents et faire gicler le sang inutilement. Un sexe d'homme, ça se remplit et ça se vide. Un coup de dent, et ça ne se remplit plus, et c'est tout le corps qui se vide.

C'est ce qui a failli arriver à ce pauvre homme. Je dis pauvre parce que je comprends la douleur. Et bien, croyez-moi si vous le voulez (vous allez me prendre pour un fanfaron), ce n'est pas cette fois-là que j'ai connu mon plus grand plaisir. Non. J'aurais pu. Je venais de mordre l'objet de ma convoitise (que dis-je : convoitise) j'en parle comme d'une sucrerie ; non, c'est désir qu'il faut dire et exprimer du même coup la profondeur du sentiment alors sur la sellette. J'aurais dû me pâmer de plaisir, le faire savoir par de longs aboiements nocturnes qui lui auraient torturé l'entendement sur le lit d'hôpital où il se vidait de son sang. Eh bien, vous dis-je. Cette fois-là, j'ai eu du plaisir, mais pas plus que d'habitude. Allons, disons même un peu moins (à cause de sa femme qui s'est mis à m'insulter et à réclamer mon supplice ; connasse !).

Peut-être m'arrivera-t-il encore une fois de faire saigner un homme pour l'éternité (c'est de cette façon qu'on s'y prend). Je souhaite que cela m'arrive autant de fois que c'est permis. Que dit la nature à ce sujet ? Rien.

En ce moment je grignote un cadavre. C'est un cadavre d'homme. Je ne l'ai pas tué. Il a un trou dans la tête et la femme qui gît à côté de lui a un trou dans le cœur. Qui a tiré le premier ? Je n'en sais rien. Il faisait nuit, je rôdais sans autre but que de rôder, et suis tombé dessus, dans l'allée. J'ai d'abord aboyé pour avertir monsieur le Comte. Personne n'est venu. J'ai cessé d'aboyer. J'ai essayé une morsure. Sur l'homme bien sûr, bien que la femme ne fut pas en état de me flatter le museau. La chair était molle. Je l'ai mangée. Et de morsure en morsure, ma foi, je l'ai bien entamé, le cadavre. Sa tiédeur était agréable. Je l'ai même léché, car je sentais le plaisir me titiller.

Il n'y a eu que des titillations, rien de plus. J'ai regardé sous les robes de la femme. Ils avaient fait l'amour avant de mourir. C'est ce que dira le légiste, qui n'est pas chien.

 

Lundi : je rentre au château les poches bourrées de billets de banque tout neufs, de quoi passer la semaine, enfin c'est ce que je crois ; par habitude, je compte sur une semaine comme les autres, mais justement, cette semaine ne sera pas comme les autres. D'abord, quand j'arrive au château, il n'y a personne à la grille ; ni Muescas pour aboyer, ni le nègre pour ouvrir. La grille est grande ouverte, je n'entends pas les aboiements de Muescas, et sur la butte à droite de l'allée, le théodolite est couché dans l'herbe comme une bête blessée. J'arrête la voiture, je vérifie les absences, il se passe quelque chose, me dis-je.

Spielberg est assis sur un crocodile, la tête dans les mains. À voir ses épaules tressauter, je suppose qu'il pleure. Encore un chagrin d'amour. Chaque fois que Spielberg a un chagrin d'amour, j'ai un peu mal pour lui, et Muescas se couche dans sa niche avec un air pensif. Je m'approche, il ne m'a pas entendu.

— Il s'appelait comment ? dis-je d'une voix forte qui trahit la jalousie que je lui destine.

— Monsieur, monsieur le Comte, gémit-il en levant une tête ravagée par un chagrin tel que je me mets à douter qu'il puisse s'agir d'un chagrin d'amour. L'amour n'est pas capable d'un tel désastre. Et Muescas qui se tait.

— Mais Bon Dieu, Spielberg ! Vas-tu me dire ce qui se passe à la fin ? La toiture du château est tombée ou quoi ?

— Pauvre monsieur le Comte... commence Spielberg.

Quelqu'un est mort. Quand on se met à me traiter de pauvre, moi qui ne le suis pas, c'est que quelqu'un est mort. Spielberg se lève, m'entoure de ses bras musculeux, je sens ses lèvres chaudes dans mon cou. Qui est mort ?

Si c'est Muescas, qui l'a tué ?

Spielberg me conduit à l'intérieur du château, dans l'aile où mon père a eu la bonne idée d'installer une suite de chambres au confort rustique. En principe, je ne mets jamais les pieds dans cet endroit réservé aux visiteurs sans intérêt, les véritables hôtes étant invités à jouir des beautés éthiopiennes que mon père collectionnait pour eux. Je me vois mal pleurer dans cet endroit qui pue la simplicité. Il y a un seuil en deçà duquel la mort ne m'intéresse pas. Spielberg veut simplement nous isoler. Pour me dire quoi ?

Il ouvre la porte d'une chambre ordinaire. La lumière de la fenêtre est aveuglante. Je vois mal le lit blanc et les deux corps allongés côte à côte sur le dos. Spielberg s'écroule dans une chaise qui se met à grincer au rythme de son chagrin. Le cadavre de ma femme est percé à l'endroit du cœur, sous le sein que quelqu'un a dénudé pour mettre en évidence l'étroite blessure par laquelle la mort est entrée. Son visage a l'air d'un morceau de drap froissé. J'ai du mal à la reconnaître. Mais c'est elle. Ses bras sont immobiles de chaque côté de son corps exsangue. De son sein au bas de sa robe, une tache de sang s'est répandue. Maintenant elle est noire, elle a rigidifié le tissu de la robe, elle a du sang sur les chevilles.

À côté d'elle, c'est le comédien qui a fini de vivre. Il est vêtu d'un simple pantalon de toile noire, torse nu. Il n'y a pas de blessure sur sa poitrine. Le trou est dans le front, net et sans trace de sang. Sous sa tête, le coussin est propre. Il a saigné ailleurs que sur ce lit. Qui donc a eu l'idée de les transporter ici ?

C'est Spielberg. Regardez, monsieur le Comte. Je regarde. Il écarte les plis du drap de chaque côté du comédien. La chair de ses membres a été dévorée. Muescas ? Peut-être. En tout cas, j'ai enfermé le chien, ajoute Spielberg qui a l'air d'avoir beaucoup vomi depuis ce matin. Il attend la police. C'est le médecin qui l'a prévenue. Pour lui, il s'agit d'un suicide. Elle a encore le revolver dans la main.

Spielberg faisait sa gymnastique matinale, courant nu dans les allées du château. De loin, il a vu Muescas grogner de plaisir en triturant un paquet inerte de toutes ses dents. Spielberg s'est approché, Muescas a reculé, grognant toujours.

Ma femme est morte les jambes écartées, la robe soulevée sur son ventre, le sexe nu ouvert rempli de la fraîche semence du comédien. Pour on ne sait quelle raison, après avoir fait l'amour dans la bordure de l'allée (était-ce la première fois ? était-ce un viol ? C'est bien le revolver de madame la Comtesse). Il n'y a pas de traces de lutte. Rien que des traces d'amour. Aucune griffure. Rien que des caresses. Et deux trous dans la chair. Elle lui a tiré dans la tête. Il était debout quand c'est arrivé. Il s'est effondré dans un mélange de bras et de jambes qui le rendait sacrément ridicule. Elle était couchée quand elle a tiré, les jambes nues relevées après l'acte d'amour. Puis elle a pleuré, c'est prouvé. Et elle s'est tiré une balle dans le cœur. Elle n'est pas morte tout de suite, à cause du calibre trop petit. Elle a vu Muescas s'approcher dans la nuit. Elle lui a caressé la tête entre les oreilles. Il gémissait doucement et il a voulu lui lécher sa blessure. Elle est morte tandis qu'elle repoussait tendrement sa grosse tête velue. Muescas est resté un moment couché près d'elle. Il ne croyait pas qu'elle fût morte. Il ne pouvait pas le croire. Alors, il a vu le cadavre du type qu'il détestait. Il a vu que c'était un cadavre. Sous sa tête, la terre buvait son sang. Muescas a mordillé les mains, par jeu, et puis il en a mangé une. Il a mordu un mollet, l'a déchiré, et mangé avec plaisir. Il allait crever le ventre mou quand Spielberg est arrivé tout nu dans l'allée. Je résume.

De les voir comme ça, l'un à côté de l'autre, forcément immobiles, l'un à moitié dévoré, l'autre à peine blessée, j'ai failli en vouloir à Spielberg qui ne pouvait pas savoir. Comment aurait-il pu savoir ? Je ne lui ai pas demandé d'amener Madame dans sa chambre. La police lui avait déjà reproché d'avoir transporté les cadavres sans y avoir été autorisé effaçant maintes preuves de ce qui s'était réellement passé. Spielberg en pleurait encore. Après le passage du médecin, j'ai amené moi-même le cadavre sanglant dans la chambre qui avait été celle de nos amours. Demain, mardi, c'était le jour de l'autopsie. Ils amèneraient les cadavres dans des sacs de plastique, ils les découperaient en morceaux pour en analyser les traces de vérité, puis ils les recomposeraient avec soin et les ramèneraient au château, n'ayant sans doute rien à ajouter au récit impeccable que le policier avait tout de suite élaboré pour nous et qui expliquait tout parfaitement. La seule ombre qui péchait misérablement, c'était l'acte sexuel et les traces qu'il supposait ; j'avais été trompé une fois de plus. Personne ne songerait à en rire. En fait, personne n'en parlerait. Madame la comtesse s'est donné la mort après avoir tué son amant. Le maître des lieux ne se console pas.

Dans l'attente des résultats de l'autopsie, et comme c'est prévu le mardi, je suis allé très tôt rendre visite à ma petite amante aux ailes rognées. Elle me reçut avec de chaudes larmes qui témoignaient de la sincérité de ses sentiments. Nous pleurâmes en nous déshabillant, mais lorsque sa main entoura mon sexe, le monde se renversa pieds en l'air et nous n'abordâmes plus le sujet de la journée.

 

Le mardi est toujours le plus beau jour de ma vie. On ne sort pas. On passe la journée dans la vaste chambre que j'ai fait aménager à son goût. On mange peu. On parle beaucoup. Elle s'habille de voiles, je reste nu. Quelquefois elle me tourne le dos pour lire le livre que je lui ai apporté. Pendant ce temps, je sirote les liqueurs et je m'imagine que nous sommes en voyage. Rien de plus triste en effet que cette terre de France pour recevoir l'offrande de nos amours clandestines. Nous sommes de l'autre côté de la terre, où les hommes sont noirs et les femmes frisées comme des nouveaux nés, on joue du tam-tam avec les coudes, une vague sueur s'écoule dans le sillon que nous avons tracé jusqu'ici. Puis elle referme le livre, en fait le commentaire rapidement, mais avec cette précision qui n'appartient qu'à elle, et ses mains recommencent dans les odeurs sucrées que nos liqueurs recréent encore.

Au soir, notre dernier attouchement est un baiser du bout des lèvres. Demain, c'est mercredi. Je n'ai rien compris au rapport d'autopsie. L'essentiel c'est de conclure au suicide. Pour le reste, ça me regarde. C'est mon histoire. Le policier continue de me dévisager. Ce qu'il cherche sur mon visage n'est pas écrit dans le rapport. Sur mon visage non plus d'ailleurs. Aujourd'hui, je ne chasse pas. D'ordinaire, c'est chasse le matin, beuverie à midi, bagarres le soir à coups de couteau dans le ventre de mon cousin le baron qui trouve ça très amusant d'autant qu'il est amoureux de Spielberg. J'annule la chasse et on m'explique que le corps de madame la Comtesse va être embaumé pour en assurer la conservation jusqu'à l'inhumation qui est prévue pour dimanche. Bien sûr que je mets le laboratoire à la disposition de ces messieurs qui ont aussi la permission d'embaumer le jeune homme dont je n'ai pas encore prévenu la famille.

Ils ont donc posé le cadavre de ma femme sur une table blanche en forme de cuvette avec un trou d'égout qui glougloute doucement dans une bassine rouge. Les instruments métalliques choquent la table tandis que le corps se vide peu à peu de ses organes. Bientôt, il ne reste que l'aimable surface statufiée de ce qu'elle a été et qu'elle restera pour toujours dans mon âme. Ils lui ont fait un sourire à peine entrouvert, qui laisse apparaître un reflet discret de son ivoire. Ils ont l'air content de leur travail. L'un d'eux vient me chercher dans le jardin où je signe des papiers. Il me pousse devant lui dans les couloirs jusqu'au laboratoire éclaboussé de la lumière de leurs projecteurs qui font des ombres gigantesques sur les murs mouvants. Elle est nue dans un linceul à peine rose, belle comme elle a toujours été, le sein ferme et la vulve rose. Ses ongles aussi ont été trafiqués et peints. Ses cheveux se répandent autour de sa tête dans un parfum qui a été le sien et qu'elle emporte au paradis ou en enfer, qui sait ? Il faudra l'habiller, dit un type en forme d'éprouvette qui secoue ses transparences liquides à travers d'énormes lunettes qui lui donnent un regard d'oiseau. Non, dis-je, pas d'habit. La tradition l'interdit. Qu'on referme le linceul et qu'on la transporte dans la chapelle. Des ouvriers ont ouvert le caveau et le cercueil de marbre. Il faudra la déposer du côté gauche, du côté de mon cœur, simplement nue dans son linceul de soie. Voilà ce qu'il faut faire.

 

Dans la chapelle, j'ai fait ouvrir toutes les portes, y compris celles de sa chambre sur le balcon rayé de noir. La dalle a pivoté sans résistance et le couvercle du cercueil a bâillé sans histoire. Il est dressé perpendiculaire sur ses charnières. Son corps repose à gauche face à l'autel. Seule sa tête émerge des plis de la soie. Ils lui ont fait une tête merveilleuse. Elle n'a jamais été aussi belle.

Pour ce qui est du comédien, ce fut une autre histoire. Pas question de le rendre beau. Et pour quelles raisons ? Ils l'ont enfermé dans un sac de plastique, puis dans une boîte métallique qu'un ouvrier attentif a soudée et la boîte dans le cercueil dont le couvercle a été soigneusement boulonné. On a transporté le cercueil dans la chapelle, un peu à l'écart tout de même. Une poignée de fleurs témoignait de mes sentiments religieux.

— Foutez la paix à Muescas ! lançai-je aux policiers qui voulaient l'interroger.

Le pauvre chien ne savait qu'aboyer. Ce qu'il savait, personne ne le saurait. Je fis donc détacher Muescas qui me montra sa reconnaissance en ne mordant personne. Le nègre cependant le surveillait de près, prêt à l'abattre si besoin était. Muescas le regardait avec une certaine sauvagerie parfaitement contenue.

 

C'est dans l'après-midi, alors que le château s'était vidé de sa substance humaine vaguement égaillée alentour par souci d'hygiène — que le nègre fit l'offrande de ses testicules à la comtesse que jamais il ne féconda. Il cracha sur le cercueil grisâtre du comédien puis, lentement conduit par la solennité de son acte, déposa une petite boîte richement damasquinée sur le cœur de la comtesse, à l'endroit de la blessure maintenant refermée. Je n'ai jamais su s'il s'agissait réellement de ses testicules. L'émasculation n'avait pas l'air de le faire souffrir. Il s'agissait sans doute d'un geste symbolique. Et il ne pouvait pas s'agir des couilles du comédien que Muescas avait consciencieusement dévorées.

J'ai laissé faire. Ce nègre est un fou. Maintenant que ma femme est morte, qu'il parte. Je n'ai pas besoin de le lui dire. Il manquera au nain qui n'a rien compris. Celui-là, désormais, qui m'empêchera de le faire enfermer ? Le nègre le sait et il rage. Mais que peut-il contre ma volonté aujourd'hui ? Rien. Il ne peut rien et je peux tout. Enfin.

 

Jeudi : d'habitude, je consacre cette triste journée aux stupides caprices de ma femme. Pour ne rien changer aux habitudes, je passe la journée dans la chapelle. Muescas est couché dans un rayon de soleil qui l'oblige à se déplacer de temps en temps. Le nègre est posté sur sa butte à l'entrée du château. Le nain joue avec une feuille morte prés de lui. Spielberg ?

Il m'aime. Il va pouvoir m'aimer de toute son âme. Lundi prochain, et mardi, et mercredi, et tous les jours que Dieu fait. Spielberg pourrait faire un parfait complice. Mais il est plus que cela.

D'un point de vue littéraire, peu importe la vision des faits. On peut me soupçonner de les avoir tués dans la nuit du dimanche au lundi et même d'avoir encouragé Muescas à dévorer le comédien. C'est mal me connaître. Si les choses s'étaient passées exactement comme il était possible que je le voulusse, alors c'est ma femme qui aurait été dévorée et jamais ils n'auraient pu en recomposer l'incroyable beauté. Si c'est le comédien qui a été mangé, c'est Muescas qui a fait ce choix, pas moi. Quant à les avoir tirés comme de vulgaires lapins à l'issue de leur acte d'amour (était-ce bien le premier ?), c'est mal me connaître, c'est loin de moi, c'est impossible. Je n'ai jamais tué que par accident (une fois ou deux, pas plus) encore qu'on puisse douter de ma responsabilité dans l'un et l'autre cas. Mais si on veut à tout prix que je sois l'assassin de ce couple maudit, et bien soit ! qu'on pense ce qu'on voudra. J'aurais pu effectivement raconter les choses dans ce sens, mais ça n'aurait rien changé à la suite du récit, pour la raison que ce n'est pas moi qui ai inventé les thèses du suicide, c'est la police. La littérature n'y peut rien.

De toute façon, au point où nous en sommes, peu importe la réalité des faits. Ce qui compte, c'est la conclusion. Il faut bien que tout ceci mène quelque part. Mais où ? L'assassinat suppose un châtiment exemplaire ; le suicide de l'être aimé, un chagrin insoutenable ; la mort de son amant, une honte éternelle. Est-il pensable que je me mette à pleurer en guise de conclusion ? Que je me répande en oraisons haineuses ? Je l'ai déjà dit : c'est mal me connaître. Les conclusions n'ont aucune valeur littéraire.

Voilà ce que je pensais tandis qu'on s'émerveillait de mon pieux recueillement au bord du trou de marbre où je mettrai les pieds un jour. C'était jeudi, le jour qui lui avait toujours appartenu, et j'étais là le cul sur une chaise dure et pitoyable à tournicoter dans ma pauvre tête malade des pensées qui ne pouvaient m'être inspirées que par l'horreur de la mort.

Heureusement, Spielberg pensait à l'avenir. Le jeudi se termina dans sa chambre où je me suis fait aimer comme la première fois. Nous passâmes ensemble la journée du vendredi à régler les détails de la cérémonie prévue pour dimanche. Nous n'avons rien changé aux habitudes. Une odeur discrètement épouvantable s'échappait du cercueil du comédien, un cercueil de bien mauvaise qualité qui, à vrai dire, avait déjà servi deux fois dans l'histoire de notre famille. Deux fois, on avait renoncé à l'utiliser définitivement et on avait replacé les corps dans un cercueil digne de notre nom. Mais c'était une odeur vraiment discrète. Épouvantable, mais discrète. Je fis un brasier d'encens pour en augmenter la discrétion. Tandis que du corps définitif de ma femme ne montaient que de vertes exhalaisons. Le printemps tout entier habitait son corps que j'ai montré tout nu à Spielberg qui s'émerveilla. Vendredi, nous ne sommes allés qu'une fois dans la chapelle pour renouveler l'encens. Le comédien se boursouflait de sinistre façon.

 

*

 

Samedi, j'entrepris de ne pas renoncer à l'exercice du cor de chasse. Cependant, mes amis furent réticents. On ne posa pas la question. On crut que je devenais fou : perdre à la fois sa femme et l'amour de sa femme, c'était sans doute trop, pour un hobereau à l'hérédité chancelante. Et puis le nain adorait le cor de chasse. Chaque samedi tandis que nous réglions nos mesures, il s'asseyait sur un inconfortable tabouret et tapait sauvagement dans ses mains. Le nègre l'entourait de son affection, leur expliquait un tas de choses à propos de la cadence, et tout le monde acceptait sa cacophonique participation. Mes amis procédèrent à l'extraction de l'instrument sous l'œil déjà amusé du nain qui ne se demandait même pas où étaient passés le nègre ni sa mère. Il s'apprêtait à ne pas perdre son temps en considérations annexes.

Nous soufflâmes toute la matinée du samedi. Je supportai non sans irritation l'air triste de mes compagnons de musique. Avant toute chose, ils étaient allés s'agenouiller dans la chapelle, mais l'odeur de l'encens était telle qu'ils n'y restèrent pas longtemps. Ils ne posèrent aucune question sur cet abus d'encens, mais je voyais bien qu'il l'attribuait à mon chagrin immense. Ils firent quelques remarques très raffinées sur la beauté du visage qu'il venait de contempler. Je les invitai à admirer le corps tout entier, mais quand je me mis à en dénuder la désirable présence, quelqu'un me saisit les bras pour m'arrêter, les plis du linceul m'échappèrent et le corps fut de nouveau recouvert de la soie étincelante. On me guida dans l'ombre du couvert ; je n'opposai aucune résistance aux mains qui pressaient mes épaules pour que je m'assoie. Les visages étaient tristes et tendus. Il y avait de la douleur dans les regards. Seul le nain s'impatientait, jetant d'amères pierres sur les instruments qui tintaient.

On arrêta le nain avant qu'il ne détruisît complètement le jeu d'instruments qui faisait le régal de nos dimanches matins à la sortie de la grand' messe qui, pour l'occasion, avait été transformée en cérémonie funèbre. La famille du comédien ne s'étant toujours pas manifestée, j'acceptai la présence du cercueil et les rites dont il allait faire l'objet pour satisfaire au devoir religieux. On le dressa à droite de l'autel, sous une œuvre étrange que mon père avait ramenée d'Amérique du temps de sa jeunesse, et qui ressemblait plus à une affiche publicitaire qu'à une œuvre d'art, comme c'était d'ailleurs la volonté de l'artiste.

Passons sur la cérémonie. On referma la dalle qui pivota sans difficulté sur ses charnières, puis le couvercle fut lentement glissé, ajusté aux quatre angles sur les repères prévus à cet effet et un cierge allumé planté dans une des mains du gisant représentant le corps de mon épouse. On évita de regarder ma reproduction sur laquelle aucun pétale de fleur ne vint se faner. Un drap funèbre fut jeté sur le cercueil du comédien dont on perçut nettement l'odeur cadavérique. J'expliquai l'histoire du cercueil. Une femme pouffa. La cérémonie se termina sur un mot du prêtre qui invita tout le monde à s'égailler hors de la chapelle. Je sautai sur mon instrument et courus m'aligner avec mes compagnons sur le parvis. Trois, quatre... le nain nous éclaboussa de joie ; tout le monde s'arrêta pour écouter. Le prêtre haussa les épaules en enfourchant sa bicyclette qui grinça longuement dans l'allée. Tandis que nous jouions, le nain expliquait qu'il avait essayé de souffler dans le cor, mais que ça n'avait fait aucune musique ; aussi, il avait renoncé. On comprenait, un peu triste tout de même, vaguement triste de voir qu'il n'y avait rien à faire pour que les choses se passassent autrement. Le dimanche matin, à la sortie de la messe, je jouais du cor de chasse par habitude. Ce dimanche matin, on fit de gros efforts pour percevoir les accents de douleur que je donnais à mes canards.

C'était fini. La comtesse était inhumée pour toujours. Elle attendait que je la rejoigne dans son lit de marbre. Dans un des plis de sa robe éternelle, les testicules du nègre se desséchaient lentement. J'ai rêvé tout cela.

 

*

 

La petite femme grise arriva fort mal à propos. Elle s'excusa de troubler ainsi nos ébats amoureux et se présenta comme étant la mère du comédien. Spielberg servit une collation tandis que j'écoutais les explications de la mémé. Elle me racontait quelque chose de très compliqué à propos de sa généalogie, ce qui expliquait semble-t-il la mort de son fils et non pas seulement sa mort, mais le métier qui l'y avait conduit prématurément, c'est-à-dire la comédie qu'il voulait jouer à tout le monde. Elle était vraiment désolée pour le plaisir qu'il fallait remettre à plus tard. Elle était étourdie de nature. De loin, dans l'allée, elle ne pouvait pas deviner, c'est seulement en s'approchant, tandis que nous l'ignorions, qu'elle s'était aperçue qu'elle avait manqué de discrétion. Je rougis une fois de plus, à croire qu'elle prenait plaisir à rappeler l'évènement chaque fois que, dans la conversation, l'intérêt pour la mort de son fils déclinait au point que le silence s'installait entre nous.

— Si vous voulez voir le cercueil, proposai-je, il est dans la chapelle.

— Il y a une chapelle dans le château ! s'exclama-t-elle.

— Et votre fils y repose, Madame.

— Évidemment, on ne peut pas ouvrir, fit-elle en touchant le cercueil du bout des doigts.

Je ne pouvais pas faire autrement que de l'inviter à passer la nuit au château. Il était prévu — par elle, pas par moi — qu'une voiture de pompes funèbres viendrait prendre le corps le lendemain matin. Je n'y voyais aucune objection. Chemin faisant, je lui expliquai que le corps de ma femme avait été embaumé magnifiquement. Je ne supportais pas l'image de ce corps éternellement parfait prisonnier de cette étroite et solitaire obscurité. Mais elle est morte, me dit la femme. À quoi bon ? À quoi bon quoi ? l'embaumement parfait, la perfection du corps, l'union physique rendue impossible ? Elle avait en fait très peu de chagrin et elle était prête à parler de tout ce qu'il me ferait plaisir d'évoquer. Spielberg cligna d'un œil surpris.

Le soir, on s'assoit tous les deux près de la cheminée, un verre de bon Armagnac sur l'accoudoir. La vieille sirote savamment. Je lui explique ce qui s'est passé. Comment j'ai embauché son comédien de fils et pourquoi. La férocité de Muescas à son égard, ce qui la fait rire. Son fils n'a jamais eu de chance avec les chiens. Quand il était gosse, un chien lui a mordu l'œil, qu'il a fallu remplacer par un autre de verre. Je n'avais pas remarqué. C'est pas une blague, dit la vieille. Je la crois sur parole. Je continue mon récit, comment je les ai vus se parler comme s'ils se connaissaient depuis longtemps. C'est bien possible, constate la vieille. C'est bien possible ? Voilà une optique littéraire qui m'enchante, dis-je à la vieille qui prétend ne pas avoir de préoccupations littéraires. Pas le temps, dit-elle. Trop de travail pour survivre. Je ne sais même pas ce que c'est que l'amour. Ça aurait plus important que la littérature. Et bien même pas l'amour, vous vous rendez compte ! Je vous crois, oui. Il faut survivre. Vous, avec tout l'argent qui vous tombe dessus, vous avez dû vous intéresser à l'amour. Pour ce que ça a servi, n'est-ce pas ? Quant à la littérature, on peut toujours essayer. J'ai passé l'âge de l'amour, dit la vieille. Je peux essayer la littérature, puisque vous le dites. C'est bien ça que vous voulez savoir. S'ils se connaissaient avant. Je n'en sais rien. Il semblait que oui. À voir comme ils se parlaient, comme ils se regardaient. Et pourquoi cette mort ? Elle était folle. Il n'a pas compris pourquoi elle voulait le tuer. Ou bien il connaissait exactement les raisons de cette condamnation définitive. Sa mort à elle n'a pas d'importance. C'est sa mort à lui qui explique tout. Il arrive au château et il la retrouve. Il n'en croit pas ses yeux. Et elle lui fait payer le passé d'une balle entre les deux yeux. C'est pour ça qu'il l'avait quittée, il y a longtemps de cela. Il avait peur d'elle, il savait qu'elle était folle, capable de tout. Elle lui avait dit : je te tuerai. Le destin, dont je ne suis à la fin que l'instrument, l'a remise sur son chemin de comédien et il a compris qu'il vivait les derniers jours de sa vie.

On divague un peu avec la vieille. C'est ça qui l'obsède, ce qui s'est passé entre ma femme et son fils ces derniers temps, entre le moment où il arrive et le moment où il comprend ce qui va lui arriver. Je lui montre un portrait de ma femme peint par un autre de ses amants. Eh oui, j'ai beaucoup été trompé, moi qui n'entretiens qu'une petite amante dont les mains ne sont pas plus grandes que celles d'un enfant. Elle regarde le portrait parfaitement peint. Elle la trouve belle. Elle comprend l'attirance physique. Mais le portrait ne dit rien de sa folie. Vous vous trompez, dis-je. Regardez sa main. Sa main droite repose sur son bras gauche. Sous l'index, le peintre a figuré une tache de sang pour indiquer ce qu'il savait de la folie de son amante et modèle. La vieille n'en revient pas. Ce que c'est précieux, le témoignage artistique. Eh oui, ma bonne dame.

Elle voudrait tellement être sûre que c'est la bonne version. Si elle pouvait, elle retrouverait minute par minute ce que son fils a fini de vivre dans les entrailles du château. Ce n'est pas possible, ma bonne dame, et puis ça ne sert à rien. Vous vous entêtez dans une mauvaise fiction. Il s'est passé ce qui s'est passé, entre le moment où il arrive et celui où il rend le dernier soupir. Est-ce que c'est important ? Non. Pourquoi ? parce qu'on connaît le début (il arrive) et la fin (il meurt). Voilà pourquoi vous vous trompez dans l'appréciation des faits. Qu'est-ce qui est important ? Ce qui s'est passé avant cette fin tragique ? Pas tout à fait, ma Dame, pas tout à fait. S'il s'est effectivement passé quelque chose qui explique le pourquoi de leur mort, c'est une explication et c'est tout. Non, Madame. En matière de littérature, on ne s'intéresse pas à la question de savoir pourquoi. Bien sûr, ça donne des avis de savant. Mais c'est tout. Alors, qu'est-ce qui est important ? Un seul moment, Madame, et pas seulement parce qu'il n'explique rien. C'est le moment de leur première rencontre. Le moment juste avant que ça commence. Il exclut toute la suite.

 

La troupe s'arrêta au bord de la mer. Félix fit ranger le vieil autobus et la camionnette sous les eucalyptus. Le sable était blanc et il paraissait n'y avoir aucune ombre sous les arbres. Il n'avait pas résolu le problème de l'eau, mais chacun avait confiance. Pierre cependant avait décidé de prendre ses distances. Il était décidé depuis le départ de Paris. Il y avait pensé pendant tout le voyage. Il avait même failli les abandonner dans une stupide province des Pyrénées qu'ils avaient traversée rapidement. Maintenant il regardait son vieux sac de voyage et il se disait qu'il ne les reverrait plus jamais. Il avait assez voyagé pour finalement ne rien jouer de véritablement dramatique. Il avait singé Molière pour faire plaisir à des enseignants en mal d'écriture, mais jamais ils n'osèrent représenter leur version de Phèdre ; ils en riaient eux-mêmes. Ils étaient vraiment médiocres. Ils avaient le goût du voyage, c'est tout. Ici, ils ne joueraient rien. Ils ne parlaient pas la langue. D'ailleurs, ils n'étaient pas venus pour ça. C'était une idée de Félix qui allait avoir un fils. Celui-ci naîtrait sur la terre espagnole. Drôle d'idée, pensait Pierre, encore une idée pour rien. Il avait mangé à sa faim depuis qu'il vivait avec eux, et il avait même droit au sexe de telle ou telle comédienne qui ne voyait pas d'inconvénient à se laisser aller à autre chose que l'amour. Il ne buvait pas, et ne s'intéressait pas aux drogues qui étaient en fait la seule motivation de cette médiocre communauté. Il avait fait une croix sur son avenir de comédien. Et pas seulement à cause de l'œil de verre qui centrait son regard. La petite comédienne qui voulait l'obliger, par ses mouvements, à rompre le parallélisme de ses yeux, était une petite salope qui avait déjà élevé trois enfants, tous métis. Une fille et deux garçons. Les deux garçons étaient pédés, la fille anorexique. Pierre continuait de regarder droit devant lui, et quand un de ses partenaires pivotait, il prenait soin de ne pas se faire surprendre et pivotait à son tour avec une élégance qui laissait tout le monde pantois, enfin : ceux qui savaient à propos de son œil de verre. Il n'avait jamais été amoureux peut-être à cause de ça. Son regard lui demandait trop d'attention. Il avait sans doute négligé le regard des femmes.

Ce qui l'avait d'abord attiré, c'était les boucles de ses cheveux. Elles composaient des virgules de lumière de l'autre côté de la terrasse du café. Il s'était intéressé à ce chatoiement, mais nullement à la finesse du cou ou à la rondeur des épaules et il n'avait pas remarqué le regard que pourtant elle lui avait adressé avec une insistance proche de l'impudeur. Il continua pendant un long moment d'observer les effets du soleil dans son incroyable chevelure. Et puis il la vit sourire. Il s'efforça de regarder droit devant lui et fut obligé de tourner un peu la tête pour rencontrer son regard sans lui donner le spectacle de sa prothèse. Il lui rendit le sourire et le garçon qui vint plus tard essuyer la table avec un torchon humide lui dit qu'il avait beaucoup de chance de plaire à une aussi jolie femme. Pour être jolie, elle l'était sacrément. Le garçon secoua ses doigts comme si cette inaccessible beauté les lui brûlait. Pierre paya la bière qu'il n'avait pas finie sans répondre aux allusions du garçon de café qui avait l'air d'être un drôle de coco.

Entre temps, elle avait disparu. Pierre sentit battre son cœur un peu plus vite. Il avait aimé ce regard. Sans doute qu'il ne la reverrait jamais. Il regretta de ne rien pouvoir contre cette triste réalité. Le regard d'une femme devait avoir toute l'importance que lui donnait sa soudaine disparition. Il fit signe au garçon qui s'amena en trottinant, un sourire stupide aux lèvres pour signifier sa satisfaction d'avoir eu raison malgré les marques de mépris. Monsieur veut savoir si cette dame a des chances de réapparaître sur cette terrasse. Monsieur a raison de se poser la question. Madame fera une apparition dans la soirée, en compagnie de son étrange mais non moins réel époux.

C'était un regard de femme mariée. Il aurait dû le savoir. Elles n'ont pas le même regard. Elle regarde des changements. Les autres veulent que ça arrive et que ça soit définitif. Son regard n'annonçait que la vague évidence de l'aventure sans lendemain. Il la revit le soir même. Il n'y avait plus le soleil pour jouer avec ses cheveux, mais la main de son compagnon qui flattait ses boucles brunes. Elle ne le regarda pas ce soir-là. Elle ne le regarderait plus jamais. Il était passé à côté de l'aventure. En tout cas, son cœur avait battu la chamade. Il avait besoin d'amour.

Dans les jours qui suivirent, il regarda beaucoup de femmes, les plus belles. Toutes ne lui rendirent pas son regard, mais il ressentit de belles émotions qui toutefois étaient de courte durée, étant donné qu'il n'était pas seul enfin la plupart du temps. Il lui fallait rencontrer une autre solitude, ce qui était improbable, ou bien participer à une tromperie inacceptable, mais nécessaire. Il s'égarait doucement. Il alla voir les putes. Elles lui donnèrent exactement le plaisir qu'il attendait d'elles.

C'est au cours d'une conversation à plusieurs, à peine structurée, qu'il l'entendit parler de sexe. Elle disait des choses improbables à propos de la sexualité des hommes. Il l'avait écoutée simplement pour échapper à un autre sujet qui s'annonçait sur les lèvres d'une autre femme qui ne lui inspirait aucun amour. Il se tourna vers elle pour assurer ce sacré parallélisme, il vit qu'elle était belle et agréable, il l’écouta parler de ce sexe qu'elle avait l'air de bien connaître et qui devait ressembler à une espèce de saucisse. Il sourit plusieurs fois et elle lui offrit une réponse au coin de sa bouche, sourires à peine esquissés. C'étaient les premiers signes de la complicité qui constitue la première pierre pour bâtir de l'amour. À aucun moment elle ne lui demanda d'approuver. De loin, de l'autre côté de la terrasse, le garçon secouait la tête en se disant qu'il s'agissait d'une sacrée belle femme. Elle l'était. Pas autant que la femme aux boucles dorées qui n'était pas réapparue, sans doute aimée plus que de raison, mais il fallait être aveugle pour ne pas se rendre compte que ce genre de femme, forcément, ça ne réapparaît pas à volonté. Le garçon s'estima satisfait d'avoir du goût et il vint renouveler les boissons avec entrain. Pierre tendit lui-même le verre de bière à l'objet de son désir. Elle l'accepta en lui touchant la joue du bout des doigts pour le remercier. Il les regarda. Ils souriaient tous. Elle éclata de rire. Et ils reprirent leur cacophonique conversation.

Puis il y eut, ce même été, une négresse qui se révéla être une pute. Au bout de dix jours de vie commune, elle lui réclama de l'argent. Comme il refusait de payer, elle le frappa au visage et l'œil de verre alla rouler sous un meuble. Il regretta son opulente poitrine, ses vastes fesses et ses cuisses amoureuses, mais il ne paya pas, et elle partit en le maudissant. Elle l'injuriait dans l'escalier de l'hôtel quand il croisa la comtesse. Elle était vêtue d'une robe blanche qui n'était plus de son âge. Il vit tout de suite les rides sur le cou et la pointe des seins sur le ventre. Il vit tout cela dans un éclair, car la négresse continuait de l'insulter, et lorsqu'il se retourna pour regarder la comtesse, il constata que les fesses tombaient un peu. Il ne lui manquait plus que de savoir qu'il s'agissait d'une véritable comtesse. Le garçon de café se chargea de le lui révéler. Elle lui avait plu. En fait, elle lui plaisait terriblement.

Il la rencontra enfin sur la terrasse du café. Elle sirotait une boisson compliquée à l'ombre de la canisse, un peu penchée sur le livre qu'elle semblait ne pas lire. Elle avait une gentille ride sous chacun de ses yeux. Il s'amusa à en deviner les progrès. Le garçon lui expliqua que cette fois il avait une sacrée chance. Ce n'était pas une sale négresse ni une femme mariée. Il fallait bien pourtant qu'elle le fût puisqu'elle était comtesse. Ou alors elle était veuve et cela ne lui inspirait rien de bon. Plus simplement, monsieur le Comte était ailleurs et il n'y avait aucune chance pour qu'il apparût dans ces lieux. Pierre remercia le garçon qui montra sa satisfaction en remplissant le verre du même vin et retourna dans la salle où il continua de surveiller les petits personnages de la petite comédie qu'il s'inventait pour amuser sa petite envie de faire de grosses folies.

Puis il y eut une troisième rencontre dans un magasin de souvenirs où il essayait des guitares. Elle l'écouta jouer, puis applaudit. Il la remercia, ce qui était les premiers mots qu'il lui adressait, et elle lui fit une remarque sur la musique des Gitans, paroles qui ne constituaient pas une déclaration d'amour, mais qui pouvaient, avec un peu de chance et beaucoup de savoir-faire, y conduire sûrement.

Trois jours plus tard, il lui raconta comment il avait traversé les mauvaises planches d'un mauvais théâtre de province et elle remarqua son œil de verre. Elle se rappela qu'elle n'avait rien fait d'intéressant durant les deux semaines qui venaient de passer. Elle pensa qu'elle pourrait faire l'amour avec cet homme, mais que ce n'était pas forcément lui faire un cadeau. Faire l'amour n'était pas un problème. Le faire avec cet homme pouvait en être un. Elle renonça à cette idée.

Il l'amena dans la montagne au-dessus de la mer pour manger du jambon. Elle mangea le jambon en pensant à faire l'amour, mais il ne lui demanda rien. Il paraissait heureux d'être avec elle et cela l'enchantait. Un soir, elle s'examina avec attention dans le miroir de sa chambre. Elle n'avait jamais été belle, le comte le lui disait souvent, mais elle savait s'intéresser aux choses du sexe. Le comte, qui était un obsédé notoire, était parfaitement heureux quand il était avec elle dans le lit qui avait été celui de sa mère. Ce comédien ne pouvait pas manquer de l'être si elle s'y prenait de la bonne manière. Elle commença par lui parler de son œil de verre et il accepta d'emblée cette rassurante intrusion dans son intimité. Encore un peu de temps, et ils feraient l'amour dans la seule intention de s'aimer.

La comtesse n'avait pas eu beaucoup d'amants. Elle avait connu un peintre (au début de son mariage avec le comte) qui avait bien failli lui faire un enfant. Elle s'était mariée vierge, mais le lendemain du mariage elle avait recommencé l'acte sexuel avec un garçon de ferme tout surpris de l'aubaine qui se montra à la hauteur. Depuis, elle avait mis au monde un enfant qui souffrait d'une terrible infirmité et qui était sans aucun doute possible le fils du comte. Elle n'avait pas eu assez d'amants, mais elle ne comptait pas sur la vie pour lui en donner de magnifiquement aimants. Ce comédien borgne qui flattait son épaule de frôlements discrets, était-ce bien un amant et le deviendrait-il si elle acceptait de faire l'amour avec lui. Il n'avait pas l'air de se décider à le lui demander. Elle ne pouvait tout de même pas le lui proposer. Elle mangea le jambon qu'il avait commandé en connaisseur ; elle apprécia le fromage, le vin, les fleurs qu'il fit porter sur leur table, et ils redescendirent au bord de la mer où la chaleur était étouffante. Ils prirent un bain avant de rentrer à l'hôtel.

Dans sa chambre, elle se mit à rire d'elle-même. Le problème n'était pas de s'envoyer en l'air ni de changer de mari. Elle songea à un tas de choses qui pouvaient l'aider à provoquer la déclaration du comédien, mais rien ne lui sembla pouvoir fonctionner. Elle ouvrit le livre qu'elle ne lisait pas et s'endormit rapidement. Elle rêva d'un autre château, mais il n'y avait pas de comédien pour lui offrir des fleurs.

Une semaine plus tard, ils se firent leurs adieux sur la terrasse du café, se promettant de se revoir à Paris où il lui arrivait de jouer et où elle avait un appartement hérité de sa propre famille. Et Pierre continua son voyage. Il s'était beaucoup éloigné de la troupe. Il alla voir une pute qui refusa de lui sucer la bite. Il faillit la battre. Elle se calma et lui montra sa dentition. Il la remercia sans avoir baisé.

À quelques centaines de kilomètres de là, il revit la femme aux boucles de lumière. Elle avait l'air d'avoir vieilli. Il s'approcha d'elle pour la saluer. Elle le reconnut et l'invita à s'asseoir à sa table. La terrasse du café était fraîche et lumineuse. Il regarda les longues jambes qu'elle croisait dans sa direction. Elle était prête, finit-elle par lui avouer pour enfin trouver le bonheur. L'erreur, dit-elle, c'est peut-être de compter sur un homme pour ça, vous ne croyez pas ? Il répondit qu'il fallait donner au sexe l'importance qu'il mérite et elle répondit qu'elle le soupçonnait de n'être pas en cela différent des autres hommes. Il admit qu'elle avait peut-être raison et il lui raconta l'histoire de la prostituée aux dents pourries. Elle s'en amusa et elle le conduisit dans sa chambre. Elle lui fit ce que la prostituée aux dents pourries avait refusé de lui faire. Il était assis au bord du lit et il caressa ses boucles de lumière jusqu'à ce que ça arrive. Puis elle fit chauffer du café, ils le burent, et ils firent l'amour et de nouveau elle eut besoin d'avaler quelque chose et il lui prépara un sandwich qu'elle dévora en faisant beaucoup de bruit. Pierre comprit enfin qu'elle était folle et il le lui dit. Elle en parla à son mari qui passait sa journée à pécher avec des copains dans les rochers à la sortie de la vie. Le mari vint voir Pierre dans sa chambre et il lui appliqua un fameux coup de poing qui l'étourdit. Il chuta d'un coup, n'entendit pas ce que lui disait le mari trompé et il se détendit lorsque la porte se referma. Dans la nuit, elle gratta à sa porte. Il eut envie de lui ouvrir, parce qu'elle avait vraiment une sacrée façon de faire l'amour. Le lendemain, il parcourut cent vingt kilomètres à bord d'une camionnette qui transportait des pastèques. Il écrivit une carte à la comtesse et l'expédia à son adresse à Paris où elle devait se trouver si elle ne l'avait pas trompé. Il reçut la réponse quinze jours plus tard, alors que l'été se terminait chaudement.

Elle avait écrit deux pages de considérations générales sur l'amour, ponctuées enfin de son amusement pour ce qui lui était arrivé avec la femme aux boucles de lumière et qu'il lui avait raconté dans les moindres détails. Elle trouvait ça chouette de pouvoir faire l'amour en toute liberté, même avec des négresses ou des folles. Elle, elle ne pouvait pas en faire autant à cause de sa position, mais elle lui avoua avoir pensé à faire l'amour avec lui. Il frémit en lisant ces mots. Et elle ne lui renouvelait pas cette pensée. En fait, s'il comprenait bien, elle y pensait encore, mais il était improbable que ça arrive. Dans ces conditions, pensa Pierre, pourquoi lui répondre ? Un vent doucement fou avait soufflé des cochonneries dans la tête de cette mal-aimée ; elle y avait sans doute pensé avec toute la force dont son cœur était capable, mais il ne s'était rien passé et il ne se passerait jamais rien. Il se promit d'aller la voir à Paris à son retour, mais il ne lui écrivit plus.

L'hiver approchait. Il faisait encore bon au bord de la mer. Il téléphona à Félix pour avoir des nouvelles de la troupe. Il y avait un nouveau-né depuis. C'était une petite fille aux allures mauresques. D'où le nom qu'il lui avait donné. Pierre s'enchanta de cette nouvelle et Félix lui demanda de rejoindre la troupe, car il avait besoin de lui pour son nouveau spectacle. Il attendit donc trois semaines et la troupe débarqua tout entière dans la cour de la pension où il avait loué une chambre. Ils burent du vin toute la nuit et, tôt le matin, l'autobus et la camionnette filèrent en direction de la France. Pierre accepta le concubinage d'une comédienne qui en fait n'avait d'yeux que pour lui. Félix exprima son contentement. La fille était un peu alcoolique, beaucoup plus rustique qu'orientale.

À Paris il hésita à la revoir. Il pouvait lui écrire, ou frapper à sa porte. Il était vraiment très amoureux. Il fallait qu'il le lui dise d'une façon ou d'une autre et il fallait qu'elle trouvât le moyen de lui faciliter cette déclaration. Il buvait un peu depuis qu'il vivait avec la fille de la troupe. Quand il avait bu suffisamment, il s'enhardissait et écrivait une lettre sauvage. Mais il ne l'expédiait pas. Il ne se soula jamais assez pour ça. La fille voulait qu'il lui fît un enfant. Il fit tout ce qu'il fallait pour ça pendant deux mois, et il la quitta malgré les cris de douleur qu'elle lui prodigua au grand scandale de la troupe tout entière. Félix lui avait conseillé de partir, de laisser la fille et l'enfant qu'elle attendait, de laisser tomber même la comédie pour laquelle il n'avait de toute façon aucun talent et d'en profiter pour arrêter de faire chier le monde. Pierre les quitta tandis qu'ils l'injuriaient depuis les fenêtres de l'autobus. Il pressa le pas pour éviter la lapidation à laquelle ils n'avaient pas manqué de songer. Il se retrouva devant sa porte après l'avoir longuement cherchée.

Je ne suis plus comédien, lui dit-il tandis qu'elle mettait ses vêtements à sécher devant les radiateurs. Ah non ? fit-elle en lui demandant de se déchausser. Finie la comédie, dit-il d'un air ravi. Quel dommage ! fit-elle. Elle le fit manger, lui prépara un coin de salle de bain, lui indiqua le lit dans lequel elle finit par le rejoindre. C'est comme ça que ça se passe, songea-t-il après l'acte d'amour. C'est vraiment comme ça qu'il faut que ça se passe. Il n'y croyait pas.

Le problème (pour lui) c'est qu'il ne lui plaisait plus. Ce soir-là, quand il était arrivé dégoulinant et peut-être sale, elle s'était dit que c'était trop tard. Elle avait fait l'amour avec lui comme elle l'aurait fait avec un autre. Elle l'avait fait facilement pour cette raison. Jamais elle ne l'aurait accepté dans son lit si elle l'avait vraiment aimé. Il n'y avait pas de soleil à Paris.

Il ne comprit pas. Il voulut faire l'amour peu après leur première effusion. Elle refusa. Il renouvela sa demande un peu plus tard. Nouveau refus. Il demanda des explications. Elle lui avoua le peu d'amour qu'il lui inspirait maintenant. Il ne voulut pas la croire. Elle lui dit que le mieux était de faire l'amour une dernière fois et de se quitter. Elle le prenait pour un imbécile. Il se sentait parfaitement imbécile.

Félix lui écrivit, beaucoup plus tard, pour lui annoncer la naissance de son fils. Il demandait quel nom il voulait lui donner et s'il avait envie de le voir. La mère avait ajouté un petit mot au crayon au bas de la lettre. Pierre le lut à peine. Il vit son fils, qu'il trouva laid, il embrassa la mère sur le front ; elle ne buvait plus, lui confia-t-elle. Félix le confirma. Puis elle eut envie d'un autre fils. Pour ça, il fallait faire l'amour. Il le fit et elle s'en trouva parfaitement heureuse. Pourtant, elle voyait combien son compagnon était malheureux. Elle devina qu'il y avait une femme à l'origine de cette mélancolie. Elle lui parla et il lui dit que c'était une comtesse. Elle voulut rire, et s'imagina qu'il lui racontait des histoires. Mais elle ne le contredit pas. Elle soigna son alimentation, lui fit faire de l'exercice physique tous les matins, s'occupa de son sexe avec une attention presque maternelle. Si les histoires qu'il lui racontait étaient aussi vraies qu'il le disait, alors il lui fallait faire beaucoup d'efforts pour le garder auprès d'elle. Chaque fois qu'elle posait sa main sur son sexe, c'était d'abord une main protectrice et ensuite, à sa demande, une main amoureuse. Au fond, Pierre n'était pas malheureux. Comme disait Félix qui s'y connaissait plus en matière de couple qu'en matière de femme, Pierre aurait pu ne jamais être aimé d'une femme comme cela arrive à certains hommes que la vie détruit lentement de cette manière. La comtesse était un beau souvenir. Il y avait d'autres souvenirs. Ils étaient tous de bons souvenirs. Il n'y avait pas de fins tragiques. On se quittait, on s'engueulait, on s'écrivait les inanités qui ne pouvaient se dire, mais, disait Félix, jamais un coup de fusil, jamais une tache de sang, rien pour blesser la chair à mort. Tout compte fait, on était passablement heureux. Bien sûr, la comtesse avait droit à un peu plus d'égard. Elle avait été aimée plus que les autres. Le plus dur, c'était d'accepter l'idée, pourtant véritable, qu'elle ne l'aimait plus au moment où enfin il faisait l'amour et qu'à ce même moment, il était fou d'elle et convaincu de son amour. Mais qu'y avait-il de tragique là-dedans ? Après l'acte d'amour, elle lui a tout dit. Elle était même prête à recommencer, un peu plus tard c'est vrai. Elle avait dû beaucoup souffrir elle-même. Peut-être même qu'elle espérait que ça se finît comme ça. En tout cas, c'était bel et bien comme ça que ça se finissait. Pierre devait l'admettre et revenir à son travail sans négliger sa vie de couple. Ce qu'elle faisait, elle, de sa vie de couple ne devait pas le tourmenter. Sa compagne avait assuré avec beaucoup de douceur qu'elle le mangerait tout entier. Elle commença par le sexe.

 

*

 

— Alors, la vieille ! C'est pas de la bonne littérature ça ? m'écriai-je en lui secouant sous le nez mon verre d'Armagnac.

La vieille n'était pas du tout d'accord avec moi. Ça ne servait à rien de s'imaginer leur première rencontre justement parce que ça n'expliquait rien de ce qui c'était passé ensuite.

— Mais enfin, la vieille, rouspétai-je. C'est exactement la thèse inverse de la mienne. Ça ne suffit pas pour l'ébranler !

Mais la vieille se fichait pas mal d'ébranler ma thèse. Ce qu'elle voulait savoir, c'était tout à propos de la mort de son fils. Il fallait choisir entre la version officielle (elle l'a tué, puis s'est tuée) et les bruits qui couraient : c'est monsieur le Comte qui l'a fait !

— Là, vous poussez un peu, mémé ! Je ne suis pas un meurtrier et je n'ai pas à le prouver.

Elle ne voulait pas prouver que je l’étais. Elle voulait savoir. En fait, un aveu aurait suffi, et puis elle s'en irait sans rien dire à personne de ce qu'elle savait. Qu'est-ce que je pouvais faire ? Je lui avais fait part de la version officielle, elle connaissait tous les bruits qui couraient ; j'avais tenté de lui donner une leçon de littérature ; elle ne l'avait pas acceptée. Et elle était là, le verre à la main, à attendre que je lui dise que j'étais le meurtrier de son fils. Je ne pouvais pas accepter ça.