Roman fongible
-- Monsieur Leray, vous publiez cet automne votre cinquième livre chez le Chasseur abstrait éditeur, Le sens des réalités ?
-- Cinquième; ixième, septième... On les sort par paquets. Mettons que ce soit le septième.
-- N'avez-vous pas peur de perdre votre lecteur avec une pareille flopée de textes ?
-- Non ! Dès le premier, le lecteur n'a plus prise ! Cela dit, pour celui qui voudrait s'y retrouver, un Cahier de la Ral,m offre une présentation générale de mon travail. Vous en savez quelque chose, n'est-ce pas ?
-- En effet ! Et l'on ne peut pas dire que vous m'ayez beaucoup aidé... Quelle place prend donc ce « septième livre » dans votre bibliographie ?
-- C'est un « centre régional », au même titre que Portrait de la série et Avec l'arc noir. Ce sont là les trois chantiers infinissables qui remontent à dix ou vingt ans environ et qui ne se terminent pas avec le livre. Ils admettent des satellites : Le bras de la justice pour Le sens des réalités, un fascicule à paraître (Perspectives sérielles) pour le Portrait de la série, etc. À côté de cela, j'ai ouvert une série de recueils de poèmes, Réflexe, dont le second volume est également prévu pour cet automne. Des morceaux entiers de la série Réflexe se rattachent d'évidence à ces projets toujours ouverts.
-- Vous n'aimez pas les formes finies ?
-- Ah si ! Mais il y a une différence à faire entre le « fini » et « l'achevé ». Le fini, ou plutôt le clos. Je regarde L'arc et Le sens des réalités comme des textes clos. Ce ne sont pas des paquets de feuilles reliés arbitrairement. Mais le texte tel qu'il se présente, dans un cas comme dans l'autre, n'épuise pas la matière dont il est issu.
-- D'un côté on a un gros poème de 400 pages, de l'autre un roman que vous appelez « pseudo-roman »... Dans les deux cas les livres se terminent par des « textes complémentaires ». L'œuvre ne se suffit donc pas à elle-même ?
-- Ce n'est pas le problème. Dans le cas de L'arc, il m'a semblé utile (voire nécessaire) de présenter le travail d'engendrement du poème, qui fait partie du poème lui-même : les tableaux de dérivation, les spéculations linguistiques ou autres... C'est sans doute lié au travail du temps : après quinze ans, il devient difficile de distinguer le projet de tout ce qui a conduit son élaboration. Pour Le sens des réalités, c'est un peu différent car les textes complémentaires comportent certes des réflexions sur l'avènement du livre, mais aussi des récits alternatifs.
-- Et même la conclusion !
-- Oui, c'est effectivement le dernier chapitre du livre qui termine les « textes complémentaires ». J'étais très heureux de cette solution car il m'était ainsi donné de « finir » le livre après avoir liquidé la notion de fin.
-- C'est quand même un livre compliqué.
-- Pas tellement, en fait. Il y a l'histoire de Merzin – c'est la première partie. Et puis une série de récits qui naissent de la liquidation du personnage Merzin. Trois textes sur l'ensemble sont peut-être plus ardus à suivre (« Plaques tournantes », « Jumbo-Jet », « Incroyables désordres »). Mais il me semble que, dès lors qu'on admet le principe de déroutage du récit, leur lecture ne pose pas de problème particulier.
-- C'est assez éloigné de ce que produit la littérature française contemporaine.
-- Celle qui tient le haut du pavé, certainement. Mais c'est un effet d'écran, j'en suis convaincu.
-- Vous n'aimez pas le roman français contemporain ?
-- Il y a des auteurs que j'apprécie, qu'il s'agisse de Pascal Quignard, de Martin Page ou même, dans une moindre mesure, de Benoît Duteurtre. Mais j'ai beaucoup de mal avec la production actuelle, c'est vrai. Tout se passe comme si l'on avait peur que le lecteur se trouve au bord d'un précipice. Or, c'est le sentiment que j'attends d'un texte littéraire. Notez que, dans un style très différent, Patrick Cintas a un rapport assez voisin à l'écriture. Nous sommes des frénétiques, sans doute.
-- Cette frilosité que vous évoquez est-elle spécifique à la France ?
-- Je ne me risquerai pas à une analyse de la littérature mondiale ! Mais il y a une chose qui me frappe : le plaisir de la narration. Il est quasi inexistant, en France, s'il n'est pas porté par des justifications x ou y. La volonté de brider le discours par un style formaté est effroyable : c'est ce qui a tué Christine Angot, qui avait produit de si belles choses dans sa jeunesse... C'est ce qui me rend illisible un Chrisitan Gailly, qui semble poser à chacune de ses phrases. Mais regardez, en Ukraine, Andrei Kourkov. Le postulat de départ peut être absurde, le récit se déroule sans logique et avec le plus grand caractère d'évidence ! Et de là naît le style, de là naît aussi un puissant discours sur le réel. En France, on procède à l'inverse. Et du point de vue de la narration – du simple plaisir de raconter ou d'entendre une histoire – c'est profondément déprimant.
-- Moi qui croyais que Le sens des réalités est un roman à thèse !
-- Si c'est le cas, c'est une catastrophe. La thèse de départ est ignoble et pourrait être résumée en trois lignes. Le texte n'aurait pas d'intérêt. J'attends qu'on m'explique la ou les thèses que comporte l'ouvrage.
-- Une « série de métaphores épistémologiques » ?
-- Ah, ah ! Oui, en effet. On peut se rapporter à l'opinion plusieurs fois énoncée selon laquelle l'histoire de Merzin serait le prototype de ce qu'il advient de la société. Mais c'est de la rigolade, cela. Le rapport entre l'histoire de Merzin et la série des histoires qui découlent de son effondrement me semble moins évident. Finalement, l'histoire de Merzin n'est qu'un récit parmi d'autres, tous enchevêtrés.
-- Et le néantisme ? Vous avez fondé une doctrine ?
-- Il y a le néantisme, l'extrême-centrisme... Ces mouvements relèvent de la fiction et, à mon avis, il serait fantaisiste de les ériger en doctrines... surtout à partir du Sens des réalités. Il y a bien une proposition dans Le sens des réalités. Mais une proposition littéraire. Cela ne veut pas dire « inoffensif » ou « déconnecté de la réalité » (ce serait un comble !) mais en tout cas irréductible à un discours militant, philosophique ou dogmatique.
-- Parmi les personnages nombreux du livre, il y a une figure qui m'a frappé car elle est assez récurrente dans vos fictions : le meurtrier.
-- C'est vrai ! Et je n'ai compris que récemment ce qui motivait cette sorte de filiation au roman policier.
-- C'est un genre très en vogue !
-- En effet ! Mais ce n'est pas tellement l'influence même de Derrick (quoique son empreinte soit bien présente dans cette frange de mon travail). Non, j'ai vraiment reçu un choc l'année dernière quand Jacques Vergès a présenté sa « pièce », Serial plaideur. L'avocat met en vis-à-vis la sphère judiciaire et l'ordre de la littérature et ce faisant, je crois qu'il a touché un point essentiel de ce qu'on appelle littérature, précisément. Mon « meurtrier », à bien y regarder, est assez abstrait. Souvent, il ne tue personne ou bien, de façon assez distraite. Dans L'odeur des néons, le meurtrier est meurtrier par principe. Les figures de l'ordre judiciaire sont disloquées. La conclusion du Sens des réalités est assez voisine : « On ne pourrait accuser personne ». Un projet en cours est celui du Jugement de rien, dont le principe est celui d'un crime qui n'a ni auteur ni victime. Voilà le genre de spéculations qui me permettent d'avancer dans mon travail et qui ne tolèrent pas les idées toutes faites.