Rencontre littéraire
Je devais rencontrer cet écrivain perdu dans les dédales de sa pensée à l'occasion d'une rencontre littéraire qui, autrement, n'aurait eu d'intérêt que par l'alcool qui y coulait à flot.
Je restais près du bar, me servant du whisky que je buvais à grandes rasades. L'homme que je vis déambuler comme un fantôme dans cette soirée semblait avoir passé le désespoir. Ses yeux révélaient quelque chose d'atroce, ils étaient habités de tourbillons. Ému par ce destin d'évidence tragique, je l'abordai.
J'étais convaincu que, si cet individu n'avait peut-être plus l'entière maîtrise de lui-même, il pouvait avoir quelque utilité pour les actions de sédition dans lesquelles je m'impliquais de plus en plus fiévreux et convaincu.
– Eh bien mon camarade, lui fis-je, tu as l'air désemparé !
– Ta remarque, me répondit l'homme en laissant brûler dans ses yeux une lueur faible que j'associais mentalement au briquet vert qu'il tenait fermement dans sa main, me rappelle un film des années de mutation, je veux dire – de transition, ah ah ! Un film expérimental dont je ne me rappelle ni le titre ni le réalisateur et moins encore les acteurs ! C'est peut-être mieux ainsi, d'ailleurs. Tu ne serais pas très avancé par de telles informations. De toutes façons, je déteste l'information dans son principe. Oui, je crois que les premières images du film montraient un arbre, dans un paysage calme. Les dernières images présentaient un cadavre, suprême dans son anonymat. Au bout du compte il s'avérait que rien, de tout ce qui avait été montré tout au long des trois heures et demi que durait le film, rien ne pouvait se résoudre. Même le cadavre ne signifiait pas de conclusion, bien qu'il marquât le point final de cette production underground.
Il resta silencieux un moment. Il me sembla que les explications qu'il venait de me fournir d'un bloc l'avaient épuisé, qu'il tentait de reprendre des forces pour poursuivre son argumentation. Au vrai, je ne voyais pas du tout où il voulait en venir.
– En sortant de la salle, je fus surpris à maints égards de retrouver ce qu'on appelle maintenant l'omniréalité. Enfin, c'est ce que je croyais, ah ah ! Elle m'apparut terrifiante. Je voyais bien que l'expérience du cinéma, même underground, était nocive et destructrice. Dans les semaines qui suivirent, je ne me remis qu'avec peine de la série de distorsions sensorielles à laquelle j'avais été exposé. Eh bien ! J'ai longtemps (et assez vainement) réfléchi au processus d'intronisation du spectateur à cette pseudo-réalité. J'ai bien sûr pris en considération le caractère séductif des techniques employées dans le traitement des images et leur imbrication. Mais l'aspect séductif n'était qu'une entrée, une porte enfin. Et une porte seule sans rien autour ne permet d'accéder à rien, vois-tu ? Je veux dire qu'il n'y a pas de rupture sensorielle avec l'univers où tu te trouvais précédemment plongé. Or, c'était bien l'espace où le spectateur se voit conduit au terme de tous ces transferts sensoriels, ce que je voulais connaître et décrire, autant que faire se peut. Je devais reconnaître mon échec. Ces films ont rapidement disparu du circuit pour céder la place à d'autres qui leur ressemblaient, par certains traits mais qui visaient un tout autre contrôle de l'espace sensoriel du cinéma. Même les anciens films pouvaient être exhumés et trafiqués de telle sorte que le spectateur se retrouvait vite envahi d'angoisse à l'idée de voir le pays s'enliser dans l'anarchie molle. Le film dont je te parle, c'est un de ceux qui ont subi ce genre de traitements et, quand j'ai voulu le revoir, plusieurs années après la première expérience, j'ai senti mon esprit investi par une agence de sécurité au fonctionnement autonome, incontrôlable et répressif qui semblait avoir décidé d'y installer son quartier général. J'étais bien embarrassé, tu peux me croire ! Et je m'enfonçais dans le visionnage indéfiniment répété du film qui me détruisait ou, tout du moins, qui implantait en moi un poste d'observation privilégié, qui autoriserait les manipulations mentales les plus torves. J'ai essayé de retrouver le réalisateur du film. Je n'ai jamais réussi à me rappeler son nom. Cela dit, j'ai tout de même appris qu'il était mort.
– De mort naturelle ?
– Oh, d'une balle dans la nuque.
– Et tu n'as pas tenté de retrouver un de ses collaborateurs ? Un technicien, un photographe, que sais-je ? Un acteur ?
– Il avait réalisé son travail entièrement seul, à ce qu'on m'a dit. Les personnages n'étaient que des statues de cire.
– Ah oui. C'était vraiment du cinéma underground.
– Tu peux le dire ! Mais je voudrais répondre à ta remarque. Elle me plaît bien.
À nouveau, il se tût. Je m'aperçus alors que quelqu'un avait chapardé la bouteille de whisky tandis que j'écoutais cet homme détruit.
– Un instant !, m'exclamai-je. On nous a pris le whisky. Peut-être faut-il voir dans ce geste une nouvelle tentative de déstabilisation ?
Derrière moi, l'homme me détestait de l'avoir délaissé pour assouvir ma soif d'alcool. Pourtant, le whisky n'était pas parti loin. On l'avait déposé sur une petite table de salon à côté de laquelle je remarquai une demoiselle pensive dont la robe avait attiré mon regard.
Je pris la bouteille et remplis avidement mon verre de ce précieux liquide doré qui devait me conduire au ciel, ce soir. J'étais aux anges ! L'écrivain englué dans ses angoisses, dont j'étais censé recueillir les désillusions les plus intimes, je l'oubliai donc au profit de la jeune femme qui était toute proche à présent et qui venait de tirer une cigarette de son sac à main.
Elle recherchait désespérément un briquet. J'étais émerveillé de l'opportunité qui m'était ainsi donnée de faire sa connaissance. Sans tarder, je lui proposai le mien. Elle eut un sourire doux et accueillant quand elle vit le bel objet long, lisse et d'un vert luminescent qu'elle glissa entre ses doigts. Je lui rendis son sourire en contemplant le visage aux traits fins et harmonieux que la flamme du briquet allait illuminer.
Au moment où elle l'alluma, pourtant, le briquet explosa. La jeune femme défigurée s'effondra devant moi et l'écrivain me regarda avec mépris. Je compris mon erreur. Mais, au vrai, aurais-je pu imaginer que mon briquet n'était qu'un explosif au service de factions néantistes isolationnistes ?