Pompes funèbres





Dans la perspective de l'allocution qu'il devait donner à Stockholm, au printemps prochain, Ulrich Hyndir avait longuement médité la fameuse prédiction de Belter Balthazar.

– Une fois le déluge passé, nos noyades massives remettront de l'ordre dans l'anarchie molle.

Ce terme d'« anarchie molle » avait été initialement employé par un romancier médiocre, auteur d'une fiction truffée de sous-entendus politiques malsains, intitulée La demi-mort de monsieur LSD. L'ouvrage avait permis à des activistes indéterminés de dériver de sa structure un code de communication qui engendra une littérature seconde. Bientôt parurent, après Le quart de mort et Le huitième de mort, des Seizième et Trente-deuxième de Mort de monsieur LSD.

Dans ces ouvrages, on faisait systématiquement référence à un fameux état d'anarchie molle auquel devait succéder ce que Belter Balthazar avait appelé une « dissolution dans l'air du temps », condition historique entièrement nouvelle et, d'après le philosophe devenu gourou, « illisible d'où nous sommes ».

Le récit de fiction devait décrire la réalité mieux que toutes les relations journalistiques en vogue, sur lesquelles le romancier eut d'ailleurs une influence durable. On voulut organiser, à la télévision, un débat entre le romancier et le dogmatique Belter Balthazar. Mais il se trouva qu'on avait également fait appel à Ulrich Hyndir, dont la notoriété était quasiment nulle mais qui venait de publier une bizarrerie qui se présentait comme un essai, Le précepte des âmes désengagées.

Par la suite, l'homme avait connu un sort indéterminé. On pouvait supposer qu'il était mort ou qu'il avait été enlevé par des miliciens vêtus d'uniformes violets et jaunes. Il n'aurait jamais réapparu. Le débat avait dû être différé à cause de cet inconnu introuvable. C'était au coeur du mois de mai. Les attentats liés à la conférence de Stockholm, à laquelle Hyndir aurait précisément dû participer, commençaient à soulever l'indignation de tous. Il est possible qu'Ulrich Hyndir se soit suicidé, dans cette période de chaos et de folie.

Les choses se sont peut-être encore déroulées différemment. Très rapidement, les journaux avaient diffusé la nouvelle du suicide d'Ulrich Hyndir. La conférence de Stockholm, qui avait porté les espoirs de toute une génération de politologues, basculait dans l'horreur, se résolvant en une série d'attentats meurtriers. Pas une communication ne gagnerait le moindre auditoire, dans ces circonstantes désorganisées.

L'écrivain devait par la suite se voir accusé de graves forfaits. Il vivait désormais à l'étranger sous le nom de William Sentridge et menait une carrière de comique professionnel, donnant des spectacles humoristiques où il tournait la réalité en dérision, provoquant des esclandres parmi son public londonien, qui grossissait sans cesse de nouveaux admirateurs qui savaient qu'en marge des plaisanteries morbides du pseudo William Sentridge il y aurait de la castagne, de la casse et des enivrements.

William Sentridge vivait avec une jeune femme employée dans une boutique de pompes funèbres où il avait d'ailleurs fait sa connaissance. La boutique, située au fin fond du West End, était assidûment fréquentée par un élégant vieillard, très attaché aux valeurs conservatrices de l'Angleterre victorienne. L'homme passait ses journées dans la boutique, à deviser solitairement en compagnie de celle qui devait devenir madame Sentridge. Le vieillard, quand il sut que l'employée allait épouser ce comédien dont la condition était pour le moins confuse, se mit à pester contre lui et à dénoncer ses dispositions morales.

– Cet homme n'a pas de mœurs, on ne sait pas ce qu'il recherche. Il n'épouse pas le modèle d'homme qui sied à notre société. Il devrait travailler dans un bureau, ne croyez-vous pas ? Le bureau est la marque de l'honnête homme. Les classeurs, les dossiers convenablement rangés, le téléphone qui sonne à bon escient ! Voilà ce qu'est une vie de bien, mademoiselle, enfin... Dois-je vous appeler madame, peut-être ?

Elle le regarda avec indifférence. Il s'interrompit brièvement pour reprendre aussitôt :

– Non, vraiment, je ne vois aucune alternative qui me satisfasse vraiment ! Il ne me reste qu'à passer mon existence de A en B, sans m'en soucier réellement... Dès lors, excusez-moi ! D'où me viendrait le besoin de faire comme si ? Je pourrais vous parler de droit civil, mademoiselle, enfin... madame ? Oui ! Je pourrais en parler. Je pourrais aussi bien m'interroger sur le sort de telle ou telle autre partie du monde, enfin. Rien de tout cela ne me paraît acceptable, en fin de compte. Le droit civil est une farce, mad... madame, oui. Si je vous en parlais, à l'instant, je serais un farceur moi-même ! Et vous le savez bien, je ne suis pas un plaisantin. Oh, il y a des dizaines d'années, avec des camarades, nous avions parfois des comportements de potaches, je veux bien le croire ! On nous parlait des évolutions imminentes qui devaient déstabiliser toute la région (au sens planétaire de ce mot, chère amie). Eh bien ! Aujourd'hui, ces inepties devraient me paraître plus cocasses qu'à cette époque et pourtant je ne trouve plus le moyen d'en rire. Peut-être suis-je devenu trop sérieux, trop... D'ailleurs, savons-nous à quels états de conscience peuvent nous conduire ces considérations nostalgiques et surannées, qui nous baignent dans une torpeur détestable, au bout du compte ? Vous rappelez-vous ce livre obscur dont l'auteur prétendait pouvoir créer un univers livresque qui se déversât dans la réalité ? Quel plaisantin, quand j'y repense... Et puis, son style était médiocre, qu'en dites-vous ? De la création d'un monde dans un livre à la conception d'un univers dans la réalité, il y a tellement loin, ma pauvre, qu'on en viendrait aisément à croire que la liberté ne peut être autre chose qu'une forme de tyrannie, pas la moins ignoble qui plus est ! Et la police, ma belle, que croyez-vous qu'elle fasse ? Que croyez-vous qu'elle puisse faire devant des événements qui se tordent ? Vous me faites rire, avec vos belles manières et votre mariage abhorré. Vous voyez des policemen dont vous admirez la corpulence et le maintien, vous pensez peut-être que, grâce à leur action, par leur seule présence, l'ordre sera rétabli. Vos yeux se repaissent du spectacle qu'offrent leurs corps sublimes ordonnés aux angles stratégiques de la place publique. Et c'est la liberté, croyez-vous, qu'ils protègent, ces garçons fièrement positionnés le long d'une chaussée qui bouillonne de rage, pendant que vous rêvez ! Vous la voulez, la liberté, je veux dire la liberté régulatrice. Vous la désirez, quel que puisse en être le prix. C'est pourquoi, si vous le voulez bien, je vais vous demander un acompte. Enfin, je vous ferai crédit, ne vous inquiétez pas, vous m'êtes déjà tellement redevable... Mais vous avez déjà commencé à vous acquitter de vos échéances, si vous y réfléchissez bien. Et vous continuez, vous continuerez longtemps, croyez-moi ! Il vous suffit d'allumer la télévision, ma petite. Vous y verrez de magnifiques films conçus pour vous soumettre au seul désir de retourner en leur matrice, qui vous protégera mais qui vous dictera ma loi, mon système de règles. Un système qui asservira votre corps, mademoiselle, et le pliera à mes fantaisies les plus incongrues. Tout cela vous sera démontré par A + B, je vous le garantis. A et B sont également nécessaires dans mon système. Ce n'est pas un raisonnement mathématique, croyez-moi. J'ai peut-être eu tort de vous embringuer dans cette farandole cathodique mais vous préféreriez peut-être que j'écrase un minitel sur votre visage que je trouve si agréable, si réjouissant ? Pas moi. Ce n'est pas aujourd'hui que je redresserai la barre de mes non-convictions, je le sais bien ! Asseyez-vous, mademoiselle.

La jeune femme s'installa sur les genoux de l'élégant vieillard, qui ne fut pas économe en caresses inconvenantes.

– Cela se passait il y a bien longtemps, quand j'étais sur mon lit de mort. Je n'aimerais pas y rester trop longtemps, d'ailleurs ! La mort violente, mademoiselle, c'est un peu le fantasme révulsif de tout un chacun, de nos jours. Ce n'est plus tellement le trépas religieux, sanctifié, qui attire les gens aujourd'hui. C'est d'ailleurs pour cette raison que je ne vois pas qu'un renouveau religieux puisse avoir aucune crédibilité, dans le contexte que nous connaissons ! Ah, ah ! Permettez-moi de rire, ah ! Quant au rationalisme, n'en parlons pas, voulez-vous ? Il ne semble pas proche de rendre compte d'un millième d'instant de ce que nous vivons, vous ne croyez pas ?

Le vieillard délirait, c'était certain. Madame Sentridge se demanda ce que cet homme désemparé allait entreprendre. Mais après un court silence, il reprit sa divagation. Elle se releva et replia sa robe. Il allait être l'heure de fermer la boutique.

Dans la rue, une atmosphère de soir visqueux enveloppait les rares passants dont le pas était pressé mais impuissant à accélérer le mouvement, comme s'ils avaient chercher à fuir la nuit qui menaçait. Madame Sentridge se résolut à fermer la boutique, sans prêter plus d'attention au soliloque du vieillard importun qui passerait la nuit, comme bien souvent, dans le local où il continuerait son soliloque pour la seule obscurité.