L'année de toutes les migrations
Nous arrivâmes quelques jours plus tard à Aukland. Il pleuvait. Un temps maussade plutôt qu'aigre. Nous marchâmes dans la ville désertée de ses habitants, qui s'étaient sans doute réfugiés à l'abri de la pluie.
Nous nous regardions parfois les uns les autres, le regard interrogateur. Nous ne savions où aller, réellement. Nous n'avions pas de contact dans cette fichue ville. Je voyais le camarade Fletcher flétrir, vaciller mentalement, à mesure que nous progressions. Je sentais que les questions qu'il se posait (les mêmes que je pouvais, moi-même, me formuler) avaient soumis à rude épreuve son appareil psychique.
Ce n'était pas de vagues questions qui nous assaillaient de la sorte. C'était bien plus des réponses échouées, des réponses qui ne répondaient à rien. J'eus une vision terne de tout le milieu cinématographique en voyant mon camarade sombrer de la sorte (je ne pouvais oublier les années qu'il avait passées au service de Jack Ern-Streizald).
Je revoyais assez précisément le studio du fameux Jack Ern-Streizald, un studio que j'avais eu l'occasion de visiter au milieu des années 1970. Comment de telles idioties – les inventions lubriques du cinéaste – purent-elles alimenter la frénésie dogmatique de militants maximalistes dans les années qui suivirent ? Ne fallait-il pas voir dans l'ineptie des procédés déployés par le réalisateur la source de toutes les aberrations qui devaient suivre ?
Les uns disaient que non : tout devait s'arranger « avec le temps ». Les autres se taisaient. À l'extérieur, un défilé était organisé. Oui. Tout devait s'arranger, avec le temps.
La production de Jack Ern-Streizald devait connaître une destinée quelque peu illogique, puisqu'elle eut de grands retentissements sur l'esthétique générale des grands médias alors qu'elle appartenait à un courant très underground de la production cinématographique.
Quant à la carrière du réalisateur, ce n'était qu'un amas de confusion. Il était notoire que sa formation scientifique l'avait conduit à se rapprocher de laboratoires semi-clandestins où l'on étudiait, pour le compte de divers offices de services sercrets, les effets de différents psychotropes dans une perspective de « managament des populations », comme disait le directeur d'un de ces laboratoires, qui appréciait beaucoup le travail de Jack Ern-Streizald. C'est même lui qui devait inciter le jeune homme à se lancer dans une carrière de cinéaste.
− Vous êtes vraiment fait pour ce métier !
Jack Ern-Streizald déposa donc un dossier dans une école réputée qui l'accepta sans rechigner (la candidature avait obtenu des appuis en haut lieu). Ces années de mutation virent Jack Ern-Streizald combiner dangereusement les résultats de son travail de laborantin expert en propriétés psychédéliques et la soif de nouveauté dont témoignait la jeune génération de cinéastes qui émergeait alors.
Dès lors, Jack Ern-Streizald se consacra à plein temps à sa nouvelle activité et, très rapidement, monta sa propre société de production, en s'associant à deux de ses comparses. La structure s'appela Other Voices. Il semblait important à Jack Ern-Streizald de s'adresser au plus grand nombre en donnant à son projet une ampleur internationale. La société monta une série de courts métrages, qui avaient des titres voisins : Injury Voices, Crying Voices, Resident Voices. Ces productions ne touchèrent qu'un maigre public.
On sait que Jack Ern-Streizald voulut se rapprocher d'un groupe de pop-rock psychédélique. On ne comprend pas bien que ce fait soit connu puisque Jack Ern-Streizald n'est jamais parvenu à entrer en contact avec les musiciens qui étaient partis en tournée en Europe de l'Est. Quand ils sont revenus, Jack Ern-Streizald était en Nouvelle-Zélande, où il avait été appelé par une agence implantée à Aukland, agissant pour le compte d'un pays indéterminé (et qui n'avait, peut-être, d'existence que dans l'esprit des responsables de l'agence). À ceux qui l'ont interrogé sur les motifs de son séjour à Aukland, le cinéaste a toujours répondu qu'il s'agissait d'un voyage d'agrément. Le prétexte ne trompera personne. Le séjour de Jack Ern-Streizald en Nouvelle-Zélande s'est prolongé sur plus d'un an ! Et, à la suite de cette retraite douteuse, l'homme s'est envolé pour les États-Unis où il a présenté un film doté de moyens considérables.
C'était au moment où de forts esprits s'inquiétaient du tournant des événements, à la suite du meurtre supposé du pape au Vénézuela (les images en avaient fait le tour du monde et pourtant personne n'était en mesure de confirmer l'événement). On estimait que des troubles se manifestaient çà et là dans la texture de la réalité mais on ne savait où les dénicher, ces troubles. Les événements escamotés se sont multipliés, dans un temps très bref, de façon anarchique.
Trois ans plus tard, tout est redevenu calme. Rien de tout cela ne s'est passé. Les images diffusées ont été effacées des mémoires. Et, dans le même laps de temps, Jack Ern-Streizald est allé de succès en succès. Personne ne s'est jamais étonné de ce « premier film » qui était une superproduction dont le budget se compte en millions de dollars néo-zélandais ! D'où provenaient donc ces fonds, puisque le réalisateur n'avait à son actif que de pauvres courts-métrages qui n'avaient rencontré d'écho que dans le milieu très fermé du cinéma expérimental mondial qui se côtoyait alors sur les plages du Pacifique sud.
Cette secte fut éradiquée par la suite. On imagine qu'il s'agit d'un coup de ces miliciens remarqués pour leurs élégants costumes violets et jaunes. La plupart des victimes avaient bel et bien fréquenté le cinéaste dans les années où il étudiait et cette coïncidence ne peut être éludée. Mais on sait peu de choses du déroulement de la tuerie, au vrai. On ne peut même pas certifier que Jack Ern-Streizald ait été directement impliqué.
En repartant au petit matin, l'un des tueurs professionnels encore embrumé des fôlatreries de la nuit passée acheta les journaux en kiosque. On y relatait brièvement la découverte des cadavres de tout un groupe de ces expérimentateurs du visible. La police ne semblait pas vouloir s'engouffrer dans l'histoire.
− Il n'empêche !, s'exclama le lecteur de la presse matinale, il n'y a rien de plus valorisant que de pouvoir lire le détail de ses propres forfaits dans le journal.
− Eh bien !, lui rétorqua son acolyte, envoie-leur ta photographie.
− Je travaille pour l'État, cher collègue. Serais-je à mon compte, oui ! Je laisserais une signature infalsifiable à mes exécutions. Je ne me découvrirais certainement pas mais je laisserais la presse et les autres médias esquisser mon portrait en brodant à partir d'éléments épars que j'aurais savamment distillés. Mais la charge qui nous est confiée requiert la plus grande discrétion et, tu le sais bien, les journalistes se défient de plus en plus de l'événement réel. Il n'est donc pas question de compter sur leur caution, hélas !
− Ah oui ! J'admire ton abnégation, collègue.
− Il ne s'agit pas de faire preuve d'abnégation mais de préserver nos propres intérêts. L'événement réel doit être restauré ? Eh bien ! Nous entraînerons la presse dans une danse macabre dont ils perdront, à force de spéculation, les termes effectifs pour une bonne noyade d'hypothèse !
− Ah, ah, ah !
Les trois agents reprirent leur marche tranquillement. Deux d'entre eux éprouvaient un mal de crâne qui allait croissant. Ils craignaient à présent le pire. On en avait vu, ces derniers temps, des têtes imploser comme des écrans de télévision viciés ! La marche se faisait plus lente, plus lourde, l'air s'épaississait autour des trois agents, dont l'un ne se rendait compte de rien.
− Chantons l'hymne national, s'exclama-t-il.
Les deux autres n'écoutaient pas. Une vibration interne enveloppait toute leur pensée et les empêchait de concentrer leur attention sur ce qui les entourait. Pourtant, leur collègue parvint à les faire arrêter à la porte d'un café, où ils pourraient faire une halte puisque les deux agents semblaient avoir des difficultés pour avancer.
Ils entrèrent dans le troquet et s'installèrent à une table du fond, noyée dans une demi-pénombre qui leur convint tout à fait. L'homme qu'épargnait la migraine commanda une série de cafés et inspecta l'intérieur du débit de boisson.
Un individu plutôt jeune et d'allure négligée s'en allait de façon désordonnée. Sans doute avait-il suspecté une présence inquiétante. Le jeune homme ne cessait de consulter sa montre. Il manqua de se faire écraser par une voiture en traversant à l'angle de la rue, encore visible du fond du café et disparut.
Dans le bistro, au comptoir, un client régulier buvait un breuvage indéterminé, dans un opaque verre aux reflets verts. Il parlait familièrement avec le tenancier et riait de façon sonore et expansive.
− Je crois que cet homme est le sataniste politique dont on nous a récemment parlé, mes collègues.
− Tu te trompes, lui répondit l'un d'eux sans même porter son regard en direction du suspect.
L'agent affalé gardait la tête entre ses bras. La douleur était réellement insupportable. Il était de plus en plus convaincu que son crâne allait se fissurer d'un instant à l'autre, sous la pression inexplicable qui s'y exerçait de l'intérieur.
− Si, si, insistait le collègue qui restait inconscient de l'état de ses camarades. Je l'ai vu en photo et je n'ai plus le moindre doute, à présent. Comment s'appelle-t-il ? Comment l'appelez-vous ? Répondez-moi, enfin !
− Il n'y a pas grand monde à cette heure, s'exclama l'homme suspect en se tournant vers les trois agents dont deux se tordaient de douleur. Avez-vous goûté l'eau-de-viorne qu'on sert ici, messieurs ?
− C'est un peu plus tard que les clients arrivent, intervint le tenancier. Je leur sers parfois de cette eau-de-viorne que je fais venir d'Aukland, par petites caisses car la denrée est relativement rare, même en Nouvelle-Zélande !
− Eh bien, buvons en attendant la clientèle qui doit venir un peu plus tard, répondit l'agent encore valide.
Le tenancier sortit cinq petits verres et envoya une tournée d'eau-de-viorne. Le sataniste présumé s'approcha de la table où les trois hommes restaient figés et fit remarquer à celui qui semblait encore valide l'état de gêne où se trouvaient ses deux amis.
L'un d'eux était sans doute déjà mort. Sur son visage et même au coeur du cuir chevelu, on voyait des fissures se former. L'autre était moins abîmé. Il lui semblait même que la douleur s'atténuait. Il faisait des efforts pour redresser la tête.
− Qui reprendra un café ?, cria le tenancier, qui n'avait rien vu de la décomposition tragique de l'agent.
Personne ne répondit. Le sataniste plaisanta un peu.
− Il faudra bientôt vous débarrasser de votre collègue, lança-t-il aux agents qui restèrent stupéfaits. Je vous aiderai à le transporter hors du café et nous partirons discrètement. Un ami doit me récupérer en voiture d'ici une trentaine de minutes. Vous viendrez avec moi et nous nous expliquerons aux limites de la ville, si vous le voulez bien.
Les premiers clients arrivaient. Un sang de plus en plus abondant s'échappait de la tête abîmée de l'agent qui devait avoir passé l'arme à gauche, de façon certaine.
Le ciel était d'un bleu américain et l'on se réjouissait, dans le bistro, du soleil admirable qui dominerait toute la journée. On ne s'inquiétait pas des éclats vaporeux qui entouraient la sphère céleste.
Le tenancier expliqua au petit groupe qu'il serait plus prudent de sortir par la porte de service pour plus de discrétion. Les deux agents valides soulevèrent le corps de leur collègue et celui qui était clairement identifié comme un activiste d'obédience sataniste ferma la marche.
Il donnait l'impression de maîtriser la situation et pourtant, lui non plus n'était pas au mieux de sa forme. Ses pensées se troublaient, certaines s'affaissaient au moment même où ils se les formulait. Il avait un mal de chien à s'orienter dans le dédale qui conduisait à l'extérieur. On s'étonna à peine de la complexité de la disposition des couloirs qui se succédaient frénétiquement.
Les agents portaient leur camarade défunt. Le sang laissait derrière eux une grosse traînée brune au sol. La tête s'était presque entièrement décomposée. Des morceaux de crâne tombaient de temps à autre. Le groupe empruntait des truchements inexplicables de couloirs parfois si étroits qu'ils devaient passer l'un après l'autre entre des parois granuleuses, qui semblaient de moins en moins à même de les ramener à l'extérieur.
A son tour, comme il suivait le groupe, le sataniste sentait ses pensées se perdre. Il se disait qu'il aurait mieux fait de rester dans le bistro et de boire de l'eau-de-viorne à intervalles réguliers pour se décider, vers quatre heures de l'après-midi, à partir pour l'Italie, où une femme l'attendait certainement.
Mais le voyage lui semblait compliqué et les trois hommes qu'il accompagnait ne le laisseraient plus partir, il le voyait bien. A moins qu'il n'abatte les survivants.
− À la vie, à la mort !, s'écria-t-il.
Les agents qui venaient de passer avec leur charge une galerie étroite se retournèrent et regardèrent bizarrement le sataniste. Enfin, une porte s'ouvrit et l'extérieur les absorba.
Le monde semblait ivre à cause du soleil, tout allait trop rapidement. Les voitures fusaient. Les passants allaient de façon frénétique et faisaient des trajets incompréhensibles. Les vapeurs solaires descendaient à présent à hauteur d'homme, plongeant la ville dans une ambiance brumeuse quoique furieusement ensoleillée.
Le monde semblait rire d'un rire qui resterait figé à tout jamais par la suite. Seuls quelques parias (dont faisait désormais partie le petit groupe d'hommes qui charriaient toujours le cadavre sanguinolent) ne se bidonnaient pas. Tout semblait à portée de main. Les gens entreprenaient beaucoup de choses et restaient à des angles de rue pour en discuter entre eux. Les effusions de joie étaient trop nombreuses. Des couples se formaient de façon instantanée. On s'embrassait avec fièvre autour du convoi mortuaire et les éclats de rire emplissaient les oreilles des rescapés qui avançaient hagards sous la clameur lancinante de la foule qui paraissait se dissiper derrière eux.
Pourtant, dans cette ambiance festive, certains s'inquiétaient déjà de l'avenir.
− Ces temps ne dureront pas, disaient quelques-uns qui restaient seuls à un angle de rue et s'adressaient à quiconque les entendrait.
− Une guerre soudaine éclatera d'un jour à l'autre. Mais elle ne sera pas une vague tuerie : elle emportera avec elle le principe de l'information ! Toutes sortes de données qui paraissent objectives aujourd'hui nous semblerons fantasques et chimériques !
− Niaiserie ! Niaiserie !, continua un autre qui restait sur le trottoir d'en face.
− Ainsi, expliqua un nouveau-venu, le brusque départ du réalisateur pour la Nouvelle-Zélande s'est-il accompli dans le plus grand secret. En fait, le travail qu'on lui demanderait, un peu plus tard, quand les techniques de sublimation sensitive seraient au point, ne viserait pas à empêcher ou à contrer les graves événements qui devaient suivre et faire basculer les économies de régions entières vers le marasme et la désagrégation mais plutôt à les compenser, en imposant une certaine philosophie de la vie (une philosophie aveuglante, pour ainsi dire).
Longtemps subsisterait, des événements de cette époque, le sentiment d'une fracture existencielle profonde et générale dans le tissu social. La citoyenneté même semblait ébranlée, tant étaient nombreuses les frontières qui s'inventaient au jour le jour, séparant des zones de voisinage de plus en plus clivées.
Un militant contre-réalitaire regardait le groupe d'hommes qui transportait avec difficulté un cadavre sans tête. Il répondit d'un trottoir l'autre aux habitants qui s'étaient arrêtés comme lui pour tenter de donner une explication au cours des choses.
− Jack Ern-Streizald n'était certainement pas seul !
− Certainement pas, en effet !, hurla une habitante de l'immeuble sous lequel le militant venait de s'arrêter.
Elle avait ouvert la fenêtre en grand et faisait des gestes pour attirer l'attention à son tour.
− Pourtant, quels autres repères avons-nous ? La piste de ce réalisateur finalement médiocre nous a conduit sur une voie de garage. Rappelez-vous la projection inepte de ce film underground, sacrément underground même !
− Vous évoquez sans doute La Revanche de Vera Gemini !
− Oui, oui ! C'est bien cela. Quand on sortait du cinéma, on avait les yeux en feu !
− Je crois que le cinéma aussi était en feu.
− Il y a eu des incendies. Mais il y a eu bien d'autres choses, croyez-moi !
Les agents toujours accompagnés de l'homme qu'ils soupçonnaient du pire continuaient leur chemin en repensant eux aussi au souvenir que leur avaient laissé les fameux films d'Ern-Streizald. Ils ne pensaient plus à ce qu'ils portaient. Ils imaginaient la voiture rouge qui devaient les conduire aux limites de la ville.
− On nous hébergera, expliqua le sataniste. Puis, vous repartirez pour la Nouvelle-Zélande. À moins que vous ne préfériez la Suède ?
Il ricana. Les deux agents épuisés commençaient à sentir qu'ils n'arriveraient jamais au bout de la rue. L'eau-de-viorne qu'on leur avait servie avec tant d'insistance leur montait à la tête, elle contenait sans doute un puissant narcotique !
− Il vous faudra partir clandestinement, expliqua encore le sataniste qui restait en retrait.
Les agents se voyaient déjà dans la cale d'un avion de fortune condamné à voler à basse altitude. Leurs cerveaux interdits se concentraient sur la question inutile de savoir si, dans de telles conditions, un avion de plaisance mal rafistolé pourrait accomplir le voyage. Ils traversèrent stupidement la rue tête baissée, ruminant leurs pensées. Le sataniste regarda tranquillement la voiture rouge (que conduisait apparemment un de ses disciples) foncer sur les trois agents, dont l'un était déjà mort. Ils n'atteignirent jamais le trottoir opposé.